ABDICATION

      ABNEGATION

      ABSOLUTISME

      ABSTENTIONNISME

      ABSTRACTION

      ABUS

      ACCAPAREMENT

      ACCAPAREMENT

      ACCLIMATATION

      ACCOUTUMANCE

      ACCUMULATION (des richesses)

      ACHEMINEMENT

      ACTION

      ACTION D’ART

      ACTION DIRECTE

      ACTION DIRECTE

      ADAPTATION

      ADMINISTRATION

      ADMIRATION

      ADULTERE

      ADULTERE

      AEROSTATION

      AFFAIRISME

      AFFINITE

      AGITATEUR

      AGRAIRE (La question)

      AGRICOLE (Le travail)

      AGRICULTURE

      AGRICULTURE

      ALCOOLISME

      ALLOCATIONS FAMILIALES

      ALTRUISME

      AMBITION

      AME

      AME

      AMELIORATION

      AMELIORATION

      AMITIÉ

      AMNISTIE

      AMOUR

      AMOUR

      AMOUR, AMOUR EN LIBERTÉ, CAMARADERIE AMOUREUSE

      AMOUR

      ANABAPTISTES

      ANACHRONISME

      ANALOGIE

      ANALYSE

      ANARCHIE

      ANARCHIE, ANARCHISME, INDIVIDUALISME ANARCHISTE

      ANARCHISME

      ANARCHISME CHRETIEN, CHRISTIANISME LIBERTAIRE

      ANARCHISTE

      ANASTASIE

      ANATHEME

      ANATOMIE

      ANCETRES

      ANIMISME

      ANONYMAT

      ANTAGONISME

      ANTHROPOLOGIE

      ANTHROPOMETRIE

      ANTHROPOMORPHISME

      ANTHROPOPHAGIE

      ANTICLERICALISME

      ANTIÉTATISME

      ANTIMILITARISME

      ANTINOMIE

      ANTIPARLEMENTARISME

      ANTIPATHIE

      ANTIPATRIOTISME

      ANTIRELIGIEUX

      ANTISEMITISME

      ANTITHESE

      APOLOGIE

      APOLOGUE

      APOSTASIE

      APOTRE

      APPARENCE

      APPEL (Cour d’)

      ARBITRAGE

      ARBITRAIRE

      ARBITRE

      ARCHIES

      ARCHITECTURE

      ARGENT

      ARGUMENT

      ARLEQUIN

      ARMEE

      ARMEE (Le rôle véritable de l’)

      ARRIÈRE-PENSÉE

      ART

      ART

      ART

      ART

      ART

      ARTISAN

      ARTISANAT

      ARTISTE

      ARTISTOCRATE

      ARTISTOCRATIE

      ASSISES (Cour d’)

      ASSISTANCE

      ASSISTANCE PUBLIQUE

      ASSISTANCE PUBLIQUE A PARIS (Administration générale de l’)

      ASSOCIATION

      ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS

        L’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T. d’aujourd’hui)

        1. Introduction

        2. Principes du Syndicalisme Révolutionnaire

      ASSURANCES SOCIALES

      ASSURANCES SOCIALES

      ASTROLOGIE

      ASTRONOMIE

      ATAVISME

      ATELIER

      ATELIER

      ATHÉISME

      ATMOSPHERE

      ATOME

      ATTENTAT

      ATTENTAT.

      ATTENTAT

        QUELQUES DÉCISIONS INTÉRESSANTES

        Attentats ayant un caractère social et, pour la plupart, altruiste...

      ATTRACTION

      AUTODIDACTE

      AUTOMATE

      AUTOMOBILISME

      AUTONOMIE

      AUTORITE

        1. L’autorité de Dieu.

        2. L’autorité de l’Église (indirectement, celle de Dieu).

        3. L’autorité de la Loi.

        4. L’Autorité morale.

      AVATAR

      AVORTEMENT

      AVIATION

      AXIOME

        AXIOME PHILOSOPHIQUE.

        AXIOME ARITHMÉTIQUE.

        AXIOME GÉOMÉTRIQUE

        AXIOMES MORAUX. ― AXIOMES SOCIAUX.

        Dieu.

        LA PROPRIÉTÉ, LA FAMILLE.

        LE VRAI, LE BIEN, LE BEAU.

ABDICATION

n. f.

L’abdication est l’acte de quelqu’un qui renonce, volontairement ou de force, à quelque chose et, en général, à de hautes fonctions ; on emploie aussi le mot abdication pour désigner l’acte de quelqu’un qui cédant à des considérations d’intérêt, abandonne ses opinions ou fait litlère de ses qualités morales. Exemple : abdication de toute dignité. Les politiciens sont les professionnels de ce genre d’abdication (voir apostasie). Voici la liste des principales abdications historiques : abdications de Cincinnatus, qui retourna deux fois à sa charrue (458 et 438 av. J. C.) ; de Sylla (10 av. J. C.), qui se retira à Pouzzoles ; de Dioclétien (305 de notre ère) qui se retira à Salone ; du pape Benoît IX (1045 et 1048), du pape Félix V (1449), de Charles Quint (1555) qui alla finir ses jours au couvent de Yuste ; de Christine de Suède (1654) qui se retira à Rome, de Casimir V, roi de Pologne (1667), de Stanislas II, roi de Pologne (1795) ; du roi d’Espagne Charles IV (1808) ; celles de Napoléon, la première à Fontainebleau, la seconde à Paris (1814 et 1815) ; de Bolivar, de l’Amérique espagnole (1825) ; de Charles X (1830) qui mourut à Goritz, en Italie ; de Pedro IV, roi de Portugal (1831) ; de Louis-Philippe (1848) qui alla finir ses jours en Angleterre ; de Guillaume 1er, roi de Hollande (1840) ; de Charles-Albert, roi de Sardaigne ; d’Othon, roi de Grèce (1862) ; d’Isabelle II, reine (1870) ; d’Amédée ler, roi d’Espagne (1873) ; Alexandre de Bulgarie (1886) ; de Milan 1er, (1889) ; de Nicolas II, tsar de Russie (1917) ; Constantin, roi de Grèce (1917) ; de Guillaume II, empereur d’Allemagne (1918) ; de Ferdinand, tsar de Bulgarie (1918). Comme on peut le voir en lisant cette liste, bien rares sont les pantins royaux qui ont abdiqué sans y être contraints et forcés. Les tyrans sont de ces gens qui disent cérémonieusement qu’ils s’en vont quand on les met à la porte.

ABNEGATION

n. f.

Renoncement, sacrifice... ExempIe : Pour l’avènement d’une humanité meilleure, les anarchistes sont prêts à toutes les abnégations. En effet, la vie du militant révolutionnaire est faite de sacrifices continuels et de cruelles renonciations. Le militant est en butte, lui et les siens, à la misère. Des persécutions de toute sorte s’acharnent sur ses épaules. Sa liberté est toujours compromise et sa vie elle-même est souvent menacée. Mais sa volonté d’abnégation triomphe des obstacles qu’on élève sur sa route. Le découragement lui est inconnu. Pour faire connaître et aimer les idées qui lui sont chères, il ne recule devant rien. Sa vie, sa liberté, son labeur, son intelligence ne lui appartiennent plus ; il les a consacrées à jamais au service de la cause qui lui paraît la plus belle et la plus noble de toutes. Il a fait l’absolue abnégation de soi. Pendant ce temps, au contraire, les politiciens, sous le couvert d’idées fausses, ne recherchent que l’assouvissement de leurs ambitions personnelles. Arrivistes aux besoins multiples, le bien d’autrui leur est indifférent. Ils ont fait alliance avec les hommes de proie qui préfèrent la mort d’une foule à la perte d’une parcelle de leurs richesses. Hélas ! le peuple se laisse trop souvent berner par ces bateleurs sans scrupules, dont la bouche menteuse promet monts et merveilles. Chaque fois, cependant, le réveil est cruel, mais il suffit d’un nouvel intrigant pour que le peuple, trop confiant, se laisse une fois de plus manœuvrer. — Les anarchistes, inlassablement, s’attachent à dénoncer le commerce éhonté des politiciens et de leurs acolytes. Espérons que le peuple finira par choisir entre l’abnégation des uns et l’arrivisme criminel des autres.

ABSOLUTISME

n. m.

Théorie ou pratique d’une autorité absolue. Système de gouvernement où l’autorité du monarque est absolue. Exemple : monarchie absolue. Sous une monarchie absolue, c’est le règne du bon plaisir, de l’arbitraire et les citoyens sont livrés sans défense à l’autorité tyrannique d’une caste. Toutefois, de nos jours, il n’est presque plus de gouvernements pratiquant le pouvoir absolu d’un seul. Les derniers rois n’ont pas plus de puissance qu’un président de république. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. L’autorité, quoique moins ouvertement absolue, n’en existe pas moins, hypocrite et insidieuse, sous le masque des démocraties. Un absolutisme avoué inciterait le peuple à s’insurger. Les gouvernants l’ont compris et ont substitué à cet absolutisme un parlementarisme sous le couvert duquel ils peuvent agir à leur aise. (Voir Parlement.)

Nous assistons, depuis quelques années, à une sorte de résurrection de l’Absolutisme sous des formes nouvelles, nées des circonstances. Le Pouvoir absolu, entre les mains d’un Mussolini, en Italie, s’appelle le Fascisme ; en Espagne, dans la personne d’un Primo de Rivera, il s’appelle le Directoire ; en Russie, exercé par un parti politique, où, plus exactement, les quelques hommes qui composent le comité directeur du Parti communiste, le pouvoir absolu est pratiqué sous le nom de Dictature du Prolétariat. (Voir Fascisme, Directoire, Dictature, Parti Communiste, Bolchévisme.)

ABSTENTIONNISME

n. m.

« Doctrine qui préconise l’abstention en matière électorale », dit le Larousse. Fanfani le définit plus précisément : « Ne pas vouloir exercer les droits politiques ni participer aux affaires publiques ». Ces définitions toutefois ne disent rien par elles-mêmes sur la raison, la signification et la portée de l’abstention. Une note du même Larousse va nous permettre de les établir contradictoirement. Elle est ainsi conçue : « L’abstention politique qui a pour cause la négligence ou l’indifférence prouve un oubli égoïste et blâmable des devoirs du citoyen. Quelquefois, elle est pratiquée systématiquement comme un mode de protestation, soit contre le gouvernement établi, soit contre un mode de suffrage qui n’offre pas de garanties suffisantes. »

Eh bien ! ce n’est pas par négligence ou indifférence, ni par protestation contre tel ou tel gouvernement ou un mode particulier de suffrage que nous sommes abstentionnistes, mais bien par une question de principe.

Nous n’admettons pas un soi-disant droit de majorité. Remarquons en passant qu’il est mathématiquement prouvé qu’aucun parlement ou gouvernement n’a jamais représenté jusqu’à présent la majorité réelle d’un peuple, mais cela dût-il se produire, que nous contesterions toujours à ce parlement ou gouvernement le droit de soumettre à sa loi la minorité. Sans aller jusqu’à prétendre que les majorités ont toujours tort ; il nous suffit d’établir que les minorités ont souvent raison ou même simplement qu’elles peuvent aussi avoir raison, pour rejeter tout droit de majorité.

A moins du cas particulier de ne pouvoir choisir qu’entre deux décisions et d’impossibilité matérielle d’appliquer librement les deux à la fois, la minorité garde pour nous une égale liberté d’action que la majorité. Le droit de la minorité ne sera naturellement inférieur à celui de la majorité que dans la mesure où ses forces de réalisation le seraient aussi.

Ajoutons que nous revendiquons non seulement un droit du groupe minoritaire identique à celui du groupe majoritaire, mais aussi un droit individuel limité uniquement par le peu de moyens qu’un individu représente à lui seul.

Il y a à cela une raison fondamentale. Toute invention, découverte ou vérité nouvelle, dans tous les domaines de la vie, n’est jamais due qu’à des individus isolés ou à la coopération étroite de petits groupements, bien que ces individus et groupements aient profité en somme, entre temps, de l’ensemble des connaissances humaines, sans lesquelles le nouveau pas en avant deviendrait inconcevable. Or, rien n’est évidemment plus nuisible à un progrès, rien ne saurait le retarder davantage que d’en faire dépendre l’application de la conquête préalable de la majorité. La plus large liberté d’expérimentation, l’autonomie nullement entravée pour les plus différents essais, tentatives ou applications, voilà les conditions indispensables à toute nouvelle réalisation audacieuse et féconde, conditions en opposition formelle avec tout soi-disant droit de majorité. D’ailleurs, si les novateurs se trouvent être dans l’erreur, rien ne saurait mieux le prouver que l’expérience, après laquelle ils pourront soit abandonner leur tentative, soit la modifier.

L’adage que les absents ont toujours tort ne saurait s’appliquer à l’abstentionnisme anarchiste ; disons plus, c’est aux électeurs qu’il doit s’appliquer et non aux élus. Nous formulons ainsi non un paradoxe, mais au contraire une vérité assez facile à démontrer. En effet, l’absence la plus à regretter est-ce celle des quelques minutes nécessaires pour voter, ou celle de tous les jours de l’année ? Car le fait de voter implique en somme le renoncement à s’occuper directement de la chose publique pour une période déterminée, au cours de laquelle l’élu reste chargé de s’en occuper au lieu et place des électeurs, ceux-ci devenant ainsi les absents toujours dans leur tort. Et les faits ne démontrent que trop qu’ils le sont réellement.

Evidemment, l’abstentionniste qui ne l’est que par négligence ou indifférence, se trouve dans le même cas ; mais il en est tout autrement de l’anarchiste. Il refuse, lui, de s’absenter partout où son sort se discute et se trouve en jeu, il veut s’y trouver présent pour peser de toutes ses forces sur la décision à intervenir.

L’abstentionnisme n’est donc logiquement anarchique que s’il signifie, d’une part, négation de toute autorité légiférante ; d’autre part, revendication — et application dans la mesure où cela est déjà possible — du principe de faire ses affaires soi-même.

Les « devoirs du citoyen » — si devoirs il y a — ne sauraient être ramenés à l’obligation de déposer un bulletin dans l’urne ; ils ne peuvent que trouver leur application à tout instant où le besoin s’en fait sentir, tandis que le vote ne signifie en somme que déléguer autrui pour faire son devoir propre, ce qui est évidemment un non-sens.

Que l’on envisage la participation à la chose publique comme un droit ou un devoir, elle ne saurait donner lieu à une délégation, à moins de nier pratiquement ce qui vient d’être affirmé théoriquement.

Voyons. Un homme peut-il s’instruire, s’améliorer, se fortifier par délégation ? Non, et cela présuppose avant tout une activité personnelle de chacun, qui peut être, nous l’admettons, plus ou moins favorisée par d’autres, mais toujours dans le sens de l’adage : « aidetoi, le ciel t’aidera. » « La superstition — a dit fort bien Gabriel Séailles — consiste à demander à une puissance étrangère ou à attendre d’elle ce qu’on ne se sent pas le courage ou la force de faire soi-même. » N’est-ce pas précisément cela que continuent à faire les foules électorales à la suite des malins de la politique ?

Peut-on imaginer une plus mauvaise éducation que celle consistant à se décharger sur quelques rares individus du soin de traiter précisément les questions où l’intérêt de tous est en jeu, et dont la solution pourra avoir les conséquences les plus considérables pour l’humanité ?

Nous nous abstenons ici d’insister sur les turpitudes de la politique et des politiciens, sur l’écœurant spectacle toujours offert par le parlementarisme. Il n’y aurait, par impossible, parmi les élus que des hommes probes, que nous n’en cesserions pas moins d’être les adversaires d’un système qui maintient dans un état de tutelle, de minorité, d’infériorité, la plus grande partie des citoyens.

Se refuser à être électeur ne signifie ainsi dans notre pensée, répétons-le, que revendiquer son droit à exercer dans toutes les affaires publiques une intervention directe, constante et décisive. Nous ne saurions abandonner cela à quelques individus.

Notre abstentionnisme n’est donc pas un oreiller de paresse, mais présuppose toute une action de résistance, de défense, de révolte et de réalisation au jour le jour.

Les socialistes parlementaires n’en ont pas moins prétendu que nous faisions ainsi le jeu de la bourgeoisie. Examinons les faits de près.

Tout le monde se trouve d’accord pour voir dans le parlementarisme une institution bien bourgeoise. Participer à cette institution c’est donc contribuer à son fonctionnement, à son jeu. Est-il possible de changer ce jeu de bourgeois en socialiste ? Les faits sans exception répondent pour nous : Non !

La raison en est bien simple.

Ou la majorité restera bourgeoise et il est incontestable qu’elle imposera son jeu bourgeois à la minorité socialiste. Dans ce cas, toutes les parties sont perdues d’avance, et s’obstiner quand même à jouer avec les bourgeois est incompréhensible, à moins d’admettre que les joueurs socialistes, en perdant tout pour le peuple, peuvent néanmoins gagner quelque chose pour euxmêmes.

Ou la majorité deviendra socialiste. En ce cas, il est évident que le jeu parlementaire, dont l’origine, le développement et le but sont strictement bourgeois, devra être remplacé par des institutions nouvelles, grâce auxquelles la masse travailleuse ne soit plus jouée.

Pratiquement, l’histoire de toutes les votations et élections, en Suisse surtout, où le système est le plus développé et perfectionné, nous apprend que la bourgeoisie arrive toujours à ses fins, en dépit de toutes les « consultations populaires ». D’ailleurs, les moyens ne lui manquent point pour faire illégalement ce qui ne lui est pas accordé légalement. La façon dont la journée légale de huit heures est appliquée devrait pourtant avoir appris quelque chose à nos votards. Et il en est ainsi, d’ailleurs, de toutes les soi-disant lois de protection ouvrière.

Et c’est précisément parce que le suffrage universel est le jeu bourgeois par excellence, même en dehors de toutes les tricheries auxquelles il se prête si bien, que nous sommes abstentionnistes.

Aux jours d’élections ou votations, le croupier bourgeois crie : Faites vos jeux ! Les naïfs qui vont voter verront ramasser leurs bulletins de vote, après quoi ils s’entendront dire : Rien de va plus ! Et ce jeu du pouvoir, où le croupier gagne toujours comme à tous les jeux, peut durer éternellement. Les joueurs peuvent bien s’illusionner en réalisant quelques petits gains de temps à autre, mais ils se les verront reprendre avec usure.

S’il y a un point sur lequel nous sommes absolument sûrs d’être dans le vrai, c’est en conseillant au monde ouvrier de s’abstenir de faire le jeu électoral bourgeois.

Ce principe s’applique pour nous non seulement aux élections des Chambres législatives, mais aussi des Conseils de canton, province ou département et des Conseils communaux, de même qu’aux élections des pouvoirs exécutif et judiciaire, là où elles ont lieu comme en Suisse. Nous l’appliquons en outre à toutes les votations découlant des droits de referendum et d’initiative et de l’introduction de la législation dite directe. (Voir ces mots).

Dans l’impossibilité de contester le bien-fondé de nos objections, les partisans du vote finissent par s’écrier :

— Votre critique stérile ne rime à rien. Dites-nous donc une bonne fois ce qu’il faut faire.

Remarquons d’abord ce fait. Que nous puissions ou non dire ce qu’il faut faire, cela ne change rien à notre constatation qu’avec le bulletin de vote le résultat est nul. Or, si telle est la vérité incontestable, ce n’est pas à nous seulement que doit se poser la question : Que faire ? — mais chacun doit se la poser individuellement.

L’abstentionnisme anarchiste n’obtiendrait que ce résultat de poser impérieusement et universellement cette question : Que faire ? — que sa valeur apparaîtrait déjà très grande.

Avec le système électoral, la grande masse des électeurs s’en rapporte uniquement pour cela à quelques élus. Il en résulte que celui qui vote le fait surtout avec l’idée plus ou moins consciente de s’abstenir ensuite de s’occuper de la chose publique. Il s’en décharge sur son élu. Le vote plus qu’une participation à la vie publique, ne représente qu’un renoncement à s’y mêler. Chaque électeur pense qu’il vaut mieux qu’un autre le fasse pour lui.

Mais la chose publique est si immense, complexe et ardue qu’il n’est pas de trop de la participation directe de toutes les intelligences, capacités et forces pour bien la servir. Or, ou cela se fait en dehors du Parlement et l’utilité de ce dernier apparaît douteuse, ou le Parlement n’intervient que pour ordonner ce que lui Parlement ne sait pas faire à ceux qui le savent, et nous avons le règne systématique de l’incompétence.

Chacun ne pouvant répondre que dans le domaine propre à son activité à la demande : Que faire ? — le Parlement apparaît une absurdité, car il doit par définition répondre à tous les besoins de toute la vie sociale.

Les phrases vagues des programmes électoraux n’ont jamais répondu à la redoutable question : Que faire ? C’est une réponse qu’aucune majorité électorale ne saura jamais donner ; mais chaque individu peut et doit la donner pour tout ce qu’il connaît pratiquement des formes innombrables du travail humain.

Et c’est précisément parce que le vote n’est que l’escamotage pour le grand nombre de cette question : Que faire ? — que nous n’en voulons pas.

L. BERTONI.

ABSTRACTION

n. f.

L’abstraction est une opération de l’esprit par laquelle on considère les qualités indépendamment des substances dans lesquelles elles résident. Ex. : quand on considère la bonté, en général, sans l’appliquer à un individu, on opère une abstraction.

En philosophie, l’abstraction consiste à séparer une chose d’une autre dont elle faisait partie : les idées abstraites sont donc des idées partielles séparées de leur tout et l’abstraction est la faculté qu’a l’esprit de produire ces idées. L’abstraction est spontanée lorsqu’elle vient des sens, de l’attention involontaire, etc... ; réfléchie lorsqu’on fixe à dessein son attention sur une certaine propriété en négligeant les autres. Tant que les idées représentent une qualité particulière d’un objet, elles sont abstraites ; elles deviennent générales lorsque, par un nouveau point de vue, elles représentent une qualité commune à plusieurs objets. L’abstraction est la condition de la science, parce qu’elle permet d’isoler chacune des qualités dont la somme forme un objet, l’on peut dire que chaque science est un système d’abstractions : l’arithmétique abstrait le nombre ; la géométrie l’étendue ; la mécanique le mouvement, etc.

On fait un usage courant des expressions faire abstraction de ou abstraction faite de, laisser de côté, en ne tenant pas compte de. Ex. : l’anarchiste doit s’efforcer de juger sainement, en faisant abstraction de la haine et de l’amour. Au pluriel le mot abstraction sert souvent à désigner des idées vagues et confuses, des préoccupations chimériques. Ex. : au moment de l’action, les anarchistes doivent se garder de se perdre dans les abstractions.

ABUS

n. m. (du latin, préfixe ab et usus, usage).

Usage mauvais, excessif ou injuste. Exemple : tout gouvernement est contraint, de par sa fonction même, à commetre de criminels abus. Dans tous les pays et dans tous les temps l’autorité a toujours été une source d’abus. Les classes dirigeantes se sont servies — et se servent encore, d’ailleurs — de leur force pour spolier les faibles et violer les droits de l’individu. D’autre part, les charlatans religieux ont abusé de la crédulité de la foule et se sont efforcés d’étouffer l’esprit critique et le besoin de lumière des hommes. Pendant que les uns asservissaient le corps, les autres asservissaient le cerveau. C’est contre ces abus innommables que les anarchistes ne cessent de s’élever. Et ils ne cesseront de lutter tant que les peuples seront quotidiennement les victimes de l’ arbitraire des puissants ou de l’affairisme des abrutisseurs.

ACCAPAREMENT

n. m.

L’accaparement est un fait social et plus particulièrement économique. Il s’applique à un ensemble, à un système. Il résulte, surtout de nos jours, de la constitution des grosses firmes financières, industrielles et commerciales, et des coalitions formées par certaines de ces firmes pour faire disparaître la concurrence.

L’accaparement a non seulement pour but de monopoliser le trafic de certains produits ou denrées pour les vendre le plus cher possible, mais encore de faire disparaître, en vendant parfois à bas prix, le commerce ou l’industrie d’importance moyenne. Il est le facteur le plus important de l’augmentation du coût de la vie. Le mécanisme de l’accaparement est extrêmement compliqué. Il peut revêtir les formes les plus contradictoires suivant les buts que se proposent d’atteindre les accapareurs.

Ainsi, autrefois, l’accapareur ne visait qu’à provoquer la raréfaction pour vendre le plus cher possible et édifier rapidement une grosse fortune. Il était très rare que plusieurs accapareurs se réunissent entre eux pour faire de l’accaparement sur plusieurs produits se rattachant à une même production.

Depuis, les trusts, les consortiums, les cartels, les konzerns sont venus ; les financiers et industriels, les financiers et commerçants se sont associés dans de vastes groupements, pour s’assurer la maîtrise des marchés du globe et dans chaque pays, ces organismes colossaux possèdent leurs ramifications qui fixent les cours des matières premières, des produits manufacturés ou agraires.

Les accapareurs n’agissent plus, aujourd’hui, en ordre dispersé. Ils opèrent en bandes organisées et travaillent chacun dans une spécialité déterminée. Leur système est parfaitement conçu : chacun a sa place dans l’ensemble international et chaque branche financière, industrielle ou commerciale a sa place dans l’organisme national, régional ou local. L’accaparement s’exerce chaque jour et partout. Les Bourses de Commerce en sont les organes régulateurs et les Bourses aux Valeurs les organes ordonnateurs.

L’objet ou le produit n’a plus une valeur qui est fonction du temps de travail qu’il représente, des frais qu’il a necessités ; la rareté et l’abondance ne jouent à peu près aucun rôle. C’est la seule volonté des accapareurs, des spéculateurs qui en fixe le cours et l’impose à la masse des consommateurs.

Le stockage est généralement le prélude de l’accaparement aussi bien dans le domaine industriel que dans le domaine agraire. En ce qui concerne le commerce en denrées alimentaires, les mandataires des Halles pratiquent ce qu’ils appellent « la resserre ».

Le stockage des matières premières ou des objets manufacturés a pour but de rassembler entre les mains d’un puissant groupement financier et industriel ou financier et commercial, une quantité considérable de matière première ou de produit manufacturé de même nature qui provoque une raréfaction factice et momentanée de ces produits ou matières premières.

La plupart du temps les groupements intéressés achètent, à long ou à court terme, tous les produits d’une région ou d’un pays à un cours fixe ou variable suivant le cas. Ils créent ainsi un monopole de fait. Tous les commerçants et industriels moyens devront, pour renouveler leur stock particulier, passer sous les fourches caudines des accapareurs et payer le prix fixé par ceux-ci. Bien entendu, en définitive, c’est toujours le consommateur qui fait les frais de ces opérations.

Lorsque la houille, le fer, les tissus, le blé, le vin, etc. ne sont pas assez chers, au gré des accapareurs, ils font la rafle de ces produits ou matières. Ils stockent et ne recommencent la vente qu’après avoir soigneusement monté l’opération qui leur procurera de gros bénéfices ou anéantira une concurrence qui n’a pas prévu le coup de Bourse ou la manœuvre d’achat de grande envergure.

Les accapareurs n’hésitent pas à priver tout un pays du nécessaire pour réussir une belle et profitable opération.

L’accaparement peut, pour réussir, nécessiter soit une production intense, soit un chômage partiel ou total dont la durée est subordonnée à l’importance du résultat à atteindre par les accapareurs.

Une puissante firme ou un groupe de firmes peut, par exemple, acquérir une très grande quatité de matières premières à bas prix pour forcer une firme ou un groupe de concurrents à acheter beaucoup plus cher.

La transformation rapide de ces matières en produits manufacturés peut impliquer l’emploi d’une main-d’œuvre plus nombreuse, mieux payée, si les accapareurs tiennent à conquérir un marché ou à en être les arbitres. Par contre, il peut se faire que cette opération faite et réussie, les accapareurs n’aient aucun intérêt à reprendre une production normale et que, pour préparer de nouveaux coups de bourse, ils cessent momentanément ou ralentissent leur production. C’est alors le chômage qui intervient et la baisse des salaires qui en découle.

Comme on le voit, le mécanisme de l’accaparement est très compliqué. Il peut même se produire — et cela arrive souvent — que certains accapareurs jouent à la baisse exagérée pendant que des compères font la hausse pour désorienter les producteurs et acheteurs qui ignorent tout de la combinaison dont ils doivent être les victimes.

Le trafic des Halles, dans toutes les grandes capitales, donne lieu à des manœuvres constantes d’accaparement. Lorsque les mandataires — qui sont les seuls maîtres des cours des denrées — veulent faire monter ou descendre ces cours, rien ne leur est plus facile. D’un coup de téléphone, ils invitent leurs intermédiaires qui achètent dans l’ensemble du pays à forcer les arrivages ou à réduire les achats. Si les arrivages sont trop grands aujoud’hui, on les arrête demain et le tour est joué. Si les marchandises sont trop abondantes, on les resserre, pour les servir et les vendre le lendemain. Si l’intérêt du mandataire l’exige, la marchandise, sera sacrifiée au lieu d’être vendue à un prix plus bas. On l’enfouira, on la jettera au ruisseau, à la poubelle, plutôt que d’en réduire le prix. Ce sont manœuvres et pratiques courantes des accapareurs de denrées. Le gouvernement, les pouvoirs publics ne l’ignorent pas, mais ne font rien pour l’empêcher.

Les mandataires des Halles, de même que les sucriers, les maîtres des Forges, les grands minotiers, les pétroliers ont toute licence pour exercer leur industrie à l’abri même de la loi.

L’accaparement fait partie du système social actuel. Il ne disparaîtra qu’avec lui. Autrefois, on pendait les accapareurs ; aujourd’hui, on les décore. C’est un signe des temps.

La cupidité des accapareurs, leurs rivalités, sont à la source de tous les conflits armés entre les puissances, qui soutiennent les intérêts de leurs ressortissants et encouragent leurs exploits.

L’accaparement est une des manifestations les plus malfaisantes du capitalisme. Il n’est toutefois qu’un effet, c’est la cause qu’il faut détruire.

Pierre BESNARD.

ACCAPAREMENT

n. m.

Action d’accaparer, de prendre tout pour soi. L’accaparement, en matière de commerce et d’industrie, a toujours été chose très courante et n’est qu’une des tristes conséquences de la société que nous subissons. L’accaparement consiste, pour un commerçant ou un consortium, à retirer de la circulation une forte quantité de denrées ou marchandises de même espèce afin d’en avoir le monopole et de pouvoir, en écartant toute concurrence, les revendre au taux le plus élevé. Les mesures contre l’accaparement, assez sévères sous l’ancienne monarchie, abolies par l’Assemblée Constituante, reparurent sous la Convention qui déclara l’accaparement crime capital. Aujourd’hui, en principe, la loi punit de l’amende et de la prison l’accaparement des marchandises proprement dites et aussi de tout ce qui est objet de commerce ou de concurrence, par exemple, l’accaparement des moyens de transport. La peine devrait être plus grave si la spéculation a porté sur les grains, farines, pains et boissons. En réalité, les loups ne se mangent pas entre eux et les accapareurs n’ont pas à craindre beaucoup ces lois sévères. A toutes les époques des commerçants ont essayé d’affamer le pays pour augmenter leurs bénéfices ; chaque fois qu’ils furent dénoncés, ils ne s’en portèrent pas plus mal et continuèrent à jouir en paix du fruit de leurs crimes. Au mal de l’accaparement il n’y a qu’un seul remède, celui que préconisent les anarchistes : la mise en commun, organisée des denrées et marchandises. Toutes les autres mesures ne sont que duperies destinées à couvrir un trafic éhonté sous une vaine apparence de « justice ».

ACCLIMATATION

n. f.

Action d’acclimater artificiellement. L’homme s’acclimate assez facilement dans les pays froids ou les régions de hautes altitudes, mais il lui est très difficile de s’habituer aux pays chauds. C’est vers l’âge de 35 ans que l’acclimatation est le plus facile et c’est vers l’âge de 12 ans qu’elle est le plus pénible. Les Européens établis dans les pays tropicaux doivent envoyer leurs enfants dans leurs pays d’origine de 2 à 20 ans. L’acclimatation des animaux se prépare en les faisant passer graduellement de leur pays d’origine dans le pays où on veut les acclimater, et lorsqu’on a obtenu leur multiplication. L’acclimatatlon se réalise au bout de plusieurs générations. Les Grecs ont acclimaté en Europe le paon et le faisan ; les Romains la pintade ; au XVIe siècle, les Espagnols acclimatèrent le dindon et le cobaye. Les plus remarquables acquisitions de notre époque ont été faites en matière de pisciculture. De même, certaines espèces végétales : le platane, le lilas, la tulipe, le tabac, la pomme de terre, sont les produits d’une acclimation relativement récente. En 1854, Geoffroy-Saint-Hilaire fonda la Société nationale d’acclimatation en vue de multiplier les espèces utiles. — Le mot acclimatation est aussi employé au sens figuré. Exemple : l’acclimatation d’un individu dans une classe sociale autre que la sienne.

ACCOUTUMANCE

n. f.

Habitude ; action de se familiariser avec une chose, suivie souvent de l’acceptation passive de cette chose. Il faut prendre garde à l’accoutumance, c’est une redoutable auxiliaire de l’esclavage. De même que le manque d’initiative renforce la routine, de même l’accoutumance brise les velléités de révolte et de libération. L’homme qui, peu à peu, s’est habitué à supporter sans mot dire l’exploitation d’une caste, cet homme-là acquerra peu à peu une mentalité d’esclave. Au lieu de soutenir les travailleurs révoltés, il deviendra le chien de garde de son patron. L’accoutumance est donc une chose dangereuse. Elle tue le besoin de liberté chez l’individu ; elle fait paraître naturelles les conditions de vie les plus artificielles. Ne nous laissons pas endormir par l’habitude.

L’accoutumance, c’est la pente savonnée sur laquelle on se laisse glisser, glisser, glisser si aisément à la longue, qu’on cesse d’avoir conscience de sa chute, si bien que, lorsqu’on est amené, par une circonstance grave, à le constater, on n’a plus la force (l’habitude est une seconde nature) de réagir.

L’accoutumance a des effets qui peuvent être comparés à ceux de la paralysie plus ou moins lente qui, graduellement, s’étend à l’individu tout entier et le prive de la faculté totale de se mouvoir.

ACCUMULATION (des richesses)

n. f. (lat. accumulare).

C’est l’action qui consiste à accumuler et qui a pour résultat d’amasser, d’entasser, d’amonceler les richesses. Il y a là un phénomène économique que détermine automatiquement le régime capitaliste. La situation agricole, industrielle, commerciale et financière qui caractérise ce régime a pour conséquence de dépouiller la fraction la plus nombreuse de la population au profit d’une infime minorité. C’est entre les mains de cette poignée d’individus de plus en plus scandaleusement enrichie que se produit cette accumulation des richesses. « La richesse et la misère, écrit l’économiste J.-B. Say, s’avancent sur deux lignes parallèles ». C’est ce phénomène que Karl Marx a remarquablement constaté et que l’auteur du Capital appelle la concentration capitaliste (voir Concentration). Des fortunes fantastiques s’édifient sur le détroussement systématique de la masse qui produit et qui consomme. Plus le régime capitaliste se développe, plus il engendre, par le système des profits additionnés, cette accumulation des richesses.

Déjà spoliée par l’employeur d’une partie importante du fruit de son travail, la classe ouvrière l’est encore par la clique commerciale et si, après avoir subi le prélèvement du rapace dont il est le salarié et du mercanti qui lui vend au plus haut prix ce dont il a besoin pour s’alimenter, se vêtir, se loger et se récréer quelque peu, il reste, pur hasard, quelques sous au travailleur, ces faibles disponibilités sont happées par la finance ou dévorées par l’Etat. En sorte que toutes les richesses créées par le Travail ne restent jamais à la disposition et entre les mains des Producteurs, mais passent immanquablement dans les coffres-forts des improductifs.

C’est ainsi que d’immenses trésors, de prodigieuses ressources, d’incalculables réserves, dûs à l’effort archiséculaire de la multitude qui peine et vit misérablement, se trouvent aujourd’hui en la possession d’une minorité de flibustiers, d’aigrefins et de profiteurs — la propriété, c’est le vol (Proudhon) — qui, de génération en génération, se transmettent constamment accrues, les richesses ainsi accumulées.

Ce fait d’absorption progressive de toutes les richesses peut être comparé au mouvement d’une pompe aspirante et foulante, qui serait actionnée par quelques privilégiés et fonctionnerait au profit exclusif de ceuxci. Ce que le mouvement de cette pompe aspire, c’est la totalité des richesses enfantées par les prolétaires des deux sexes, de tous àges et de toutes nationalités ; ce que le mouvement de cette pompe refoule, c’est la masse de ces prolétaires qu’il rejette systématiquement dans l’enfer d’un travail de brutes et d’une existence de forçats.

Les conséquences de cette odieuse accumulution des richesses sont particulièrement saisissantes dans les grands centres qu’on a appelés les cités tentaculaires. (Voir le livre de Emile Verhaeren sur ce sujet.) L’opulence y côtoie le dénuement ; l’oisiveté y avoisine le travail forcé ; les rires et les chants s’y mêlent aux larmes et aux cris de détresse ; l’orgie tue les uns et les privations assassinent lentement les autres. « Il y a, rien qu’en France, écrivait le Dr Bertillon, il y a 25 ans, plus de cent mille personnes de quinze à soixante ans qui, chaque année, meurent de la misère et de ses suites. »

Si on tient compte de la quantité d’enfants qui succombent au manque d’hygiène, à l’insuffisance ou à la mauvaise qualité des aliments qu’ils absorbent, qui s’étiolent lentement dans d’infects taudis sans air, qui, malades, sont privés des soins qui leur seraient nécessaires (voir la brochure de Kropotkine Aux Jeunes Gens et, consulter les tables de mortalité enfantine) ; si on ajoute à ce tableau funèbre la quantité de vieillards qui s’acheminent vers la tombe plus tôt qu’ils ne le feraient s’ils possédaient l’aisance et la sécurité auxquelles toute une vie de labeur et de privations leur donne un droit incontestable ; si on additionne toutes ces victimes d’une criminelle organisation sociale, on peut hardiment tripler, quadrupler, quintupler ce chiffré de cent mille affirmé par un technicien de la mortalité qui n’est pas des nôtres.

Et pourtant, il existe assez de maisons pour que tout le monde soit convenablement abrité, assez de chaussures et de vêtements pour que personne n’aiIle pieds nus et en guenilles, assez de denrées alimentaires pour qu’il n’y ait aucun estomac vide et affamé.

Mais toutes ces richesses sont aux mains et à la merci de quelques-uns qui les ont accumulées. Ceuxci peuvent crever d’indigestion, tandis que d’autres meurent d’inanition ; ils peuvent se demander dans quelles orgies extravagantes et insensées ils dépenseront leur superflu, tandis que d’autres s’allongent chaque soir sur leur misérable grabat en se demandant comment ils vivront le lendemain.

Tout, tout, tout aux premiers ; rien, rien, rien aux derniers.

C’est épouvantable, mais il en est ainsi.

Il était fatal que, gràce aux progrès merveilleux de la science appliquée à l’agriculture et à l’industrie, que, grâce aux découvertes de plus en plus admirables des techniciens et des inventeurs, la somme des richesses mises, par le Travail, à la disposition de l’humanité progressât sans cesse et il est normal que cette somme ait atteint aujourd’hui un niveau extrêmement élevé. Mais, ce qui est stupéfiant et inadmissible, c’est que les résultats féconds de ce développement de la richesse aient été confisqués par quelques accapareurs, au détriment de la collectivité humaine ; ce qui est révoltant, c’est que la structure économique et politique de la société bourgeoise fatalise un état de choses aussi profondément criminel ; ce qui est intolérable, c’est que cette confiscation de la richesse publique continue à s’opérer méthodiquement, systématiquement, avec la complicité des Pouvoirs publics théoriquement chargés d’entraver et d’interdire cette confiscation ; ce qui est intolérable, c’est que cette accumulation des richesses soit favorisée et garantie par la loi qui couvre ce crime au lieu de le rendre impossible. Il est vrai qu’il serait insensé de demander au Législateur et à la Force publique de réprimer I’accumulation des richesses, puisque cette accumulation est inhérente au régime social que le Législateur consolide et justifie et que la Force publique a pour mandat de soutenir.

Il est vain de s’indigner contre le fait économique en question sans s’indigner, du même coup et avec plus de véhémence encore, contre le régime social qui le fatalise : on ne peut efficacement combattre l’effet sans s’attaquer à la cause et c’est folie que de vouloir détruire l’effet sans en détruire la cause.

C’est, néanmoins, ce que font, absurdement, tous ces gens qui violemment s’élèvent contre l’accumulation des richesses dont pâtit la masse et qui, nonobstant, se font les défenseurs du milieu économique qui la produit nécessairement.

L’Anarchisme ne se borne pas à enregistrer le paupérisme d’en bas auquel aboutit l’accumulation des richesses en haut ; il en recherche la cause, il la dénonce, il la combat et il travaille à l’abolir, il enseigne à tous les déshérités qu’ils ont le devoir d’arracher les richesses à ceux qui, par la ruse, l’exploitation et la violence s’en sont emparés et que celles-ci doivent devenir et constituer l’héritage inaliénable et indivisible de tous les êtres humains.

Sébastien FAURE.

ACHEMINEMENT

n. m.

L’acheminement est une marche en avant, par degrés, vers un but. C’est une avance, par étapes, vers le progrès. Exemple : le lent acheminement de l’humanité vers l’idéal anarchiste. La société, malgré les conservateurs, subit un continuel acheminement vers un idéal de bonté et de fraternité. Cette marche est parfois imperceptible, mais elle est sûre. Certes, bien du chemin reste à parcourir, bien des étapes à franchir avant d’arriver au but rêvé. Mais il suffit de jeter nos regards en arrière, de considérer le déroulement des siècles qui nous ont précédés, pour constater l’indéniable progrès, moral aussi bien que matériel, de l’humanité. Cette marche en avant, rien ne pourra l’entraver ni la retarder. Les forces de réaction s’uniront en vain pour empêcher l’avènement d’une société meilleure. Leurs efforts seront impuissants. Un jour viendra, prochain peut-être, où une société nouvelle s’épanouira librement, une société d’amour, de travail sain, de paix universelle.

Appliquée à l’histoire, l’expression « acheminement » caractérise le mécanisme du processus des sociétés humaines vers l’ensemble des améliorations et perfectionnements vers lequel se dirige leur constant effort.

Le plus souvent, cet acheminement s’opère avec lenteur et de façon latente ; il échappe à l’observation et les plus clairvoyants le soupçonnent plus qu’ils ne le distinguent véritablement. Il arrive, parfois, que la marche en avant devient précipitée et traverse en un espace de temps très court d’immenses espaces.

Dans le premier cas, c’est l’évolution ; dans le second, c’est la Révolution.

ACTION

n. f.

« Au commencement était l’action » dit Gœthe. Ce qui distingue les vivants des morts. Ne pas agir, c’est ne pas vivre, c’est se suicider. Agir, c’est penser, c’est créer, c’est traduire en réalité positive les besoins, les aspirations, les désirs, les volontés qui nous agitent. L’Action est à l’écrit et à la parole ce que le fruit est à l’arbre. Le verbe et l’écrit seraient vains s’ils ne faisaient pas naître le Geste. L’Action provoque un rententissement, constitue un exemple, possède une puissance d’entraînement incomparables. L’action réelle est profonde et dédaigne l’artificiel. Elle n’est pas une simple apparence, elle est un fait sensible, réel, concret. Elle peut être silencieuse et se développer dans l’ombre et le mystère ; elle ne s’aperçoit pas toujours et nécessairement ; mais toujours elle crée et c’est dans la mesure où elle enfante qu’elle s’affirme : noble, forte et belle. Les actions les plus humbles sont souvent les plus admirables ; elles ne s’inquiètent ni du bruit, ni de l’éclat ; elles opèrent dans l’obscurité souvent plus et mieux qu’en pleine lumière. Elles ne requièrent point l’apparat théâtral qui diminue fréquemment la sincérité et le désintéressernent de ses auteurs. On dit : « c’est un homme d’Action » pour désigner un homme énergique, aimant la vérité, attaché à la justice et décidé à lutter âprement pour elles et à les faire triompher. Les hommes d’action sont rares, bien plus rares que les bavards et les déclamateurs. Beaucoup passent pour des « hommes d’action » qui ne sont même pas des hommes, mais des bornes inertes sur le chemin de la vie. L’Action, c’est la Vie ; l’Inaction, c’est la Mort.

- GÉRARD DE LACAZE-DUTHlERS.

ACTION D’ART

Action désintéressée et vivante, se traduisant non seulement par la création d’œuvres d’art proprement dites, mais par la manifestation de la beauté dans tous les actes de la vie pour l’indépendance de l’individu au sein de tous les milieux ; action de protestation, de révolte — utile, non utilitaire, humaine non humanitaire. Toute action sincère est une action d’art. (Cont. : action politique, action guerrière, action religieuse, etc. : formes d’inaction).

ACTION DIRECTE

Selon le « Larousse »

Recours à la force, préconisé par les syndicalistes révolutionnaires préférablement à l’action constitutionnelle aidée par l’Etat.

Selon nous

Action individuelle ou collective exercée contre l’adversaire social par les seuls moyens de l’individu ou du groupement. L’action directe est, en général, employée par les travailleurs organisés ou les individualités évoluées par opposition à l’action parlementaire, aidée ou non par l’Etat. L’action parlementaire ou indirecte se déroule exclusivement sur le terrain légal par l’intermédiaire des groupes politiques et de leurs élus. L’action directe peut être légale ou illégale. Ceux qui l’emploient n’ont pas à s’en préoccuper. C’est avant tout, et sur tous les terrains, le moyen d’opposer la force ouvrière à la force patronale. La légalité n’a rien à voir dans la solution des conflits sociaux. C’est la force seule qui les résoud.

L’action directe n’est pas cependant nécessairement violente, mais elle n’exclut pas la violence. Elle n’est pas, non plus, forcément offensive. Elle peut parfaitement être défensive ou préventive d’une attaque patronale déclenchée ou sur le point de l’être ; d’un lock-out partiel ou total, par exemple, déclaré ou susceptible de l’être à brève échéance.

Quelques exemples sont nécessaires pour bien fixer les esprits.

L’ouvrier qui discute ses intérêts avec son patron, soit pour conserver des avantages acquis, soit pour faire triompher des revendications nouvelles, fait un acte d’action directe. Il se place, en effet, seul, face à son employeur, sans recourir à des concours étrangers au conflit social.

Qu’il obtienne on non satisfaction, que le patron reconnaisse de bonne foi le bien-fondé des désiderata qui lui sont soumis et accorde satisfaction ou les rejette, il y a toujours action directe. Que le patron cède par impuissance momentanée ou par calcul — ce qui est fréquent — ou bien qu’il résiste parce qu’il se croit assez fort pour braver la force collective qu’il sent derrière l’ouvrier qui réclame et discute, il y a de la part de l’individu qui mène la lutte sur ce terrain, action directe.

Que la discussion reste courtoise, qu’elle dégénère en dispute ou en rixe, l’acte de l’ouvrier reste, en tous les cas, une manifestation d’action directe. C’est la discussion de classe.

Ce que l’ouvrier ne doit pas perdre de vue dans cette discussion, c’est son devoir de classe. Il ne doit jamais céder de terrain à l’adversaire. Il ne doit conquérir des avantages qu’en conservant sa dignité d’homme. Il ne doit, à aucun prix vendre sa conscience ni ses connaissances professionnelles, même s’il est miséreux, en acceptant de recevoir en échange des avantages personnels : un poste de commandement ou de maîtrise, un salaire occulte supérieur à celui de ses camarades, etc., etc...

Composer avec le patron, recevoir de lui des satisfactions personnelles refusées aux autres, c’est commettre un acte de trahison vis-à-vis de ses frères de misère et de travail. Si on ne se sent pas capable de résister aux propositions mielleuses du patron, il vaut mieux se taire que de se faire l’instrument, même inconscient, de l’asservissement des camarades.

L’ouvrier qui se charge de revendiquer ses droits et ceux de ses camarades doit avoir un profond sentiment de ses devoirs de classe. S’il les ignore, il doit les apprendre avant d’agir.

Le syndicat peut, bien entendu, employer collectivement le même moyen de lutte. Il doit se conduire de la même façon que l’ouvrier qui agit seul. Lui, non plus, ne doit ni promettre ni donner à l’adversaire des concours moraux ou techniques qui renforceraient la puissance patronale au détriment des ouvriers. Un syndicat qui accepterait que ses membres, contrôlés ou non par lui, pénètrent dans les organismes de direction et de gestion capitalistes ne pourrait plus, en aucun cas, pratiquer l’action directe puisque les intérêts des patrons et des ouvriers, même inégaux, se confondraient.

La discussion collective de classe ne peut donner lieu ni à compromis ni à abandon. Elle peut revêtir tous les caractères de la discussion individuelle. Cependant, elle diffère de celle-ci sur un point important. Tandis que l’acte individuel, qui s’exerce souvent dans un milieu réfractaire à l’esprit de classe, ne comporte généralement que le renvoi ou le départ volontaire de l’ouvrier lésé mais impuissant, la discussion collective de classe aboutit presque toujours, en cas d’insuccès, à la grève, si les forces ouvrières sont alertées, cohérentes et organisées pour la lutte prévue et en vue des batailles à livrer.

Dans tous les cas, la grève est un acte grave. Il convient de n’utiliser cette arme qu’à bon escient, avec circonspection, en toute connaissance de cause, après un examen très attentif de la situation et de la position du conflit. Il convient aussi de se rendre compte aussi exactement que possible des résultats à atteindre, des conditions de la lutte à engager, des répercussions en cas de succès ou d’insuccès.

Par exemple, lorsque la décision de grève est prise, il faut mettre tout en œuvre pour rendre effective la cessation du travail, agir avec vigueur, courage et méthode. Une grève victorieuse est un facteur de développement, de rayonnement et d’attraction pour l’organisation syndicale. Par contre, une défaite diminue, généralement, la confiance et la combativité des individus. Elle provoque souvent la désertion des syndiqués. Elle émousse toujours leur ardeur et leur esprit de solidarité.

L’ouvrier qui, au cours d’un conflit social, décide selon sa conscience d’accomplir un acte de destruction ou de mise hors d’usage du matériel ou des outils de travail, qui exerce une action violente sur un représentant de la classe adverse ou sur un de ses camarades inconscient de son devoir de classe, fait aussi une action directe.

Toutefois, un tel acte ne doit avoir lieu que s’il est réellement un facteur de succès, de réussite de l’action engagée. Dans le cas contraire, si l’acte est inconsidéré, une simple manifestation de colère, il risque de desservir — et souvent considérablement — le mouvement en cours.

Avant d’employer ce moyen d’action — qui peut s’imposer — l’individu doit se rendre compte, par avance, de la portée de son acte et de ses conséquences probables. Il ne doit l’accomplir que s’il l’estime réellement utile au succès de la cause qu’il défend. Se laisser aller à l’accomplissement irraisonné d’un acte de violence ou de sabotage c’est faire preuve de faiblesse, d’inéducation, d’incompréhension. C’est prêter le flanc à l’adversaire et souvent justifier la violence adverse, même si on est provoqué, ce qui arrive d’une façon courante.

Un syndicat peut, lui aussi, décider d’employer la violence ou le sabotage. Toutefois, il ne saurait en imposer l’exécution à ceux de ses membres qui n’accepteraient pas ces moyens de lutte ou ne désireraient pas les utiliser eux-mêmes.

Dans ce cas, seule la conscience de chacun décide pour l’accomplissement des actes reconnus nécessaires. 11 est bon que les participants ou exécutants soient seuls au courant des projets, des tentatives à exécuter et arrêtent seuls leurs moyens d’action. Le secret est de rigueur. Seuls, ceux qui ont décidé d’agir ainsi dans le bien commun, sont juges de leurs actes. Les autres, par contre, sont juges du résultat. Ils ne doivent pas hésiter à en condamner l’emploi nouveau où le résultat est défavorable à la cause commune. Pas plus qu’une collectivité n’a le droit de s’opposer aux actes nécessaires, des individualités ne doivent accomplir des actions qui vont à l’encontre du résultat cherché. C’est affaire de conscience et de circonstances. Ce qui était mauvais hier peut être bon demain et vice-versa.

L’homme qui abat un tyran, un oppresseur redoutable, par quelque moyen que ce soit, accomplit aussi un acte d’action directe, bien qu’il ne s’attaque pas au régime lui-même et qu’il ne mette que rarement celui-ci en péril. Il agit directement contre un adversaire social qui se révèle particulièrement malfaisant.

Un groupement peut être appelé à agir dans les mêmes conditions. Dans ce cas, il est nécessaire que les participants acceptent cette façon de mener la lutte, comme ils le feraient s’il s’agissait d’un acte de sabotage, de destruction ou de violence collective. Les mêmes précautions sont à prendre et l’action ne peut être engagée ou continuée que dans les conditions exposées au § 4. Un tel acte ou une telle série d’actes peut parfois s’imposer et devenir un facteur important et même décisif du succès en période révolutionnaire.

Comme on le voit, l’action directe peut se présenter sous des aspects très différents, suivant les circonstances et les buts poursuivis.

Si on tient compte des exemples qui précèdent, on peut dire qu’elle revêt les caractères suivants ; discussion individuelle ou collective de classe, grève avec ses multiples aspects, sabotage et sévices contre le patronat ou les ouvriers inconscients, attentats contre un oppresseur ou un groupe de représentants du pouvoir.

De même qu’il peut y avoir discussion de classe sans grève, il peut y avoir grève sans sabotage, sévices ou chasse aux renards. Une seule de ces manifestations caractérise l’action directe. Il suffit qu’elle s’exerce individuellement ou collectivement, de classe à classe, sans recourir à des forces étrangères au conflit luimême.

En période révolutionnaire, l’action directe prend immédiatement le caractère de grève générale insurrectionnelle. Elle a pour but de permettre à la classe ouvrière de s’emparer des moyens de production et d’échange qui assurent, en tout temps, la continuité de la vie sociale. Elle supprime le concours partiel ou total du prolétariat encaserné. L’action directe devient, en cette occasion, nécessairement violente, puisqu’elle s’exerce contre un adversaire qui se défend par la force.

Elle est le premier acte révolutionnaire d’un prolétariat qui vise à remplacer le pouvoir politique par l’organisation sociale, après avoir détruit la propriété individuelle et instauré la propriété collective.

Elle s’oppose à l’insurrection, arme des partis politiques qui tous, sans exception, n’ont qu’un désir : prendre le pouvoir et le garder.

L’action directe est la seule et véritable arme sociale du prolétariat. Nulle autre ne peut, quelque emploi qu’on en fasse, lui permettre de se libérer de tous les jougs, de tous les pouvoirs, de toutes les dictatures y compris la plus absurde d’entre elles : celle du prolétariat.

On retrouvera la définition des termes : discussion de classe, grève, lock-out, sabotage, attentat ou sévices, chasse aux renards, à leur ordre alphabétique.

En somme, il y a une très notable différence entre la définition bourgeoise de l’action directe et la signification réelle que nous lui donnons.

Alors que nos adversaires — et cela se conçoit — ont surtout voulu montrer l’action directe comme un acte ou une série d’actes désordonnés, brutaux, violents, sans raisons ni motifs, destructeurs pour le plaisir ou la satisfaction de ceux qui les accomplissent, nous affirmons que l’action directe est ordonnée, méthodique, réfléchie, violente quand il le faut seulement, dirigée vers des buts concrets, nobles et largement humains.

Pierre BESNARD.

ACTION DIRECTE

Il n’y a pas que l’action par laquelle le Syndicalisme et certaines écoles révolutionnaires pensent faire aboutir leurs revendications qu’on puisse qualifier d’action directe. Il y a encore — et parallèlement à cette forme collective de l’Action directe — la forme individuelle de celle-ci. Celle-ci a pour terrain l’homme lui-même. Elle consiste dans l’évolution intérieure de l’individu, dans la violence qu’il exerce sur lui-même, dans son effort pour se surmonter, s’embellir et devenir meilleur, dans la guerre qu’il livre à ses passions, dans la victoire qu’il remporte chaque jour sur la laideur. Les résultats de cette Action directe sont positifs. L’art, la pensée, les livres aident l’individu à se découvrir ; ils le révèlent à lui-même. Ils agissent directement sur sa conscience, pour la réformer, l’augmenter, la fortifier.

GERARD DE LACAZE-DuTHIERS.

ADAPTATION

n. f.

Action d’appliquer, d’approprier une chose à une autre. — En biologie, on entend par adaptation la modification qui rend un organe plus apte à sa fonction. Un organe particulier est adapté lorsque, parmi les diverses manières d’être possibles, il réalise le maximum d’effets ; un être est adapté quand ses organes le sont. L’adaptation domine toutes les théories évolutionnistes.

Darwin a bien montré que, parmi les variations, seules, celles qui peuvent s’adapter sont conservées. Dans les classifications naturelles, il faut éliminer toutes les ressemblances adaptatives. Ainsi, chez les vertébrés qui volent, et, par suite, se ressemblent par adaptation à cette fonction, les uns seront rangés parmi les mammifères, d’autres parmi les reptiles, le plus grand nombre parmi les oiseaux.

Le mot adaptation est également employé au sens figuré. Exemple : un individu peut s’adapter à un milieu autre que le sien. Les nationalistes prétendent que l’homme ne peut s’adapter dans une nation autre que la sienne ou que tout au moins cette adaptation sera toujours artificielle et peu profonde. Leur raisonnement est trop intéressé pour qu’on puisse l’accepter ainsi qu’ils le voudraient. Si, jusqu’à ce jour, les hommes éprouvent de grandes difficultés à s’adapter dans un pays qui leur est étranger, si les hommes fraternisent encore difficilement par dessus les frontières, la faute en est justement aux nationalistes qui se plaisent à allumer entre les peuples de fictives querelles et qui aiment à dresser entre eux des frontières de haine ou d’incompréhension. Pourtant, les nationalistes conquérants n’hésitent pas, à l’occasion, à faire annexer à leur pays des contrées de langue et de moeurs différentes. Et cela prouve le peu de cas qu’il font eux mêmes de leurs arguments sur l’impossible fusion des races et des peuples. Lorsque les travailleurs se décideront à n’être plus les victimes des diplomates, ils s’apercevront que rien ne s’oppose véritablement à une fraternité large entre les nations. Et ils pourront mutuellement s’adapter aux moeurs et à la mentalité du voisin. Le seul obstacle à une compréhension complète : la langue, disparaîtra vite par l’emploi d’une langue internationale.

ADMINISTRATION

n. f.

Action de diriger, de conduire, de coordonner dans l’ensemble les affaires publiques ou particulières. Dans le privé, chacun administre ses affaires comme il lui plaît, quitte à encourir les sanctions que comporte toute dérogation aux lois et règlements. Du point de vue national et international, l’Administration publique est, dans son acception la plus large, l’ensemble des pouvoirs et fonctions qui gèrent la commune, le département, la nation et qui fixent les rapports d’un pays avec les autres pays. C’est cet ensemble de dispositions, de manières d’être, d’attitudes, de relations qui déterminent ce qu’on appelle couramment la politique intérieure et extérieure d’un Etat. En principe, chaque administration a pour objet de diriger, en vue de l’intérêt de tous, les grands services publics : état civil, finances, police, justice, armée, enseignements, travaux publics, commerce, postes, transports, agriculture, etc., etc. En réalité, l’Administration — qui se confond avec la bureaucratie (voir ce mot), laquelle en est l’expression pratique, fait peser sur tous le poids écrasant des impôts, des tracasseries, des inquisitions, de la surveillance et des condamnations. Toutes les administrations sont hiérarchisées à l’excès, en descendant d’un ministère et d’une direction générale jusqu’aux agents subalternes. L’administration est la forme anonyme que prend le Pouvoir central pour réduire, sous couleur de protection, à la plus minutieuse servitude tous les habitants d’un pays. Voici ce qu’en dit, sous la signature d’André Girard, le dictionnaire La Châtre :

« Quand le pouvoir autocratique déclina, la puissance de l’administration s’accrut. Elle est la réalisation de cette puissance despotique qui s’appelle l’Etat. Elle n’est que la marque hypocrite de la tyrannie ; car elle se revendique, en démocratie, de la volonté nationale, tandis qu’elle n’est que l’ensemble des rouages qui broient et annihilent cette volonté. On ne peut faire un pas dans la vie sans être tributaire de cette administration : la naissance, le mariage ; la paternité, la mort sont, pour celle-ci, l’occasion d’autant d’actes signés, paraphés, légalisés, authentifiés, enregistrés, que l’on prétend réclamés par l’intérêt de la Société. A quelque rang de l’échelle sociale qu’on se trouve placé, quelque profession, commerce ou industrie que l’on exerce : agriculteur, manufacturier, commerçant, elle se trouve constamment devant nous, derrière nous, ou à côté de nous, enserrant dans les milles rets dans lesquels elle immobilise les énergies et paralyse les initiatives. Le préjugé qui fait d’un état civil rigoureux le critérium de la civilisation est une des pires aberrations qui aient jamais frappé l’esprit humain. L’Etat Civil n’a d’autre effet que d’enchaîner l’individu, plus étroitement qu’il ne l’a jamais été, d’en faire un numéro, un rouage à la merci du pouvoir, lequel n’est, lui-même, que le serviteur de la ploutocratie. Avec leur enregistrement méticuleux, leur état civil, leur administration indiscrète et tracassière, les sociétés modernes étouffent l’individualité au profit d’une classe d’oppresseurs. Il y a lieu de s’étonner que tant de personnes croient indispensable au bon fonctionnement de la société cette lourde machine qui écrase les forces vives d’un peuple. Cependant, l’administration et les fonctionnaires et agents qui la composent n’accomplissent rien de surnaturel ou de particulièrement spécial. Tout ce qu’ils font ne pourrait-il être fait, en chaque ordre de choses, directement par les intéressés eux-mêmes ? La suppression de l’Etat — qui n’est qu’une répartition sur une foule de têtes du pouvoir royal d’autrefois, ce qui en augmente considérablement le poids — aurait l’immense avantage, tout en nous débarrassant d’une foule d’oisifs et d’inutiles, de remettre entre les mains de chacun la gestion de ses propres intérêts. Or, ne sommes-nous pas, chacun en ce qui le concerne, plus aptes que qui que ce soit, à discerner ce qui nous est le plus profitable ? En nous débarrassant de ce joug écrasant, nous réaliserions d’immenses économies et nous verrions nos affaires opérées désormais dans le sens de nos véritables intérêts. »

On confond assez souvent, à tort, les mots : Administration, Gouvernement, Régime. Le Gouvernement dirige la chose publique : il ordonne. Le Régime est la règle, la ligne de conduite définie, fixée par le Gouvernement, le mode politique sous lequel on vit : par exemple, le régime républicain, monarchique, constitutionnel, libéral, dictatorial, socialiste. L’administration est la manière de mettre pratiquement à exécution ce qui est ordonné par le Gouvernement et édicté par le Régime.

ADMIRATION

n. f. (préf. ad, vers et lat. mirari, regarder).

Attirance quasi-instinctive vers tout ce qui est beau et sympathie profonde pour tout ce qui est utile et vivant. Il sied d’admirer les beaux gestes, les pensées grandes et élevées. Admirons le courage, la sincérité et la véritable indépendance. Admirons, en un mot, tout ce qui est digne d’être admiré et ne marchandons pas, alors, notre admiration : accordons-la largement et sans restrictions. Laissons les si et les mais, les distinguos, les arguties et toutes les considérations de pacotille aux constipés, aux pédants, aux pygmées. Ne privons pas de notre admiration ceux qui la méritent. Mais ne la galvaudons pas, ne la gaspillons pas sur ce qui est inexistant ; ne la prodiguons pas sans motifs suffisants. Refusons-la aux pleutres, aux renégats, aux gouvernants. Faisons un choix dans nos sentiments admiratifs. Gardons-nous d’imiter, dans cet ordre d’idées, la foule ignorante, la multitude trompée par les apparences. Pas d’admiration pour les galons conquis dans le sang des champs de bataille ; pas d’admiration pour les « prélats enchasublés » qui ne doivent la vénération qui les entoure qu’à la somme d’impostures qu’ils incarnent ; pas d’admiration pour les millionnaires dont l’opulence se mesure aux privations et aux humiliations qu’ils ont férocement imposées à leurs exploités ; pas d’admiration pour les hommes d’Etat dont chaque pas vers le Pouvoir qu’ils ambitionnent marque une palinodie, un revirement ou une trahison ; pas d’admiration pour les faux savants et les faux artistes ; pas d’admiration pour les « Grands Hommes » fabriqués à coups de grosse caisse et de réclame tapageuse. Admirons tous les vrais artistes, tous les poètes prestigieux, tous les esprits supérieurs, tous les savants sans charlatanisme et toute la pléiade des flambeaux qui percent et dissipent les ténèbres de l’ignorance, de la servitude et de la misère. Admirer, c’est participer à l’oeuvre admirée, c’est presque créer soi-même l’oeuvre qu’on admire ; c’est presque s’élever à la hauteur de celui qu’on admire. Celui qui admire l’oeuvre du génie s’égale à son auteur et quand nous applaudissons un beau geste, c’est — moralement — comme si nous l’accomplissions nous-mêmes.

ADULTERE

« Violation de la foi conjugale ». Telle est la définition donnée communément à ce mot par les dictionnaires. Mais c’est là, en vérité, une définition impropre. En effet, qu’est-ce que la « foi conjugale » ? Si ce n’est le serment par lequel deux époux s’engagent mutuellement, pour la durée de leur union, sinon pour la vie, à n’avoir de rapports sexuels qu’entre eux, à l’exclusion de tout contact amoureux, comme de toute liaison passionnelle, en dehors du ménage.

Or, un tel serment — qui peut être fait, et même respecté, par des amants non légalement unis — n’est pas forcément exigé par la loi lors de la célébration des épousailles. Tel est le cas pour la France, où le maire se borne à lire, aux nouveaux conjoints, l’article du code civil qui leur fait une obligation de se demeurer « fidèles », sans souci de savoir s’ils s’en sont fait l’un à l’autre la promesse.

L’adultère n’est donc point, en son essence, une des formes du parjure. C’est surtout un délit : celui qui consiste, pour une personne mariée, à enfreindre la loi en vigueur en ayant, en dehors du mariage, des relations d’amour, quelles que soient les dispositions morales qui aient chez elle présidé à l’acceptation de l’hymen, conclu souvent par ignorance ou par nécessité.

Tous les peuples n’ont point considéré comme une faute grave les fantaisies sexuelles des époux lorsque, pour le noble jeu d’amour, ils éprouvent le besoin de changer de partenaire. A Tahiti, l’importance n’en dépasserait point celle d’une innocente et bien naturelle distraction. Au Darfour, cette incartade mérite tout au plus une gronderie. Les Lapons, dit-on, poussent l’hospitalité jusqu’à offrir à leurs hôtes leurs femmes et leurs filles — je me complais à croire que c’est avec l’assentiment de ces dernières !

Cependant la plupart des peuples n’ont point fait preuve d’une aussi louable douceur dans les moeurs. Ils ont, au contraire, férocement châtié, comme les pires criminels, les époux se donnant licence de rechercher, avec qui leur plaisait, des voluptés dont ils n’avaient point eu l’avantage, ou qu’ils ne goûtaient plus, au foyer conjugal.

Dans l’antiquité, l’adultère était presque partout punie de mort. L’épouse coupable est brûlée vive, ou fouettée jusqu’à épuisement, ou bien encore massacrée à coups de pierres par la populace. Il est des régions où l’on se contente de lui couper le nez. Ailleurs, elle est exposée sans voile dans la rue et livrée à tous les passants.

Son complice peut être, lui aussi, puni de mort, ou fustigé cruellement, s’il n’est mutilé dans ses organes sexuels.

Pourtant, en dépit des supplices et des menaces, l’amour, qui n’a jamais connu d’autre loi que son caprice, persiste à enivrer les esprits et attiser les sens, avec un tel irrespect des conventions admises, que la peur de terribles suites semble parfois pour lui un excitant de choix. Et l’adultère ne disparaît point des moeurs, il rencontre seulement plus d’obstacles. Mais les jaloux n’y gagnent rien, si ce n’est la satisfaction de mesquines vengeances, car il n’est pas d’exemple que la contrainte ait fait naître l’amour où il n’existait point, ou l’ait ressuscité de ses cendres là où il n’existait plus.

Il a fallu un déplorable nombre de siècles pour que disparussent en partie d’aussi sauvages répressions. N’oublions pas que l’abolition de la torture, tout au moins dans ses procédés les plus inhumains, et pour les pays d’Europe seulement, est à peu près contemporaine de la Révolution Française, c’est-à-dire historiquement récente !

Dans le cours du Moyen-Age, si la peine capitale devint exceptionnelle, les époux adultères n’en furent pas moins soumis à des châtiments corporels, et à des épreuves vexatoires, comme d’être promenés nus à travers la ville, en plein midi, sous la risée et parfois les coups des badauds accourus.

Plus tard ces exhibitions furent supprimées, plus par pudibonderie probablement, que par charité chrétienne. Mais le fouet et l’amende demeurèrent longtemps encore en usage, du moins pour les gens du peuple. Car, pour ce qui est des nobles, ils faisaient à peu près ce qu’ils voulaient, et se bornaient d’ordinaire à faire entrer leurs femmes ou leurs filles dans des couvents.

De nos jours, dans les pays les mieux civilisés, quand la constatation de l’adultère n’est pas seulement prétexte à divorce ou à répudiation, avec perte de certains avantages matrimoniaux, elle n’entraîne que l’amende et l’emprisonnement. Encore ceci tend-il à tomber en désuétude.

Le monde ne s’en porte pas plus mal, bien au contraire, et le cocuage n’en est peut-être pas rendu beaucoup plus fréquent. L’erreur du genre humain est de s’imaginer que l’on ne peut rien obtenir de satisfaisant là où ne s’exerce un despotisme barbare, et de croire que nous roulerions dans des abîmes sans fond si nous ne prenions la précaution de nous ligoter les uns les autres dans quantité de règles absurdes, parce qu’abusives et généralement inefficaces.

Pourquoi l’adultère a-t-il été puni si sévèrement dans le passé et expose-t-il encore, dans nombre de pays éclairés, à des pénalités diverses, au lieu de n’exposer partout qu’à la séparation pure et simple ? On invoque comme prétexte la nécessité de préserver la morale. Belle morale, en vérité, que celle qui fait de la femme l’esclave de l’homme, l’assimile à un objet mobilier dont il peut, après la famille, disposer à son gré, et couvre de chaînes les amants ! Mais cela même n’est qu’un prétexte hypocrite. Si la morale — celle qui nous vient de la mythologie judéo-chrétienne — était vraiment en jeu, il n’y aurait aucun motif pour que l’homme et la femme ne fussent également châtiés lors qu’ils accomplissent, sans respect du commandement divin, l’oeuvre de chair.

Or, il n’en est pas ainsi. La loi et les moeurs ont établi et consacrent encore, quoique moins brutalement, une scandaleuse différence dans la culpabilité, selon que ce qu’il est convenu de nommer « la faute » est commis par un représentant de l’un ou de l’autre sexe.

Au sein des familles où le père ne s’est privé de rien, où les jeunes hommes — avec l’assentiment, on pourrait dire la complicité de leurs proches — s’affichent en compagnie de maîtresses toujours nouvelles, la moindre amourette de la soeur aînée serait jugée par tous une faute abominable, digne des sanctions les plus sévères.

Lorsque l’homme se marie, c’est le plus souvent après avoir usé largement des plaisirs de l’existence. C’est au moment où, fatigué, il aspire au repos, qu’il contracte union avec une jeune fille qui, elle, n’en a connu aucun et serait, par conséquent, avide autant qu’il le fut jadis, de découvrir le monde. Cependant sa révolte — fût-ce devant le plus fade, le plus attristant des hyménées — sera taxée de dévergondage.

Que, déçue, privée des plus légitimes caresses, elle recherche auprès d’un autre que son conjoint les satisfactions passionnelles qu’elle en attendait, et il se trouve excusable, de par la loi française, de l’abattre à coups de revolver, alors même que sa conduite ne se trouverait point exempte de galantes aventures. L’épouse, elle, ne bénéficie de la même mansuétude que lorsque l’acte a eu lieu dans son logis.

Le Code pénal français condamne la femme adultère à la prison et à l’amende, sans considération des circonstances dans lesquelles le délit a été commis. Par contre, le mari adultère n’est répréhensible aux yeux du législateur que lorsqu’il a entretenu un concubine au domicile conjugal. Encore ce forfait ne lui vaut-il qu’une simple amende, sans emprisonnement. Dans tous les autres cas, il se tire d’affaire blanc comme neige, sans avoir risqué autre chose qu’une instance en divorce.

Ces dispositions inéquitables ne sont que les vestiges d’un long passé d’injustice, pendant lequel la femme fut jugée, en matière de concubinage, comme la principale, sinon comme la seule responsable du méfait dans tous les cas, l’homme, même marié, n’étant appelé à partager son sort que lorsqu’il est convaincu d’avoir séduit pour son agrément l’épouse d’un voisin.

Cette différence de traitement proviendrait-elle de l’inégalité des désirs, de ce que chez la femme les rapports sexuels seraient chose superflue, dont il est loisible de se priver sans grand effort, alors qu’ils représenteraient pour l’homme une impérieuse nécessité ?

Une telle prétention est sans fondement sérieux. La femme n’est pas moins portée à l’amour que l’homme. Sa timidité naturelle et les contraintes de son éducation la rendent seulement plus réservée dans l’expression de ses voeux les plus chers. Et la crainte de conséquences graves, dont l’homme n’a guère à pâtir, la fait plus que lui hésiter en présence d’un peu de bonheur offert.

Ce n’est ni dans un raisonnement désintéressé, ni dans de vertueux scrupules qu’il faut rechercher l’origine des dispositions légales ou des coutumes barbares prises contre les épouses adultères et leurs complices, mais dans des considérations beaucoup plus mesquines.

L’homme a pour lui la force physique ; la femme a contre elle les charges de la maternité qui, faisant d’elle une infirme pendant une partie de l’existence, l’obligent à rechercher près de son compagnon aide et protection, avec, en plus, des moyens de subsistance qu’il lui serait difficile de se procurer par son seul effort.

L’homme a spéculé sur cet état de choses pour faire payer d’une dépendance presque absolue ses services. Il a fait de la femme une esclave plus ou moins choyée, ou maltraitée, qui lui doit obéissance en échange de l’entretien. Il s’est réservé, notamment, le privilège de procéder à la confection des lois, et il les a rédigées pour son plus grand avantage.

Père de famille, il est plein d’indulgence pour les escapades de ses fils, car les enfants que ceux-ci pourraient avoir au dehors ne risquent pas, d’ordinaire, en raison de la difficulté d’établir la paternité, de devenir une charge pour le budget familial. S’il est rigoureux pour les filles et les surveille étroitement, c’est que les enfants qui pourraient être, par elles, mis au monde, ne pouvant être désavoués, risqueraient d’en causer une très lourde, et c’est ce que l’on ne pardonne guère.

Epoux, il considère comme un achat en bonne et due forme l’acceptation par lui de garantir le nécessaire à sa compagne. Aussi, la veut-il toute à lui, c’est à-dire vierge, et, pour éviter les tourments de la jalousie, entend-il se réserver l’exclusivité de ses caresses. S’il consent au sacrifice d’élever une progéniture qui portera son nom et profitera de ses biens, encore ne le veut-il qu’à la condition expresse qu’elle soit tout entière de ses oeuvres.

De là à poursuivre de sa vengeance exaspérée, comme les plus criminels des larrons, la femme qui, nourrie de son pain, a osé disposer de ses charmes en faveur d’un autre, et l’homme qui, introduit dans le logis conjugal, a porté la main sur une propriété qui n’était pas la sienne, il n’est qu’un faible espace à parcourir.

Ces considérations de commerçant avisé sont à l’origine des moralités conventionnelles en matière d’union des sexes. Pour les rendre dignes de vénération, on les a élevées à la hauteur d’ordonnances divines. Elles ont fourni le prétexte à un nombre incalculable de drames, à la fois pitoyables et grotesques.

Le remède n’est pas seulement dans une éducation meilleure, avec un respect plus grand de la personne humaine, et de son légitime droit, sans distinction de sexe, de disposer d’elle-même sous sa responsabilité propre. Il est encore et surtout dans l’abolition des héritages, la socialisation des richesses naturelles, permettant une assistance sociale fraternelle, garantie par tous à chacun, dans les périodes d’existence où, par suite de l’âge, de la maternité, ou de la maladie, il devient impossible à l’être humain de fournir une somme de travail correspondant aux multiples besoins d’une honnête aisance.

Devant son bien-être et sa sécurité à la société tout entière, et non pas seulement à quelques-uns de ses représentants : le mari, les ascendants, la femme ne sera plus dans la nécessité de se subordonner à leurs volontés sous peine d’abandon.

Ce ne sera point la disparition de la famille basée sur le pur amour et les libres affinités, la seule qui soit respectable, mais la désagrégation définitive de celle qui, aux temps des combats meurtriers pour la possession des richesses et de la pâture, fut établie sur la violence et l’intérêt.

Jean MARESTAN.

ADULTERE

adj. et n. m. (du latin préfixe ad et alter, un autre).

Une personne est dite adultère lorsqu’elle viole la foi conjugale. Employé comme substantif, l’adultère désigne la violation de la foi conjugale. Voyons tout d’abord l’opinion du droit bourgeois sur l’adultère : l’adultère peut servir de base à une demande en divorce, en séparation de corps, en désaveu de paternité. Le mari seul peut porter plainte contre sa femme et réciproquement. Cette faculté est retirée au mari s’il est convaincu d’avoir entretenu une concubine dans la maison conjugale. La loi excuse le meurtre de la femme adultère et de son « complice » par le mari, s’il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale ! La femme adultère poursuivie peut être condamnée à un emprisonnement de trois mois à deux ans, si le mari ne consent à la reprendre ; le « complice » est passible de la même peine et d’une amende de 100 à 200 francs. Le conjoint divorcé pour adultère peut épouser son « complice ». On voit, par ce qui précède, que la loi bourgeoise d’aujourd’hui n’est guère moins barbare que celle du moyen-âge, ou encore que celle de la Russie d’avant la Révolution de 1917, où la femme adultère, entièrement nue, était chassée du village, par le mari, à coup de fouet. C’est une honte, à notre époque, de voir l’adultère considéré comme un crime. La loi en est encore à considérer la femme comme la propriété personnelle du mari. C’est là une de ces situations intolérables contre lesquelles les anarchistes ne cesseront de s’élever. Chacun doit avoir le droit de disposer de son corps à sa guise et n’a de compte à rendre à personne. C’est pour cela que les anarchistes repoussent le mariage légal comme ils repoussent le mariage religieux et qu’ils préconisent l’union libre. (Voir amour libre, union libre).

AEROSTATION

n. f.

L’aérostation est l’art de construire et de diriger des aérostats. Les aérostats ont été imaginés par les frères Montgolfier, d’Annonay, qui tentèrent leur première expérience le 5 juin 1781. Voici dans quelles conditions : une enveloppe faite d’une toile d’emballage doublée de papier, de forme à peu près sphérique, ayant à peu près 860 mètres cubes de capacité, ouverte par en bas et portant, suspendu à sa partie inférieure, un réchaud, fut lancee solennellement sur la place publique d’ Annonay. Le physicien Charles reprit l’expérience en substituant l’hydrogène à l’air chaud. Le premier ballon qu’aie vu Paris fut ainsi lancé du Champ de Mars. Montgolfier renouvela son expérience à Versailles, devant la cour, et le ballon, cette fois, emportait un mouton, un canard et un coq, qui atterrirent sains et saufs. Une première ascension en ballon captif de Montgolfier et de son collaborateur Pilâtre de Rozier encouragea celui-ci à une ascension libre qu’il tenta, avec le marquis d’Arlande, le 20 novembre 1783. En 1785, Blanchard et Jefferies accomplissent la traversée de la Manche, de Douvres à Calais. Le 15 juin de la même année, l’aventureux Pilâtre de Rozier trouve la mort en tentant pareille expérience. Cependant, s’ouvre l’ère des ascensions exécutées dans un but d’utilité ou dans un but scientifique ou dans un but... criminel puisque, déjà, en 1794, l’aérostat est accaparé par l’armée, notamment à la bataille, de Fleurus. Mais Gay-Lussac et Biot utilisent l’aérostat à l’étude de l’atmosphère et de la météorologie. L’étude des hautes régions de l’atmosphère, dangereuse pour les aéronautes (ascensions de Crocé-Spinelli et Sivel, Gaston Tissandier, Benson), fut tentée par des ballons-sondes portant des appareils enregistreurs des phénomènes météorologiques ; alors que les aéronautes avaient, au risque de leur vie, atteint 10.000 mètres, les ballons-sondes ont pu s’élever jusqu’à 28 kilomètres. Entre temps, l’armée ne perd pas ses droits et se sert des aérostats dans la guerre de 1870–1871. On sait que c’est en ballon que Gambetta quitta Paris investi. Toutefois, les recherches continuaient. L’invention des aérostats avait fourni un véhicule à la navigation aérienne : encore fallait-il trouver le moyen de le diriger. De nombreux savants s’attelèrent à cette besogne ardue : les Giffard, Dupuy-de-Lôme, Tissandier, Krebs, Renard, puis, de la Vaulx, Santos-Dumont, Deutsch de la Meurthe, Lebaudy. C’est grâce aux moteurs de forte puissance et de poids léger que le problème a pu être résolu. En 1899, les frères Lebaudy, avec l’ingénieur Julliot, entreprirent des essais d’où sortait, en 1902, un nouveau type d’aérostat dirigeable qui, abandonnant la forme sphérique pour la forme fuselée, allait marquer une date mémorable dans l’histoire de l’aérostation. A l’étranger, les Anglais, les Américains, les Italiens construisaient aussi des dirigeables. Les Allemands, après les types Gross et Parceval, ne différant pas beaucoup des types déjà existants, ont construit les Zeppelin, immenses navires aériens rigides (130 mètres de long). Lorsqu’a éclaté la guerre mondiale de 1914–18, tous les Etats s’empressèrent de mettre l’aérostation au service de l’armée. On utilisa, notamment, une grande quantité de petits ballons captifs d’observation d’un modèle nouveau, de forme allongée, et surnommée « saucisses », en raison de leur aspect. Toutefois, on fit un usage beaucoup plus meurtrier de l’avion qui s’avéra un arme redoutab1e. (Nous nous étendrons donc plus particulièrement sur la portée sociale de la navigation aérienne dans le chapitre consacré à l’aviation.) L’aérostation, qui a mis en pratique le principe du « plus léger que l’air », se développa moins que l’aviation, qui a résolu le problème du « plus lourd que l’air » en matière de navigation aérienne. Cependant, elle fait d’indéniables progrès, et l’on peut espérer que dans un certain temps l’aérostation pourra rendre de nombreux services dans la vie économique des peuples. (Voir le mot : Aviation où se trouvent consignées des remarques s’appliquant au rôle de l’aérostation aussi bien qu’au rôle de l’aviation.)

AFFAIRISME

Faire des affaires est l’unique idéal des agités modernes. C’est la préoccupation constante, perpétuelle, des financiers, des hommes d’Etat, des philanthropes, etc. En dehors de ce but poursuivi inlassablement : amasser et thésauriser, rien n’existe pour certains individus. Tout se réduit à une question de gros sous. Ils sacrifient à leurs appétits la liberté... des autres. Ils font peser lourdement sur de moins « favorisés » leur domination d’intrigants. Il suffirait cependant d’un peu d’énergie pour les supprimer. Mais la foule-esclave préfère les subir, du moment que l’argent lui permet — comme ses maîtres — de satisfaire ses préférences intellectuelles (bistro, cinéma, caf’ conc’ et le reste). Affairisme en haut, — affairisme en bas, telle est la société actuelle, qui est loin d’être une « Œuvre d’art ». — L’affairisme est responsable de cette vie d’enfer, de trépidation, de trépignement sur place qu’admirent les snobs, confondant machinisme et dynamisme. On ne rencontre que des gens pressés, débattant des intérêts, essayant de se « rouler », s’entretenant de louches combinaisons et vivant d’expédients. Ces gens-là sont unis par des mœurs de cannibales, désirant que la société reste médiocre, semant l’équivoque dans tous les domaines. Ils s’en veulent à mort, et pourtant se soutiennent. Au fond, ils ont les mêmes intérêts. — L’industrialisme exagéré, existence à rebours, mutilation, incompréhension de la nature, enlaidit chaque jour un peu plus la vie, et peuple le monde de forçats ; les commerçants ont des âmes vénales, incapables de sortir de leur « spécialité » et de mettre le nez hors de leurs « écritures ». Il importe avant toute autre considération d’avoir le gousset bien garni. Le mot : « Caisse » s’étale ostensiblement dans toutes les administrations. Le vol est l’âme de la cité moderne (rien de celle de Jean Izoulet).

Soyez pauvre, avec du génie, nul ne s’intéressera à vous. Mais ayez de l’argent, beaucoup d’argent, et, si vous n’êtes qu’un imbécile, on vous tendra la main :

On trouve des capitaux pour toutes sortes d’entreprises : on n’en trouve point pour des œuvres utiles au progrès des hommes. La pensée se débat toute seule, dans l’indifférence générale, aux prises avec les difficultés de l’existence, avec cette absurde « lutte pour la vie » qui, dans notre société égoïste, est une lutte pour la mort.

Reprises des affaires. — Cette reprise a été l’occasion, pour nos modernes jouisseurs, de s’emplir les poches, ou de « s’embusquer » quelque part. Les bénéfices de guerre ont été le plus clair de cette reprise des affaires tant prônée sur tous les tons par ceux qui y avaient intérêt. Prétexte qui a permis aux industriels d’augmenter leurs revenus, aux commerçants de spéculer sur la hausse des denrées, aux « nouveaux riches » d’étaler leur luxe imbécile, à toute une clique de parasites de faire « durer » la guerre.

Les affaires sont les affaires. — Expression immortalisée par Octave Mirbeau dans un chef-d’œuvre. Elle signifie que, dans le monde de l’intérêt, le sentiment est chose négligeable. L’homme d’affaires admet le sentiment... pour les autres, que leurs scrupules ou leur inexpérience empêchent de lui appliquer sa propre méthode ce qui fait qu’ils deviennent sa proie. L’homme d’affaires n’a pas de patrie, lui qui rappelle constamment aux autres qu’ils doivent tout quitter pour leur patrie (il ne se souvient qu’il en a une que pour l’exploiter). Il y a un patriotisme spécial aux gens de finance qui ne leur interdit pas de se tendre la main au-dessus des frontières : ils parlent tous en même langue — celle de l’intérêt — et pratiquent l’internationalisme à leur façon. L’homme qui ne poursuit qu’un but : gagner de l’argent, est incapable d’éprouver autre émotion que celle de ruiner son prochain. S’il perd un être aimé (?) aussitôt il sèche ses larmes et se remet bien vite à calculer. Isidore Lechat incarne le type de l’homme enchaîné à la matière sous sa forme la plus basse. La religion du veau d’or exige des cœurs secs, incapables du moindre mouvement de générosité. Les affaires sont les affaires, c’est-à-dire que rien ne compte en dehors de cette passion maladive qui consiste à chercher nuit et jour des combinaisons pour gagner davantage, que tout le reste n’est rien, que les « affaires » passent avant la justice, avant la vérité, avant la beauté. Cette monomanie atteint les grands et les petits. Les affaires sont les affaires : devant cette affirmation catégorique tout s’évanouit et s’efface... Il ne reste qu’une brute qui entasse des lingots dans un coffre. Les affaires sont les affaires pour les métallurgistes, les fabricants de canons, d’obus, et de conserves, les fournisseurs de l’armée et autres chevaliers d’industrie (dans le monde de la pensée, ceux-ci foisonnent comme dans le monde des tripes) qui s’engraissent aux dépens de leurs victimes. Le mot « affaires » possède un autre sens, en harmonie avec tout le reste, On dit : les affaires en cours, pour désigner les scandales suscités par la calomnie, dans un but intéressé. Il y a des « affaires » qui résultent de ce que certains ont voulu trop gagner ; dans ce cas, qu’ils se débrouillent avec leur justice. Nous avons actuellement une cinquantaine d’affaires en cours (il y en a bien autant sous roche) qui passionnent ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion. — Affairiste : qui fait des affaires, au lieu de faire de l’art (tout le monde, il est vrai, ne peut pas faire de l’art, si tout le monde, pour employer la délicate expression des brutes, peut faire du lard ! — et encore, cela n’est pas prouvé). Coulissiers à la conscience plus ou moins tranquille, banquiers aux krachs retentissants, joueurs des « villes d’eaux », possesseurs d’ « écuries de courses », actionnaires de grandes et de petites compagnies, et autres « pieds humides ». — On peut dire aussi dans un sens plus restreint : épargniste, bas-de-lainiste. — En somme, l’affairiste, c’est l’homme aux idées mesquines, à l’intelligence médiocre, ou à l’intelligence mal employée (il possède « l’intelligence des affaires ») Bourgeois borné, aux prétentions esthétiques, cultivant l’amateurisme avec entêtement, éclaboussant ses voisins de son luxe criard. Parvenu aux conceptions étroites, entravant tout progrès, et se disant un homme de progrès, substituant à l’originalité la bizarrerie et l’extravagance. — On dit : un brasseur d’affaires, pour désigner un personnage véreux, louche, menteur, faussaire, escroc. L’affairisme a ses bons côtés : il peut conduire au bagne. Dans ce monde-là, la fin justifie les moyens. L’affairisme est fertile en scandales, calomnies, chantages, mouchardages, palinodies, — Affairé : l’imbécile qui fait l’important, cherche à se rendre utile afin d’obtenir un avantage (rétributions sous formes pécuniaires ou honorifiques), — le raté des « Arts » et des « Lettres » qui promet sans cesse une œuvre qui ne vient jamais. — Il y a une politique d’affaires, un journalisme d’affaires, etc... (Voir les mots capitalisme, matérialisme, mercantilisme, ploutocrate, utilitarisme.)

- GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS.

AFFINITE

n. f.

La signification de ce terme est plutôt large. Le mot affinité trouve son application dans divers ordres d’idées et de faits. Affinité veut dire : analogie, conformité, point de contact, ressemblance, rapport, liaison. Exemples : « Le chacal a de l’affinité avec le chien. Ces deux mots ont de l’affinité. La Physique et la Géométrie ont beaucoup d’affinité. La musique a beaucoup d’affinité avec la poésie. » (Descartes). L’affinité se signale dans l’ethnologie et la linguistique : « L’affinité du Gaulois, du Provençal, du Français, du Portugais, de l’Espagnol et de l’Italien est évidente. » On entend par affinité chimique, la force qui tend à combiner et qui tient réunies les molécules de nature différente. On dit que tel corps a une affinité pour tel autre, lorsque ces deux corps se combinent ensemble avec facilité. Les travaux de l’illustre chimiste Berthollet ont démontré que l’affinité est, sinon causée, du moins modifiée par une foule de circonstances, telles que la cohésion, la pesanteur spécifique, la pression, l’électricité, le calorique, la quantité relative des corps entre lesquels la combinaison peut s’opérer. En botanique et zoologie, le mot « affinité » s’applique aux rapports organiques qui existent entre les êtres vivants et dont l’intimité ou le nombre détermine les groupes dans lesquels on doit les réunir. « Chaque élément, dit Chaptal, a ses affinités particulières. » En musique, on observe ce qu’on appelle l’affinité des tons. Il faut entendre par là le rapport le plus rapproché qu’a tel ou tel ton avec le ton principal : ainsi la quinte, se trouvant avec le ton principal dans le rapport de 2 à 3, a plus d’affinité que la quarte dont le rapport au ton principal est de 3 à 4. On voit par ce qui précède l’usage copieux qui peut-être fait du mot « affinité ».

Dans les milieux anarchistes, où l’emploi en est fréquent, il possède un sens quelque peu spécial, bien qu’en parfaite concordance avec son sens général et usuel. Il exprime la tendance qui porte les hommes à se rapprocher les uns des autres, à se grouper par similitude de goûts, par conformité de tempéraments et d’idées. Et, dans la pensée et l’action libertaires, les anarchistes opposent la spontanéité et l’indépendance avec lesquelles ces rapprochements se produisent et ces groupes se constituent à la cohésion obligatoire et à l’association forcée déterminée par le milieu social actuel.

Les exemples de ces groupements volontaires, d’une part, et de ces associations imposées, d’autre part, ces exemples abondent. Je n’en veux citer qu’un seul, mais saisissant :

Millionnaires et sans le sou, gouvernants et gouvernés, patrons et ouvriers, violents et pacifiques, n’ont entr’eux aucune affinité, mais l’idée de nationalité intervient, la pression patriotique et l’organisation militaires s’en mêlent et voici que, à la longue, la liaison se forme entre les uns et les autres, les précipitant, en cas de guerre, dans la même mêlée, les exposant indistinctement aux mêmes dangers de mutilation et de mort : cohésion obligatoire, association forcée. Ici, il n’est pas besoin que joue la force de l’affinité, puisqu’il n’est tenu aucun compte de la conformité des goûts, du rapprochement des caractères, de la similitude des situations, de la conformité des intérêts, de la liaison des idées. Ce qu’on appelle affinité ne tient aucune place dans ce rassemblement d’individus que, seule, détermine une volonté étrangère, voire opposée à la leur.

Mais voici, au contraire, des hommes qui appartiennent à la même classe, qui sont nécessairement rapprochés par la communauté des intérêts, chez lesquels les mêmes humiliations, les mêmes privations, les mêmes besoins, les mêmes aspirations forment petit à petit, à peu de chose près, le même tempérament et la même mentalité, dont l’existence journalière est faite de la même servitude et de la même exploitation, dont les rêves, chaque jour plus précis, aboutissent au même idéal, qui ont à lutter contre les mêmes ennemis, qui sont suppliciés par les mêmes bourreaux, qui se voient tous courbés sous la loi des mêmes Maîtres et tous victimes de la rapacité des mêmes profiteurs. Ces hommes sont amenés graduellement à penser, à sentir, à vouloir, à agir en concordance et en solidarité, à accomplir les mêmes tâches, à assumer les mêmes responsabilités, à mener la même bataille et à unir à ce point leurs destinées que, dans la défaite comme dans la victoire, le sort des uns demeure intimement lié à celui des autres : cohésion volontaire, association voulue, groupement consenti. Ici s’affirment toutes les énergies d’affinité procédant de l’analogie des tempéraments, de la parenté des goûts, de la conformité des idées.

Des anarchistes, il est dit qu’ils se groupent par affinité. C’est exact ; et il n’est pas douteux que ce mode de groupement est à la fois le plus normal, le plus solide et le plus conforme à l’esprit anarchiste. Il est le plus normal, parce qu’il est le plus en accord avec la nature et la raison ; il est le plus solide, parce qu’il est le plus capable de résister aux tiraillements, aux querelles et à la dislocation, qui sont le lot fatal des organisations, des partis et des ligues qui groupent des individus aux goûts opposés, aux tempéraments contradictoires, aux idées sans cohérence ; il est le plus, disons mieux : le seul qui soit conforme à l’esprit anarchiste, puisqu’il ne porte atteinte aux aspirations, au caractère, à la liberté de personne.

Nous concevons, dans la société anarchiste que nous voulons fonder, une extraordinaire floraison des groupes d’affinité. Ils se formeront ou se dissoudront avec les événements au cours toujours capricieux et par la seule volonté, toujours indépendante, des intéressés. Ils constitueront un réseau souple et serré de foyers et de centres où se donneront rendez-vous, pour travailler ou se divertir, pour faire ensemble œuvre utile ou agréable : jeunes et vieux, hommes et femmes, studieux et imaginatifs, silencieux et bruyants, méditatifs et exubérants, froids et passionnés, hardis et timides. Les uns et les autres, âges et sexes confondus, ne seront liés que par le contrat qu’il leur aura plu de passer entr’eux et qu’ils seront libres de rompre quand ils le désireront. C’est dans cette extrême diversité des groupements d’affinité que pourront se rencontrer ceux et celles de qui la joie sera de faire de la musique ou des sports, de cultiver les arts ou les sciences, de faire du théâtre, de danser, de lire ou de discuter.

Les Groupes de production eux-mêmes se transformeront, par une pente fatale, en groupes d’affinités. Sous régime capitaliste, il n’est pas nécessaire que les producteurs travaillant côte à côte dans la même usine, dans la même fabrique, dans la même exploitation rurale, dans le même magasin, dans la même administration, s’y trouvent rassemblés par les mêmes aptitudes et rapprochés par de mutuelles sympathies ou attractions. Le hasard, l’absence d’éducation professionnelle (le machinisme a fait de l’ouvrier un manœuvre), la volonté souveraine des parents président presque toujours au choix involontaire d’un métier et à l’exercice de ce métier ici ou là. Dans une société anarchiste, c’est sur les forces, les aptitudes, les dispositions naturelles et la libre volonté des travailleurs, que sera fondée la production et que se constituera le personnel d’une usine, d’une fabrique, d’un chantier ou d’une exploitation agricole. De nos jours, quand un jeune homme a fait un apprentissage, quand il a embrassé une profession, quand il l’a exercée plus ou moins longtemps, il ne faut pas qu’il songe — sauf exception — à se lancer dans un autre métier. Et, quelle que soit la répugnance qu’il éprouve à rester dans la voie où les circonstances de la vie, et non son libre choix, l’ont engagé, il se voit condamné à n’en pas sortir. En Anarchie, ces conditions seront totalement transformées : d’une part, ce sont les goûts, les aptitudes et la volonté libre de l’adolescent devenu apte à prendre sa part de l’effort commun, qui détermineront le genre de production auquel il s’adonnera ; d’autre part, il lui sera toujours loisible d’en changer, sans qu’il en résulte, ni pour lui ni pour le milieu social, un inconvénient appréciable. Libre de choisir son genre de travail et de changer de profession, libre de produire dans un atelier de son choix et avec les compagnons vers lesquels il se sentira le plus fortement attiré, le travailleur, dans l’avenir, ira où le porteront ses affinités. Il n’est pas douteux que, accomplie dans ses conditions, la production y trouvera son compte et que l’individu y trouvera le sien.

Sébastien FAURE.

AGITATEUR

n. m.

L’agitateur est celui qui, par la parole et par l’écrit, réveille les masses populaires, leur dénonce les iniquités dont elles sont victimes et leur enseigne la révolte consciente. Pour être un véritable agitateur, il faut souvent avoir un tempérament d’apôtre. Il faut ne craindre ni la misère ni les persécutions. Il faut être prêt à subir toutes les vexations et toutes les brimades. Il faut ne pas craindre de risquer sa liberté et sa vie au service des opprimés. C’est là, on le voit, un âpre apostolat. L’agitateur doit savoir répandre la bonne parole dans les villes et dans les campagnes, à l’atelier et aux champs, partout où peine la classe laborieuse. Mêlé à la masse anonyme des travailleurs, il doit éveiller chez les uns le désir de liberté et, chez les autres, ranimer l’esprit de lutte. Il doit dépenser son énergie à faire naître et se développer des consciences neuves. Il doit soutenir l’indignation justifiée des humbles et défendre sans répit les droits du travailleur. L’action d’un véritable agitateur peut être, en certaines circonstances, d’une portée considérable, car son rôle ne se borne pas à dénoncer publiquement les iniquités du Gouvernement, de la Magistrature, de l’Église qui, ouvertement ou hypocritement, sont toujours les complices des Puissances d’argent et les serviteurs des Maîtres politiques. Quand l’effervescence à laquelle, par la flamme de ses exhortations, il a contribué, prend une tournure grave, quand elle éclate sous la forme de grève, de manifestation sur la voie publique, d’émeute ou d’insurrection, il a pour devoir de payer de sa personne, de donner l’exemple, de stimuler les énergies défaillantes, d’entraîner à la bataille les hésitants, de relever les courages qui faiblissent, d’être parmi les plus vaillants et de se porter au cœur même de la mêlée.

L’agitateur qui, l’heure venue de mettre en pratique les conseils donnés par lui à ses camarades ou à ses frères de misère, se déroberait aux responsabilités, éviterait les risques et fuirait, le danger, se disqualifierait et se déshonorerait à jamais.

Telle est la tâche que doivent s’assigner les agitateurs révolutionnaires. Celui qui ne se sent pas la force d’aller jusque-là doit renoncer à devenir un agitateur.

Grand est le nombre des anarchistes qui ont été de puissants agitateurs ; plusieurs ont exercé sur la foule une influence énorme ; le courage allié au sang-froid, la promptitude dans les décisions à prendre et le coup d’œil qui se rend compte rapidement de l’action que réclament les événements d’une part, et l’état d’esprit des masses en proie à l’agitation sont les qualités essentielles de l’agitateur en période d’action révolutionnaire.

La classe ouvrière n’a pas de meilleurs amis ni de plus ardents défenseurs que les agitateurs anarchistes.

Georges VIDAL.

AGRAIRE (La question)

Etymologie : La question qui traite du régime social, politique ou juridique auquel est soumise la terre, des droits sur la production agricole. Du latin agrarius, du grec agros, champ.

Les richesses végétales ou animales créées directement par la terre ou résultats de l’effort humain correspondent aux besoins primordiaux des hommes.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si, du jour où la population d’un pays étant devenue assez dense pour qu’il y ait compétitions, et du moment où l’homme a commencé à s’occuper d’agriculture, la question agraire s’est posée. A qui appartiendraient le sol et ses produits ? Quelles seraient les clauses du contrat, tacite d’abord, écrit ensuite, réglé par la législation ; enfin qui départagerait les hommes sur cette question ? On a peu de détails sur la répartition de la terre, dans les âges reculés, sinon qu’elle correspondait étroitement aux formes de l’association humaine. Les primitifs, vivant en tribus, ne connaissaient pas la propriété individuelle de la terre et nul doute qu’un être qui, ne se contentant pas de sa consommation, eût tenté d’accaparer les produits utiles à tous, n’eût été traité en ennemi de tous.

Dans les sociétés basées sur l’autorité absolue d’un chef, les monarchies et féodalités d’il y a vingt à quarante siècles, l’homme étant la propriété de l’homme, naturellement la possession du sol n’était pas contestée ; il appartenait au maître et celui qui le mettait en exploitation n’était guère qu’un esclave gérant. On trouve à l’époque de Moïse les premières tentatives de régler cette question. Moïse, dit-on, partagea également les terres, et les familles ne pouvaient l’aliéner pour une période supérieure à cinquante ans. Lycurgue (neuf siècles avant l’ère chrétienne) procéda de même et établit des lois pour maintenir l’équilibre des propriétés. Naturellement, les esclaves, ceux qui travaillaient la terre, n’avaient aucun droit. Rome connut aussi des lois agraires que firent adopter les plébéiens constamment dépouillés par les praticiens. Ces lois agraires furent le sujet de troubles sanglants. Finalement, les praticiens parvinrent, dans les diverses parties de l’empire, à asservir les citoyens libres et à en faire des colons. Dans toutes les conquêtes et guerres qui eurent lieu par la suite, le partage ou le vol des terres était le but recherché.

Les monarques récompensaient leurs fidèles par l’octroi de domaines. Le clergé lui-même, une fois réconcilié avec les autorités et devenu autorité à son tour, se mit à accaparer les terres, captant les héritages sous la menace de l’enfer (le procédé est toujours en usage). Divers rois, notamment celui d’Angleterre, en 1729, par son « Statut de main-morte » tentèrent d’arrêter cet accaparement. Mais tenant les esprits, le clergé continuait à jeter ses filets sur la propriété terrienne, celle qui assure l’autorité sociale à sa base même. La révolution de 1789, en France, trouva à peu près toute la terre entre les mains des nobles et des prêtres. Cependant, l’usage des biens communaux, de la propriété franche et indivise, dont pouvaient user les pauvres, s’était maintenu sur une assez grande échelle. C’était une sorte de concession des nobles aux besoins du peuple. Une certaine communauté de propriétés pouvait subsister avec le régime à demi féodal ainsi que les « mirs » de Russie en font foi. La Révolution de 1789 triomphe de la bourgeoisie, a consacré définitivement aussi le triomphe de la propriété personnelle. Les biens seigneuriaux et souvent communaux furent vendus... on sait dans quelles conditions. Combien de riches familles campagnardes, nobles contemporaines, ont cette spoliation comme origine de leur fortune. La Convention vota, le 18 mars 1793, une loi punissant de mort quiconque s’occuperait de la question agraire dans un sens contraire à la propriété. C’était le digne pendant de la loi interdisant les coalitions ouvrières, sous même peine.

Le régime de la propriété capitaliste est devenu, depuis, à peu près universel. Rapidement, la propriété individuelle a mis la main sur presque tout le sol de la planète. Le colonialisme lui a permis de s’étendre sur de vastes étendues, de constituer d’immenses domaines dans les pays conquis par les armes sur des indigènes incapables de se défendre. Si les pays capitalistes continuent encore un certain temps, les derniers restes de la propriété commune auront disparu. Les longs, pénibles et parfois violents conflits entre les ouvriers de l’industrie et leurs exploiteurs ont rélégué un peu dans l’oubli, dans les pays industriels, cette brûlante question agraire. Elle ne s’en pose pas moins avec une grande acuité. D’abord, parce que, tant que le sol appartiendra à la bourgeoisie terrienne, sœur de l’autre, toutes les améliorations obtenues, toutes les tentatives d’émancipation, même les coopératives de production et de consommation, sont vouées à un échec plus ou moins lointain.

Les industriels l’ont senti ; ils font tous des efforts pour accaparer la terre, les maisons, la propriété foncière qui leur assure un asservissement plus complet de leurs exploités. Dans beaucoup de villages où un patron s’est installé, il tend automatiquement à devenir le seigneur moderne ; la possession de la terre lui assurant la possession des hommes. L’économie politique bourgeoise s’est beaucoup attachée à démontrer la dispersion de la propriété terrienne, espérant par là donner un vernis de démocratisme à la propriété individuelle. En réalité, dans tous les pays, ceux qui sont possesseurs du sol qu’ils cultivent par eux-mêmes sont une minorité. Les pays de petite propriété, comme la France, comptent à peu près le douzième de leur superficie cultivable — 4 millions d’hectares environ — qui sont dans ce cas. Le reste appartient au domaine de la moyenne ou grande propriété. Le propriétaire cultive parfois lui-même, mais avec le concours de plusieurs salariés, mal payés, exploités honteusement, ou bien, s’il se décharge du travail sur son premier domestique, se contentant de mener la bonne vie en surveillant les travaux, sans y mettre les mains. Les grandes propriétés sont plutôt rares en certains pays, mais en d’autres elles sont la règle, surtout dans les pays neufs. Si le propriétaire a l’esprit entreprenant, il fait pratiquer la culture sur une grande échelle, avec tous les moyens mécaniques que lui permet sa richesse. Autrement, il répartit son domaine en diverses fermes ou métairies, se contentant d’en toucher les revenus, et laissant le travail à d’autres.

Le régime de la propriété individuelle a eu son utilité sociale, poussant au travail du sol, disent certains. Opinion très contestable, quand on voit qu’à travers les âges, bien rarement, le propriétaire cultivait lui-même. La justice du régime de la propriété se soutient difficilement de bonne foi. Outre qu’en toute logique le sol n’étant le produit du travail de personne n’aurait jamais dû être approprié, et que l’ancienneté de cette spoliation ne change rien à son iniquité, le droit de propriété est très discutable au point de vue social.

Les partisans de la propriété prétendent que c’est un droit naturel à l’homme et en même temps un stimulant pour le travail : que, pour cultiver la terre avec amour, le travailleur doit s’en sentir le propriétaire. Si la propriété est un droit naturel, on se demande pourquoi seule une minorité en jouit. Les autres ne sont-ils pas des hommes ? Si elle est un stimulant pour le travail, alors pourquoi la grosse majorité de ceux qui cultivent sont-ils des salariés ou des métayers ? La logique même de cette conception devrait condamner le régime actuel.

Si, quittant le point de vue théorique, nous abordons le point de vue pratique, nous constatons que le régime de la propriété est une entrave au développement de la production agricole. Citons pour mémoire les domaines, parfois vastes (comme en Angleterre) utilisés seulement en lieu de distraction par de gros richards, alors qu’à côté les malheureux sont dans la misère, n’ayant pas de terre à cultiver. Le progrès technique, si rapide dans l’industrie, a mis beaucoup plus longtemps à pénétrer dans l’agriculture, précisément à cause du morcellement et de la dispersion de la culture. L’agriculture, la vie au village sont restés dans un état anachronique, uniquement dû au régime de la propriété. Toutes les tentatives de révolution technique se heurtaient à l’esprit particulariste des paysans. Seules, les grandes entreprises agricoles se sont lancées dans la voie du progrès. Les coopératives agricoles sont néanmoins venues secouer un peu cet état d’esprit. Là où le particularisme mettait une barrière à l’évolution normale, la pratique de l’associaticn a apporté de grands changements : utilisation des machines ; achat des engrais ; organisation de la vente supprimant les intermédiaires onéreux qui ravageaient les campagnes. De moins en moins, le paysan va vendre lui-même, au marché voisin, sa production, passant un temps interminable au marchandage. Les coopératives agricoles d’une part ; de grosses maisons de commerce : laiteries, fromageries, sucreries, etc., d’autre part, sont venues régulariser les échanges. La prospérité actuelle des agriculteurs propriétaires provient davantage des nouvelles méthodes de vente et d’achat qui les font maîtres du marché, que d’un rendement meilleur de la production. Si le petit et moyen patronat de la culture a su pallier par l’association aux mauvais effets de son système de production, il n’en reste pas moins que c’est à son bénéfice seul, et qu’une immense classe de prolétaires campagnards reste dans la misère. Il n’en reste pas moins non plus que, produisant dans le seul but du profit personnel, les propriétaires agricoles se soucient peu des grandes questions intéressant la vie économique du pays. Faisant de la politique dans leur organisation, ils préfèrent obtenir des gouvernements des mesures protectionnistes, — cette prime à la routine et à la paresse — plutôt que d’examiner et résoudre les problèmes du ravitaillement général des populations. Par exemple, les colonies ou les pays neufs, considérés comme greniers pour les nations industrielles tendent à s’émanciper de la tutelle industrielle et commerciale des dites nations, et à manufacturer eux-mêmes leurs produits. La répercussion sera l’obligation pour les nations industrielles de retourner au travail agricole, de compter davantage sur leur propre sol. Le régime actuel s’y oppose. Un grand mouvement économique s’opère, tendant à ce que les régions se décentralisent, vivent de leurs propres moyens dans la mesure du possible. Les derniers perfectionnements de la technique agricole, supprimant ou réduisant les désavantages du sol ou du climat, permettant aux régions de se suffire à elles-mêmes dans une large mesure. Beaucoup d’industries vivant sur les produits agricoles industriels auraient intérêt à s’installer, à se lier étroitement, à ne former même qu’une seule exploitation avec la culture.

L’agriculture, en effet, rentre dans le grand courant général de l’évolution économique actuelle. Intimement reliée à l’industrie et aux transports, appelés à se conformer aux nécessités de la consommation et des échanges ; elle ne peut plus rester en dehors presque comme elle le fut trop longtemps de la vie générale ; La question agraire n’est plus qu’une fraction de la question sociale, et se résoudra avec elle. Le système de la propriété est depuis longtemps condamné par les esprits clairvoyants. Il ne se justifie plus que par le maintien des privilèges. Il est un obstacle à la justice sociale aussi bien qu’au progrès technique et moral. Il doit disparaître. Le collectivisme ou communisme autoritaire a proposé la solution de la nationalisation du sol qui permettrait la culture en grand, avec application du machinisme et de tous les perfectionnements techniques. Mais ce système est jugé. L’expérience bolcheviste l’a condamné. Si le travail fonctionnarisé peut encore plus ou moins mal fonctionner dans la grande industrie, il est absolument inapte à la production dans l’agriculture, où chaque travailleur doit montrer de l’initiative ; où le contrôle des chefs est pratiquement impossible. Après des tentatives de nationalisation du sol, les bolchevistes ont dû avouer leur défaite, et laisser libre champ à la propriété capitaliste pratiquement supérieure au système de la centralisation, ce qui n’est pas peu dire. Il fallait d’ailleurs une singulière méconnaissance de l’agriculture pour préconiser la production agricole étatiste, alors que les « mammouth farms » des Etats-Unis et du Canada, immenses domaines, se décentralisent et en viennent à la culture plus intensive, après expérience d’un siècle. Le régime centraliste, déjà néfaste dans l’industrie, serait un complet désastre dans l’agriculture qui a besoin d’une organisation plus souple, laissant davantage de place à l’initiative.

La question agraire a été jusqu’ici un peu négligée par les anarchistes, Il existe néanmoins de bons travaux de Kropotkine. Si l’on tient compte de sa tendance très marquée à l’optimisme, les études qu’il a faites et les conclusions qu’il a fournies peuvent servir de solide base doctrinale à la question agraire envisagée du point de vue anarchiste. Décentralisation, régionalisme, fusion dans le sein de la Commune anarchiste (circonscripton territoriale d’une certaine étude), des éléments de la production agricole et industrielle ; mise sur un pied d’égalité au sein de la Commune libre des associations de travailleurs agricoles et industriels, qui peuvent être alternativement l’un ou l’autre (deux ou plusieurs professions étant un bien pour l’individu). Au lieu du travail parcellaire, production assurée par la Commune avec tous les moyens dont elle dispose et toute la main-d’œuvre nécessaire, permettant de faire du travail agricole, débarrassé de ses pénibles conditions, l’occupation la plus agréable et la plus hygiénique et, probablement, la plus recherchée. Ce coup d’œil sur l’avenir n’est qu’une continuation de l’évolution actuelle.

L’agriculture tend à s’intégrer dans la vie générale. Les syndicats et les coopératives agricoles préparent le terrain à l’association libre de demain. Face à ces syndicats d’exploiteurs, des organisations de prolétaires ou de petits propriétaires se formeront, se forment même. Les organismes commerciaux qui régularisent l’échange des produite agricoles : laiteries, fromageries, boulangeries ou meuneries coopératives, etc., indiquent la voie à suivre et à perfectionner. D’autre part, la tendance à monter certaines industries dans les campagnes, la décentralisation provoquée par les applications de l’électricité, par l’usage de l’automobile, etc., tend à redonner aux campagnes une vitalité que le capitalisme leur avait ravie. Voici suffisamment de matériaux pour construire la Commune anarchiste agricole et industrielle à la fois. Les nombreux prolétaires des campagnes, joints aux prolétaires des petits centres ou des villes, de provenance paysanne, sont des éléments suffisants pour ne pas craindre un boycottage de la production agricole par la minorité d’exploiteurs de la campagne. La révolution libertaire n’apparaîtra pas dans les villages sous la forme d’un policier ou d’un réquisiteur, mais sous les apparences de solides compagnons, armés d’outils de travail, de machines, et venant tendre la main aux exploités des champs pour organiser ensemble la société nouvelle.

- Georges BASTIEN

AGRICOLE (Le travail)

L’histoire des travailleurs agricoles est, certes, à travers les âges, la plus douloureuse. Dans cette période, comprenant de nombreux siècles, période non encore révolue malheureusement, la violence et l’intrigue, la brutalité ou la duplicité, ont asservi les corporations pacifiques qui œuvraient pour permettre à l’humanité de vivre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le travail en général, et le travail agricole en particulier, est méprisé par ceux qui vivent en parasites sur le corps social. La ruse du prêtre, du législateur ou de l’homme politique, la violence du guerrier ont tenu en asservissement les producteurs.

Le travail agricole surtout a été le lot des déshérités à travers les âges. L’Egypte avait ses hordes d’esclaves qui labouraient le sol avec un instrument des plus primitifs, marchant et manœuvrant en cadence sous les ordres d’un chef, le fouet à la main. La Grèce n’a eu figure de nation civilisée que grâce aux esclaves qui cultivaient la terre pendant que les citoyens se livraient aux arts, à l’étude, à la guerre ou aux plaisirs. Rome à eu ses légions d’esclaves, vil troupeau cultivant pour que les praticiens puissent étaler leur luxe. Travailler la terre était le lot des captifs de guerre réduits en esclavage. On oublie trop, en parlant de cette période, que cette civilisation était supportée par la besogne obscure, exténuante, de millions de malheureux, que les philosophes eux-mêmes, tant pris comme modèles, n’ont pas daigné considérer comme des hommes. L’immense poussée révolutionnaire, dont le christianisme n’a été qu’un des côtés mystiques, arriva à faire reconnaître aux esclaves certains droits. Les esclaves devinrent des serfs. Des citoyens de l’empire, plébéiens, ruinés, se firent « colons » des riches, situation sociale guère différente de celle de serfs. Les Germains ou barbares avaient des « lites », sortes de colons, et des esclaves. Le tout se fondit peu à peu dans la pratique féodale du servage. L’homme qui cultivait la terre travaillait pour son maître, lequel, avec quelques formalités rarement respectées, avait tout droit sur sa liberté et même sa vie. Le recul de la féodalité devant la royauté ; la naissance d’une bourgeoisie qui, partie des villes, prit pied dans les campagnes ; joints à quelques sanglants épisodes révolutionnaires, comme la Jacquerie, atténuèrent un peu la situation des serfs agricoles, mais il faut arriver à la révolution de 1789, point de départ d’une grande évolution, pour que le prolétariat se substitue peu à peu, en Europe, au servage.

Ce qui n’empêcha pas, jusqu’à une période toute récente, bien avant dans le XIXème siècle, les gros propriétaires de domaines coloniaux, en Amérique surtout, de pratiquer l’esclavage des noirs. Ce lourd passé de servitudes et de misères pèse encore sur le prolétariat agricole qui a beaucoup plus de peine que le prolétariat urbain à entrer dans la voie des améliorations matérielles, morales et intellectuelles. Le régime foncier des nations étant la base même de l’économie sociale en général ; détenir les sources de la production terrienne étant la fondation de l’édifice autoritaire de la société, aucun effort des partis et classes de conservation sociale n’a été négligé pour tenir les prolétaires agricoles dans une situation d’infériorité. Le catéchisme surtout est une des raisons premières de la passivité des habitants pauvres des campagnes. D’autre part, la division extrême des entreprises agricoles, l’étroitesse d’esprit des patrons servis par les autorités civiles ou religieuses, la difficulté matérielle des prolétaires en villages à s’organiser, ont entravé l’esprit de revendications des travailleurs des champs, dont beaucoup ont préféré l’existence d’ouvriers de l’industrie.

Ce qui a dépeuplé les campagnes, c’est surtout la condition misérable dans laquelle on a tenté (et relativement réussi) de maintenir ses habitants pauvres. Le travail des, champs est plus sain, plus hygiénique, moins abrutissant que le travail de I’usine. Si l’on n’imposait pas à ces prolétaires des salaires de famine et d’interminables journées de travail, ils n’auraient pas déserté la campagne pour la ville. Si le travail y eût été aussi bien rétribué et que des loisirs eussent été accordés, l’instruction, les distractions, les commodités de la vie moderne eussent aussi bien pénétré au village qu’à la ville. Mais dans notre société basée sur le profit, les œuvres de récréation et de relèvement fuient les endroits où la rémunération ne viendra pas récompenser les efforts et dépenses. Une grosse erreur a généralement couru : c’est que le paysan est en général propriétaire. Or, la réalité, basée sur des statistiques officielles, c’est que plus des trois quarts des habitants des campagnes n ‘ont aucun propriété ou ne sont possesseurs que d’une ridicule et insuffisante portion de terrain, juste de quoi bâtir une maison et récolter quelques légumes. Par leurs propres moyens, les possesseurs du sol seraient à peine en état d’en cultiver 20 à 25 %. Le reste, c’est un misérable prolétariat qui le met en exploitation. Le prolétariat agricole peut se classifier en trois grandes catégories. La première, c’est celle des ouvriers attachés en permanence à l’exploitation, celle des domestiques de ferme. A toute heure, ils sont à la disposition du patron ; levés tôt, couchés tard, mal nourris, encore plus mal couchés.

Cette position ne peut guère convenir qu’aux célibataires des deux sexes et aux personnes dénuées de tout esprit d’indépendance. A notre époque, où la vieille ferme familiale a disparu, le patron est devenu un bourgeois, et l’ouvrier, le domestique, vit et mange à l’écart. Le premier domestique remplace souvent techniquement le patron qui ne s’occupe de son entreprise qu’au point de vue rapport. La deuxième catégorie, c’est celle dite des journaliers agricoles. Ceux-là vivent dans des masures et vont s’embaucher chez les propriétaires pour une ou quelques journées, quelques semaines rarement. Ceux-là connaissent de durs chômages, dans la saison où la culture a moins besoin de bras. Ils vivent de charité, se débrouillent comme ils le peuvent, connaissant toujours la misère. Même quand ils travaillent, on les paye très mal. Heureux s’ils ont su garder un petit lopin de terre a eux leur permettant de manger des pommes de terre et quelques légumes ! Dans les contrées les plus riches en culture, le paradoxe d’un prolétariat miséreux est cequ’il y a de plus choquant. Enfin, la troisième catégorie est celle des travailleurs intermittents : de ceux qui viennent pour les « coups de feu » de la culture : la moisson, la vendange, l’arrachage des betteraves ou des pommes de terre, etc. Dans les pays à culture extensive sur les vastes propriétés, ce prolétariat domine. On l’embauche à l’époque des grands travaux ; une fois ceux-ci terminés, on les renvoie et ils vont ailleurs à l’aventure. Le développement extrême du machinisme tend d’ailleurs à réduire chaque année cet élément, sans que toutefois on puisse l’éliminer tout à fait.

En résumé, l’existence de tous les prolétaires agricoles est dénuée de charme, de confort, de liberté, de bien-être et de sécurité. Ils ont fui vers la ville. En même temps, voulant profiter d’une main-d’œuvre au rabais, des industriels ont établi des usines en pleine campagne, attirant encore certains travailleurs agricoles. Egalement sont partis ou en train de partir les artisans villageois : le forgeron, le charron, le maréchal et autres spécialistes. Leur outillage n’est plus suffisant pour le machinisme actuel. C’est la maison établie au chef-lieu ou à la ville qui fait les réparations. Les transports s’étant beaucoup améliorés et disséminés ont rendu plus faciles les relations entre villes et campagnes, ce qui permet aisément de traiter à la ville ce qu’on faisait jadis à la commune. En beaucoup de pays, on fait venir les prolétaires étrangers pour remplacer la main-d’œuvre indigène fuyante, mais c’est retarder la question et non la résoudre ; l’étranger ne se fixant que pour un temps, et, aussitôt acclimaté et adapté, courant ailleurs chercher mieux. Cette question du recrutement de la main-d’œuvre agricole est un grave problème pour les pays industriels. Ne voulant pas donner les améliorations nécessaires à rétablir l’équilibre, les exploiteurs ne trouvent que des solutions aléatoires et provisoires. Et puis, il est bien difficile à notre époque de relations faciles et d’instruction générale, où l’habitude du déplacement gagne chaque jour du terrain, de maintenir la cloison entre la ville et la campagne et de baser un état social sur l’infériorité d’une nombreuse classe de malheureux. C’est encore une frontière que l’évolution fait disparaître et que les mesures de conservation sociale ne maintiendront plus longtemps. Grâce aux développements du machinisme, le travail agricole tend à se rapprocher du travail industriel. Dans une ferme relativement bien outillée, le rendement d’un producteur est de 300 à 400 % de ce qu’il était avec le travail manuel (ces chiffres sont plutôt au-dessous de la vérité). Aucune raison n’existe donc plus pour ne pas faire bénéficier les campagnards pauvres de cette transformation. A condition de durée et de fatigue égales, le travail agricole, en plein air, est préférable au labeur dans les usines.

Les facilités de transport peuvent permettre ou de donner au villageois la possibilité d’aller à la ville chercher ce qui lui manque ou même au citadin d’aller aux champs travailler. Les régimes autoritaires ont toujours tenté d’établir des barrières entre les hommes pour les empêcher de s’associer. La conception anarchiste, qui place la commune à la base de son organisation économique, abolira ces frontières. Elle élèvera le travail agricole au même rang que les autres. Alors que les collectivistes (ou bolchevistes) ont rêvé d’armées industrielles allant cultiver les champs sur l’ordre de chefs ; la libre association libertaire, la Commune anarchiste amalgamera harmonieusement la production agricole et l’industrielle qui, d’ailleurs, sont inextricablement liées. Elle appellera le prolétaire agricole à prendre place dans la grande famile communale. Le rêve de certains penseurs réalistes verra probablement le jour : les travailleurs des usines, pour échapper un moment à l’atmosphère de la fabrique, pour se retremper au sein de la nature, arrêtant pour quelque temps leur travail pour aller donner le coup de main aux frères des champs. Quelle immense réforme pour la santé morale et physique des citadins ! Cette transformation du travail agricole rendu agréable et peu fatigant par l’emploi des forces mécaniques, chimiques, etc., cette liaison étroite entre la ville et la campagne s’opère aujourd’hui, mais bien lentement, car le régime social y voit un danger pour son existence. La propriété accumule les obstacles sur la route de l’évolution qui libèrera le travail agricole en même temps que les autres prolétaires. La Commune anarchiste balayera ces obstacles et en quelques années établira un régime totalement nouveau, ayant fusionné tous les travailleurs libres dans une étroite solidarité.

- Georges BASTIEN.

AGRICULTURE

n. f.

C’est l’art de produire dans cette usine qu’on appelle la terre, le sol, non seulement tout ce qui est nécessaire à l’alimentation de l’être humain et, au surplus, du règne animal, depuis le plus colossal éléphant jusqu’au plus petit des insectes, mais encore de fournir aux industries les matières premières pour la fabrication du vêtement, de la chaussure, des outillages et machines diverses de toutes sortes, employées tant dans l’agriculture elle-même que dans les diverses industries, le sous-sol nous fournissant tous les métaux, le charbon, le pétrole, etc. L’agriculture est un art, disons-nous, et qui, par ce fait même, nécessite un outillage pour l’exécution des travaux qui constituent les façons culturales qu’il faut préalablement donner au sol avant de lui confier semences ou plantations, si on ne veut pas avoir un insuccès complet. Cet art nécessite en outre des connaissances techniques et scientifiques étendues, variées et solides, que doivent posséder à un très haut degré nos professeurs d’agriculture et nos ingénieurs agronomes. L’agriculture est donc et surtout la mère nourricière de l’espèce humaine ; elle nous fournit le blé dont nous faisons le pain, et tous les autres céréales que nous employons à la nourriture de nos divers animaux domestiques ; elle nous fournit les produits de la vigne, avec les raisins de laquelle nous faisons de si bons desserts, des vins exquis, des eaux-de-vie délicieuses, cognacs et armagnacs, et des alcools avec lesquels nous fabriquons de si excellentes liqueurs ; elle nous donne des légumes de toutes les espèces, des viandes de toute sorte, des fruits des goûts les plus divers ; elle nous permet de fabriquer des conserves alimentaires de tout genre avec ces fruits, viandes ou légumes ; elle nous donne encore les sucres, thés, cafés, chocolats, les parfums les plus exquis, comme la vanille, et les remèdes les plus précieux qu’emploie la médecine humaine et vétérinaire pour la guérison des maladies ; en un mot, grâce aux produits si variés que nous fournit l’agriculture, les tables des gourmets les plus exigeants et les plus délicats sont toujours chargées de mets ou de desserts qui leur donnent pleine et entière satisfaction. Mais pour que les diverses plantes, herbes, arbres ou arbustes, dont nous recouvrons la surface de la terre en vue d’en récolter les divers produits dont nous venons de parler puissent croître normalement et atteindre leur développement intégral, il est absolument indispensable que leurs racines trouvent dans le sol une abondante nourriture pour fournir aux besoins de leur luxuriante végétation, tout comme les hommes et les animaux ont besoin d’être nourris pour vivre. On appelle engrais ces matières qui, mélangées au sol par les travaux des façons culturales, fournissent aux végétaux, par l’intermédiaire de leurs racines, qui sont leurs bouches absorbantes, la nourriture abondante qui permet leur développement normal. La nature qui fournit ces engrais, ce sont tous les débris et déchets du règne végétal et du règne animal qui, atteints par la mort et tombant en décomposition, sont mélangés au sol dans le sein duquel, sous l’influence des acides qu’il contient, s’en réalise la nitrification qui les rend propres à être assimilés par les végétaux. Ces engrais ce sont les engrais humifères, ils sont indispensables au développement des végétaux.

Il existe encore des engrais minéraux, dont nous aurons l’occasion de parler à la fin de cette étude. Ces explications sur les principes fondamentaux qui servent de base à l’agriculture, n’ont pour but que de donner au néophyte étranger à ces questions et aux habitants des villes, une idée, aussi simple que possible, de ce qu’est la production agricole et de son immense importance dans la vie de l’humanité, et non de faire un cours d’agronomie. Cette étude a pour but : 1° de montrer clairement ce qu’ont été et ce que sont encore présentement et l’agriculture et l’ouvrier agricole, la terre appartenant à quelques-uns constitués en classe ; et 2° ce que seront demain l’agriculture et le travailleur agricole, la terre appartenant à tous, à la collectivité, les classes ayant disparu. Sous l’époque romaine, les propriétaires faisaient travailler leurs terres par leurs esclaves ; pendant le moyen-âge, les nobles seigneurs et l’église, qui possédaient toute la terre, la faisaient travailler par leurs serfs, qui, comme un vil bétail, étaient vendus et achetés avec la terre elle-même. L’outillage agricole était tout à fait rudimentaire, il n’y avait aucune espèce de machines, tous les travaux étaient manuels et nécessitaient beaucoup de temps et énormément de peine pour leur exécution. On ne disposait que de très peu d’engrais et, par ce fait même, les récoltes étaient très réduites et ne pouvaient suffire à nourrir tout le monde ; la disette régnait en permanence, et la famine arrivait tous les trois ou quatre ans, quelquefois plus souvent. Rien ne saurait nous donner une idée plus exacte de la condition de vie misérable du travailleur agricole, du paysan, en ces temps maudits, que le portrait fidèle que nous en a laissé La Bruyère : « Il est, dans nos campagnes, des animaux mâles et femelles ; ils sont noirs, livides, courbés vers la terre qu’ils fouillent continuellement ; quand ils se dressent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer et de récolter pour vivre, ils ne devraient donc pas manquer de ce pain noir qu’ils ont semé. Et ils en manquent le plus souvent », Lors de la grande révolution de 1789, la terre changea de maîtres. La bourgeoisie d’alors s’empara de tous les biens de la noblesse et du clergé, qui étaient immenses et se les appropria, ne laissant au peuple, auquel on avait promis bien-être et liberté, que celle de crever de faim comme devant et d’aller travailler chez ses nouveaux maîtres avec un salaire de 4 sous par jour, et, pour nourriture, du pain de maïs, souvent moisi, avec nes oignons et des gousses d’ail, et pour toute boisson, de la mauvaise piquette ou de l’eau ; et, avec cela, des journées de 16 à 18 heures en été, d’un travail exténuant, parce qu’exécuté sans machines et absolument manuel.

Le machinisme agricole n’existait pas encore et les propriétaires faisaient labourer leurs terres avec des araires de bois traînés par un attelage de bœufs dans le Sud-Ouest, et de chevaux dans le Nord et le Centre de la France. La petite et la moyenne propriété s’instaurèrent, dans certaines contrées de la France, après la Révolution. Cette accession à la petite et la moyenne propriété a dû être favorisée par les gouvernements qui se sont succédés depuis, pour des raisons d’ordre gouvernemental, en vue de faciliter l’exploitation du peuple et de mettre tous les grands propriétaires terriens à l’abri de tout semblant de révolte capable de succès de la part des exploités ; car la mentalité du petit et du moyen propriétaire, grâce à l’ignorance cruelle dans laquelle on les a soigneusement maintenus, lui a fait croire qu’il est seigneur et roi dans son petit domaine ; pauvre roi brimé, taillable à miséricorde et à merci, livré sans défense par son isolement à toutes les exploitaüons, de l’Etat d’abord, des mercantis de toute sorte, et de tous ces écumeurs qui parcourent les campagnes ; marchands d’engrais sans valeur et de toutes sortes d’autres produits de même acabit, qui font de très bonnes affaires à son détriment. En outre de cela, le principe de la propriété individuelle a engendré dans son cerveau et dans son cœur toutes les tares, tous les vices qui sont la résultante néfaste de ce nocif principe : cupidité, égoïsme, annihilation de tout sentiment de solidarité et d’union. Une telle mentalité rend à peu près impossible toute tentative d’émancipation. La petite et la moyenne propriété, en donnant à leurs tenanciers une mentalité de bourgeois rivent solidement leurs chaînes et les condamnent à être les victimes de toutes les exploitations, tout en consolidant dans la plus large mesure tous les privilèges de la société capitaliste en fournissant à celle-ci l’appui inconscient de ces millions de propriétaires prolétariens. La petite et la moyenne propriété sont encore un grand obstacle au progrès agricole, en ce sens qu’elles rendent à peu près impossible l’emploi du machinisme par la double raison que l’emploi des machines est impossible dans les parcelles de petite contenance dont elles disposent, notamment pour les labours mécaniques, et en outre que l’amortissement du capital outillage mécanique grèverait le prix de revient du produit dans de trop grandes proportions. Dans les pays à grande exploitation, l’outillage mécanique fut employé à peu près aussitôt son apparition et cela par nécessité, en vue de réduire le prix de revient. Mais cet emploi de la machine, dans les mains du capitalisme, n’améliora pas le sort du travailleur agricole, mal payé, mal nourri, très mal nourri et travaillant beaucoup et longtemps, sous la pluie et le soleil. Tel fut et tel est encore son destin ; l’emploi du machinisme augmenta les bénéfiees du propriétaire, mais n’améliora nullement le sort de l’ouvrier agricole. Dans les pays de petite et moyenne culture, les propriétaires se souciaient très peu même de l’emploi des machines qui auraient pu servir dans leurs exploitations : la main-d’œuvre était abondante et à très bon marché, l’ouvrier travaillait, surtout en été, de 16 à 18 heures par jour, et était très mal nourri ; les propriétaires faisaient de bonnes affaires, et cela dura jusqu’en 1914. Cette date fait époque dans la vie de l’humanité et clôture la vieille période de l’organisation de la production agricole par le travail manuel, c’est-à-dire sans machinisme. La grande guerre envoya dans les tranchées tous les travailleurs agricoles, d’où bien peu revinrent, sinon mutilés ou portant les germes de maladies, tubèrculose ou autres, qui les ont décimés rapidement. D’un autre côté, l’exode intense des travailleurs agricoles dans les villes, où ils trouvent des conditions de travail meilleures et une existence moins pénible, ont encore aggravé cette situation, de sorte qu’à l’heure actuelle, la pénurie de main-d’œuvre agricole est des plus intenses. Dans les pays à grandes exploitations, cela se passera comme par le passé : un petit personnel, armé de toutes les machines perfectionnées que nous possédons déjà, fera énormément de bonne besogne en très peu de temps ; mais dans toutes les contrées où existent en masse la petite et la moyenne propriété, c’est la décadence absolue qui attend l’agriculture. Le petit propriétaire qui cultive lui-même sa terre vivotera tant bien que mal en travaillant beaucoup, mais le moyen propriétaire, obligé d’employer de la main-d’œuvre étrangère, ne la trouvera pas, ou ne pourra plus la payer, faute de pouvoir la faire travailler à la machine, et il en sera réduit à abandonner la culture du blé et autres céréales, des légumes, des vergers, d’arbres fruitiers, voire même de la vigne, qui exige pas mal de personnel ; il faudra qu’il fasse des prairies et qu’il s’adonne exclusivement à l’élevage du gros bétail ou des moutons, suivant les cas. Cela ne fera qu’aggraver les conditions d’existence que la vie chère crée aux malheureux travailleurs de la ville et des champs, car les salaires, malgré tout, sont très rarement en rapport avec le coût de la vie : car, si la viande devient un peu plus abondante et un peu meilleur marché, par contre les légumes et le pain deviennent plus rares et, partant, plus chers.

Le remède à cette situation serait, pour ces contrées, dans l’établissement de vastes propriétés collectives avec abolition du salariat ; la rémunération du travail assurée, déduction faite de tous les frais de culture, par le partage du bénéfice global net entre toutes les journées de travail fournies par les divers individus qui auraient collaboré à sa production. Mais la mentalité arriérée de nos petits et moyens propriétaires, imbus de tous les principes de la société capitaliste, ne leur permettra jamais d’employer cette dernière planche de salut, tant pis pour eux ! Nous venons de voir ce qu’a été et ce que sont encore présentement l’agriculture et le travailleur agricole, la terre étant la propriété de quelques-uns, constitués en classe. Nous allons examiner maintenant ce que seront demain l’agriculture et le travailleur agricole, la terre appartenant également à tous, à la collectivité, les classes ayant disparu. Le peuple des travailleurs, tant agricoles qu’industriels, enfin parvenu à l’usage de la raison et las de n’être qu’un troupeau de misérables esclaves, guidé par son simple bon sens, a eu la sagesse et le courage de chasser ses exploiteurs ; le prolétariat a pris possession de tous les moyens de production et de transport, du sol et du sous-sol qui désormais appartiennent à la collectivité. Immédiatement, les cultivateurs se sont mis à organiser leur vie dans le sens du mieux-être, de la justice, de la solidarité et de la fraternité. La révolution économique est maintenant un fait accompli, et notre agriculture va voir naître l’ère de la plus grande prospérité que non seulement elle ait jamais connue, mais qu’il soit possible de concevoir, et cela pour le plus grand bien de I’humanité tout entière. Désormais, plus de privilèges, ni de parasites, qui consomment sans rien produire, plus de riches ni de pauvres, plus d’argent ni d’or, pour la possession desquels se sont perpétrés tant de crimes, mais seulement des producteurs qui seront consommateurs, tous les valides à la production, dans la mesure de leurs forces et à la consommation selon leurs besoins. Les invalides, les vieillards et les enfants vivent sur le travail de la collectivité. Le travail est collectif, c’està-dire exécuté en commun et la consommation est familiale, en particulier, chacun chez soi. Chaque commune comprend un ou plusieurs groupes agricoles, ou soviets, peu importe le nom, suivant son étendue territoriale. Chaque groupe agricole comprend un nombre suffisant d’habitants pour que soit toujours assurée en temps opportun l’exécution de tous les divers travaux agricoles et en même temps tous les travaux d’intérieur de ferme : soins à donner aux divers animaux domestiques, etc., etc., et les travaux de ménage dans chaque famille du groupe, de manière que tous les travailleurs dont il se compose aient constamment à leur disposition : bonne table, bon gîte et travail rationnel, c’est-à-dire ne nécessitant que peu d’efforts et d’une durée relativement courte, permettant tout le repos nécessaire et les récréations dont tout le monde a besoin, le travailleur agricole n’étant pas un illettré comme le furent ses malheureux ancêtres, mais un homme instruit, vivant sa vie intellectuelle, sa vie du cerveau. Chaque groupe agricole s’adonnera à la culture de ce qui vient le mieux sur son sol et y donne les meilleurs résultats.

Nous avons dit tout à l’heure que la révolution économique réalisée (et il ne peut y en avoir une autre qui mérite réellement ce qualificatif, toutes celles que nous avons vues se glorifier effrontément de ce nom n’ont été qu’un ôte-toi de là que je m’y mette telles celle de 1789 et la malheureuse révolution de Russie, en 1917) il n’y aurait plus ni parasites ni privilèges, nous devons dire aussi qu’il n’y aurait plus de gouvernants, les mains armées d’une autorité coercitive néfaste ; le principe d’autorité est expulsé de la société nouvelle au même titre que l’or et l’argent et la propriété individuelle. Dans cette société de demain, le nocif principe d’autorité sera remplacé par le bienfaisant devoir d’enseigner à ses semblables tout ce que l’on sait pouvoir leur être utile pour accroître leur bien-être matériel et moral, leur bonheur.

La première préoccupation de la population de chaque groupe agricole sera de pourvoir à tous les besoins matériels de la vie et de mettre leur production agricole en mesure de faire face à tous ces besoins.

Pour cela, aidés des conseils des professeurs d’agriculture et des ingénieurs agronomes, secondés par l’expérience des meilleurs techniciens et praticiens que compte leur population, sans négliger le concours des amis des autres groupes voisins, ils organiseront leur production selon les données scientifiques acquises et profiteront de toutes les découvertes de la science pour augmenter les rendements, tout en diminuant l’effort personnel, et cela indéfiniment. S’ils sont dans des pays où existait précédemment la petite ou la moyenne culture, ils s’arrangeront à disposer leur sol en parcelles assez vastes pour l’emploi de tous les outils et machines que comprend actuellement notre matériel mécanique agricole, déjà bien perfectionné, mais qui le deviendra toujours de plus en plus, grâce aux découvertes de jour en jour plus merveilleuses de la science en vue d’augmenter le rendement tout en diminuant l’effort personnel, ce qui se traduit par ce résultat : augmentation du bien-être pour l’humanité. Chaque groupe agricole sera muni de tout le matériel mécanique nécessaire et spécialement propre à satisfaire à tous les besoins du genre de culture auquel il se livre et tous les travaux seront faits en commun sous la direction des ingénieurs agronomes comme nous l’avons dit ci-dessus. Par ce moyen, il se fera une énorme quantité de travail en très peu de temps, l’exécution de ce travail ne nécessitera que très peu d’effort personnel, les heures de labeur pourront être réduites dans une énorme proportion : 4 à 5 heures par journée suffiront à faire toute la besogne.

Dans les temps de fortes chaleurs, au dos du siège de chaque machine sera adapté un parasol qui servira à protéger le conducteur contre les rayons trop brûlants du soleil. A l’heure où nous écrivons, la plupart de nos machines agricoles sont traînées par des attelages de bœufs ou de chevaux ; dans un temps donné relativement court, elles auront comme force motrice des moteurs à essence, et un pas de plus, toutes ces machines seront actionnées par la force électrique. Oui, avant bien longtemps, grâce au secours de la science, la force motrice électrique remplacera toutes les autres, et l’électricité servira encore à nous éclairer, à chauffer nos maisons et à cuire nos aliments. Nous avons dit tout à l’heure que notre outillage mécanique se perfectionnerait toujours de plus en plus, grâce au secours de la science ; cela est incontestable et notre vieille charrue brabant elle-même sera abandonnée et remplacée par des outils qui feront un meilleur travail et nécessiteront beaucoup moins de force de traction. Les rotatives qui n’existent pas encore ne tarderont pas à voir le jour. Les labours en brabants et autres charrues plus légères nécessitent pour l’ameublissement du sol une aération de plusieurs semaines, quelquefois de plusieurs mois, ce qui est un grave inconvénient parce qu’elles découpent et soulèvent la terre en tranches trop épaises, et c’est pour obvier à cet inconvénient qu’on ne tardera pas à construire les charrues rotatives : défonceuse, laboureuse et bineuse.

Imaginez-vous un appareil muni d’un rouleau, d’un cylindre en fer ou en bois, tournant avec rapidité et armé de petites piochettes, plus ou moins puissantes selon la profondeur du labour, qui découpent la terre en tranches de 4 à 5 centimètres d’épaisseur et la rejettent derrière l’appareil. La défonceuse attaque le sol à 40 centimètres de profondeur, la laboureuse de 10 à 20 centimètres, suivant les cas et la bineuse rotative ne faisant qu’égratigner la surface du sol à 4 ou 5 centimètres de profondeur, tout en le débarrassant de toutes les mauvaises herbes qui le couvrent. La défonceuse et la laboureuse rotatives auront le grand avantage de permettre l’ensemencement ou la plantation sur le sol, immédiatement après le passage de l’instrument, qui le laissera dans un état d’ameublissement complet, tout en enfouissant dans son sein tous les engrais dont on l’aura recouvert à l’avance. Et c’est ainsi qu’avec l’outillage mécanique, on ne saurait trop le répéter, nous pouvons faire énormément de besogne dans très peu de temps et avec peu d’effort personnel. Mais tous les travaux ne peuvent pas se faire à la machine, notamment la cueillette du raisin et de la plupart des fruits, la taille de la vigne et des arbres fruitiers ; mais, comme tous ces travaux sont légers, peu pénibles, tout le monde accepte de les faire avec plaisir, il faut seulement plus de personnel.

Et maintenant, nous allons nous occuper des engrais minéraux, dits engrais chimiques. Nous avons parlé au début de cette étude des engrais provenant de tous les déchets du règne végétal et animal qui, une fois décomposés, constituent les engrais dits humifères, indispensables au développement des végétaux ; mais l’analyse nous démontre que dans la structurc des végétaux il entre une certaine dose d’acide phosphorique, de potasse, d’azote et de chaux. La science a trouvé le moyen de nous fournir en aussi grandes quantités qu’il est nécessaire ces matières qui entrent dans la composition des plantes, et c’est le sous-sol qui va nous en donner trois : l’acide phosphorique, la potasse et la chaux.

Nous trouvons en France des gisements importants de phosphates qui, moulus et traités par l’acide sulfurique, nous donnent les superphosphates, fournissant l’acide phosphorique aux plantes ; les gisements des phosphates d’Algérie sont immenses. Les gisements des potasses d’Alsace sont aussi infiniment importants ; quant à la chaux, on la trouve partout ; les roches calcaires abondent. Il reste l’azote ; il ne se trouve guère que dans les déchets du règne animal et végétal, mais la science est déjà arrivée à puiser cet élément, pour faire l’engrais azoté, à sa source la plus abondante : dans l’atmosphère même dont est entouré notre globe, l’azote de l’air.

Ainsi, grâce à la science, nous sommes pourvus en abondance de tous les éléments de fertilisation de nos sols, sans lesquels, malgré toutes les façons culturales les mieux appropriées, nous n’obtiendrions que très maigres récoltes. Pour l’élément azoté, nous aurions encore une autre ressource : la culture de certaines légumineuses. On sait que les légumineuses puisent leur azote dans l’air, et l’enfouissement en vert de ces légumineuses enrichit le sol de tout l’azote qu’elles contiennent : c’est ce qu’on appelle les engrais verts. En dehors de tous ces engrais, il y a encore ce qu’on appelle les stimulants de la végétation dont l’étude n’est encore qu’ébauchée : la magnésie, le soufre, dans certaines conditions, activent la végétation et la rendent plus luxuriante. Bientôt, les expériences scientifiques allongeront cette liste des stimulants, tout en faisant connaître les moyens pratiques de les employer. D’autres essais ou expériences ont été tentés, en soumettant la végétation à l’influence des courants électriques ; dans certaines circonstances, on a obtenu des résultats merveilleux, une végétation abondante : Des carottes sont devenues comme de grosses betteraves dans d’autres circonstances, le résultat a été une dépression de la végétation.

Dans un avenir prochain, l’expérience scientifiqueéclairera toutes ces questions. Maintenant, tous nos groupes agricoles sont organisés et ont entre les mains tous les éléments nécessaires machines et engrais, pour produire abondamment tout ce qui est nécessaire à l’alimentation de la population et des animaux domestiques.

C’est le moment de dire que dans chaque groupe on a organisé la préparation de conserves alimentaires de toute sorte ; viandes, légumes et fruits divers, marmelades et confitures de tous genres, en sorte que pendant la saison hivernale, les légumes verts : pois, haricots, fèves, lentilles, etc., ne manqueront jamais à la bonne cuisine, et alors les travailleurs agricoles, de même que leurs frères de l’industrie, jouiront d’un bienêtre matériel allant toujours s’élargissant et que n’auraient jamais pu soupçonner leurs ancêtres, les vieux parias de l’ancienne société capitaliste. A la Révolution, les prolétaires ayant pris possession de tous les moyens de transport, les échanges de produits d’un groupe à l’autre, d’une contrée à l’autre, et jusqu’au bout du monde, sont faciles et rapides, de telle sorte que chacun dans l’ensemble a toujours à sa disposition tout ce qui est nécessaire à assurer son bien-être et son bonheur. Liberté et bien-être seront désormais le partage de l’humanité jusqu’à la consommation des siècles. P. MAUGÉ, aîné (Petit Agriculteur)

AGRICULTURE

Le mot agriculture désigne, d’une façon générale, tout ce qui a trait à la technique du travail du sol, dans toutes les branches de la culture et de l’élevage des animaux domestiques. Il est employé pour la partie pratique de cette immense fraction du travail humain, le mot agronomie étant plutôt réservé pour désigner la science théorique et expérimentale s’occupant des questions agricoles. L’agriculture se subdivise en spécialités et catégories différentes, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que les connaissance exigées pour amener les différentes sortes de culture et d’élevage à un rendement toujours plus intensif, avec des moyens toujours plus perfectionnés, nécessitent une spécialisation du travail. L’agriculture proprement dite ou la grande culture s’occupe principalement des céréales, plantes alimentaires ou industrielles cultivées sur une grande échelle et de l’élevage. La sylviculture est la partie relative aux forêts, à la reproduction et à l’entretien des arbres et arbustes. L’arboriculture a principalement trait aux arbres fruitiers. L’horticulture est le terme indiquant la culture intensive ou maraîchère. L’ élevage est une autre importante fraction de l’agriculture avec ses sous-produits : lait, beurre, fromages, etc. Il y a encore des parties spécialisées se rattachant de près à l’agriculture : la pisciculture, élevage des poissons : l’apiculture, élevage des abeilles, etc. C’est une erreur trop généralement ancrée dans les cerveaux superficiels que l’agriculture ne nécessite pas, pour être pratiquée, de grandes connaissances techniques, et que le « paysan « est intellectuellement un homme inférieur à ce point de vue. Cette branche du travail humain, la plus importante et la plus nécessaire, celle qui sert de base à presque toutes les autres en leur fournissant des matières premières ; celle de qui dépend la vie physiologique de l’humanité par l’alimentation, doit être considérée comme une industrie et la plus indispensables des industries. L’agriculture fabrique des plantes alimentaires ou industrielles et des animaux, comme la métallurgie fabrique des objets métalliques ou l’industrie du bâtiment construit des maisons. Le développement de certaines industries textiles, fabrication du sucre, etc., a poussé à la culture de certains produits de la terre. D’autre part, les besoins de la civilisation et une population augmentant sans cesse ont contraint l’agriculture à intensifier le rendement, à faire produire un sol beaucoup plus en quantité qu’en qualité et en variété qu’il ne le ferait naturellement.

De nos jours, l’agriculture est devenue une technique qui ne le cède en rien aux autres industries. L’agriculteur doit être doublé d’un agronome. Des connaissances sur la physique, la chimie, la météorologie, la biologie, la physiologie végétale et animale sont indispensables à la bonne administration d’une entreprise agricole. De nombreuses écoles, des établissements d’expérimentation et de démonstration, des journaux et revues ont été créées sous la pression des besoins. Toutes proportions gardées, l’on trouverait autant, sinon plus, de techniciens qualifiés dans l’agriculture que dans les diverses industries. L’obscurantisme qui a longtemps régné sur les campagnes est en voie d’élimination lente. Certes, le curé est encore tout puissant dans beaucoup de nations. Mais, de moins en moins, l’homme des champs croit aux intercessions divines. Les processions et prières pour éloigner la grêle, la sécheresse, etc., sont des anachronismes devenus excessivement rares. Le cultivateur a appris à compter sur le travail et sur la science, et les connaissances ainsi acquises ont lancé l’agriculture et les populations agricoles dans la grande et rapide évolution de la civilisation. L’agriculture est, sinon la plus ancienne, tout au moins une des plus vieilles industries humaine. L’époque où les hommes se mirent à cultiver la terre se perd dans la nuit de la période préhistorique. On a des preuves d’un certain développement de la culture du blé, en Chine, 28 siècles avant l’ère chrétienne. L’Egypte, dans le temps de sa splendeur, avait reposé sa puissance sur une agriculture très perfectionnée, allant même à la culture intensive. Rome aussi s’intéressa à l’agriculture. On y cultivait les champs une année sur deux. Une des causes profondes de sa décadence est certainement l’abandon de l’agriculture par les Romains pour la guerre ; à tel point que le trésor public devait acheter des grains pour nourrir les Romains. L’insécurité des temps, puis ensuite l’obscurantisme religieux qui arrêta tout progrès technique pendant plus de dix siècles, ne permirent à l’agriculture que des progrès très lents. On en resta longtemps au travail purement musculaire avec un outillage rudimentaire. La traction des charrues par les animaux avait déjà été utilisée par les Grecs. De même la pratique de laisser le sol se reposer resta l’usage. L’utilisation des engrais naturels — que la Chine a tant perfectionnée — restait peu développée. On ignorait totalement l’irrigation que des peuples antiques — Egyptiens, Chaldéens, Chinois — pratiquaient assez systématiquement, La culture maraîchère, presque inconnue dans l’Europe chrétienne, était assez répandue chez certains peuples orientaux. Il a fallu les secousses révolutionnaires de la fin du XVIIème siècle, qui ont eu, entre autres résultats, celui de permettre au cultivateur une certaine garantie sur la propriété de ses produits et surtout le développement du machinisme au XIXème siècle, pour ébranler les vieilles pratiques et méthodes routinières de l’agriculture européenne et des colonies européennes en Amérique, Australie et divers autres pays. Ce fut d’abord l’introduction de la mécanique : charrues à vapeur et autres instruments qui permirent de développer la culture extensive, de conquérir de vastes régions, de défricher des domaines immenses. Et puis, la chimie est venue apporter sa quote-part de progrès à la technique agricole, surtout, par l’emploi rationnel des engrais entretenant la fertilité du sol, le nourrissant, ce qui a permis d’abandonner peu à peu la vieille pratique de l’assolement par le repos de la terre. Les prairies artificielles ont été développées. L’étude de la technique se poursuivant, la physique a été mise à contribution : la culture sous châssis ou en serres s’est développée ; l’horticulture est arrivée de nos temps à des résultats merveilleux, bravant à la fois et la nature du sol et le climat.

La physiologie et la biologie elles-mêmes appliquées à l’agriculture, ont développé la méthode de sélection des graines et des meilleures conditions d’élevage et de reproduction des espèces domestiques. La culture intensive, aidée par les derniers perfectionnements de la technique agrieole, tend à prendre le pas sur la culture extensive. Partout, on cherche à faire rendre au sol le maximum de rendement, dans le minimum d’espace et avec le moindre travail possible. La glèbe se transforme, et le travail agricole tend à se mettre au niveau du travail industriel.

La vieille ferme, c’était la charrue traînée par des chevaux de labour ou des bœufs, la herse, le rouleau, le tonneau à purin, quelques outils : la faux, le fléau pour battre le blé, etc... Dans la cour de la ferme, purin et fumier s’accumulent, c’est là tout l’engrais. Vieilles méthodes ne pouvant aboutir à un certain rendement que par le travail acharné du prolétaire paysan, peinant de l’aurore au crépuscule, vivant misérablement, éloigné de toute civilisation.

L’agriculture maintenant utilise la charrue polysoc à double effet, mue par une force mécanique dans la grande culture ; la faucheuse-lieuse qui fait le travail de dix hommes, la défonceuse, la trieuse, la semeuse, le concasseur, la batteuse, etc. Il n’est pas jusqu’aux tondeuses mécaniques pour les moutons, et la couveuse artificielle pour la volaille qui n’aient fait un peu partout leur apparition. Les engrais chimiques sont largement utilisés. Méfiants au début par routine et aussi parce que le commerce malhonnête les trompait, les cultivateurs, surtout depuis qu’ils sont entrés dans la voie des syndicats et coopératives agricoles permettant l’achat en commun et en gros, et avec garantie, pratiquent aujourd’hui de plus en plus une politique de fertilisation intensive et méthodique du sol. Marchant parallèlement, toutes les catégories techniques de l’agriculture vont vers le progrès, l’industrialisation des méthodes de travail. L’électricité surtout, pénétrant dans les campagnes, change les conditions de la vie au village.

Il est à noter que la densité de la population, son développement intellectuel, la division des propriétés en pays de grands, moyens ou petits établissements a une répercussion sensible sur la marche du progrès. Les pays à population dense, à moyenne ou même petite propriété (quoiqu’en pensent les marxistes) ont développé beaucoup la culture intensive et sont parvenus à tirer de leur sol de quoi nourrir aussi bien leur population que les pays à population éparse, et à gigantesques établissements (exception faite de l’Angleterre où les terres sont laissées en friche pour l’amusement des riches, mais où néanmoins ce qui reste de sol utilisé est bien cultivé). Les statistiques officielles pour le rendement à l’hectare de la production du froment donnent pour 1924 : Danemark, 26,6 hectolitres ; Belgique, 25 ; Pays-Bas, 24,4 ; Grande-Bretagne, 22,3 ; Allemagne, 16,3 ; Suède, 15,2 ; France, 13,9 ; Russie (pour 1922), 7,3 ; Hongrie, 9,7 ; Roumanie, 6,4 ; EtatsUnis, 10,8 ; Argentine, 9,7 ; Australie, 10,2. On voit que ces derniers pays, considérés comme les greniers de blé de la planète, ont en réalité un rendement beaucoup moindre que les pays surpeuplés, nommés les premiers.

Il est certain que si tous les progrès techniques étaient appliqués partout à l’agriculture, le rendement du sol serait multiplié dans des proportions encore insoupçonnées. La crainte du manque de vivres pour l’humanité est chimérique et tendancieuse. Ceux qui veulent priver la grande majorité des hommes du bien-être, sous prétexte que les produits feraient défaut s’il fallait satisfaire tout le monde, sont des imposteurs ; voulant masquer, derrière un mensonge que la réalité condamne, leurs désirs de conserver leurs privilèges.

La terre, mère et nourricière de l’humanité, est loin d’être épuisée. Par le travail rendu facile grâce au machinisme, par la science pratique humaine, le sol peut donner le confort le plus suffisant à tous. Mais la routine d’une part, et de l’autre l’imbécillité du régime de la propriété individuelle, de la recherche du profit comme seul but au travail plutôt que la satisfaction des besoins, constituent des entraves à l’agriculture aussi bien et même beaucoup plus qu’à l’industrie.

Quand l’association aura remplacé la concurrence étroite, donnant les bienfaits du travail en commun, sans tomber dans les inconvénients du centralisme et de l’autorité ; quand l’agriculture sera considérée au même niveau que les autres branches de l’activité productrice ; quand la solidarité la plus étroite unira la production agricole à la production industrielle, ce qui a marqué jusqu’à présent l’infériorité, sociale mais non naturelle, de l’agriculture aura disparu.

Une erreur a fait considérer trop longtemps la culturecomme vouée à la routine, et ses travailleurs destinés à rester à l’arrière-plan de la civilisation. Un renouveau d’idées, très significatif, tend à lui redonner la place que son importance de tout premier ordre lui destine dans les préoccupations sociales. Née des premières nécessités humaines, l’agriculture est et restera l’industrie de base, la fondation de toute société.

Georges BASTIEN.

ALCOOLISME

De prime abord, il peut paraître surprenant que l’anarchiste ait son mot particulier à dire à propos de l’alcoolisme. L’opinion, semble-t-il, est éclairée et l’unanimité bien établie sur les méfaits de l’alcoolisation humaine, ses conséquences néfastes dans l’ordre individuel, familial et social, ainsi que sur la façon de lutter contre le terrible fléau. Et cependant, malgré les apparences, sur aucun sujet les deux conceptions, anarchiste et gouvernementale, ne s’affrontent et ne s’opposent avec plus de force et de netteté. Définitions, méthodes d’étude, inductions, déductions, conclusions doctrinales et pratiques différent du tout au tout, se contrarient point par point.

« L’alcoolisme est une maladie chronique engendrée par l’abus des boissons alcooliques « , telle est la définition académique, gouvernementale, officielle. En d’autres termes, le mal atteint les individus assez peu raisonnables pour absorber avec excès des liquides à base d’alcool. Ce postulat, généralement admis sans discussion, implique deux corollaires dotés de l’évidencedes axiomes : d’abord les gens sensés, buveurs modérés, échappent aux conséquences pathologiques de l’ingestion exagérée ; — ensuite les boissons alcooliques ne sont pas nocives par elles-mêmes mais par l’abus qu’on en peut faire ; la maladie n’est pas fonction de la qualité mais de la quantité.

Bien plus et bien mieux : le consentement universel, succédané de la sagesse des nations, admet que l’alcool, pris sous forme diluée et à dose normale, constitue un breuvage tonique, stimulant, d’une bonne valeur nutritive. Le Parlement français n’a pas manqué d’adopter une thèse aussi remarquable et de dégrever d’une partie des impôts le vin, le cidre, la bière, de très inoffensive nature. Dans la crainte d’une consommation insuffisante, le législateur élève à la hauteur d’une panacée ces liquides multicolores, les déclare boissons hygiéniques, favorables à la santé. Il n’ose pas encore en décréter l’usage obligatoire et légal.

Poussant plus loin l’analyse logique et bienveillante, le gouvernement de la République choisit dans la masse des alcools de bouche un certain nombre de types qu’il définit, protège et ennoblit sous l’étiquette de « naturels », alors qu’il stigmatise les autres de l’appellation d’ « artificiel ». Ainsi les produits de la distillation du vin, cidre, poiré et en général des jus fermentés de fruits, entrent dans la première catégorie ; ceux de la distillation des sucs fermentés de la betterave, de la pomme de terre, des céréales ressortissent à la seconde. Ceux-là sont sauvegardés, loués, recommandés sous les espèces de l’eau-de-vie, cognac, marc et liqueurs ; ceux-ci frappés d’impôts et de mépris sous le vocable d’alcools industriels.

Parmi ces boissons hygiéniques et naturelles, le vin occupe la place d’honneur dans la hiérarchie des liquides instituée par la doctrine orthodoxe. Il constitue, ni plus ni moins, le meilleur antidote de l’alcool ! L’énormité de cette affirmation impose la citation des textes. Voici comment s’exprime M. J. Baudrillart, Inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine, dans un petit opuscule publié par la librairie Ch. Delagrave, intitulé « Livret d’enseignement antialcoolique », et fourni gratuitement dans ses écoles par la Ville de Paris : « Le vin n’a pas de plus grand ennemi que l’alcool. Partout où l’on consomme celui-ci, on boit moins du premier... Aussi a-t-on pu dire que l’alcool chasse le vin (page 10). » De cette constatation il était permis de conclure, et on a conclu que, inversement, l’alcool n’a pas de plus grand ennemi que le vin et que le vin chasse l’alcool. Ainsi l’écrivait, dans le « Temps » du 16 mars 1915, M. Cunisset-Carnot, premier Président de la Cour de Dijon, cité par le Dr Legrain dans son substantiel ouvrage sur les « Causes psychologiques de l’alcoolisme » : « Cette vieille Bourgogne, où se cultivent nos vignes généreuses et se récoltent nos crus glorieux, n’est pas encore réduite à l’esclavage de l’alcoolisme ; le vrai vin nous défend contre le poison (page 13). »

En France, les vins et spiritueux, regardés comme des bienfaits de la nature, figurent parmi les plus importants produits de l’activité agricole. La vigne couvre une superficie de 1.443.217 hectares, donne annuellement 67.479.852 hectolitres de vin d’une valeur de plus de 100.000.000 de francs. L’industrie et le commerce des boissons alcooliques occupent trois millions de personnes et représentent un budget supérieur à 17 milliards. C’est donc là une véritable production nationale, une source de richesse d’une énorme importance dans la vie publique et privée. A travers la suite des temps, la fabrication et la consommation des vins et spiritueux se sont à ce point incorporés à l’existence même du peuple français qu’elles lui ont imprimé une manière d’être, une mentalité spécifiquement originelles. Au bon vin de France sont dus la souplesse, la force, l’habileté, le courage, la ténacité, l’impétuosité, la bonté, la générosité, la finesse, l’intelligence, le génie de la vieille race gauloise, supérieure à toute autre. Telle est du moins la thèse officielle, rappelée en termes fort congrus, dans son livre sur la « Question de l’alcool », par M. Yves Guyot, économiste patenté du gouvernement : « Mettez de l’eau à la place du vin dans les verres de Montesquieu et Montaigne, et vous enlevez des chefs-d’œuvre à la littérature française. Enlever à la France le vin et l’eau-de-vie, ce serait supprimer une partie des qualités qui en font le charme et en constituent le rayonnement et l’influence (page 271). » (Cité par le Dr Legrain dans l’ouvrage mentionné plus haut.)

Pour prouver la vérité de cet axiome, les pro-alcoolistes citent en exemple la grande boucherie humaine de 1914–1918, où la victoire couronna l’armée française gorgée d’eau-de-vie et de vin, autrement dit de « gnolle et de pinard », par la sollicitude attendrie des dirigeants de la République. C’est donc l’alcool qui a gagné la guerre. Dans un article intitulé : « le Grand Fucteur », l’ « Echo des Tranchées » le reconnaît explicitement : « Le vin est l’un des plus grands facteurs de la victoire ! » A la tribune de la Chambre des députés, M. Cadenat s’écrie : « Dans la zone des armées on donne de l’alcool aux soldats, et vous pouvez vous féliciter qu’ils en boivent parce qu’ainsi ils ont le courage de monter à l’assaut ! » (Dr Legrain, loco citato, pages 127–143).

De cette richesse nationale, l’Etat tire un coquet revenu. En 1924, les 2.200.000 hectolitres d’alcool pur produits en France ont payé chacun 1.000 francs d’impôt, soit en bloc 2.200.000.000 de francs ; les 67.459.852 hectolitres de vin, taxés de 14 francs de droits de circulation par hectolitre, abandonnèrent un tribut de 944.717.928 francs. Dès lors nul ne sera surpris du culte voué aux vins et spiritueux, de la véritable « alcoolâtrie » dont témoignèrent, témoignent et témoigneront les gouvernements passés, présents et futurs de toute étiquette. En serviteurs bien stylés, les politiciens n’ont pas coutume de mordre la main qui les nourrit.

Les méthodes de lutte contre l’alcoolisme employées ou préconisées par le monde officiel se ressentent de cet amour intéressé des produits bachiques. La première idée qui vint aux profiteurs de l’impôt fut d’augmenter progressivement les taux appliqués aux boissons alcooliques ; la réalisation suivit sans tarder, et le bénéfice atteignit le chiffre indiqué ci-dessus. Le résultat en paraît évident : la France paie bien pour boire. C’est là une opération financièrement bonne.

La limitation du nombre des débits dérive du même genre de conceptions. Il ne sera plus délivré de nouvelle licence pour la vente des vins et spiritueux. Les tenanciers actuels ne se fâcheront pas de cette consolidation de leur privilège ; le fisc exercera sa surveillance avec plus de facilité et partant d’efficacité ! Mêmes avantages à laisser diminuer le nombre des débits par extinction automatique en ne renouvelant pas les licences périmées par l’abandon ou la mort de leur titulaire et en élevant le prix des licences par une juste compensation de la plus-value de leur rendement.

La suppression du privilège des bouilleurs de cru est la tarte à la crème de tous les gouvernements. Elle a une allure séduisante, constituerait une mesure égalitaire, satisferait le sens démocratique des citoyens et remplirait la caisse par récupération de sommes jusque-là bénévolement abandonnées aux distillateurs campagnards. Mais ces bouilleurs de cru sont 2.000.000, au minimum. Cette imposante cohorte d’électeurs incite à la réflexion le législateur, qui s’abstient avec prudence. L’agriculteur continue à brûler sans frais, sinon sans risque, les fruits de sa récolte.

Des hygiénistes de parlement émirent l’idée de combattre l’alcoolisme en instituant au profit de l’Etat le monopole de l’alcool ; soit le monopole intégral, fabrication et vente ; soit le monopole partiel, fabrication ou vente ; soit le monopole combiné, exploitation en régie ou affermage. Ainsi, dans ses estaminets aux couleurs nationales, l’Etat vendrait de l’alcool de bonne qualité, toxique au minimum, et le vendrait cher pour empêcher les achats excessifs. Dans cet ingénieux système, les bénéfices apparaissent évidents pour les gouvernements mais beaucoup plus aléatoires pour la santé publique.

Il existe, en dernière analyse, une arme suprême entre les mains des dirigeants du monde entier : la prohibition. L’interdiction de la fabrication et de la vente de l’alcool couperait, semble-t-il, le mal dans sa racine. La Russie tsariste l’expérimenta naguère et les EtatsUnis la pratiquent aujourd’hui ou s’efforcent de la pratiquer. Sans discuter pour l’instant l’efficacité d’une telle mesure, il suffit de noter que cette méthode autoritaire, et partant arbitraire, s’oppose aux tendances de l’esprit humain et de la pensée anarchiste.

En résumé, la doctrine officielle considère l’alcoolisme moins comme une maladie que comme une faute individuelle, un péché dont la loi punit les manifestations publiques (législation française contre l’ivresse) et contre lequel il est possible de lutter par une amende anticipée sous forme d’élévation du taux de l’impôt, par la diminution du nombre des lieux de débauche, par la concession à l’Etat du privilège de l’industrie et du commerce de l’alcool, enfin, dans certains cas particuliers et exceptionnels, par la défense imposée aux individus de fabriquer ainsi que de boire des breuvages alcoolisés.

Par contre, l’anarchiste, amant fidèle de la vérité, énonce et justifie une tout autre définition : « L’alcoolisme est une intoxication chronique engendrée par l’usage habituel, à quelque dose que ce soit, de boissons alcooliques quelles qu’elles soient. » C’est l’affirmation énergique que l’alcool constitue un poison dont l’ingestion quotidienne à petite dose crée le petit alcoolisme, à haute dose le grand alcoolisme ; comme il existe un petit, un moyen et un grand morphinisme. L’intoxication s’avère fonction à la fois et de la qualité et de la quantité.

Il ne suffit pas d’affirmer, il faut prouver. Car on exige pour l’alcool beaucoup plus de précisions qu’on n’en demande pour les autres toxiques sociaux. Le fait seul de l’existence de quelques cocaïnomanes et morphinomanes a déchaîné la vertueuse indignation du législateur et provoqué une réglementation draconienne, tâtillonne, vexatoire ; tandis que les millions de victimes qui souffrent ou meurent par l’alcool n’entraînent pas la conviction et ne déclenchent pas la colère agissante des gouvernants de tout acabit.

Le « Dictionnaire de l’Académie française « , édition de 1879, appelle poison « toute substance qui, prise intérieurement ou appliquée de quelque manière que ce soit sur un corps vivant, est capable d’altérer ou de détruire les fonctions vitales », Que l’alcool soit capable de détruire les fonctions vitales, de tuer, cela fut il y a longtemps et scientifiquement démontré. Des expériences méthodiques conduites sur des animaux ont déterminé l’équivalent toxique vrai, « la quantité de substance toxique nécessaire et suffisante pour amener par elle-même, lorsqu’elle est dans le sang, la mort de un kilogramme d’animal, dans un court délai. » (Joffroy et Lerveaux : « Archives de Médecine expérimentale », 1er mars 1896, p. 197.) Pour l’alcool éthylique pur du commerce ou alcool de vin, cet équivalent se monte à 6 gr. 20 ; autrement dit, il suffit de la quantité d’alcool contenue dans trois litres et demi de vin à 10° pour tuer un homme de 60 kilos (Joffroy et Lerveaux, cités à la page 686 de l’ouvrage « L’Alcool » par Louis Jacquet, ingénieur des Arts et Manufactures). Un homme de 65 kilos serait tué par l’ingestion massive d’un litre de cognac authentique de 1893, de kirsch vrai, d’eau-de-vie de cidre, de marc, d’eau-de-vie de prunes, d’alcool mauvais goût (Triboulet, Mathieu, Mignot, « Traité de l’Alcoolisme », p. 74).

L’expérience tristement humaine apporte sa confirmation à ces données de laboratoire. « Le 23 novembre 1909, à Kandergrand, dans le canton de Berne, un jeune ouvrier italien faisait avec un camarade le pari d’avaler d’un trait un litre d’eau-de-vie. La gageure fut acceptée et la bouteille bue ; mais presque aussitôt le malheureux garçon s’affaissait, foudroyé. — Le 26 mars 1911, à Châlon, chez un restaurateur, un employé de commerce, âgé de vingt-cinq ans, avait fait le pari de boire coup sur coup huit verres d’absinthe : à peine avait-il fini le dernier qu’il tombait mort. Le tribunal de Châlon a reconnu la responsabilité du restaurateur qui fut condamné, peine dérisoire, à trente francs d’amende avec sursis (Jacquet, loco citato, p. 690). »

Les boissons alcooliques, même et surtout celles dites hygiénlques, absorbées en proportion modérée et habituelle, causent des désastres, d’une manière, il est vrai, anonyme mais que connaissent bien les médecins dignes de ce nom. Un individu d’apparence solide, sans nul antécédent personnel, contracte une inflammation aiguë du poumon et en meurt. Le bulletin de décès de l’Etat-civil porte comme diagnostic : pneumonie. Sans l’avoir communiqué à la famille par une réserve peutêtre déplorable ni à l’entourage par discrétion professionnelle, le docteur traitant sait que la responsabilité de cette fin prématurée incombe à l’alcool ingéré avec régularité d’une façon communément jugée inoffensive. « Il ne se dérange jamais « , affirmait l’épouse éplorée du malade. « Je bois mon ordinaire ; rien entre les repas « , halète le pneumonique sur son lit de souffrance. Cet ordinaire comporte : un demi-litre de vin et un verre de cognac dans le café à chaque repas ; de-ci de-là, en des occasions fréquemment renouvelées mais toujours oubliées, un apéritif ou des liqueurs, au hasard des rencontres amicales ou des rendez-vous d’affaires ; le dimanche, un petit extra pour marquer le jour du Seigneur ; de temps à autre, une petite ou grande noce, baptême, communion, mariage, anniversaires, enterrements, assemblées, fêtes votives, réunions privées ou publiques et contradictoires. Ce citoyen, qui ne se dérange jamais et boit son « ordinaire « , se trouve rarement ivre, mais constamment sous l’influence de doses modestes et répétées d’alcool. Une accoutumance approximative s’établit, jusqu’au jour de la rupture brusque de cet équilibre physiologique artificiel par une maladie intercurrente ou un accident inopiné ; à ce moment, l’organisme, miné dans ses profondeurs par le toxique, ne peut plus faire face à une attaque morbide, assurer le fonctionnement intensif nécessaire et succombe à la tâche. Mécanisme identique dans la mort par néphrite aiguë consécutive, croit-on, à un refroidissement ou une fatigue exagérée. L’abaissement de température ou le surmenage n’interviennent que comme motif occasionnel, provoquent le déclenchement d’une crise fatale, dès longtemps préparée par la déchéance progressive et latente de reins irrités par l’élimination permanente de l’alcool bu goutte à goutte. Déterminisme homologue dans les congestions par la chaleur ou par le froid. Chez ce gaillard puissant, foudroyé soudain par un coup de sang, c’est le poison maudit qui, cellule à cellule, a rongé, a minci les artères du cerveau ; un effort insignifiant acheva la rupture génératrice d’hémorragie. Oui, apportons-en ici l’honnête et vigoureuse assertion médicale, l’alcool à doses moyennes nuit toujours et tue souvent.

L’alcool est aussi une substance capable d’altérer les fonctions vitales. Ici encore la science administre une preuve irréfutable : « M. J. Gaule, de Zurich, a remarqué que l’alcool empêche les mouvements amiboides, entrave l’action nutritive des champignons, arrête les effets lumineux et la phosphorescence de certaines colonies microbiennes. M. Richardson a vu une goutte d’alcool pur diluée dans 240 grammes d’eau tuer la méduse ; une goutte mise dans un litre d’eau tue les daphnies. M. Ridge a repris toutes ces expériences et a vu l’alcool, à 1 p. 3.000, arrêter l’éclosion des œufs de mouche et de grenouille ; à 1 p. 100 l’alcool mis dans l’eau tue la graine de cresson et empêche sa germination ; une goutte d’alcool mise dans l’eau arrête le développement de la chlorophylle. Le géranium irrigué avec de l’alcool à 1 p. 100 se flétrit, et si on l’arrose avec un mélange d’une goutte d’alcool dans 60 grammes d’eau, la couleur de la plante se modifie. En un mot, l’alcool, partout où il se trouve et partout où on le met, arrête la vie, en raison de sa toxicité. « (Dr Rénon, « Les Maladies Populaires « , l’alcoolisme, p. 240.)

L’observation de la vie des hommes corrobore les résultats enregistrés par l’étude des animaux de structure élémentaire ou hautement différentiée. Sur les individus non habitués, l’ingestion à petite dose d’une boisson alcoolique, un demi-verre de vin par exemple, produit de véritables effets toxiques : une chaleur anormale avec rougeur de la face ; des battements artériels forts et précipités ; de la sécheresse des muqueuses de la bouche et du pharynx ; un léger enrouement ; des mouvements saccadés, brusques et maladroits ; une démarche raide et mal assurée ; des troubles de l’idéation caractérisés par une parole rapide et bredouillante et une conversation décousue. L’enfant, la femme et l’homme abstèmes, entraînés par les circonstances à consommer vin ou liqueur, sortent nettement de leur état normal ; leur entourage ne les reconnaît plus et s’amuse de la déviation manifeste de leur personnalité. A un degré de plus d’ébriété, après une absorption plus abondante, un réel état pathologique s’installe, avec perte partielle ou totale de l’équilibre par paralysie fragmentaire ou complète des jambes et du cerveau moteur ; avec disparition intégrale des facultés de jugement ; disparition qui laisse cours à des propos incohérents et le champ libre à des actes extravagants. Quelle personne de bonne foi oserait prétendre qu’un produit, qui, pris en quantité minime par un être jusque-là vierge de son contact, entraîne des modifications organiques aussi importantes, ne mérite pas le qualificatif de poison, de substance capable d’altérer les fonctions vitales de l’appareil moteur et du cerveau ? Est-ce que, du fait qu’un centigramme de morphine absorbé en potion ou par piqûre ne tue pas et au contraire calme le patient, on cesse de la considérer comme un poison, d’en éviter l’ingestion inutile et d’en limiter strictement l’usage à l’ordonnance médicale ? Pour l’homme, les animaux et les végétaux, l’alcool à toute dose constitue un incontestable poison.

La forme sous laquelle se présente le toxique n’influence en rien sa nocivité. Et d’abord, hormis quelques dipsomanes invétérés, personne ne boit de « l’alcool « ; tout le monde se détourne avec horreur de ce produit de la chimie organique. Le consommateur conscient et éclairé avale, exclusivement et sans sourciller, des boissons variées qui ne sont pas de l’alcool, oh ! non, mais contiennent toutes de l’alcool en proportion plus ou moins forte. Selon les lois de la logique commune, celui qui absorbe une solution de sublimé au dix-millième prend du sublimé ; en vertu de la logique spéciale des pro-alcoolistes, celui qui lampe une solution d’alcool au dixième, le vin, ou à parties égales, le cognac, ne prend jamais d’alcool ! Les sectateurs de l’intoxication publique et privée veulent oublier que les spiritueux : cognacs, eux-de-vie, marcs, sont des alcools de distillation, et les vins, bières, cidres, poirés, des alcools de fermentation. Il y a entre ces breuvages une différence de provenance, de degré et non de nature. Les alcools industriels titrent en alcool pur 95° p. 100 ; les spiritueux et liqueurs, 40° à 70° ; les vins de 10° à 24° (de 100 grammes à 240 grammes d’alcool pur par litre!) ; les bières de 2° à 6°. Pour faire régner entre ces diverses préparations une équivalence démocratique, l’amateur hygiéniste entonne plus de vins que de spiritueux. Il nourrit la conviction ferme que le vin, issu cependant de la putréfaction du jus de raisin, mérite le nom de produit naturel, tout comme les eaux-de-vie et cognacs obtenus par la distillation de ce vin ; tandis que l’alcool d’industrie, engendré par la distillation des jus fermentés des graines et betteraves, se voit abaisser au rang des substances artificielles. Voilà encore, de la part des parlementaires de gouvernement, une manifestation originale de science botanique, particulière, qui leur fait considérer les pommes de terre et céréales comme des plantes hors nature !

Les boissons hygiéniques ne manquèrent pas de jouer leur rôle et d’assurer le triomphe de l’alcoolisme de vin. Le Dr Georges Clemenceau, homme politique de réputation mondiale, l’a nettement affirmé dans sa préface de l’ouvrage « l’Alcool « de Louis Jacquet : « ... les boissons alcooliques qualifiées d’hygiéniques qui, tout en changeant la procédure de l’alcoolisme, aboutissent surtout à en favoriser le développement sous des formes nouvelles. C’est ainsi que, dans ces dernières années, les médecins de nos asiles d’aliénés ont constaté que l’alcoolisme de vin l’emportait sur l’alcoolisme de liqueurs prépondérant autrefois. « Cela n’empêcha pas le même Clemenceau, alors président du Conseil et ministre de la Guerre, de prononcer la phrase suivante dans la péroraison d’un discours prononcé à Strasbourg le 4 novembre 1919 : « Laisser à notre vin de France sa place de boisson vivifiante. « (Brochure éditée par l’imprimerie Lang, 7, rue Rochechouart, Paris, p. 30.) Déjà en 1907, une statistique officielle attribuait 2.419 cas d’aliénation mentale à la consommation des boissons hygiéniques, vin, bière, cidre, contre 1.537 cas à l’usage de l’absinthe. ( » Traité International de Psychologie Pathologique « , tome II, p. 924.)

Etant un poison, l’alcool n’est pas, ne peut pas être un aliment, c’est-à-dire « une nourriture, ce qui se mange, se digère, entretient la vie. « (Dictionnaire de l’Académie Française.) En effet, l’alcool se boit, se digère, donne des calories, mais n’entretient pas la vie ; au contraire il l’entrave puis la suspend définitivement, comme cela vient d’être démontré. Les zélateurs de l’alcool-aliment appuient leur panégyrique sur les expériences de MM. Atwater et Bénédict, très bien résumées par M. Jacques Bertillon : « Lorsqu’un homme sain et ordinairement abstinent boit pendant quatre jours, dans un litre d’infusion de café, une faible quantité d’alcool, celle qui se trouve dans trois quarts de litre de vin de Bordeaux, cet alcool produit autant de calories que l’aurait fait une quantité équivalente de sucre et de fécule. » (Cité par Dr Rénon, loc. cit. p. 248.) Il produit des calories, mais en même temps il irrite l’estomac et l’intestin, altère les cellules du foie, sclérose le rein, désagrège les parois des artères, ramollit le cerveau. Les feuilles et baies de belladone aussi donnent des calories, constituent un aliment dont se nourrissent volontiers certains animaux (Richaud, « Précis de thérapeutique et de pharmacologie « , p. 811). Il ne viendra cependant à la pensée d’aucune personne sensée d’ingurgiter une substance toxique ou pouvant l’être, alors que tant de choses saines sont à la portée de sa main. D’ailleurs un autre expérimentateur, M. Chauveau, dans sa note du 21 janvier 1901 à l’Académie des Sciences, conclut ainsi : « La substitution partielle de l’alcool au sucre, isodgname, dans la ration alimentaire d’un sujet qui travaille, ration administrée peu de temps avant le travail, entraîne pour le sujet les conséquences suivantes : 1° diminution de la valeur absolue du travail musculaire ; 2° stagnation ou amoindrissement de l’entretien ; 3° élévation de la dépense énergétique par rapport à la valeur du travail accompli. En somme les résultats de la substitution se montrent à tous points de vue très franchement défavorables. »

Au surplus la logique des faits plaide contre la thèse de l’alcool-aliment. Si la valeur alimentaire d’un corps réside uniquement en son pouvoir calorifique, l’alcool amylique, ou de pommes de terre, qui dégage 9 calories au gramme, l’emporte sur l’alcool éthylique, ou de vin, qui ne fournit que 7 calories : la puissance nutritive de l’alcool naturel, cher aux savants de parlement, inférieure à celle de l’alcool d’industrie, ce pelé, ce galeux, d’où sortirait tout le mal alcoolique ! Or, l’alcool amylique présente la dose toxique limite la plus élevée, soit 12 gr. 50, celle de l’alcool éthylique étant 7 gr. 75. Il faudrait donc conclure que l’alcool le plus toxique est le meilleur aliment, et ce serait le triomphe de l’absurdité ! (D’après les tableaux donnés par le « Traîté de l’alcoolisme « , par Triboulet, Mathieu et Mignot, p. 56 et 148.)

De toute cette discussion, une évidence se dégage : aliment chimique théorique, l’alcool s’avère, à la pratique, un aliment toxique, un véritable et dangereux poison. Du point de vue du simple bon sens, peut-il exister une dose hygiénique de poison ?

Pas plus qu’une nourriture pour le corps, l’alcool poison n’est un aliment pour l’esprit. En prétendant trouver dans les vins et spiritueux du terroir les sources du génie français, les thuriféraires patentés et tarifés de l’intoxication nationale commirent la plus audacieuse facétie sortie de la tête d’un disciple de Bacchus. De toute certitude, l’alcool constitue le poison spécifique de l’intelligence. La moindre dose suffit à provoquer, dès le premier contact, un dérangement mental aisément perçu par l’entourage du sujet. Le Dr Legrain, médecin-chef de l’Asile de Villejuif, le dit fort bien : « L’alcool est avant tout un poison du système nerveux et spécialement du cerveau. Cela domine sa physio-pathologie tout entière ; car c’est en partant de sa propriété primitive et essentielle de parésier l’activité nerveuse que la plupart de ses effets morbides trouvent leur explication facile. C’est beaucoup moins une excitation des centres supérieurs qu’on observe, dès que l’alcool les atteint, qu’une stupéfaction des centres d’arrêt grâce auxquels le sujet, conscient et équilibré, reste le maître de ses sentiments et de ses impulsions, tout aussi bien que des processus ordinaires de sa pensée. « (Article « Alcoolisme « , dans le vol. « Intoxication « , tome XXII du « Traité de Pathologie médicale « de Sergent, Ribadeau-Dumas, Babonneix ; p. 259.)

Chacun sait que l’alcoomane sombre dans un état mental inférieur à l’animalité. Par quelle singulière contradiction une substance génératrice d’une telle déchéance serait-elle capable de donner, à certaines doses, la moindre parcelle de saine compréhension ? Dans l’œuvre scientifique véritable, élaborée par le fonctionnement harmonique d’une imagination hardie, d’une attention soutenue et d’un jugement lucide, la plus petite goutte de toxique apporte trouble et impuissance. Et l’on ne peut citer, dans la science universelle, un seul maître dont soit discutable l’exemplaire sobriété.

Quant à l’œuvre d’imagination pure et à quelques-uns de ses ivrognes ouvriers : Verlaine, Musset, Poe, leur exacte signification est déterminée dans ces lignes de Legrain : « Des poètes assez misérables malgré leur génie ont paru trouver leur inspiration dans l’alcool ; ils ont fait illusion à leurs admirateurs comme ils se sont fait illusion à eux-mêmes. C’était de leur part une infirmité naturelle que d’avoir besoin d’un réactif toxique pour mettre en vedette des dispositions naturelles normalement torpides. » (Loc. cit. p. 241.) Le don poétique synthétise une sensibilité vive, la faculté de penser en images et les moyens de les formuler ; les sensations complexes fournies par des organes intacts’ doivent être élaborées par le cerveau en perceptions précises et intégrales, parmi lesquelles la pensée choisira les éléments les plus caractéristiques et les plus généraux pour en former des images frappantes et évocatrices, qu’une langue savante traduira en termes expressifs et harmonieux. Qu’apportera à cette fonction créatrice, sinon une dégradation d’énergie, cet alcool-poison, ce composé de carbone, d’oxygène et d’hydrogène dont l’action primaire s’affirme déprimante, stupéfiante, anesthésique ? Ne l’oublions pas, avant l’ère du chloroforme, les chirurgiens insensibilisaient leurs malades en leur faisant absorber vins et spiritueux et fumer des cigarettes. Si ses douleurs s’apaisent et s’endorment au souffle des vapeurs ébrieuses, si ses joies chancellent et tombent au souffle empesté des liqueurs bachiques, où le poète puisera-t-il ses nobles inspirations ? Au vrai poète il faut des sens délicats et robustes, une raison lucide et forte, un vocabulaire précis. Le virus sécrété dans la profondeur des cuves et alambics, détruit tout équilibre et annihile toute possibilité. C’est pourquoi les lecteurs avertis goûtent surtout dans Verlaine les vers écrits aux époques de sevrage, à l’hôpital ou en prison.

A l’expérience séculaire, la guerre récente vint apporter l’appui de ses tristes divagations. Abruti par le jus de ses treilles, le peuple français toléra de ses dirigeants les plus grossiers et les plus éhontés mensonges, le plus stupide et le plus infâme « bourrage de crânes « , que le dernier des béotiens ou des hottentots microcéphales n’aurait pas pu supporter. Aucun gouvernement d’Europe n’osa aller si loin dans l’absurdité et le crime ; les chefs de la Troisième République connaissaient le degré d’abêtissement où était tombée, grâce aux boissons hygiéniques, la nation autrefois réputée la plus spirituelle du monde. Par les larges distributions de vin et d’eau-de-vie aux martyrs des tranchées de guerre, la déchéance s’accrut dans une proportion formidable et pèse à l’heure actuelle sur les enfants conçus dans cette période de collective folie toxique. Les maîtres des écoles primaires s’accordent unanimement à reconnaître un abaissement considérable du niveau intellectuel de leurs élèves, dont les facultés de compréhension et d’assimilation sont bien moindres qu’avant-guerre. Il se trouve même des sujets complètement rebelles à l’enseignement. Les pauvres fils de la victoire pâtissent en leur cerveau de l’empoisonnement à fond de leurs glorieux géniteurs. La même remarque vaut aussi pour les nourrissons des écoles secondaires, mais à une plus petite échelle. Car chacun le sait, la bourgeoisie fréquenta davantage l’arrière que le front des armées et d’ailleurs, en partie, savait et pratiquait les bienfaits de l’abstinence totale.

A la lueur de ces précisions, fournies à la fois par l’empirisme, la science et la raison, l’attitude des pouvoirs publics envers l’alcoolisme, effroyable fléau, apparaît singulièrement négative. Sans être des phénix, les hommes de parlement et surtout de gouvernement savent que l’alcool sous toutes ses formes est non un aliment mais un abominable poison ; que vouloir déterminer la dose bienfaisante d’un toxique constitue un extraordinaire non-sens ou une cynique tromperie ; qu’il n’y a pas de boissons alcooliques hygiéniques ; que le vin, alcool de fermentation, présente le même danger que l’alcool de distillation ; que tous les alcools méritent la double appellation et de « naturels « puisque provenant de plantes diverses sauvages ou cultivées, et d’ « artificiels « , puisque extraits de ces plantes par l’industrie humaine ; enfin que les vins et spiritueux exercent leurs premiers et plus meurtriers ravages sur les fonctions intellectuelles.

Ils savent, et cependant ne proposent contre le mal grandissant que des mesures complètement illusoires. L’élévation des droits sur les boissons augmente le rendement des impôts sans diminuer la consomation ; bien au contraire, la taxe sur l’alcool atteint en ce moment mille francs, et l’alcoolisme progresse chaque jour. La limitation du nombre des débits créerait un privilège exorbitant en faveur des tenanciers tolérés qui verraient leur clientèle s’accroître, comme le fait s’est produit en Belgique. La suppression du privilège des bouilleurs de cru et l’institution du monopole obligeraient à entrer directement dans les caisses de l’Etat les sommes qui à l’heure actuelle, passent par les poches des empoîsonneurs privés ; mais si le bénéficiaire change, l’empoisonnement reste le même. La prohibition légale, les grandes nations européennes la repoussent avec horreur.

Car si les peuples meurent de l’alcool, les gouvernements en vivent. Ceux-ci, malgré les apparences, n’escomptent pas surtout les avantages financiers des impôts directs ou indirects sur les boissons. Ils ne l’ignorent pas, les milliards gagnés ainsi se dépensent en pure perte, en frais de perception, de surveillance et de répression des fraudes, en frais d’hospitalisation et de secours des malades. En réalité, les classes dirigeantes favorisent l’intoxication parce qu’elles tirent de son industrie et de son commerce de fabuleuses richesses et y trouvent l’appui principal de leur domination. L’alcool est un prodigieux moyen de gouvernement, dont le succès n’a pas cessé de s’affirmer depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Monarchies, oligarchies, démocraties ne peuvent imposer leur pouvoir parasitaire, stérile et malfaisant qu’à des populations abruties par les vins et spiritueux et incapables de discerner leurs véritables intérêts. La guerre européenne de 1914–18 vient encore ici apporter son témoignage irrécusable. Imposée par l’imposture officielle à des masses à l’intellect embrumé d’alcool, elle ne dura que grâce aux larges et quotidiennes distributions d’horribles mixtures empoisonnées. C’est là un fait de notoriété publique et d’ailleurs avoué à la tribune par un député dont l’insolite franchise prit peut-être sa source à la buvette de la Chambre et laissa échapper les mémorables paroles citées plus haut. Impuissants à défendre leur vie sacrifiée dans une épouvantable boucherie, comment les hommes avinés revendiqueraient-ils leur bonheur et leur liberté ? Horde balbutiante et titubante, ils se montrent eux-mêmes les premiers artisans de leur asservissement.

L’attitude des gouvernants commande celle des anarchistes. Ceux-ci rencontrent dans l’alcool le plus dangereux ennemi ; leurs efforts de libération individuelle et totale se heurtent à la veulerie collective d’une humanité dont l’intelligence et la volonté sombrèrent dans les liquides empoisonnés. En dehors des périodes d’ivresse et de délire, le buveur se révèle pusillanime et craintif, inapte aux moindres réactions ; au fond de lui-même, il éprouve le sentiment de sa faiblesse physique et mentale, et se courbe devant les servitudes millénaires : longues et exténuantes journées de travail, salaires dérisoires, logements insalubres, service militaire et jusqu’à la guerre meurtrière. L’esclavage antique n’a pas connu un tel anéantissement d’une classe innombrable mais ignorante et décervelée devant une caste restreinte mais assez éclairée. L’individu ne pourra se sauver que par le renoncement définitif à l’alcool sous touts ses aspects, par la pratique de l’abstinence intégrale. La modération, prêchée avec astuce par les pseudo-hygiénistes officiels, cache une forme redoutable, parce qu’insidieuse, de l’intoxication. Celui qui, buvant chaque jour, ne s’enivre jamais, glisse peu à peu à l’évanouissement inéluctable de sa personnalité, l’esprit obscurci par les vapeurs délétères, il cesse de développer son instruction, ne réfléchit pas, ne pense pas par lui-même, agit sous des suggestions étrangères, obéit au commandement, craint et respecte l’autorité brutale. Pour échapper au servage infamant, il existe un seul moyen de salut : la prohibition décrétée à soi-même.

Les plébiscites, règlements, ordonnances portent en eux un élément d’impuissance originelle : leur caducité. L’autocrate, la majorité de demain détruirait l’œuvre d’aujourd’hui. L’histoire nous enseigne combien monarques et citoyens électeurs subissent d’influences successives et contradictoires et quelle instabilité bouleverse les législations en apparence les mieux assises. L’homme libre se dicte sa propre loi, inspirée par sa raison intacte, s’interdit le moindre poison. Il agit sur ses semblables par une puissance indestructible : l’exemple.

En antialcoolisme, et partout et toujours, l’anarchiste fait siennes les belles paroles du Dr Legrain : « Depuis que l’homme est à la recherche du mieux-être moral, il ne trouva jamais rien de bon tant qu’il ne prit point l’idéal ou l’Absolu comme guide et maître. »

Docteur F. ELOSU.

* * *

OUVRAGES A CONSULTER :

Dr Legrain. — Les causes psychologiques de l’alcoolisme, in-8°, 276 p. Editions « Je sers « , Clamart, 1925.

Dr Legrain. — Article « Alcoolisme » dans « Intoxications « , tome XXII du Traité de Pathologie médicale et Thérapeutique appliquée, in-8°, 553 p. A. Maloine, 1922, Paris.

Dr Legrain. — Article « Médecine sociale des Poisons « , dans « Médecine sociale « , tome XXXIII du Traité de Pathologie Médicale et Thérapeutique appliquée, in-8°, 773 p. A. Maloine, Paris, 1925.

Dr Legrain. — Les grands narcotiques sociaux, in-8°, 460 p. A. Maloine, Paris 1925.

Louis Jacquet. — L’Alcool in-8°, 944 p. Masson et Cie, Paris, 1912.

Triboulet, Mathieu et Mignot. — Traité de l’alcoolisme, in-8°, 479 p. Masson et Cie, Paris, 1905.

Dr Louis Rénon. — Les maladies populaires, in-8°, 477 p. Masson et Cie, Paris, 1905.

A. Richaud. — Précis de Thérapeutique et de Pharmacologie, in-8°, 984 p. Masson, Paris, 1911.

Dr A. Marie, directeur. — Traité international de Psychologie Pathologique. Tome II, in-8°, 999 p. Félix Alean, Paris, 1911.

Jean Finot. — L’Union sacrée contre l’alcoolisme, in-8° 227 p. Edition de l’ « Alarme « (parue pendant la guerre).

ALLOCATIONS FAMILIALES

On donne le nom d’allocations familiales aux diverses allocations attribuées par l’employeur (patron ou Etat), en plus du salaire, aux ouvriers et ouvrières qu’il emploie. De ce nombre sont : l’allocation aux familles nombreuses, l’allocation en cas de naissance ou de décès, l’allocation d’allaitement, etc. L’ensemble de ces allocations constitue ce qu’on appelle : le sursalaire familial.

En fait, l’attribution de ces allocations, de ce sursalaire familial, ressemble étrangement à une sorte de « charité », de « philanthropie » dont les bénéficiaires sont maintenus dans la servitude et presque contraints d’y demeurer, en raison de leurs charges de famille trop lourdes.

A la vérité, les allocations familiales qui font partie intégrante de l’assistance sociale devraient être incorporées dans celle-ci et déterminées sans autre souci que celui de permettre à l’ouvrier de vivre dignement, lui et sa famille.

Les allocations familiales telles qu’elles sont conçues, telles qu’elles fonctionnent, constituent un véritable danger pour l’émancipation des travailleurs.

Le patronat joue habilement de cette allocation pour avilir les salaires en général. Que lui importe de donner à quelques pères de familles nombreuses des allocations spéciales, s’il peut, par là même, récupérer cent fois le montant de ces allocations en baissant le salaire ou en l’empêchant de se maintenir en rapport avec le coût de la vie ? N’est-ce pas pour lui tout bénéfice ?

De cette façon, non seulement il s’assure le concours de quelques esclaves dociles, mais encore il dresse invariablement les uns contre les autres ceux qui bénéficient et ceux qui ne bénéficient pas du sursalaire familiaI. L’ouvrier a conscience que cette rétribution d’un travail équivalent à des taux différents est injuste. C’est d’autres mains que celles du patronat que devrait venir le sursalaire, c’est d’un organisme d’assistance sociale que l’ouvrier devrait recevoir, s’il a des charges de famille anormales, les subsides nécessaires.

Telles qu’elles existent actuellement, les allocations familiales sont des moyens de réaction, de domination, à la disposition du patronat.

Elles deviennent plus dangereuses encore lorsque le patron les complète par des Economats où l’ouvrier, bon gré mal gré, doit s’approvisionner.

Ainsi comprises, elles permettent au patronat de s’ingérer dans les affaires intimes du ménage ouvrier, dont tout le gain — toujours insuffisant d’ailleurs — rentre à nouveau à la caisse patronale.

Aux allocations familiales, véritable instrument d’exploitation et de réaction entre les mains du patronat, il faut, même dans le régime actuel, surtout dans ce régime, opposer et tenter de réaliser la véritable assistance sociale.

C’est d’abord par la fixation d’un minimum de salaire suffisant, en rapport constant et direct avec le coût de la vie, qu’on résoudra l’essentiel de ce problème social.

Il faudra compléter cette mesure par l’organisation nationale de l’assurance sociale générale. C’est celle-ci, qui devra venir en aide, en toutes circonstances, aux familles nombreuses sous telle forme que l’exigera la situation particulière de l’assuré.

Il est normal que cette assistance soit financée par ceux qui en ont profité ou en profiteront, en exploitant la main-d’œuvre que représentent ou les vieillards ou les enfants.

C’est par une contribution prélevée sur les caisses patronales, mais distribuée par un organisme indépendant, que devra être alimentée la caisse d’assurance.

En tout cas, ces allocations doivent être totalement indépendantes du salaire. Elles constituent un véritable droit social. En outre, il est indispensable qu’elles jouent en tout temps et surtout lorsque l’ouvrier est malade ou en chômage, ce qui n’est pas le cas avec le système actuel, puisque l’ouvrier est privé de ces allocations au moment même où il en a le plus grand besoin.

Ce serait l’honneur d’une démocratie — si ce nom avait un sens — de réaliser cela. Il n’y faut donc guère compter. L’assurance sociale, la vraie assurance collective ne pourra être l’œuvre, dans un monde nouveau, que des producteurs associés, solidarisés dans l’effort comme dans les charges sociales.

ALTRUISME

(lat. alter, autre)

On a tort de faire de ce vocable l’antonyme d’égoïsme : ce sont deux têtes sous le même bonnet. L’altruisme est le nom que prend l’égoïsme pour ne pas être reconnu, c’est le vêtement qu’il adopte quand il craint d’être découvert. Toutes les variétés d’altruisme ou soi-disant amour du prochain se ramènent à l’égoïsme. C’est le courtisan La Rochefoucauld qui a raison contre les pédants, les idéalistes à l’eau-de-rose, les énergumènes, les donneurs de conseils et autres professeurs d’énergie, animés d’excellentes intentions et pourris d’optimisme. Ils veulent faire le bonheur des autres malgré eux. Il est de bon ton, dans certains milieux, de « réfuter « , avec quels arguments ! l’auteur des Maximes. De vieux examinateurs grincheux refusent systématiquement au « baccalauréat « les petits jeunes gens qui osent partager l’avis de La Rochefoucauld. Il est interdit d’avoir une opinion personnelle là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses. Il est entendu que l’altruisme est la plus haute des vertus et distingue l’homme de l’animal. L’altruisme, tel qu’on le pratique, est profondément immoral ; c’est un mensonge. L’altruisme des faibles, des esclaves, des infirmes (intellectuellement et physiquement) est la source d’une infinité de maux : altruisme de soumission, d’obéissance et de passivité. C’est lui qui engendre les conflits internationaux qu’il fait semblant de déplorer. Sous le couvert de l’altruisme se perpétuent le crime et l’ignorance, la résignation, la servitude et l’aplatissement. Ce que les altruistes accordent le plus facilement, ce sont des promesses. La règle : donner et retenir ne vaut, devrait avoir la même valeur en morale qu’en droit. Or, l’altruisme ne donne rien en échange de l’abdication de la personnalité qu’il exige des bénéficiaires. L’aumône est une diminution. L’altruisme profite surtout à ceux qui le pratiquent. Il est prétexte à banquets, décorations, divertissements de mauvais goût. La chimère de l’altruisme est une réalité par les ravages qu’elle exerce. Mutualisme, solidarisme, pacifisme, etc., ne quittent pas le domaine de l’abstraction, s’expriment en phrases creuses que les badauds prennent pour des réalités. A l’altruisme s’oppose l’amour, qui est la sincérité.

GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS

AMBITION

n. f.

Presque tous les dictionnaires et encyclopédies définissent ce mot dans les termes suivants : « désir immodéré de gloire, de fortune, d’honneur et de puissance ». Ils ajoutent, par voie de commentaires, que ce désir tenace et violent s’appuie, dans la pratique, sur une volonté forte, soutenue par une disposition, naturelle ou acquise, à tout imaginer, à tout oser, à tout entreprendre, à ne reculer devant rien pour arriver au résultat qu’on veut atteindre.

Conquérir la gloire, la fortune, les honneurs et la puissance, tel est donc le but que se propose l’ambitieux.

L’ambition procède ou de besoins excessifs et pressants ou d’une vanité démesurée.

Dans le premier cas, elle vise plutôt la fortune ; dans le second cas, les honneurs et la puissance.

Certains hommes sont rongés par le désir immodéré de devenir riches, non pour briller dans le monde où il est de bon ton de jeter l’argent par les fenêtres ; non pour attirer l’attention sur leur personne par l’éclat de leur luxe ou leur fastueux train de vie ; non pour faire parler d’eux ; non pour provoquer le respect et l’admiration de leurs semblables ; mais pour satisfaire, sans compter, leurs appétits démesurés de goinfrerie ou de luxure, de spectacles ou de voyages, de jeu ou de dépravation. D’autres n’ambitionnent que la gloire, la notoriété, les honneurs, la puissance. S’ils ont de la fortune, ils n’hésitent pas à la faire servir à leur soif de renom, de popularité et de pouvoir. S’ils n’en possèdent pas, ils ne la convoitent que pour paraître et pour pousser leur réputation d’hommes remarquables. D’autres, enfin, mènent de front — et ce sont les plus nombreux — la volonté de devenir riches et puissants, parceque, d’une part, ils sont dévorés par l’amour de la richesse et du pouvoir et parce que, d’autre part, ils constatent que, dans le milieu social actuel la richesse aide puissamment à la conquête du Pouvoir et que l’exercice du Pouvoir seconde puissamment l’acquisition de la fortune.

Des premiers, on peut dire que ce sont des ambitieux partiels et des derniers que ce sont des ambitieux complets.

Le plus couramment, on entend par « ambitieux » l’homme qui aspire à jouer un rôle dans la vie publique, à tenir sur la scène politique un emploi de grand style ; à jouer, dans la tragi-comédie sociale, les personnages de premier plan. L’individu que le langage populaire qualifie péjorativement de « politicien » personnifie très exactement l’espèce d’ambitieux la plus nocive et la plus méprisable, tant en raison du mal que fait ledit politicien, qu’en raison de la perversité, de l’ignominie, de la bassesse des moyens qu’il emploie.

Le « politicien » est bien l’homme sans scrupule ni conviction stable qui, pour réaliser le rêve de gloire et de puissance qu’il assigne à son ambition, est, comme l’indique la définition ci-dessus, prêt à tout imaginer, résolu à tout oser, décidé à tout entreprendre, dût-il faire usage, pour atteindre son but, des pires moyens s’il estime que ceux-ci sont les plus sûrs et les plus rapides.

Lorsque l’ambitieux fait de la politique sa carrière, il est infailliblement appelé à se ravaler au rang des personnages les plus ignobles. Il se peut qu’il éprouve, au début, alors que sa conscience possède encore quelque probité, une certaine répugnance à barbotter dans le purin des combinaisons équivoques, des tractations louches, des compromissions déshonorantes, des trahisons dégradantes ; mais il ne tarde pas à s’y trouver fort à l’aise et, graduellement, à s’y complaire. Un jour vient où, pour lui, le comble de l’art consiste à rouler hypocritement ses adversaires et à trahir insidieusement ses amis et partisans.

Tôt ou tard — et quel que soit le parti auquel il adhère, quelle que soit la doctrine dont il se réclame — l’ambitieux, tout à la volonté de se hisser toujours plus haut, est appelé à devenir un renégat. Parfois, il le devient brutalement, sans transition, d’une seule enjambée. Dans ce cas là, il joue le tout pour le tout ; c’est sur un seul coup de carte qu’il risque son avenir. Il s’expose à se casser les reins ; mais il court la chance, si les circonstances lui sont propices, de réaliser, du jour au lendemain, sa volonté de puissance. Toutefois, c’est là un jeu extrêmement dangereux, et le véritable « politicien » sait mettre un frein à l’impatience qui le ronge. Le plus souvent, il avance à pas mesurés ; il ne se détache que petit à petit du programme qu’il a adopté et, à l’origine, soutenu pour faire son entrée au Parlement ; il ne s’éloigne de ce programme, que par étapes successives et lentes ; il attend, pour s’en séparer tout à fait, qu’il ait tout à perdre en lui restant fidèle et tout à gagner en l’abandonnant. Alors, il est mûr pour le reniement et, dès que l’occasion se présente — si elle se fait trop attendre, il la cherche et la provoque — il devient un de ces renégats avérés dont notre époque, dans tous les pays du monde, nous offre d’innombrables et célèbres exemples.

On serait en droit de penser que ces types répugnants de versatilité et de fourberie sont universellement méprisés ; il n’en est rien. Ils conservent des admirateurs et des partisans même parmi ceux dont ils ont trahi la confiance. Il se forme autour de leur abjection, un groupe de courtisans toujours prêts à s’aplatir devant le Pouvoir, quelque sales que soient les mains qui le détiennent. On voit les plus hauts personnages faire antichambre pour mendier une parole bienveillante, un sourire, un appui et la protection de ces immondes renégats devenus chefs d’Etat ou ministres, gouverneurs ou plénipotentiaires.

Le pire, c’est que les professeurs de morale officielle, qui se lamentent sur la dépravation de notre siècle, qui versent des larmes de crocodiles sur l’abaissement des caractères, qui s’indignent de la perversité, de la débauche, de la prostitution qui sont, geignent-ils, la marque de ce temps ; le pire, c’est que ces moralistes austères et pudibonds se taisent ; il en est même qui se joignent à la tourbe des courtisans et qui balancent l’encensoir sous les narines de ces politiciens infâmes.

Est-ce lâcheté, hypocrisie ou ignorance de la part de ces thuriféraires ? Ce ne peut-être ignorance : les faits sont de notoriété publique et le curriculum vitae de ces grands ambitieux est connu de tous. Donc, ce ne peut être qu’hypocrisie et lâcheté. Laissons ces faux moralistes à leur sordide immoralité.

Et pourtant, il y a ce qu’on appelle de nobles ambitions. L’homme qui recherche avec âpreté la justice et la vérité non seulement pour la satisfaction louable de les connaître, mais encore pour la joie de les faire respecter et chérir ; celui qui s’ applique avec ardeur et persévérance à l’amélioration graduelle de lui-même, au développement de ses facultés, au perfectionnement de ses œuvres ; celui qui s’attache fortement à un idéal de liberté et d’abondance physique, intellectuelle et morale ; celui qui consacre ses efforts tenaces à la réalisation d’une vie intense par la sensibilité, la compréhension et la volonté tous ceux-là ont en réalité, de l’ambition. Mais celle-ci est de bon aloi : d’abord, parce qu’elle ne nuit à personne, ne diminue, n’appauvrit, n’humilie, ne fait souffrir personne : ensuite, parce que ceux qui sont en proie à ce genre d’ambition ne recourent, pour atteindre le but qu’ils se proposent, ni à la dissimulation, ni à la déloyauté, ni à la trahison.

Rares sont ces modèles d’ambition saine, élevée et vertueuse ; si rares, qu’on hésite à les qualifier d’ambitieux, dans l’appréhension de les confondre avec les ambitieux de la richesse et de la puissance.

Acquérir la fortune, conquérir le pouvoir ; tout est là, dans une société capitaliste et autoritaire. Pour les uns, c’est la chasse aux millions ; pour les autres, c’est la course aux plus hautes fonctions, aux situations les plus en vue ; pour la plupart, c’est la poursuite perfas et nefas, fébrile, obstinée, imperturbable et du pouvoir et de l’opulence.

Il est absurde — et c’est le cas de ces moralistes auxquels il est fait plus haut allusion — de blâmer l’ambition et les ambitieux et de louanger une organisation sociale qui enfante fatalement l’une et élève les autres sur le pavois. Toute société hiérarchique engendre nécessairement l’ambition. Elle fait naître la cupidité qui pousse à la conquête acharnée de la richesse ; elle porte au maximum la vanité qui aspire avec frénésie, aux honneurs (qu’il ne faut pas confondre avec l’honneur) aux dignités (qu’il ne faut pas confondre avec la dignité) au Pouvoir qui n’est ni la consécration du mérite, ni la récompense du dévouement à la chose publique.

Il n’existe qu’un moyen de combattre, mieux : d’anéantir toutes les ambitions haïssables. Ce moyen, c’est celui que, seuls, les anarchistes préconisent. Il consiste à abattre l’Etat protecteur et soutien du Capital. Dans une société anarchiste, tous les individusétant libres et égaux, l’Autorité et la Propriété ayant été abolies, personne ne songera à s’enrichir, puisque tout étant à tous et nul n’étant économiquement sous la dépendance d’un autre, tenter de s’enrichir serait tenter l’impossible et l’inutile ; personne ne songera à commander en maître, à s’ériger en chef, à exercer le Pouvoir ; puisque, le mécanisme autoritaire ayant été définitivement brisé, nul ne sera tenu d’obéir.

C’est ainsi et seulement ainsi que, faute d’aliment, l’ambition, c’est-à-dire la soif immodérée de la gloire, de la fortune, des honneurs, de la puissance, disparaîtra pour faire place à l’ambition respectable et salutaire : celle qui porte l’homme à devenir toujours plus fort, plus éclairé, plus juste, plus fraternel, en un mot meilleur.

Sébastien FAURE.

AME

n. f. (du lat. anima, souffle, vie)

C’est un terme vague, imprécis, indéterminé dont la définition varie selon les doctrines philosophiques qui, toutes, s’y sont plus ou moins intéressées. Le mot Ame exprime le principe inconnu auquel on attribue les effets connus et observés que nous sentons en nous. Dans le sens propre et littéral de la langue latine et de celles qui en sont dérivées, l’âme signifie ce qui anime. C’est pourquoi l’on dit « l’âme des hommes, des animaux, quelquefois des plantes » pour signifier leur principe de vie, de végétation, de développement. L’âme est, alors, prise en général pour l’origine et la cause de la vie, pour la vie elle-même.

Dans un sens plus restreint on dit que l’âme est l’ensemble des facultés qui représentent la vie intellectuelle et morale, et le siège, le foyer et la source de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté. Cette définition admise, il s’agit de préciser la nature, la substance de l’âme. Est-elle inhérente au corps et inséparable de ce dernier ? Naît-elle, se développe-t-elle, meurt-elle avec le corps ? Ou bien possède-t-elle une existence propre, autonome, indépendante du corps qui, dans ce cas, ne serait que son enveloppe mortelle ? Si l’on suppose que l’âme vit avant le corps dans lequel elle se loge et survit à ce corps, on se demande où elle se trouvait avant, où elle se trouvera après ; de quelle façon, à quel moment et dans quelles conditions elle pénètre dans le corps et, enfin, de quelle façon, à quel moment et dans quelles conditions elle en sort. On se demande encore si l’âme possède une existence limitée ou sans limites ; si elle commence : où, quand, comment et, si elle prend fin : où, quand, comment ?

De plus, si elle ne se confond pas avec la matière qui compose le corps vivant, il y a lieu d’étudier les rapports de toute nature qui existent entre le corps et l’âme, de mesurer l’influence que l’un exerce sur l’autre et inversement ; s’il y a entente étroite et constante entre eux ou, au contraire, conflit incessant, il convient de préciser les conditions de cette association ou de ce dualisme et d’en spécifier les origines et les conséquences.

Ce mot « Ame » et la signification qu’on lui donne ont provoqué — il est aisé de le concevoir et le contraire serait surprenant — les controverses les plus ardentes, les polémiques les plus âpres, les discussions les plus passionnées. Ces discussions ont donné lieu à des systèmes philosophiques variés et contradictoires d’où sont sorties, abstraction faite de certaines écoles dont l’enseignement reste imprécis, deux grandes écoles : l’Ecole Spiritualiste et l’Ecole Matérialiste.

Aux mots : Matérialisme et Spiritualisme, nous nous réservons d’approfondir, autant que faire se peut, dans l’état actuel des connaissances humaines, la doctrine générale de ces deux écoles philosophiques qui se flattent d’interpréter et d’expliquer pour ainsi dire scientifiquement les origines et les manifestations de l’Univers et de toutes les parties qui le composent, l’homme compris.

Dans ces lignes consacrées au mot Ame, nous nous bornerons à citer un passage intéressant du Dictionnaire Encyclopédique de Voltaire, et un extrait du Dictionnaire La Châtre.

Voici le passage du dictionnaire philosophique de Voltaire :

« Nous devons mettre en question si l’âme intelligente est esprit ou matière ; si elle est créée avant nous ; si elle sort du néant dans notre naissance ; si, après nous avoir animés un jour sur la terre, elle vit après nous dans l’éternité. Ces questions paraissent sublimes. Que sont-elles ? Des questions d’aveugles qui disent à d’autres aveugles : « Qu’est-ce que la lumière ? »

« Quand nous voulons connaître grossièrement un morceau de métal, nous le mettons au feu dans un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y mettre l’âme ? Elle est esprit, dit l’un. Mais qu’est-ce qu’Esprit ? Personne assurément n’en sait rien. C’est un mot si vide de sens, qu’on est obligé de dire ce que l’esprit n’est pas, ne pouvant dire ce qu’il est. L’âme est matière, dit l’autre. Mais, qu’est-ce que matière ? Nous n’en connaissons que quelques apparences et quelques propriétés ; et nulle de ces propriétés, nulle de ces apparences ne paraît avoir le moindre rapport avec la pensée.

C’est quelque chose de distinct de la matière, dites-vous ? Mais quelle preuve en avez-vous ? Est-ce parce que la matière est divisible et figurable et que la pensée ne l’est pas ? Mais qui vous dit que les premiers principes de la matière sont divisibles et figurables ? Il est très vraisemblable qu’ils ne le sont point ; des sectes entières de philosophes prétendent que les éléments de la matière n’ont ni figure ni étendue. Vous criez d’un air triomphant : « la pensée n’est ni du bois, ni de la pierre, ni du sable, ni du métal ; donc, la pensée n’appartient pas à la matière. » Faibles et hardis raisonneurs ! La gravitation n’est ni bois, ni sable, ni métal, ni pierre ; le mouvement, la végétation, la vie ne sont rien, non plus, de tout cela ; et cependant la vie, la végétation, le mouvement, la gravitation sont données à la matière. Qu’importe tout ce qu’on a dit et tout ce qu’on dira sur l’Ame ; qu’importe qu’on l’ait appelée entéléchie, quintessence, flamme, éther ; qu’on l’ait crue universelle, incréée, transmigrante ?... Comment donc sommes-nous assez hardis pour affirmer ce que c’est que l’âme. Nons savons certainement que nous existons, qne nous pensons. Voulons-nous faire un pas au delà ? Nons tombons dans un abîme de ténèbres et, dans cet abîme, nons avons encore la folle témérité de disputer si cette âme, dont nous n’avons pas la moindre idée, est faite avant nous ou avec nous, si , elle est périssable ou immortelle ! »

Un peu plus loin, toujours dans son dictionnaire philosophique, au mot « Ame », Voltaire ajoute :

« il faut que je l’avoue : lorsque j’ai examiné l’infaillible Aristote, le docteur évangélique ; le divin Platon, j’ai pris toutes ces épitètes pour des sobriquets. Je n’ai vu, dans tous les philosophes qui ont parlé de l’âme humaine, que des aveugles pleins de témérité et de babil, qui s’efforcent de persuader qu’ils ont une vue d’aigle, et d’autres, curieux et fous, qui les croient sur parole et s’imaginent enfin de voir quelque chose.

Je ne craindrai point de mettre au rang de ces maîtres d’erreurs Descartes et Malebranche. Le premier nous assure que l’âme de l’homme est une substance dont l’essence est de penser, qui pense toujours et qui s’occupe, dans le ventre de la mère, de belles idées métaphysiques et de beaux axiomes généraux qu’elle oublie ensuite.

Pour le père Malebranche, il est bien persuadé que nous voyons tout en Dieu ; il a trouvé des partisans, parce que les fables les plus hardies sont celles qui sont le mieux reçues de la faible imagination des hommes. Plusieurs philosophes ont donc fait le roman de l’âme ; enfin, c’est un sage qui en a écrit modestement l’histoire. Je vais faire l’abrégé de cette histoire, selon que je l’ai conçue. Je sais fort bien que tout le monde ne conviendra pas des idées de Locke ; il se pourrait fort bien que Locke eût raison contre Descartes et Malebranche et qu’il eût tort contre la Sorbonne, je parle selon les lumières de la philosophie, non selon les révélations de la Foi.

Il ne m’appartient que de penser humainement ; les théologiens décident divinement ; c’est tout autre chose ; la raison et la foi sont de nature contraire. En un mot, voici un petit précis de Locke que je censurerais si j’étais théologien et que j’adopte, pour un moment, comme hypothèse, comme conjecture de simple philosophie. Humainement parlant, il s’agit de savoir ce que c’est que l’âme.

  1. Le mot d’âme est de ces mots que chacun prononce sans les entendre ; nous n’entendons que les choses dont nous avons une idée ; nous n’avons point d’idée d’âme, d’esprit ; donc, nous ne l’entendons point.

  2. Il nous a donc plu d’appeler « âme » la faculté de sentir et de penser, comme nous appelons « vie » la faculté de vivre et « volonté » la faculté de vouloir.

Des raisonneurs sont venus ensuite et ont dit : « L’homme est composé de matière et d’esprit ; la matière est étendue et divisible ; l’esprit n’est ni étendu ni divisible ; donc il est, disent-ils, d’une autre nature. Nous voyons peu le corps, nous ne voyons point l’âme ; elle n’a point de parties, donc elle est éternelle ; elle a des idées pures et spirituelles, donc elle ne les reçoit point de la matière ; elle ne les reçoit point non plus d’elle-même, donc Dieu les lui donne. Donc, elle apporte en naissant les idées de Dieu, de l’infini et toutes les idées générales. »

Toujours humainement parlant, je réponds à ces Messieurs qu’ils sont bien savants. Ils nous disent d’abord qu’il y a une âme et puis ce que ça doit être. Ils prononcent le mot de matière et décident ensuite nettement ce qu’elle est. Et même, je leur dis : « Vous ne connaissez ni l’esprit ni la matière. Par esprit, vous ne pouvez imaginer que la faculté de penser ; par la matière, vous ne pouvez entendre qu’un certain assemblage de qualités, de couleurs, d’étendue, de solidité ; et il nous a plu d’appeler cela matière et vous avez assigné les limites de la matière et de l’âme, avant d’être sûrs seulement de l’existence de l’une et de l’autre.

Quant à la matière, vous affirmez gravement qu’il n’y a en elle que l’étendue et la solidité ; et moi, je vous dis modestement qu’il y a en elle mille propriétés que vous et moi ne connaissons pas. Vous dites que l’âme est indivisible et éternelle ; et vous supposez ce qui est en question. Vous êtes à peu près comme un régent de collège qui, n’ayant vu d’horloge de sa vie, aurait tout d’un coup entre ses mains une montre d’Angleterre à répétition. Cet homme, bon péripatéticien, est frappé de la justesse avec laquelle les aiguilles divisent et marquent les temps, et encore plus étonné qu’un bouton, poussé par le doigt, sonne précisément l’heure que l’aiguille marque. Mon philosophe ne manque pas de prouver qu’il y a dans cette machine une âme qui la gouverne et qui en mène les ressorts. Il démontre savamment son opinion par la comparaison des Anges qui font marcher les sphères célestes et il fait soutenir dans la classe de belles thèses sur l’âme des montres. Un de ses écoliers ouvre la montre ; on n’y voit que des ressorts et, cependant, on soutient toujours le système de l’âme des montres, qui passe pour démontré. Je suis cet écolier ouvrant la montre qu’on appelle homme et qui, au lieu de définir hardiment ce que nous n’entendons point, tâche d’examiner par degré ce que nous voulons connaître.

Prenons un enfant à l’instant de sa naissance et suivons pas à pas les progrès de son entendement. Vous me faites l’honneur de m’apprendre que Dieu a pris la peine de créer une âme pour aller loger dans ce corps lorsqu’il a environ six semaines ; que cette âme, à son arrivée, est pourvue des idées métaphysiques, donc connaissant l’esprit, les idées abstraites, l’infini fort clairement ; étant, en un mot, une très savante personne. Mais, malheureusement, elle sort de l’utérus avec une ignorance crasse ; elle a passé dix-huit mois à ne connaître que le téton de sa nourrice ; et lorsque, à l’âge de vingt ans, on veut faire ressouvenir cette âme de toutes les idées scientifiques qu’elle possédait quand elle s’est unie à son corps, elle est souvent si bouchée, qu’elle n’en peut concevoir aucune. En vérité, à quoi pensait l’âme de Descartes et de Malebranche quand elle imagina de telles rêveries ? Suivons donc l’idée du petit enfant sans nous arrêter aux imaginations des philosophes.

Le jour que sa mère est accouchée de lui, il est né, dans la maison, un chien, un chat et un serin. Au bout de dix-huit mois, je fais du chien un excellent chasseur ; à un an, le serin siffle un air ; le chat, au bout de six semaines, fait déjà tous ses tours ; et l’enfant, au bout de quatre ans, ne sait rien. Moi, homme grossier, témoin de cette prodigieuse différence et qui n’ai jamais eu d’enfant, je crois d’abord que le chat, le chien et le serin sont des créatures très intelligentes et que le petit enfant est un automate. Cependant, petit à petit, je m’aperçois que cet enfant a des idées, de la mémoire, qu’il a les mêmes passions que ces animaux et, alors, j’avoue qu’il est, comme eux, une créature raisonnable. Il me communique différentes idées par quelques paroles qu’il a apprises et retenues, de même que mon chien, par des cris diversifiés, me fait exactement connaître ses divers besoins. J’aperçois que, à l’âge de six ans ou sept ans, l’enfant combine dans son petit cerveau presque autant d’idées que mon chien de chasse dans le sien ; enfin, il atteint, avec l’âge, un nombre infini de connaissances. Alors, que dois-je penser de lui ? irai-je croire qu’il est d’une nature tout à fait différente ? Non, sans doute ; car vous voyez d’un côté un imbécile et de l’autre un Newton ; vous prétendez qu’ils sont pourtant d’une même nature et qu’il n’y a de la différence que du plus au moins. Pour mieux m’assurer de la vraisemblance de mon opinion probable, j’examine mon chien et mon enfant pendant leur veille et leur sommeil. Je les fais saigner l’un et l’autre outre mesure ; alors, leurs idées semblent s’écouler avec le sang. Dans cet état, je les appelle ; ils ne me répondent plus ; et, si je leur tire encore quelques palettes, mes deux machines, qui avaient auparavant des idées en très grand nombre et des passions de toutes espèces, n’ont plus aucun sentiment. J’examine ensuite mes deux animaux pendant qu’ils dorment. Je m’aperçois que le chien, après avoir trop mangé, a des rêves : il chasse, il crie après la proie. Mon jeune homme, étant dans le même état, parle à sa maîtresse et fait l’amour en songe. Si l’un et l’autre ont mangé modérément, ni l’un ni l’autre ne rêvent ; enfin je constate que leur faculté de sentir, d’apercevoir, d’exprimer leurs idées s’est développée en eux petit à petit et s’affaiblit enfin par degrés. J’aperçois en eux plus de rapports cent fois que je n’en trouve entre tel sot et tel homme d’esprit. Quelle est donc l’opinion que j’aurai de leur nature ? Celle que tous les peuples ont imaginée d’abord, avant que la politique Egyptienne imaginât la spiritualité, l’immortalité de l’âme. Je soupçonnerai même, avec bien de l’apparence, qu’Archimède et une taupe sont de la même espèce, quoique d’un genre différent, de même qu’un chêne et un grain de moutarde sont formés par les mêmes principes, quoique l’un soit un grand arbre et l’autre une petite plante. Je croirai que la matière a des sensations à proportion de la finesse et du nombre de ses sens, que ce sont eux qui les proportionnent à la mesure de nos idées ; je croirai que l’huître à l’écaille a moins de sensations et de sens, parce que, ayant l’âme attachée à son écaille, cinq sens lui seraient inutiles.

Il me paraît que voilà la manière la plus naturelle d’en raisonner, c’est-à-dire de deviner et de soupçonner. Certainement, il s’est écoulé bien du temps avant que les hommes aient été assez ingénieux pour imaginer un être inconnu qui est en nous, qui faît tout en nous, qui n’est pas tout à fait nous, qui vit après nous. Aussi n’est-on venu que par degrés à concevoir une opinion si hardie. D’abord, ce mot « âme » a signifié la vie et a été commun pour nous et pour les autres animaux ; ensuite, notre orgueil nous a fait une âme à part et nous a fait imaginer une forme substantielle pour les autres créatures. Cet orgueil humain demande ce que c’est donc que ce pouvoir d’apercevoir et de sentir qu’il appelle âme dans l’homme et instinct dans la brute. Je satisferai à cette question quand les physiciens m’auront appris ce que c’est que le son, la lumière, l’espace, le corps, le temps. Je dirai, dans l’esprit du sage Locke : « La philosophie consiste à s’arrêter quand le flambeau de la physique nous manque. J’observe les effets de la nature ; mais je vous avoue que je n’en conçois pas plus que vous les premiers principes. Tout ce que je sais, c’est que je ne dois pas attribuer à plusieurs causes, surtout à des causes inconnues, ce que je puis attribuer à une cause connue ; or, je puis attribuer à mon corps la faculté de penser et de sentir ; donc, je ne dois pas chercher cette faculté de penser et de sentir dans une autre substance appelée âme ou esprit, dont je ne puis avoir la moindre idée. »

Ainsi s’exprime Voltaire.

Dans le dictionnaire La Châtre, sous la plume d’André Girard, nous trouvons toute une série d’indications et de renseignements qui relèvent moins de la discussion que de la documentation historique. C’est pour cette raison que nous jugeons utile de reproduire ici cette étude.

« La définition de l’âme varie selon les doctrines philosophiques. Ces doctrines peuvent se classifier en quatre catégories, ce qui porte au même nombre les définitions de l’âme.

D’après les doctrines spiritualistes, l’âme serait une substance immatérielle distincte du corps et le siège de la sensibilité, de la volonté et de l’intelligence. Suivant une doctrine dite vitaliste, l’âme serait le principe de la vie chez tout être organisé et vivant. Pour les panthéistes, l’âme est une émanation de la Divinité, une part du grand Tout, distincte ou non du corps. Enfin, la doctrine matérialiste considère l’âme comme une formule, un terme général exprimant l’ensemble des faits de la pensée et du sentiment.

On a prétendu que la notion de l’âme était universelle et que, de tous temps, tous les hommes ont cru à l’existence de leur âme. Rien n’est moins certain. Quelques peuplades sauvages, encore actuellement existantes, n’ont aucune notion non seulement de la Divinité, mais même de l’âme. Il est très vraisemblable que cette notion fut le résultat d’une série de réflexions que provoqua, chez les hommes primitifs, le désir de connaître les causes des phénomènes dont ils étaient témoins. En raison de leur absence de connaissances scientifiques, un grand nombre de phénomènes leur parurent inexplicables. Force leur fut de suppléer par l’imagination à l’insuffisance de leur science. En ce qui concerne l’âme, ils avaient observé que, au moment de la mort, la respiration s’interrompt ; que, en même temps que le dernier souffle s’exhale, disparaissent à jamais toutes les manifestations de la vie ; ils êtablirent entre le souffle et la vie une corrélation étroite puis ils admirent que le souffle était la cause, le principe même de la vie.

La théorie animiste est la première théorie qui ait été formulée sur l’âme. Elle procède d’une erreur de causalité consistant à prendre l’effet pour la cause. Le souffle s’arrête parce que la vie s’éteint ; son arrêt est une conséquence de celui de la vie ; il n’en est pas la cause. Issue de ce faux principe, la théorie animiste se développa, se modifia peu à peu, cherchant à préciser de plus en plus la nature de l’âme admise.

C’est là que les doctrines se séparèrent, cherchant chacune leur voie, aboutissant à des conclusions contradictoires, bien que parties d’un même point. De plus en plus, la notion de l’âme tendit vers l’abstraction. On imagina d’abord que le souffle, représentant l’âme, était un air subtil, d’une matière plus affinée que celle du corps. Telle fut la doctrine des premiers Grecs.

Puis, sa préexistence et sa survivance au corps fut enseignée. La philosophie orientale, la doctrine pythagoricienne admirent la métempsycose, c’est-à-dire la migration des âmes et leur passage successif dans divers corps d’êtres différents. D’autres, comme Héraclite, virent dans l’âme une étincelle du feu divin.

Anaxagore en fait un esprit. Platon admet, lui aussi, l’existence d’une âme distincte du corps. Pour Aristote, elle n’est que la forme du corps, la force qui donne à l’organisme sa vie organique, sensible et intellectuelle ; elle n’a d’existence qu’en lui.

Avec la propagation du Christianisme, on assiste à une renaissance de la doctrine spiritualiste : l’âme immatérielle, distincte du corps et lui survivant. Durant le moyen-âge, chose étrange, ce fut la doctrine aristotélique qui prévalut, bien que le christianisme semble plutôt être issu de la doctrine platonicienne. On ne discute plus d’après des faits, des observations, mais avec des arguments puisés dans l’imagination et disciplinés seulement suivant une formule logique convenue. Les hypothèses les plus fantaisistes furent admises pour expliquer l’âme, son existence, ses propriétés, pour concilier les contradictions découvertes peu à peu par la science grandissante entre les hypothèses reçues et les faits observés. Pourvu qu’elles fussent présentées en un syllogisme en bonne et due forme, leur invraisemblance, leur absurdité même n’étaient d’aucun poids dans leur admission ou leur rejet. L’ingéniosité seule importait, prévalant sur la raison et les faits.

Mais si la notion de l’âme naquit de l’ignorance des faits scientifiques et de leurs causes, si cette ignorance entraîne comme conséquence l’hypothèse d’un principe, d’une substance destinée à les expliquer, par contre, au fur et à mesure des progrès de la science, expliquant un nombre de plus en plus grand de phénomènes jusqu’alors incompréhensibles, la nécessité de cette hypothèse parut de moins en moins évidente. On peut dire qu’aujourd’hui la physiologie est arrivée à une somme de connaissances suffisantes pour que cette hypothèse soit écartée.

De même que Laplace déclarait pouvoir se passer de l’hypothèse Dieu pour expliquer sa conception de l’Univers, de même, aujourd’hui, l’hypothèse âme n’est plus indispensable pour expliquer les phénomènes d’ordre psychique. Déjà, au IVème siècle avant J.-C., Démocrite, le plus grand, le plus puissant génie de l’antiquité, eût l’intuition de la théorie matérialiste moderne. Il en formula les principes fondamentaux, admettant un nombre infini d’atomes se combinant diversement au gré des mouvements multiples qui les animent et de la combinaison desquels résulte l’innombrable diversité des êtres. Les phénomènes psychiques sont les résultats de combinaisons spéciales des atomes les plus déliés, les plus subtils.

La conception matérialiste de l’âme était assez répandue dans les derniers temps du paganisme. Le christianisme survint, qui apporta les idées spiritualistes des religions hindoues. Puis, l’invasion des Barbares, en faisant subir à la civilisation romaine un recul de plusieurs siècles, ramena la philosophie à l’époque de ses plus grossières conceptions. La longue période de brigandages, de guerres continuelles qui suivit arrêta tout essai de la pensée et tout ce qui concernait l’art ou les sciences se réfugia dans les couvents. Là tout l’effort de la pensée se perdit en luttes stériles, sur des questions de dogme, querelles byzantines qui ne firent faire aucun progrès à la philosophie.

Cependant, quelques esprits indépendants, bravant le despotisme et l’intolérance religieuse, posèrent les problèmes généraux de la philosophie. Malgré les persécutions, les supplices de toutes sortes, grâce aux progrès de la science, la pensée philosophique commença à se dégager des doctrines de pure imagination où elle avait sa place. Le philosophe anglais Hobbes ose, en plein XVIIème siècle, formuler la théorie matérialiste ; mais les conséquences qu’il en tire au point de vue social portent l’empreinte de la barbarie de l’époque.

Les doctrines spiritualiste et panthéiste sont formulées par Descartes et Spinoza. Locke, en Angleterre, fait dériver les idées des sensations et pose les bases du « Sensualisme » que Condillac et la plupart des philosophes du XVIIIème siècle développèrent avec tant d’autorité. L’avènement de la doctrine sensualiste concorde avec l’essor que Vésale, Ambroise Paré, Harwez, etc., venaient de donner à la science physiologique.

On le voit : il mesure que la science positive augmente le nombre de ses données, l’hypothèse spiritualiste perd du terrain et la doctrine matérialiste assied plus solidement ses bases. Les grands philosophes du XVIIIème siècle : Voltaire, Helvétius, d’Alembert, quoique n’étant pas rigoureusement matérialistes, contribuent, par leur esprit positif, leur méthode scientifique, aux progrès du matérialisme que développent d’Holbach, Diderot, La Mettrie. En Allemagne, Kant porte à la dialectique un coup fatal et pose, lui aussi, la sensation comme origine des idées, tout en admettant l’existence et l’immortalité de l’âme.

Ce n’est qu’au XIXème siècle, en même temps que les sciences physiologique, biologique et anthropologique acquièrent un développement inouï jusqu’alors, que la doctrine matérialiste, niant l’âme, s’assied sur des bases positives. Auguste Comte, Cabanis, Broussais, Büchner, fondent définitivement le matérialisme, pendant que la doctrine spiritualiste décline avec les philosophes de second ordre : Victor Cousin, Royer Collard, Jouffroy, etc.

Se basant sur la théorie transformiste formulée par Lamarck et développée par Darwin, le matérialisme moderne explique les phénomènes physiques les plus embarrassants jadis, tels que les idées innées, la mémoire, les aptitudes natives, etc., sans avoir recours à l’hypothèse d’une âme spirituelle. Dès lors, que devient la valeur de cette hypothèse, si sa nécessité est nulle pour expliquer les phénomènes de tout ordre ? La notion de l’âme spirituelle ira fatalement rejoindre au néant les « entités logiques du moyen-âge. » »

Longues sont ces citations empruntées au dictionnaire philosophique de Voltaire et au dictionnaire La Châtre. Mais l’une et l’autre sont d’un grand intérêt, non seulement par elles-mêmes, mais encore et surtout par rapport aux deux doctrines importantes que nous aurons à étudier aux mots « Matérialisme et Spiritualisme ».

Il se peut que certains esprits ne saisissent pas ou ne conçoivent que confusément les conséquences qui découlent, sur le plan social, de l’adoption de l’une ou de l’autre de ces deux thèses qui se prononcent en sens contraire sur les problèmes les plus considérables de la science et de la philosophie.

C’est pourquoi, nous prions le lecteur de se reporter aux mots « Matérialisme et Spiritualisme ». Ils y trouveront une étude complète qui ne manquera pas de les éclairer et de leur faire toucher du doigt la puissance des liens qui, scientifiquement et socialement, unissent l’Anarchisme à la thèse matérialiste.

Sébastien FAURE.

AME

n. f. (du latin anima, souffle, vie)

Le mot âme a toujours eu de nombreuses acceptions. Il sert en général à désigner l’ensemble des facultés morales et intellectuelles, la sensibilité, la conscience, la pensée intime, le sentiment et en somme tout ce qui, chez l’être humain, ne se rattache pas directement à l’enveloppe charnelle. Nous sentons, nous pensons, nous voulons. On désigne sous le nom d’âme ce qui en nous sent, pense et veut. Diversement dénommée, niée par certaines écoles philosophiques, l’activité spirituelle reste irréductible jusqu’ici à toute explication mécanique ou physiologique. L’école spiritualiste voit en tout de la pensée, de l’âme ; pour l’école matérialiste, la pensée est un produit du cerveau. Les religions sont venues compliquer à leur tour ce problème déjà bien assez complexe par lui-même. La croyance en l’immortalité de l’âme est un des dogmes fondamentaux du christianisme. Malgré tous les efforts des philosophes la question semble devoir rester longtemps encore insoluble. (Voir Matérialisme, Spiritualisme, etc ... )

AMELIORATION

n. f.

Léger progrès apporté dans l’état de quelque chose. Lorsque la classe dirigeante s’aperçoit que son oppression intransigeante va faire éclater une révolution, elle se décide à apporter quelques améliorations dans l’état de choses afin de calmer les esprits. Pour la bourgeoisie les améliorations constituent une sorte de part du feu destinée à faire croire aux cerveaux échauffés que les patrons sont humains et désirent le bien-être des travailleurs. Mais pour accorder ces améliorations, les possédants attendent toujours que l’heure soit grave. Tant que le peuple ne montre pas les dents, ils continuent à l’exploiter sans vergogne. Certains se contentent largement de ces aumônes que sont les améliorations. Ce sont les réformistes. Ils repoussent l’idée d’une révolution et préfèrent mendier aux oppresseurs de la classe ouvrière la centième partie de leurs droits. C’est là une méthode que les anarchistes ne sauraient accepter. On ne mendie pas ce qui doit nous revenir de droit. On ne réclame pas comme une aumône les biens dont on nous a frustrés. Des améliorations et des réformes ne sauraient nous satisfaire. Seule, la Révolution Sociale pourra remettre les choses à leur place et compenser les injustices.

AMELIORATION

Ce mot ne nous intéresse qu’à la condition d’y ajouter le qualificatif : « social ». Autrement, il serait pour nous, sans signification véritable... Il n’aurait, par conséquent, pas sa place ici...

Nous lui donnerons donc la signification suivante : Meilleur aménagement de la vie sociale, en précisant que sa valeur, dans les faits, est extrêmement relative. Bien entendu, dans notre esprit, l’amélioration sociale n’est obtenue que pacifiquement, par l’entente des classes. Nous en excepterons les conquêtes d’ordre moral qui mettent toujours en péril l’édifice capitaliste et que l’adversaire ne concède que par la force. La loi de 8 heures en est la preuve.

L’amélioration sociale ne vise donc pas à transformer la structure de la société capitaliste. Elle modifie seulement, dans le détail, les rapports de classe à classe. Elle concède généralement à la classe la plus défavorisée un peu plus de bien-être. Elle n’est que relative, plus apparente que réelle. C’est toujours un palliatif et souvent une tromperie. L’adversaire social qui concède une amélioration a soin de reprendre de la main gauche ce qu’il donne de la main droite. L’amélioration ne tarde jamais à être annihilée par une mesure correspondante prise par le patronat.

L’augmentation des salaires est l’amélioration-type. Plus qu’aucune autre, elle en montre l’inanité, l’inutilité même au point de vue social. Elle n’augmente que rarement le pouvoir d’achat de l’ouvrier et, dans tous les cas, la capacité d’achat n’est que fort peu, et pour un temps très court, supérieure à ce qu’elle était auparavant.

L’augmentation des salaires ne se produit que lorsque la loi d’airain est faussée, lorsque l’ouvrier qui a des charges moyennes ne reçoit plus dans un milieu donné, un salaire moyen correspondant à ces charges. La rupture de l’équilibre au détriment de l’ouvrier oblige celui-ci à réclamer une augmentation de salaire qu’il obtient le plus souvent. Cet équilibre ne sera toutefois rétabli que pour une courte durée. D’autres ouvriers, d’autres corporations se trouveront, à tour de rôle, dans le même cas. Les augmentations générales du coût de la vie répondront aux augmentations partielles des salaires et l’équilibre sera toujours rompu pour l’ensemble. C’est le cercle vicieux.

Donc, rien à attendre en fait de l’augmentation des salaires, de l’amélioration-type. Il en est de même pour toutes les autres.

Les autres améliorations concernant l’hygiène de l’atelier, du chantier, du bureau, de l’habitation, celles qui sont relatives au perfectionnement de l’outillage à une meilleure utilisation de la main-d’oeuvre, à l’emploi plus intensif des forces mécaniques et électriques, à l’utilisation raisonnée de ces forces sont le fait de l’évolution des sociétés qui doivent suivre le rythme de la vie, la transformation des moeurs et tenir compte des progrès scientifiques et techniques appliqués dans les industries rivales ou les pays voisins.

L’amélioration sociale peut, dans les autres cas, être un palliatif qui permet su patronat de conserver ou d’asseoir ses privilèges. Elle est la plupart du temps une tromperie qui fait prendre le mirage pour la réalité et laisse, en vérité, les choses en état. Elle modifie à peine quelques aspects, quelques contours, elle ne vise à aucun renversement des valeurs. Elle peut, dans certaines circonstances graves, constituer urne lourde hypothèque sur l’avenir et faire reculer très loin des transformations possibles.

C’est aussi un leurre qui permet au patronat d’endormir la conscience ouvrière, d’émollier son énergie et, parfois, de circonvenir personnellement les défenseurs des ouvriers s’ils n’y prennent garde ou s’ils ne sont pas assez bien trempés pour résister aux tentations dorées des maîtres habiles à les présenter.

Ravaler l’action de classe à la conquête des améliorations sociales, c’est la conduire sur le chemin des abdications qui mène tout droit à la pratique du réformisme social, de la collaboration des classes. C’est tourner le dos aux buts poursuivis par le prolétariat pour son affranchissement.

Si la poursuite de l’amélioration de classe est, malheureusement, une nécessité inévitable, on ne peut en recommander la pratique érigée en système. Elle doit d’ailleurs, pour être durable, être fortement étayée par une action utile et continue de la classe ouvrière. Ceci suffit à en déterminer le caractère exact, la valeur restreinte et l’usage qu’il convient de faire de cette arme émoussée. Elle n’a point sa place dans l’arsenal d’attaque du prolétariat. Bien qu’elle soit d’une pratique quotidienne, elle n’intervient qu’à titre secondaire, subsidiaire dans la véritable lutte sociale. (Voir Réformisme économique et social).

Pierre Besnard

AMITIÉ

n. f.

On appelle amitié l’affection pure, désintéressée, mêlée d’estime, qui unit deux personnes. L’amitié est un des plus nobles sentiments humains. Mais elle est rare. On se sert souvent du mot amitié pour cacher des intérêts de toutes sortes et des liaisons aussi peu sincères que solides. D’innombrables écrivains ont écrit sur l’amitié des pages trop connues pour que nous nous y attardions ici. De nombreux exemples historiques de sacrifices à l’amitié sont devenus célèbres et ont inspiré de touchantes œuvres aux poètes et aux romanciers. De même que la camaraderie — sentiment moins individuel — l’amitié servira à lier de plus en plus les hommes entre eux et aidera à l’avènement d’une fraternité universelle.

AMNISTIE

n. f. (du grec : a privatif et mnestia mémoire)

C’est l’acte du souverain ou du pouvoir législatif qui efface jusqu’à la trace et le souvenir même d’une condamnation prononcée et annule tout commencement de poursuite judiciaire motivée par un acte tombant sous le coup de la loi. L’amnistie a pour objet de rendre en quelque sorte inexistante l’infraction elle-même, et, par suite, d’éteindre l’action publique aussi bien que les condamnations prononcées et les conséquences de toute nature qu’entraînent celles-ci. L’individu amnistié est censé n’avoir pas été condamné. C’est pourquoi l’Amnistie, en France tout au moins, ne peut résulter que d’une loi, tandis que le Président de la République a le droit de faire grâce, parce que la grâce laisse subsister les incapacités légales attachées à la condamnation. La pratique de l’amnistie est déjà fort ancienne. Le premier exemple qu’en enregistre l’Histoire remonte à Thrasybule, général athénien qui, à la tête de l’armée de Samos et avec l’aide des Thébains, chassa, en 404, les trente Tyrans et restaura, à Athènes, le régime démocratique. Rentré dans Athènes, Thrasybule ne voulut souiller sa victoire par aucune vengeance et promulgua une loi dite, pour la première fois, d’amnistie. Cette loi portait qu’aucun citoyen ne pourrait être recherché ni puni à l’occasion de la conduite qu’il avait pu tenir dans les troubles causés par le despotisme gouvernemental des trente Tyrans.

L’histoire de l’ancienne Grèce nous montre presque toujours les partis vainqueurs amnistiant leurs adversaires vaincus. Il n’est pas injuste de dire que, presque toujours aussi, la victoire d’un parti sur les partis opposés comporte des actes d’une telle sauvagerie et, à l’origine, entraîne une répression si féroce, que, l’apaisement se faisant, au bout de quelque temps, par la force même des choses, les vainqueurs ont tout intérêt à passer l’éponge sur les atrocités commises, afin d’en hâter l’oubli ou, pour le moins, d’en atténuer l’amertume. Il convient donc de ne pas considérer l’amnistie comme un geste de magnanimité tout à l’honneur des gouvernants et des législateurs, mais comme une habile manœuvre qu’ils estiment devoir être profitable à leur politique. L’histoire moderne nous présente de nombreux exemples d’amnistie. Voici les principaux : amnistie accordée aux huguenots, en 1570, sous Charles IX. Celle-ci ne fut, en réalité, qu’un abominable guet-apens ; car, deux ans après, en 1572, eurent lieu les horribles massacres connus sous le nom de la Saint-Barthélémy, le roi ordonnant lui-même l’assassinat d’une partie de ses sujets qu’il avait tenté, par l’amnistie, de désarmer et de ramener à sa cause. A l’occasion de la restauration d’Angleterre, Charles II publia une amnistie générale dont seuls furent exclus les régicides. En 1814, la charte française accorda une amnistie générale pour tout ce qui, pendant la Révolution et l’Empire, avait été tramé, ourdi ou accompli contre la monarchie des Bourbons. A son retour de l’île d’Elbe (mars 1815), Napoléon 1er publia un acte d’amnistie dont il n’excepta que treize personnes, des plus compromises, tels que Talleyrand, Bourrienne, le duc de d’Albert, etc. A la seconde restauration, l’amnistie ne fut publiée que le 12 janvier 1816. Le bénéfice en fut refusé à un petit nombre : Ney, Labédoyère, Lavalette, Bertrand, Rovigo. Le roi se réservait en outre la faculté de bannir Soult, Bassano, Vandamme, Carnot et quelques autres. Lorsque le duc d’Orléans, flls de Louis-Philippe, se maria, Louis-Philippe, en 1837, amnistia en bloc tous les condamnés politiques. La République de 1848 étendit la loi d’amnistie à tous les condamnés politiques, à l’exception des princes appartenant aux deux branches des Bourbons. Le second Empire (Napoléon III) accorda quatre amnisties : en 1859, en 1860, en 1864 et en 1869. On peut estimer, d’une façon générale, que tous les Gouvernements, Empire, Royauté, République sentent si fortement le besoin de faire oublier leurs propres crimes, que c’est devenu la règle, de nos jours et dans tous les pays du monde, de faire suivre tous les grands événements qui font époque dans l’histoire et qui succèdent à une période grave et troublée, à l’intérieur ou à l’extérieur, d’une amnistie plus ou moins générale, destinée à calmer les colères, à apaiser les ressentiments ou à dissiper les haines contre le pouvoir du moment.

La loi d’amnistie qui souleva, il y a quelque cinquante ans, les oppositions les plus violentes et les débats parlementaires les plus passionnés, fut celle qui visait les condamnés de la Commune. Le mouvement communaliste — mars à mai 1871 — avait inspiré aux classes dirigeantes de l’époque une terreur si profonde et une haine si farouche, que, par la voix de leurs représentants au Parlement, elles opposèrent aux efforts des républicains avancés une résistance aussi longue qu’acharnée. Ce fut Alfred Naquet qui, le premier, au cours de la séance du 20 décembre 1875, réclama éloquemment l’amnistie en faveur de tous les crimes et délits se rattachant à la Commune. Après les élections sénatoriales de janvier et février 1876, Victor Hugo au Sénat et Raspail à la Chambre firent la même proposition. La voix de ces deux grands citoyens ne fut pas entendue. Pour faire triompher la cause de l’Amnistie, il était indispensable que le peuple se prononçât vigoureusement. L’opinion publique, secouée dans tout le pays par les agitateurs les plus en renom, demanda d’abord, réclama ensuite, exigea enfin l’amnistie en faveur des Communards. Le 20 février 1879, nouveau débat à la Chambre sur ce sujet qui, peu à peu, passionnait les masses populaires. Le Garde des Sceaux, Le Royer, se déclarait, au nom du Gouvernement, favorable à une amnistie partielle. « Amnistie pleine et entière » répliquèrent Naquet, Louis Blanc, Lockroy et Clémenceau. L’amnistie totale fut repoussée et l’amnistie partielle accordée. C’était un premier résultat laissant pressentir la victoire complète. Les manifestations en faveur de l’amnistie se firent plus nombreuses que jamais ; elles s’affirmèrent de plus en plus ardentes et résolues. L’amnistie eut alors ses candidats et plusieurs élections se firent avec ce programme unique : amnistie totale. A Bordeaux, c’est Blanqui, le 20 avril 1879 ; à Paris, c’est Alphonse Humbert, le 12 octobre 1879 et Trinquet, le 20 juin 1880, qui l’emportent comme candidats de l’amnistie. La pression de l’opinion publique brise les dernières résistances du Gouvernement et la loi d’amnistie est votée à une imposante majorité et promulguée le 11 juillet 1880.

Depuis, diverses lois d’amnistie ont été votées, notamment en 1881 et 1895. Durant la guerre maudite de 1914–1918, une foule de condamnations furent prononcées pour d’insignifiants délits susceptibles d’être retenus par les Conseils de guerre et les Tribunaux civils ; un nombre relativement élevé, beaucoup plus élevé qu’on ne le croit généralement, d’hommes valides appelés par la mobilisation générale à satisfaire aux exigences de la grande Tuerie en lui assurant le matériel humain que « la Patrie » déclarait nécessaire à son salut, refusèrent énergiquement de rejoindre le corps qui leur était assigné et, plutôt que de défendre une cause qu’ils estimaient ne pas être la leur, ces hommes s’exilèrent ou se cachèrent. Ce furent les insoumis. D’autres, un nombre important d’autres, qui s’étaient tout d’abord laissé incorporer, quittèrent l’arme à laquelle ils étaient affectés et désertèrent. D’autres enfin, las de traîner depuis des mois et des mois leur lamentable existence dans la boue et le sang des tranchées, indignés du traitement qu’ils subissaient de la part de leurs chefs, commirent un de de ces actes quelconques : gestes, paroles, simple attitude d’indiscipline que le Code militaire, en temps de guerre, punit des peines les plus sévères, et, pour s’être laissé aller à un de ces actes, furent odieusement, injustement frappés. Il semblait indiqué que, au lendemain d’un carnage de cinquante et un mois, tous ces insoumis, déserteurs et indisciplinés fussent appelés à bénéficier de l’amnistie la plus large. Il n’en fut rien. Des Gouvernements qui se succédèrent au Pouvoir, les uns refusèrent toute amnistie et les autres en proposèrent une si étroite, si restreinte qu’elle mécontentait les partisans de l’Amnistie large et humaine plus encore que les adversaires de toute amnistie, même limitée. De nouveau, l’opinion publique intervint. La presse dite « d’extrème-gauche » protesta contre cette caricature d’amnistie, d’autant plus scandaleuse et révoltante que les bandits qui avaient, du commencement de la guerre à la fin, cyniquement spéculé sur la détresse de la nation, qui avaient tiré parti du gâchis administratif, qui avaient ramassé des fortunes dans le sang des champs de bataille et le ravitaillement de la population civile, tous ceux-là se voyaient mis à l’abri de toute sanction par la dite loi d’amnistie. Ce fut un spectacle réconfortant que celui de l’agitation qui se traduisit par des campagnes dans les journaux d’avant-garde, des meetings nombreux et imposants, des manifestations dans la rue, des tentatives de grève, des mouvements populaires de toute nature. Mais toutes ces démonstrations se heurtaient au mauvais vouloir du bloc national qui détenait le pouvoir gouvernemental. Quand vinrent les élections législatives générales du 11 mai 1924, les partis dits « de gauche » ne manquèrent pas d’inscrire sur leur programme le vote d’une loi d’amnistie pleine et entière. Ce fut un des moyens qu’employèrent radicaux, radicaux — socialistes, républicains — socialistes, socialistes et communistes pour piper les suffrages des électeurs — hélas ! — toujours confiants. Le bloc des gauches remplaça au Gouvernement le bloc national. Mais les nouveaux élus s’empressèrent d’oublier leurs promesses et de trahir les engagements qu’ils avaient pris.

On patienta longtemps ; jusqu’au dernier moment, on espéra que les nouveaux gouvernants respecteraient la parole donnée. Espérance déçue ! Le projet d’amnistie proposé et voté ne fut guère plus large que les précédents. Seuls furent appelés à en bénéficier quelques catégories — peu nombreuses — de mutins, d’insoumis, de déserteurs et de condamnés politiques. Quant aux victimes les plus intéressantes, parce que les plus fières et les plus courageuses, elles restent frappées par les condamnations qu’elles continuent à subir ou sous le coup des poursuites auxquelles elles n’échappent qu’en se cachant ou s’expatriant. Nous devons à la vérité de dire que, dans presque tous les pays qui ont pris part à l’épouvantable guerre de 1914–1918 l’amnistie totale a été promulguée.

Sur l’Amnistie prise dans son sens général, les Anarchistes ont une conception à part. Leur théorie sur ce point s’éloigne de toutes les théories autoritaires. De la première à la dernière, toutes celles-ci affirment la nécessité d’une législation (l’Autorité ne se conçoit pas sans la Loi qui édicte ce qui est permis et ce qui est défendu) et d’une échelle de sanctions qu’il appartient aux tribunaux d’appliquer aux délinquants (la Législation ne se conçoit pas sans une Magistrature qui en réprime la violation). Les théories autoritaires, en conséquence, tiennent pour justes et nécessaires les condamnations prononcées et les poursuites engagées contre ceux qui ont enfreint la Loi. Il en résulte que, lorsqu’un parti politique propose, réclame l’Amnistie, ce n’est pas, ce ne peut pas être au nom de la Justice et dans un sentiment d’équité, mais au nom de l’Indulgence, de la Pitié, de l’Humanité et, il faut y insister, dans un but politique. Il n’est pas un parti politique — de Gouvernement ou d’Opposition — qui ne sache qu’un jour ou l’autre il sera en posture de vaincu et qu’il aura, alors, besoin de solliciter son pardon. Il n’est pas une forme de l’Autorité, si forte qu’elle se croie, dont les partisans ne soient exposés tôt ou tard à perdre le pouvoir et à connaître à leur tour l’amertume de la persécution. A la longue, dans le cours de l’histoire, l’équilibre s’établit entre les vainqueurs d’hier, d’aujourd’hui et de demain ; en sorte que les uns et les autres sentent instinctivement que l’heure sonnera pour tous de faire appel à la grande loi de pardon, d’effacement, d’oubli, d’amnistie. Après s’être ainsi amnistiés les uns les autres, il se trouve qu’ils ne se doivent rien, que la balance s’établit, qu’ils sont quittes. Seuls, les Anarchistes, voulant briser le Pouvoir et non le conquérir, savent qu’ils ne seront jamais conduits à forger des lois et à instituer des tribunaux. Seuls, ayant en égale exécration l’Autorité qu’on exerce et l’Autorité qu’on subit, ils ont la certitude de ne jamais devenir des oppresseurs, des persécuteurs. C’est pourquoi l’Amnistie ne saurait être à leurs yeux la pratique d’un système de bascule ou de compensation. Niant aux autres le droit de forger des lois et d’en appliquer les sanctions à qui les enfreint, ils ne mendient pas la pitié des Gouvernants, ils ne s’adressent pas à leur clémence, ils ne font pas appel à leurs sentiments d’humanité. C’est au nom de la Justice, de la pure et sainte Equité qu’ils réclament, qu’ils exigent l’ Amnistie et qu’ils mettent les Gouvernements en demeure de rendre à la liberté ceux qu’ils n’avaient pas le droit d’en priver. Les libertaires pensent que les coupables ne sont pas ceux qui sont frappés par la Loi, mais bien ceux qui la font et l’appliquent. Ils ont conscience que les coupables ne sont pas ceux qui sont poursuivis ou jetés en prison, mais, au contraire, ceux qui les poursuivent et les emprisonnent.

Une société anarchiste est incompatible avec la survivance des geôles et des bagnes ; une des premières tâches de l’Anarchisme, en période de Révolution, sera de mettre le feu aux prisons et d’abolir les Palais de Justice. Ils n’auront donc jamais d’Amnistie à accorder, puisque jamais ils n’auront condamné ni enfermé personne. Et, cependant, toutes les fois que s’ouvre une campagne en faveur de l’Amnistie, les Anarchistes sont de ceux qui s’y engagent avec le moins d’hésitation et le plus d’ardeur. Ils font entendre leurs voix dans les meetings publics ; ils multiplient les articles, les manifestes, les affiches qui convient le peuple à exiger l’Amnistie ; ils provoquent des démonstrations sur la voie publique afin de saisir de leur volonté d’amnistie la foule indifférente et d’intéresser l’opinion publique à la libération des victimes de l’Autorité. Et souvent on a vu des anarchistes qui s’étaient proposés d’ouvrir les prisons, par l’Amnistie, à quelquesuns de leurs frères, y entrer eux-mêmes et aller, ainsi, rejoindre en captivité ceux qu’ils voulaient libérer. Si les Anarchistes se donnent de plein cœur à toute agitation en vue de l’Amnistie, alors qu’ils savent la vanité d’une telle mesure, puisque les portes ouvertes aux amnistiés d’aujourd’hui se fermeront demain sur de nouvelles victimes, c’est qu’ils entendent se mêler à toute. action ayant pour objet de soustraire quelques victimes à la vindicte publique, et leur fournissant l’occasion de flétrir le régime qu’ils combattent, de stigmatiser l’iniquité sociale sous une de ses formes les plus odieuses, de communiquer à la masse des pauvres qui sont quotidiennement exposés aux rigueurs de la Loi le mépris et la colère qu’ils ressentent contre tous ceux qui s’arrogent le droit de condamner, de faire lever dans la multitude le levain de la Révolte libératrice.

Si, chaque fois que les circonstances sont favorables à un mouvement populaire luttant pour l’Amnistie, les Anarchistes sont au premier rang, c’est qu’il leur est doux de tenter quelque chose pour diminuer, si peu que ce soit, les souffrances de ceux qui aspirent à sortir du bagne, de la prison ou de l’exil pour reprendre parmi leurs amis, dans leur foyer, à l’usine où aux champs, au milieu de ceux qu’ils chérissent et qui les aiment, la place d’où la méchanceté et l’injustice des hommes les ont momentanément chassés. L’Amnistie est comme une libération partielle, en attendant la grande Amnistie : la Révolution qui enfoncera la porte de toutes les prisons et sera, Elle, la libération totale et définitive.

- Sébastien FAURE.

AMOUR

Ce mot est souvent un nom de genre et s’accompagne d’un adjectif qui désigne l’espèce : amour paternel, amour filial, amour sexuel, etc.

Lorsque nulle épithète ne s’y joint, il est pas univoque. Pour la plupart des philosophes, il reste nom de genre, désigne tout sentiment affectueux et s’oppose à haine. Au langage mystique, au langage commun aussi, il exprime parfois des sentiments de fraternité humaine (voir aux mots Charité et Fraternité) ou même certaines émotions devant la beauté réelle ou imaginée du Cosmos (voir ce mot).

Au langage le plus courant, amour désigne l’affection pour un être dont on désire, rêve ou connaît le baiser. Littré dit : « Sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre. » Définition trop étroite et qui résout, d’un dogmatisme sournois, une grave question. Que le fait plaise ou déplaise, il y a eu, il y a des amours entre personnes du même sexe.

Plusieurs législations condamnent l’amour homosexuel et il rencontre une opinion publique railleuse ou sévère. Est-ce parce que cette forme d’amour évite trop sûrement les pièges du génie de l’espèce ? Est-il condamné pour les mêmes raisons que le malthusianisme ? (Tout législateur est un grand repopulateur par procuration.) Est-ce parce que les religions modernes condamnent le plaisir et ne lui accordent quelque tolérance que s’il contribue aux prétendues fins de Dieu ou de la Nature ?...

L’anarchiste obéit, en, ce domaine, à ses goûts personnels, et il ne blâme jamais les goûts innocents différents des siens. Or, il appelle innocent ce qui ne fait de mal à aucune personne réelle. Quant aux fameuses « personnes morales » ( voir ce mot ), il les considère, selon les cas, avec la plus froide indifférence ou la plus légitime hostilité.

Solon ne punissait le non-conformisme que chez l’esclave qui le pratiquait avec une personne de condition libre. Sa loi était moins repopulatrice que protectrice de l’inégalité. En France, du XVè au XVIIè siècle, plusieurs non-conformistes furent brûlés en vertu des Etablissements de Saint Louis, mal compris, à ce qu’il semble. Le « bougre » que saint Louis faisait brûler, après jugement de l’évêque, était un hérétique. Malheureusement pour les homosexuels des siècles suivants, le mot avait changé de sens et ni les juges ecclésiastiques ni le bras séculier ne s’en étaient aperçus. Plusieurs montèrent sur le bûcher par la faute de l’Eglise et de la sémantique.

On ne brûle plus aujourd’hui. Parfois on tue encore sournoisement. Nul n’ignore quel crime commirent contre Oscar Wilde le Code et les juges. La loi allemande punit aussi le non-conformisme. Abstraitement, la loi française est ici moins scélérate. Mais les magistrats y suppléent par de nobles subtilités et Adelsward-Fersen ne fut guère mieux traité à Paris qu’Oscar Wilde à Londres.

Je n’ai pas le culte des définitions ( voir ce mot). Sauf en mathématiques, elles sont toujours débordées d’un côté par le défini, débordantes de l’autre. Sans se fier à elles, on tâche pourtant de les faire le moins inexactes qu’on peut. Pour ne pas exclure arbitrairement le platonisme, j’ai accordé le nom d’amour au rêve, même vague, du baiser.

L’amour platonique n’est pas exactement l’amitié entre homme et femme. Une sexualité atténuée (platonisée, diraient précisément les psychanalystes) entre dans ce composé instable. Ici comme partout, il n’y a que des cas individuels et nos généralités disent des à peu près. L’amour de Pétrarque et de Laure s’accompagne de désir éludé par jeu ou par nécessité et si l’on ose dire, de quelque pelotage. Il est différent du sentiment de Dante pour Béatrice. Le sentiment de Dante lui-même a revêtu des nuances successives sans perdre le droit de s’appeler amour platonique : ardent et douloureux dans La Vie Nouvelle ; apaisé et comme glorieux dans Le Paradis ; presque complètement abstrait dans Le Banquet où Béatrice pâlit, se dépersonnalise, se perd presque aux brumes du symbole.

Pour Voltaire (Dictionnaire philosophique, amour socratique, note) l’amour platonique ne fut jamais que faux semblant, où, comme il dit, « art de cacher l’adultère sous le voile ». Il explique, malicieux : « Les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point... Il nous reste assez de monuments de ce temps pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. »

Voltaire a raison pour beaucoup de cas. Mais le monde intérieur est plus varié qu’il ne croit. Nos classifications, bien qu’elles ne soient jamais trop riches, restent toujours insuffisantes et l’expression ne saisit qu’une partie des nuances et des formes des sentiments réels. Le platonisme fut souvent une préface hypocrite ou inquiète, une descente habile ou un glissement involontaire ; il fut parfois autre chose : le parfum, par exemple, qui reste après la liqueur bue, l’amitié charmée qui, chez les êtres tendres et sans jalousie, peut succéder aux sensualités.

L’amour platonique nous semble un peu ridicule aujourd’hui, s’il est l’amour unique. Mais, pour le pluraliste, il peut, à côté d’émotions plus sensuelles, avoir ses heures de charme souriant. Même dans l’amour unique, si une maladie ou quelque autre obstacle s’oppose aux réalisations physiques, le platonisme apporte grâce et consolation. L’amour d’Héloïse pour Abélard diminué n’est pas simple amitié. Ce n’est pas non plus le deuil d’une veuve. Ce mélange de souvenirs, de rêve blessés, de regrets incertains, d’imaginations tendres est certes inanalysable et instable — comme tout ce qui est vivant.

L’amour existe-t-il chez les animaux ? Chez certains, pas même la possession, ni, semble-t-il, la jouissance. La femelle du poisson écailleux abandonne ses œufs ; le mâle les féconde ensuite sans savoir, qui les a pondus. Y a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à l’amour chez les insectes communistes, abeilles et fourmis, où le mâle est tué dès qu’il a rempli son rôle fécondateur et où une seule rencontre féconde la femelle pour toute sa vie ? La mante religieuse, certaines araignées, certaines sauterelles dévorent le mâle pendant la période ou aussitôt après. Puisqu’il accepte ce sort inévitable ou consent à ce gros risque, il faut supposer chez lui un vif attrait vers la femelle. Mais la femelle éprouve sans doute peu de plaisir, qui garde son sang-froid de chasseresse.

Les oiseaux donnent une idée plus voisine de notre amour. Le moineau, le coq sont des mâles remarquablement doués et ardents. Le coq pose, si l’on ose dire, des lapins ; il attire parfois la femelle en poussant le même appel que s’il venait de découvrir un ver de terre. Plusieurs mammifères, le cheval, le taureau ont des allures, des fiertés, des mouvements, des regards, des cris qui disent éloquemment le désir.

L’amour humain a pourtant ses caractéristiques et ses privilèges. Seul, l’homme n’obéit pas aux saisons et à un rythme étroit, mais aime à toute époque de l’année. Seul, il connaît les délicieuses langueurs qui suivent le baiser. Seul, il connaît les embrassements et leurs douces variantes. Son corps est sensible par toute sa surface. L’animal connaît le baiser, non la caresse. Et, sur l’étoffe de la nature, quelles brillantes ou délicates broderies dessine notre imagination...

Mais nous savons empoisonner nos joies. La jalousie n’est pas chose exclusivement humaine ; elle prend chez l’homme une profondeur plus douloureuse. Et les pauvretés tyranniques et cruelles du sadisme, les pauvretés serviles du masochisme sont notre création.

C’est pourquoi plusieurs condamnent l’amour ou répètent après Buffon que seul le côté physique en est bon. Supprimer les sentiments qui donnent de si grandes joies mutuelles pour mieux écarter ceux qui amènent des douleurs et des méchancetés est méthode trop appauvrisseuse. Il est d’autres moyens de tuer en soi la jalousie, l’autoritarisme, l’exclusivisme, le propriétarisme ; il est d’autres moyens de purifier l’amour de toute hostilité. Les épicuriens le savaient. Epicure et Métrodore restaient les plus parfaits des amis en aimant la même Léontium. Lucrèce fait un tableau très sombre et très âpre des amours ordinaires où « parce que le plaisir n’est point pur, des aiguillons secrets poussent à blesser l’objet même de notre frénésie. » Mais il connaît le remède aux folies, aux aigreurs et aux brutalités de l’amour unique. Il enseigne à « jeter dans les corps qu’on rencontre l’humeur amassée », à « troubler par des blessures nouvelles la blessure ancienne » et à « cueillir des voluptés exemptes de peine ».

Notre pluralisme ( voir ce mot ), admet peut-être d’autres délicatesses que le sien, des nuances plus riches, des souvenirs plus attendris, et, à l’heure voluptueuse, un sens plus fin de ce que le baiser actuel a de saveur unique et originale.

L’amour plural de Lucrèce est tourné uniquement vers le sexe. Nos choix multiples aiment des individus, les grâces personnelles de leurs caresses, de leurs paroles, de leurs pensées, de leurs sentiments. Nous aimons des uniques. Prêt à tous les accueils, l’anarchiste pluraliste distingue chaque accueilli. Il aime ce qu’il a de nouveau, de singulier, de spontané ; il ne le considère pas seulement comme une occasion, de volupté banale ou même de volupté renouvelée et originale.

Lucrèce élimine l’amour proprement dit pour ne conserver que la volupté. À À toutes nos voluptés, sachons plutôt donner une âme et un accompagnement d’amour.

Han RYNER

AMOUR

Attachement sentimental à une personne ou goût prononcé pour une chose. Telle est la définition qui, sans prétendre à être parfaite, paraît la mieux appropriée, à un mot dont on se sert couramment pour exprimer des sentiments a ce point divers, comme origine et comme nature, qu’ils n’ont presque plus aucun rapport entre eux.

Le Français, sans violer les usages de son milieu ni les coutumes de sa langue, n’est-il pas fondé à dire :

J’aime la musique et la peinture ? J’aime mon pays natal et l’humanité ? J’aime ma maîtresse et ma mère et quelques vieux amis ? J’aime aussi les volailles grasses et le gibier de haut goût ?

Pourtant quelles différences profondes ne constatons-nous pas, entre le sentiment d’affectueuse gratitude éprouvé pour une mère, et le sentiment voluptueux que nous inspira notre amante ; entre l’attrait qu’exerce sur notre intellect une forme d’art, ou un genre d’étude, et le besoin que nous avons de renouveler la satisfaction gustative que nous occasionna une table bien servie !

Plus élégante et plus précise en ceci, la langue anglaise nous offre deux termes, et non un seul, pour exprimer, sans confusion possible, tantôt les élans les plus généreux du cœur humain, et tantôt des préférences gastronomiques ou similaires.

Il n’est pas question de jeter, à l’instar de la religion catholique, l’anathème sur les plaisirs sensuels, si légitimes et si nécessaires, ni de déclarer seuls dignes d’estime les joies platoniques et les enivrements intellectuels, mais bien de déplorer, au nom de la poésie et de la clarté, l’insuffisance fréquente des mots qui s’y rapportent.

Notre définition ne serait point complète, en effet, si nous ne distinguions entre l’amour qui a pour objet les choses, et l’amour qui a pour objet des êtres animés, principalement les personnes humaines. Et, d’analyser ce dernier nous conduit à distinguer encore entre l’amour que l’on éprouve pour soi-même, et celui que l’on ressent pour autrui, entre l’amour idéaliste, ou familial, ou passionné, et l’amour sexuel, car les caractères n’en sont point identiques.

L’amour de soi est représenté par l’instinct de conservation personnelle, avec le désir d’atteindre au bonheur et d’assurer son bien-être.

Ce que l’on nomme l’amour-propre, c’est l’amour de soi conçu du point de vue moral, c’est-à-dire le respect de soi-même, en tant que mesure de préservation pour ce qu’il y a de meilleur en nous, plus le souci de notre dignité, par égard pour l’appréciation que peuvent avoir de notre conduite ceux auxquels nous avons accordé estime et affection. L’amour-propre et l’amour de soi ne sont point des défauts, mais de fort grandes qualités qui, rendant l’individu actif et de fréquentation agréable, tant en vue de son intérêt particulier qu’indirectement au profit de son entourage, méritent d’être classées parmi les vertus d’utilité sociale.

Ni l’amour-propre ni l’amour de soi ne sont à confondre, d’ailleurs, avec l’égoïsme, qui, au point de vue de l’utilité sociale, n’est pas une vertu mais un vice, si tant est que l’on veuille bien conserver au mot égoïsme la signification consacrée par l’usage, non sans raison d’ailleurs. En effet, le mot égoïsme ne signifie pas seulement en conformité avec l’étymologie : amour de soi, mais encore et surtout : recherche des satisfactions personnelles sans considération des conséquences pour autrui. Défini ainsi, l’égoïsme apparaît nécessairement comme un remarquable facteur de tyrannie, et comme un des plus grands obstacles à l’harmonie sociale.

L’amour, on pourrait dire le goût particulier ou le penchant, que nous avons pour certaines choses, en opposition avec l’indifférence ou l’aversion que nous éprouvons pour d’autres choses, semble provenir exclusivement des habitudes et des aptitudes transmises par notre hérédité, puis des suggestions de notre éducation première, modifiées par notre expérience propre et l’influence du milieu.

Cet amour pour ce qui apparaît comme un prolongement de notre moi, ou bien, physiologiquement ou intellectuellement, comme une nourriture en rapport avec nos besoins, est caractérisé par un désir de possession, qui n’est point un mal, tant qu’il ne prend pas des proportions extrêmes, avec la volonté d’appropriation exclusive ou d’accaparement.

Nous pouvons aimer les spectacles de la nature et la science, les œuvres d’art, la bonne chère et les pierres précieuses, sans en réserver pour nous seuls la jouissance à l’instar de trop nombreux maniaques qui en arrivent à ignorer le plaisir qu’il peut y avoir à faire plaisir, et oublier que, lorsqu’on a réglé toutes ses factures, on n’est jamais entièrement quitte pour cela envers l’humanité.

L’amour que nous éprouvons pour des êtres vivants semblables à nous ou proches de nous, auxquels nous lient des sympathies, révèle à l’examen quelque chose de plus que le désir de la jouissance par la possession, surtout lorsque ne sont en jeu ni la passion érotique ni l’ardeur sexuelle.

Ne voit-on pas fréquemment, à l’occasion de collectes publiques, de petits ménages bien modestes se priver pour porter secours, sans aucune certitude de réciprocité, à des populations lointaines dont ils n’auront, selon toute vraisemblance, jamais l’occasion de visiter le pays ? Ne vit-on point des mères, parfois des amantes, se résigner à de cruelles séparations pour assurer le bonheur d’un être cher ? Beaucoup de gens ne prennent-ils point sur leurs loisirs ou leurs économies, non seulement pour soulager des détresses cachées, mais encore pour éviter aux animaux de mauvais traitements, aux arbres des forêts la destruction, alors qu’ils ne bénéficieront point de l’ombre de ceux-ci, et que le martyre de ceux-là se produit loin de leurs regards ?

C’est que les habitudes millénaires de l’entr’aide, plus forte que les rivalités de tous genres, ont établi entre des êtres, même appartenant à des races ou des espèces différentes, une solidarité qui souvent se manifeste par des actes spontanés, exempts de calcul.

C’est que les personnes que nous aimons, en lesquelles nous nous retrouvons, ne sont pas seulement un prolongement de nous-mêmes, mais un peu de nous-mêmes, d’où une participation indirecte, parfois très vive, à leurs souffrances et à leurs joies.

Et ceci nous amène à considérer l’amour, dans sa forme la plus idéaliste : la recherche du bonheur personnel par la conscience du bonheur d’autrui, même lorsque celui-ci se paye du sacrifice de notre plaisir ou de notre sécurité.

L’instinct maternel, l’amitié, le mysticisme social en offrent de fréquents exemples.

On ne peut en dire autant de l’amour lorsqu’il est dicté par l’attirance sexuelle. Rien ne dispose mieux, en effet, à une véritable frénésie d’appropriation, à une soif plus marquée d’égoïstes extases, en dépit des apparences.

Lorsque la violence exquise et brutale de ces appétits se tempère, ce n’est, principalement chez l’homme, que dans la mesure où interviennent des sentiments plus durables et plus doux : la tendresse partagée, l’estime mutuelle, la communauté des habitudes et des aspirations. Ainsi, selon les tempéraments, les circonstances et le degré d’éducation, l’amour sexuel est-il susceptible de prendre des formes variées.

Lorsque l’on dit que des animaux ou des gens sont en amour, c’est pour exprimer en termes atténués qu’ils sont en rut. Et le rut, c’est la forme la plus rudimentaire de l’attirance sexuelle, ce n’est que le besoin impérieux d’apaiser par le coït les ardeurs dont, à intervalles réguliers, sont le siège les organes génitaux masculins et féminins. La caractéristique du rut c’est de ne s’embarrasser guère d’idéalisme et de sentimentalité. Pour le plaisir de l’accouplement, le mâle cherche une femelle, la femelle aguiche un mâle. L’essentiel est qu’ils ne soient pas trop déplaisants. Et l’on se quitte sans regrets excessifs, lorsque la fringale est passée.

Mais voici où la cérébralité intervient : les sens sont assoupis, la sexualité sans exigences. Et, tout à coup, à l’instant où, perdu dans la foule, on ne pensait guère à une idylle, un regard entre mille autres vous emplit d’un trouble étrange, un visage, une démarche entre-aperçus, fixent irrésistiblement votre attention, sans que l’on puisse démêler la cause exacte d’un attrait si puissant et si soudain. On ne se connaît point ; on n’a pas eu le loisir de s’étudier, d’apprécier ses qualités et ses défauts, ni ce que sera le contact des épidémies. Et pourtant l’on se sent pris par quelque chose de mystérieux, qui n’est point de l’amitié, et ne peut être de l’estime, qui est plus captivant et plus fort que de la sympathie et, précédant le désir, ne peut être confondu avec lui. Question d’esthétique en conformité d’ensemble avec les silhouettes de nos rêves ? Affinités charnelles obscurément révélées par d’imperceptibles détails ? On ne sait pas toujours. On ne saura peut-être jamais. Toujours est-il que c’est de cette manière que débutent très souvent les liaisons qui comptent le plus dans une existence, et représentent le mieux des liaisons d’amour, sinon par la durée, du moins par l’intensité des souvenirs qu’elles nous laissent.

Beaucoup plus explicable et plus banal est l’amour qui s’ébauche par une camaraderie toute platonique, laquelle évolue jusqu’à l’amitié et, au premier rayon de soleil du printemps, fait se retrouver les gens dans le même lit.

Ces tièdes associations sont fréquemment heureuses et durables, parce qu’elles dégénèrent souvent en habitudes, et sont rarement bouleversées par des tempêtes passionnelles.

Dans un cas comme dans l’autre, il est à remarquer que ce qui a fixé le désir sexuel exclusivement sur une personne, ou tout ou moins concentré sur elle pour un temps nos préférences, c’est quelque chose d’intellectuel ou de sentimental, qui n’a que des rapports éloignés avec le besoin physiologique d’accomplir un acte reproducteur que rien n’empêcherait d’accomplir avec beaucoup d’autres personnes.

Il y a eu admiration pour la beauté des formes, attrait pour ce que révèlent des pensées intimes l’attitude et l’expression du visage. Il peut y avoir eu simple rapprochement affectueux dû à la ressemblance des caractères, quelquefois même à la compassion pour une faiblesse ou une déchéance. Lorsque, inévitablement, surgit le feu du désir, au lieu de s’étendre au hasard, il suit la voie déjà tracée par le culte de la beauté, ou de la vérité, ou de la bonté. Ce qui ne signifie pas qu’il ne s’éteigne point si la satisfaction des sens ne se trouve en complément des autres attraits. L’attirance sexuelle n’est pas seulement le rut ; elle est déterminée par des éléments très complexes Mais elle ne dure point et fait place à une simple estime ou à une familiale affection là où le rut ne découvre point sa part.

L’homme — et la femme est comprise dans cette expression — n’est ni un ange ni une bête... C’est un ange monté sur une bête qui réclame du foin, et se cabre et hennit de révolte lorsque la brise apporte à ses naseaux la senteur aphrodisiaque des forêts.

Mais idéalisé, ennobli d’intelligence et de savoir, ou purement sensuel, l’amour doit être libre.

Il se suffit à lui-même dès l’instant que, sans nuire à personne, i1 embellit notre existence et contribue à notre bonheur.

Il n’a pas besoin de l’excuse de la procréation, qui en est seulement la conséquence normale, ni d’une sanction légale ou religieuse, qui ne sont que règlement d’intérêts ou simples formalités conventionnelles. En lui-même, il contient sa poésie et sa justification.

La fumée de l’encens, et la lecture monotone du code civil sont incapables de faire naître l’amour où il n’existe point, de lui conférer de la moralité où il n’est que vil marchandage. L’arbitraire du législateur est impuissant à rétablir en fait l’union des. âmes, et l’appétit des sens, au sein des foyers où n’existe plus qu’animosité et que haine.

Quelle que soit la forme des unions, ce qui en fait la beauté morale c’est la saine jeunesse et l’attachement des conjoints, l’affectueuse harmonie de leur vie intime, la constante amitié qu’ils se portent dans les épreuves de l’existence.

Et c’est seulement en raison de ces vertus, et non de leur caractère légitime ou illégitime que nous devrions apprécier les couples humains.

Tout le reste n’est que décor, souci des apparences, ou sacrifice à certaines nécessités.

Admettre le principe de la liberté de l’amour, ce n’est pas nécessairement faire de la promiscuité la règle ; ce n’est ni condamner les liaisons durables, ni fournir des excuses à ceux qui, sans considération des tristes réalités de la vie sociale présente, sèment autour d’eux le désespoir, pour la satisfaction des caprices sans lendemain.

Mais c’est reconnaître l’égalité parfaite de l’homme et de la femme devant une morale unique ; c’est revendiquer hautement pour tous, comme pour nous-même, le droit d’aimer qui nous plaît, suivant le mode qui nous convient, de nous accorder sans cesser de nous appartenir, sans autre condition que la réciprocité du désir, sans autre obligation que de prendre sous notre responsabilité le dommage que notre conduite aurait pu apporter dans l’existence d’autrui.

Ce principe devrait être à la base des accords conjugaux dans une organisation sociale rationnelle, dont le but serait la collaboration des efforts de tous pour assurer à chacun le maximum de bien-être et de liberté avec le minimum de contrainte et de concessions, et non l’assujettissement permanent de l’individu à des dogmes surannés, ou pour des fins étrangères aux siennes.

Jean MARESTAN

AMOUR, AMOUR EN LIBERTÉ, CAMARADERIE AMOUREUSE

Sous l’appellation d’amour, on peut comprendre force définitions. La mienne, dans cet article, sera la suivante. Par amour, j’entends tantôt l’attirance ou la passion sexuelle, tantôt le désir et la satisfaction de l’appétit sexuel, satisfaction manifestée ou par le coït ou réalisée par le besoin de toucher, caresser, embrasser quelqu’un du sexe opposé, voire de jouir de sa présence, s’entretenir avec lui. (Nystrom : La vie sexuelle et ses lois ; Forel : La question sexuelle ; Robert Michels : Sexual Ethics.)

Individualiste anarchiste, je ne pose nullement comme un dogme que l’attraction, l’appétit, le désir sexuels — l’Amour donc — ait seulement pour origine les appas ou attraits extérieurs de l’être aimé, le fait qu’elle ou il vous « porte à la peau ». Bien au contraire, surtout lorsqu’il s’agit d’unités humaines sélectionnées comme le sont les anarchistes, l’amour peut tout aussi bien avoir pour cause la sensibilité de l’être aimé, son caractère, son intellectualité, sa nature affectueuse, les aventures dont est remplie son existence, l’activité-raison d’être de sa personnalité, ses manifestations de tendresse à votre égard, même sa persistance dans le désir. Il n’est pour moi aucun motif d’attirance ou de sympathie qui soit supérieur ou inférieur à un autre.

Par liberté de l’amour, amour libre, amour en liberté, liberté sexuelle j’entends l’entière possibilité pour une ou un camarade, d’en aimer un, une, plusieurs autres simultanément (synchroniquement), selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier.

En ce qui me concerne, individualiste anarchiste, je conçois cette possibilité, cette liberté sans égard aucun aux lois édictées par les gouvernants en matière de mœurs, aux habitudes reçues ou acceptées en fait de moralité par les sociétés humaines actuelles. Pour moi, la liberté de l’amour se conçoit « par delà le bien et le mal » conventionnels.

Dans un milieu individualiste anarchiste, la liberté de l’amour se comprend, logiquement, en dehors de l’état civil, de la situation sociale, de l’apparence extérieure, de l’opinion publique, de la consanguinité ; elle n’a pas égard aux préjugés courants sur la pudeur, la virginité, le vice, la vertu, la considération, l’estime, la réputation, la fidélité sexuelle, etc. Elle ne tient pas compte du fait que l’être désiré ou aimé cohabite ou entretient déjà des relations amoureuses.

Dans un milieu anarchiste individualiste, on considère comme éminemment ridicule qu’il soit réservé à un seul sexe de proposer l’expérience amoureuse, comme s’il n’appartenait pas tout autant à la compagne qu’au compagnon de faire connaître son désir de relations amoureuses. Dans un tel milieu, où l’on considère l’amour comme une question de puissance non de quantité, où on aime tous ceux et autant qu’on peut aimer sans limite autre que la capacité individuelle, il est logique qu’on considère tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective. Nulle, nul, ne saurait trouver à redire à s’y voir sollicité en vue d’une expérience amoureuse, quels que soient la, le, les camarades qui en fassent la proposition. Et cela dans n’importe, quelles circonstances ou conditions. Nul « tiers » ne saurait opposer un obstacle à la proposition de l’expérience amoureuse, à plus forte raison à sa réalisation. Dans la mesure de ses possibilités, au contraire, chacun facilitera la pratique de la liberté de l’amour considérant son geste comme un acte de camaraderie.

En effet, l’expérience amoureuse à mon sens n’est pas seulement une manifestation d’égoïsme pur, une recherche de jouissance, de plaisir physique ou sentimental, dans le but d’augmenter la somme de bonheur individuel, je la considère comme une expérience de la vie individualiste, comme un aspect de la camaraderie qui réunit les uns aux autres les individualistes anarchistes. Voilà pourquoi les manifestations amoureuses rentrent dans le cadre de la camaraderie intersexuelle et toute, tout individualiste peut considérer comme incomplète une camaraderie qui n’incluerait pas l’expérience amoureuse.

Par suite, dans un milieu individualiste anarchiste, où l’on a fait table rase des préjugés traditionnels, de la morale religieuse et laïque, le sentiment — autre nom pour désigner l’attraction et la sympathie sexuelle — ne se conçoit pas sur un plan métaphysique ou extraphysiologique. L’impression sentimentale n’est ni mystique ni inexplicable ; elle peut parfaitement être élucidée, raisonnée, analysée.

Comme tous les autres produits de la sensibilité individuelle, le sentiment est susceptible d’éducation, d’entretien, de culture intensive et extensible. On peut vouloir être plus sentimental qu’on se trouve actuellement et y parvenir, comme on peut arriver, par des soins appropriés, à faire rendre à un arbre ou à une terre de plus gros fruits ou des épis plus volumineux. On peut s’éduquer en vue d’être aimant, tendre, affectueux, caressant, etc.

C’est en prenant en considération toutes ces remarques que par amour libre j’entends des rapports sexuels aussi libres, aussi variables et aussi multiples, au sein des milieux individualistes anarchistes, que le sont ou devraient l’être entre camarades de sexe opposé les rapports intellectuels ou moraux. On ne saurait comprendre, en effet, pourquoi les manifestations amoureuses devraient être mises de côté dans les relations qu’entretiennent des camarades.

La question de la camaraderie passant au premier plan, — toutes réserves étant faites quant aux tempéraments « solitaires » ou « amoureux uniques » exceptionnels, ou encore quant à certaines répugnances personnelles décidément invincibles — aucune, aucun camarade sain, normal, ne se refusera à tenter l’expérience de camaraderie amoureuse dès lors qu’elle est proposée par une ou un camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d’affinités affectives, sentimentales, voire intellectuelles — qui en retirerait une si grande joie, le plaisir n’étant pas moindre chez celle ou celui qui accepte la proposition.

A vrai dire, dans un milieu individualiste anarchiste dont les constituants ont. été sélectionnés sur la base des affinités personnelles, le refus ne peut être qu’exceptionnel, étant bien entendu que toute conception de la liberté de l’amour implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté entière de se refuser à qui vous déplaît. Mais pas plus que le refus de participer à la production dans un milieu de camarades producteurs ou de s’associer à un effort quelconque en vue de rendre plus intense la joie de l’association à laquelle on appartient — le refus de camaraderie amoureuse ne saurait être l’effet du caprice, de la coquetterie, du désir de faire souffrir ou de troubler l’harmonie du groupe auquel on appartient. Je pose en thèse que dans le domaine de l’amour, des manifestations amoureuses, les individualistes anarchistes ne peuvent vouloir se faire souffrir davantage que dans les autres expériences de la vie en camaraderie.

Du Xe au XVIe siècle, il a existé des groupements mystico-anarchistes où le toutes à tous, tous à toutes a été pratiqué avec ce résultat que ceux qui en faisaient partie ignoraient la misère, ne réglaient pas leurs différends au moyen de juges ou par l’emploi de la violence physique, ignoraient maîtres et serviteurs. Les enfants surtout apparaissent comme merveilleusement choyés. Les documents qui demeurent des persécutions qui leur furent infligées, quand ces milieux devenaient trop importants, stigmatisent en termes véhéments et leur promiscuité et l’ignorance de paternité en laquelle leurs enfants étaient tenus. C’est l’abomination de la désolation pour ces juges, pour la plupart ecclésiastiques, puisqu’il s’agissait de sectes hérétiques. Ce n’est pas une des inconséquences les moins curieuses de ces tribunaux composés d’hommes voués au célibat volontaire de se mettre à ratiociner sur des faits échappant à leur compétence.

En régime de promiscuité sexuelle, ou de communisme sexuel, l’enfant est infiniment plus choyé qu’en régime familial. Les éléments masculins ignorent quels sont leurs enfants, aussi ceux d’entre eux qui ont des sentiments paternels les manifestent-ils généralement à l’égard de tous les enfants du groupe auxquels ils appartiennent et, par suite du sentiment acquis, à tous les enfants des milieux où ils passent.

Je considère que le toutes à tous, tous à toutes est l’aboutissement normal et inévitable de l’application sincère et logique des théories de l’amour libre et de la liberté sexuelle. Parmi les individualistes anarchistes, naturellement, cette formule ne se conçoit appliquée que dans des milieux volontairement, librement choisis par celles et ceux qui les constituent.

Même en laissant de côté toute conception doctrinale, il est clair que dans tout milieu sélectionné, petit ou grand, où les occasions de jouissance amoureuse, physique ou sentimentale, seraient en abondance, les ruptures amoureuses perdraient leur caractère brusque, tranché, blessant. D’ailleurs, comme les mots « toujours » et « jamais » ont une apparence et une signification trop dogmatiques pour les admettre autrement que relativement dans le vocabulaire individualiste anarchiste, si c’est « en camarades » qu’on se lie amoureusement, c’est « en camarades » qu’on se délie : sans aigreur, sans âpreté, avec douceur, en amis disposés à recommencer l’expérience amoureuse le lendemain même de sa fin, le cas échéant. A la vérité, de bons camarades ne s’imposent pas la cessation de leurs relations amoureuses ; quand ils y mettent un terme, c’est qu’ils sont d’accord l’un et l’autre.

La liberté de l’amour implique que ceux qui la pratiquent possèdent une éducation sexuelle étendue et pratique. Tout essai de vie amoureuse sous-entend, parmi les individualistes anarchistes, que ceux qui la tentent sont au courant de l’hygiène sexuelle, des moyens à employer pour se préserver de toute contamination vénérienne, éviter les suites de tout rapport sexuel suspect ou douteux.

On s’est demandé pourquoi des idées semblables à celles que je viens d’exposer rencontrent, particulièrement parmi l’élément féminin des milieux anarchistes — individualistes comme communistes, d’ailleurs — une mécompréhension qui est souvent de l’hostilité. Sans nier les autres causes dont l’examen approfondi allongerait démesurément cet article, on peut attribuer cette opposition à la persistance de l’éducation religieuse chez les compagnes anarchistes. Dans les pays protestants, l’idée qui présida à la Réforme, la réaction du fond contre la forme, de l’esprit contre la matière, de la foi sur les œuvres aboutit, en matière de mœurs, officiellement bien entendu, aux mêmes déviations, à la même mutilation, au même mépris de l’oeuvre de chair que dans les pays catholiques. Sous le déguisement de préceptes moraux, on y retrouve les commandements de l’Eglise romaine : « Impudique point ne seras de corps ni de consentement. — Désirs impurs rejetteras pour garder ton corps chastement. — Œuvre de chair ne consommeras qu’en mariage seulement. » Ces préjugés sont parmi les plus tenaces à déraciner et c’est pourquoi pour maint esprit averti, l’émancipation sexuelle de la femme, l’éducatrice naturelle de l’enfant, semble devoir passer avant toutes les autres émancipations. Quand on serre la question d’un peu près, il n’est pas difficile de s’apercevoir que l’émancipation réelle de la femme dépend de son émancipation religieuse absolue et de son émancipation sexuelle. C’est seulement quand elle s’est débarrassée de la notion Dieu et de la notion moralité qu’elle est délivrée de la superstition et de l’ascétisme, de l’autel et du trône, du prêtre et du mari. La femme qui « a de la religion » et la femme qui « a des mœurs » sont les deux piliers de l’esclavage féminin individuel et du conservatisme social féminin. Elles le sont par surcroît de l’ignorance et de l’exploitation où croupissent la généralité des hommes.

E. Armand.

AMOUR

Le vocable le plus incompris, ayant subi le plus d’humiliations, de déformations, de falsifications. On lui fait exprimer le contraire de ce qu’il signifie. Le vocable — victime par excellence, souillé, sali par les moralistes, les bourgeois et les cuistres. Exploité par les tenanciers de l’adultère au théâtre, les pornographes du roman naturaliste et psychologique ; se traduisant dans la vie par le fait-divers banal, le « crime passionnel » que la- justice absout. Accaparé par les eunuques. Souverain dépossédé auquel il sied de rendre son royaume. Ce qui existe, ce n’est pas l’amour, c’est la caricature de l’amour. L’amour est le privilège d’une élite. L’amour est l’âme de l’art, de la poésie, de la vie, de toute passion noble et généreuse ; la source des œuvres vraiment spontanées, des libres créations originales et personnelles, des beaux gestes, des belles pensées. Foyer perpétuel d’enthousiasme, de sincérité et d’héroïsme. La condition de toute survie. Quand on voit les imbéciles semer la haine, on est tenté de leur crier : « Misérables ! vous ne voyez donc pas que vous tuez la pensée, l’art, le génie, tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Vous accomplissez là la plus stérile des besognes ! » Ils ne comprendraient pas.

N.-B. Ne pas confondre l’amour avec la philanthropie, l’indulgence, la résignation, la pitié, la bonté, l’aumône, la charité « officielle » ou mondaine, le sentimentalisme, l’altruisme, le socialisme. Ce sont là des formes d’égoïsme, et l’amour est l’adversaire de l’égoïsme. Il est l’action et le sentiment régénérés, embellis, magnifiés. Ce qui manque le plus à l’humanité actuelle, ce dont elle aurait tant besoin, ce qui pourrait la sauver, et ce dont elle ne veut pas entendre parler, sous aucun prétexte. — Aimez-vous les uns les autres. Précepte de l’Évangile, méconnu en tous temps, et en particulier dans le nôtre, que les disciples du Christ traduisent par ces mots : Haïssez-vous les uns les autres. C’est la plus colossale mystification qui ait jamais eu lieu dans l’humanité, c’est l’exemple le plus frappant de la déformation que la médiocrité fait subir aux idées, afin d’en tirer parti dans un but diamétralement opposé à celui que poursuivent initiateurs et précurseurs.

G. De Lacaze- Duthiers

ANABAPTISTES

(du grec ana, de nouveau, et baptizein, plonger dans l’eau)

On appelle anabaptistes les membres d’une secte religieuse et politique du seizième siècle. Les anabaptistes, issus du protestantisme, rejetaient le baptême des enfants comme inefficace, et soumettaient à un second baptême ceux qui embrassaient leurs doctrines. Thomas Münzer fut leur principal chef. La secte des anabaptistes recruta parmi les paysans le plus grand nombre de ses adhérents, que la noblesse protestante d’Allemagne, conduite par Luther, vainquit à Frankenhausen (1525). Chassés de toutes parts, lesanabaptistes se dispèrsèrent, répandant leurs doctrines le long du Rhin et des Pays-Bas. En 1534, Munster devint leur centre d’action, avec le prophète Jean de Leyde, qui périt à son tour, ainsi que ses principaux partisans, lorsque l’évêque de Munster eût repris possession de la ville. Leurs sectateurs, appelés baptistes, se trouvent encore en Angleterre et en Amérique. C’est en somme un charlatanisme qui n’a pas réussi et quia fait couler beaucoup de sang, surtout chez des malheureux paysans ignares que des aventuriers bernaient à leur guise.

ANACHRONISME

n. m. (du grec ana, en arrière, et khronos, temps)

Faute contre la chronologie ; erreur dans la date des événements. Les anachronismes sont fréquents en littérature. Par exemple, Shakespeare faisant tirer le canon dans son Jules César, ou Victor Hugo, dans Aymerillot, faisant dire à Charlemagne :

« Tu rêves, dit le roi, comme un « clerc en Sorbonne. »,

et oubliant que la Sorbonne date seulement de Saint-Louis. Dans les beaux-arts également on rencontre maints anachronismes qui consistent alors soit à grouper dans une même composition des personnages ayant vécu à des époques différentes, soit à modifier l’ordonnance d’une scène historique, soit enfin à ne tenir aucun compte de la couleur locale. Ainsi Véronèse représente les Noces de Cana ou le Repas chez le pharisien dans des édifices de son époque et avec des personnages vêtus comme l’étaient ses contemporains. — On emploie aussi le mot anachronisme pour désigner une chose non conforme aux mœurs d’une époque. Exemple : la royauté commence à paraître un anachronisme.

ANALOGIE

n. f. (du grec analogia, rapport)

Une analogie est une ressemblance, une similitude partielle d’une chose avec une autre. Exemple : les discours des politiciens présentent tous une analogie, c’est que, tous, ils font des promesses que leurs auteurs sont bien décidés à ne pas tenir. La vie fourmille d’analogies et de ressemblances, mais il faut que l’esprit soit assez clairvoyant pour ne pas se laisser aller à des confusions qui pourraient être souvent regrettables dans le domaine des idées.

ANALYSE

n. f. (du grec nalusis, décomposition)

En philosophie, l’analyse est la méthode qui va du composé au simple. Analyser un raisonnement c’est en étudier séparément chaque argument pour mieux en connaître la valeur. Il est utile, sinon indispensable, d’avoir recours à l’analyse pour éprouver la véracité et le bien-fondé d’un jugement ou d’une opinion. C’est pour cela que les propagandistes anarchistes, aussi bien pour critiquer la thèse de leurs adversaires que pour bâtir solidement leur thèse propre, doivent employer la méthode analytique. Leurs raisonnements en seront plus puissants et plus persuasifs. — Le mot analyse est également très employé en chimie : l’analyse chimique a pour objet de déterminer la nature des éléments qui forment un corps composé (analyse qualitative ; et aussi les proportions en poids et en volume, suivant lesquelles chacun d’eux entre dans la composition (analyse quantitative). Dans une analyse chimique, tantôt on opère sous l’influence de la chaleur et avec des réactifs à l’état sec, tantôt on se sert de réactifs liquides : dans le premier cas, l’analyse est dite par voie sèche ; dans le second, par voie humide. On utilise aussi pour certaines analyses le spectre (analyse spectrale), le microscope (analyse microscopique). — L’analyse est aussi usitée dans les mathématiques ; analyse mathématique : algèbre pure ou toute autre partie de la science : géométrie, mécanique, etc... soumise aux calculs algébriques ; analyse transcendante, analyse infinitésimale : le calcul différentiel et intégral. — En grammaire, on distingue l’analyse logique (analyse qui consiste à décomposer la phrase en propositions et chaque proposition en sujet, verbe et attribut) et l’analyse grammaticale (analyse qui prend les mots un à un pour en indiquer l’espèce, le genre, le nombre, la fonction, etc...).- Le contraire de l’analyse est la synthèse.

ANARCHIE

n. f. (du grec : a privatif et archè, commandement, pouvoir, autorité)

Observation préalable. Cette Encyclopédie anarchiste ayant pour objet de faire connaître l’ensemble des conceptions : politiques, économiques, philosophiques, morales, etc., qui partent de l’idée anarchiste ou y conduisent, c’est au cours de cet ouvrage et à la place même que doit logiquement occuper chacune d’elles, que seront exposées les thèses multiples qu’embrasse l’étude exacte et complète de ce sujet. Ce n’est donc qu’en l’approchant, en soudant, avec méthode et continuité, les diverses parties de cette Encyclopédie qu’il sera possible au lecteur de parvenir à la compréhension totale de l’Anarchie, de l’Anarchisme et des Anarchistes.

En conséquence, je n’exposerai ici que dans ses grandes lignes, d’une façon resserrée et synthétique, ce qui constitue l’essence même de l’Anarchie et de l’Anarchisme. Pour les détails — et il sied d’observer que d’aucuns ont une grande importance — le lecteur voudra bien consulter les mots divers auxquels ce texte les priera de se reporter.

Etymologiquement, le mot « Anarchie » (qui devrait s’orthographier An-Archie) signifie : état d’un peuple et, plus exactement encore, d’un milieu social sans gouvernement.

Comme idéal social et comme réalisation effective, l’Anarchie répond à un modus vivendi dans lequel, débarrassé de toute contrainte légale et collective ayant à son service la force publique, l’individu n’aura d’obligations que celles que lui imposera sa propre conscience. Il possèdera la faculté de se livrer aux inspirations réfléchies de son initiative personnelle ; il jouira du droit de tenter toutes les expériences que lui apparaîtront désirables ou fécondes ; il s’engagera librement dans les contrats de tous genres qui, toujours temporaires et révocables ou révisibles, le lieront à ses semblables et, ne voulant faire subir à personne son autorité, il se refusera à subir l’autorité de qui que ce soit. Ainsi, souverain maître de lui-même, de la direction qu’il lui plaira de donner à sa vie, de l’utilisation qu’il fera de ses facultés, de ses connaissances, de son activité productrice, de ses relations de sympathie, d’amitié et d’amour, l’individu organisera son existence comme bon lui semblera : rayonnant en tous sens, s’épanouissant à sa guise, jouissant, en toutes choses, de sa pleine et entière liberté, sans autre limite que celles qui lui seront assignées par la liberté — pleine et entière aussi — des autres Individus.

Ce modus vivendi implique un régime social d’où sera bannie, en droit et en fait, toute idée de salariant et de salarié, de capitaliste et de prolétaire, de maître et de serviteur, de gouvernant et de gouverné.

On conçoit que, ainsi défini, le mot « Anarchie » ait été insidieusement et à la longue détourné de sa signification exacte, qu’il ait été pris, peu à peu, dans le sens de « désordre » et que, dans la plupart des dictionnaires et encyclopédies, il ne soit fait mention que de cette acceptation : chaos, bouleversement, confusion, gâchis, désarroi, désordre.

Hormis les Anarchistes, tous les philosophes, tous les moralistes, tous les sociologues — y compris les théoriciens démocrates et les doctrinaires socialistes — affirment que, en l’absence d’un Gouvernement, d’une législation et d’une répression qui assure le respect de la loi et sévit contre toute infraction à celle-ci, il n’y a et ne peut y avoir que désordre et criminalité.

Et pourtant !... Moralistes et philosophes, hommes d’Etat et sociologues n’aperçoivent-ils pas l’effroyable désordre qui, en dépit de l’Autorité qui gouverne, et de la Loi qui réprime, règne dans tous les domaines ? Sont-ils à ce point dénués de sens critique et d’esprit d’observation, qu’ils méconnaissent que plus augmente la réglementation, plus se resserre le réseau de la législation, plus s’étend le champ de la répression, et plus se multiplient l’immoralité, l’abjection, les délits et les crimes ?

Il est impossible que ces théoriciens de « l’Ordre » et ces professeurs de « Morale » songent, sérieusement et honnêtement, à confondre avec ce qu’ils appellent « l’Ordre » les atrocités, les horreurs, les monstruosités dont l’observation place sous nos yeux le révoltant spectacle.

Et — s’il y a des degrés dans l’impossibilité — il est plus impossible encore que, pour atténuer et a fortiori faire disparaître ces infamies, ces savants docteurs escomptent la vertu de l’Autorité et la force de la Loi.

Cette prétention serait pure démence.

La loi n’a qu’un seul but : justifier d’abord et sanctionner ensuite toutes les usurpations et iniquités sur lesquelles repose ce que les profiteurs de ces iniquités et usurpations appellent « l’Ordre social ». Les détenteurs de la richesse ont cristallisé dans la Loi la légitimité originelle de leur fortune ; les détenteurs du Pouvoir ont élevé à la hauteur d’un principe immuable et sacré le respect dû par les foules aux privilèges, à la puissance et à la majesté dont ils s’auréolent. On peut fouiller, jusqu’au fonds et au tréfonds, l’ensemble de ces monuments d’hypocrisie et de violence que sont les Codes, tous les Codes ; on n’y trouvera pas une disposition qui ne soit en faveur de ces deux faits d’ordre historique et circonstanciel qu’on tente de convertir en faits d’ordre naturel et fatal : la Propriété et l’Autorité. J’abandonne aux tartufes officiels et aux professionnels du charlatanisme bourgeois tout ce qui, dans la Législation, a trait à la « Morale », celle-ci n’étant et ne pouvant être, dans un état social fondé sur l’Autorité et la Propriété, que l’humble servante et l’éhontée complice de celle-ci et de celle-là.

On trouvera au mot « Loi » (voir ce mot) une étude approfondie du mécanisme législatif et judiciaire. Ici, il est séant et suffisant, à propos du mot « Anarchie » pris dans le sens de « désordre » de citer ces magnifiques paroles de Pierre Kropotkine :

« De quel ordre s’agit-il ? Est-ce de l’harmonie que nous rêvons, nous, les anarchistes ? De l’harmonie qui s’établira librement dans les relations humaines, lorsque l’humanité cessera d’être divisée en deux classes, dont l’une est sacrifiée au profit de l’autre ? De l’harmonie qui surgira spontanément de la solidarité des intérêts, lorsque tous les hommes formeront une seule et même famille, lorsque chacun travaillera pour le bien-être de tous et tous pour le bien-être de chacun ? Evidemment, non ! Ceux qui reprochent à l’Anarchie d’être la négation de l’Ordre, ne parlent pas de cette harmonie de l’avenir ; ils parlent de l’ordre tel qu’on le conçoit dans notre société actuelle. Voyons donc ce qu’est cet « Ordre » que l’Anarchie veut détruire.

L’Ordre, aujourd’hui, ce qu’ils entendent par « l’Ordre », c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».

« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société. C’est le paysan irlandais mourant de faim ; c’est le peuple d’Italie réduit à abandonner sa campagne luxuriante, pour rôder à travers l’Europe en cherchant un tunnel quelconque à creuser, où il risquera de se faire écraser, après avoir subsisté quelques mois de plus. C’est la terre enlevée au paysan pour l’élève du bétail ou du gibier qui servira à nourrir les riches, c’est la terre laissée en friche plutôt que d’être restituée à celui qui ne demande pas mieux que de la cultiver.

L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d’inanition. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.

L’Ordre, c’est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.

L’Ordre, c’est la Guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.

L’Ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la Pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. C’est la mort soudaine par le grisou, la mort lente par l’enfouissement de milliers de mineurs déchirés ou enterrés chaque année par la cupidité des patrons et pourchassés à la baïonnette, dès qu’ils osent se plaindre. Voilà « l’Ordre ! » »

Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes : « Et le désordre, ce qu’ils appellent le désordre : C’est le soulèvement du peuple contre cet ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire : c’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.

Le désordre, c’est l’abolition de l’esclavage antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.

Le désordre, c’est l’insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.

Le désordre — ce qu’ils nomment le désordre — ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, de brute avilie dans la misère.

Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité ! »

* * *

Jean-Guillaume Colins, le fondateur du socialisme rationnel, expose, dans ses multiples ouvrages, que l’Ordre est incontestablement nécessaire à la vie des hommes groupés en société. Or, dit-il, — je résume ici l’essentiel de sa doctrine — l’Ordre ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. S’il repose sur la force, il ne se peut maintenir que par la violence systématiquement et gouvernementalement organisée. S’il repose sur la raison, il trouve son point d’appui dans l’acquiescement volontaire et réfléchi de tous. Dans le premier cas, l’Ordre, synonyme d’injustice et d’inégalité, est instable, fragile, éphémère ; il est constamment exposé à être troublé par le mécontentement et l’insurrection de la foule à laquelle il prétend s’imposer ; et, alors, l’Ordre ne se conçoit que sous la forme du gendarme et du bourreau. Mais, s’il est basé sur le granit de la Raison, mère de la Justice et de l’Egalité, l’Ordre devient d’une étonnante stabilité : les changements, les transformations apportés au régime social ne font que fortifier sa puissance, puisque ces progrès et améliorations sont le résultat d’un effort nouveau vers un rayonnement plus fécond de la Raison elle- même.

Les Anarchistes tiennent un langage à peu près identique. Ils disent que l’ordre social ne peut reposer que sur la contrainte ou l’entente. S’il repose sur la contrainte, il est évident qu’il découle — quel qu’il soit dans le détail — du principe d’Autorité et qu’il s’incarne dans l’institution gouvernementale proclamée nécessaire. Si, au contraire, il repose sur l’Entente, il va de soi qu’il procède — quel qu’il soit dans le détail — du principe de Liberté et que l’organisation de l’Ordre social ainsi conçu et réalisé repousse impitoyablement tout organisme central : Pouvoir, Gouvernement, Etat, qui engendre et implique fatalement la contrainte.

* * *

En science, lorsque, après avoir parcouru avec persévérance le cycle des expériences tentées sur l’application d’un même principe, il est démontré et reconnu que ces expériences n’ont pas amené les résultats qu’on en attendait ; lorsque, par l’accumulation de ces échecs réitérés, il est établi que principe, méthode et résultats cherchés s’excluent ; en science, dis-je, il est d’usage et de règle de condamner, dans ces conditions la méthode appliquée et le principe dont celle-ci n’est que la mise en pratique. Or, voilà des siècles et des siècles que, pour organiser et assurer l’harmonie sociale, les penseurs, théoriciens et doctrinaires attachés au principe d’Autorité appliquent, dans le domaine social, toutes les méthodes de gouvernement possibles et imaginables. Il est permis d’avancer qu’ils n’en ont négligé aucune. Aristocratie, démocratie, oligarchie, ploutocratie, pouvoir absolu, pouvoir constitutionnel, monarchie, république, dictature, césarisme, l’Histoire atteste que toutes les formes gouvernementales ont été expérimentées. Le résultat constant de ces expériences a été le gâchis, le désordre, les antagonismes, les guerres, les crimes de toute nature, en tous temps et en tous lieux.

Eh bien ! Loin de condamner le principe d’Autorité et de renoncer aux méthodes d’application qui en découlent, nos Maîtres — il n’est que trop aisé de comprendre pourquoi — s’obstinent à affirmer que nécessaire est ce principe, et que excellentes sont ces méthodes.

C’est tout simplement de l’aberration. Seuls, les Anarchistes s’élèvent contre cette incurable folie. Seuls ils affirment que le Gouvernement, l’Etat, l’Autorité, n’ayant engendré, depuis qu’ils existent, dans tous les pays du monde, en dépit des changements de formes et d’étiquettes, du remaniement des constitutions et des régimes, que confusion, souffrance, misère, guerres et désordres, la plus élémentaire sagesse exige qu’on renonce à espérer de l’Autorité, de l’Etat, du Gouvernement ce qu’ils ne peuvent produire et qu’on tente loyalement l’essai d’une organisation sociale, sans Gouvernement, sans Etat, sans Autorité, c’est-à-dire d’une société anarchiste.

* * *

On le voit : le concept anarchiste n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Il n’est pas né, subitement et comme par miracle, d’une hypothèse surgissant, sans que rien ne l’ait suscitée, d’une inspiration soudaine : enfantine ou géniale. Ce concept plonge ses racines dans le sol profond de l’histoire, de l’expérience et de la raison. Ces racines sont désormais indestructibles : il est encore possible aux Maîtres de les couper au fur et a mesure qu’elles déchirent la croûte des préjugés qui les recouvrent et les empêchent d’apparaître aux yeux de tous ; mais elles n’en persistent pas moins à se développer, en robustesse et en étendue dans les entrailles du vieux monde d’oppression : d’ignorance, de misère, de haine et de laideur.

* * *

L’Anarchie n’est pas une religion ; elle n’a pour point de départ aucune « révélation » ; elle ne connaît pas l’affirmation dogmatique ; elle répudie l’apriorisme ; elle n’admet pas l’idée sans preuve.

C’est à la fois une Doctrine et une Vie : doctrine qui s’inspire de l’évolution constante des arrangements individuels et collectifs qui constituent la Vie elle-même des personnes et des collectivités ; Vie qui tient compte de ce transformisme incessant et se reflète dans la Doctrine.

C’est une Doctrine, parce que l’Histoire, l’Expérience et la Raison nous ont enseigné certaines vérités dont l’exactitude, toujours confirmée par l’observation et l’examen scrupuleusement impartial des faits, n’est plus contestable. Ces vérités elles-mêmes sont concordantes ; non seulement elles ne se combattent pas, mais encore elles s’unissent, elles s’épaulent mutuellement, elles s’enchaînent. Déjà forte et résistante par elle-même, chacune de ces vérités emprunte aux autres — voisines ou éloignées — une recrudescence de force et de résistance. C’est cet ensemble de certitudes qui forme et cimente la Doctrine, sur le fonds même de laquelle toutes les tendances anarchistes — encore qu’elles soient nombreuses — sont unanimes et inséparables.

De cette doctrine se dégagent un certain nombre de principes directeurs qui, appliqués à la Vie, déterminent le milieu social que veulent instaurer les Anarchistes.

Ainsi : d’une part, c’est l’étude, l’observation de la Vie individuelle et sociale qui nous apporte les vérités et certitudes sur lesquelles s’édifie notre doctrine anarchiste et, d’autre part, ce sont les principes directeurs qui, procédant de cette doctrine, doivent présider à l’organisation de la Vie individuelle et sociale que nous appelons « l’Anarchie ».

La Doctrine part de l’Individu vivant en Société : c’est l’aspect théorique de l’Anarchie. Ensuite, comme règle de vie, l’Anarchie part de la Doctrine et détermine le milieu social et ses innombrables arrangements : c’est l’aspect pratique de l’Anarchie.

Du point de vue social, l’Anarchie se résume en deux mots : Entente libre. Si cette formule semble trop brève, si on la désire plus explicite, je dirai, afin qu’elle gagne en clarté et en précision : « Liberté par l’Entente » ou mieux encore : « Liberté de chacun, par l’Entente entre tous. » Liberté, c’est l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le point initial et le point terminus de la théorie ; Entente libre, c’est le commencement et la fin de la pratique. Ou encore : « Liberté, c’est la Doctrine ; Entente, c’est la Vie. »

Mais cela demande à être quelque peu développé. Voici donc la démonstration qui s’impose :

  • Tous les philosophes et sociologues qui ont sérieusement et impartialement étudié la nature humaine ont constaté que toutes les aspirations, tous les désirs, tous les mouvements, toutes les activités de l’individu ont pour but la satisfaction d’un ou plusieurs besoins. Il n’est, du reste, pas nécessaire de s’être livré à de profondes études philosophiques, biologiques ou sociologiques, pour arriver à cette constatation. Chacun de nous y parvient.

A cette première constatation il faut ajouter la suivante : c’est que la satisfaction d’un besoin procure à celui qui le ressent une sensation de plaisir, tandis que la non-satisfaction dudit besoin lui cause une sensation de peine.

Cette seconde constatation est encore de celles que chacun de nous peut faire et qui ne font aucun doute.

De cette double constatation — dont la seconde n’est que la suite logique de la première — nous concluons que l’individu, en recherchant la satisfaction de ses besoins ; a en vue le plaisir qu’il y trouve et nous affirmons en conséquence que l’homme recherche le bonheur.

La recherche du bonheur, devient, ainsi, le but précis auquel tend l’être vivant.

Nous voilà parvenus à un point important et que nous considérons comme fondamental de l’Anarchie.

Mais l’être humain ne vit pas dans l’isolement, il se groupe avec les êtres de son espèce, il vit en société.

Nous sommes donc conduits à passer de l’individuel au social.

Si l’individu se groupe, c’est d’abord parce que c’est dans sa nature et qu’il en éprouve le besoin ; c’est ensuite, parce qu’il recherche instinctivement à accroître son bonheur par l’appui et la protection qu’il espère trouver dans ses semblables.

D’où, cette conclusion : le groupement en société a pour but d’accroître le bonheur de ceux qui le constituent. En d’autres termes, le social doit contribuer à rapprocher l’individu de son but : le bonheur. Donc, la raison d’être de ce qu’on appelle la société, c’est d’assurer le bonheur de ses membres.

Nous voilà, maintenant, en possession d’un second point important, fondamental, de l’Anarchie.

Jetons un rapide coup d’œil en arrière, tant pour voir le chemin parcouru par notre raisonnement que pour souder ensemble fortement les deux constatations que nous avons faites.

Première constatation : l’individu recherche le bonheur par la satisfaction de ses besoins ; seconde constatation : la société a pour but d’assurer et d’accroître le bonheur de tous ses membres. Donc, le bonheur de l’individu, tel est le but de la vie individuelle ; le bonheur de tous les individus vivant en société, tel est le but de la vie sociale.

J’en arrive maintenant à la troisième des constatations qui, reliées entre elles, aboutissent à la première des certitudes sur lesquelles repose la Doctrine anarchiste.

De toutes les formes de société, la pire est nécessairement celle qui s’éloigne le plus du but à atteindre : le bonheur des individus qui la composent ; de toutes les formes de société, la meilleure est nécessairement celle qui se rapproche le plus de ce but. La société la plus criminelle est celle dans laquelle la proportion des malheureux est la plus élevée et la société idéale est celle dans laquelle seront heureux tous ceux qui la composent. Le Progrès social, le Progrès véritable, positif, indiscutable n’est pas, ne peut pas être autre chose que l’ascension graduelle vers cette société idéale.

Telle est notre troisième constatation.

Comme il y a un instant, revenons sur nos pas, ou plutôt arrêtons-nous et formons un faisceau des trois constatations acquises :

  1. L’individu recherche le bonheur ;

  2. La société a pour but de le lui procurer ;

  3. La meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but.

Nous tenons, à présent, la première de nos certitudes.

Cherchons la seconde.

Posons-nous cette question : jusqu’à ce jour, les formes multiples de société qui se sont succédées ontelles répondu au but que doit s’assigner le groupement social : le bonheur de tous ses membres ?

Ici l’Histoire entre en scène : l’Histoire qui nous apporte les enseignements du passé.

Il nous faut donc consulter l’Histoire.

Celle-ci nous fournit, en l’appuyant sur la documentation la plus abondante et la plus authentique, la preuve que l’immense majorité des individus a été, est malheureuse.

Je pense que, sur ce point, je n’ai pas à insister. Alors, je poursuis, et je pose deux pourquoi qui s’enchaînent :

  1. Pourquoi les individus étaient-ils malheureux ?

    • Parce que l’immense majorité de ces hommes étaient privés de la faculté de satisfaire leurs besoins.

  2. Pourquoi étaient-ils privés de cette faculté ?

    • Parce que, depuis des siècles et des siècles, un certain nombre d’hommes s’étaient emparés de toutes les richesses et de toutes les sources de celles-ci, au détriment des autres hommes.

    • Parce que ces possédants avaient édicté des Lois tendant à légitimer, à consolider leurs spoliations.

    • Parce qu’ils avaient organisé un Pouvoir et des forces dont le rôle était de soumettre les spoliés, de les empêcher de se révolter et, en cas de révolte, de les châtier.

    • Parce que ces possédants et ces maîtres avaient imaginé des Religions dont le but était d’imposer aux dépossédés et aux asservis la soumission aux lois, le respect des Maîtres et la résignation à leur propre infortune.

    • Parce que cet accaparement de la Richesse, cette Législation, ce Pouvoir et cette Religion s’étaient ligués puissamment contre la multitude des exploités et des opprimés ainsi privés de la faculté de manger à leur faim, de parler, d’écrire, de se grouper à leur gré, de penser et d’agir librement.

    • Parce que la Propriété, c’était l’Autorité d’une classe sur les choses ; l’Etat, l’Autorité sur les corps ; la Loi, l’Autorité sur les consciences et la Religion l’Autorité sur les esprits et les cœurs.

    • Parce que tous ceux qui n’appartenaient pas à la classe dominante, entre les mains de laquelle étaient réunis le Capital, l’Etat, la Loi et la Religion, formaient une classe innombrable de pauvres, de sujets, de justiciables et de résignés.

    • Parce que, physiquement, intellectuellement et moralement, cette multitude était réduite à l’esclavage.

    • Parce que, pour tout dire en un seul mot, elle n’était pas libre.

Cette classe ne possédait pas hier, elle ne possède pas aujourd’hui la liberté de satisfaire les besoins de son corps, de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi elle était et elle est malheureuse.

Voilà ce que, consultées loyalement, attentivement, impartialement, répondent et l’Histoire et l’Expérience.

Elles constatent que, au sein des sociétés passées et présentes, la classe de beaucoup la plus nombreuse, était malheureuse parce qu’elle n’était pas libre et qu’il en est de même de nos jours.

La cause de tout le mal était donc, elle est toujours, l’Autorité sous toutes les formes que j’ai tout à l’heure énumérées.

Le remède consiste donc à briser tous les ressorts de cette Autorité : Capital, Etat, Loi, Religion, et à fonder une société entièrement nouvelle basée sur la Liberté.

Voilà notre seconde certitude.

Je la lie à la première et nous allons avoir toute la Doctrine.

Première certitude : L’homme recherche le bonheur ; la Société a pour but de le lui assurer ; la meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but.

Seconde certitude : L’homme est heureux dans la mesure où il est libre de satisfaire ses besoins ; la pire des sociétés est donc celle où il est le moins libre ; la meilleure est en conséquence, celle où il est le plus libre. L’idéale sera celle où il le sera complètement.

Conclusion : la Doctrine anarchiste, se résume en un seul mot : Liberté.

* * *

Mais j’ai dit que l’Anarchie est : 1° une Doctrine ; 2° une Vie. Nous allons, à présent, passer de la première à la seconde, de la théorie à la pratique, du principe a sa réalisation, de la Doctrine qui inspire et impulse, à la Vie qui réalise.

Il coule de source que la naissance de l’Anarchie (état social sans Gouvernement, sans Etat, sans Autorité, sans contrainte), ne peut être que consécutive à la mort de l’état social actuel.

Ici commence la seconde partie de ma démonstration. L’Histoire, l’Expérience et le Raisonnement, ces trois abondantes sources auxquelles l’homme puise toutes les vérités utiles, nous ont d’abord conduits à la condamnation sans appel de toutes les Sociétés pratiquant le régime de l’Autorité et à la nécessité d’instituer sur la Liberté le milieu social.

J’imagine donc la Révolution accomplie : l’Autorité est réduite en poussière ; il s’agit maintenant de vivre en liberté. Nous avons détruit ; il nous faut reconstruire. Qu’allons-nous faire ?

Des demi-fous (je ne puis, s’ils sont sincères, les qualifier autrement) songent encore à un accouplement bizarre des deux principes contradictoires de Liberté et d’Autorité. Ils rêvent encore d’asseoir la liberté de tous sur l’Autorité de quelques-uns, comme s’il était possible que l’Autorité donnât naissance à la Liberté et favorisât le développement de celle-ci ! Avec une logique implacable et une farouche énergie, les Anarchistes combattent cette absurdité. Ils se dressent contre toute tentative de restauration autoritaire ; ils s’opposent à tout essai de résurrection du Pouvoir, sous quelque forme que ce soit. Ils finissent par l’emporter sur leurs adversaires et brisent leurs dernières résistances. C’est la période, plus ou moins longue, durant laquelle le devoir le plus pressant et la nécessité la plus impérieuse sont de défendre la Révolution libertaire victorieuse contre les retours offensifs des tenants de l’Autorité, y compris celle qui leur apparaît comme la plus intolérable, la plus absurde et la plus dangereuse : la Dictature du Prolétariat.

Les défenseurs de la Révolution conçoivent — enfin — que deux choses contradictoires ne peuvent pas mutuellement s’engendrer puisqu’elles s’excluent ; que, conséquemment, l’Autorité sociale ne peut pas plus aboutir à la liberté individuelle que de la liberté individuelle ne peut sortir de l’Autorité sociale.

La faillite et l’abolition du principe d’Autorité se trouvent bien et définitivement établies. Il ne s’agit plus que de donner au principe de Liberté une réalité vivante et féconde.

Serrons de près le problème à résoudre et ne perdons pas de vue que nous supposons l’Autorité Gouvernementale brisée par la Révolution triomphante : voilà l’Individu débarrassé de ses chaînes ; il est devenu un être libre, c’est-à-dire en possession de la faculté de satisfaire ses besoins et, par conséquent, d’être heureux.

Mais, être sociable, vivant au milieu de ses semblables, participant à la vie commune, il s’agit de préciser ce qu’il aura à donner à ses pairs et ce qu’il aura à en recevoir, dans quelles conditions et dans quelle mesure, il collaborera à la satisfaction des besoins ressentis par tous et participera, en échange, à la satisfaction de ses propre besoins.

Le problème se pose impérieux et urgent.

Comment le résoudre ? Il ne faut pas songer à recourir à la force, à la violence, à la contrainte, formes diverses de l’Autorité, mais à la douceur, à la persuasion, à la Raison, formes multiples de la Liberté.

On s’arrête donc à la Raison.

Mais encore faut-il que la Raison s’impose d’ellemême, en vertu de sa propre force, par l’unique ascendant de son prestige et non par des menaces ou des sanctions.

Alors, on cherche, on expérimente, on compulse, on interroge les résultats des diverses méthodes d’application. L’Entente apparaît, se présente, se recommande par ses résultats et emporte les suffrages.

L’exemple de la nature est là : éloquent et démonstratif. Tout y est entente par accord libre et spontané, par affinités et caractères communs entre individus ou unités de la même espèce : les infiniment petits, sorte de poussière, se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des noyaux ; ces noyaux, à leur tour, se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des organismes ; ces organismes se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des organismes de plus en plus vastes.

On fait l’essai de cette méthode empruntée à l’ordre naturel, un essai loyal et loyalement conditionné. Cet essai est répété ; les résultats appliqués à l’ordre social sont satisfaisants ; l’essai est étendu, appliqué à des masses croissantes ; il sort vainqueur de cette épreuve, il triomphe, et il est finalement adopté.

C’est la méthode de l’Entente libre et spontanée. La plus petite unité : l’individu recherche, attire les autres, s’agglomère avec celles-ci à un premier noyau et forment la Commune. Les Communes, à leur tour, se cherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment un organisme plus étendu : la Région. Les Régions, à leur tour, se cherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment une organisation plus vaste encore et plus complexe : la Nation.

Entente entre les individus et les familles qui constituent le noyau Communal, entente entre les Communes qui constituent l’organisme régional ; entente entre les Régions qui constituent l’organisation nationale ; entente de bas en haut, à tous les degrés ; entente partout.

Les peuples qui vivent en Communisme-libertaire se recherchent, ils s’attirent, s’agglomèrent et forment une organisation plus vaste encore que la Nation.

Le jour où toutes les Nations vivront en Communisme-libertaire, elles se rechercheront nécessairement, fatalement s’attireront, s’agglutineront et formeront un immense organisme international les réunissant toutes.

Ce sera la réalisation mondiale de la Liberté de chacun, par l’Entente entre tous !

Car, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que ce n’est plus, comme autrefois, l’organisme le plus vaste : l’organisation centrale qui, par voie d’absorption ou d’annexion, de contrainte ou de guerre, amène la compression des organismes intermédiaires et des noyaux pour aboutir à l’écrasement des molécules individuelles. C’est, tout à l’opposé, la molécule individuelle qui, par voie d’entente, et d’extension ou de développement, se joint aux molécules les plus proches, et forme noyau avec celles-ci, puis, passant par des organismes de plus en plus vastes, le cercle de l’Entente s’élargissant toujours, réunit, en une vie de plus en plus intense, féconde et heureuse, la totalité des molécules individuelles.

Voilà l’image de la vie communiste-libertaire, de l’Anarchie, de la Liberté de chacun par l’Entente de tous.

(Voir Autorité, Centralisme, Entents, Fédéralisme, Liberté, Révolution.)

* * *

L’Anarchie est à base individualiste. Les Gouvernements, les Religions, les Patries, les Morales, ont ce trait commun que, au nom et dans l’intérêt — « dit » supérieur — de ces institutions, les intérêts véritables de l’Individu ont toujours été et demeurent méconnus, violentés, immolés. Les Gouvernements compriment, oppriment et pressurent l’individu ; les Religions le privent de la faculté de penser librement et de raisonner judicieusement ; les Patries le précipitent, de gré ou de force, dans les carnages guerriers ; les Morales font peser sur lui les obligations les plus ineptes et les devoirs les plus opposés à son expansion naturelle et à la vie normale. Par l’ignorance et la lâcheté, par la contrainte et la répression, toutes ces Institutions autoritaires créent dans la foule les mentalités d’esclaves et les habitudes grégaires dont les classes dominantes ont besoin pour perpétuer le régime dont elles sont les exclusifs et insolents bénéficiaires. L’Anarchie entend soustraire tous les êtres humains à cette multitude de contraintes physiques, intellectuelles et morales dont ils sont victimes. Elle dénie à la Société le droit de disposer souverainement de ceux qui la composent. Elle déclare que ce terme vague « la Société » ne répond à rien en dehors des Individus qui, seuls, lui donnent une réalité vivante et concrète. Elle certifie que sans cette unité tangible, palpable : l’Individu, la Société serait un total inexistant et une expression dénuée de toute signification positive. Ce sont là des assertions d’une exactitude si manifeste, qu’on éprouve quelque honte à les formuler, dans l’appréhension d’être accusé d’enfoncer des portes ouvertes.

Mais il faut se bien garder de croire que, si l’Anarchie est à base individualiste, il s’en suit qu’elle condamne l’Individu à l’isolement et brise les liens de toutes sortes qui l’unissent à ses semblables. (Voir Solidarité.)

C’est exactement le contraire, et il n’est pas possible de concevoir un milieu social dans lequel seraient plus nombreux et plus solides qu’en Anarchie les rapports reliant entre eux tous les représentants de l’espèce. Seulement — et cette opposition est fondamentale tandis que, emprisonné dans le réseau des obligations et contraintes qui, au nom de l’Etat, de la Propriété, de la Religion, de la Morale, de la Famille, de la Patrie et autres... balançoires, font de lui un esclave, l’Individu se voit contraint aujourd’hui à des promiscuités des associations, des complicités et des contrats sur lesquels, n’ayant pas été consulté, il ne lui a pas été loisible de se prononcer, ce même Individu, devenu libre, aura, dans une société anarchiste, la latitude de disposer de lui-même en tout et pour tout, sans autre obligation que celle qu’il aura délibérément et consciencieusement contractée. Sous regime autoritaire, les liens qui enchaînent les hommes entre eux sont rigides, artificiels et obligatoires ; en Anarchie, seuls seront valables les contrats librement contractés qui les uniront, et ces contrats seront toujours souples, naturels, librement acceptés et librement rompus.

* * *

Dans la Douleur Universelle, je précise en ces termes le but auquel tend l’Anarchie : « instaurer un milieu social qui assure à chaque individu toute la somme de bonheur adéquate, a toute époque, au développement progressif de l’humanité. »

A plus de trente ans de distance, je ne vois aucun changement à apporter à cette proposition. Mais celle-ci appelle quelques développements et j’en reprends un à un les termes :

a) INSTAURER.

Je ne dis pas « créer » ; je dis « instaurer ». Voici pourquoi :

Tout, dans la nature, évolue sans cesse (voir Evolution-Transformisme). Rien n’est fixe, rien n’est immobile. L’individu, comme le reste, se transforme continuellement ; il ne demeure jamais identique à lui-même ; son aujourd’hui est fait nécessairement de tous ses hier et contient, à l’état potentiel, tous ses demain. L’agrégat humain n’est donc qu’une forme passagère de la matière, et cet agrégat lui-même subit incessamment les modifications les plus diverses.

Or, dit Spencer (l’Individu contre l’Etat) :

« la nature des agrégats est nécessairement fixée par la nature des unités composantes. »

D’où il résulte que, pour être moins visibles, les perpétuels changements de l’agrégat collectif ou social n’en sont pas moins tout aussi réels que les modifications de l’agrégat individuel. Composé d’unités en état constant de modifications, le corps social se transforme sans aucun repos. Son présent est fait de tous les matériaux de son passé et contient en germes tous les matériaux de son avenir.

Auguste Comte (Introduction à la métaphysique) écrit :

« chaque individu, chaque peuple, chaque science et l’humanité même, passent par toutes les phases. Les idées qui caractérisent une période naissent des idées de périodes précédentes, se développent et grandissent au dépens de ces idées et puis, à leur tour, décroissent insensiblement, après avoir donné naissance aux idées de la période suivante. »

« La vie sociale, dit Guillaume de Greef (Introduction à la Sociologie, Tome I) c’est-à-dire la correspondance toujours complète et parfaite de ses organes et de ses fonctions à des conditions de plus en plus nombreuses et particulières, est un éternel devenir ; en cela, elle ne fait que se conformer aux lois universelles de la matière et de la force. »

Et encore :

« La société est un organisme dont l’équilibre, toujours instable, comporte des organes et des fonctions qui la rattachent au passé et d’autres qui la relieront à l’avenir. »

Etrangeté remarquable de l’optique humaine ! Deux phénomènes qui, rapprochés, font naître tout d’abord dans l’intellect une sorte de contradiction par leur allure antithétique, voilent à nos yeux l’indissoluble enchaînement des faits qui relie toutes les pages de l’histoire humaine : c’est l’immensité du chemin parcouru, comparée à la lenteur de l’évolution sociale.

Si brève est la vie de chacun de nous et si faible est notre vue, que nous n’apercevons pas les éléments innombrables qui se meuvent autour de nous, tuant ceci et donnant naissance à cela. Nous croyons avoir sous les yeux le spectacle de l’immobilité. C’est cette sensation inconsidérée de la stagnation sociale ou tout au moins de la lenteur évolutionnelle qui, par un effet en quelque sorte réflexe, contribue à cette lenteur même.

« Cela ne changera jamais ; en tout cas, si ça change, nous ne le verrons pas. » Voilà ce que disent une foule de gens. Et les déshérités se résignent, prennent leur mal en patience, acceptent ce qu’ils regardent comme un sorte de fatalité : « il n’y a rien à faire ! » et les privilégiés se rassurent, s’aveuglent et se cuirassent d’indifférence : « après nous le déluge ! »

Et pourtant, quelle incalculable série de transformations, depuis les ébauches grossières des premières agglomérations humaines jusqu’à l’organisation si complexe, si méthodiquement agencée des sociétés modernes !

L’esprit reste stupéfait et les yeux éblouis devant le spectacle grandiose d’un développement aussi extraordinaire.

Un des hommes qui, à notre époque, ont le plus contribué à la vulgarisation de l’idée matérialiste, L. Büchner, s’exprime ainsi :

« Il viendra un temps où la distance entre le point de départ et le point d’arrivée s’élargira tellement que les savants de l’avenir eux-mêmes se refuseraient à admettre la possibilité d’un lien entre eux, si les écrits et les vestiges du passé ne leur fournissaient les matériaux nécessaires pour les guider dans leur jugement. » (Lumière et Vie, p. 326).

Il m’a paru nécessaire d’insister sur les considérations qui m’ont amené à me servir de l’expression « instaurer » de préférence à celle de créer par exemple, et ce, non seulement parce que le terme est infiniment plus exact, mais encore et surtout parce que nous nous proposons d’indiquer, au cours de cet ouvrage, les phénomènes qui poussent triomphalement les présentes générations vers cette instauration et les moyens qu’il convient d’employer pour hâter celle-ci. On verra par là, aussi, toute la distance qui sépare l’Anarchie des « utopies » construites le plus souvent par des hommes de bonne foi et qui pressentaient remarquablement l’avenir, mais ne tenaient aucun compte, dans leurs conceptions respectables, des matériaux que l’époque mettait à leur disposition.

b) UN MILIEU SOCIAL.

Ces mots demandent à peine une explication, tellement ils sont clairs par eux-mêmes.

Le milieu social est comme la synthèse des innombrables rapports des individus, des sexes, des groupes entre eux. Il est la résultante de toutes les organisations, institutions et coutumes. C’est une sorte d’être impersonnel — comme la société elle-même — constitué par les relations de toute nature : physiques, intellectuelles, morales, qu’engendre la pratique de la sociabilité.

S’il est une théorie aujourd’hui hors de conteste et splendidement mise en lumière par les naturalistes, c’est assurément celle de « l’adaptation de l’être au milieu ».

Il est constant que dans le monde physique, le milieu exerce sur tout et sur tous une influence décisive ; qui oserait prétendre que dans le monde psychique, il n’en est pas de même ?

D’aucuns affirment que si le milieu social agit sur l’individu, celui-ci est capable de réagir. Cette opinion est juste dans une certaine mesure. Soutenir le contraire, ce serait reconnaître à la fois, d’une façon implicite, que le milieu social est en quelque sorte indépendant des personnalités qui le composent, ce qui serait une absurdité, et que, l’individu ne pouvant rien sur le milieu, tout effort étant vain, il n’a qu’à se croiser les bras.

Nulle doctrine ne serait plus dangereuse, et il convient de la combattre avec la dernière énergie, non point tant parce qu’elle est dangereuse que parce qu’elle est contraire à la vérité, à l’observation.

Mais, il n’en est pas moins vrai que, tout comme la faune et la flore empruntent à l’ambiance cosmique les éléments de leur vie, et qu’un observateur attentif et clairvoyant pourrait, en examinant un animal ou une plante, en déterminer les conditions d’époque, de climat, d’atmosphère et de topographie, de même l’individu emprunte à la structure sociale ses idées, ses sentiments, ses aspirations, ses coutumes.

On comprend par là de quelle importance est ce milieu social dont il est question d’amener l’établissement, puisqu’il devra pour ainsi dire poser sa griffe sur toutes les manifestations de la vie sociale et privée ; puisque tant vaut le milieu, tant vaut l’homme ; puisque l’un est l’arbre et l’autre le fruit ; puisqu’enfin il serait aussi illogique de songer à transformer l’Individu sans toucher au milieu qu’il est rationnel de prévoir avec certitude, sans qu’il soit besoin d’être prophète, que, modifié le milieu, modifiés aussi seront les hommes qui le composeront.

c) QUI ASSURE A CHAQUE INDIVIDU.

Les formes sociales qui se sont succédées jusqu’à ce jour, ont eu pour invariable conséquence, en hiérarchisant les fonctions et les êtres, d’assurer tous les avantages à un nombre plus ou moins restreint de ceux-ci, au détriment de tous les autres.

Or, convient-il de chercher à renverser l’ordre des facteurs dans le but de favoriser le plus grand nombre ? La question sociale s’applique-t-elle à quelques-uns, à la majorité ou à l’universalité des êtres humains ?

Il suffit de poser la question : chacun peut répondre. J’aurais pu, à la place de ces trois mots : « à chaque individu » écrire ceux-ci : « au peuple » ; ou encore ceux-là : « à l’humanité » ; ou encore ceux-là : « au prolétariat » ; ou même ces derniers : « à tous ». Mais je me méfie de ces expressions par trop générales. L’expérience m’a enseigné qu’elles cachent presque toujours un piège, qu’elles en sont tout au moins capables.

Pauvre « peuple », pauvre « humanité », pauvre « tout le monde », a-t-on assez usé et abusé de vous, pour mieux dissimuler les honteuses combinaisons des gouvernements et des classes !

Il existe d’ores et déjà une foule de fictions qui, par un jeu de glaces savamment disposées, donnent l’illusion de la réalité : telle, par exemple, l’égalité de tous devant la loi. Il suffit de passer derrière les glaces pour découvrir le « truc ».

L’expression « chaque individu » a l’avantage de couper court à toute interprétation ambigüe et de bien établir que le problème social n’a pas seulement pour but cette formule tant soit peu vague : « le bonheur commun », mais celle-ci bien autrement significative et exacte : « le bonheur de chaque individu. »

Oui, que pas un enfant, pas un adulte, pas un vieillard, pas un homme, pas une femme, pas un être humain, pas un seul ne puisse être frustré de la plus minime part de jouissance que comporte le droit à l’existence dans son intégralité. Tel est le problème que scrute et doit résoudre le penseur tourmenté par la question sociale.

Pas un, dis-je, parce qu’il suffirait que le droit d’un seul fût méconnu, pour que le droit de tous les autres fût menacé ; parce que, en dépit des apparences, pour que soient réalisés et maintenus dans le corps social l’équilibre et la bonne santé, il est nécessaire qu’entre toutes les parties de celui-ci il existe une telle solidarité que, si un organe, un seul, ne reçoit pas sa part de vie, le mal gagne de proche en proche et l’organisme tout entier lentement s’en ressent, s’affaisse, et dépérit.

Résolu pour tous, excepté pour un seul, le problème social se réfugierait en ce dernier, lequel, protestation vivante, se dresserait contre tous les autres et sa voix, ne tardant pas à être entendue, s’élèverait, discordante, au sein de l’harmonieux concert que doit former une société composée d’êtres heureux, libres et fraternels.

d) TOUTE LA SOMME DE BONHEUR.

C’est toujours le spectacle des infortunes plus ou moins imméritées, des misères plus ou moins injustifiées qui a incité les philosophes, les penseurs et les moralistes à rechercher les causes de ces souffrances pour en combattre les effets.

Abaisser le taux des douleurs humaines, atténuer les inégalités choquantes, améliorer les conditions de la vie, en d’autres termes rechercher le bonheur universel, tel a été, de tout temps, le but de tous les plans, de tous les systèmes de rénovation sociale.

Sur ce point, tous ceux qui se sont occupés de la question se montrent unanimes. Je pourrais en citer des centaines, je me bornerai à quelques-uns.

Je laisse de côté tous les auteurs anciens, pour faire aux modernes une place plus grande dans ces citations que je ne veux pas multiplier afin de ne pas fatiguer le lecteur :

« Le but de la Société est le bien de ses membres » (GROTIUS). — « La Société est tenue de rendre la vie commode à tous » (BOSSUET). — « Le vrai but de la Société est le bonheur durable de tous ses membres » (MABLY). — « Quel est l’objet de la Science de la morale ? Ce ne peut-être que le bonheur général. Si l’on exige des vertus dans les particuliers, c’est que les vertus des membres font la félicité du Tout » (Helvétius. De l’Homme. Son Education). — « Rechercher le bonheur en faisant le bien, en s’exerçant à la connaissance du vrai, en ayant toujours devant les yeux qu’il n’y a qu’une seule vertu : la Justice un seul devoir : se rendre heureux » (DIDEROT). — « Le but de la Société est le bonheur commun » (Déclaration des Droits de l’Homme, article 1er). — « Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et d’établir le bonheur commun » (Conspiration Babouviste. Base de la République des Egaux. Article 10). — « Que la variété infinie de désirs, de sentiments et d’inclinations se réunisse en une seule volonté ; qu’elle ne meuve les hommes que vers un unique but : le bonheur commun ! » (MORELLY. LA BASILIADE). — « Le plaisir sans égal serait de fonder la félicité publique. Je ne sais si je me trompe dans mes vœux ; mais je pense qu’on pourra un jour extraire de tous les corps un principe nutritif et, alors, il sera aussi facile à l’homme de se nourrir que de se désaltérer à l’eau d’un fleuve. Que deviendront, alors, les combats de l’orgueil, de l’ambition, de l’avarice, toutes les cruelles institutions des grands Empires ? Un aliment facile, abondant, à la disposition de l’homme, sera le gage de sa tranquillité et de sa vertu » (MERCIER. Le tableau de Paris). — « Si la première voix de la nature, c’est de désirer notre propre bonheur, les voix réunies de la prudence et de la bienveillance se font entendre et nous disent : cherchez votre bonheur dans le bonheur d’autrui. Si chaque homme, agissant avec connaissance de cause dans son intérêt individuel, obtenait la plus grande somme de bonheur possible, alors l’humanité arriverait à la suprême félicité et le but de toute morale, le bonheur universel serait atteint » (BENTHAM). — « Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, n’est autre que le bonheur du genre humain et de tous les êtres sensibles » (J.-S. MILL). « La Société doit être organisée de telle sorte et ce n’est pas souvent le cas d’aujourd’hui, malheureusement que le bonheur des uns ne prenne pas sa source dans la ruine des autres, mais que chaque individu trouve son bien dans celui de la collectivité, le bien de la collectivité résumant uniquement, vice versa, de l’individu » (L. BUCHNER. Force et Matière, p. 514). — « Le problème du bonheur universel, par l’effet de la solidarité toujours plus grande, est dominé plus que jamais aujourd’hui par le problème du bonheur social. Ce ne sont plus seulement nos douleurs présentes et personnelles, mais celles de l’humanité à venir qui deviennent pour nous un sujet de troubles » (MARC GUYAU. L’irréligion de l’Avenir, p. 411). — « Le pur idéal, ce serait que la totalité universelle des êtres devînt une Société consciente, unie, heureuse » (Alfred FOUILLÉE. Critique des Systèmes de morale contemporaine). — « Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral : on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique » (Benoit MALON. Socialisme intégral. Tome 1er, page 245).

Assez de citations. J’y pourrais ajouter l’avis autorisé de tous les sociologues contemporains, même bourgeois ; mais à quoi bon ? La cause est entendue : tous, absolument tous, proclament, conformément à la Déclaration des Droits de l’Homme, que « le but » de la « Société est le bonheur commun ». C’est, peut-être, le seul point sur lequel existe l’unanimité ; mais on reconnaîtra qu’il est d’importance et je veux en tirer immédiatement deux conclusions sur lesquelles j’attire particulièrement l’attention. La première, c’est la condamnation implicite de l’organisation sociale qui nous régit : puisque cette organisation accumule entre les mains d’une minorité privilégiée pouvoir, richesses, savoir, jouissances, et condamne l’immense majorité à la servitude, aux privations, à l’ignorance et à la douleur, il est évident que cette Société tourne le dos au but vers lequel est tenue de tendre toute Société équitable et rationnelle et qu’elle doit succomber. La seconde, c’est que, de toutes les doctrines sociales qui se disputent la succession de celle qui doit disparaître, la seule qui se dirige résolument et sans détour vers ce but, c’est celle que préconisent les théories anarchistes, puisque, faisant, seule, cesser les inégalités, les guerres et les contraintes et assurant, seule, à chaque individu toute la somme de liberté et de bienêtre que comporte le développement progressif de l’humanité, elle est la seule qui réalise le vœu nettement et unanimement exprimé : le bonheur commun.

e) ADÉQUATE, A TOUTE ÉPOQUE, AU DÉVELOPPEMENT PROGRESSIF DE L’HUMANITÉ.

Une seule barrière est là, limitant la somme des satisfactions que les Individus sont en mesure de goûter. Cette barrière, c’est celle des possibilités, c’est-à-dire celle qui sépare les biens acquis de ceux qui sont encore à acquérir, les jouissances vivables par les générations actuelles de celles auxquelles nos descendants aspirent et qu’ils ne manqueront pas, tôt ou tard, de réaliser. Mais cette barrière n’est pas pour contenir ou réfréner les appétits ; elle est, au contraire, pour les exciter. Sous le puissant coup d’aile du désir insatiable qui nous élève toujours plus haut et nous pousse toujours plus loin, elle s’éloigne et s’abaisse insensiblement, nous découvrant des perspectives de plus en plus éblouissantes.

Cette limite, c’est celle qui marque le point auquel, à une époque déterminée, en sont arrivées les phalanges humaines en marche vers les régions toujours plus fertiles et plus vastes de la félicité.

Tel est le sens précis de ces mots : « adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. »

Il est dans la nature des individus et des Sociétés, sortis, depuis des milliers d’années, des organismes les plus rudimentaires, de s’acheminer vers des formes de plus en plus perfectionnées. Longtemps, bien longtemps enténébrés, hommes et sociétés se dessinent sur un fond dont les teintes passent petit à petit du sombre au clair, de l’obscur au lumineux. L’obscurité c’est le passé : l’ignorance, la haine, la misère ; la lumière, c’est l’avenir : le savoir, la fraternité, l’abondance. On ne retourne pas au passé ; on marche, irrésistible, vers l’avenir. Fou serait celui qui prétendrait assigner une borne à cet avenir aux espaces incommensurables. L’âge d’or n’est pas derrière nous ; il est devant : radieux et accessible.

L’Anarchie, c’est l’homme brisant les portes du cachot où l’Autorité le tient enfermé ; c’est la voie libre ; c’est la marche vers la joie de vivre, tout obstacle écarté, toutes chaînes rompues ; c’est l’enfer fermé, et le paradis ouvert ; c’est l’espèce humaine cessant de s’entre-déchirer et s’entr’aidant dans la bataille millénaire qu’elle livre à la nature et à l’Ignorance, pour se libérer des dangers et des maux qui l’accablent encore.

* * *

On a longtemps, sinon confondu du moins rapproché les tendances et les aspirations du socialisme collectiviste ou communiste et celles de l’Anarchie. Ce rapprochement a eu diverses causes. En voici quelques-unes :

  1. Socialisme et Anarchie se dressaient contre la Société bourgeoise. Ici et là, le mot d’ordre était qu’il fallait, avant tout, se débarrasser de celle-ci ; on verrait ensuite. Et, durant des années, socialistes et anarchistes attaquèrent avec une égale ardeur et une virulence égale les institutions : gouvernement, propriété, patrie, religion, morale bourgeoise dont les uns et les autres poursuivaient âprement la ruine.

  2. Les privilégiés ayant intérêt à susciter et à entretenir cette confusion entre le Socialisme et l’Anarchie, ne manquaient pas de dénaturer sans scrupule les théories, de calomnier sans retenue les théoriciens et de persécuter indistinctement les agitateurs socialistes et anarchistes. Se tournaient-ils vers les privilégiés ? Ils accusaient les socialistes de vouloir substituer à l’ordre établi une société dans laquelle, n’étant retenus ni par un frein moral ni par une autorité matérielle, les appétits déchaînés se donneraient libre cours dans le vol, le gaspillage, le viol et l’assassinat. S’adressaient-ils aux déshérités ? Ils affirmaient que anarchistes et socialistes, ceux-là ouvertement et ceux-ci par des voies détournées, ne travaillaient à la Révolution sociale que pour déposséder Gouvernants et Riches, s’emparer du Pouvoir et de l’Argent et en jouir à leur tour.

  3. Les Socialistes eux-mêmes, tout en se défendant d’être assimilés aux anarchistes, laissaient entendre volontiers — surtout en période électorale et quand ils mendiaient les suffrages ouvriers — que, somme toute, entre le Socialisme et l’Anarchie, il n’y avait pas opposition irréductible, mais, au contraire, des points de contact nombreux et de sérieuses affinités ; que les divergences résidaient « surtout » (certains disaient même « uniquement ») dans les problèmes de la tactique à employer ; mais que, malgré tout et bien que les voies et moyens fussent différents, le but était le même : la suppression des classes antagoniques, l’Etat politique remplacé par un organisme d’enregistrement plutôt que de répression, destiné à assumer l’administration des choses, le bien-être assuré à chacun, la liberté garantie à tous. Incalculable fut la masse des travailleurs qui, ainsi endoctrinés, tombèrent dans le panneau et se laissèrent embrigader comme électeurs et comme affiliés aux partis collectiviste et communiste !

  4. Pour tout dire et me conformer à la règle d’impartialité que nous nous imposons ici, il sied d’ajouter que bon nombre de socialistes, en s’exprimant de la sorte, parlaient avec sincérité. Ils étaient, alors et longtemps ils furent peu nombreux. Les faveurs du suffrage « dit » universel allaient aux partis — monarchistes ou républicains — de conservatisme social et les militants socialistes, à l’exception de quelques chefs plus clairvoyants et plus ambitieux, n’envisageaient la lutte électorale et l’action parlementaire que comme des moyens de propagande et d’agitation. Depuis, oh ! depuis!... (Voir Parlementarisme, Elections, Suffrage universel, Collectivisme, Communisme autoritaire.)

Ces diverses circonstances expliquent assez clairement la confusion que je signale. Peu à peu, les faits eux-mêmes se sont chargés de dissiper celle-ci et, aujourd’hui, la rupture s’est produite, éclatante et profonde, entre l’Anarchie ou Communisme libertaire et le Socialisme autoritaire (S. F. I. O. ou S. F. I. C.).

Ces doctrines sont sorties, les unes et les autres, de la période de tâtonnement que traversent fatalement toutes les Idées sociales auxquelles les conditions historiques donnent successivement naissance. Actuellement, Socialisme et Anarchie forment deux mouvements tout à fait distincts et même opposés comme base, méthode, action et but.

Ils sont séparés par un abîme : les socialistes et communistes voulant conquérir l’Etat et le faire servir à leurs fins, les anarchistes voulant anéantir l’Etat. (Voir Antiétatisme, Etat)

Entrons dans quelques détails : le Socialisme s’appuie sur le principe d’Autorité et, dans la pratique, aboutit logiquement au renforcement de ce principe, puisque l’Etat, au pouvoir des Socialistes, a pour mandat de centraliser et de monopoliser le Pouvoir politique et économique.

Les partis socialistes et communistes de tous les pays affirment d’abord qu’une société ne peut vivre sans le principe d’Autorité qu’ils déclarent indispensable à l’organisation et à l’entente. La liberté de chacun, disent-ils, doit s’arrêter où commence la liberté des autres. Mais en l’absence de lois, de règles qui fixent cette limite entre la liberté de chacun et celle des autres, chacun sera naturellement porté à étendre sa propre liberté aux dépens des autres. Ces empiètements seront autant d’abus, d’injustices, d’inégalités qui provoqueront des conflits incessants et, à défaut d’une autorité ayant qualité pour résoudre ces conflits, c’est la force seule, c’est la violence qui les résoudra.

Les plus forts abuseront de leur force contre les plus faibles et les plus rusés, les plus coquins abuseront de leur astuce contre les plus sincères et les plus loyaux.

Cela posé, les socialistes autoritaires ajoutent qu’il est insensé de concevoir une organisation sociale sans lois, sans règlements.

Ils s’appuient surtout sur les nécessités de la vie économique. Si chacun est libre de choisir son genre de travail et de travailler ou de ne rien faire, les uns travailleront beaucoup, les autres moins et d’autres pas du tout ; les paresseux seront donc avantagés au détriment des laborieux. Si chacun est libre de consommer à son gré, sans contrôle, sans vérification, il y en a qui s’installeront dans les beaux appartements, prendront les plus jolis meubles, les plus beaux habits et les meilleurs morceaux, et les autres seront obligés de se contenter de ce que les premiers leur laisseront. Ça n’ira pas, ça ne peut pas aller comme ça. Il faut des lois, des règlements qui fixent la production que chacun doit faire, en tous cas le nombre d’heures qu’il doit accomplir et la part de produits qui lui revient. Sinon, ce sera le gâchis, la discorde et la disette.

Les socialistes autoritaires ajoutent : « Si chacun est libre de faire ce qui lui plaît, tout ce qu’il veut et rien que ce qui lui convient, ce sera le débordement des passions sans frein, le triomphe de tous les vices et l’impunité de tous les crimes ». Et ils concluent que l’Autorité est nécessaire, qu’un Gouvernement est indispensable, qu’il faut, de toute rigueur, des lois et des règlements et, par voie de conséquence, une force publique (soldats et policiers) pour réprimer l’émeute et arrêter les coupables, des tribunaux pour les juger et des châtiments pour les punir.

Toutefois, Socialistes et Communistes, même les plus férus de la notion de l’Etat, déclarent qu’un jour viendra certainement où, s’étant graduellement transformés, les hommes deviendront conscients, auront le sens éclairé de la responsabilité, se feront raisonnables et fraternels et que, à ce moment-là, l’Autorité disparaîtra pour faire place à l’Anarchie qui est, ils le confessent, l’Idéal le plus élevé et le plus juste et qu’ils considèrent comme le terme de l’évolution sociale.

Pour conclure, ils disent : « Commençons par culbuter le régime capitaliste. Exproprions d’abord la bourgeoisie possédante et socialisons les moyens de production, de transport de d’échange. Organisons le Travail sur des données nouvelles. Nous verrons ensuite. »

Les Anarchistes répliquent : « La société capitaliste repose sur la Propriété individuelle et l’Etat. La propriété serait sans force et sans valeur si l’Etat n’était pas là pour la défendre. C’est une grave erreur que de croire que le Capital est le seul agent de discorde entre les hommes vivant en société ; le Pouvoir les divise tout autant. Le Capital les sépare en deux classes : les possédants et les non possédants. L’Etat les sépare aussi en deux classes : les gouvernants et les gouvernés. Les détenteurs du Capital abusent de leur richesse pour exploiter les prolétaires : les détenteurs du Pouvoir abusent de leur autorité pour asservir le peuple.

Supprimer le régime capitaliste et maintenir l’Etat c’est faire la Révolution à moitié et c’est même ne pas la faire du tout. Car le Communisme autoritaire nécessitera une armée formidable de fonctionnaires dans l’ordre législatif, judiciaire et exécutif. L’organisation que préconise le Communisme autoritaire entraînera des dépenses incalculables. Elle n’abolira ni les classes ni les privilèges.

La Révolution Française a cru supprimer les privilèges de la noblesse ; elle n’a fait que les transmettre à la Bourgeoisie. C’est ce que ferait le Communisme autoritaire : il arracherait aux bourgeois leurs privilèges et les transmettrait aux dirigeants du nouveau régime.

Ceux-ci formeraient une nouvelle classe de privilégiés. Chargée de faire les lois, d’élaborer les règlements, d’en punir la violation, la foule des fonctionnaires dont ce serait l’occupation, formerait une caste à part ; elle ne produirait rien et vivrait aux crochets de ceux qui assureraient la production. Ce serait une ruée d’insatiables appétits et de convoitises se disputant le Pouvoir, les meilleures places et les plus grasses sinécures. Ce serait la curée.

Quelques années après la Révolution, ce seraient les mêmes discordes, les mêmes inégalités, les mêmes compétitions et finalement, sous prétexte d’ordre, le même désordre et le même gâchis. Il n’y aurait rien de fait et tout serait à recommencer, avec cette différence que le Régime capitaliste est disqualifié, pourri et à la veille de la banqueroute, ce qui fait qu’on peut le renverser sans trop de peine, tandis que le communisme autoritaire qui le remplacerait aurait pour lui la jeunesse et devant lui l’avenir.

Toute l’Histoire est là pour prononcer la condamnation du principe d’Autorité. Sous des formes, des appellations et des étiquettes différentes, l’Autorité a toujours été synonyme de tyrannie et de persécution. Non seulement, elle n’a jamais protégé ni garanti la Liberté, mais elle l’a toujours violée, méconnue et outragée.

Confier à l’Autorité la charge d’assurer la liberté de chacun et de la contenir dans les limites de la Justice, c’est une pure folie. »

Et, pour en terminer, les Anarchistes disent aux Socialistes et Communistes :

« Vous voulez tout imposer par la Force, nous voulons tout asseoir sur la Raison. Vous ne croyez qu’à la violence, nous n’avons confiance qu’en la persuasion. Vous concevez l’Ordre par en haut, nous le concevons par en bas. Vous entendez que tout soit centralisé : nous entendons que tout soit fédéralisé. Vous allez du composé au simple, du général au particulier, du nombre à l’unité, c’est-à-dire de la Société à l’Individu. Nous allons, nous, du simple au composé, du particulier au général, de l’unité au nombre, c’est-à-dire de l’Individu, seule réalité tangible, vivante, palpable, à la Société ; total des Individus. Vous fondez la liberté commune sur l’asservissement de chacun ; nous fondons la liberté de tous sur l’indépendance de chacun.

Quand nous serons en mesure de renverser la Société bourgeoise, nous détruirons du même coup le Capital et l’Etat. Ce ne sera pas besogne plus difficile que de culbuter l’un et pas l’autre, puisqu’ils se tiennent et ne forment présentement qu’un seul et même tout.

Et puisque vous reconnaissez que la Liberté est désirable, que le Communisme libertaire est l’Idéal le plus noble et le plus équitable, le meilleur et le plus sûr moyen de réaliser cet Idéal, c’est de combattre et non d’affermir le principe d’Autorité qui en est la négation.

L’Etat, c’est cet ensemble d’institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., par lesquelles on soustrait au peuple la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité, pour les confier à quelques-uns qui, usurpation ou délégation, se trouvent investis du droit de faire des lois sur tout et pour tous, de contraindre le peuple à s’y conformer et se servent à cet effet de la force de tous. (Malatesta. L’Anarchie, page 8, édition du Libertaire.) Voir Etat.

Et c’est cette machine lourde, cet appareil compresseur, cette meule massive destinée à broyer toutes les résistances et à réduire en poussière toutes les indisciplines : l’Etat, que vous avez la prétention de transformer en instrument d’affranchissement et en appareil de libération ?

Vous avez la naïveté de croire qu’il suffira de changer le mécanicien et de modifier quelques rouages pour qu’elle fonctionne autrement que par le passé?... Socialistes et Communistes, réfléchissez. N’écoutez plus vos chefs qui ont intérêt à vous mentir et apprenez que si vous voulez préparer une Révolution qui ne soit ni un avortement ni une mystification, il faut mettre tout en oeuvre, et sans plus attendre, pour que cette Révolution ne tue pas seulement le régime capitaliste mais aussi l’Etat. »

* * *

Plus violemment et plus perfidement que toute autre conception sociale, l’Anarchie a été discutée et combattue. Elle a subi l’assaut concerté des socialistes et des bourgeois. Tous les essais de réfutation qu’ont tentés ses adversaires peuvent être — si on néglige les détails — ramenés à deux objections que leurs auteurs qualifient prétentieusement de fondamentales. Il est d’autant plus utile d’examiner ces deux objections que de récents événements, notamment la guerre de 1914–1918, la Révolution Russe, l’installation de la Dictature en Italie et en Espagne, paraissent leur avoir conféré une force plus grande.

Etudions donc rapidement ces deux objections.

Première objection.

« L’Anarchie est, de toute évidence, un Idéal superbe ; mais il est et toujours demeurera un Idéal chimérique, parce que sa réalisation présuppose et nécessite un être humain sain, cultivé, actif, digne, fraternel, en un mot inexistant et parce que, biologiquement, la structure physique, intellectuelle et morale de l’homme ne saurait s’adapter à un milieu social libertaire. » — Je réponds tout d’abord qu’il n’est pas permis d’avancer que l’Anarchie exige un être inexistant. Qu’il y ait, à notre époque, très peu d’individus en état de s’adapter aux conditions de vie qu’implique la réalisation de l’Idéal anarchiste, je le concède volontiers à nos adversaires. Mais il suffit qu’il y en ait un seul pour que s’écroule leur assertion. Or, il n’est pas douteux que, si tous les Anarchistes, qui, disséminés un peu partout, se chiffrent présentement par plusieurs centaines de milliers, n’en sont point encore arrivés à ce niveau de culture et de perfectionnement physique, intellectuel et moral que comporte la Vie inhérente à un milieu social libertaire, on peut, néanmoins, affirmer que bon nombre d’entre eux y sont pourtant parvenus. Pour ma part, j’en connais, et beaucoup, qui, bravant les obstacles, les difficultés, les périls, les persécutions dont leur route est semée, vivent d’ores et déjà d’une existence aussi conforme que possible à leur Idéal anarchiste et n’aspirent, ne travaillent qu’à l’instauration d’un milieu social qui leur permettra de s’y conformer tout à fait. Il est vrai que les Anarchistes ne constituent, à l’heure actuelle, qu’une infime minorité. Pour donner plus de force à mon raisonnement, j’admets que, au sein de cette minorité infime, rares sont ceux qui, dès à présent, vivent, autant que faire se peut, en anarchistes. Mais il n’en reste pas moins que ce petit nombre suffit à démontrer que l’espèce dont il s’agit n’est pas inexistante. Il suffit qu’elle soit pour que, par voie de reproduction et de sélection, elle parvienne à se maintenir et à se développer. Les nombres les plus élevés ont commencé par « un », et ce n’est qu’en s’additionnant que les unités forment des totaux considérables. Donc, il est faux de dire que l’Anarchie présuppose et exige un être inexistant.

Il est non moins erroné de soutenir que la structure physique, intellectuelle et morale de l’être humain ne saurait s’adapter à un milieu social libertaire. Au mot biologie (voir ce mot), nous établirons indiscutablement les bases biologiques sur lesquelles repose l’Anarchie et le lecteur sera frappé de la solidité des rapports qui unissent la conception d’un milieu social anarchiste à la structure non pas truquée, artificielle et de commande de l’homme, mais à sa structure normale, réelle et spontanée.

Pour ne pas dépasser le cadre que je veux assigner à cette réponse aux détracteurs mal renseignés de l’Anarchie, je me bornerai à dire, ici, que de tous les milieux sociaux qu’on puisse concevoir, le milieu social anarchiste est certainement celui auquel s’adaptent le mieux et le plus heureusement les besoins et les aspirations de l’homme vivant en société.

Dans la pratique, toute la solidité de l’édifice anarchiste est conditionnée par ces quatre besoins indissolublement liés à la nature humaine et qu’on retrouve à toute époque et en tout lieu : liberté, sociabilité, activité, adaptation au milieu. Le bon fonctionnement d’un milieu anarchiste, tel qu’il a été défini au commencement de cette étude, qu’exige-t-il ? — Il exige un individu libre, sociable, actif et capable de s’adapter plus ou moins rapidement à ce milieu.

a. LIBRE. — L’Individu est impulsé par un instinct aussi profond que tenace vers la liberté. Il est extraordinaire — et cela est cependant — que cet instinct ait résisté à des siècles d’asservissement et la persistance de cette poussée vers la liberté est la preuve la plus éclatante de son irrésistible puissance. Esclaves dans l’antiquité, serfs au moyen-âge, salariés de nos jours, des milliards d’hommes et de femmes ont subi, du berceau à la tombe, la servitude que faisaient inexorablement peser sur eux la pauvreté et l’abaissement dans lesquels, par les lois, par les religions, par la fortune et par la force, les Maîtres de l’heure les maintenaient. Si le besoin de liberté avait pu être tué, il serait mort depuis longtemps. Et, pourtant, non seulement il a survécu, mais il est plus vivace et plus impérieux que jamais.

Il existe chez tous, à des degrés variables et sous des formes et manifestations très diverses ; mais il n’est pas un être, pas un seul qui ne le possède et dans tous il est prêt à s’affirmer dès qu’il leur sera possible de le faire, c’est-à-dire aussitôt que la Révolution Sociale ayant mis fin à leur asservissement séculaire, ils seront appelés à vivre en êtres libres. (Au mot Révolution, nous indiquerons les raisons théoriques et pratiques qui font de la Révolution une nécessité douloureuse mais inévitable.)

b. SOCIABLE. — L’homme est un animal, sociable. Il fuit, d’instinct, l’isolement ; il souffre de la solitude ; il recherche ses semblables. Il fait partie de ces espèces, de beaucoup les plus nombreuses, qui vivent groupées et solidaires. L’homme insociable est une exception rarissime ; il est, à sa manière, une sorte d’infirme, à qui manquerait un sens. Cette tendance à la sociabilité qui conduit l’homme au groupement, à l’association et s’épanouit en solidarité (voir ce mot) est contrariée et jusqu’à un certain point paralysée dans un milieu social comme le nôtre qui, sans consulter l’Individu, sans tenir compte de son tempérament, de ses goûts, de ses sympathies, de ses aspirations, l’astreint à des contacts, des groupements et assemblages qui, le plus souvent, répugnent à ses affinités (voir ce mot). Mais il suffira de placer l’Individu dans un milieu social libertaire pour que, guidé par son instinct de sociabilité dûment renforcé par la satisfaction de ses multiples besoins, il s’associe librement avec ses semblables pour la production et la consommation, pour le plaisir et le sport, pour la culture des arts et des sciences, pour les jouissances sexuelles et les joies affectives.

c. ACTIF. — La meute capitaliste porte le plus gros de son effort sur le problème économique et sur l’organisation du travail « en anarchie ». Tous les valets de plume qui vivent aux crochets du patronat agricole et industriel, s’évertuent à démontrer que si, dans la vie politique de l’humanité, il serait, à la rigueur, possible de faire confiance au principe de Liberté, il est radicalement impossible de faire confiance à ce principe dès qu’il est question des nécessités économiques auxquelles commandent les exigences de la consommation. Voici, résumé aussi fidèlement que possible, leur argument : « La production nécessite un effort pénible auquel le travailleur ne s’astreint que dans la mesure où il y est forcé. L’homme est naturellement paresseux et, s’il ne se trouve pas, par l’agencement du milieu social dans lequel il vit, dans l’obligation de travailler, il se laisse, par une prédisposition instinctive, aller à l’oisiveté ou à l’effort récréatif mais improductif. Qu’il s’agisse de la production agricole ou industrielle, il ne travaille qu’autant qu’il lui est interdit, sous peine de crever d’inanition, de ne rien faire. En conséquence, un milieu social dans lequel les Individus seront libres de travailler ou de fainéanter, de choisir leur genre de travail ou d’en changer à volonté, aboutira à la famine, à la disette générale et aux abominations qu’entraîne l’indigence générale. »

Voici ma réponse :

« L’homme est un être actif, naturellement, instinctivement, essentiellement actif. Il fait partie de l’univers ; il y vit ; son existence participe de la vie universelle et la vie universelle conditionne l’existence humaine. Tout dans la nature se meut, s’agite, fonctionne, est mouvementé. Quel que soit l’état de la matière, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, la matière est constamment en mouvement ; on ne l’a jamais observée à l’état de repos ; l’inertie n’a jamais été constatée ; l’immobilité n’existe pas. Plus on se rapproche du règne animal, plus la vie apparaît active et mouvementée ; le végétal s’agite plus que le minéral ; l’animal est plus actif que le végétal.

Tous les animaux — et un grand nombre d’espèces avec une surprenante rapidité — naissent, se développent et meurent. Dans chacune de ces phases, ils déploient une activité plus ou moins vive ; mais à aucun moment, dans aucune de ces trois phases, ils ne se reposent. Les animaux que nous sommes ne font pas exception à cette règle constante et universelle. Je n’insiste pas.

Penser que le minéral, le végétal et l’animal se meuvent, s’agitent, fonctionnent sans but et par pur hasard, serait une grossière erreur. Tous leurs mouvements ont pour but d’entretenir, de développer, de fortifier, d’enrichir la vie. Tous les naturalistes ont constaté ce fait et ils l’ont prouvé, avec un luxe de détails étonnant, en s’appuyant sur des milliers et des milliers d’observations.

Dire que l’espèce humaine se meut, s’agite, se déplace, fait effort en un mot est active sans que cette activité ait une fin, dire que cette activité se dépense d’une façon désordonnée, incohérente et qu’elle est le fait de la pure fortuité, serait une stupidité. Ce qui est exact, c’est que l’activité de l’espèce humaine, comme celle de tous les organismes vivants, a un but et que ce but, c’est la vie.

Or, vivre c’est consommer ; consommer c’est produire ; produire, c’est travailler. En conséquence, il est dans la nature de l’homme de travailler.

Les philosophes qui ont avancé le contraire n’ont aperçu que les apparences et ils se sont mépris ; et les ignorants qui les ont écoutés ont été induits en erreur.

En soi, le travail n’est pas une peine ; comme tous les mouvements, tous les exercices auxquels l’homme se livre en vue de dépenser les énergies dont son corps est un accumulateur, le travail est plutôt un plaisir, ou, plus exactement, un besoin.

Mais si l’homme ressent le besoin de travailler et s’il éprouve du plaisir à satisfaire ce besoin, il lui devient pénible d’excéder les limites du besoin ressenti.

Si l’un de nous était privé de nourriture, il en éprouverait une grande souffrance ; mais si, ayant mangé à sa faim, il était mis dans l’obligation de manger encore il ressentirait à trop manger autant de déplaisir qu’à ne pas manger assez. Il en est de même du besoin de travailler ; lorsque, ayant dépassé sa réserve de forces, l’homme est condamné à prolonger son effort, il en souffre. Travailler quelques heures par jour n’est pas un châtiment : mais c’en est un que de travailler dix, douze et quatorze heures. Les courtes journées de travail sont agréables ; les longues journées sont douloureuses. Il y a aussi les conditions mêmes dans lesquelles le travail s’accomplit et il convient d’en tenir compte.

Dans les pays où sévit le régime capitaliste, le travail est une véritable condamnation, parce que le sort du travailleur est lamentable. Quand le travail est imposé, sale, dangereux, excessif, humiliant et mal rétribué, il est rebutant et il ne faut pas être surpris qu’on y trouve si peu de goût. Mais quand le travail est libre, quand il est honoré, respecté, considéré, quand il n’est pas excessif, quand il assure à l’ouvrier une vie large et confortable, il cesse d’être une peine et il devient une joie.

Que les ateliers soient vastes, aérés, lumineux et sains, que la journée de travail corresponde aux forces que l’ouvrier peut, sans fatigue, dépenser chaque jour, que chacun travaille du métier qu’il connaît, et qu’il choisira librement, que le travailleur ait l’assurance que sa famille et lui ne manqueront de rien, qu’il se sente libre à l’usine et non sous la férule d’un patron ou d’un contre-maître, qu’il soit appelé à fixer luimême, avec ses camarades, le règlement d’atelier et les conditions générales du travail et il est certain que personne ne rechignera à la besogne. Je vais plus loin. Je dis que, si dans une société anarchiste, je pouvais concevoir un châtiment, le pire de tous consisterait à condamner un homme bien portant, vigoureux, apte à produire, de le condamner, dis-je, à se tourner les pouces au milieu de l’activité universelle.

Cette vérité n’est pas encore comprise par ces pseudo-révolutionnaires, dictateurs de demain, qui tout en dénonçant dans le régime capitaliste qu’ils combattent, l’opulence oisive des uns et la productivité miséreuse des autres, repoussent l’idée de faire appel au travail non imposé et basent tout leur système économique sur le travail obligatoire et réglementé. Sont-ils seulement gens à courte vue ? Sont-ils plutôt vulgaires arrivistes désireux de gouverner à leur tour ? Peu importe. Fussent-ils animés des meilleures intentions, il y a lieu de considérer les conséquences et répercussions du régime économique dont ils sont les champions. J’imagine donc que nous commettions la faute de décréter que le travail est obligatoire pour tous. C’est fait. Et après ?

La première chose à faire, ce sera de dresser la liste des dérogations que comportera fatalement l’application de ce décret. Il faudra fixer l’âge auquel les adolescents seront dans l’obligation de travailler et l’âge auquel les personnes âgées cesseront d’être astreintes au travail.

Cette question d’âge soulève mille problèmes délicats touchant le sexe des personnes, le métier à exercer, l’apprentissage à faire, le stage à subir, que sais-je encore ?

Il va de soi que les malades et les infirmes échapperont au travail obligatoire. Mais encore faudra-t-il soumettre à un examen médical les infirmités et les maladies en question.

Nous serons vraisemblablement entraînés à dresser la liste des travaux — les travaux d’art et d’inspiration par exemple — dont il est impossible de fixer la durée quotidienne.

Je vois d’ici, un règlement d’administration très précis, très minutieux, procédant d’une sorte de législation pointilleuse et subtile, source de discussions intarissables, de chicanes et de contestations sans fin.

Mais il ne suffira pas de rédiger le Code du travail ; il faudra veiller à ce que personne ne puisse se soustraire aux prescriptions de ce Code. Il faudra que les délinquants soient frappés ; il faudra donc, d’une part, préciser les sanctions dont ces délinquants seront passibles et, d’autre part, assurer l’application des peines prononcées.

Et nous voilà ramenés au rétablissement indispensable de tout ce fatras de législation, de tribunaux, de police et de répression que nous voulons abolir !

C’est le phénix qui renaîtra de ses cendres et quel phénix !

Il faudra entourer d’une surveillance étroite ces malfaiteurs, ces insoumis, ces déserteurs d’un nouveau genre : les paresseux ; il faudra veiller à ce qu’ils ne s’introduisent pas dans les domiciles à l’heure où les ateliers étant pleins, ceux-ci seront vides ; il faudra pourvoir tout le monde d’un carnet de travail, tenir une comptabilité régulière des heures réellement faites, ouvrir dans chaque atelier un registre de présence, proportionner la part de chacun dans la répartition des produits à l’exacte mesure du travail qu’il aura réellement effectué ; il faudra faire la chasse aux réfractaires, instruire et juger leur cas ; il faudra... mais, que ne faudra-t-il pas ?

Il saute aux yeux que, pour remplir ces multiples fonctions de législateurs, de vérificateurs, d’enregistreurs, etc., il sera nécessaire de prélever une partie de la population appelée, par l’âge et la validité, à contribuer au travail productif. Affectée à ces fonctions spéciales, cette partie de la population sera dérobée à la production utile. Et le plus clair résultat de toutes ces mesures destinées à traquer les fainéants, ce sera d’ajouter à ceux-ci un nombre appréciable de fonctionnaires improductifs. Ce sera le triomphe du Gribouillisme.

d. CAPABLE DE S’ADAPTER. — L’adaptation domine toutes les théories évolutionnistes. Quand on songe à l’incalculable influence que le milieu exerce sur les êtres vivants qui lui sont soumis ; quand on observe la prodigieuse facilité avec laquelle ceux-ci s’adaptent aux conditions mêmes de ce milieu ; quand on constate que le milieu est comme un bain dans lequel trempe l’individu et par lequel il est peu à peu pénétré ; quand on sait, enfin, que la pression exercée par le milieu social sur l’individu équivaut à une saturation constante et quasi irrésistible (car ceux qui résistent à cette saturation sont des êtres exceptionnellement doués) on n’hésite pas à admettre que l’homme de demain, transporté dans un milieu libertaire, s’y adaptera aussi bien et même mieux, aussi vite et même plus promptement que l’homme d’aujourd’hui s’adapte au milieu actuel. Aussi bien, l’adaptation au milieu possède actuellement la valeur d’une thèse scientifique dont personne ne s’avise de nier l’exactitude.

Je résume cette longue réponse à la première objection : l’Anarchie ne présuppose pas, n’exige point un être inexistant ; cet être existe. Le milieu social que les Anarchistes veulent instaurer n’est pas opposé à la structure physique, intellectuelle et morale de l’homme ; il lui est, au contraire, strictement conforme puisqu’il répond scrupuleusement à ces quatre besoins qui caractérisent l’espèce humaine : la liberté, la sociabilité, l’activité, l’adaptation au milieu.

* * *

Seconde objection.

Celle-ci est empruntée à la marche des événements. Elle s’inspire du renforcement du principe d’Autorité dans divers pays et de la vague de Dictature qui, dans ces dernières années, a submergé, notamment en Italie, en Espagne et en Russie, les récentes conquêtes du principe de Liberté. Les tenants de l’Autorité, adversaires déterminés de l’Anarchie, tirent argument de ces faits contemporains pour ériger en certitude historique le développement progressif des forces autoritaires et l’affaiblissement graduel des aspirations libertaires. Ils disent : « Dans les plans et systèmes de transformation sociale, il n’y a de consistant que ce qui est conforme au développement historique des civilisations. Tous les grands bouleversements enregistrés par l’histoire ont été annoncés par des signes précurseurs d’un caractère si précis que l’observateur consciencieux, clairvoyant et impartial pouvait en prévoir l’avènement. Si le principe d’Autorité, qui jusqu’à notre époque a présidé à l’organisation des sociétés, humaines en était arrivé à l’heure où il doit être culbuté par le principe de Liberté et lui faire place, cet écroulement du monde autoritaire serait annoncé par des signes avant-coureurs certains. Le cours des événements ferait apparaître l’affaiblissement des Institutions Autoritaires au bénéfice des institutions s’inspirant de la Liberté. Or, il n’en est rien. Notablement affaiblie par les mouvements révolutionnaires qui ont marqué la marche ascendante des Régimes parlementaires à base démocratique, l’Autorité a récemment reconquis le terrain qu’elle avait perdu au cours des XVIIIe et XIXe siècles ; elle a retrouvé toute sa force ; dans de grands pays comme l’Espagne, l’Italie et la Russie, pour ne citer que ceux-là, elle est plus forte qu’elle ne le fut jamais et il est à prévoir que, déjà profondément travaillés par l’exemple de ces grandes nations et à la faveur du malaise et du déséquilibre consécutifs à la grande guerre, d’autres pays, et non des moindres, vont consolider leur appareil d’Autorité, fortifier l’armature de résistance de celle-ci et élever des digues de plus en plus hautes et résistantes destinées à contenir le flot de libertarisme qui les menace. Donc, l’évolution ne se produit pas dans un sens favorable mais contraire à l’avènement d’un monde libertaire. »

Cette objection ne peut pas être prise au sérieux ; elle repose sur des observations superficielles et prend pour une évolution historique régulière et à longue portée ce qui n’est qu’accidents et circonstances éphémères. La guerre maudite qui, durant plus de quatre années, a ensanglanté le globe, a produit un ébranlement fantastique ; elle a accumulé des ruines prodigieuses ; elle a tué des millions d’hommes en pleine force ; elle a détruit le labeur de plusieurs générations ; elle a formidablement et pour longtemps encore hypothéqué l’avenir ; elle a disloqué de vastes empires et remanié la carte du monde ; elle a amené l’écroulement de plusieurs monarchies et la naissance de plusieurs républiques ; elle a démesurément favorisé et enrichi certaines industries et elle en a ébranlé et appauvri d’autres ; elle a détraqué toutes les valeurs monétaires sur lesquelles reposent toutes les transactions ; elle a conduit au triomphe du régime bancaire, dont toutes les puissances de production, de transport et d’échange sont devenues outrageusement tributaires ; elle a placé les Etats eux-mêmes sous la dépendance étroite de la finance internationale ; elle a, pour tout dire, renversé la table des valeurs. Cette catastrophe sans précédent date d’hier ; l’humanité tout entière en est encore bouleversée et on prétendrait assimiler cinq ou dix ans d’un effondrement aussi indescriptible à une évolution reflétant fidèlement tout un processus historique ? Ce serait prendre l’inondation pour le cours régulier d’un cours d’eau, l’ouragan pour le souffle accoutumé des vents, la tempête pour le régime ordinaire des océans. Emprisonner l’évolution dans quelques années et, pour dégager le sens évolutif de cette minute historique, choisir les années les plus exceptionnellement troubles et l’époque des secousses les plus violentes, voilà à quels procédés inqualifiables nos adversaires ont recours pour formuler contre l’anarchie une objection qu’ils imaginent décisive!...

Tous ces régimes de dictature qu’on nous jette à la face comme des soufflets sont essentiellement transitoires. Les Dictateurs eux-mêmes le proclament :

« La Dictature ne saurait être considérée comme un régime de longue durée. Elle a été instaurée par suite de circonstances exceptionnelles et dans un but précis et limité. Elle s’est imposée par la nécessité de mettre fin au désordre et au déséquilibre créés par la guerre ; dès que l’ordre et l’équilibre seront rétablis, aussitôt que la situation sera redevenue normale, la Dictature cessera. » Tel est le langage de Mussolini, de Primo de Rivera, de Lénine et de ses successeurs. Tous confessent que la Dictature est un régime indésirable, qu’elle ne peut avoir, à notre époque, un caractère stable, qu’elle n’est, en réalité, qu’un pis-aller. En conséquence, l’objection qui se fonde sur l’instauration de ces quelques dictatures ne tient pas et cet événement ne peut être interprété dans le sens d’un mouvement évolutif propice au principe d’autorité.

Mais je veux faire abstraction des considérations qui précèdent et supposer — hypothèse gratuite — que ces régimes de Dictature dont on invoque l’existence dans l’intention de justifier l’objection que je réfute, aient été non pas l’accident dû à des circonstances extraordinaires et imprévisibles mais l’aboutissant d’une évolution véritable. Serait-il judicieux d’en conclure que l’Humanité renonce à briser ses chaînes et s’apprête à les faire plus resserrées et plus lourdes ? Serait-il même raisonnable de soutenir que la Dictature, prise dans le sens d’un accroissement de l’Autorité, est appelée à se stabiliser et à devenir le Régime vers lequel tendent les générations présentes et futures ? Evidemment non et, durât-elle encore un demi-siècle — j’exagère à dessein — dans les pays où elle existe, cela, au point de vue qui nous occupe dans ce débat, ne signifierait rien.

Jamais, en France, la Monarchie ne parut plus fortement, plus solidement assise qu’au temps où Louis XIV, ayant centralisé tous les pouvoirs, grâce à l’œuvre de Richelieu et de Mazarin, pouvait dire : « L’Etat c’est moi ! » Cependant, un siècle après — et que sont cent ans dans l’histoire ? — l’héritier et le successeur du Roi-Soleil portait sa tête sur l’échafaud. Il y a dix ans à peine, l’Empereur d’Allemagne, Guillaume II et le Tzar de Russie, Nicolas II jouissaient d’un prestige et disposaient d’une puissance qu’on pouvait croire invulnérable ou, pour le moins, à l’abri pour longtemps des attaques dirigées contre elle. Quelques années après, ces deux formidables Empires s’écroulaient.

La vérité est que le monde capitaliste est effrayé du développement que prennent chaque jour les idées d’affranchissement par la Révolution et de la sympathie et de l’enthousiasme avec lesquels ces idées sont accueillies par les victimes de l’ordre social. Ces progrès indéniables des Idées que, tenant compte du visage qu’elles ont ou qu’elles se donnent, j’appellerai « d’avant-garde » angoissent à tel point la classe bourgeoise que celle-ci, pour être protégée, défendue et même simplement rassurée, est prête à se jeter dans les bras de n’importe quel aventurier qui se posera en sauveur, en défenseur de l’Autorité chancelante, en restaurateur de l’Ordre ébranlé. Il se peut que les partisans d’un Gouvernement absolu et d’un Régime de fer l’emportent momentanément, et par surprise : ce sera un triomphe sans lendemain. Car le régime capitaliste a atteint son apogée. Comme ceux qui l’ont précédé et dont il n’est que la continuation, il a traversé les deux premières des trois phases que traverse toute période historique : naissance, développement, disparition. Il a atteint le point culminant de son développement. Il en est au déclin qui précède et annonce la disparition.

Qui prête une oreille attentive aux Craquements sinistres de l’édifice social peut hardiment en prédire le prochain écroulement. La crise que subit le monde actuel, crise aussi étendue que profonde, est d’une gravité qui ne trompe les gens avisés d’aucun parti, d’aucune classe, d’aucun continent. A l’Orient et à l’Occident, au Nord et au Midi, le malaise s’accroît, le mécontentement augmente, l’anxiété grandit. Les vieilles puissances européennes qui, par leur agencement économique et militaire, ont conquis dans les autres parties du monde un empire colonial immense, assistent, angoissées, au soulèvement des populations qu’elles croyaient avoir à jamais colonisées, c’est-à-dire asservies. L’heure approche où ces populations résolues à prendre en mains la direction de leurs propres destinées, arracheront aux conquérants les territoires qu’elles occupent et proclameront leur indépendance.

Les vieilles croyances, répandues par les imposteurs de toutes les religions voient leur prestige constamment diminuer et, longtemps prisonnière de l’ignorance, de la superstition et de la peur, la conscience humaine se soustrait graduellement à la captivité dont elle a eu tant à souffrir. L’impuissance des partis politiques s’avère jusqu’à l’évidence ; la pourriture des Etats crève les yeux ; le monde du Travail prend conscience de l’iniquité intolérable d’une organisation sociale dans laquelle, bien que produisant tout, il ne possède rien. De la chaumière des paysans et du taudis des ouvriers écrasés par des charges fiscales sans cesse accrues, s’élève une protestation timide aujourd’hui mais demain furieuse. Partout, partout, l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de Soumission : le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé ; il est en marche ; rien ne l’arrêtera ; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les Institutions Autoritaires.

C’est dans ce sens que se fait l’Evolution. C’est vers l’Anarchie qu’elle guide l’Humanité.

Sébastien FAURE

ANARCHIE, ANARCHISME, INDIVIDUALISME ANARCHISTE

On appelle anarchie, on le sait, une conception de la vie individuelle ou collective où ne trouve point place l’existence de l’Etat, du gouvernement, de l’autorité, en un mot. Les individualistes anarchistes sont des anarchistes qui considèrent au point de vue individuel la conception anarchiste de la vie, c’est-à-dire basent toute réalisation de l’anarchisme sur « le fait individuel », l’unité humaine anarchiste étant considérée comme la cellule, le point de départ, le noyau de tout groupement, milieu, association anarchiste.

Il y a différentes conceptions de l’individualisme anarchiste, mais il n’en est aucune qui s’oppose, comme on se l’imagine parfois faussement, à la notion d’associationnisme, comme nous le verrons plus loin. Toutes sont d’accord, non pour dresser l’individu contre l’association — ce qui serait un non-sens, puisque ce serait limiter la puissance et les facultés de l’individu — mais pour nier et rejeter l’autorité, lutter contre l’exercice de l’autorité, résister à toute espèce d’autorité.

Il est nécessaire de définir clairement ce qu’il faut entendre par exercice de l’autorité, qui est la forme concrète de l’autorité, l’aspect sous lequel l’autorité se manifeste à chacun de nous, pris isolément ou comme associés.

II y a « exercice de l’autorité », emploi de l’autorité, lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un Etat, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) se servent de la puissance qu’ils détiennent pour contraindre une unité ou une collectivité humaine à accomplir certains actes ou gestes qui lui déplaisent ou sont contraires à ses opinions, ou encore qu’elle accomplirait autrement si elle possédait la faculté de se comporter à sa guise.

Il y a exercice, emploi de l’autorité lorsqu’une individualité, un groupe d’humains, un Etat, un gouvernement, une administration quelconque (ou leurs représentants) utilisent la puissance qu’ils détiennent pour interdire à une unité ou à une collectivité humaine de se comporter à sa guise, lui inflige certaines restrictions, lui oppose certaines entraves, lors même que cette unité ou cette collectivité agit à ses risques et périls, sans imposer ses vues à qui que ce soit — individu ou association — évoluant ou fonctionnant en dehors d’elle.

Une fois leur situation à l’égard de l’autorité bien définie, les individualistes anarchistes entendent résoudre toutes les questions pratiques que suscite la vie en ce sens que quelle que soit la solution adoptée, l’unité humaine ne se trouve jamais obligatoirement et à son insu dépossédée et sacrifiée au profit de l’ensemble social. L’individualisme anarchiste n’est en aucune façon synonyme d’isolement, les individualistes anarchistes ne veulent pas plus de l’isolement que de l’association obligatoire, tout simplement.

Les individualistes anarchistes ne se sentiraient à l’aise pour évoluer que dans un milieu ou une humanité qui considérerait l’autonomie, l’intégrité, l’inviolabilité de la personne humaine — de l’unité sociale, de l’individu, homme ou femme — comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.

Les individualistes revendiquent pour l’individu — homme ou femme — dès qu’il est en âge de se déterminer soi-même et cela sans restriction ou entrave aucune : pleine et entière faculté de se conduire pour et par soi-même — c’est-à-dire d’exister, de se développer, d’expérimenter à sa guise — selon que l’y poussent ou l’y amènent son tempérament, ses réflexions, ses aspirations, sa volonté, son déterminisme personnel ; sans être comptable qu’à soi-même de ses faits et gestes ; de même pleine et entière faculté d’expression, de profession, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion — par l’écrit ou par la parole — en public ou en privé. Pleine et entière faculté d’essai, de réalisation, d’application, dans tous les domaines, des méthodes, systèmes, modes de vie individuelle ou collective, etc., etc., auxquels peut donner lieu la matérialisation de la pensée, la concrétion de l’opinion.

Tout cela bien entendu à charge de réciprocité à l’égard d’autrui, isolé et associé. C’est ce que les individualistes anarchistes désignent par l’expression d’égale liberté.

Donc, si les individualistes anarchistes revendiquent la pleine et entière faculté pour toute unité humaine de vivre en isolé, en marge, à l’écart de tout groupement, association, milieu — ils revendiquent non moins énergiquement la faculté d’association volontaire dans tous les domaines où peut s’exercer ou rayonner l’activité humaine, quelles que soient les expériences à poursuivre, les fins à atteindre ; la pleine et entière faculté de fédération pour les individualités isolées, les ententes à effectif restreint ou les associations, quelles que soient leur importance.

Les individualistes anarchistes revendiquent pleine et entière faculté d’épouser toute solidarité, de passer tout contrat dans n’importe quelle branche de l’activité humaine, dans n’importe quel but et pour n’importe quelle durée.

On aperçoit immédiatement l’abîme qui sépare la société archiste — gouvernementale, étatiste, autoritaire — de la société, de l’association anarchiste, antiautoritaire. La société archiste vous englobe de force en son sein, vous oblige à subir des lois, des coutumes, des habitudes, des traditions qu’elle ne vous permet pas de discuter ou de rejeter. Le contrat, les statuts, les directives de l’association individualiste anarchiste sont volontaires, on reste libre de s’y joindre ou de ne point en faire partie ; il est évident qu’en restant isolé, on ne participe pas aux produits ou aux bénéfices de l’association ; mais dans tous les temps et dans tous les lieux, aucune autorité, aucun gouvernement, aucun Etat anarchiste n’existe qui contraigne qui que ce soit à être membre d’une association quelconque.

Les individualistes anarchistes passent pour ne pas être révolutionnaires. Il faut s’entendre : pour que l’individualisme anarchiste se réalise, il est indispensable que la mentalité générale ou les mœurs soient à un niveau tel qu’elles impliquent ou garantissent l’impuissance ou l’impossibilité pour toute individualité, milieu, administration, gouvernement, Etat quelconque — et cela sans réserves ni artifice — de s’immiscer, s’ingérer, intervenir dans, empiéter sur : la vie ou les rapports des unités humaines entre elles — le but, l’existence, l’évolution ou le fonctionnement des groupements, associations d’individualités, fédérations de groupements, d’associations. La réalisation des revendications anarchistes est donc fonction de la transformation, de l’évolution du milieu humain en général, dans un sens anarchiste. C’est pourquoi la propagande individualiste anarchiste est plutôt éducative, qu’elle en appelle surtout à l’exemple, qu’elle vise d’abord à faire de ceux qu’elle atteint et retient des révolutionnés, des réalisateurs isolés et associés des thèses individualistes anarchistes. Ils sont d’avis que c’est par l’unité anarchiste qu’il faut commencer pour aboutir à déterminer le milieu. C’est l’unité anarchiste qui est appelée à jouer, selon eux, le rôle de ferment, de déterminant du milieu.

Les individualistes anarchistes préconisent en général une forme d’agitation qui cadre avec tout ce que nous venons d’exposer et qui fait davantage appel à la réflexion individuelle qu’à l’entraînement irraisonné, à la conviction profonde plutôt qu’à la brutalité. Sont essentiellement individualistes anarchistes les actes de révolte suivants : grève des fonctions attribuées par la loi aux citoyens ; refus de participation à tout service public ; non-paiement de l’impôt ; refus de porter les armes ou de service militaire ; abstention des actes d’état-civil ; non-envoi d’enfants aux écoles dépendantes de l’Etat ou de l’Eglise ; abstention de tout travail relatif à la fabrication d’engins de guerre ou d’objets des cultes officiels, à la construction de banques, d’églises, de casernes, de prisons, etc., etc .. « On peut se représenter toute l’importance qu’ont pour la propagande quelques-uns de ces faits, surtout si en même temps, en dehors des murs de la prison (sort qui ne peut manquer d’être celui de ces résistants) il y a une armée d’agitateurs bien organisés. » (Tucker.) C’est ce qu’on appelle la résistance passive. Mais les Individualistes anarchistes sont partisans de la légitime défense et ils ne font pas de la résistance passive un dogme intangible. On ne saurait, pour eux, prescrire l’usage de la violence sans discernement, comme panacée ou comme remède, sans une absolue nécessité. Les plus pacifistes des individualistes anarchistes ont reconnu d’ailleurs que « si l’effusion de sang pouvait seule garantir la liberté d’agitation il fallait l’employer. » (Tucker.)

En résumé, pour les individualistes anarchistes, l’emploi de la violence révolutionnaire est affaire de tactique et non de doctrine. Ils sont d’avis que ce sont l’éducation et l’exemple qui mèneront plus efficacement l’humanité vers la libération que la violence révolutionnaire.

Il est courant d’attribuer aux individualistes anarchistes un soi-disant respect de la propriété individuelle. A la vérité, les individualistes anarchistes revendiquent la liberté de disposition du produit, obtenu par le travail personnel du producteur, produit qui peut être un morceau de fer comme un morceau de terrain — produit qui n’est en aucun cas le résultat de l’exploitation d’autrui, le résultat du parasitisme ou du monopole. La pleine et entière disposition du produit ou du travail (c’est-à-dire la pleine et entière faculté de troquer ledit produit, de l’échanger, de l’aliéner à titre gratuit et onéreux, de le léguer même) ne va pas sans la pleine et entière faculté de possession du moyen de production qu’on fait valoir personnellement ou en association. Il est compréhensible qu’il existe certaines productions qui ne se peuvent obtenir sans une association fortement organisée. L’essentiel est que grâce à sa possession personnelle de l’outil ou engin ou procédé de production, l’unité productrice, en cas de résiliation du contrat d’association, ne se trouve jamais démunie, livrée à l’arbitraire ou obligée de subir les conditions d’un milieu social quelconque, dont il lui répugnerait de faire partie par exemple.

Les moyens ou les méthodes de réalisation de ces revendications diffèrent selon les écoles ou les tendances. Certains individualistes défendent l’idée de la monnaie libre, c’est-à-dire d’une valeur d’échange émise par le producteur ou l’association de producteurs, ayant cours parmi ceux-là seulement qui l’adoptent comme moyen de transactions. D’autres individualistes ne veulent à aucun prix entendre parler d’une valeur d’échange. On peut être individualiste anarchiste et se rallier, dans l’association dont on fait partie, au communisme libertaire. Dès lors qu’une association se recrute volontairement et fonctionne sans avoir aucune intention d’imposer son fonctionnement ou son organisation aux autres associations ou aux individualités isolées, elle peut être considérée comme un aspect de l’individualisme anarchiste. N’est pas individualiste anarchiste toute unité ou association qui veut imposer à un individu ou à une collectivité humaine une conception unilatérale de la vie, économique, intellectuelle, éthique ou autre ; voilà la pierre de touche de l’individualisme anarchiste.

En résumé l’individualisme anarchiste présente :

  1. Un idéal humain : l’anarchiste, l’unité humaine niant l’autorité et son corollaire économique : l’exploitation ; l’être dont la vie consiste actuellement en une réaction continuelle contre un milieu qui ne peut, qui ne veut ni le comprendre ni l’approuver, puisque les constituants de ce milieu sont les esclaves de l’ignorance, de l’apathie, des tares ancestrales, du respect des choses établies.

  2. Un idéal moral : l’individu conscient, en voie d’émancipation, tendant vers la réalisation d’un type nouveau : l’homme sans dieux ni maîtres, sans foi ni loi, qui ne ressent aucun besoin de réglementation ou contrainte extérieure parce qu’il possède assez de puissance de volition pour déterminer ses besoins personnels, user de ses passions pour se développer plus amplement, multiplier les expériences de sa vie et garder son équilibre individuel.

  3. Un idéal social : le milieu anarchiste, une société où les hommes — isolés ou associés — détermineraient leur vie individuelle, sous ses aspects intellectuel, éthique, économique, par une entente librement consentie et appliquée, basée sur « la réciprocité », tenant compte de la liberté de tous sans entraver la liberté d’aucun.

C’est ce que par le libre jeu de la camaraderie, sans attendre « l’humanité nouvelle », les individualistes, dès aujourd’hui, veulent réaliser parmi eux.

E. ARMAND

Bibliographie. — On trouvera à se documenter sur les divers aspects de l’Individualisme anarchiste dans les ouvrages suivants :

E. ARMAND : Qu’est-ce qu’un anarchiste?, l’Initiation individualiste anarchiste ; BASCH (Victor) : L’Individualisme anarchiste ; DEVALDÈS (Manuel) : Réflexions sur l’individualisme ; ELZBACHER (Paul) : l’Anarchisme (spécialement les parties consacrées à Proudhon, Stirner, Tucker) ; HAN RYNER : Petit manuel individualiste ; LORULOT (André) : Les théories anarchistes ; LIBERTAD (André) : articles parus dans le journal l’anarchie ; MACKAY (John-Henry) : Anarchistes ; DER FREIHEITSUCHER (Le chercheur de liberté, non traduit en français, des extraits ont paru dans l’en dehors) ; PROUDHON : Œuvres, entre autres : Qu’est-ce que la propriété ? Du principe fédératif, etc. ; SPENCER (Herbert) : L’individu contre l’Etat, le droit d’ignorer l’Etat ; STIRNER (Max) : L’unique et sa propriété ; TUCKER (Benjamin R.) : Instead of a book, by a man too busy to write one ; State Socialism and Anarchism (Au lieu d’un livre, par un homme trop affairé pour en écrire un ; des extraits ont paru dans l’Ere Nouvelle, éditée par E.Armand, qui a publié aussi une brochure de Tucker : Ce que sont les anarchistes individualistes. Socialisme d’Etat st anarchisme comparés, qui a paru dans l’Ere Nouvelle, sera édité prochainement en brochure.)

ANARCHISME

n. m.

Il faut entendre par « Anarchisme », le mouvement social qui se propose de poursuivre la réalisation de l’idéal anarchiste. Ce mouvement embrasse toute l’action libertaire. Vivante, cette action s’inspire des événements et circonstances de temps et de milieu ; souple, elle met à profit toutes les possibilités qui se dégagent au jour le jour de la vie sociale ; vigilante, elle surveille et utilise, avec adresse et méthode, les courants multiples qui traversent et pénètrent l’opinion, l’impulsent ou la dirigent. Elle a pour but d’acheminer les individus et la Société vers l’Anarchie par les voies les plus sûres et les moins lentes, grâce à des moyens de combat et des formes de lutte toujours en accord avec les principes et l’objectif libertaires.

« L’Anarchie » c’est ce que nous entrevoyons ; « l’Anarchisme », c’est ce que nous vivons et réalisons pied à pied ; c’est la lutte incessante des militants libertaires contre toutes les institutions qu’ils veulent abattre ; c’est, sous les formes les plus variées, la bataille sans trêve ni repos que les compagnons et les milieux anarchistes mènent contre les préjugés, la routine, la tradition, les enseignements, les erreurs et le fait autoritaire qu’ils ambitionnent de supprimer ; c’est, pour tout dire, l’ensemble des efforts qui ont pour but de préparer et hâter l’éclosion de la période révolutionnaire proprement dite et d’assurer au mouvement anarchiste, dès la Révolution, la plus puissante vitalité et les meilleures conditions de développement.

Si nous admettons — et pas un libertaire ne songerait à le contester — que, pendant la Révolution, l’action anarchiste sera, d’abord, de détruire de fond en comble toutes les Institutions à base et à structure autoritaires et, ensuite, de jeter immédiatement les fondements de la structure sociale libertaire, il saute aux yeux que les tâches immédiates de l’Anarchisme sont de deux sortes : les unes négatives ou démolitives, les autres positives ou reconstructives.

Les premières ont pour objet de saper profondément le principe d’Autorité dans toutes ses manifestations, de démasquer et de combattre par avance toutes les manœuvres par lesquelles, disqualifié ou abattu, il tente de se réhabiliter ou de se survivre sous une autre forme.

Les secondes ont pour but de créer et de développer, d’ores et déjà le plus qu’il se peut, tous les modes de vie, individuelle et sociale, d’esprit anarchiste et de forme libertaire, propres à favoriser les impulsions, à faciliter les courants, à provoquer les mesures, à faire naître les arrangements de caractère anarchiste et à en assurer — aussitôt la besogne destructive accomplie — le développement spontané, libre, rapide et naturel.

Cet immense labeur doit s’effectuer — et, en réalité, il s’effectue — dans l’ordre suivant : éducation, organisation, action.

a) EDUCATION. Je considère que la tâche d’éducation qui s’impose aux anarchistes est à la fois la première à effectuer et la plus indispensable.

Cette tâche éducative exige un double travail : intérieur et extérieur.

J’entends par travail intérieur, celui que chaque compagnon a le devoir de réaliser en lui-même et par travail extérieur, celui qu’il doit accomplir en autrui, c’est-à-dire, hors de lui.

Vigueur physique, culture intellectuelle, beauté morale, l’Anarchiste se doit d’acquérir et de pousser au maximum, dans sa propre personne, ces trois valeurs : une bonne santé, une instruction vaste et profonde, des sentiments et des habitudes franchement libertaires.

Voilà ce que j’appelle dans le domaine de l’éducation, le travail « intérieur », C’est grâce à cet effort constant sur lui-même qu’un compagnon devient un vivant exemple et exerce sur tous ceux qui l’approchent une force indéniable de rayonnement et d’attraction.

Mais un militant ne peut pas plus qu’il ne veut limiter son effort éducatif à son exclusive culture. Ce serait une fleur sans parfum, un fruit sans saveur. Ce serait un être propre au milieu d’êtres sales, un homme marchant dans la clarté au milieu d’individus tâtonnant dans la nuit.

Il est donc naturel et, en quelque sorte, fatal qu’il propage, autour de lui et aussi loin que possible, les sentiments qui l’animent, les pratiques morales qui le distinguent, les connaissances qu’il a acquises et jusqu’à la vigueur physique qui fait de lui un individu normal, équilibré et résistant.

Dans cette œuvre d’éducation que j’appelle « extérieure » et qui a pour champ « les autres », il se sert de tout ce qu’il est à même d’utiliser : la conversation, la discussion, la causerie, la conférence, le journal, la brochure, l’exemple personnel. Il tire parti de toutes les occasions que les circonstances mettent à sa disposition. A l’atelier, dans son entourage, dans les groupements qu’il fréquente, dans les milieux où il vit, en un mot, partout où il se trouve, il explique, argumente, critique, riposte ; tour à tour attaquant et se défendant, il ne se lasse pas d’exposer ses raisons, d’affirmer ses convictions, de combattre les Maîtres, de dénoncer les intrigants, de flétrir les exploiteurs, de dire toujours carrément ce qu’il pense.

Certains camarades estiment que, à se prodiguer ainsi, l’anarchiste perd de lui-même et, à la longue, se vide, s’épuise ; en sorte que l’éducation « extérieure » s’exercerait au détriment de l’éducation « intérieure », je pense tout à fait le contraire. J’ai la certitude que, loin de s’anémier en se consacrant à la propagande d’éducation extérieure, l’anarchiste se fortifie. Car, pour éclairer et convaincre ceux à qui il s’adresse, il faut qu’il élargisse sans cesse son champ de lumière et donne à ses propres convictions des assises toujours plus dures et plus profondes.

Il cultive les autres dans la mesure où il se cultive lui-même ; l’œuvre d’éducation « extérieure » et celle d’éducation « intérieure » marchent de pair ; elles s’épaulent mutuellement et, dès lors, comment le propagandiste s’exposerait-il à s’affaiblir en pratiquant régulièrement un exercice qui le pousse à un entraînement suivi et à des efforts incessants ?

Le labeur éducatif auquel s’adonne l’anarchisme a ceci de particulier, qu’il ne s’accommode pas de la ruse, du détour, de la supercherie, de la dissimulation, procédés en usage dans les partis politiques qui, tous, s’ingénient à piper les adhésions et à forcer le recrutement, parce qu’ils ne visent que le nombre.

Les anarchistes, eux, n’ont rien à dissimuler et leur propagande doit être franche, loyale, sans détour. Ils n’ont que faire de ruser, de surprendre, de manœuvrer.

Tout le monde reste libre d’être avec ou contre eux.

Mais ils entendent que, si on se dit ou si on est avec eux, ce soit en connaissance de cause, en toute conscience et en pleine volonté ; car, en matière de recrutement, les anarchistes s’attachent beaucoup plus à la qualité qu’à la quantité des adeptes qu’ils font. (Voir Education.)

b) ORGANISATION. J’ai dit un peu plus haut que la tâche immédiate d’Education doit précéder et dominer toutes les autres.

C’est l’évidence même : la vitalité de l’organisation et la fécondité de l’action correspondront en effet, au degré d’éducation et d’entraînement que les éléments appelés à se grouper et à agir auront atteint au moment de se réunir et auquel ils s’élèveront par la suite.

En France, les Anarchistes organisés se réunissent en groupes locaux ; ceux-ci, reliés entre eux par région, forment les Fédérations régionales, et ces dernières constituent l’Union nationale.

Le groupe local a pour somme la valeur additionnée des unités qui le composent ; la fédération régionale a pour somme la valeur totalisée des groupes locaux qui la constituent et l’Union Nationale a pour somme la valeur cumulée des fédérations qui la forment.

La valeur efficiente de ce qu’on appelle « l’Organisation » repose donc toute entière sur celle des individus organisés.

Plus ces derniers seront conscients, virils et solidaires, et plus l’Organisation qui les réunit sera vivante, plus sa marche sera sûre, plus son orientation sera précise, plus son action sera continue et énergique.

Pour aboutir à une organisation souple et forte, en même temps que conforme à l’esprit libertaire, il faut donc, de toute nécessité, aller de la base au sommet, de l’unité au nombre, du particulier au collectif, c’est-à-dire de l’individu au groupe local, du groupe à la fédération régionale et de la fédération à l’union nationale.

C’est le fédéralisme : permettant à chaque organisé de rester lui-même, de se soustraire à tout écrasement par le centre, de garder son indépendance, de prendre une part active à la vie de l’organisation tout entière, d’émettre sur toutes choses son opinion.

Quand il en est ainsi, l’Individu reste libre dans le groupe, le groupe reste indépendant dans la fédération et la fédération reste autonome dans l’Union nationale.

En raison même de sa plasticité et par suite du libre jeu de tous les éléments — individuels ou collectifs — qu’elle assemble, une telle organisation laisse à chacun de ces éléments la totalité des forces qui lui sont propres, tandis que par l’association de ces forces, elle atteint elle-même son maximum de vitalité.

Longtemps, très longtemps, trop longtemps, les anarchistes ont été — et quelques-uns le sont encore — absolument réfractaires à l’idée même d’organisation. Pourquoi ? — Parce que, dans leur esprit, organisation signifiait : centralisme, dictature de quelques camarades sur l’ensemble, main-mise par je ne sais quel Comité directeur sur tout le mouvement anarchiste, mort de l’initiative personnelle et de la liberté individuelle, obligation de penser en série, de vouloir sur commande et d’agir en troupeau.

De ce qu’il en est ainsi dans toutes les organisations à base autoritaire, ils concluaient qu’il ne peut pas en être autrement.

Ils sentaient bien l’utilité de se rapprocher, de s’unir, de se concerter, pour opposer aux incessantes attaques de leurs innombrables adversaires une résistance plus cohérente et pour passer, avec plus de vigueur et de méthode, de la défense à l’attaque ; ils avaient bien conscience d’être infériorisés par le morcellement de leurs forces ; ils comprenaient bien que la propagande souffrait du manque de cohésion et que l’absence d’organisation était une cause de faiblesse, parfois même d’impuissance ; ils sentaient et concevaient tout cela, mais il leur semblait que l’organisation et la liberté — que, à juste titre, ils placent audessus de tout — s’excluent péremptoirement, et que se résigner à l’une c’est renoncer à l’autre.

Petit à petit, les anarchistes sont parvenus à admettre qu’il peut exister une certaine organisation conciliable avec l’indépendance des organisés. Ils ont cherché cette organisation et ils l’ont découverte. Rares sont aujourd’hui les camarades qui persistent à penser, avec le personnage d’Ibsen, que, dans le formidable combat qui, mettant aux prises les forces du passé et celles de l’avenir, aboutira à la Révolution sociale, « l’homme seul est l’homme le plus fort ».

Face aux réalités et graduellement éclairés par l’expérience, les compagnons sont venus lentement à l’idée d’organisation. Ils ne la repoussent plus d’une façon absolue et, si j’ose dire, par principe ; et, s’il en est encore un certain nombre qui hésitent, c’est moins à l’idée même d’organisation qu’ils refusent leur adhésion qu’aux formes de celle-ci, qui restent en discussion.

Ces formes s’élaborent lentement ; à l’expérience, elles se perfectionnent. L’essentiel, c’est qu’elles laissent à « l’Organisé », toute la somme d’indépendance compatible avec la raison d’être et les nécessités de l’organisation elle-mêmes et qu’elles se concilient avec le besoin de stimuler l’initiative individuelle au sein des groupes locaux, celle des groupes locaux au sein de la fédération régionale et celle des fédérations régionales au sein des Unions nationales.

Ce sont ces accords libres, circonstanciels et harmonieux qui impulseront constamment l’activité de l’ensemble et en porteront l’intensité jusqu’au maximum de leur effet utile.

En résumé, le propre d’une telle organisation est de se difîérencier aussi totalement que possible de toutes les organisations autoritaires. Dans celles-ci, le Comité directeur, centralisant les pouvoirs et les attributions, donne des ordres et les groupes n’ont plus qu’à les exécuter ; les chefs commandent : c’est le mandat que leur confère le principe d’Autorité, et les adhérents obéissent : c’est le seul rôle qui leur soit départi ; la discipline courbe toutes les volontés individuelles et « l’unité » n’a qu’à s’incliner.

Plus on prendra le contre-pied de ce qui précède et plus on se rapprochera de l’organisation anarchiste désirable. (Voir organisation.)

c) ACTION. C’est toute la stratégie et tactique anarchistes que nous allons exposer ici.

La puissance de l’Action anarchiste s’affirmera, dans la pratique, en raison directe du niveau de l’Education et du degré de l’Organisation : plus l’éducation sera poussée, et plus l’action sera vraiment anarchiste et vigoureuse ; plus l’organisation sera développée, et féconde.

Il suffit d’énoncer cette proposition ; elle porte en soi sa démonstration.

Il faut distinguer deux sortes d’actions : l’action continue et l’action circonstancielle.

La première est celle qui se poursuit en tout temps, quelle que soit la situation générale : calme ou agitée, précise ou incertaine, claire ou confuse, normale ou exceptionnelle. Cette action doit être constamment marquée au coin de l’idée anarchiste ; elle doit porter, quelles que soient les circonstances, le sceau de l’Anarchisme intégral et spécifique. Elle ne doit jamais être abandonnée, quelque forme ou aspect que puisse prendre l’agitation du moment.

La seconde est celle que commandent et façonnent les circonstances. Cette action procède des grands courants qui, par intermittence et sous la poussée des événements, agitent les masses populaires. Pour être féconde en résultats et servir efficacement la propagande anarchiste, cette forme passagère de l’action doit être soudée à sa forme permanente. L’agitation que provoquent certains faits, l’indignation qu’ils déchaînent, les protestations qu’ils suscitent, tous ces mouvements doivent être exploités par les compagnons sans qu’ils perdent de vue un seul instant la portée doctrinale qu’ils peuvent en dégager, l’orientation anarchiste qu’ils ont le devoir de donner à cette agitation et la conclusion antiautoritaire qu’ils ne doivent jamais omettre d’expliquer.

Même dans le cas où les événements prennent un caractère spécial — c’est dans ce cas que l’action que j’appelle circonstancielle intervient — l’action permanente (ou continue) ne doit pas céder le pas à l’action intermittente (ou circonstancielle). Il importe, au contraire, qu’elle pénètre et domine celle-ci. C’est l’action permanente qui, toujours, doit surnager, afin que l’action anarchiste conserve incessamment ses traits caractéristiques et fondamentaux.

Ce point me paraît important. C’est pourquoi je veux projeter sur lui la clarté de quelques exemples.

Premier exemple. — Je suppose l’atmosphère internationale chargée d’électricité belliciste. Les journaux forcent la note patriotique ; tout le monde pressent que le moindre incident de frontière ou la plus bénigne complication diplomatique peut provoquer un « casus belli ».

Quelles sont, en ce cas, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Elles consistent à tout faire pour éloigner et contrecarrer ces menaces de confiit armé : soulever l’opinion, grouper les forces anti-guerrières, dénoncer les manœuvres gouvernementales, combattre les excitations chauvines de la presse, organiser des manifestations populaires de grand style, préparer les travailleurs à la résistance et prendre toutes mesures propres à rendre la guerre impossible.

Voilà ce que j’entends par l’action circonstancielle, parce qu’elle est imposée, dictée par les événements et les nécessités de l’heure.

Mais il faut veiller à ce que cette action circonstancielle reste proprement anarchiste, bien que passagèrement associée à l’action générale que peuvent entreprendre les organisations plus ou moins imprégnées de pacifisme. Le terrain sur lequel se placent ces organisations n’est pas le nôtre ; le principe qui les guide et le but qu’elles poursuivent ne sont pas les nôtres ; il est de notre devoir de ne pas laisser confondre notre action avec celle de ces organisations différentes ou hostiles. Et c’est en cela que notre action continue est appelée à pénétrer et à dominer notre action circonstancielle.

Deuxième exemple. — Une offensive patronale brutale, maladroite et brusquée soulève un conflit économique de grande envergure. Une grève éclate, englobant tous les travailleurs d’une région ou, dans le pays, tous ceux d’une puissante industrie.

Les esprits sont effervescents ; de proche en proche, les autres industries entrent dans le conflit ; la grève s’étend et, devenant générale, elle dresse tout le prolétariat contre la classe capitaliste.

Quelles sont, en ces circonstances, les tâches immédiates de l’action anarchiste ?

Evidemment, elles consistent à prendre une part active au mouvement de grève, à le soutenir, à l’étendre, à le fortifier, à démasquer les jaunes, à combattre les prêcheurs de calme et les semeurs de découragement, à écarter les éléments politiciens, à paralyser l’influence des partis, à imprimer à la grève un caractère violent et insurrectionnel, à propager l’esprit d’autodirection des ouvriers, à exalter les masses soulevées et à préconiser la grève à outrance jusqu’à la victoire, c’est-à-dire jusqu’au triomphe des revendications que formulent les grévistes.

Cette action, c’est l’action circonstancielle.

Mais, somme toute, elle s’impose à tout gréviste sérieux, à tout syndicaliste sincère ; tandis que l’action anarchiste ne doit pas, elle, s’enfermer dans ces étroites limites ; elle doit aller plus loin, beaucoup plus loin ; elle doit, si possible, transformer le mouvement de grève en mouvement révolutionnaire et, si c’est impossible, profiter des événements pour affirmer le point de vue anarchiste, pour répandre nos conceptions, pour exposer et faire prévaloir nos méthodes de combat, pour propager l’esprit de révolte, pour renforcer nos groupements, afin que le mouvement de grève, qu’il soit vainqueur ou vaincu, marque, pour nos idées, un pas en avant, un renforcement, une augmentation de rayonnement et de pénétration.

Troisième exemple. — Le Fascisme est à nos portes ; il s’organise et s’apprête à nous terraser. Cette menace est au premier plan de l’actualité ; elle préoccupe tous ceux qui s’intéressent au mouvement social. Il ne s’agit pas d’un danger vague et lointain, mais d’un péril précis et immédiat.

Quelles sont, dans ces conjonctures, les tâches immédiates de l’Anarchisme ?

Elles consistent, c’est indubitable, à organiser la résistance contre le fascisme, à en briser les cadres naissants, à repousser le fléau, à tout mettre en œuvre pour le frapper d’impuissance.

C’est une action circonstancielle à laquelle aucun anarchiste ne songerait à se soustraire.

Or, dans cette action contre le Fascisme, les anarchistes ne sont pas seuls : démocrates et communistes marchent aussi contre ce redoutable ennemi. Mais il est manifeste que leur action n’est pas la même que la nôtre ; dans ce combat, leurs desseins et leur but sont bien différents des nôtres.

Communistes et démocrates sont contre un certain fascisme : celui qui n’est pas le leur ; mais ils sont pour le fascisme rouge ou tricolore qui est le leur et, s’ils parvenaient à mettre en déroute le fascisme qu’ils combattent, ils feraient tout au monde pour imposer le leur.

Les anarchistes sont dans l’obligation de se jeter sans hésitation dans la mêlée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Seulement, ils ont le devoir de dire, hautement et en termes explicites, qu’ils luttent contre tous les fascismes et que leur objectif est non seulement de n’en subir aucun mais encore de n’en imposer eux-mêmes aucun.

Ainsi, leur action ne poura être confondue ni avec celle des démocrates ni avec celle des communistes. Leur action circonstancielle sera conforme à leur action continue et celle-ci inspirera, pénètrera et dominera de haut celle-là.

Il est donc bien entendu que lorsque la rue s’agite, lorsque de graves événements surgissent, lorsqu’il se produit un de ces courants vastes et profonds qui traversent par instants les couches populaires, les anarchistes doivent prendre part — et des premiers et des plus agissants — à ces mouvements et y apporter toute la ferveur et la passion dont ils débordent par conviction et par tempérament.

Mais il est également entendu que, au cœur même de ces événements, les anarchistes doivent rester euxmêmes, être des guides, des entraîneurs, des exemples et non des chefs et prendre une attitude tellement nette et précise, que celle-ci ne puisse, en aucun cas, être confondue avec celle des partis politiques ou des groupements, si révolutionnaires qu’ils se prétendent, qui ne sont pas anarchistes.

Si je me suis attardé aux développements qui précèdent, c’est parce que je considère comme étant de la plus haute importance la place que l’Action est appelée à occuper dans les tâches immédiates de l’Anarchisme.

N’oublions pas, n’oublions jamais que, dans le domaine des réalisations pratiques, l’action est tout, puisque c’est à la vigueur, à la netteté et à l’ampleur de l’action que tendent et que doivent aboutir l’Education et l’Organisation. Celles-ci préparent, elles enfantent l’Action. Elles sont à l’Action ce que l’Arbre, le bourgeon et la fleur sont au fruit.

* * *

Parvenu à ce point de mon étude sur l’Anarchisme s’appuyant, dans chaque pas en avant, sur une éducation méthodique, une organisation solide et une action puissante, je dois poser et résoudre le problème suivant : « Est-il raisonnable d’espérer que limitée aux possibilités des seuls libertaires, l’Action anarchiste soit capable d’accomplir dans son entier l’œuvre révolutionnaire indispensable ? » En d’autres termes : « Abandonnés à leur seules forces, les Anarchistes seront-ils à même, quand s’ouvrira la phase révolutionnaire : et d’anéantir les institutions actuelles basées sur le principe d’Autorité, et de jeter les fondements d’un structure sociale reposant sur le principe de Liberté ? » (Car, il nous faut avoir présent à l’esprit que, pendant la période révolutionnaire, les compagnons auront à exécuter ce double travail : démolition d’abord et, aussitôt après, reconstruction.)

Il me paraît loyal et sensé de répondre à cette question par un « Non ! » bref et formel.

Enorme sera la masse à soulever, à propulser, à entraîner, à conseiller, à guider. Il faudra, au sein même de cette masse, lutter contre l’inertie, l’indécision, l’ignorance et la lâcheté qui, aux heures dangereuses, s’emparent des-multitudes ; il faudra tenir tête aux endormeurs qui craignent toujours qu’on aille trop loin ; il faudra contrecarrer les manoeuvres des pêcheurs en eau trouble toujours disposés à tirer avantage, pour leur parti ou pour eux-mêmes, du déchaînement chaotique des passions populaires ; il faudra paralyser toute tentative de dictature dont le triomphe serait mortel à la Révolution, puisque toute dictature aurait pour résultat de forger contre le prolétariat des chaînes nouvelles plus dures à briser que les précédentes.

Je me contente d’énoncer, ici, quelques-unes des tâches que les Anarchistes auront à accomplir en période révolutionnaire. Au mot « Révolution » (voir ce mot) nous reprendrons l’étude — développée — de chacune de ces tâches. Je ne les énumère, présentement, que pour signaler l’immensité de l’effort que, en plein mouvement révolutionnaire, les Anarchistes devront réaliser d’autant plus intrépidement qu’ils seront à peu près seuls à en avoir une conception précise.

Et je reviens à la question : « Les Anarchistes pourront-ils, tout seuls, chambarder le vieux monde et en bâtir un nouveau ? » Et je réponds : « Non ! »

Il leur faut donc chercher et trouver, hors des milieux spécifiquement et exclusivement anarchistes, les points d’appui, les concours indispensables.

Où les trouveront-ils ?

Que les partis politiques dont le but est de conquérir le Pouvoir cherchent et trouvent leurs points d’appui en haut et en bas, c’est tout naturel : leur système social s’arrête à un milieu qui sera composé, sous des étiquettes inédites, de gouvernants et de gouvernés : il leur faut des effectifs et des cadres qui les contiennent. Ils prennent leurs effectifs dans le prolétariat et forment leurs cadres avec des éléments bourgeois, toujours prêts à adhérer à n’importe quel régime social, pourvu qu’ils espèrent y trouver une situation avantageuse.

Mais l’Anarchisme ne s’accommode pas d’une organisation sociale qui présuppose des dirigeants et des dirigés. Sa conception sociale est celle d’une humanité libre, égalitaire et fraternelle. Ce qui est autoritaire et bourgeois est, par esprit de classe, presque universellement réfractaire à un tel idéal social. Les Anarchistes se trouvent donc dans la nécessité de chercher dans les masses, rien que dans les masses déshéritées, les éléments, les appoints, les concours dont il leur est impossible de se passer.

C’est parmi les victimes de l’oppression gouvernementale et de l’exploitation capitaliste qu’ils doivent chercher et qu’ils trouveront — là ou nulle part — le point d’appui dont ils ont besoin.

Il y a plus de trente ans que cette nécessité m’a frappé et c’est pourquoi, depuis cette époque, j’ai constamment suivi, avec un intérêt passionné, la marche des deux grandes organisations qui, tant par les milieux où elles recrutent leurs adhérents que par le but — s’il n’est pas méconnu — qu’elles se proposent, peuvent et doivent être deux forces révolutionnaires de premier ordre : les Syndicats, dans le domaine de la production et les coopératives dans celui de la consommation. (Voir : Coopération, Coopératisme, Coopérative, Syndicats, Syndicalisme, etc.).

Il n’y a, dans la vie des collectivités humaines, comme dans celles des individus qui composent cellesci, que deux actes essentiels, fondamentaux, indispensables : produire et consommer.

Aussi, lorsque la période de gestation étant parvenue à son terme, l’Anarchisme sortira des douloureuses mais fécondes entrailles de la Révolution, la condition primordiale de son développement sera d’assurer l’organisation rapide, rationnelle, équitable et méthodique de la production et de la consommation et, transformés, adaptés à leur nouvelle fonction sociale, les Syndicats, groupes de producteurs, et les Coopératives, groupes de consommateurs, seront les formations de base de cette organisation.

C’est pourquoi j’estime fort utile, voire indispensable que, le plus tôt possible, s’établisse un accord tacite, une entente morale entre les groupes anarchistes, les Syndicats et les Coopératives.

Toutefois, je tiens à m’expliquer clairement : cet accord ne doit pas plus subordonner l’action syndicale et coopérative au mouvement anarchiste que celui-ci à celle-là. Il ne s’agit pas de fusionner ces trois mouvements : le lien à établir ne doit pas être organique.

Anarchisme, Syndicalisme et Coopératisme doivent conserver leur physionomie respective et leur complète indépendance ; c’est la condition sine qua non de leur vigueur et de leur activité.

Mais j’estime, d’une part, que pour réaliser leurs fins, qui sont de se soustraire à la domination de l’Etat, de supprimer le patronat qui vit aux crochets des producteurs et le parasitisme commercial qui gruge les consommateurs, le Syndicalisme et le Coopératisme révolutionnaires doivent emprunter à l’Idéal anarchiste ses aspirations idéologiques ; et je pense, d’autre part, que, pour être victorieux quand se produira le formidable choc révolutionnaire, les Anarchistes ont besoin des masses ouvrières acquises au Syndicalisme et au Coopératisme anticapitalistes et antiétatistes.

Quand je dis que Syndicats et Coopératives doivent s’inspirer de l’Idéal anarchiste, il faut comprendre que : libres de toute emprise politique, ne demandant qu’aux masses exploitées et asservies qui les composent les ressources et les énergies indispensables à la réalisation de leurs objectifs, possédant leur structure, leur stratégie et leurs méthodes de combat, se développant dans l’atmosphère qui leur est particulière, fortifiant graduellement leurs positions sur le terrain économique et social et s’assignant le même but que les Anarchistes : « Bien-Etre et Liberté », les Syndicalistes et les Coopérateurs révolutionnaires doivent sentir leur cœur battre à l’unisson du cœur des Libertaires.

Et quand je dis que, lorsque l’heure viendra de livrer au Capitalisme et à l’Etat la bataille décisive, l’Anarchisme aura besoin, pour vaincre, des masses ouvrières acquises à ce Syndicalisme et à ce Coopératisme-là, il faut comprendre que, à ce moment précis, les Anarchistes, les Syndicalistes et les Coopérateurs qui poursuivent le même but d’affranchissement immédiat, intégral et définitif, seront appelés à conjuguer leurs efforts, pour que, enfin débarrassés de tous les gouvernements et de tous les possédants et devenus maîtres de leurs destinées, les travailleurs s’organisent comme ils l’entendront et trouvent dans les incalculables ressources de leur puissance créatrice les nouvelles formes de vie qui assureront à tous et à chacun le maximum de bien-être et de liberté.

Pour que cette action conjuguée des anarchistes et des masses ouvrières forme faisceau au moment opportun, point n’est besoin que ces masses aient adhéré par avance à l’organisation anarchiste ; mais il faut qu’elles aient été, au préalable, suffisamment travaillées par la propagande anarchiste, imprégnées d’esprit libertaire et entraînées à l’action révolutionnaire, pour qu’elles aient perdu toute confiance dans l’action des partis politiques et soient résolues à poursuivre énergiquement leur auto-libération. L’Action anarchiste doit, en conséquence, s’attacher d’ores et déjà : à détacher la classe ouvrière des partis politiques qui la tiennent actuellement en tutelle ; à inspirer aux prolétaires la haine réfléchie de tous les maîtres ; à convaincre les travailleurs que, pour organiser un monde nouveau, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes ; là leur démontrer que la pire des fautes serait de s’abandonner à la direction de quelque chef que ce soit et que, quelle que puisse être la gravité des erreurs qui pourraient se glisser dans l’organisation, par la masse elle-même, de la production, de la consommation et des arrangements sociaux de toute nature, jamais la somme de ces erreurs n’atteindra celle des fautes irrémédiables et des exécrables crimes dont une Dictature, quelle qu’elle soit, serait infailliblement la source. Telles sont, à mon sens, les tâches immédiates de l’Action anarchiste.

* * *

Je prévois deux reproches que certains camarades peuvent adresser au point de vue que je viens d’exposer :

Celui de tenir trop à l’écart les éléments non ouvriers et, parmi les travailleurs, ceux qui ne sont pas syndiqués.

Ce premier reproche serait immérité. S’il est exact que je préconise la conjugaison, en période révolutionnaire, des militants anarchistes et des militants syndicalistes révolutionnaires, cela n’implique en aucune façon que j’élimine de cet accord les éléments non ouvriers et non syndiqués. Je suis persuadé qu’il se trouve dès à présent et qu’il y aura de plus en plus d’excellents militants qui ne sont et ne seront ni des travailleurs manuels ni des syndiqués, et il va de soi que nos bras restent fraternellement ouverts à ces militants. Mais on voudra bien reconnaître que ceux-ci ne sont et ne seront que des exceptions et que l’immense majorité des combattants sur lesquels nous pouvons et pourrons compter sont et seront des prolétaires et des prolétaires militants, soit dans des groupements anarchistes, soit dans des organisations syndicales ou coopératives.

Celui de faire trop confiance aux masses et de professer une opinion par trop avantageuse de leur énergie et de leurs forces créatrices.

Ce reproche serait aussi injustifié que le précédent.

Les masses ne sont intrinsèquement ni courageuses ni lâches, ni serviles ni indépendantes, ni fidèles ni versatiles ; elles sont ce que les font ceux qui les régentent. Elles sont comme une cire molle qu’on peut pétrir, façonner, modeler au gré des circonstances. Jusqu’à ce jour, ignorantes, crédules, superstitieuses, dociles, elles ont été le jouet et l’instrument de toutes les forces d’Autorité qui, au cours de l’Histoire, se sont disputé le Gouvernement et la Richesse.

C’est la mission essentielle des Anarchistes de soustraire ces masses à l’influence dominatrice des partis et des chefs dont elles n’ont cessé de servir, sans s’en rendre compte, les intérêts et les ambitions. Le grand art, dans les partis et chez les chefs, a été, en tous temps, de spéculer sur l’ignorance et la docilité des foules. Il leur a été relativement facile de les abuser. C’est à nous, anarchistes, à nous qui avons la haine des chefs et le mépris des partis, qu’il appartient d’arracher les masses au joug qu’elles subissent et de leur inculquer le mépris et la haine de tous les partis et de tous les chefs. Naïves, passives et crédules, ces masses ont cru à la nécessité de l’Autorité et, malgré tout, à la capacité protectrice de celle-ci. Il nous appartient de leur ouvrir les yeux sur les méfaits de l’Autorité, afin que, maudissant celle qu’elles subissent, elles ne cèdent plus à la tentation de faire l’expérience d’une autre.

Si nous nous consacrons avec ardeur, méthode et persévérance à cette tâche, nous préparerons une génération de révoltés qui, éclairés, guidés, électrisés par nous, constitueront une masse qui, appuyée sur ces trois assises : Groupes anarchistes, Syndicats et Coopératives, sera de taille à culbuter le Capitalisme et l’Etat et à repousser toute tentative de restauration autoritaire.

Quant à la puissance créatrice des masses, elle ne peut être niée. Si, jusqu’à ce jour, elle ne s’est pas affirmée comme elle aurait pu le faire, c’est qu’elle n’en a jamais eu l’occasion. Constamment empêchée, bridée, étouffée par les états-majors qui, à juste titre, en appréhendent l’élan et les résultats, la puissance créatrice des masses n’a jamais été en situation de donner sa mesure. Mais il suffira que les masses soient libres de leurs mouvements, qu’elles ne sentent plus peser sur elles le joug des chefs, qu’elles aient la certitude de travailler pour elles-mêmes et non pour des profiteurs, il suffira qu’elles comprennent que, libres de leur action, elles sont responsables de leur destin, pour que se manifeste pratiquement la puissance merveilleuse de leurs facultés créatrices.

Et puis, les masses, quoi qu’on en dise, valent infiniment mieux que ceux qui les gouvernent ; et, enfin, ceux-ci ne peuvent être abattus — et il faut qu’ils le soient — que par les masses tôt ou tard emportées par l’impétueux courant de révolte dont le souffle furieux balaiera et jettera aux ordures ce monde de misère et d’esclavage, d’ignorance et de haine, que les Anarchistes ont l’indéfectible volonté d’anéantir.

* * *

Tout ce que je viens d’exposer sur l’Anarchisme agissant dans le cadre « national », s’applique rigoureusement à l’Anarchisme agissant dans le cadre « international ».

a) EDUCATION. Les Anarchistes ont le devoir de s’initier, de s’intéresser à tout ce qui a trait au mouvement social universel.

Nous vivons à une époque où la Vie Internationale prend une si large place, qu’on ne peut plus se borner à une information locale, régionale ou nationale. Par des traits multiples et importants, par le jeu des répercussions et des contre-coups, toutes les parties du globe terrestre ont une existence commune et, pour ainsi dire, solidaire. Accords ou désaccords politiques, ententes ou conflits économiques, manifestations scientifiques et artistiques, mouvements sociaux, tout revêt, à l’heure actuelle, un caractère mondial.

Plus que tout autre, le militant anarchiste doit se mettre et se tenir au courant de ce qui se passe près et loin de lui.

Malgré les frontières géographiques et administratives qui séparent les nations, les Gouvernements, sans distinction de régime constitutionnel, sont internationalement coalisés contre le flot ascendant des revendications révolutionnaires. Il est indispensable que les opprimés de partout soient, eux aussi, internationalement groupés. Et ce resserrement mondial des victimes de l’Autorité ne peut s’établir que dans la mesure où, comprenant qu’elles subissent partout le même sort, que, en tous pays, elles sont courbées sous les mêmes servitudes, livrées aux mêmes exploitations et vouées aux mêmes souffrances, toutes ces victimes de l’Autorité mondiale forment, en dépit des haines que les Gouvernements entretiennent dans le coeur des foules séparées par l’idée de Patrie, une seule et même classe : celle des déshérités.

L’éducation anarchiste serait incomplète si elle ne s’étendait pas jusque-là. Elle doit embrasser les problèmes internationaux. Elle doit mettre les compagnons en possession des renseignements et précisions, des données et de la documentation qui les aideront à se guider dans l’étude extrêmement complexe de la vie sociale universelle. Ils doivent notamment connaître : les forces et ressources dont dispose, en tous pays, le mouvement anarchiste, les moyens de propagande qu’il possède, les méthodes de combat dont il use, l’action qu’il mène, les préparatifs qu’il fait et les chances de succès qu’il a en cas de Révolution. (Voir la deuxième partie de cette Encyclopédie.)

Ce n’est encore pas suffisant et, au risque de paraître chimérique, je complète ma pensée : l’éducation anarchiste ne doit pas se limiter à cette connaissance du mouvement international. Elle comporte, en outre, un entraînement méthodique, dont le résultat doit être de soustraire graduellement les compagnons aux attaches naturelles et plus ou moins instinctives qui les lient, plus ou moins, à leur pays d’origine et de faire véritablement de chacun d’eux un individu chez qui le « national » disparaisse insensiblement, pour faire place au « mondial ».

L’anarchiste « idéal » serait celui qui, encore que matériellement rivé à un coin déterminé de l’espace par les circonstances de la naissance, de la langue, de l’éducation et du milieu national qui lui sont propres, étendrait les préoccupations de son esprit et les vibrations affectueuses de son cœur à l’Univers entier, au point qu’il se sentirait aussi près de ses frères les plus éloignés que de ses frères les plus rapprochés.

Je me garde bien d’affirmer qu’il est aisé d’en arriver là ; mais chacun comprendra qu’il serait désirable qu’il en fût ainsi ; et cela suffit pour que nous y tendions.

b) ORGANISATION. Quoi qu’il en soit et si loin que nous soyons encore de cet anarchisme « idéal », les camarades éprouvent le besoin de se mettre en relations, de se connaître, de s’entendre, de se grouper, en un mot de s’organiser internationalement, comme ils conçoivent la nécessité, pour être forts, de se grouper, au sein de chaque pays, localement, régionalement et nationalement.

Il va de soi qu’il s’agit d’une organisation internationale ayant la même plasticité, la même souplesse que l’organisation nationale elle-même et respectant, comme cette dernière, l’indépendance de chaque groupement.

Il ne saurait être question d’imposer aux anarchistes de toutes les nationalités et de toutes les races une règle uniforme, une même tactique, des formations de combat identiques. Encore moins peut-il s’agir de demander aux compagnons de faire le sacrifice de leurs conceptions personnelles, afin d’obtenir que toutes celles-ci soient coulées dans le même moule.

Une organisation de ce genre serait contraire à l’esprit anarchiste et lui serait, par conséquent, mortelle.

Elle donnerait naissance à un pseudo-anarchiste tiré à x... exemplaires et priverait le mouvement de ce qui fait son originalité et sa raison d’être, sa grandeur et sa fécondité.

Chaque race, chaque pays forme un être collectif qui, comme chaque individu, a son ascendance, son tempérament, ses traditions, son histoire, ses conditions de vie et d’évolution, ses aptitudes, sa mentalité, son atmosphère.

L’organisation internationale ne peut méconnaître ces réalités ; a fortiori, ne doit-elle point leur faire violence.

Son rôle consistera à favoriser des rencontres, à multiplier des échanges de vues, à généraliser toutes informations utiles, à provoquer des rapprochements, à susciter et à réaliser des ententes entre les camarades de toutes nationalités.

De ces rencontres, échanges de vues, informations, rapprochements et ententes sortiront, tout naturellement, comme le cours d’eau jaillit de la source, divers courants qui, faibles et restreints à l’origine, deviendront de plus en plus puissants et vastes ; si bien que, lorsque, dans un pays quelconque, se produira une initiative ou une action anarchiste de quelque importance, celle-ci sera non seulement portée à la connaissance des anarchistes de partout, mais encore dans la mesure du possible, imitée ou, pour le moins, secondée, soutenue, fortifiée par l’action solidaire des anarchistes du monde entier.

Ce point de contact permanent est devenu nécessaire ; cette liaison morale et matérielle de tous les éléments anarchistes est devenue indispensable à l’époque où nous sommes, alors que, par le progrès incessant des sciences appliquées, par l’interpénétration des peuples, par la presse mondialement informée, les distances sont en quelque sorte supprimées, les moyens de communication et de transport de plus en plus rapides et les barrières nationales virtuellement inexistantes.

Il est temps de créer un organisme international que les anarchistes sont presque seuls à ne point posséder. Quand on songe que les Gouvernements, les Partis politiques, les organisations syndicales et coopératives, les académies et les églises, les sociétés sportives et musicales, les groupes industriels commerciaux et financiers, etc., etc... ont reconnu depuis longtemps déjà la nécessité de se grouper internationalement, on rougit et on déplore d’avoir à constater que « l’Internationale anarchiste » reste encore à créer, car on ne peut prendre au sérieux les tentatives qui, jusqu’à ce jour, ont été faites dans ce sens.

Je pense qu’il est urgent d’organiser « L’Internationale anarchiste ».

Pour commencer, il suffira de créer un bureau international dont le siège sera, selon les commodités et les circonstances, déplacé plus ou moins fréquemment et dont le mandat se bornera à être comme un agent de liaison entre les organismes nationaux et, aussi entre tous les compagnons des deux hémisphères.

Lorsque, par les soins de ce bureau international — qui pourrait se composer de trois ou quatre camarades et se réunir régulièrement — des relations suivies auront été assurées entre tous les éléments anarchistes désireux de se grouper internationalement et si ces éléments eux-mêmes en reconnaissent la nécessité, on resserrera et fortifiera progressivement les liens existants.

Le changement de siège de ce Bureau international aura pour effet non seulement de ne créer en faveur d’une nation quelconque aucune situation privilégiée, mais encore de soustraire le mouvement anarchiste mondial à des influences personnelles qui, à la longue et quelles qu’elles soient, seraient préjudiciables à ce mouvement.

Ce sont les événements qui, le plus souvent, dicteront le choix de la Capitale ou du Centre, voire du Continent où siègera le Bureau international : tantôt au point où l’action anarchiste sera menée le plus vigoureusement, tantôt au point où celle-ci, étant le plus menacée, aura besoin d’être le plus âprement défendue.

Un des rôles essentiels de ce « Bureau international » sera la convocation, l’organisation et la tenue des Congrès anarchistes internationaux.

Il est à prévoir que l’annonce de ces Congrès provoquera de la part des Gouvernements, surtout si les circonstances sont graves, des mesures propres à les empêcher : interdiction du Congrès lui-même, arrestation ou expulsion des délégués, etc...

Pour obvier à ces difficultés et, le cas échéant, rendre inopérantes ces mesures, il suffira : d’une part, que le choix des délégués ne soit pas rendu public et que, d’autre part, la date et le lieu des Congrès internationaux soient tenus secrets.

Rien ne sera plus facile :

  1. Chaque Union nationale n’aura qu’à désigner ses délégués sans les faire connaître publiquement ;

  2. Le nom et l’adresse de ces délégués seront transmis au Bureau International ;

  3. Le Bureau International convoquera ces délégués en temps et lieu ;

  4. Le Congrès se réunira clandestinement ;

  5. Le Congrès terminé, les délégués en rendront compte à l’organisme national respectif ;

  6. Celui-ci en rendra compte aux organismes locaux.

c) ACTION. L’Action internationale — est-il besoin de le dire ? — sera faible ou puissante dans la mesure exacte de la faiblesse ou de la puissance de l’éducation, de l’organisation et de l’action des milieux anarchistes de chaque pays.

Tout ce que j’ai dit de l’action anarchiste — permanente et circonstancielle — dans le domaine national trouve son application rigoureuse à l’action anarchiste — permanente et circonstancielle — dans le domaine international. Je n’ai rien à y ajouter, rien à en retrancher.

Il en va de même des rapports moraux et des relations amicales à établir entre l’action anarchiste internationale et le mouvement syndical et coopératif mondial.

L’essentiel est de ne jamais perdre de vue que, par essence et par définition, l’Anarchisme : négation de l’Autorité est international tout comme l’Autorité elle-même : négation de l’Anarchisme ; et que, dans le domaine de toutes les Idées et de tous les Faits, l’Autorité se dressant contre l’Anarchisme sans distinction de peuples, ni de races, l’Anarchisme, lui aussi, doit s’insurger contre l’Autorité d’où qu’elle vienne, où qu’elle sévisse et quelle qu’elle soit.

On a déjà tenté de créer une Internationale anarchiste.

Cet essai, reconnaissons-le, n’a pas donné de résultats appréciables. En conclure que cet organisme n’a pas de raison d’être, qu’il ne répond à nulle nécessité et que, conséquemment, il est un rouage inutile, serait une erreur.

La vérité est qu’on a commis la faute de créer cet organisme sans attendre que les rouages destinés à son fonctionnement aient atteint le développement voulu. Il était fatal que, dans ces conditions, « l’Internationale Anarchiste » ne fût pas viable.

Cette faute ne doit pas être renouvelée.

Il serait mal avisé, l’ingénieur, fût-il génial, qui concevrait le projet de creuser artificiellement le lit d’un fleuve, en l’absence des sources, des torrents, des ruisseaux, des rivières et des déclivités du sol propres à alimenter ce fleuve. Par contre, il suffit que les eaux provenant des sources, des torrents, des ruisseaux, des rivières, des accidents de terrain dont abonde une région se frayent leur chemin à travers la nature et parviennent à se rejoindre, pour que toutes ces eaux, graduellement rassemblées, forment un fleuve de plus en plus large et profond.

Eh bien ! Si désirable, si urgente, si nécessaire que soit la fondation d’un organisme anarchiste international, il est évident que celui-ci ne peut être, dans la pratique, véritablement utile et robuste, que s’il est réellement comme le prolongement, la réunion et le couronnement naturel de toutes les forces anarchistes déjà unies et organisées localement et nationalement.

* * *

Pour bien préciser le but pratique auquel tend l’Anarchisme et, sur ce point, fixer les idées, il est indispensable d’indiquer la formule qui condense tout le mouvement libertaire. Cette formule — sorte de devise brève et synthétique, claire, simple et concrète — est celle-ci : « Bien-être et Liberté ! »

Bien-être, non pas seulement pour la majorité ou pour la presque totalité des Individus, mais pour la totalité de ceux-ci, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Ce « Bien-Etre », appelle, il exige l’abolition de l’appropriation privée — et, par conséquent, la mise en commun — du sol, du sous-sol, des matières premières, des produits de toute nature, des moyens de production, de transport et de communication, en un mot, du capital sous toutes ses formes : c’est le Communisme.

Liberté, non pas seulement platonique et de droit, mais réelle et de fait, non pas seulement pour l’immense majorité, mais pour la totalité des Individus, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Cette « Liberté » comporte, elle nécessite la disparition de l’Etat, qu’il soit monarchique, républicain ou prolétarien : C’est le Communisme libertaire.

* * *

L’Anarchisme reconnaît l’existence des classes ; il constate l’antagonisme des intérêts politiques, économiques et moraux qui opposent irréductiblement une classe à l’autre. Il admet le dualisme historique qui, depuis qu’elles existent, a dressé fatalement l’une contre l’autre la classe capitaliste et la classe ouvrière. Il reconnaît que, par l’enchaînement irréfragable des évènements qui tissent le canevas sur lequel se développe l’évolution de ces deux classes ennemies, la lutte en est arrivée, au cadran de l’histoire, à l’heure où le grand, l’immense, l’inévitable conflit est imminent. Il proclame que, tôt ou tard, ce conflit se terminera par la défaite de la classe bourgeoise succombant sous le faix de plus en plus écrasant de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes.

Dans ce duel tragique qui dresse face à face les deux classes adverses, l’Anarchisme prend fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie. Mais il se sépare nettement des Partis socialistes : collectiviste et communiste qui, de plus en plus, sont amenés à faire l’aveu que le but qu’ils poursuivent est de prendre la place des bourgeois dirigeants, qui présentement gouvernent au nom et au profit de la classe capitaliste, afin de gouverner, à leur tour, au nom et au profit — ils le prétendent du moins — de la classe ouvrière.

Le Parti socialiste (S. F. I. O.) et le Parti communiste (S.F.I.C.) assignent à la révoltante organisation actuelle une seule cause : le Régime capitaliste ayant à sa base la Propriété privée. Au fond, et dépouillée de tout artifice, leur doctrine consiste à exproprier les capitalistes et à confisquer leurs biens au profit de l’Etat dont ils deviendront les Maîtres, eux : socialistes ou communistes. Ils enseignent que le jour où la possession de l’Etat, après avoir été arrachée aux « fondés de pouvoirs » de la Haute Banque, de la grande Industrie, du grand Commerce et de la vaste propriété terrienne, passera aux mains des mandataires directs du Prolétariat, la face du monde aura changé et que, résolu sera tout le problème social. Ils sont dans une erreur profonde. A l’aide de l’Histoire et de l’expérience, l’Anarchisme dénonce et démontre cette erreur. Il établit que si la Propriété fut, de tout temps et partout, la source d’une partie des maux dont pâtissent les humains, l’Autorité, elle aussi, en tous lieux et toujours, fut génitrice de servitude et de misère. (Voir le mot Autorité.)

C’est pourquoi la lutte de classes telle que la consoit et la pratique l’Anarchisme diffère sensiblement de la conception et de la pratique socialiste ou communiste.

Le Socialisme autoritaire (collectivisme et communisme) dit : « Il y a deux classes ; il y a la classe qui possède tout et celle qui ne possède rien ; la richesse de la première est faite de l’exploitation systématique et légale de la seconde. Détruire le régime capitaliste d’où procède cette exploitation et qui la fatalise, toute la question sociale est là. Il suffit que l’Etat, aujourd’hui au pouvoir des représentants de la classe exploitante soit conquis par les mandataires de la classe exploitée, pour que soit abolie la législation qui consacre et sanctionne cette odieuse exploitation. Une législation nouvelle, affirmant les droits imprescriptibles du Travail équitablement organisé mettra fin à la lutte des classes, par la disparition de la classe capitaliste ayant perdu toute raison d’être. »

L’Anarchisme réplique : « Il y a, en effet, deux classes dont les intérêts sont inconciliables ; et il est exact que, sur le terrain économique, cette division en classes capitaliste et ouvrière fatalise la criminelle exploitation de celle-ci par celle-là ; mais, sur le terrain politique, il y a également deux classes dont les intérêts s’opposent catégoriquement : la classe des gouvernants, et celle des gouvernés ; et cette division en classe gouvernante et en classe gouvernée fatalise l’abominable oppression de la seconde par la première. En conséquence, l’existence des classes antagoniques ne peut prendre fin que par la suppression du capitalisme générateur de l’exploitation, donc de la misère, et de l’Etat générateur de la domination, donc de la servitude. » (Voir classes (lutte des), Autorité, Etat Socialisme.)

* * *

Les adeptes de toutes les organisations, partis politiques, ligues et autres formations autoritaires font grief à l’Anarchisme de l’indépendance qu’il laisse à ses adhérents. Ils estiment que la force, l’influence et même l’autorité morale d’un mouvement d’ensemble se mesurent à la rigidité de la discipline qui y règne. Ils ne parviennent pas à comprendre que si, dans une formation à base autoritaire, qui possède des chefs attitrés, des porte-parole et des porte-drapeau reconnus, des règlements comportant obligations et sanctions, la discipline est chose nécessaire, puisque les uns dirigent, commandent et agissent en maîtres, tandis que les autres suivent, obéissent et se conduisent en serviteurs, il doit en être tout autrement dans un milieu libertaire. Encore moins peuvent-ils concevoir que cet esprit d’obéissance, ce respect et cette observation d’une discipline de fer seraient mortels à ce mouvement social, entièrement distinct de tous les autres : l’Anarchisme. Les admirateurs béats de la discipline croient à la nécessité, pour des individus animés du même esprit, et se dirigeant vers le même but, de suivre la même route, de s’y presser en rangs compacts, d’y marcher du même pas, de ralentir ou d’accélérer la marche au même commandement, de faire halte au même moment, de fredonner, pour s’entraîner, les mêmes refrains, de tout faire sur ordre, en application des mêmes règlements, sans tolérer le moindre écart, la plus légère infraction à la sacrosainte discipline.

Qu’ils apprennent, ces « agenouillés », que ce qui fait la force véritable et l’étonnante fécondité de l’Anarchisme, c’est la faculté octroyée à chaque compagnon de penser, de vouloir et d’agir à son heure et selon sa conscience. Sur le fond même de la doctrine communiste libertaire, il n’y a pas, il n’y a plus de discussion. Principes, méthodes, ligne de conduite, but à réaliser, moyens à employer, on peut dire que sur tous ces points essentiels l’accord est fait, l’entente est établie.

Mais la vie est constamment mouvementée ; elle est essentiellement variable et changeante ; elle s’oriente vers le même but, mais elle poursuit sa course par des voies nombreuses ; elle est comparable à un cour d’eau large et profond, charriant un volume d’eau colossal se dirigeant vers l’Océan.

Tantôt il ne forme qu’un seul courant, toutes eaux réunies, tantôt il se divise en une infinité de bras se conformant aux dispositions du sol sur lequel ces bras roulent ; ici le courant est lent ; là, il est rapide ; ici il traverse la plaine et ailleurs la vallée.

Tel est l’Anarchisme considéré comme Vie ; il s’adapte aux nécessités du moment ; il s’accommode du contraste des tempéraments et de la diversité des esprits ; il ne repousse a priori rien de ce qui n’est pas déraisonnable ; il permet, que dis-je, il encourage toutes les initiatives ; il stimule toutes les innovations ; il favorise et, quand il y a lieu, seconde tous les exemples ; sa curiosité toujours en éveil recherche incessamment des améliorations, des perfectionnements ; constamment en quête de nouveaux arrangements, de modes de vie plus facile, de formes plus élevées et plus souples de l’Entente, l’Anarchisme c’est la Vie évoluant sans cesse.

On ne saurait trop le répéter : il répudie le dogme intangible, indiscutable, immobile ; il est la pensée toujours vérifiable et modifiable, la pensée constamment en marche, la pensée sans cesse soumise au débat et au contrôle. J’ai dit que c’est à l’absence de toute discipline imposée qu’il convient d’attribuer, en grande partie, à l’Anarchisme sa force de rayonnement, sa puissance de développement et sa remarquable fécondité. Ne faut-il pas, en effet, qu’il puise dans ces vertus mêmes d’indépendance la vigueur qui lui a permis de résister à la plus féroce persécution et de se fortifier en dépit de l’extrême pauvreté des moyens dent il dispose ? Qu’on y réfléchisse : Si les anarchistes avaient lutté hier, s’ils pouvaient lutter aujourd’hui à armes égales contre leurs adversaires, s’il savaient eu et s’ils avaient comme et autant que ceux-ci, la liberté de parler, d’écrire, de se réunir, de se grouper, de propager librement leurs doctrines ; s’ils avaient, comme les Autoritaires, disposé et s’ils disposaient de la presse, de l’école, de la caserne, de la sacristie, de l’atelier, du magasin, de la rue, des ressources financières, des influences multiples dont disposent les bourgeois, leur victoire serait, à l’heure actuelle, un fait accompli. Mais ils ont toujours été, ils sont, ils seront toujours une poignée ; ils n’ont jamais eu, ils n’auront jamais ni places, ni faveurs, ni argent, ni influences, ni relations, ni aucun de ces moyens d’action dont leurs ennemis sont abondamment pourvus ; ils n’ont rien à offrir à leurs adeptes, et sur ceux-ci ont plu, pleuvent et pleuvront toujours, à pleins torrents, injures, calomnies et persécutions, Dans ces conditions, l’Anarchisme aurait dû être écrasé cent fois ; pour qu’il ne succombe pas, pour que, envers et contre tout et tous, il ne disparaisse pas, pour que ses militants résistent et survivent, il a fallu : et la justesse de leurs conceptions et la sublimité de leur Idéal, et la souplesse de leur tactique, et l’intrépidité de leur attitude, et l’inébranlable fermeté de leurs convictions.

Sébastien FAURE.

ANARCHISME CHRETIEN, CHRISTIANISME LIBERTAIRE

n. f.

Le grand romancier russe Tolstoï, dans la seconde partie de son activité intellectuelle, a essayé de concilier le christianisme ou plus exactement les enseignements donnés par Jésus de Nazareth (ou à lui attribués) avec l’anarchisme ou absence d’autorité gouvernementale, considérée sous sa forme la plus évidente et la plus brutale : la violence.

Il n’est pas difficile de trouver dans les livres sacrés des chrétiens, particulièrement dans ceux appelés Evangiles, des paroles qui semblent faire de Jésus une sorte de révolutionnaire mystique, de révolté religieux mis au ban de la société de son temps. Il prêche parmi les déshérités, les en marge du milieu social d’alors, il se plaît en la compagnie des péagers et des gens de mauvaise vie, il s’entoure de personnes appartenant à la classe la plus basse, voire de prostituées, etc., il soulève tout ce monde contre la façon d’enseigner et de se comporter du clergé juif, hypocrite, machiavélique, avide de pouvoir spirituel et temporel comme le sont tous les clergés dans tous les temps. On peut voir en Jésus une sorte d’anarchiste qui finit par succomber au cours d’une lutte trop inégale, mais sans un geste de soumission ou de rétractation, ni devant le grand prêtre Caïphe, symbole du pouvoir ecclésiastique, le dogme — ni devant le roi Hérode, symbole du pouvoir civil, la loi — ni devant Pilate, symbole du pouvoir militaire, le sabre.

Tolstoï considérait comme base de la doctrine chrétienne : la non résistance au mal par la violence. Jésus n’a pas seulement commandé à ceux qui le suivaient d’aimer leur prochain comme eux-mêmes (Ev. selon Matthieu, XXII, 39), il leur a prescrit de ne point résister au méchant ou au mal (id., V, 43), en opposition à l’antique précepte judaïque œil pour œil, dent pour dent. C’est sur cette « non résistance au mal par la violence » que s’étaye tout le tolstoïsme. Les conséquences qui en découlent sont incalculables, car, pratiquement, la non résistance se traduit par la résistance passive, c’est-àdire le refus d’obéissance aux ordres de l’Etat impliquant emploi de la force ou de la violence, la non coopération aux services publics dans lesquels il entre sous une forme ou sous une autre de la coaction ou de l’obligation. La grève générale pacifique rentre dans le cadre de l’activité tolstoïenne, etc.

Bien que publiquement et en privé (il me l’écrivit personnellemenf) Tolstoï se déclarât « anarchiste chrétien » il se montrait volontiers opposé à la création d’un mouvement tolstoïen organisé. Le tolstoïsme était surtout pratique individuelle. C’est individuellement que les tolstoïens refusaient le service militaire, de prêter serment devant les tribunaux, d’envoyer leurs enfants auxécoles de l’Etat, de payer l’impôt, etc. Les noms suivants nous viennent sous la plume : le refuseur de service militaire tchèque Skarvan ; l’ex-juge anglo-indien Ernest Grosby ; Vladimir Tchertkoff le confident de Tolstoï, et Paul Birukoff, son traducteur, Boulgakoff, son secrétaire ; les Anglais Aylmer Maulde, Arthur StJohn, John C. Kennworthy ; les Américains Clarence S. Darrow et Bolton Hall ; l’ex-pope Ivan Trégouboff, combien d’autres Russes, dont Pierre Vériguine, le « conducteur » des Doukhobors, tous se sont efforcés, par la plume, la parole ou le geste, de répandre et de propager le tolstoïsme.

Il convient ici de faire remarquer que les « Doukhobors » russes et les « Nazaréens yougo-slaves » sont antérieurs à Tolstoï. Les Doukhobors ont eu une influence sur Tolstoï, Tolstoï les a influencés, mais le « doukhoborisme » est en marge du tolstoïsme.

C’est en Hollande qu’on s’est préoccupé de donner à l’anarchisme chrétien un programme condensant les idées tolstoïennes, éparses ça et là. Vers 1900, Félix Ortt et le groupe rassemblé autour de lui publièrent un journal hebdomadaire Vrede (La Paix) et des brochures comme Christeljk Anarchism (Anarchisme chrétien), Denkbeelden van een Christenanarchist (Pensées d’un anarchiste chrétien), De weg te geluk (la voie du bonheur), Liefde en Huuielijk (Amour et mariage). Dans le même temps, de mon côté, je publiais l’Ere Nouvelle, paraissant moins régulièrement mais où je me tenais en contact avec les différents représentants de l’activité tolstoïenne, les colonies anarcho-chrétiennes, les Doukhobors, etc.

Le n°1 de la septième année de Vrede (1903) contient sous la signature de Félix Ortt un manifeste anarchiste chrétien, que voici :

« Anarchiste chrétien veut dire : 1° disciple du Christ ; 2° négateur de toute autorité (extérieure).

Est disciple du Christ quiconque cherche en toute droiture à vivre selon l’esprit du Christ, n’importe la secte à laquelle il appartient ou le dogme auquel il se rattache. Vivre selon l’esprit du Christ, c’est :

Aimer Dieu de toute son âme, autrement dit : rechercher l’amour parfait et la sainteté parfaite, y tendre.

Aimer son prochain comme soi-même, et la mise en pratique de cette règle de vie est incompatible avec toute convoitise, toute domination ou, si l’on veut, tout égoïsme. Dans la réalité, « chrétien » et « anarchiste » sont synonymes.

Pierre, les apôtres, étant chrétiens, étaient anarchistes, c’est ce qu’indique leur réponse aux injonctions des autorités : « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Et, de même, l’anarchie, la délivrance de toute autorité, ne sera possible que lorsque l’amour règnera dans la conscience humaine, c’est-à-dire lorsque les hommes vivront selon l’esprit du Christ.

Il va sans dire qu’une foi basée sur la Bible n’est pas nécessaire pour atteindre ce but. Un disciple de Bouddha ou de Lao-Tsé (Confucius), un hindou, un israëlite, un musulman, un athée qui recherche la perfection pour lui-même et l’amour pour le prochain, celui-là vit dans l’esprit du Christ.

Les paroles de Bouddha : « Subjuguez la méchanceté par la bienveillance, le mal par le bien », procèdent du même esprit que celles de Jésus : « Mais je vous dis, moi, de ne pas résister au méchant ».

Lao-Tsé disant : « Celui qui vainc les autres est fort, mais celui qui se vainc lui-même est tout-puissant », fait montre d’une recherche de la sainteté semblable à celle que Jésus indiquait par les mots : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait ». Les deux esprits sont les mêmes.

Deux disciples de cet esprit-là ont exprimé en deux phrases les aspirations de ceux qui ne se satisfont pas de la théorie ni des bavardages, mais qui veulent mettre leurs théories à l’épreuve et traduire les paroles en actes, les voici :

« L’amour n’est l’amour que lorsqu’il se donne lui-même en sacrifice ». (Tolstoï).

« N’aimons pas par nos paroles et avec notre langue, aimons par nos actes et en vérité ». (Saint Jean).

Dans le langage courant, cela veut dire : « Ne pactisons pas plus longtemps avec l’oppression capitaliste ou de la propriété — le meurtre de nos semblables ou le militarisme — les jugements iniques ou les tribunaux — l’alcoolisme ou la dégradation physique — la prostitution ou l’amour vénal — le meurtre des animaux (carnivorisme, chasse, vivisection, etc.). En un mot, rompons avec tout ce qui fait souffrir n’importe quelle créature dans le simple but de nous assurer à nousmême une jouissance passagère quelconque. »

Ces déclarations résument (à quelques nuances près) le christianisme libertaire ou anarchisme chrétien, tel qu’on l’entend ordinairement.

Dans un numéro ultérieur de Vrede (9 janvier 1904), F. Ortt est revenu sur certaines questions controversées parmi les tolstoïens. Ainsi, il déclare monstrueuse l’idée de devoir demeurer toute sa vie avec une femme à cause de rapports sexuels accidentels. L’union durable ne peut résulter que de l’amour vrai, autrement dit l’aspiration à l’unité. Vivre avec un être à l’égard duquel on ne ressentirait aucune affection véritable, ce serait attenter à la signification de cette phrase qui résumait pour Jésus toutes les relations sociales : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » — Ne résistez pas au malin, admis comme un dogme, présenterait un caractère très dangereux. D’ailleurs, on voit dans l’épitre de Jacques (IV, 7) les premiers chrétiens conseiller de « résister au Malin (l’esprit du mal) », condition pour s’en débarrasser. Peu importe qu’on interprète par Malin l’homme méchant ou le mal lui-même, ce que ces paroles et d’autres nous enseignent, c’est de résister, mais sans haine au cœur, sans rendre le mal pour le mal, c’est-à-dire ne jamais agir par vengeance, ne jamais oublier que quiconque fait du mal est sous l’empire de l’ignorance et le traiter comme tel.

Il existe encore actuellement aux Pays-Bas une Union anarcho-communiste religieuse, basée sur des directives analogues, qui possède un organe à elle et dont l’activité est spécialement orientée vers le refus de service militaire.

- E. ARMAND

ANARCHISTE

n. m.

« Partisan de l’Anarchie »

Avant d’exposer ce que sont véritablement les Anarchistes, il n’est pas inutile de faire remarquer que presque tous les dictionnaires qui circulent et que consultent le plus grand nombre représentent les adeptes de l’Anarchisme militant comme des fauteurs de troubles et de désordre, comme des individus de sac et de corde, comme des êtres prêts à tout faire à l’exception de ce qui est bien, comme des monstres à face humaine. Interrogez cent personnes dans la rue et demandez-leur ce qu’elles savent des Anarchistes. Beaucoup répondront par un écartement des bras et un haussement des épaules qui exprimeront leur ignorance. D’autres, ne voulant pas avouer qu’elles n’en savent rien et s’estimant suffisamment renseignées par le journal dont elles recueillent dévotement les informations, répondront :

« Les anarchistes sont de vulgaires bandits. Sans scrupule comme sans pitié, ne respectant rien de ce qui, pour les honnêtes gens, est sacré : la propriété, la loi, la patrie, la religion, la morale, la famille, ils sont capables des pires actions. Le vol, le pillage et l’assassinat sont érigés par eux en actes méritoires.

Ils prétendent servir un magnifique Idéal ; ils mentent. En réalité, ils ne servent que leurs bas instincts et leurs passions abjectes.

Il se peut que dans leurs rangs se fourvoient quelques sincères. Ceux-là sont des impulsifs, des illuminés, fanatisés par les meneurs qui les précipitent au danger, tandis qu’eux, les lâches, se tiennent jalousement à l’écart des responsabilités.

Au fond, leur unique désir est de vivre sans rien faire, après s’être emparés des biens que le travailleur économe a péniblement épargnés. Ces gens-là ne sont que des bandits et les bandits les plus dangereux et les plus méprisables, parce que, pour dissimuler le but véritable que se proposent leurs odieux forfaits, ils ont l’impudence d’évoquer les glorieux et immortels principes sur lesquels il est nécessaire et désirable que repose toute société : égalité, justice, fraternité, liberté.

Aussi, la société, dont les Anarchistes attaquent avec violence les fondements, manquerait-elle à tous ses devoirs, si elle ne réprimait pas avec la dernière énergie la propagande détestable et les entreprises criminelles de ces malfaiteurs publics. »

Si les privilégiés qui tremblent sans cesse de se voir ravir les prérogatives dont ils bénéficient étaient les seuls à proférer de tels propos, cela s’expliquerait, encore que ce langage serait l’attestation de leur ignorance et de leur mauvaise foi.

Le malheur est que pense et parle de la sorte une foule, de moins en moins considérable il est vrai, mais tout de même fort nombreuse encore, de pauvres diables qui n’auraient rien à perdre et qui, au contraire, auraient tout à gagner, si l’organisation sociale actuelle disparaissait.

Et pourtant, la littérature anarchiste est déjà copieuse et riche en enseignements clairs, en thèses précises, en démonstrations lumineuses.

Depuis un demi-siècle, il s’est levé toute une pléiade de penseurs, d’écrivains et de propagandistes libertaires qui, par la parole, par la plume et par l’action, ont répandu, en toutes langues et en tous pays, la doctrine anarchiste, ses principes et ses méthodes ; en sorte que chacun devrait être à même de mépriser ou d’estimer, d’aimer ou de haïr les anarchistes, mais que personne ne devrait ignorer, aujourd’hui, ce qu’ils sont. Toutefois, il ne faut pas s’étonner des calomnies atroces dont ils sont l’objet, car c’est le sort de tous les porteurs de flambeau d’être abominablement calomniés et persécutés ; c’est le sort de toutes les doctrines sociales qui s’attaquent aux mensonges officiels et aux institutions en cours, d’être dénaturées, ridiculisées et combattues à l’aide des armes les plus odieuses.

Vers la fin du dix-huitième siècle, ce fut le cas des principaux ouvriers de la Révolution française et des principes sur lesquels ils prétendaient jeter les bases d’un monde nouveau ; pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, qui assista à l’écrasement de la République « une et indivisible » par l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet, ce fut le cas des Républicains ; pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui vit éclore et se développer le triomphe de la démocratie républicaine, ce fut le cas des Socialistes et de la doctrine qu’ils entendaient substituer au démocratisme bourgeois ; à l’aurore du vingtième siècle qui enregistre l’accession des socialistes au pouvoir, il est fatal que les Anarchistes soient calomniés et persécutés et que leurs conceptions, qui s’attaquent aux mensonges et aux institutions en cours, soient dénaturées, ridiculisées et combattues par les moyens les plus perfides.

Mais c’est le devoir des Annonciateurs de la vérité nouvelle de confondre la calomnie et d’opposer aux coups incessants du Mensonge la constante riposte de la Vérité. Et, puisque les imposteurs et les ignorants — ceux-ci sous l’influence de ceux-là — s’obstinent à vilipender nos sentiments et à travestir nos conceptions, je crois nécessaire d’exposer, en un raccourci aussi net que possible ce que sont ces êtres rares, encore à l’état d’exceptions, qui se donnent de tout cœur au magnifique dessein de jeter les bases d’une humanité libre, heureuse et réconciliée.

On se fait des anarchistes, comme individus, l’idée la plus fausse.

Les uns nous considèrent comme d’inoffensifs utopistes, de doux rêveurs ; ils nous traitent d’esprits chimériques, d’imaginations biscornues, autant dire de demi-fous. Ceux-là daignent voir en nous des malades que les circonstances peuvent rendre dangereux, mais non des malfaiteurs systématiques et conscients.

Les autres portent sur nous un jugement très différent : ils pensent que les anarchistes sont des brutes ignares, des haineux, des violents et des forcenés, contre lesquels on ne saurait trop se prémunir, ni exercer une répression trop implacable.

Les uns et les autres sont dans l’erreur.

Si nous sommes des utopistes, nous le sommes à la façon de tous ceux de nos devanciers qui ont osé projeter sur l’écran de l’avenir des images en contradiction avec celles de leur temps. Nous sommes, en effet, les descendants et les continuateurs de ces Individus qui, doués d’une perception et d’une sensibilité plus vives que leurs contemporains, ont pressenti l’aube, bien que plongés dans la nuit. Nous sommes les héritiers de ces hommes qui, vivant une époque d’ignorance, de misère, d’oppression, de laideur, d’hypocrisie, d’iniquité et de haine, ont entrevu une Cité de savoir, de bien-être, de liberté, de beauté, de franchise, de justice et de fraternité et qui, de toutes leurs forces, ont travaillé à l’édification de cette Cité merveilleuse.

Que les privilégiés, les satisfaits et toute la séquelle des mercenaires et des esclaves intéressés au maintien et préposés à la défense du Régime dont ils sont ou éroient être les profiteurs, laissent dédaigneusement tomber l’épithète péjorative d’utopistes, de rêveurs, d’esprits biscornus, sur les courageux artisans et les clairvoyants constructeurs d’un avenir meilleur, c’est leur affaire. Ils sont dans la logique des choses.

Il n’en reste pas moins que, sans ces rêveurs dont nous faisons fructifier l’héritage, sans ces constructeurs chimériques et ces imaginations maladives — c’est ainsi qu’en tout temps ont été qualifiés les novateurs et leurs disciples — nous en serions aux âges depuis longtemps disparus, dont nous avons peine à croire qu’ils aient existé, tant l’homme y était ignorant, sauvage et méprisable !

Utopistes, parce que nous voulons que l’évolution, suivant son cours, nous éloigne de plus en plus de l’esclavage moderne : le salariat et fasse du producteur de toutes les richesses un être libre, digne, heureux et fraternel ?

Rêveurs, parce que nous prévoyons et annonçons la disparition de l’Etat, dont la fonction est d’exploiter le travail, d’asservir la pensée, d’étouffer l’esprit de révolte, de paralyser le progrès, de briser les initiatives, d’endiguer les élans vers le mieux, de persécuter les sincères, d’engraisser les intrigants, de voler les contribuables, d’entretenir les parasites, de favoriser le mensonge et l’intrigue, de stimuler les meurtrières rivalités, et, quand il sent son pouvoir menacé, de jeter sur les champs de carnage tout ce que le peuple compte de plus sain, de plus vigoureux et de plus beau ?

Esprits chimériques, imaginations biscornues, demifous, parce que, constatant les transformations lentes, trop lentes à notre gré, mais indéniables, qui poussent les sociétés humaines vers de nouvelles structures édifiées sur des bases renovées, nous consacrons nos énergies à ébranler, pour finalement la détruire de fond en comble, la structure de la société capitaliste et autoritaire ?

Nous mettons au défi les esprits informés et attentifs d’aujourd’hui d’accuser sérieusement de déséquilibre les hommes qui projettent et qui préparent de telles transformations sociales.

Insensés, au contraire, non pas à demi mais totalement, ceux qui s’imaginent pouvoir barrer la route aux générations contemporaines qui roulent vers la Révolution sociale, comme le fleuve se dirige vers l’Océan : il se peut qu’à l’aide de digues puissantes et d’habiles dérivations, ces déments ralentissent plus ou moins la course du fleuve, mais il est fatal que celui-ci tôt ou tard se précipite dans la mer.

Non ! Les Anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs, ni des fous et la preuve, c’est que partout les Gouvernements les traquent et les jettent en prison, afin d’empêcher la parole de Vérité qu’ils propagent d’aller librement aux oreilles des déshérités, alors que, si l’enseignement libertaire relevait de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d’en faire éclater le déraisonnable et l’absurdité.

Certains prétendent que les anarchistes sont des brutes ignares.

Il est vrai que tous les libertaires ne possèdent pas la haute culture et l’intelligence superieure des Proudhon, des Bakounine, des Elisée Reclus et des Kropotkine. Il est exact que beaucoup d’anarchistes, frappés du péché originel des temps modernes : la pauvreté, ont dû, dès l’âge de douze ans, quitter l’ecole et travailler pour vivre ; mais le fait seul de s’être élevés jusqu’à la conception anarchiste dénote une compréhension vive et atteste un effort intellectuel dont serait incapable une brute.

L’anarchiste lit, étudie, médite, s’instruit chaque jour. Il éprouve le besoin d’élargir sans cesse le cercle de ses connaissances, d’enrichir constamment sa documentation. Il s’intéresse aux choses sérieuses ; il se passionne pour la beauté qui l’attire, pour la sciencequi le séduit, pour la philosophie dont il est altéré. Son effort vers une culture plus profonde et plus étendue ne s’arrête pas. Il n’estime jamais en savoir assez. Plus il apprend, plus il se plaît à s’éduquer.

D’instinct, il sent que s’il veut éclairer les autres, il faut que, tout d’abord, il fasse provision de lumière.

Tout anarchiste est un propagandiste ; il souffrirait à taire les convictions qui l’animent et sa plus grande joie consiste à exercer autour de lui, en toutes circonstances, l’apostolat de ses idées. Il estime qu’il a perdu sa journée s’il n’a rien appris ni enseigné et il porte si haut le culte de son Idéal, qu’il observe, compare, réfléchit, étudie toujours, tant pour se rapprocher de cet Idéal et s’en rendre digne, que pour être plus en mesure de l’exposer et de le faire aimer.

Et cet homme serait un brute épaisse ? Et c’est un tel individu qui serait d’une ignorance crasse ?

Mensonge ! Calomnie !

L’opinion la plus répandue, c’est que les Anarchistes sont des haineux, des violents.

Oui et non.

Les anarchistes ont des haines ; elles sont vivaces et multiples ; mais leurs haines ne sont que la conséquence logique, nécessaire, fatale de leurs amours. Ils ont la haine de la servitude, parce qu’ils ont l’amour de l’indépendance ; ils détestent le travail exploité, parce qu’ils aiment le travail libre ; ils combattent violemment le mensonge, parce qu’ils défendent ardemment la vérité ; ils exècrent l’iniquité, parce qu’ils ont le culte du Juste ; ils haïssent la guerre, parce qu’ils bataillent passionnément pour la paix.

Nous pourrions prolonger cette énumération et montrer que toutes les haines qui gonflent le cœur des Anarchistes ont pour cause leur inébranlable attachement à leurs convictions, que ces haines sont légitimes et fécondes, qu’elles sont vertueuses et sacrées.

Nous ne sommes pas naturellement haineux ; nous sommes, au contraire, de cœur affectueux et sensible, de tempérament accessible à l’amitié, à l’amour, à la solidarité, à tout ce qui est de nature à rapprocher les individus.

Il ne saurait en être autrement, puisque le plus cher de nos rêves et notre but, c’est de supprimer tout ce qui dresse les hommes en une attitude de combat les uns contre les autres : Propriété, Gouvernement, Eglise, Militarisme, Police, Magistrature.

Notre cœur saigne et notre conscience se révolte au contraste du dénuement et de l’opulence. Nos nerfs vibrent et notre cerveau s’insurge à la seule évocation des tortures que subissent ceux et celles qui, dans tous les pays et par millions, agonisent dans les prisons et les bagnes. Notre sensibilité frémit et tout notre être est pris d’indignation et de pitié, à la pensée des massacres, des sauvageries, des atrocités qui, par le sang des combattants, abreuvent les champs de bataille.

Les haineux, ce sont les riches qui ferment les yeux au tableau de l’indigence qui les entoure et dont ils sont la cause ; ce sont les Gouvernants qui, l’œil sec, ordonnent le carnage ; ce sont les exécrables profiteurs qui ramassent des fortunes dans le sang et la boue ; ce sont les chiens de police qui enfoncent leurs crocs dans la chair des pauvres diables ; ce sont les magistrats qui, sans sourciller, condamnent au nom de la Loi et de la Société, les infortunés qu’ils savent être les victimes de cette Loi et de cette Société.

Quant à l’accusation de violence dont on prétend nous accabler il suffit, pour en faire justice, douvrir les yeux et de constater que, dans le monde actuel comme dans les siècles écoulés, la violence gouverne, domine, broie et assassine. Elle est la règle, elle est hypocritement organisée et systématisée. Elle s’affirme tous les jours sous les espèces et apparences du percepteur, du propriétaire, du patron, du gendarme, du gardien de prison, du bourreau, de l’officier, tous professionnels, sous des formes multiples, de la Force, de la Violence, de la Brutalité.

Les Anarchistes veulent organiser l’entente libre, l’aide fraternelle, l’accord harmonieux. Mais ils savent — par la raison, par l’histoire, par l’expérience- qu’ils ne pourront édifier leur volonté de Bien-Etre et de Liberté pour tous que sur les ruines des institutions établies. Ils ont conscience que, seule, une Révolution violente aura raison des résistances des maîtres et de leurs mercenaires.

La violence devient ainsi, pour eux, une fatalité ; ils la subissent, mais ils ne la considèrent que comme une réaction rendue nécessaire par l’état permanent de légitime défense dans lequel se trouvent, à toute heure, situés les déshérités.

Cela dit, et pour définir clairement : ce qu’est un anarchiste, j’ajoute, dussé-je me répéter — mais il est des vérités sur lesquelles il est bon d’insister — que l’Anarchisme n’est pas une de ces doctrines qui emmurent la pensée et excommunient brutalement quiconque ne s’y soumet pas en tout et pour tout.

L’anarchiste est, par tempérament et par définition, réfractaire à tout embrigadement qui trace à l’esprit des limites et encercle la vie.

Il n’y a, il ne peut y avoir ni Credo, ni Catéchisme libertaires.

Ce qui existe et ce qui constitue ce qu’on peut appeler la doctrine anarchiste, c’est un ensemble de principes généraux, de conceptions fondamentales et d’applications pratiques sur lesquels l’accord s’est établi entre individus qui pensent en ennemis de l’Autorité et luttent, isolément ou collectivement, contre toutes les disciplines et contraintes politiques, économiques, intellectuelles et morales qui découlent de celle-ci.

Il peut donc y avoir et, en fait, il y a plusieurs variétés d’anarchistes mais toutes ont un trait commun qui les sépare de toutes les autres variétés humaines. Ce point commun, c’est la négation du principe d’Autorité dans l’organisation sociale et la haine de toutes les contraintes qui procèdent des institutions basées sur ce principe.

Ainsi, quiconque nie l’Autorité et la combat est anarchiste.

* * *

Ici, quelques précisions sont de rigueur. L’Anarchiste considère que dans la société actuelle, l’Autorité revêt trois formes principales engendrant trois groupes de contraintes :

  1. la forme politique : l’Etat ;

  2. la forme économique : le Capital ;

  3. la forme morale : la Religion. (Il est entendu que le sens que j’attribue, ici, au mot « religion » dépasse, et largement, celui qui s’attache couramment à ce terme. Ici, « Religion » comprend tout ce qui, en principe et en fait, ligote, enchaîne ou paralyse la raison, les sens ou la volonté.) (Voir le mot Religion.)

La première : l’Etat, dispose souverainement des personnes ; la deuxième : le Capital, règne despotiquement sur les objets ; la troisième : la Religion, pèse sur les consciences et tyrannise les volontés.

L’ETAT prend l’homme au berceau, l’immatricule sur les registres de l’état civil, l’emprisonne dans la famille s’il en a une, le livre à l’Assistance publique s’il est abandonné des siens, l’enserre dans le réseau de ses lois, règlements, défenses et obligations, en fait un sujet, un contribuable, un soldat, parfois un détenu ou un forçat ; enfin, en cas de guerre, un assassiné ou un assassin.

Le CAPITAL règne sur les objets : sol, sous-sol, moyens de production, de transport et d’échange, toutes ces valeurs d’origine et de destination communes sont peu à peu devenues, par la rapine, la conquête, le brigandage, le dol, la ruse ou l’exploitation, la chose d’une minorité. C’est l’Autorité sur les choses, consacrée par la législation et sanctionnée par la force. C’est, pour le propriétaire, le droit d’user et d’abuser (jus utendi et abutendi), et, pour le non-possédant l’obligation, s’il veut vivre, de travailler pour le compte et au profit de ceux qui ont tout volé. Etablie par les spoliateurs et appuyée sur un mécanisme de violence extrêmement puissant, la Loi consacre et maintient la richesse des uns et l’indigence des autres. L’autorité sur les objets est à ce point criminelle et intangible que, dans les sociétés où elle est poussée jusqu’aux extrêmes limites de son développement, les riches peuvent tout à leur aise et impunément crever d’indigestion, tandis que, faute de travail, les pauvres meurent de faim. (« La richesse des uns, dit l’économiste libéral J.-B. Say, est faite de la misère des autres. »)

La RELIGION — ce terme étant pris dans son sens le plus étendu et s’appliquant à tout ce qui est Dogme — est la troisième forme de l’Autorité. Elle s’appesantit sur l’esprit et la volonté ; elle enténèbre la pensée, elle déconcerte le jugement, elle ruine la raison, elle asservit la conscience. C’est toute la personnalité intellectuelle et morale de l’être humain qui en est l’esclave et la victime.

Le Dogme religieux ou laïc — tranche de haut, décrète brutalement, approuve ou blâme, prescrit ou défend sans appel : « Dieu le veut ou ne le veut pas. -La Patrie l’exige ou l’interdit. — Le Droit l’ordonne ou le condamne. — La Morale et la Justice le commandent ou le prohibent. »

Se prolongeant fatalement dans le domaine de la vie sociale, la Religion crée, entretient et développe un état de conscience et une moralité en parfait accord avec la morale codifiée, gardienne et protectrice de la Propriété capitaliste et de l’Etat, dont elle se fait la complice et dont elle devient, ainsi, ce que, dans certains milieux férus de superstition, de chauvinisme, de légalité et d’Autoritarisme, on appelle volontiers « la gendarmerie préventive et supplémentaire ».

(Je ne prétends point épuiser ici l’énumération de toutes les formes de l’Autorité et de la Contrainte. J’en signale les essentielles et, pour qu’on s’y retrouve plus aisément, je les classifie. C’est tout.)

Négateurs et adversaires implacables du principe d’Autorité qui, sur le plan social, revêt une poignée de privilégiés de la toute-puissance et met au service de cette poignée la Loi et la Force, les Anarchistes livrent un combat acharné à toutes les Institutions qui procèdent de ce principe et ils appellent à cette bataille nécessaire la masse prodigieusement nombreuse de ceux qu’écrasent, affament, avilissent et tuent ces Institutions.

Nous voulons anéantir l’Etat, supprimer la Propriété capitaliste et éliminer de la vie l’Imposture religieuse, afin que, débarrassés des chaînes dont la pesanteur écrasante paralyse leur marche, tous les hommes puissent enfin — sans Dieu ni Maître et dans l’indépendance de leurs mouvements — se diriger, d’un pas accéléré et sûr, vers les destinées de Bien-Etre et de Liberté qui convertiront l’enfer terrestre en un séjour de félicité.

Nous avons l’inébranlable certitude que, lorsque l’Etat, auquel s’alimentent toutes les ambitions et rivalités, lorsque le Capital qui fomente la cupidité et la haine, lorsque la Religion qui entretient l’ignorance et suscite l’hypocrisie auront été frappés de mort, les vices que ces trois Autorités conjuguées jettent au coeur des hommes disparaîtront à leur tour. « Morte la bête, mort le venin ! »

Alors, personne ne cherchera à commander, puisque, d’une part, personne ne consentira à obéir, et que, d’autre part, toute arme d’oppression aura été brisée ; nul ne pourra s’enrichir aux dépens dautrui, puisque la fortune particulière aura été abolie ; prêtres menteurs et moralistes tartufes perdront tout ascendant, puisque la nature et Ia vérité auront repris leurs droits.

* * *

Cette thèse anarchiste entraîne, dans la pratique, quelques conséquences qu’il est indispensable de signaler.

Le rapide exposé de ces corollaires suffira a situer les Anarchistes face à tous les autres groupements et à toutes les autres thèses et à préciser les traits par lesquels nous nous différencions de toutes les autres Ecoles philosophico-sociales.

Première conséquence. — Celui qui nie et combat l’Autorité morale : la Religion, sans nier et combattre les deux autres, n’est pas un véritable anarchiste et, si j’ose dire, un anarchiste intégral, puisque, bien qu’ennemi de l’Autorité morale et des contraintes qu’elle implique, il reste partisan de l’Autorité économique et politique.

Il en est de même et pour le meme motif, de celui qui nie et combat la Propriété capitaliste, mais admet et soutient la légitimité et la bienfaisance de l’Etat et de la Religion.

Il en est encore ainsi de celui qui nie et combat l’Etat, mais admet et soutient la Religion et le Capital.

L’Anarchiste intégral condamne avec la même conviction et attaque avec une égale ardeur toutes les formes et manifestations de l’Autorité et il s’élève avec une vigueur égale contre toutes les contraintes que comportent celles-ci ou celles-là.

Donc, en fait comme en théorie, l’Anarchiste est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la Propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’Autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’Etat, ni à la Propriété, ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois.

Deuxième conséquence. — Les Anarchistes n’accordent aucune efficacité à un simple changement dans le personnel qui exerce l’Autorité. Ils considèrent que les Gouvernants et les possédants, les prêtres et les moralistes sont des hommes comme les autres, qu’ils ne sont, par nature, ni pires ni meilleurs que le commun des mortels et que, s’ils emprisonnent, s’ils tuent, s’ils vivent du travail d’autrui, s’ils mentent, s’ils enseignent une morale fausse et de convention, c’est parce qu’ils sont fonctionnellement dans la nécessité d’opprimer, d’exploiter et de mentir.

Dans la tragédie qui se joue, c’est le rôle du Gouvernement, quel qu’il soit, d’opprimer, de faire la guerre, de faire rentrer l’impôt, de frapper ceux qui enfreignent la loi et de massacrer ceux qui s’insurgent ; c’est le rôle du capitaliste, quel qu’il soit, d’exploiter le travail et de vivre en parasite ; c’est le rôle du prêtre et du professeur de morale, quels qu’ils soient, d’étouffer la pensée, d’obscurcir la conscience et d’enchaîner la volonté. (Qui ne veut ni opprimer, ni exploiter, ni mentir, n’a qu’à refuser d’être gouvernant, patron, magistrat, policier, officier, prêtre, etc.)

C’est pourquoi nous guerroyons contre les bateleurs, quels qu’ils soient, des partis politiques, quels qu’ils soient, leur unique effort tendant à persuader aux masses dont ils mendient les suffrages, que tout va mal parce qu’ils ne gouvernent pas et que tout irait bien s’ils gouvernaient.

Troisième conséquence. — Il résulte de ce qui précède que, toujours logiques, nous sommes les adversaires de l’Autorité à exercer au même titre et au même degré que de l’Autorité à subir.

Ne pas vouloir obéir, mais vouloir commander, ce n’est pas être anarchiste. Refuser de laisser exploiter son travail, mais consentir à exploiter le travail des autres, ce n’est pas être anarchiste. Le libertaire se refuse à donner des ordres autant qu’il se refuse à en recevoir. Il ressent pour la condition de chef autant de répugnance que pour celle de subalterne. Il ne consent pas plus à contraindre ou à exploiter les autres qu’à être lui-même exploité ou contraint. Il est à égale distance du maître et de l’esclave. Je puis même déclarer que, tous comptes faits, nous accordons à ceux qui se résignent à la soumission les circonstances atténuantes que nous refusons formellement à ceux qui consentent à commander ; car les premiers se trouvent parfois dans la nécessité — c’est pour eux, en certains cas, une question de vie ou de mort — de renoncer à la révolte, tandis que personne n’est dans l’obligation d’ordonner, de faire fonction de chef ou de maître.

Ici éclatent l’opposition profonde, et la distance infranchissable qui séparent les groupements anarchistes de tous les partis politiques qui se disent révolutionnaires ou passent pour tels. Car, du premier au dernier, du plus blanc au plus rouge, tous les partis politiques ne cherchent à chasser du Pouvoir le parti qui l’exerce que pour s’emparer du Pouvoir et en devenir les maîtres à leur tour. Tous sont partisans de l’Autorité... à la condition qu’ils la détiennent euxmêmes.

Quatrième conséquence. — Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’Autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable.

Pourquoi ?

Parce que toutes les formes de l’Autorité se tiennent ; elles sont indissolublement liées les unes aux autres. Elles sont complices et solidaires. En laisser subsister une seule, c’est favoriser la résurrection de toutes. Malheur aux générations qui n’auront pas le courage d’aller jusqu’à la totale extirpation du germe morbide, du foyer d’infection ! Elles verront promptement reparaître la pourriture. Inoffensif au début, parce qu’inapparent, imperceptible et comme sans force, le germe se développera, se fortifiera et lorsque le mal, ayant perfidement et dans l’ombre grandi, éclatera en pleine lumière, il faudra recommencer la lutte pour le terrasser définitivement.

Cette vérité est de celles que Elisée Reclus, incomparable géographe et anarchiste convaincu, a merveilleusement condensées en écrivant : « Aussi longtemps que la Société sera basée sur l’Autorité, les Anarchistes resteront en état perpétuel d’insurrection. »

Il faut anéantir l’Autorité. Tel est le « delenda Carthago » des Anarchistes. (Voir Capital, Etat, Propriété, Morale, Religion.).

- Sébastien FAURE

ANASTASIE

Sobriquet donné à la censure (voir ce mot), que les caricaturistes représentent ordinairement sous les traits d’une horrible mégère, le long nez chevauché par une paire de lunettes, dans la main d’énormes ciseaux, et qui coupe sans pitié tout ce qui dépasse la longueur prévue par le règlement. Symbole de ridicule et de décrépitude.

ANATHEME

n. m. (du grec anathêma, chose mise à part, séparée, le plus ordinairement offrande réservée à quelque divinité)

Chez les Païens comme chez les premiers Chrétiens, le mot « anathème » a été pris dans un sens favorable et dans un sens odieux. Dans un sens favorable, chez les Païens : victimes, offrandes consacrées aux dieux du ciel, de la terre et de la mer. Les anathèmes étaient ou des animaux, ou des fleurs, parfois même des productions artistiques. Chez les premiers Chrétiens, toutes sortes d’offrandes, principalement celles qu’on suspendait, dans les églises, en souvenir de quelque grâce reçue du ciel. Dans un sens odieux : chez les Païens, victimes consacrées aux divinités infernales ; chez les Chrétiens primitifs, toute personne ou objet, destiné à la destruction.

En droit ecclésiastique, l’anathème est une sentence prononcée par un haut dignitaire de l’Eglise ou par un Concile, qui rejette hors du sein de la Société religieuse ceux qui en sont atteints et les voue aux flammes de l’enfer. On dit : « prononcer, fulminer, lancer l’anathème ; frapper d’anathème ; dire anathème à quelqu’un, lever l’anathème, s’exposer aux anathèmes. Par extension, anathème signifie réprobation, blâme solennel : « tout le monde jette l’anathème à l’assassin. » L’anathème et l’excommunication ne doivent pas être confondus. Ce sont deux mesures bien distinctes : l’excommunication interdit au Chrétien l’accès de l’Eglise et la communion ; l’anathème fait plus : il le retranche de la Société des fidèles. L’excommunication ne peut toucher les hérétiques, puisqu’ils sortent volontairement de la communion ; c’est l’anathème qui leur est réservé, ainsi, du reste, qu’aux grands criminels dans l’ordre politique et moral. Ces mots : anathème, excommunication qui, de nos jours, laissent indifférents les uns et font sourire de pitié les autres n’ont plus qu’une valeur historique ; mais, durant des siècles et aux époques de l’hégémonie catholique, ils possédaient un immense et terrible retentissement. Nul Chrétien n’osait les prononcer, ni même y songer, sans éprouver un indicible frissonnement. Au moyen âge, celui qui avait encouru l’anathème (voir moyen-âge, excommunication) était, de son vivant, en proie aux tourments de l’enfer. Pour lui, plus de repos, plus de tranquillité, plus de sommeil ; ses amis, ses proches le fuyaient comme un maudit, un lépreux ou un pestiféré. S’il ne se repentait pas publiquement, s’il ne faisait pas amende honorable, s’il n’était pas admis à résipiscence, il ne trouvait de calme que dans la mort. Souvent, l’anathème frappait des hérétiques de haute intelligence, de vaste culture et de puissante énergie ; ceux-ci, forts de leurs croyances, bravaient superbement la sentence d’anathème qui faisait trembler les autres et ils subissaient héroïquement le martyre plutôt que de se soumettre. Armand de Brescia, Jean Huss, Jérôme de Prague, nombre d’autres encore furent ainsi torturés, brûlés, après avoir été anathématisés. Si ces procédés monstrueux ne sont plus usités à notre époque, ce n’est pas que l’Eglise catholique les ait réprouvés et y ait renoncé d’elle-même ; c’est, uniquement, parce que l’Eglise, ayant perdu en partie sa prestigieuse puissance, ne pourrait se permettre de tels crimes sans soulever contre elle la réprobation et la révolte.

S. F.

ANATOMIE

n. f. (du grec ana, à travers et tomé, section)

C’est l’étude de la structure des êtres organisés, à l’aide de la dissection. Dans un sens plus général et plus étendu, c’est l’étude des corps organisés, soit végétaux, soit animaux, pour nous faire connaître les organes et les parties élémentaires qui entrent dans la composition de ces êtres, non seulement au point de vue de leurs formes, de leur structure, de leurs connexions et de leurs propriétés physiques, mais encore sous celui de leur structure intime, de leurs propriétés chimiques, de leur développement et de leurs altérations. Cette science est la base de toutes celles qui ont pour objet les organismes vivants, telles que les sciences zoologique, physiologique et médicale qui lui sont redevables de tous leurs progrès. Considérée ainsi, l’anatomie embrasse un champ immense, dont les divisions et subdivisions forment tout autant de sciences qui portent des noms spéciaux composés du nom du sujet dont cette science s’occupe et du mot tomie, qui signifie section, ou bien encore, elles gardent le nom générique d’anatomie modifié par un terme spécial. L’anatomie est dite descriptive quand elle étudie et décrit les organes les uns après les autres et indique leur poids, leur forme, etc. ; elle est dite générale, quand elle étudie les tissus et non les organes ; elle est pathologique quand elle étudie les lésions dues aux maladies ; topographique, quand elle se limite à une région déterminée. On la dénomme comparée, quand elle concerne l’étude d’un organe dans la série des êtres. Enfin, l’anatomie végétale s’occupe des tissus végétaux.

L’anatomie a été étudiée par les anciens. Parmi les causes qui ont retardé ses progrès, on doit surtout citer les préjugés religieux fort répandus dans l’antiquité et dont le christianisme hérita (comme de tant d’autres choses). Il faut venir jusqu’à Aristote pour trouver un véritable anatomiste ; encore n’est-on pas certain qu’il ait disséqué des cadavres humains. Il est, toutefois, le véritable créateur de la zoologie comparée et, en quelque sorte, le fondateur de l’anatomie générale dont il jeta les fondements. Après Aristote, c’est l’école d’Alexandrie qui, sous les Ptolérnées, enseigne l’anatomie. C’est là que Protagoras va l’étudier et donner le nom d’artères aux vaisseaux qui partent de l’aorte. Hérophile distingue les nerfs des ligaments et découvre qu’ils président aux sensations et aux mouvements. Deux siècles plus tard, les travaux de Galien de Pergame témoignent d’immenses recherches et d’une remarquable sagacité. Mais Galien n’opère que sur des singes ; de là, des erreurs qui entravent la science aussi longtemps que persiste la foi dans le Maître : quatorze siècles environ. Enfin, Vésale vint qui affranchit l’anatomie, en ruinant la réputation de Galien. Depuis, elle a marché d’un pas rapide. Au XVIe siècle, la Faculté de Médecine de Paris obtint le droit de prendre le cadavre des suppliciés. Servet découvre la petite circulation. En 1619, l’anglais Harvey découvre et démontre la circulation du sang ; l’italien Aselli et le suédois Rudbeck font connaître les vaisseaux lymphatiques et chylifères. En 1637, le hollandais Swammerdam écrit la Bible de la Nature. En 1638, le hollandais Leuwen-Loeck découvre le monde microscopique. Au commencement du XIXe siècle, l’illustre Bichat publie l’Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine, ouvrage conçu et exécuté avec tant de maîtrise que, malgré quelques erreurs de détails, c’est encore le meilleur qu’on connaisse. Puis, Cuvier étonna le monde savant en démontrant que le globe avait été peuplé par des races d’animaux éteintes et en reconstituant le squelette de ces animaux à l’aide de débris dispersés. (Voir le mot « Paléontologie ».) L’anatomie doit encore beaucoup et d’immenses progrès aux travaux des Geoffroy Saint-Hilaire, Lamarck, Tenon, Béclard, Milne Edwards, Auzouk, Carl Vogt, Owen, Malgaigne, etc.

ANCETRES

n. m. (du bas latin ancestor, corruption du latin antecessor, celui qui précède, qui marche devant ; formé de ante auparavant et cedere marcher)

Au pluriel et pris dans son sens le plus large, le mot « Ancêtres » représente l’incalculable lignée de tous ceux qui ont vécu avant nous, qui nous ont précédés dans la marche ininterrompue du temps écoulé et de qui nous pouvons tenir quelque chose, de quelque nationalité qu’ils soient. Dans les familles nobles, dans les maisons illustres, on limite le cercle des Ancêtres aux ascendants qui ont porté le même nom ou appartenu à la même maison ; « Faire honneur à ses ancêtres. Descendre de ses ancêtres. » Etendu à une nation, à un peuple, à une race, le mot Ancêtres s’applique à ceux qui, dans l’histoire de cette race, de cette nation ou de ce peuple, ont marqué leur empreinte par des actions d’éclat, d’éminentes qualités, des traits spéciaux, des vertus particulières ou des services exceptionnels. Au Moyen-Age, au temps de la féodalité et, de nos jours encore, dans les pays où les distinctions de castes et de classes sont nettement et brutalement tranchées, on attache une grande importance aux questions d’ascendance et d’origine, l’héritage moral et physique se confondant, en l’espèce, avec celui des biens matériels ; terres, châteaux, bijoux, objets d’art, souvenirs de famille, traditions, us et coutumes, toutes ces choses étant étrangement enchevêtrées et formant comme une sorte de patrimoine familial.

Toutefois, notre époque tend de plus en plus à la disparition de ces pauvres vanités, en dépit du sot orgueil des familles, emmillionnées par la spéculation et la rapine, qui ambitionnent de faire de leurs titres de rente des titres de noblesse. Le mérite personnel tend à se substituer à celui que, naguère encore, les dégénérés et crétins, porteurs d’un nom illustre et respecté, empruntaient à leurs ancêtres. « Tant qu’on peut se parer de son propre mérite, on n’emprunte point celui de ses ancêtres. » (Saint-Evremond). Vices et vertus, défauts et qualités, lâcheté et vaillance, laideur et beauté, ignorance et savoir, rentrent peu à peu dans le domaine strictement individuel, et le jour n’est plus très loin où il sera admis, partout et par tous, que ces expressions : « noble extraction » et « basse origine » sont sans réelle portée, et découlent d’un fait circonstanciel dont l’individu n’aura ni à rougir ni à s’enorgueillir. Il est reconnu déjà et accepté par tous les esprits équitables, que les responsabilités, en quelque matière que ce soit, sont d’ordre personnel. Pourquoi ne serait-il pas proclamé demain que les mérites le sont aussi ?

* * *

INFLUENCE DES ANCÊTRES. — Il est cependant impossible de méconnaître l’influence considérable que les Ancêtres exercent sur nous, individuellement et socialement. Par voie d’hérédité, chacun de nous reproduit assez fidèlement ses ascendants ; il en recueille les forces et les faiblesses ; il hérite de leurs tares ; il bénéficie de leurs qualités ; il reflète, dans une mesure appréciable, leurs prédispositions et leurs aptitudes ; il porte en soi sensiblement les tendances, les aspirations, les instincts par lesquels se sont signalés ses prédécesseurs dans l’arbre généalogique sur lequel il est ramifié. Cette influence ne va pas, reconnaissons-le, jusqu’à le dominer entièrement, jusqu’à lui enlever toute volonté personnelle, tout développement à lui, bien à lui et, encore moins, toute possibilité de réagir et de se soustraire à cette influence. Mais il n’en est pas moins vrai que cette conquête de soi-même, en lutte contre la pression multiforme qu’exerce sur lui, physiquement, intellectuellement et moralement, la famille à laquelle, de naissance, il appartient, exige, le plus fréquemment, des efforts persévérants et énergiques. (Voir : alcoolisme, atavisme, culture, éducation, enfant, hérédité, rachitisme, tuberculose.)

Considéré comme être social, l’individu subit plus fortement encore l’influence des Ancêtres. Formidable est le poids qui, d’âge en âge, de civilisation en civilisation, accable l’homme du vingtième siècle. Celui-ci est le présent anneau — dernier en date — de l’imbrisable chaîne qui relie le contemporain au primitif. L’enfant dont la vie commence aujourd’hui est le continuateur de toutes les générations qui, depuis des temps immémoriaux, ont vécu sur notre globe. Il est comme la synthèse de tous les siècles révolus. Grandeur et décadence, servitude et révolte, courage et lâcheté, imbécillité et génie, puissance et débilité, cruauté et bonté, violence et mansuétude, audace et timidité, amour et haine, il est le résumé et l’aboutissant de ces poussées, de ces luttes, de ces progrès et de ces reculs, de ces incessantes et tragiques batailles, de ces ruptures et de ces rapprochements, de ces ruées de haine et de ces élans de fraternité qui tour à tour ont agité, soulevé, emporté frénétiquement les tribus, les races et les peuples. De toutes les étapes parcourues par les hommes depuis qu’ils sont sortis de la bestialité originelle jusqu’à nos jours, chacun a déposé sa marque — plus ou moins affaiblie par la distance, mais certaine — dans l’homme d’aujourd’hui. Celui-ci est comme un tableau noir sur lequel chaque époque aurait tracé une inscription, en sorte que, pour y inscrire ce qui vient de lui-même, il faut que, tout d’abord, il efface tout. Notre génération vit sous cette écrasante pyramide de morts qui, de leur vivant, ont confectionné les lois qui nous régissent, élaboré les idées qui nous gouvernent, forgé la tradition qui nous enchaîne, établi les institutions qui nous emprisonnent, façonné les sentiments qui nous impulsent. Est-ce à dire que ces sentiments, ces- institutions, cette tradition, ces idées et ces lois nous enserrent si étroitement qu’il nous soit impossible d’en briser le réseau de fer ? Est-ce à dire que telle est la pression subie par nous, que la présente génération est condamnée à lui rester soumise et qu’elle soit dans l’incapacité de s’y dérober ? Evidemment non. Mais la pesée des disparus est si massive et si lourde que, rien que pour y échapper, il est indispensable que les vivants y consacrent le meilleur et le plus décisif de leur vigueur et de leurs efforts persistants.

« Nous vivons avec les morts ». Cette assertion n’est que trop exacte et certaines écoles — entr’autres l’Ecole Positiviste d’Auguste Comte — ont poussé si loin cette constatation et en ont extrait de telles conséquences, qu’elles ont abouti à couler l’Individu dans le creuset des collectivités successives et qu’elles en sont arrivées à sacrifier totalement l’unité vivante à la somme fabuleuse des morts et à celle qui, sous l’appellation générique et vague de « Humanité », englobe, dévore et escamote les réalités vivantes et concrètes et les jette, pêle-mêle, dans le gouffre sans fond des générations passées, présentes et futures.

Eh bien ! Les Anarchistes n’acceptent pas de vivre avec les morts et ils se révoltent contre la domination, que les puissances du jour, au nom du passé qu’elles se targuent de représenter, prétendent leur infliger : Ils ne sont ni assez ignorants ni assez ingrats pour nier ce qu’ils doivent à leurs devanciers ; ils apprécient, autant qu’il est juste, les efforts accomplis et qui sont profitables aux générations présentes ; ils se sentent les successeurs de tous ceux qui, depuis les temps les plus reculés jusqu’à notre, époque, ont lutté pour briser les entraves, écarter les obstacles et élargir la route ; ils rendent hommage aux grands Ancêtres qui ont, à leur époque, bataillé contre les douleurs de l’esclavage, au labeur opiniâtre et fécond des chercheurs et des savants qui, dans la lenteur des siècles, ont arraché à la Nature les secrets qu’elle gardait jalousement enfermés dans son sein ; ils exaltent la ferveur et l’héroïsme avec lesquels les hommes de toutes conditions, animés de l’esprit de Révolte, se sont dressés contre le despotisme des Gouvernants et la rapacité des Riches. Pour tout dire en quelques mots, ‘ils sont pénétrés de ce qu’ils doivent à ceux de leurs Ancêtres qui ont creusé le sillon et y ont jeté la semence des récoltes fertiles ; mais ils proclament que c’est l’Humanité tout entière, et non pas une fraction de· celle-ci, qui doit moissonner et que le travail des Ancêtres doit être profitable à tous et non pas à quelques-uns seulement.

Influence des Ancêtre ? Oui ! les anarchistes la constatent. Ils ont les yeux trop grandement ouverts sur les réalités pour la nier. Mais ils ne consentent pas à en être les victimes résignées, tandis que d’autres en sont les arrogants profiteurs. Ils entendent : d’abord, étendre à tous, sans exception aucune, le bénéfice ou la charge de tout ce qui, dans le passé, a été utile ou nuisible à l’espèce humaine ; ensuite, — ce patrimoine de honte et de gloire, de succès et de revers, ayant été, par la Révolution sociale, mis fraternellement en commun, sans exception d’aucune sorte, de façon que personne n’en soit et n’en puisse être frustré, — ils veulent instaurer un milieu social (voir Anarchie) qui assure à chaque Individu le droit et les moyens de briser l’influence des Ancêtres, quand, par la force, souvent néfaste du passé, elle s’oppose à la marche en avant vers la lumière, vers les modes nouveaux d’existence, vers des arrangements sociaux égalitaires et fraternels, vers le rayonnement de la pensée, vers l’épanouissement de la vie.


- Sébastien FAURE.

ANIMISME

n. m. (du latin anima, âme)

Système philosophique, créé par Stahl, dans lequel l’âme est la cause première des faits vitaux aussi bien que des faits intellectuels et moraux. Les vitalistes, au contraire, admettent, à côté de l’âme, un principe vital. C’est Stahl qui a réuni en un corps de doctrine, les idées éparses sur l’animisme et dont les principales remontent à Aristote. La vie, d’après lui, ne peut être ramenée ni aux lois générales du mouvement, ni à un système de combinaisons chimiques : le principe vital est proprement l’âme pensante.

ANONYMAT

(an, priv., et gr. onuma, nom, qui n’a pas de nom, sans nom)

Des faits de plus en plus nombreux ont attiré l’attention sur ce vocable, qui jouit désormais d’une triste célébrité. La chose qu’il désigne est proprement sans nom ! — L’anonymat est par excellence l’arme des lâches, des résignés, des timorés, des faibles, des impuissants méchants ou bêtes. Des gens seront toute leur vie des anonymes : anonymes dans leurs actes, dans leurs sentiments, dans leurs pensées. Ils manquent de personnalité. Mais pour nuire ils retrouvent toute leur énergie. Comme ces larves sans yeux qui désagrègent les bois les plus durs, ils s’attaquent aux âmes nobles et élevées, et tentent d’abattre la pensée hautaine et solitaire qui dédaigne la populace. Combien de crimes dont nous ignorerons à jamais les auteurs ! Souvent, les anonymes nuisent plus par leur silence que par leurs paroles : ils ont juré de perdre le génie et tous les moyens leur sont bons. Il faut qu’ils suppriment ceux qui ne pensent pas comme eux (ce qui équivaut à ne pas penser du tout). — Ces lâches anonymes, qui n’ont pas le courage de leurs opinions (!), sont pour nous des barbares, des ennemis, des étrangers (bien qu’ils prêchent l’union sacrée) avec lesquels nous n’avons rien de commun. Ils ont de la vie — et de l’art — une conception différente de la nôtre. Par ces temps d’hypocrisie et de mensonge, il fallait s’attendre à voir l’anonymat devenir comme une sorte de symbole de la décadence sociale. Il résume nos mœurs politiciennes. Il a le privilège de représenter un état d’esprit, il est à la hauteur des événements. Nul autre temps ne lui fut sans doute aussi favorable. C’est l’ère de l’anonymat qui commence, une ère de délations et de persécutions comme aux époques les plus sinistres de l’Histoire. Chaque époque a ses anonymes, et la nôtre a les anonymes qu’elle mérite. — Il y a les anonymes qu’on connaît et les anonymes qu’on ne connaît pas. Les uns et les autres sont aussi dangereux. Les premiers, malgré leur dissimulation, sont vite repérés. Les seconds, c’est n’importe qui, des gens qu’on rencontre qu’on ne reverra sans doute jamais, mais qu’il suffira d’avoir vus une fois pour les juger ; des parasites, des sous-ordres qui s’inclinent devant un « patron », suivent les conseils d’un directeur d’inconscience, s’auto-suggestionnent ou se laissent dominer par le premier et le dernier venu, prêts à offrir à qui leur demandera leurs témoignages avariés et leurs paroles d’honneur suspectes. Qu’importe leurs noms ! Ils ne comptent pas (ils comptent cependant par leurs méfaits). — On est à la merci d’X mystérieux, qui ne se fatiguent pas de répéter quotidiennement les mêmes sales gestes. La méchanceté comme la bêtise est inlassable. — L’administration, la presse et la littérature (pseudo-) sont remplies d’anonymes dont l’unique fonction est de nuire à ceux qui leur déplaisent (pour leur déplaire, il suffit d’être indépendant). Anonymes de la diplomatie et de la politique tiennent entre leurs mains la destinée des individus : leur pouvoir occulte exerce ses ravages sans limites et sans contrôle), ils sont irresponsables. Il y a des sociétés anonymes de mercantis qui volent légalement les esprits simples qui leur confient leurs intérêts. Policiers-anonymes se chargent de faire respecter l’autorité au moyen de rapports rédigés en dépit du bon sens. La puissance térébrante des anonymes est telle que bien peu d’individus résistent à son action souterraine et méthodique (seules les âmes fortement trempées en viennent à bout). Ce qui guide l’anonyme dans ses pérégrinations, inquisitions, perquisitions, dénonciations, c’est l’amour du mensonge ; c’est le besoin de satisfaire de vieilles rancunes et d’assouvir de petites vengeances. C’est l’intérêt. L’anonyme est souvent un raté et un mécontent qui rend les autres responsables de sa nonréussite (!). Il faut qu’il s’en prenne à quelqu’un de son néant. Les anonymes sont plats comme des punaises (c’est faire injure à ces animalcules que de leur comparer ces tristes sbires!) Cette lâcheté sans nom (elle n’a de nom dans aucune langue, comme la pourriture dont parle Bossuet) qui consiste à jeter la suspicion sur celui-ci ou celui-là, pour le perdre irrévocablement dans l’esprit de mauvais juges et de méchantes gens, est tolérée, encouragée et récompensée par une société qui a horreur de la vérité. La société entretient dans son sein l’anonymat, il est nécessaire à son existence. Elle a horreur de ceux qui ont une personnalité, qui s’élèvent au-dessus de la moyenne. Qui n’a pas été victime — au moins une fois dans sa vie — des agissements de quelque anonyme qu’on ne soupçonne pas, et qui souvent n’est pas loin, jaloux de votre « place » qu’il cherche à prendre, — ami, confrère ou collègue, — et qu’une idée fixe domine : vous faire du tort ? Parfois on se demande ce qu’on a bien pu faire à tel ou tel personnage pour qu’il vous regarde de travers. Ne cherchez pas. C’est quelque anonyme, tapi dans un coin, qui observe chaque jour vos gestes, et qui les lui rapporte, sans que vous vous en doutiez. C’est toujours infidèlement que l’anonyme rapporte vos paroles, c’est en les déformant, c’est en les dénaturant. Il falsifie vos idées, il vous prête des sentiments que vous n’avez pas. Ce mouchard amateur, inconscient et borné, sait pourtant bien ce qu’il fait : il sait qu’en falsifiant tel document, qu’en interpretant telle pensée, il vous enverra au bagne ou... à la mort (et s’évitera ainsi d’y aller lui-même, car tout bon anonyme a quelque chose sur la conscience, qu’il cherche à se faire pardonner). — Quiconque pense est tôt ou tard victime du mouchardage et de la délation. On laisse de côté l’imbécile : mais celui qui pense, et qui a le tort de dire ce qu’il pense, malheur à lui, son compte est bon ! C’est alors que l’anonyme accomplit une fonction vraiment sociale : contribuer à supprimer ce qui dépasse le niveau commun, faire rentrer chacun dans le rang. — Les plaintes anonymes pleuvent pendant la guerre. Elle favorise l’éclosion d’un certain héroïsme. Des gens, qui ne savent comment se rendre utiles, se révèlent soudain moralistes et hommes de devoir. — On rencontre, — ceci n’est pas un paradoxe — des anonymes sincères : il y a des gens qui croient vraiment accomplir une besogne salutaire en dénonçant leurs voisins. Ils font ce qu’ils peuvent, ce sont des mystiques de la dénonciation, extrêmement dangereux, souvent plus bêtes que méchants. — Surveillez vos propos : ils peuvent tomber dans les oreilles d’un anonyme qui vous écoute. — L’administration accueille à bras ouverts l’anonymat qui lui fournit l’occasion de se débarrasser d’un « fonctionnaire » gênant. Le pire c’est que ce dernier ne connaît jamais les termes exacts de l’accusation. Il ne peut se défendre. Il ne sait pas ce que contient son dossier ! — La vermine anonyme qui grouille dans les bas-fonds d’une certaine presse, composée de ratés et de laissés-pour-compte de tous les milieux (anarchistes et bourgeois bons à mettre dans le même sac, rien ne les différenciant qu’une étiquette) contribue à doter notre époque d’une beauté spéciale. Sous le voile de l’anonymat, les journalistespoliciers abritent leurs petites saletés, lâchetés et insanités. Leurs insinuations perfides sont autant de flèches empoisonnées qu’ils décochent des officines qui leur servent d’abri. Ils perpètrent sans danger (pas toujours) les pires forfaits. — Les hommes-de-lettres aronymes foisonnent, ils sont légion et sont la plaie de notre époque. Les belles-lettres sont devenues les laides-lettres. Ils ne signent pas leurs « ordures » et se croient tout permis. Ils versent le poison et se sauvent aussitôt. Ils vous tirent lâchement dans le dos. Ils ont de l’influence, naturellement, et des titres. Ce sont des êtres malfaisants, dépourvus d’héroïsme, mais non d’égoïsme, qui se servent de la calomnie pour « arriver », nuire est leur but de guerre. Ils trahissent leurs amis et ménagent leurs ennemis. Ce sont de tristes individus. — Le cambrioleur qui opère dans les grands quartiers, sous un nom qui inspire confiance, met des gants pour dépouiller ses victimes ; l’anonyme des salles de rédaction ne met point de gants, lui, pour tuer ses amis. Il opère, non à ses risques et périls, comme l’apache, mais sous le regard bienveillant de ses chefs, qui l’encouragent, se dispensant de faire eux-mêmes la besogne, et lui paient ses... échos (l’anonyme n’oublie jamais de passer à la caisse, plutôt deux fois qu’une, c’est un des traits de son caractère!), le récompensant de ses services par quelques pièces de cent sous. L’anonyme se vend (dans les prix doux, — il ne vaut pas cher. Quelquefois, il faut y mettre un prix raisonnable, par exemple s’il est académicien!). Untel a de l’avancement (bien mérité), et une sinécure. On y ajoute un ruban, incapable de faire autre chose que de « moucharder », l’anonyme trouve toujours à s’employer. Il s’embusque quelque part. Il ne meurt jamais de faim (il y a cependant des exceptions!) Empêcher certains individus de « calomnier », ce serait leur ôter le pain de la bouche. Ils font ce qu’ils peuvent pour vivre, et leur sort n’est pas enviable ! L’anonyme touche des pots-de-vin, est à la solde des gouvernants. Le pouvoir s’en sert pour les besognes les plus louches. L’autorité lui confie des « missions », C’est un répugnant personnage, qui mange à tous les râteliers, se plie à toutes les circonstances, s’adapte à tous les milieux. Sa fonction essentielle est de ramper. Il donne au verbe « servir » sa véritable signification. — Il est des calomniateurs qui signent leurs articles. Ils les signent soit pour se faire de la réclame, comptant que leurs révélations « sensationnelles » feront du bruit, soit dans n’importe quel but, mais enfin, ils les signent. On sait que tel énergumène a mis son nom au bas d’une saleté, on peut lui répondre. Sans doute ont-ils intérêt à se faire connaître, et c’est pourquoi il ne faut pas trop exagérer leur mérite. Ils espèrent ainsi qu’on les croira sur parole. Et ils n’en sont pas moins pour cela audessous de tout. Il n’ont pas l’excuse de s’être dévoilés. C’est plutôt une circonstance aggravante. On sait néanmoins d’où viennent les coups. On ne s’étonne plus, le « « pairs ». Il exerce sa coupable « industrie » avec l’assentiment de la majorité. Ses gestes sans intérêt offrent cependant un certain intérêt : ils sont un symptôme de décomposition sociale et nous ouvrent des « horizons ». — Les maux qui enlaidissent notre époque, parmi lesquels le culte de l’incompétence qui est à la fois national et international, la peur des responsabilités, le manque d’initiative qui caractérise administrateurs et administrés de toutes races ont leur source dans ce pouvoir anonyme des médiocres, pouvoir insaisissable, car si l’on trouve des juges et des bourreaux pour vous pendre, on ne trouve plus personne dès qu’il s’agit d’obtenir justice : chacun se dérobe au moment de rendre des comptes : les responsables lèguent à leur voisin une succession embarrassante, et s’en tirent à peu de frais. Les coupables sont impunis. Essayez de déchifirer les « signatures » de tous ces serviteurs de l’Etat : elles sont illisibles. Et pour cause ! L’anonymat est un moyen de gouvernement. — Les anonymes ont construit les cathédrales. Ceux d’aujourd’hui ne sont pas de la même famille : ils détruisent pour... détruire. Ils n’édifient rien. Ils sèment ruines, deuils et massacres. Dans le mystère, ils perpètrent la fin de l’humanité. Les anonymes d’aujourd’hui ne créent pas de la vie ; ils sèment la mort. — Il entre une sorte de sadisme dans le fait de faire du mal anonymement. Quelle sensation plus ou moins rare éprouverait-on à nuire en se dévoilant (il est vrai qu’il existe des « consciences pourries » qui préfèrent se révéler, et, piétinant un ennemi vaincu, lui cracher au visage : « c’est moi qui t’ai conduit au bagne ») ? On exulte à la pensée que nul ne vous soupçonne, et on est fier de son œuvre. On assiste dans un coin aux effets de la « dénonciation ». On contemple avec orgueil le « beau travail » dont on est l’auteur. On dort en paix, la conscience satisfaite (?). On a fait tout son devoir. Il importe de prolonger le supplice, et d’éviter toutes les « réparations », On se gardera bien de publier les « réponses », « rectifications », etc... dans les feuilles où l’on a pu calomnier impunément, et, quand on s’y décide, c’est afin de répandre de nouveaux bruits « tendancieux », de propager de nouveaux mensonges, l’occasion étant offerte de tronquer les phrases, de falsifier les documents, de dénaturer les idées. On trouve toujours des prétextes quand on veut nuire à quelqu’un. La mauvaise foi a plus d’un tour dans sa besace. Il ne faut pas s’attendre à de la justice de la part de ces gens-là. Ils ne vivent que pour nuire. — L’anonyme saura toujours vous répondre : « Ce n’est pas moi, c’est lui », Il n’avoue jamais. Il ment par patriotisme et n’en est pas à un faux près. — L’anonyme est souvent votre meilleur ami. — Dans un seul cas, l’anonymat est supportable : quand un « généreux anonyme » fait un don destiné à soulager une misère... et sa conscience, ce qui compense dans une certaine mesure la vanité des philanthropes dont les journaux publient les noms en première page. — Peu de gens font le bien en gardant l’anonymat : ils préfèrent livrer à la publicité leurs noms de bienfaiteurs ! Par contre, ceux qui font le mal négligent de se faire connaître. Ils ne se font connaître que dans certaines occasions : quand ils ne peuvent pas faire autrement. Tel individu sort de l’ombre, qu’on ne soupçonnait pas d’être policieramateur, et son nom est dans toutes les gazettes ! Je connais pas mal de petits jeunes gens dont les noms figurent au sommaire des revues d’avant-garde et qui font passer des échos dans les grands quotidiens contre leurs « camarades », jettent la suspicion sur tel ou tel projet littéraire, etc... C’est évidemment un procédé indélicat ! — L’anonymat, comme la laideur dont il est une des formes, revêt les mêmes déguisements, opère dans les mêmes milieux, et produit les mêmes effets. Le régime de l’anonymat est un régime odieux. Il est en honneur dans les autocraties qui assassinent par « raison d’Etat » ceux qui les gênent, et dans les démocraties qui ne veulent pas qu’un homme signe une œuvre, jalouses du nom qu’il porte, et qui aiment l’impuissance. Les démocraties ont hérité de l’anonymat des monarchies, elles continuent leurs erreurs qu’elles prétendent avoir abolies, et elles se montrent pareillement hostiles à la justice. — Les anonymes pratiquent cette solidarité qui fait leur force et ils ne se querellent que pour la forme. Ils se soutiennent ; ils ont les armes qu’il faut pour attaquer. Pourquoi se gêneraient-ils ? L’anonyme est au-dessus (et au-dessous) de tout, et se permet toutes les audaces. Il sait qu’il est soutenu (et on sait ce dont sont capables certains individus quand ils se sentent soutenus!). Cette race anonyme de monomanes de la délation, de fonctionnaires du chantage et du mouchardage, de professionnels de l’assassinat moral (et physique) est une race reptilienne. Mais comment la supprimer ? Il faudrait supprimer la société elle-même, qui les couve dans son sein. — De faux jugements sur toutes choses, des phrases toutes faites circulent parmi les masses, des lieux communs stupides s’implantent dans les méninges affaiblies, entretenant l’ « esprit de réaction » dans toute son horreur. L’absence de critique triomphe insolemment. On vit au sein de préjugés transmis de générations en générations, qui constituent ce que nous appelons progrès, civilisation, morale. Il y a tout ce qu’il faut dans ce monde pourri pour façonner une âme de « bon citoyen » et une conscience « droite » prête à tout supporter. Ce serait faire preuve d’une mauvaise foi évidente que de ne pas se soumettre corps et âme à une société qui procure à ses membres des avantages vraiment appréciables. Des maîtres sans nom (leur nom n’est qu’une marque de fabrique) composent les recettes sans lesquelles on ne peut pas vivre « honnêtement ». De combien de manuels édiflants, d’éditions expurgées, de traités de morale et de pédagogie ne sommes-nous pas redevables à des jésuites bien intentionnés qui tiennent à garder l’anonymat, par humilité ! — Quand un homme politique a compromis son pays par des maladresses, il disparaît de la scène et rentre dans l’oubli. Personne ne lui demande de comptes. Le peuple n’a pas le temps — ni le courage — de fourrer le nez dans ses « affaires ». — Nous sommes esclaves des anonymes dans tous les domaines. Nous les rencontrons dans tous les milieux. Une partie de la vie se passe à se défendre contre leurs machinations. Anonymes manuels et intellectuels, toutes les classes sont confondues dès qu’il s’agit de nuire. Le penseur-libre trouve sur son chemin les plus redoutables de tous peut-être, — les anonymes de la littérature, de l’art et même de la philosophie. Il semble que leur petitesse d’esprit soit en raison de leur universalité, car ces anonymes-là sont des gens très connus, et estimés dans le monde entier. — Jamais les anonymes n’ont été plus utiles aux fabricants d’opinion qu’aux époques de veulerie. Tout leur appartient : ils sont les « maîtres de l’heure ». Ils usent et abusent d’une situation que le mensonge a créée. Ce sont des profiteurs. Nous voyons en ce moment les anonymes de la mort, redoublant d’ardeur dans leur besogne, tenter de salir quiconque pense, déverser leurs ordures par pelletées sur la tête des passants, poursuivre de leurs rires narquois l’indépendance et donner au bon sens les pires entorses. Ces anonymes pourris dont chaque milieu fournit son contingent nous prouvent à quel point est nuisible le faux individualisme, celui des êtres inférieurs qui n’ont qu’un idéal : nuire, et qui font le mal pour le mal, et... pour vivre (comme si leur existence avait un sens). Ce sont des ratés prêts aux plus sales besognes, pour se donner l’importance qu’ils n’ont pas. Et ce sont de précieux « indicateurs » pour ceux dont la fonction est de juger et de condamner... sans preuves, les esprits libres. — Remède contre l’anonymat. — Il n’y en a point. On arrive, au moyen de certains insecticides, à se débarrasser d’hôtes encombrants. Pour l’anonymat, il n’y a rien à faire. Le remède contre l’anonymat, ce serait de s’isoler, de se retirer dans sa tanière et de n’en plus sortir. Est-ce possible ? Quiconque vit est en butte aux coups sournois de l’anonyme. Etre bon, humain et juste, c’est s’exposer à ses coups. Plus l’individu possède de nobles sentiments, plus on cherche à l’atteindre (les anonymes ne se mangeant pas entre eux, — il y a cependant des exceptions à cette règle, on les a vus souvent se dévorer). Et comme il répugne à l’être supérieur de s’abaisser au niveau de ses adversaires en discutant avec eux (on a toujours tort et on ne parvient jamais à se faire comprendre) ou en leur appliquant leurs méthodes, l’anonyme continue. L’anonyme a la mentalité de l’homme d’affaires. Il est sans scrupules et n’a aucun sentiment. Pouvons-nous cependant combattre l’anonymat ? Par beaucoup de vigilance et une attention de chaque instant. Il convient de se tenir sur la défensive. Si on ne parvient pas à supprimer l’anonymat, on peut du moins en atténuer les effets. Dans certains cas, on devra répondre ; dans d’autres, le silence sera de rigueur. Il n’est pas possible d’adopter une ligne de conduite uniforme dans toutes les circonstances ; bien qu’il s’agisse ici d’une attitude caractéristique, et que les procédés de la mauvaise foi soient toujours les mêmes, il y a des méthodes qui réussissent mieux avec certains « pleutres » qu’avec d’autres (quand on connaît l’individu, on sait par quel bout le prendre, mais quand on ignore le nom du « vil délateur », du « lâche calomniateur », il convient d’agir avec précaution). On peut traiter l’anonyme par le mépris ou l’indifférence (non qu’il en éprouve du dépit, car l’anonyme ne ressent rien et n’a pas d’amour-propre, mais il s’imagine que les coups, ne vous ayant pas atteint, il est inutile pour lui d’insister), — ou par une bonne correction, dans les cas désespérés : c’est souvent la meilleure solution. Elle agit plus efficacement que les ménagements et la patience. L’argument du bâton a du bon. On ne recommence pas. Quoiqu’au fond on laisse l’anonyme pour ce qu’il vaut, on n’en est pas moins souvent « gêné » et contrarié par ses procédés. On peut dire de l’anonymat ce que l’on dit de la calomnie : il en reste toujours quelque chose. L’anonyme sait bien que ses efforts auront toujours un résultat, mince ou important, mais enfin un résultat ! — Lettre anonyme. — Moyen à la portée des imbéciles pour se venger de ceux qui leur ont rendu service ou dont la tête leur déplaît. Les auteurs de ces missives ridicules procèdent comme de vulgaires journalistes en ne signant pas ou en signant d’un nom d’emprunt (Dupont ou Durand) leurs élucubrations. La lettre anonyme « fleurit » beaucoup en temps de guerre : elle est d’un usage courant chez les embuscomanes, espionomanes, jusquauboutistes et sur-stratèges, professeurs de haine et de bêtise qui ne savent à quoi employer leurs loisirs. L’administration ajoute foi aux rancunes d’anciens larbins congédiés et aux petites vengeances de littérateurs sans talent. Elle se fait complice de commérages abjects. L’homme intelligent jette au panier la lettre anonyme et fait justice de « racontars » plus ou moins intéressés (voir aussi calomnie, dénonciation, laideur, mensonge, etc.).

Gérard de LACAZE-DUTHIERS.

ANTAGONISME

n. m. (de anti et du grec agônistès, combattant)

Rivalité ; opposition ; résistance que s’opposent deux forces contraires, deux puissances inconciliables, deux principes contradictoires. Lutte, compétition : Antagonisme des idées, des esprits, des doctrines, des Partis, des intérêts. On pourrait presque dire que tout est antagonisme dans les soctétés capitalistes contemporaines : car, que l’observation vise l’ensemble ou le détail, elle constate partout la rivalité, la concurrence, la lutte.

S’agit-il de l’Etat ? Tous les partis politiques aspirent à s’en emparer et, pour atteindre ce résultat, les uns et les autres ne se laissent rebuter par aucun scrupule, par aucune considération, par aucune manœuvre. La raison d’être d’un parti politique, c’est de mettre la main sur le Gouvernement et d’installer les siens au Pouvoir. Les batailles électorales, les débats parlementaires, les campagnes de presse, les agitations fomentées par les partis politiques n’ont pas d’autre but. Sous la forme courtoise ou violente des grandes discussions au sein des Assemblées nationales, départementales ou communales, un combat acharné met aux prises des groupements et des hommes que propulsent les rivalités d’intérêt et d’ambition qu’on se garde bien d’avouer, mais sur lesquelles ne se méprend aucun de ceux qui prennent part aux débats. Les grands mots d’intérêt général, de bien public, d’ordre, de justice, de bienfaisance, de droit, de solidarité ne sont prodigués que pour masquer les vanités et les intérêts antagoniques.

La finance, l’industrie et le commerce sont le champ clos de tous les antagonismes. Sous les espèces et apparences de la concurrence (que volontiers on dit être « l’âme du Commerce » et dont on ferait tout aussi bien de dire qu’elle est l’âme de l’Industrie et de la Banque), le monde des affaires se livre à des luttes homériques et sans arrêt. Bourse des valeurs et bourse des marchandises sont, chaque jour, le théâtre des rivalités qui s’affrontent et des intérêts qui se heurtent. Ce qui enrichit les uns appauvrit les autres et toute opération aboutit à une balance dont les plateaux oscillent sans cesse, mais dont les fluctuations ont pour résultat de favoriser ceux-ci au détriment de ceux-là.

Cette concurrence n’épargne pas le monde des salariés ; elle y revêt, toutefois, un autre caractère. Entre travailleurs, les antagonismes éclatent à l’usine, au magasin, à la manufacture, à la mine, au chantier, au bureau. Là, c’est la lutte pour les postes les plus avantageux, l’avancement le plus rapide, les places les mieux rétribuées et le travail le moins pénible.

Ce sont ces mêmes antagonismes (opposition d’intérêt, rivalités de préséance, compétitions diplomatiques, militaires, coloniales ou métropolitaines) qui déterminent les conflits armés. Les guerres qui précipitent, à l’heure présente, les uns contre les autres, les peuples qui semblaient parfois les mieux prédisposés et faits pour vivre en paix, ont pour cause profonde, les antagonismes (rivalités, concurrences et oppositions d’intérêts) fatalisés par l’agencement politique et économique des sociétés capitalistes, agencement qui de chaque nation fait une nation de proie dont l’insatiable cupidité s’abrite sous le pavillon du Patriotisme et de l’Honneur National. Le Droit, la Civilisation, le Progrès, la Justice, la Liberté ! Autant de mensonges proférés officiellement et bien haut, pour dissimuler l’odieuse réalité, toute de rapacité et de conquête.

On peut regarder partout : au cœur de chaque pays et au-dessus de toutes les frontières, on ne trouvera pas un coin, pas un seul, où ne sévissent les antagonismes qui, de façon constante ou périodique, opposent les uns aux autres, les individus et les peuples.

Mais c’est surtout de classe à classe et de catégorie à catégorie que s’affirment les oppositions d’intérêts. Le salariant a intérêt à payer la main-d’œuvre le moins cher possible et le salarié a intérêt à vendre son travail le plus cher qu’il peut ; le commerçant cherche à écouler sa marchandise au plus haut prix et le consommateur cherche à payer celle-ci au plus bas prix ; le propriétaire veut augmenter sans cesse le Ioyer de ses locataires et ceux-ci résistent, autout qu’ils le peuvent, à cette augmentation. Les employeurs se groupent ; les commerçants se liguent, les propriétaires se syndiquent de leur côté, les salariés se syndiquent, les consommateurs se liguent et les locataires se groupent. Ces coalitions, cimentées, ici et là, par des intérêts communs, n’ont pour objet et pour résultat que de modjfier l’aspect des antagonismes qui s’opposent ; mais ces antagonismes persistent. Au lieu de provoquer des conflits individuels, ils suscitent des conflits collectifs ; les oppositions n’en sont que plus graves et la lutte n’en est que plus âpre.

L’antagonisme des classes s’accentue ; le dualisme des intérêts s’accuse toujours plus violent et plus irréductible. Les défenseurs du régime capitaliste sont plus féroces et mieux organisés que jamais ; mais les travailleurs sont plus éduqués et plus conscients qu’autrefois. Déjà les adversaires s’affrontent de temps à autre dans d’immenses mouvements de grève ou de vastes insurrections. Un jour ou l’autre la lutte ouverte éclatera, formidable et définitive, et la classe ouvrière, poussée à bout, finira par se débarrasser des parasites insolents qui la grugent et des gouvernements qui l’oppriment. Seule, la Révolution, amenant la disparition des classes, la solidarisation des intérêts et la réconciliation des peuples, dans le Bien-Etre et la Liberté, mettra un terme aux antagonismes dont nous dénonçons les déplorables conséquences et qui sont inhérents au milieu social actuel.


S. F.

ANTHROPOLOGIE

n. f. (du grec anthrôpos, homme et logos, discours)

Traité de l’homme ; étude de l’homme envisagé dans la série animale ; histoire naturelle de l’homme. Dans son acception la plus étendue, l’Anthropologie désigne la science qui a pour but d’étudier l’homme. L’anthropologie a donc pour objet de réunir et de classer tous les documents, anciens ou modernes, susceptibles d’éclairer l’étude de l’homme considéré dans le rang qu’il occupe dans la série animale. Décrire les races humaines, préciser leurs analogies et leurs différences, déterminer leurs rapports de filiation, leur degré de parenté par les caractères anatomiques, par le langage, par les aptitudes et les mœurs ; examiner le groupe humain dans son ensemble, marquer sa place dans la série des êtres, ses relations avec les autres groupes de la nature et la distance qui l’en sépare, établir ses caractères communs, soit dans l’ordre anatomique et physiologique, soit dans l’ordre intellectuel et moral ; étudier les lois qui président au maintien ou à l’altération de ces caractères, apprécier l’action des conditions extérieures, des changements de milieu, les phénomènes de la transmission héréditaire, les influences de la consanguinité et des croisements ethniques, rechercher les premiers témoignages de l’apparition de l’homme sur la terre ; suivre en quelque sorte, à la trace les premiers progrès de l’humanité, sa marche lente et pénible vers les âges historiques ; tel est le champ immense de l’anthropologie.

L’anthropologie se divise en plusieurs branches : l’anthropologie préhistorique a pour objet l’étude des origines de l’homme par les traces qu’il a laissées. Cette partie de la science anthropologique est de date plutôt récente. Elle date de l’époque à laquelle on soupçonna l’existence d’espèces animales aujourd’hui disparues. Les découvertes qu’elle a réalisées établissent de fortes et multiples présomptions en faveur de la parenté qui relie l’homme à certaines variétés de singes. La découverte faite, en 1896, à Java, par le Dr Dubois, des restes d’un animal intermédiaire entre l’homme et le singe connconnu jusqu’alors comme le plus voisin de l’homme semble à quelques savants décisive.

Le pithecanthropus erectus de Java avait, comme l’homme, une station verticale ; la forme de son crâne est celle qui se rapproche le plus de celle des hommes primitifs ; cependant le pithecanthropus erectus ne possède pas tous les caractères qui permettraient de le classer définitivement dans le genre humain.

L’Anthropologie ethnologique étudie les groupements humains qui se sont formés au cours de l’histoire. Les renseignements que nous apportent les deux branches principales de l’anthropologie, dont l’une étudie l’homme isolé en tant qu’individu et l’autre l’homme groupé, sont des plus intéressants, et de nature, enbousculant fortement les notions officielles sur l’individu et sur les collectivités, à conférer à nos conceptions libertaires une incalculable valeur de certitude.

Certains anthropologistes ont cherché quelle relation pouvait exister entre la criminalité et la conformation physique de l’individu. Ces recherches ont donné naissance à l’anthropologie criminelle. Le plus célèbre des criminalistes, le Dr Lombroso proclame l’existence du criminel-né, c’est-à-dire d’un genre d’homme qui, par voie héréditaire ou congénitale serait fatalement poussé à devenir criminel. Cette doctrine qui prétend revêtir d’un caractère scientifique et certain une thèse que l’expérience contredit fréquemment a été passionnément débattue et brillamment combattue, notamment par Manouvrier, professeur à l’école d’Anthropologie fondée en 1876, à Paris. Manouvrier a lumineusement démontré que l’influence du milieu exerce une action prépondérante sur la formation du caractère de l’individu et la direction de ses actes.

ANTHROPOMETRIE

n. f. (du grec anthrôpos, homme, et metron, mesure)

C’est la science des proportions du corps humain, la connaissance des dimensions de ses diverses parties. On entend par anthropométrie judiciaire la méthode, usitée dans la plupart des pays, dans les établissements rattachés au régime pénitentiaire, par laquelle on relève, à l’aide d’un ensemble de mensurations particulières, le signalement des personnes condamnées et même simplement arrêtées. Ce procédé qui, en réalité, consiste à traiter l’homme comme un bétail, est une violation révoltante de la dignité humaine. Il est digne de l’appareil judiciaire, policier et pénitentiaire, dont l’existence est un défi permanent à la liberté individuelle.

ANTHROPOMORPHISME

n. m. (du grec anthrôpos, homme, et morphê, forme)

Le sens de ce mot diffère selon qu’on le considère du point de vue religieux ou du point de vue philosophique.

Dans le premier cas, qui est le plus particulier, il exprime ce fait historique que l’une des premières manifestations de l’instinct religieux chez l’homme, après l’animisme et le naturisme, fut de créer des dieux à son image, en d’autres termes, d’anthropomorphiser la divinité.

Sorti de la période barbare où il faisait grossièrement ses dieux, avec toutes les choses vivantes ou non vivantes qui l’entouraient, ou qu’il voyait au firmament, il accomplissait un grand progrès, en les tirant de sa propre personne. Ce progrès produisit de véritables miracles en Grèce, car, par lui, par le polythéisme qu’il inspira, naquit et se développa l’art hellénique, c’est-à-dire l’expression la plus parfaite de la Beauté plastique. Au point de vue philosophique, on peut dire que toute la civilisation grecque fut, dans sa courte mais inégalable évolution, le fruit de l’anthropomorphisme.

Les Grecs lui durent non seulement les chefs-d’œuvre de Phidias et de Praxitèle, mais aussi l’Illiade, l’Odyssée, et les plus grands de leurs tragiques... Que serait l’œuvre d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et même d’Aristophane sans les dieux créés par l’homme qui à la fois dominent, dirigent et partagent sa destinée, et qu’il n’a différencié de lui-même qu’en leur accordant généreusement l’immortalité.

Malheureusement pour l’évolution et l’émancipation de l’esprit humain, les religions, qui se disent les plus épurées, malgré tout le spiritualisme et l’idéalisme affichés par elles, sont restées à l’état anthropomorphique. Témoin la religion catholique qui, fermée à tout progrès scientifique, en est encore à un dieu fait homme dont les fidèles anthropophages mangent le corps et boivent le sang. Aucune hypostase, en effet, ne peut effacer le réalisme de l’Eucharistie, et de la religion catholique tout entière.

« Dieu a fait l’homme à son image », proclame-t-elle. Il est vrai que Voltaire ajoute : « L’Homme le lui a bien rendu ».

Mais s’il est vrai que l’homme est l’image de Dieu, en le mangeant il dévore son semblable.

Du reste, tous les philosophes ont constaté depuis bien longtemps cette tendance de l’homme à anthropomorphiser même les concepts les plus abstraits : celui de « temps » par exemple. Pour la masse, c’est un vieillard à longue barbe armé d’une faux. Et nousmêmes, ne disons-nous pas communément, quand il pleut, quand il neige ou quand il vente : « Ce cochon de Temps ! » comme Guy de Maupassant disait : « Ce cochon de Morin ! »


P. VIGNÉ-D’OCTON

ANTHROPOPHAGIE

n. f. (du grec antrôpos, homme, et phagein, manger)

L’anthropophagie, dont le synonyme est cannibalisme, constitue pour l’homme, l’action de se nourrir avec la chair de son semblable. Il faut distinguer de l’anthropophagie-coutume l’anthropophagie accidentelle, pendant les états de siège, au cours des famines, sur les navires longtemps en détresse, ou morbide comme chez certains aliénés, voire chez des personnes saines d’esprit au temps de décadence morale de civilisations corrompues. Tels, sous l’empereur Commode, les Romains, qui, d’après certains historiens, mangeaient par raffinement de la chair humaine.

L’anthropophagie-coutume chez les peuplades sauvages contemporaines et chez nos ancêtres des temps quaternaires est aujourd’hui un fait historique.

On s’accorde à en rechercher l’origine dans la Guerre et la Religion.

« Par toute la terre, dit Letourneau, dans son livre remarquable Science et Matérialisme, les prisonniers de guerre ont servi ou servent encore de pâture aux vainqueurs. A Viti, à la Nouvelle Zélande, on dépeçait les cadavres ; les divers morceaux séparés aux articulations étaient enveloppés de feuilles de bananier et cuits au four océanien.

Manger les prisonniers était une coutume répandue en Amérique, du Nord au Sud. Le cordelier Thevel qui visita le Brésil vers le milieu du XVIe siècle, entendit un chef qui, se comparant au jaguar, se vantait d’avoir mangé, pour sa part, plus de cinq mille personnes.

J’ai tant mangé, disait-il, j’ai tant occis de leurs femmes et de leurs enfants, que je puis, par mes faits héroïques, prendre le titre du plus grand Mohican qui fut oncques entre nous. »

Et Letourneau ajoute ici : « Oui, bien certainement, il y a tant de façons de comprendre la gloire ! » Si, chez certaines peuplades, on mangeait son semblable vaincu pour satisfaire simplement sa vengeance ou sa gourmandise, ou pour s’approprier certaines de ses qualités comme son courage, en mangeant son cœur ; dans d’autres, la loi ou la coutume condamnait le coupable à être mangé par les gens de la tribu. Si, chez certains peuples, l’anthropophagie fut un moyen hygiénique de sépulture, on peut affirmer aujourd’hui que chez les Mexicains elle fut élevée à la hauteur d’une véritable institution religieuse.

A la boucherie mondiale qui a pour toujours déshonoré le XXe siècle il était réservé de donner un certain regain à cette horrible coutume partout en voie de disparition.

On a signalé, en effet, chez nos troupes marocaines des cas assez nombreux de cannibalisme. Mais il a été reconnu que ceux-ci n’avaient fait qu’imiter les tirailleurs noirs recrutés en Afrique occidentale et ayant fait la guerre du Maroc.

Quelques années de vie commune entre les deux contingents avaient suffi pour que les Marocains prétendument assimilés aient emprunté à ces barbares leurs pratiques abominables.

On a signalé dans certains hôpitaux où étaient centralisés les blessés et les convalescents indigènes des tirailleurs marocains qui ayant coupé, sur les champs de bataille, des oreilles de soldats allemands et les ayant fait boucaner comme du gibier, les mangeaient en supplément de leur ration.

Voir à ce sujet les Pages Rouges, le deuxième volume de la Nouvelle Gloire du Sabre, par Vigné-d’Octon.


P. VIGNÉ-n’OcToN.

ANTICLERICALISME

n. m.

Se dit du mouvement d’opinion qui s’oppose à la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Dans un sens plus restreint, l’anticléricalisme est un courant, plutôt politique et laïque, destiné à combattre l’influence politique du clergé et l’immixtion officielle des Eglises dans les rouages de l’Etat. Voir les mots : Cléricalisme, Catholicisme, Eglise, Enseignement religieux, Ecoles confessionnelles, Pouvoir temporel, Concordat, Clergé, Libre Pensée, etc ...

ANTIÉTATISME

Contre-Étatisme. Le contraire de l’Étatisme. (Voir ce mot). La négation de l’État. (Voir ce mot.)

La signification générale du mot « antiétatisme » est donc : point de vue reniant l’État. Mais cette définition, trop générale et vague, ne suffit pas. Elle ne spécifie point pour quelle raison, dans quel sens ni dans quelle mesure l’État est renié. Or, l’antiétatisme présente des aspects variés. On peut renier l’État de façon différente. Dès lors, une analyse plus approfondie, plus précise s’impose.

D’abord, personne ne peut nier l’État comme fait, comme une forme historiquement donnée de la communauté humaine. Donc, les anti étatistes de même que les Étatistes de toute nature constatent la présence de l’État : les uns et les autres doivent partir, dans leur raisonnement, de la reconnaissance de l’État comme d’une forme de coexistence des humains ayant eu ses origines ainsi que son évolution historique, ayant su se maintenir jusqu’à nos jours. Ce n’est pas sur l’affirmation ou la négation del’existence de l’État que les conceptions sociologiques et sociales diffèrent, et que l’on est « Étatiste » ou « anti étatiste » : c’est sur l’appréciation de l’État, sur la question de savoir comment il faut envisager ce fait, quelle est l’attitude à prendre vis-à-vis de l’État.

Le différend commence lorsque surgissent les questions :

a) Sur les origines de l’État : quelle fut la suite des causes qui amenèrent à cette forme d’organisation sociale ?

b) Sur son rôle historique : ce rôle, fut-il positif, en général ou sous quelque rapport que ce soit ? fut-il, au contraire, purement et simplement négatif ? L’avènement de l’État, fut-ce une nécessité, un progrès, au point de vue évolution humaine générale, ou simplement une déviation, une régression ? Au même point de vue, l’État, avait-il, a-t-il, au moins une certaine utilité ?

c) L’État, est-ce une forme constante de la société humaine — forme qui ne disparaîtra jamais — ou, au contraire, une formepassagère, destinée à disparaître ? D’autres formes d’organisation sociale sont-elles possibles ?

d) L’État, est-ce une institution “au dessus des classes” ou, au contraire, un instrument de domination de classe ? Dans ce dernier cas, quelle est l’essence même de cette domination ?

e) L’État, peut-il, oui ou non, servir d’instrument de libération des classes, exploitées et opprimées ?

f) Si l’État est appelé à disparaître, disparaîtra-t-il d’une façon naturelle et graduelle, par la voie d’une évolution lente et suivie, ou bien faudra-t-il l’abolir d’une façon brusque et violente, par la voie de la Révolution ?

g) Faut-il lutter contre l’État ? Si oui, contre quel État ? Est-ce contre l’État en général ou contre l’État actuel seulement ? La lutte doit-elle être menée en vue de la démolition complète de l’État en même temps que du capitalisme ou bien dans le but de remplacer l’État bourgeois actuel par un État prolétarien ? Un « État prolétarien », est-il réalisable ? Dans la Révolution sociale, dans la transformation sociale imminente et dans la lutte émancipatrice, l’État, est-il une forme utilisable ou reniable ? Quels sont les moyens de lutte contre l’État ?

A toutes ces questions, et à d’autres encore ayant trait au même sujet, les réponses sont différentes. Ceci d’autant plus que les sciences sociales, notamment : l’histoire, la science de l’État, l’économie politique et la sociologie, fournissent peu de matières appréciables à la solution du problème. Toutes les réponses sont plutôt des hypothèses plus ou moins appuyées que des solutions scientifiques.

Un examen plus détaillé de ces réponses sera fait au mot État. Ici, nous ne donnons qu’un aperçu sommaire de divers points de vue, juste afin de démontrer les différents aspects modernes de l’antiétatisme.

* * *

Nous avons, tout d’abord, différentes théories de l’État comme forme normale de la Société, de l’organisation sociale. D’après ces théories, les origines de l’État furent d’ordre absolument naturel : l’État devint une nécessité dès que les masses amorphes des premières agglomérations humaines se différencièrent, que les intérêts opposés des individus et des couches diverses de la population se firent sentir, que les luttes, les guerres incessantes s’ensuivirent. A la lumière de ces théories, l’État représente une organisation, une institution positive, placée au-dessus des individus et des classes sociales, appelée justement à niveler, à réconcilier les antagonismes surgissant constamment et fatalement au sein de la Société, à en amortir les chocs, à en diminuer l’effet. L’État est donc, non seulement utile, mais nécessaire au maintien de l’ordre social. Il devient de plus en plus indispensable au fur et à mesure du développement ultérieur de la société humaine et de la différenciation sociale croissante qui en est la conséquence. Plus la Société progresse, plus elle devient compliquée, plus elle a besoin d’un État organisateur, régulateur, protecteur, réconciliateur... L’État est donc une institution constante : l’unique forme possible de la société humaine civilisée, organisée, ordonnée. Les conceptions et les formes de l’État peuvent varier ; l’État comme tel n’en reste pas moins invariable, précis dans son sens, dans son essence et dans son action.

Tel est, en gros traits, la thèse Étatiste, l’Étatisme absolu. Il se présente toutefois sous trois aspects principaux différents : 1° la théorie de l’État absolutiste développée et précisée surtout par Thomas Hobbes (1588–1679) ; 2° celle de l’État constitutionnel dont les bases furent établies par Charles Montesquieu (1689–1755) ; et 3° celle de l’État démocratique, esquissée pour la première fois par Jean-Jacques Rousseau (1712–1778). (Pour plus de détails, se rapporter au mot : Étatisme).

Toutes ces conceptions bourgeoises de l’État, en tant que théories, ont aujourd’hui vieilli. Elles ne correspondent plus aux données historiques ni scientifiques nouvellement acquises. Elles ont joué leur rôle surtout comme précurseurs de l’épanouissement prodigieux de l’État au XVIII-XIXe siècle. Elles ne sont défendues de nos jours que par les classes et les groupes égoïstiquement intéressés. C’est ainsi que l’Étatisme absolu devint finalement et définitivement la conception bourgeoise et conservatrice par excellence.

Il est à remarquer, cependant, qu’il existe actuellement certains éléments bourgeois qui répudient l’État, le critiquent, l’attaquent. Le fait, tout en paraissant bizarre à première vue, se conçoit aisément. Pour faire face à toutes les nécessités, l’État contemporain a besoin d’énormes sommes d’argent. Le budget de l’État moderne est formidable. Les impôts ordinaires, les taxes et charges infligées aux vastes masses obscures de la population ne lui suffisent plus. Il est de plus en plus acculé à « taper sur le bourgeois », à lui demander à son tour des « sacrifices » en échange des services que l’État lui rend. Mais ces exhortations laissent froid le bourgeois qui n’aime pas les sacrifices. Il ne veut pas se démunir du moindre pour cent sur ses bénéfices qu’il considère comme son « affaire privée ». Il devient mécontent. Il « rouspète ». Il se dérobe. D’autre part, afin de pouvoir feindre son souci de l’équilibre, de l’équité, de la justice sociale, afin de pouvoir soutenir sa renommée d’institution « au-dessus des classes », afin de ne pas succomber à brève échéance, l’État bourgeois est obligé de céder quelque peu, ne fût-ce qu’en apparence, à la force toujours croissante des classes laborieuses. Sous leur pression, il est contraint à mettre certain frein à la liberté de l’exploitation capitaliste. Il établit des lois restrictives qui privent le bourgeois d’une partie — oh ! bien insignifiante — de ses bénéfices. Cette tutelle, ce contrôle, si minime qu’il soit, gênent et agacent le bourgeois qui les considère encore comme une ingérence dans ses « affaires privées », ingérence arbitraire et préjudiciable aussi, dit-il, aux intérêts communs, car, d’après lui, elle entrave sa libre initiative, enraie son activité et nuit ainsi au développement de la vie économique du pays. Dégoûté, le bourgeois devient parfois le critiqueur, l’ennemi de l’État, l’« anti étatiste » sui generis. Il prêche la « liberté individuelle » pour pouvoir exploiter et profiter tout à son aise. C’est de l’antiétatisme bourgeois, égoïstique, stupide.

Il existe aussi une espèce d’« antiétatisme » par mécontentement de telles ou autres mesures de l’État, ou de ses abus, ou encore des défauts de ses services.

Il va de soi que tous ces genres d’antiétatisme ne sont ni sérieux ni intéressants au point de vue idée, lutte d’émancipation, problème social. Ils n’ont rien de commun avec l’antiétatisme de principe, celui de certaines conceptions sociologiques et sociales.

* * *

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des théories se précisèrent qui, tout en affirmant le naturel des origines de l’État, tout en proclamant sa nécessité historique, tout en lui attribuant, au moins durant une longue période historique, une certaine utilité, un certain rôle positif, organisateur, le considèrent néanmoins comme une expression de la violence, comme un instrument de domination.

Ce furent surtout F. Engels (1820–1895) et K. Marx (1818–1883), qui établirent cette théorie. Leurs partisans et continuateurs — les marxistes — formèrent, dans tous les pays, le parti social-démocrate.

La théorie marxiste — et socialiste en général — considère l’État comme un instrument de domination et de dictature de classe. L’État bourgeois moderne est l’instrument de la domination et de la dictature de la classe capitaliste sur la classe laborieuse. Pour l’affranchissement total de la classe ouvrière, celle-ci devra s’emparer de l’État et le transformer en « État prolétarien ». Ce nouvel État sera juste l’inverse : l’instrument de domination et de dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, jusqu’à ce que la résistance de cette dernière soit définitivement brisée et tous les vestiges de la longue période capitaliste complètement disparus. Alors, les classes disparaîtront aussi et, avec elles, l’État. C’est donc à l’aide de l’« État prolétarien » que les prolétaires pourront achever l’oeuvre de leur émancipation. L’État ne pourra disparaître que lorsque cette oeuvre sera chose accomplie. Entre l’État bourgeois moderne et la Société nouvelle, il y aura un État prolétarien qui existera durant un laps de temps indéterminé, garantira la victoire complète de la classe ouvrière et ne disparaîtra qu’au bout d’une longue évolution, lorsque la transformation de la Société actuelle sera terminée. L’État est, par conséquent, une forme utilisable par la classe prolétarienne. Il sera l’instrument de la transformation définitive de la Société actuelle en une Société nouvelle.

Comme on le voit, cette théorie est Étatiste en ce sens qu’elle préconise la lutte non pas contre l’État en général (comme tel, comme principe), mais seulement contre l’État tel qu’il est aujourd’hui, et qu’elle veut remplacer par un autre ; en ce sens encore qu’elle compte sur l’État (« prolétarien ») comme moyen de transformation sociale ; en ce sens, enfin, qu’elle établit une longue période Étatiste après la révolution définitive, période pendant laquelle l’État, d’abord excessivement puissant, devra ensuite s’effacer petit à petit de soi-même, par la voie d’une évolution lente et progressive.

La théorie peut être estimée anti étatiste en ce sens seulement qu’elle entrevoit la disparition finale de l’État, disparition toutefois très lointaine, qui aura lieu non pas au même moment que celle du régime capitaliste, mais beaucoup plus tard, et qui s’effectuera on ne sait pas comment.

Tel est l’antiétatisme marxiste et socialiste en général : platonique et vague.

Ajoutons que quant à la question des moyens de lutte contre l’État actuel, cette théorie se divise en deux courants ennemis irréconciliables : l’un estimant que la lutte doit être menée de façon évolutionniste, graduelle, légale, qu’elle doit se poursuivre dans les cadres de l’État lui-même en vue de sa conquête progressive parlementaire, administrative, etc. ; l’autre préconisant l’action violente, la révolution comme moyen de la conquête du pouvoir dans l’État actuel en vue de sa transformation ultérieure. Ce sont précisément les adeptes de cette dernière conception qui réussirent à s’emparer du pouvoir pendant la grande révolution russe de 1917 et qui prétendent exercer actuellement la « dictature du prolétariat » dans l’État russe « prolétarien », en vue de préparer le triomphe définitif de la révolution sociale dans le monde entier.

* * *

Tout autre est l’antiétatisme intégral et actif de la conception anarchiste dont il est l’un des éléments organiques, fondamentaux, concrets. (Voir : Anarchie, Anarchisme, Anarchiste.)

D’abord, la question des origines de l’État. La grande majorité des anarchistes sont d’avis que tout en étant, bien entendu, la conséquence de certaines causes historiques, l’avènement de l’État fut, dès le début, un mal, une déviation funeste, et que l’évolution de la collectivité humaine aurait pu, en d’autres conditions, s’engager sur une autre voie, droite et normale. (Malheureusement, tout ce problème reste encore scientifiquement trop obscur et ne peut être résolu d’une façon définitive par aucune conception). Donc, la plupart des anarchistes considèrent l’État comme une institution absolument négative, n’ayant joué ni ne pouvant en aucun cas jouer un rôle progressif quelconque. Le « rôle historique » de l’État ne consiste, d’après les anarchistes, qu’à avoir défiguré le développement normal de la Société humaine et amené l’humanité à cet État lamentable où elle se trouve aujourd’hui et d’où elle a tant de peine à sortir.

L’État n’est pas une forme d’organisation sociale utilisable par les travailleurs. Donc il doit être abattu du même coup que le capitalisme dont il est le soutien et l’expression sociale par excellence.

Ainsi, tout en considérant I’État, d’accord avec tous les socialistes en général, comme un instrument de domination, d’oppression de classe, les anarchistes interprètent ce fait d’une façon distincte et en tirent une toute autre conclusion.

Leur point de vue est développé et précisé surtout dans les oeuvres de Pierre Joseph Proudhon (1809–1865), Michel Bakounine (1814–1816), Pierre Kropotkine (1842–1921), Max Stirner (1816–1856), Léon Tolstoï (1828–1910). La littérature anarchiste courante continue de s’occuper de ce problème.

Particulièrement intéressante, édifiante est la discussion qui a eu lieu en Russie en 1917–1919 (depuis lors toute discussion y est impossible) et qui a lieu actuellement dans tous les pays entre les « communistes » et les anarchistes au sujet de l’État. Le livre de Lénine L’État et la Révolution est en partie un écho de cette discussion.

A la thèse habituelle des anarchistes : « L’État est toujours l’instrument d’oppression des uns par les autres et ne peut jamais être autre chose », les communistes répliquent : « Bien entendu, l’État, c’est l’oppression, la domination. Mais l’oppression de qui ? La domination sur qui ? C’est là toute la question. Dans l’État bourgeois, c’est la bourgeoisie qui domine et qui opprime le prolétariat ; au contraire, dans l’État prolétarien, c’est le prolétariat qui domine et qui opprime la bourgeoisie, et c’est pourquoi cet État de choses est justement appelé : « dictature du prolétariat ». Elle est nécessaire, cette dictature, pour toute la période indéterminée où la bourgeoisie, internationale surtout, n’étant pas encore complètement écrasée, représente une force contre-révolutionnaire redoutable. Ne saisissant pas le sens effectif de cette oppression et prenant parti contre elle, les anarchistes, eux aussi, deviennent objectivement des contre-révolutionnaires ».

Il n’est pas difficile de démontrer l’erreur capitale de la thèse bolcheviste.

Les hommes tombent, hélas !, à chaque instant victimes des mots vides de tout sens réel. On a pris l’habitude néfaste, non seulement de parler, mais même de penser avec des paroles, au lieu de raisonner avec des notions, avec des faits. Or, la vie est bâtie non pas avec des mots, mais avec justement des faits réels. Et, quant aux mots, ils n’ont de valeur qu’en tant qu’ils expriment des faits, des notions précises. La parole n’est qu’un symbole : un moyen humain de désigner les faits, les notions. Ce n’est donc qu’en opérant avec des faits réels, avec des notions précises, exprimées par des mots rigoureusement exacts, que nous pouvons raisonner de façon juste, sûre, utile.

D’autre part, les hommes ont pris aussi la mauvaise habitude d’opérer avec des notions abstraites là où il s’agit de problèmes concrets et où, par conséquent, un raisonnement abstrait ne pourrait que nous induire en erreur.

Dans les questions concrètes, il faut substituer à de simples paroles ou à des notions abstraites, des notions concrètes et précises correspondantes aux faits réels. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons arriver à une solution exacte.

Qu’est-ce que l’oppression, la domination ? Il est facile de voir, à la première réflexion sérieuse, que ce ne sont là que des termes vides de sens concret ou, dans le meilleur cas, des notions, abstraites. Il n’existe pas, dans la vie, d’oppression, de domination abstraite (comme telle), de même qu’il n’existe pas par exemple, dans la nature, de plante comme telle. Il y a différents objets réels : le chêne, la rose, la pomme de terre, la ciguë, etc., que nous, les hommes, unifions en une notion générale et abstraite, et désignons sous un nom également abstrait et général : plante (car tous ces objets possèdent certaines propriétés communes nous permettant de les rapprocher entre eux et de les séparer de certains autres objets).

La pomme de terre est mangeable ; elle nous sert de nourriture. Mais si, pour la seule raison que le chêne, la rose, la pomme de terre et la ciguë sont des « plantes », nous jugeons mangeable cette dernière, par exemple, nous éprouverons une déception mortelle.

De même avec le terme, la notion : « oppression ». Il existe différents phénomènes réels que nous unifions, à cause de quelques propriétés qui leur sont communes, en une notion abstraite et générale : oppression. Mais si, pour la seule raison que l’État est une forme d’oppression, nous le jugeons bon à opprimer la bourgeoisie, nous risquons d’éprouver une grosse déception. Il ne suffit pas de dire : l’État, c’est l’oppression tournée aujourd’hui contre le prolétariat, elle sera, demain, retournée contre la bourgeoisie. Car il ne suffit pas d’être une « oppression » pour être bonne à dominer, à mater la bourgeoisie (de même qu’il ne suffit pas d’être une « plante » pour être mangeable).

Il faut, à un moment donné, savoir mater, dominer la bourgeoisie, organiser la révolution, la défendre, etc. ? D’accord. Mais quelle forme de domination, d’organisation faut-il adopter dans ce cas ? Quelle est la forme réelle de l’oppression utilisable dans le but posé ? Est-ce l’État ou une autre forme concrète ? C’est là toute la question. Pour y répondre, il faut, d’abord, voir de près les qualités réelles, intimes de l’État.

Eh bien, qu’est-ce que l’État, comme forme ou instruisent d’oppression, de domination ? Là réponse nous est donnée par toute l’histoire humaine, par tout ce que nous savons de l’État depuis des siècles

L’État n’est pas un instrument de domination quelconque, vague et abstrait, pouvant être appliqué de n’importe quelle façon, dans n’importe quel sens voulu. L’État est un genre de domination concret, précis, déterminé : l’exploitation. L’État est un « instrument d’oppression » en ce sens net et unique qu’il est une machine d’exploitation des masses travailleuses, au profit de tels ou autres groupes, castes ou individus. Les formes de cette exploitation peuvent quelque peu varier ; mais l’exploitation même n’en reste pas moins le fond constant et unique de l’État. Voilà pourquoi, une fois installé, l’État ne peut que soutenir et faire naître ou renaître l’exploitation, le capitalisme, la bourgeoisie, sous telle ou telle forme. Donc, l’État ne peut être que la dictature du capital, de la bourgeoisie (privée ou d’État) : Il ne peut jamais devenir une « dictature du prolétariat ». Il ne peut pas changer sa nature, devenir un autre genre de domination — de même que la ciguë, ce genre de plante, ne peut pas devenir une pomme de terre, cet autre genre de plante. C’est là précisément l’erreur fondamentale des « communistes » : ils veulent transformer la ciguë en pomme de terre. Naturellement, l’expérience concrète n’aboutit à rien.

Les anarchistes affirment que l’instrument classique de l’exploitation : l’État, est impraticable dans un but opposé : l’abolition de l’exploitation, la suppression de la bourgeoisie, la liquidation du capitalisme. Ils estiment qu’une fois installé, l’État, quel que puisse être, théoriquement, son but, créera en réalité, fera naître ou renaître, fatalement, Inévitablement, l’exploitation, la bourgeoisie, le capitalisme. Les péripéties de la révolution russe leur donnent entièrement raison. Elles sont pour leur conception une illustration éclatante que les plus aveugles devront bientôt comprendre.

Il est bien typique que Lénine, dans son ouvrage précité, parle de l’État d’une façon équivoque : tantôt comme d’un instrument d’« exploitation » (quand il attaque la bourgeoisie), ce qui est précis et juste, tantôt comme d’une forme de « domination » abstraite (quand il défend la théorie Étatiste), ce qui est vague et erroné. Ainsi son livre devient illogique, confus, faux. Il perd totalement l’intérêt et l’importance qu’il aurait pu avoir. Il est une des oeuvres les plus faibles qui existent sur le problème de l’État, car le raisonnement de l’auteur n’est ni logique, ni clair, ni nouveau.

* * *

Il nous reste à ajouter qu’en dehors de la raison exposée, il en est d’autres encore pour lesquelles, les anarchistes repoussent l’État comme instrument de la révolution. L’une des principales, c’est l’impuissance créatrice et rénovatrice absolue de l’État. La révolution sociale surtout, exige, pour amener à un résultat définitif, des initiatives, des énergies, des capacités créatrices formidables. Or, les anarchistes ne reconnaissent pas à l’État cette énergie, cette capacité indispensable. Là encore, la révolution russe souligne irrécusablement leur point de vue. Ensuite, l’antiétatisme anarchiste est étroitement lié à d’autres thèses de la doctrine libertaire, à l’antimilitarisme, à la négation de l’autorité, du gouvernement, de la justice codifiée, etc. Considérant le militarisme, l’autorité, le gouvernement, la justice codifiée comme des éléments négatifs ne pouvant que défigurer et faire égarer la lutte sociale émancipatrice, les anarchistes estiment en même temps que tout État, quel que soit, théoriquement, son but, engendre infailliblement tous ces maux et, avec eux, les privilèges, l’inégalité, l’injustice, l’exploitation. Donc, logiquement, ils nient l’État. Enfin, c’est aussi au nom de l’individualité humaine libre et créatrice (et des associations libres des individus) que l’anarchisme rejette l’État, cet appareil d’assujettissement, d’avilissement, du nivellement par excellence. La formule fondamentale de l’anarchisme, qui découle de sa conception du progrès, est : non pas l’homme pour la société, mais la société pour l’homme. Or, l’État est précisément la forme de la société qui écrase totalement l’homme, l’individu.

Donc, d’après les anarchistes, la tâche de la suppression du capitalisme, de la bourgeoisie, de l’exploitation, des classes, de toute la société moderne, exige d’autres formes de domination et d’organisation que l’État.

L’antiétatisme anarchiste, indique-t-il ces autres formes ? Les cherche-t-il au moins ? Ou bien, n’est-il que purement négatif, sans savoir, tout en rejetant l’État, comment faire pour s’en passer et parer à sa disparition ?

Certes, les anarchistes s’efforcent de prévoir, de tracer, autant que possible, à l’avance les formes organisatrices appelées à remplacer l’État disparaissant sous les coups de la révolution sociale. Ils ont des idées intéressantes là-dessus. (Voir à ce sujet : Révolution, Communisme, Syndicalisme, etc.). Mais ils ne considèrent pas ces idées comme définitives. Ils ne tiennent pas ces formes pour « trouvées ». De plus, ils ne croient même pas possible de les préciser théoriquement, à l’avance. Plus encore : ils ne sont pas tout à fait d’accord, en ce qui concerne ces formes. Cependant, l’absence d’une solution générale toute prête n’est nullement une faiblesse, un défaut de l’anarchisme : c’est un phénomène normal, inhérent à sa conception même. Car tous les anarchistes sont parfaitement d’accord sur un point capital : ces formes nouvelles, — disent-ils, — seront trouvées, non pas à l’avance, par des théoriciens, des savants, des groupes et partis politiques ou autres, mais pratiquement, par les vastes masses travailleuses en pleine action révolutionnaire. C’est la vraie révolution sociale elle-même qui engendrera et créera ces formes. Ce seront les nécessités immédiates et concrètes qui les feront trouver. Ce ne sont pas les anarchistes, mais les millions d’individus, les masses organisées qui, au cours de la révolution définitive, trouveront la véritable solution du problème. Les anarchistes, eux, devront alors, tout en cherchant ensemble avec les masses, non pas leur dicter des solutions trouvées par eux, mais seulement les aider clans leurs recherches et leur action. On ne pourrait, à l’avance, qu’établir quelques principes généraux de l’organisation nouvelle. C’est ce que les anarchistes sont en train de faire. Et là encore, ils sont tous d’accord sur un point fondamental : les formes de cette organisation, dans toutes les ramifications (problèmes économiques de la production, de la répartition et ainsi de suite, défense de la révolution, vie culturelle, etc., etc.), auront une base, non pas politique, Étatiste et autoritaire, mais directement économique, technique et sociale, base fédérative, base saine et naturelle de travail, de création indépendante, de libre entente, d’action et de coordination directes et spontanées de tous les éléments travailleurs des villes et des campagnes en État de révolution. La différence entre les socialistes étatistes et les socialistes anti étatistes (anarchistes), se résume donc comme suit :

1° Les premiers, expliquant à leur façon les origines de l’État, considèrent ce dernier comme ayant joué dans l’Histoire un certain rôle positif, progressif, organisateur. Les seconds, commentant autrement les origines mêmes de l’État, le considèrent comme un mal dès le début, un phénomène négatif, régressif, désorganisateur.

2° Les premiers, considérant l’État comme pouvant être, actuellement encore, une force progressive, cherchent à s’en emparer — de façon lente (les « social-démocrates ») ou brusque et violente (les « communistes ») — pour le transformer, ensuite, en un « État prolétarien » (d’où la « dictature du prolétariat ») et l’utiliser ci au « profit de la classe ouvrière » ; ils ne se demandent même pas si le moyen correspond au but, s’il ne convient pas de rejeter cette forme comme inadéquate et d’en chercher une autre. Les seconds, considérant l’État comme un instrument d’exploitation ne pouvant jamais être autre chose, le rejettent résolument et entièrement comme un obstacle constant au progrès, comme une forme impraticable dans la lutte émancipatrice ; ils estiment utopique et absurde l’idée d’un « État prolétarien », et, partant, celle d’une « dictature du prolétariat » sous forme d’un État ; ils cherchent une autre forme d’organisation praticable par la classe ouvrière en révolution.

3° Les premiers prétendent qu’il ne faudra pas démolir l’État qui s’éclipsera plus tard de lui-même, de façon naturelle, après avoir rempli son rôle historique. Les seconds affirment la nécessité de combattre activementl’État comme institution, en même temps que le capitalisme, de le démolir complètement, de l’abattre du même coup que ce dernier, au moment même de la révolution sociale dont l’une des tâches immédiates sera justement celle de remplacer l’État par une autre forme de communauté humaine.

* * *

Quant à la question des moyens de lutte contre l’État (et le capitalisme), l’antiétatisme anarchiste se divise en deux courants principaux : l’un, celui de Bakounine, de Kropotkine et de la grande majorité des anarchistes, préconise la démolition active et violente : la révolution proprement dite ; l’autre, renonçant à la violence, prêche la « résistance passive » : refus de payer les impôts, de faire le service militaire et ainsi de suite. Ce deuxième point de vue est développé surtout par Léon Tolstoï d’où son nom : « Tolstoïsme ». — C’est le problème de la violence comme moyen (la lutte sociale, qui gît au fond de la controverse. (Voir : Anarchie, État, et surtout Violence). Et c’est l’antiétatisme violent, révolutionnaire, qui est caractéristique pour l’anarchisme militant, actif.

De tout ce qui précède il résulte que l’antiétatisme anarchiste, tout en étant solidement établi et nettement formulé, comme principe, dans les oeuvres des théoriciens libertaires, laisse encore à désirer comme précision et, surtout, comme conception concrète. Il gagnera rapidement en vigueur persuasive et, partant, en adeptes, s’il est approfondi et précisé davantage ; c’est un travail qui se poursuit.

Pour cela, il faut, entre autres choses, que les anarchistes sachent mettre à profit les faits qui les soutiennent.

Un événement historique récent, d’une importance immense, devient actuellement et deviendra de plus en plus un facteur décisif dans le choix entre l’idée révolutionnaire Étatiste et anti étatiste. Nous parlons de la grande révolution russe de 1917 où, pour la première fois dans l’Histoire, le socialisme révolutionnaire de tendance étatiste remporta la victoire complète et arriva au pouvoir dans un État entier. Cette victoire de l’idée communiste étatiste et ses conséquences, d’une part ; d’autre part, le succès relatif dont jouit encore, parmi les masses travailleuses de tous les pays, cette malheureuse conception (profondément anti-révolutionnaire car elle condamne la révolution à la stérilité et la conduit à un fiasco complet), obligent les anarchistes à redoubler d’activité dans le développement et la propagande de l’idée anti étatiste.

Certes, la tâche n’est pas facile. L’humanité est à un tel point habituée à se mouvoir dans l’État comme forme « normale » et unique de l’organisation sociale qu’elle ne se représente guère d’autres possibilités. Cependant, cette inertie devra être brisée. Car la révolution sociale qui est appelée à rénover toute la vie humaine, devra commencer par rénover justement le mode de l’existence sociale, sans quoi elle n’aboutira à rien. La stérilité organique de la révolution russe étatiste, pourtant victorieuse, finira pas éclairer les masses travailleuses du monde entier et leur servira bientôt d’illustration, de preuve éclatante de la fausseté de l’idée étatiste. Alors, le fait que les « communistes » ne peuvent pas, eux non plus, se détacher de la forme sociale périmée, intimement bourgeoise, forte uniquement par la tradition, l’habitude et l’inertie, deviendra la dernière preuve de leur conservatisme, de leur esprit profondément bourgeois et anti-révolutionnaire. Cette formidable expérience historique confirmera demain, et tous les jours davantage, la saisissante exactitude de la conception anti étatiste, anarchiste.

La victoire du bolchevisme n’est, dans la perspective des événements, qu’une étape historique franchie dont le sens n’est autre que l’écroulement « matériel », palpable et évident pour les masses, de l’idée étatiste.

L’avenir déjà proche est indubitablement à l’idée anti étatiste. Le moment approche où les masses seront prêtes à concevoir, à saisir cette idée, à comprendre qu’elle est la seule qui leur permettra de remporter le véritable succès dans la révolution sociale.

C’est pour ce motif que les anarchistes, pionniers de cette idée, doivent dès maintenant faire face à la situation qui vient. Leur devoir historique du moment est de faire tout ce qui est dans leur pouvoir pour aider les masses travailleuses à se pénétrer de l’idée anti étatiste le plus facilement, le plus rapidement possible, en tout cas en cas en temps opportun. C’est donc avec une énergie nouvelle, décuplée, et avec un espoir ou, plutôt, avec une assurance ferme, que les anarchistes doivent intensifier dès à présent le développement et la propagande de la conception anti étatiste. Nous considérons ceci comme l’une des tâches principales et immédiates de l’anarchisme militant.

Voline

ANTIMILITARISME

n. m.

Comme le mot l’indique, l’Antimilitarisme a pour objet de disqualifier le militarisme, d’en dénoncer les redoutables et douloureuses conséquences, de combattre l’esprit belliciste et de caserne, de flétrir et de déshonorer la guerre, d’abolir le régime des Armées. (Voir les mots : Militarisme, Armée, Caserne, Guerre, Drapeau, Patrie, Défense nationale, Insoumission, Biribi, Désertion, etc...)

ANTINOMIE

(Etym. : gr. anti, et Nomos, lois)

Impossibilité d’accorder le pour et le contre, le oui et le non. Opposition de deux sentiments, de deux phénomènes inconciliables. Ainsi, l’individu ne fera pas bon ménage avec l’autorité, le génie ne supportera pas la médiocrité (et la médiocrité supportera encore moins le génie), la beauté et la laideur ne s’accorderont jamais. Il est impossible d’aimer à la fois le néant et la vie. Il faut être pour ou contre. Pas d’attitude équivoque, pas de compromis. La rupture est inévitable entre le passé et l’avenir, et il n’y a aucun rapprochement possible entre les intelligents et les brutes. Par contre, l’harmonie peut et doit exister entre la pensée et l’action, le sentiment et la logique. L’art réunit et concilie ce que la médiocrité sépare. D’autre part, dans le domaine peu sûr de la politique, telles choses qui semblent inconciliables, semblent se concilier. Les renégats (voyez ce mot) tendent la main à leurs pires adversaires, quand ils escomptent en tirer quelque chose. Où l’on croyait qu’il y avait opposition, il y avait entente tacite : l’opposition n’existait que pour la forme, que pour donner le change ! C’est un exemple d’antinomie factice. Autre exemple d’antinomie : l’union sacrée.

On peut aussi appeler antinomie, l’impuissance de l’administration à résoudre certains problèmes, de la loi à contenter tout le monde, l’incohérence de l’autorité et la lutte que se livrent entre elles les autorités. Antinomie, ces jugements baroques, ahurissants, de nos juges civils et militaires ; antinomie, cette morale immorale, ces prescriptions violées par ceux qui les édictent... Antinomie, cette charité qui prétend atténuer les maux qu’elle aurait dû commencer par chercher à faire disparaître, acceptant et déplorant la guerre tout ensemble ; antinomies, ces articles de pseudo-journalistes affirmant à la fin ce qu’ils nient au début, ou niant à la fin ce qu’ils affirment dès les premiers mots, etc... La société tout entière est une vaste antinomie, un tissu de contradictions et d’incohérences (comme la nature humaine). Certains prétendent résoudre cette antinomie, ménager les uns et les autres, être de l’avis de tout le monde, servir à la fois le mensonge et la vérité, et vivre sur une équivoque !

ANTIPARLEMENTARISME

n. m.

Etablir l’impuissance et la pourriture morale des Assemblées parlementaires ; montrer l’incohérence et l’absurdité du système représentatif ; prouver par des faits courants la malfaisance d’un régime qui, en conférant au Parlement un pouvoir en quelque sorte sans limite pour une durée beaucoup trop longue et qui gère tous les intérêts d’une nation, enlève à la population tous ses droits et la gestion de ses propres affaires ; tel est le but que poursuit l’Antiparlementarisme. (Voir les mots : Abstentionnisme. Parlement. Parlementarisme. Gouvernement. Electoralisme. Politique. Démocratie. Chambre des Députés. Sénat. Constitution. Ministère, etc...)

ANTIPATHIE

(préf. anti et gr. pathos, passion)

Dégoût qu’on éprouve à l’approche de certains êtres. Quelque chose qui vous dit : « Éloigne-toi ». — Certaines poignées de mains, certains regards sont antipathiques au premier chef. Nous éprouvons une répulsion justifiée pour les journalistes plus ou moins transigeants, les confrères crasseux et envieux, les camarades égoïstes et arrivistes, les jeunes vieillards. Sont antipathiques les « mufles » (voyez ce mot), les bourgeois (id.), les pédants, les cuistres, les faux-artistes, les renégats, les pontifes, sans oublier les censeurs et les policiers, — tout ce qui représente une régression, une rétrogradation, une réaction, — tout ce qui contrarie « nos » rêves, « notre » idéal, « nos » aspirations, — tous ceux qui ne sont pas « nôtres ».

ANTIPATRIOTISME

Parviendrai-je à éviter ici toutes les considérations qui seront mieux en place aux articles Patrie et Patriotisme ( voir ces deux mots ) ?...

L’antipatriotisme fut la réaction de la raison et du sentiment dès que sévit le patriotisme. Il prit des formes diverses selon qu’il s’appuyait plus ou moins consciemment sur l’individualisme, sur l’amour pour tous les hommes, sur l’amour pour un homme (comme chez Camille, la sœur des Horaces) ou même sur une préférence raisonnée ou sentimentale pour les lois et les mœurs d’un pays étranger.

Le Bouddha fut nécessairement hostile à tout exclusivisme patriotique, lui qui n’admet pas même ce qu’on pourrait nommer le chauvinisme humain, mais étend sur tous les vivants son amoureuse miséricorde. En Grèce, les sophistes sont antipatriotes. Socrate, le plus grand d’entre eux, proclame : « Je ne suis pas athénien, je suis citoyen du monde. » Il condamne la patrie au nom des « lois non écrites », c’est-à-dire au nom de la conscience. D’autres sophistes la rejettent au nom d’un individualisme plus intéressé. Cependant, leur contemporain Aristophane méprise sa démocratique patrie parce qu’il admire l’organisation aristocratique de Lacédémone. (Ainsi M. Paul Bourget et M. Léon Daudet, éblouis par la puissance précise de l’Etat-Major allemand, eurent leurs années de naïf antipatriotisme français : gigolettes qui se donnent presque inévitablement à la plus redoutable « terreur »). Platon et Xénophon, mauvais disciples de Socrate et qui le faussent et l’utilisent à peu près comme M. Charles Maurras fausse et utilise Auguste Comte éprouvent des sentiments voisins de ceux d’Aristophane. Xénophon finit par combattre sa patrie dans les rangs des Lacédémoniens.

Les philosophes cyrénaïques sont antipatriotes. L’un d’eux, Théodore l’athée répète le mot de beaucoup de sages : « Le monde est ma patrie. » Il ajoute : « Se sacrifier à la Patrie, c’est renoncer à la sagesse pour sauver les fous. » En quoi il se trompe : c’est aider les fous à se perdre.

Les cyniques professent hardiment l’antipatriotisme. Antisthène se moque de ceux qui sont fiers d’être autochtones, gloire qu’ils partagent, fait-il remarquer, avec un certain nombre d’admirables limaces et de merveilleuses sauterelles. Diogène, pour railler l’activité émue des patriotes, roule son tonneau à travers une ville assiégée. Son disciple, le thébain Cratès déclare : « Je suis citoyen, non de Thèbes, mais de Diogène. »

Plutarque reproche aux épicuriens et aux stoïciens le dédaigneux antipatriotisme pratique qui les écarte de tous les emplois publics. L’épicurien n’admet que les sentiments d’élection et réserve son cœur à quelques amis qui peuvent être de n’importe quel pays. Le stoïcien étend son amour à tous les hommes. Il obéit à « la nature qui fait l’homme ami de l’homme, non par intérêt, mais de cœur. » Quatre siècles avant le christianisme, il invente la charité ( voir ce mot) qui unit en une seule famille tous les participants à la raison, hommes et dieux.

Les premiers Chrétiens sont aussi antipatriotes que les stoïciens, les épicuriens et tous les autres sages. Ceux de Judée ne s’émeuvent point de la ruine de Jérusalem. Ceux de Rome prédisent obstinément la chute de Rome. Ils n’aiment que la patrie céleste et Tertullien dit encore en leur nom : « La chose qui nous est la plus étrangère, c’est la chose publique. » Ils sont fidèles à l’esprit de l’Evangile où certaine parabole du Bon Samaritain serait traduite par un Français vraiment chrétien en Parabole du Bon Prussien ; mais un Allemand évangélique en ferait la Parabole du Bon Français. Et « bon » n’aurait pas le même sens que chez Hindenburg ou chez l’académique Joffre.

Catholicité signifie Universalité. Le catholicisme est une internationale et, par conséquent, s’il est conscient et sincère, un antipatriotisme. Une internationale plus récente prétend remplacer la guerre par la révolution et les hostilités entre nations par la lute de classes ; les principes du catholicisme ne permettent de distinguer qu’entre fidèles et infidèles. Les catholiques modernes vantent leur patriotisme sans s’apercevoir que c’est nier leur catholicité. Ainsi les membres de la S. F. I. O. ou C. qui consentirent à la « défense nationale » cessèrent, sans le savoir ou le sachant, de se dire sans mensonge socialistes. Le sens catholique vit encore chez quelques hommes : chez Gustave Dupin, auteur de La Guerre Infernale ; chez Grillot de Givry, auteur de Le Christ et la Patrie ; chez le docteur Henri Mariavé, auteur du Philosophie Suprême. Aussi sont-ils en abomination à leurs prétendus frères.

La vérité antipatriotique n’a été exprimée par personne avec plus de force équilibrée et de conscience nette que par Tolstoï. Sa brochure Le Patriotisme et le Gouvernement montre combien « le patriotisme est une idée arriérée, inopportune et nuisible... Le patriotisme comme sentiment est un sentiment mauvais et nuisible ; comme doctrine est une doctrine insensée, puisqu’il est clair que, si chaque peuple et chaque Etat se tiennent pour le meilleur des peuples et des Etats, ils se trouveront tous dans une erreur grossière et nuisible. » Puis il explique comment « cette idée vieillie, quoiqu’elle soit en contradiction flagrante avec tout l’ordre de choses qui a changé sous d’autres rapports, continue à influencer les hommes et à diriger leurs actes. » Seuls, les Gouvernants, utilisant la sottise facilement hypnotisable des peuples, trouvent « avantageux d’entretenir cette idée qui n’a plus aucun sens et aucune utilité. Ils y réussissent parce qu’ils possèdent presse vendue, université servile, armée brutale, budget corrupteur, « les moyens les plus puissants pour influencer les hommes ».

Sauf quand il s’agit des revendications indigènes aux colonies, ou des sentiments séparatifs de quelques Irlandais, de quelques Bretons ou de quelques Occitans, le mot patriotisme est presque toujours aujourd’hui employé menteusement. Les sacrifices qu’on nous demande « pour la patrie », on nous les fait offrir en réalité à une autre divinité, à la Nation qui a détruit et volé notre patrie, quelle qu’elle soit. Personne n’a plus de patrie dans les grandes et hétérogènes nations modernes. Mais ces considérations seront mieux à leur place à l’article Nationalisme ( voir ce mot ).

L’amour du pays natal est sot, absurde, ennemi de mon progrès, s’il reste exclusif. Qu’il devienne un moyen d’intelligence et je le louerai comme celui qui se repose à l’ombre de l’arbre loue la graine. De mon amour pour la terre de mon enfance et pour le langage qui premier sourit, si j’ose dire, à nos oreilles, doit sortir l’amour pour les beautés de toute la nature et pour la musique pensive de tous les langages humains. Que la fierté de ma montagne m’apprenne à admirer les autres sommets ; que la douceur de ma rivière m’enseigne à communier au rêve de toutes les eaux ; le charme de ma forêt, que je sache le retrouver à la grâce balancée de tous les bois ; que l’amour d’une pensée connue ne me détourne jamais d’une pensée nouvelle et d’un enrichissement venu de loin. Comme l’homme dépasse la taille de l’enfant, les premières beautés rencontrées servent à comprendre, à goûter, à conquérir idéalement toutes les beautés. Quelle misère d’entendre, en ses naïfs souvenirs, une langue pauvre et émouvante qui empêche d’écouter les autres langues ! Aimons, dans nos remembrances puériles, l’alphabet qui permet de lire tous les textes offerts par les richesses successives ou simultanées de notre vie.

HAN RYNER.

ANTIRELIGIEUX

adj.

Il ne faut pas confondre ce mot avec le mot anticlérical, car bon nombre d’anticléricaux se défendent, à juste titre, d’être antireligieux. L’antireligieux ne se contente pas de combattre la collusion néfaste du spirituel et du temporel, il ne se borne pas à manger du curé, du pasteur, du rabbin, du pope ou du marabout ; il dénonce et démontre l’influence néfaste de toutes les religions ; il établit le bilan historique de toutes les sectes religieuses ; il ne combat pas seulement les imposteurs qui se flattent de représenter Dieu sur la terre ; il combat et il nie toutes les Divinités, toutes les Providences. Il vide le ciel, il éloigne des consciences la peur idiote des châtiments posthumes et le fallacieux espoir des paradis éternels. Il délivre les esprits de l’absurdité des dogmes, des préjugés ineptes, des remords idiots, des respects ridicules. Il ne s’arrête pas à mi-chemin, comme le fait trop souvent le timide et lâche anticlérical ; il va jusqu’au bout de ses négations fondamentales. Il prolonge ses démonstrations dans le domaine social et prouve que de la mort de tous les Dieux — célestes et terrestres — sortira la vie de tous les hommes. La maxime des antireligieux sincères et complets est : « Ni Dieu, ni Maîtres ! » ( Athéisme, Matérialisme, Enfer, Paradis, Providence, Religion, Dogmes, Dieu, etc...)

ANTISEMITISME

n. m.

Ce terme composé de deux mots : préfixe anti, du grec anti (contre), et sémitisme (voir le mot), désigne une tendance, une idéologie, une doctrine ou un mouvement dirigés particulièrement contre l’un des peuples de la race sémitique : les Juifs.

Le fait matériel qui a permis à ces sentiments d’animosité de se manifester depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, dans presque tous les pays du monde, est fourni par le sort, unique dans l’histoire humaine, du peuple juif. Tandis que les autres peuples d’origine sémitique (les Phéniciens, les Assyriens, les Chaldéens, les Arabes, etc... ), ont disparu, ou bien sont restés dans une région déterminée, ou, enfin, se sont complètement assimilés à telle ou telle nation, la destinée du peuple juif fut tout autre : malgré les malheurs, les calamités, les fléaux de toute sorte subis par lui au cours de son ancienne histoire, le peuple juif, définitivement vaincu et chassé de son pays d’origine, ne disparut pas, ni ne s’effaça devant d’autres nations. Il conserva toute sa vitalité. Il se dispersa à travers le monde, peupla différents pays, s’installa à peu près partout, mais ne s’assimila nulle part complètement : dans sa grande majorité, il garda partout ses mœurs et coutumes, ses liens de solidarité, sa religion, sa langue, les traits les plus caractéristiques de sa race.

La mentalité populaire des temps anciens où l’on regardait tout homme n’appartenant pas au même clan, à la même tribu, à la même religion, à la même communauté nationale ou civique comme un « étranger » méprisable et traitable en paria, servit de base à toute sorte de tracasseries, de restrictions et de persécutions déclenchées contre les Juifs.

La mentalité surannée, malsaine, perverse, stupide, mais répandue encore de nos jours sous forme de nationalisme et de chauvinisme (voir ces mots), d’une part, héritée des temps anciens, d’autre part soutenue à dessein par les classes possédantes et dirigeantes, pousse, aujourd’hui encore, à des actes d’hostilité envers les Juifs dans tel ou tel pays « civilisé ».

« Le fait d’être séparés par des signes distinctifs des autres citoyens ou sujets d’un pays signale les Israélites aux haines de la foule. En effet, quoique ne possédant point de territoire en commun et ne parlant point le même langage, les Juifs constituent, à certains égards, une nation, puisqu’ils ont conscience d’un passé collectif de joies et de souffrances, le dépôt de traditions identiques ainsi que la croyance plus ou moins illusoire à une même parenté. Unis par le nom, ils se reconnaissent comme formant un seul corps, sinon national du moins religieux, au milieu des autres hommes ». (Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, t. VI, p.373).

C’est avec un certain sentiment de fierté, de supériorité même, — sentiment parfois trop souligné — que, généralement, les Juifs gardent et portent, à travers le temps et l’espace, leurs qualités... et leurs défauts (car toutes les nations en possèdent les unes comme les autres). Et c’est ce qui fait augmenter les colères et les haines des gens qui n’admettent que pour eux le droit d’être fiers ou qui se croient dépourvus de défauts et bourrés de qualités.

L’animosité et les actes d’hostilité envers les Juifs prirent, cependant, un caractère et un aspect assez variés à travers les siècles et les pays divers.

Soumise, depuis assez longtemps déjà, à l’autorité de l’Empire Romain, la Judée fut définitivement vaincue et dévastée par les empereurs Vespasien et Titus (1er siècle après J.-C.). Le sort des Juifs fut épouvantable. Voici dans quels termes il est peint par Elisée Reclus (œuvre citée, t. II, p. 515) : « Les Juifs, qui, mille ans auparavant, déifiaient les forces de la nature, comme tous les peuples des alentours, et, comme eux aussi, adoraient spécialement une divinité nationale, personnification de leur race, avaient fini par donner à leur religion un caractère absolument exclusif : les malheurs successifs dont ils furent frappés : défaites, bannissements en masse, exodes et oppressions, les avaient, pour ainsi dire, déracinés du sol ; ils s’étaient désintéressés des choses de la terre qui leur échappaient et, groupés autour de leurs prêtres, ils s’exaltaient de plus en plus dans leurs espérances de l’au delà, dans leur confiance aux promesses de Yahveh, le seul Dieu, le Vivant qui tient en sa main droite les choses éternelles. Comme d’autres, ils eussent pu s’accommoder de l’immense paix romaine et cheminer de leur mieux sur le pénible sentier de la vie ; mais, élevés par la foi au-dessus de l’existence banale, extasiés dans leur idée fixe, ils croyaient plus au miracle qu’à la réalité. Plutôt mourir que de partager leur adoration entre le vrai dieu et les aigles romaines, que de dresser à côté de l’autel des statues à Rome et à César. L’histoire de leur résistance suprême les montre vraiment incomparables dans l’énergie de la résistance, tant la folie collective les arrachait aux conditions ordinaires de la vie. Le drame final fut horrible. Les rangées de crucifiés que les assiégeants dressaient au-devant des remparts, les poussées de faméliques, ivres de chants et de prières, se ruant contre les glaives des Romains, le temple qui déborde de sang, tels sont les tableaux que nous représentent les annales de la guerre. Puis, on nous montre les milliers d’êtres lamentables qui se traînent sur les routes poudreuses et que Titus, les « Délices du Genre humain », fait égorger, aux applaudissments de la foule, dans le vaste amphithéâtre du Colisée, construit par son père. Le siège de Jérusalem aurait coûté la vie, disent les historiens, à onze cent mille êtres humains, et le nombre des prisonniers juifs, hommes valides dont on pouvait faire des esclaves ou des gladiateurs, atteignit neuf cent mille hommes. Titus les avait distribués dans toutes les parties de l’Empire, partout où l’on avait besoin de victimes pour les fêtes, de bras pour les travaux publics. Une véritable chasse aux Juifs s’organisa, non seulement dans la Palestine, mais encore en Syrie, dans l’Asie Mineure, en Egypte, à Cyrène, jusqu’en Lybie. Il n’en restait plus un seul dans la Judée : c’est loin de la patrie que se trouvaient désormais leurs principales communautés. Ce qui restait de la nation eût été bien près de la mort, si des colonies n’avaient existé dans toutes les grandes villes riveraines de la Méditerranée orientale, ainsi qu’à Rome même et en d’autres cités de l’Occident ».

Tel fut le premier acte de la grande tragédie du peuple juif, tragédie qui se déroule, depuis lors, à travers toute l’histoire de l’humanité, jusqu’à nos jours. Reclus avait bien raison de dire que l’écrasement définitif des Juifs comme ensemble politique et l’expatriation complète de la nation furent l’un des faits les plus tragiques dans l’histoire des grands drames de l’humanité. C’est là que prend naissance l’image connue du « Juif errant », fuyant éternellement à travers le monde, persécuté partout, frappé de malheurs, haï, ne pouvant trouver nulle part ni paix, ni repos physique ou moral. Car, le drame s’éternisa. Le drame continue toujours à la honte de l’humanité moderne...

Mais, revenons à ses phases consécutives.

Après une accalmie relative, durant laquelle les Juifs, tout en jouissant officiellement des mêmes droits civiques que tous les autres citoyens de l’Empire, avaient une situation sociale extrêmement pénible, attachés aux travaux les plus lourds et subissant des privations et des humiliations de toute sorte, — après cette accalmie momentanée, les répressions aiguës contre les Juifs recommencèrent, dans les différentes parties de l’Empire romain, avec l’établissement du christianisme comme religion officielle, sous le règne de Constantin 1er, dit le Grand (commencement du IVe siècle de notre ère). Cette fois, les persécutions prirent un caractère nettement religieux, doublé de mesures d’ordre politique. D’une part, la foule se ruait contre les Juifs comme anti-chrétiens, ennemis du Christ, « impurs », etc..., en les calomniant, en les accusant de toute sorte de monstruosités, meurtres rituels et ainsi de suite. C’est à cette époque que surgit la fameuse légende sur l’emploi par les Juifs du sang d’enfants chrétiens à la préparation du pain de la Pâque. « Il est curieux, — dit Reclus — que cette accusation soit précisément une vieille arme employée jadis par les païens contre les chrétiens eux-mêmes. Les calomnies féroces sont de tous les temps et servent à tous les partis. Qu’il y ait eu, de part et d’autre, des scélératesses commises, infanticides et autres, on ne saurait en douter ; mais il est non moins certain qu’elles furent surtout le fait des Chrétiens, puisque ceux-ci ont presque toujours disposé de la force et furent les persécuteurs » (Œuvre citée, t. III, p. 265). Il est curieux aussi qu’à cette époque les Juifs devenus Chrétiens se soient nettement séparés des Juifs restés fidèles à la religion de leurs ancêtres : désormais « la haine la plus sombre s’est allumée entre la mère et la fille », (Ernest Rlman, Les Evangiles et la seconde génération chrétienne, p. 111). Les Juifs-chrétiens se rangèrent du côté des persécuteurs des Juifs. D’autre part, les empereurs chrétiens, cédant à l’opinion publique, créèrent pour les Juifs une législation restrictive exceptionnelle, donnant ainsi à l’oppression des Juifs, pour la première fois dans l’histoire, un aspect nettement politique et social. Le motif religieux continuait, certes, de jouer son rôle dans les persécutions. Il le jouera même, en certains pays, presque jusqu’à nos jours (Russie). Mais ce seront, désormais, les raisons d’ordre politique, économique et social qui prévaudront de plus en plus.

Dans les royaumes barbares qui s’étaient formés sur les ruines de l’Empire Romain, les Juifs n’étaient pas trop inquiétés. Toutefois, leur situation générale restait celle de serfs et de parias de la société. En outre, les périodes des persécutions aiguës se renouvelaient sporadiquement, surtout à l’approche du moyen âge, avec l’Inquisition et l’intolérance reiigieuse qui caractérisent cette époque. Ainsi, en France, des expulsions de Juifs en masses, des confiscations de leurs biens-fonds, ainsi que des mouvements divers de la foule contre les Juifs ont eu lieu au cours du IXe et du Xe siècles. (Exemples : l’expulsion des Juifs de Sens, en 883 ; confiscation de leurs biens à Narbonne, en 899 ; quelques lapidations aux dimanches de Rameaux ou de Pâques, etc... ). Mêmes faits se produisaient de temps à autre en Italie, en Espagne et ailleurs. Les motifs fondamentaux de ces persécutions étaient toujours d’ordre religieux et, en partie, social. Mais, souvent, une explosion plus ou moins accidentelle des colères aveugles d’une foule hostile, gonflées par une sorte de psychose collective, suffisait pour amener les masses à de pires excès. Cet élément de psychose, contagion collective, peu étudié encore par la science sociologique, joue dans les actes de fureur publique contre les Juifs, comme du reste dans toutes les actions des masses, un rôle considérable.

Au moyen âge (jusqu’au XVIe siècle environ), les persécutions religieuses et les mesures politiques contre les « impurs » continuèrent de plus belle. C’est à cette époque, notamment, que les persécutions prirent peu à peu, dans les pays occidentaux (France, Italie, Espagne), un caractère mélangé, plus compliqué. Les motifs sociaux commencèrent à y jouer un grand rôle. Et puis, le sentiment national, une récidive aiguë de la haine de race, s’y mêla. — Le mode d’existence des Juifs, les lois restrictives, les besoins de la vie, les obligeaient à s’occuper surtout des affaires d’ordre strictement privé, personnel : du commerce, des finances. A part, bien entendu, tous ceux d’entr’eux — et ils étaient nombreux — qui exerçaient des petits métiers peu rémunérateurs ou devenaient les travailleurs les plus pauvres, les plus exploités et les plus malheureux de l’époque, ils formaient une couche, assez nombreuse aussi, d’intermédiaires d’affaires, de créanciers, de banquiers, de commerçants, de financiers, d’usuriers. Certains d’entre eux accumulèrent déjà des richesses considérables, ce qui les signala à l’attention spéciale et intéressée des gouvernants et de l’Eglise. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que l’Eglise et les grands Etats naissants, assoiffés d’argent, ayant grand besoin des Juifs et de leurs capitaux, « pompant » leurs richesses tant qu’ils le pouvaient, apprenaient déjà, en même temps, à faire canaliser contre les mêmes Juifs « voleurs » et « accapareurs » le mécontentement social, les colères des masses se produisant par-ci par-là. « Quand l’Eglise n’empruntait pas, — dit Reclus — elle faisait emprunter par le Juif ; elle en était quitte pour le maudire et le dépouiller comme voleur et comme impie après l’avoir utilisé comme prêteur d’argent. — A cette époque de transition, alors que la richesse se mobilisait rapidement par la monnaie, par le crédit et par la banque, les Juifs furent de précieux auxiliaires pour les gouvernements. De tout temps, les pouvoirs royaux, que leur politique, même inconsciente, porte à diviser pour régner, eurent intérêt à disposer d’une classe de sujets sur lesquels ils puissent, dans les circonstances difficiles, détourner la colère et les violences du peuple. C’est ainsi que les Juifs furent pour les Etats de la chrétienté médiévale les « précieux déicides » qu’il était légitime de frapper quand d’autres étaient coupables : ils n’eussent pas existé que l’Eglise les aurait fait naître sous le nom d’hérésiarques ou de schismatiques. Pendant les grandes expéditions des Croisades, dans les villes conquises, les chefs donnaient aux bandes armées des Juifs à massacrer ; lorsque les guerres civiles étaient à craindre, on avait soin, comme de nos jours en Russie — ce fut écrit avant la Révolution de 1917 — de guider, de canaliser la fureur populaire en poussant les faméliques loin des riches abbayes et des somptueux châteaux vers les comptoirs des Juifs maudits ; mais à moins qu’on eût des vengeances personnelles à exercer, on se gardait bien de désigner à la foule les riches usuriers ou collecteurs de taxes, qui plaçaient a gros deniers l’argent des nobles et des prêtres. Comme étranger de race et de religion, le Juif était haï, mais comme agent d’affaires il était indispensable : telle fut l’origine de la théorie juridique d’après laquelle le Juif fut considéré comme « serf » du roi et des seigneurs. Sur une grande étendue du monde féodal, chaque seigneur avait son Juif, comme il avait son tisserand, son forgeron. Le Juif était une véritable propriété qui s’inféodait, que l’on vendait, et qui lui-même ne pouvait avoir aucun bien en propre, son maître disposant de tout ce qui lui appartenait. Telle était la doctrine que professait l’illustre Thomas d’Aquin et que la plupart des puissants d’Europe mettaient en pratique. Les souverains anglais surtout procédèrent avec méthode, organisant, systématisant l’usure au moyen de leurs instruments, de leurs « meubles », les Juifs, que William de Newbury appelle les « usuriers royaux ». Toutefois, ces agents spéciaux du roi, très méthodiques dans leurs procédés, réussissaient à garder pour eux une forte part des richesses qu’ils étaient chargés d’extraire de la nation. En 1187, déjà, on évaluait approximativement leur fortune mobilière en pays anglais à 240.000 livres sterling, tandis que tous les autres habitants du royaume, incomparablement plus nombreux, n’avaient ensemble que 700.000 livres. — Naturellement, les Juifs durent porter la peine de leur fortune, et que de fois le peuple s’ameuta contre eux ; que de fois les souverains, se retournant contre leurs usuriers, qui s’enrichissaient en proportion même de l’appauvrissement du royaume, leur firent rendre l’or dont ils s’étaient gorgés ; enfin, que de fois aussi, les foules fanatisées et les prêtres, prirent-ils prétexte de l’usure exercée par les Juifs pour satisfaire leur haine religieuse en torturant, en brûlant les Juifs à petit feu !

La folie s’en mêlait parfois. C’est ainsi qu’en 1321, une rumeur insensée parcourut la France, incitant le peuple aux plus cruelles abominations. Le bruit s’était répandu que les Juifs avaient imaginé un poison assez virulent pour détruire toute la chrétienté, à condition qu’il fût administré par les « mésiaulx » ou lépreux. L’horrible histoire ne trouva pas d’incrédules et de toutes parts on se précipita sur les maladreries pour y « bouter le feu » : en Aquitaine et en une grande partie de la Franche-Comté « tout le mésiel furent ars ». La peur instinctive de la contagion contribuait sans doute à jeter le peuple dans cette atroce frénésie, mais le roi lui-même, qui eut « si grant volonté de tenir ses sujets en bone paiz et en bone amour», lança trois ordonnances successives pour livrer les « lépreux fétides », hommes, femmes et enfants au-dessus de quatorze ans, aux rigueurs de la « justice », de la torture et du bûcher : à Chinon, 160 lépreux et lépreuses furent brûlés le même jour.

A un point de vue tout à fait général, on peut dire que les Israélites auraient certainement fini par s’accommoder graduellement au milieu chrétien, parmi les nations de l’Europe au Moyen-Age, s’ils avaient continué à être indispensables et si l’âpre concurrence des banques chrétiennes ne les avait écartés. Les grandes persécutions se produisent à l’époque où l’on commence à n’avoir plus besoin d’eux. Les moines Templiers, les « Lombards », les changeurs florentins, ayant appris à manier l’or, l’argent et les pierres précieuses avec autant d’habileté que les Juifs, découvrirent également tous les secrets du crédit et, par leurs agents et correspondants, établis dans toutes les villes de l’Orient, sur la route des Indes et de la Chine, ils s’enhardirent bientôt à soutenir la lutte contre les Juifs. Ceux-ci, devenus inutiles, furent fatalement écartés ; ils succombèrent, et leurs rivaux triomphants purent se laver les mains des supplices en les attribuant à l’exaspération populaire. Il en fut de même quand on fit rendre le sang dont s’étaient gorgées d’autres sangsues : « pour remplacer les Templiers brûlés, il ne manqua pas de Lombards ni de Flamands ! » (Œuvre citée, t. IV, p. 117–120).

C’est à cette époque précisément (XVIe siècle), que les fameux ghettos — quartiers où les Juifs d’une ville étaient tenus à résider — furent établis en Italie, dans le but de séparer la population juive totalement des autres habitants, de l’isoler, de pouvoir mieux la soumettre ainsi aux lois restrictives et spéciales. -En Espagne, cent soixante mille Juifs furent tout simplement expulsés vers la fin du XVe siècle. D’autres milliers fuirent devant la menace des persécutions atroces et la ruine absolue. Quatre-vingt mille Juifs cherchent un passage vers la mer, à travers le Portugal, et le roi Joâo leur vend le transit au prix de huit écus d’or par tête. Deux à trois cent mille proscrits se dispersent en Afrique et en Orient. — En Allemagne, les conditions civiles et sociales de la population juive étaient aussi lamentables.

L’époque de la Réforme et de la Renaissance (XVe et XVIe siècles) ne changea en rien le terrible sort des Juifs. Vexations et tortures de toutes sortes, légales ou arbitraires, continuaient de s’exercer contre eux, avec quelques intermittences, dans presque tous les pays d’Europe. Non seulement en Espagne, mais aussi en Portugal et en Angleterre, on procédait à leur expulsion totale.

Ce ne fut qu’au cours du XVIIIe siècle, (en Angleterre un peu plus tôt, à l’époque de la révolution et de Cromwell, fin du XVIIe siècle), qu’un mouvement de réforme contre la situation abominable des Juifs se fit jour en Europe et aboutit à l’abolition, à peu près partout, des lois restrictives, du moins les plus horribles. — En France, ce fut par la loi du 27 septembre 1791, que la Constituante déclara abolies toutes les lois d’exception concernant les Juifs. L’égalité civile des Juifs fut ainsi établie et confirmée par les gouvernements postérieurs. — En Allemagne, le mouvement se dessina également vers la fin du XVIIIe siècle et aboutit aux mêmes résultats. — De même en Italie et ailleurs.

On peut dire qu’au seuil du XXe siècle, les Juifs jouissaient, dans tous les grands Etats d’Europe, à l’exception de la Russie (dont nous parlerons plus bas), des mêmes droits civiques, politiques et économiques que tous les autres citoyens. (Toutefois, en Roumanie, en Turquie, au Maroc, en Algérie, leur capacité civique restait restreinte).

Notons que dans quelques grands pays du monde, l’antisémitisme n’a jamais existé d’une façon tant soit peu prononcée. Telle, par exemple, la Chine où la grande majorité des Juifs (immigrés très vraisemblablement après la prise de Jérusalem et la perte définitive de leur indépendance), vu le manque de relations avec les coreligionnaires du monde occidental et l’ignorance grandissante du passé religieux et historique, finirent, après avoir maintenu leurs communautés isolées pendant le Moyen-Age, par s’accommoder complètement à l’ambiance du monde chinois. Tel le Japon où l’on gardait toujours une tolérance envers les Juifs, peu nombreux du reste. Tels aussi les EtatsUnis d’Amérique, pays jeune, qui s’était formé et développé après et en dehors des haines et des luttes religieuses de l’Europe.

Mais, hélas, malgré l’amélioration considérable survenue dans la situation misérable des Juifs avec l’abolition des lois d’exception, l’antisémitisme ne mourut nullement dans les pays d’Europe. Au contraire, une nouvelle vague d’hostilité contre les Juifs monte en plein XIXe siècle et se maintient, s’accroît même, jusqu’à nos jours. Ce terme lui-même — antisémitisme — surgit à cette époque précisément. Cependant, le mouvement porte aujourd’hui un tout autre caractère. Il a changé d’aspect. Le sentiment religieux n’y joue plus qu’un rôle secondaire et auxiliaire, ou même ne joue plus aucun rôle du tout. Les véritables ressorts du mouvement antisémite moderne gisent dans un tout autre domaine.

L’antisémitisme de nos jours a deux bases. D’une part, il est l’expression d’une nouvelle vague de nationalisme, du chauvinisme le plus écœurant, dont la poussée fut favorisée par les événements de la fin du siècle passé (guerre franco-allemande), ceux du commencement du XXe siècle (guerre russo-japonaise, rivalités et luttes coloniales et économiques entre plusieurs grands pays capitalistes, nouvel élan du mouvement internationaliste et révolutionnaire stimulant les tendances opposées) et, surtout, par la guerre et les mouvements divers de 1914–1918. D’autre part, il est le résultat d’un calcul et d’une action politiques de certains gouvernements qui cherchent ainsi, comme ce fut déjà le cas aux temps lointains, à faire dévier le mécontentement, les colères populaires. La situation se complique de l’aggravation de toutes sortes de maux et de malheurs sociaux et économiques, poussant, d’un côté, à une croissance des tendances révolutionnaires, de l’autre, à la réaction et la contre-révolution nationaliste et fasciste. Les masses populaires elles-mêmes ne sont pas si chauvines et antisémites que ça. Mais les gouvernants, l’Eglise, l’école et la presse bourgeoise savent bien profiter des maux actuels pour exciter, pour réchauffer ces sentiments et obtenir ainsi le résultat recherché : transformation de la haine juste et saine contre les bases mêmes de la société actuelle en une haine stupide de race.

Ce fut, d’abord et surtout, la Russie tzariste qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, reprit la vieille recette et s’engagea dans la voie de l’action antisémite, aussitôt que le trône des tzars commença à chanceler.

Vers la fin du siècle, la Russie devint le pays classique de l’antisémitisme. Par ses agents et avec tous les moyens à sa disposition, le gouvernement du tsar inspirait, organisait, commandait, dirigeait les massacres des Juifs — les « pogromes » — dont les plus terribles sont connus à travers le monde (celui de Biélostok, en 1905, ceux — plusieurs — de Kichinev, et autres). En outre, toute une législation restrictive fut créée contre les Juifs. Vexations, humiliations, tracasseries de toute sorte formaient leur vie normale de tous les jours. Une zone spéciale — genre de « ghetto » italien médiéval — fut établie dans le sud-ouest du pays et assignée à la résidence des Juifs, avec mise à l’index du reste du territoire. La presse réactionnaire déchaînée, la propagande des prêtres, l’enseignement dans les écoles — tout cela servait à exciter les esprits contre « le sale youpin », toutes les souffrances sociales de la population travailleuse et pauvre étaient expliquées par l’action juive et, chaque fois que l’occasion se présentait, la fureur populaire était invariablement lancée contre les quartiers israélites où le sang coulait alors à flots. La méthode était enracinée à un tel point que l’un des premiers actes des généraux réactionnaires qui s’emparaient de telle ou telle autre ville durant la guerre civile de 1918–1920 était, presque toujours, l’ordre d’un massacre des Juifs en règle. C’est ainsi que le commandant réactionnaire, Grigorieff (exécuté plus tard par l’EtatMajor de l’armée révolutionnaire Insurrectionuelle makhnoviste), s’étant emparé de la ville d’Ielisabethgrad, y ordonna un « pogrome » de trois jours dont l’auteur de ces lignes fut témoin, et où trouvèrent la mort plus de 2.500 êtres humains parce que Juifs (juillet 1919). La route de l’armée « victorieuse » du général Dénikine (1919) était toute semée de massacres juifs effroyables, comme celui de Kiev, qui dura trois jours, ou celui, encore plus terrible, de Fastov, ville du Gouvernement de Kiev, où le « pogrome » dura huit jours et coûta la vie à 3.000 Juifs, sans parler de ceux qui, frappés ou blessés, eurent toutefois la vie sauve, et dont le chiffre total atteignit 10.000 hommes et femmes. En outre, presque toutes les femmes et jeunes filles juives au-dessus de 10 ans y furent violées.

Ce n’est qu’après la victoire de la révolution de 1917 que changea la situation des Juifs en Russie. Actuellement, toutes les lois restrictives y sont abolies, le « ghetto » n’existe plus, les massacres ou toute autre action antisémite sont impossibles. Mais, malheureusement, une réserve sérieuse doit être faite. La révolution n’ayant pas réussi dans le sens voulu par les classes travailleuses, les conditions générales de la vie étant restés extrêmement pénibles pour les vastes masses populaires, une nouvelle couche de privilégiés, de bureaucrates, d’exploiteurs, de nouveaux riches s’étant formée, et un grand nombre de Juifs appartenant justement à cette couche ainsi qu’au parti gouvernant, y compris plusieurs chefs suprêmes (Zinoviev, Trotzki et autres), — le mécontentement des masses, leur haine contre les nouveaux maîtres, leur humeur générale sont orientés, en partie, contre les Juifs. La tendance antisémite sommeille et se répand sourdement, clandestinement. C’est un fait incontestable que « les Juifs » sont haïs en Russie, par les masses ignorantes qui ne savent pas mieux et, peut-être, plus mal encore, distinguer les choses qu’avant la révolution. La chute du gouvernement bolcheviste (événement fort possible) et même le premier mouvement sérieux contre l’état actuel des choses, pourraient faire revivre les horreurs des temps passés et amener des massacres en masse des Juifs. Ce sont les bolcheviks eux-mêmes, ces faussaires de la véritable révolution sociale, qui en seraient les premiers responsables. Car, ce sont les conséquences désastreuses d’une révolution faussée, qui y amèneraient. En tout cas, on ne peut pas encore affirmer que l’antisémitisme soit définitivement mort en Russie.

Ce ne fut pas, cependant, la Russie toute seule qui retourna à la pratique antisémite au cours du XXe siècle. L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, les Pays Balkaniques, la France virent renaître les mêmes tendances, les mêmes haines, quoique, bien entendu, dans des formes plus douces, plus « civilisées ». Le cri : « A bas les Juifs ! » retentit de nouveau, tous les jours davantage, d’un bout du monde à l’autre. La propagande antijuive, la littérature antisémite prennent des forces à vue d’œil. Cette fois, il ne s’agit pas d’égarements, de fanatisme quelconque, d’instincts religieux ou autres. Il ne s’agit que d’un calcul froid et conscient, d’une propagande au service de la réaction politique et sociale. Il faut trouver, devant les masses malheureuses et mécontentes, le bouc émissaire responsable de leurs malheurs. Il faut détourner leur attention des vrais coupables. Il faut chercher à égarer la conscience qui s’éveille. « C’est la puissance juive qui est la cause de tous les maux. Il faut l’abattre, et ce ne sont que les véritables nationalistes qui sont capables de le faire. Alors, tout ira pour le mieux. Rangez-vous donc autour du nationalisme intégral, contre le radicalisme et la révolution qui se sont vendus aux Juifs ! » Tel est l’appel du jour dans plus d’un pays du XXe siècle. La Pologne, à peine renée, se distingua déjà récemment, par des répressions contre les Juifs.

Il est curieux que même les pays qui, auparavant, n’avaient jamais péché par la tare de l’antisémitisme, y prennent goût aujourd’hui. Aux Etats-Unis, par exemple, certains cercles bourgeois, ayant constaté pendant la guerre qu’un nombre considérable d’antimilitaristes et de révolutionaires se recrutaient parmi les Juifs, mettent en branle la propagande antisémite, et le fameux Ford devient le père spirituel de la campagne antijuive entamée en Amérique aujourd’hui.

Dans certains pays, des « théoriciens » et des « savants » surgissent qui font de l’ « antisémitisme scientifique » (biologique et sociologique). Ils s’apprêtent à prouver, à ce qu’il paraît, que la race juive est, non seulement une race inférieure, mais qu’elle peut à peine compter comme race humaine, se trouvant plus près des intermédiaires entre le singe et l’homme que de l’homme, proprement dit ! L’antisémitisme trouve ainsi sa justification historique, scientifique et sociale!... Il devient une doctrine.

Bien entendu, l’Eglise détient une place honorable parmi les propagandistes de la haine du Juif. « Quelques théologiens orthodoxes, — raconte Reclus — se dressant en pleine société moderne comme les « témoins » laissés par les terrassiers dans une plaine nivelée, maintiennent pourtant avec férocité la doctrine constante de l’Eglise, relativement à la punition des hérétiques : c’est ainsi que l’Histoire contemporaine peut établir de très utiles comparaisons entre le présent et le passé. Le jésuite de Luca, professeur à l’Université vaticane de Rome, dans son livre de jurisprudence ecclésiastique, publié en 1901, s’exprime dans les termes suivants : « L’autorité civile doit appliquer à l’hérétique la peine de mort, sur l’ordre et pour le compte de l’Eglise ; dès que l’Eglise le lui a livré, l’hérétique ne peut plus être délivré de cette peine. En sont passibles non seulement ceux qui ont renié leur foi, mais aussi ceux qui ont sucé l’hérésie avec le lait maternel et y persistent avec opiniâtreté, ainsi que les récidivistes, même s’ils veulent de nouveau se convertir ». Et n’a-t-on pas vu, encore, en 1898, le 17 juillet, le catholicisme officiel représenté par les plus hauts dignitaires de l’Eglise, célébrer en pompe solenelle, les souvenirs d’un autodafé de cinq Juifs, brûlés après tortures, sur une des places de Bruxelles ? Sous prétexte de congrès eucharistique et d’une fête architecturale, l’Eglise, après un laps de cinq siècles, s’est déclarée solidaire d’un abominable crime, produit de la plus ridicule ignorance, car les Juifs étaient accusés d’avoir poignardé des hosties desquelles ruissela le sang de l’Homme-Dieu. En nos siècles de lumière, malgré la prétendue séparation des pouvoirs, les tribunaux et les administrateurs se mettent encore très volontiers au service de l’Eglise pour condamner ses ennemis. » (Œuvre citée, t. VI, p. 412).

Comme aux temps anciens, l’ignorance et l’illogisme enfantin de millions de gens, ou bien une hypocrisie presque inconsciente, fournissent aujourd’hui encore, un terrain excellent à la propagande antisémite. « Le Juif est aussi un de ces étrangers que l’on hait, non point à cause de ses défauts, dont le prétendu Aryen d’Europe ou d’Amérique serait indemne, mais précisément en vertu du vice que l’on partage avec lui. Ou l’accuse d’aimer trop l’argent et de se le procurer bassement. Or, n’est-ce pas là ce qu’on pourrait reprocher aussi à tous ceux, de quelque race ou quelque religion qu’ils soient, qui vendent à faux poids des marchandises avariées, à tous ceux qui acceptent de celui qui les salarie des outrages ou du moins des paroles, des gestes de mépris, à tous ceux qui ramassent l’argent dans le sang et dans la boue ? Ils sont légion. Même l’éducation que l’on donne presque universellement à la jeunesse consiste à lui enseigner de réussir quand même. Et si, dans la concurrence, le Juif est plus heureux que le soi-disant chrétien, celui-ci ne déteste-t-il pas son rival parce qu’il obéit à une jalousie d’esclave ? On lui en veut à la fois de ses vilenies personnelles et de celles que l’on commet en essayant de le distancer dans la course vers la fortune » (Œuvre citée, t. VI, p. 372).

En effet, la chose est simple et claire. Mais combien ne la saisissent pas !... « Le petit nombre de métiers et de professions exercés par les Juifs, et surtout l’importance majeure donnée dans leur existence au commerce de l’argent, a certainement contribué pour une très forte part à leur créer un type particulier qui permet souvent de les distinguer parmi les autres éléments ethniques et sociaux. La morale professionnelle, qui se maintient durant un grand nombre de générations et qui se fortifie du père au fils et de l’aïeul au petit-fils sans être neutralisée ou combattue par une autre morale professionnelle, finit par acquérir une puissance irrépressible ; l’amour du gain sans scrupules finit par se lire dans chaque regard, dans chaque geste, dans chaque expression des traits et mouvements du corps. Des millions de caricatures représentent le Juif aux mains crochues, à l’échine souple, au sourire captieux, au nez d’oiseau de proie ; mais ce n’est point là un type de race : il faut y voir une déformation temporaire, destinée à disparaître avec les causes qui l’ont fait naître, c’est-à-dire avec les conditions de la propriété et la concurrence commerciale. « C’est le ghetto, a-t-on souvent répété, c’est le ghetto qui a fait le Juif ! » En ouvrant les grilles du lieu maudit, on l’a plus qu’à demi déjudaïsé » (Œuvre citée, t. VI, p. 378). En effet, le même Juif, ne fut-il pas, au temps anciens, le type incarné d’un fanatique, d’un philosophe, d’un enthousiaste, d’un rêveur, désintéressé de toutes les choses de la terre ? Le type humain en général, ne dépend-il pas de l’ambiance ? Combien encore ne le comprennent pas!... Même tous ceux qui veulent « combattre le judaïsme », auraient dû comprendre que le meilleur moyen pour cela serait justement une parfaite tolérance. Et puis, combien de gens ne pensent même pas à des millions de travailleurs juifs qui conservent jusqu’à nos jours les meilleures qualités de la race ! On pourrait à peine trouver dans un autre milieu les mêmes traits de dévouement, de solidarité, de fraternité, de l’idéalisme plus pur que l’on constate parmi les exploités de la population juive. Il est évident que, — comme du reste dans toutes les nations et chez tous les peuples — il y a aussi dans le peuple juif des bourgeois, des accapareurs, des malhonnêtes, des exploiteurs criminels, et, en même temps, des millions de travailleurs honnêtes, de gens excellents, de braves... Combien, pourtant, ne le voient pas et considèrent « le Juif » comme l’incarnation de tous les vices et défauts de l’humanité!... « Le feu, excellent moyen de désinfection, était employé, non à détruire les cadavres et les objets contaminés de toute espèce, mais à brûler les malheureux, surtout les Juifs, que l’on accusait de répandre les maladies infectieuses : ainsi, pendant la grande épidémie du XIVe siècle, on brûla deux mille Israélites à Hambourg et douze cents à Mayence. Et jusqu’en ces derniers temps, l’ignorance populaire a toujours cherché à se venger sur l’ennemi du mal qui lui venait de sa propre incurie » (Œuvre citée, t. VI, p. 470).

* * *

Une question surgit : l’antisémitisme, disparaîtra-t-il un jour, et de quelle façon ? Comment faut-il lutter contre cette honte de l’humanité contemporaine ?

Hélas, cette « honte » est loin d’être l’unique ou la principale. Elle tient à tout un système général, à toute une organisation sociale dont elle n’est qu’un des rouages naturels. Elle ne pourra donc disparaître qu’avec ce système, avec cette organisation : avec toute la société moderne.

Il y a, aujourd’hui, pas mal de gens qui auraient rougi à la seule pensée de pouvoir avoir quelque chose de commun avec une telle barbarie, une telle stupidité que l’antisémitisme, des gens qui le combattent, qui s’indignent de ses succès, mais qui, en même temps, sont tout à fait d’accord, comme sur une chose absolument normale, sur les massacres des Marocains, des Géorgiens, des Indous, des Nègres ou, tout simplement, des ouvriers de leur propre pays ; des gens qui, n’étant — pour rien au monde ! — des antisémites, sont pourtant, le plus naturellement et le plus illogiquement du monde, des « antiboches » ou des « antifrançais » ou des « antianglais », etc... C’est de l’inconscience inconcevable ou de l’hypocrisie la plus exécrable. En tout cas, c’est de l’illogisme criant.

L’antisémitisme n’est aujourd’hui, qu’une des faces les plus hideuses du nationalisme le plus bas ; une des manœuvres, un des instruments de la réaction la plus farouche. Il est une des plaies saignantes de notre société en pleine putréfaction. Il est une des manifestations de la contre-révolution en marche qui, profitant de l’ignorance, de l’inconscience des uns, de l’impuissance momentanée des autres, joue sur les plus mauvais instincts pour arriver à ses buts.

La plus grande « honte » de l’humanité contemporaine est toute cette société abominable, en son entier : société où les guerres, les haines nationales, la comédie politique, la tromperie systématique, l’exploitation effroyable, les massacres de toute espèce sont de règle, sont des faits-divers de tous les jours, constituent l’essence même de l’existence.

L’antisémitisme est un élément inhérent à cette société ; il n’est donc ni plus ni moins honteux qu’ellemême. Il en est inséparable ; il ne pourra donc disparaître qu’avec elle.

Lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter contre toute cette société affreuse, en son ensemble.

C’est la destruction complète de la société actuelle et sa réorganisation sur de tout autres bases sociales qui amèneront à la disparition définitive de la peste nationaliste et, avec elle, de l’antisémitisme. Il disparaîtra quand les vastes masses humaines, à bout de leurs souffrances et malheurs et au prix des expériences atroces, comprendront, enfin, que l’humanité devra sous peine de mort, organiser sa vie sur les bases naturelles et saines d’une coopération matérielle et morale fraternelle et juste, c’est-à-dire véritablement humaine.

Alors, viendra le jour où les hommes, vivant dans cette société nouvelle, parleront de tous les beaux exploits nationalistes de notre époque, — antisémites ou autres — comme d’une des pages les plus sombres de l’histoire humaine. Ils parleront de même que nous, hommes du XXe siècle, nous parlons des exploits, pas moins beaux, des empereurs farouches des temps de la décadence de Rome.


VOLINE.

ANTITHESE

n. f. (du grec antithésis, opposition)

On entend par antithèse, une figure de rhétorique par laquelle, dans une même période, on oppose des pensées, des mots, etc... Ex. : L’Autorité est d’autant plus arrogante qu’elle s’exerce sur les plus humbles. On entend aussi par antithèse une proposition qui forme le second terme d’une antinomie dont le premier est la thèse. Lorsque nous nous trouvons par exemple en face des thèses bourgeoises et que nous leur opposons point par point notre doctrine anarchiste, nous construisons une antithèse. Enfin, le mot antithèse sert à désigner toute espèce d’opposition frappante.

Ex. : L’esprit anarchiste est l’antithèse de l’esprit autoritaire. Dans l’écrit et dans le discours, l’antithèse est une force dont on ne saurait trop signaler l’importance. Plus que tout autre moyen de dialectique, elle s’impose par une extraordinaire puissance d’évocation et de démonstration. Lorsque l’on veut frapper l’esprit d’auditeurs ou de lecteurs, rien ne vaut l’antithèse. Dire, par exemple : « Dans notre Société, les uns ont tout, les autres rien ; Les uns crèvent d’indigestion, les autres meurent de faim, etc... », n’est-ce pas s’exprimer plus vigoureusement que par un long discours ? Ces contrastes, que l’antithèse souligne, sont les points de départ d’une commotion qui, par la suite, par le jeu naturel de la réflexion, engendre chez le méditatif, une mentalité nouvelle. Nous ne saurions donc trop recommander aux propagandistes et, plus spécialement, aux agitateurs anarchistes, l’emploi fréquent de l’antithèse. — Une pensée ou une expression qui tient de l’antithèse est dite antithétique.

Georges VIDAL.

APOLOGIE

n. f. (du grec : apologia.)

L’apologie est un discours, un article, etc... dont le but est de justifier ou de défendre quelqu’un ou quelque chose. Ex. : Un agitateur fait l’apologie de la révolution. Lorsqu’un militant anarchiste, poursuivi pour sa propagande par la justice bourgeoise, expose ses idées et les revendique devant les tribunaux, il fait 1’apologie de l’anarchisme. Lorsqu’un militant anarchiste, par la plume ou par la parole, prend la défense d’un camarade emprisonné et vante les actions de ce camarade, il fait une apologie. C’est ainsi que, chaque année, de nombreux militants sont condamnés pour avoir pris publiquement la défense de camarades victimes de la répression bourgeoise. Celui qui fait une apologie est un apologiste.

APOLOGUE

n. m. (du grec : apo, sur et logos, discours)

L’apologue est une fable, c’est-à-dire un récit allégorique, dont la fiction sert à voiler une moralité. Les fables de La Fontaine, que tout le monde connaît, sont des apologues. Il existe des apologues qui sont un véritable enseignement pour l’enfant et pour l’homme, mais il en existe peu. Car l’apologue, qui est une excellente arme de persuasion insidieuse, a été beaucoup trop employé par les castes dirigeantes, au mieux de leurs intérêts. Les éducateurs savent, en effet, la puissance de ces récits fictifs sur les cerveaux impressionnables des enfants. Par un usage savant de l’apologue, on peut facilement susciter chez l’enfant une admiration tenace pour certains gestes et certaines idées en même temps qu’une hostilité ou un dégoût non moins tenace pour les gestes et les idées que l’on veut discréditer. Les morales bourgeoises ont toujours fait grand cas de l’apologue et ont toujours su s’en servir méthodiquement. Les origines de l’apologue remontent aux temps les plus éloignés. La tradition attribue la paternité des fables dites indiennes à des auteurs légendaires tels que Pilpay et Lokman ; elles remontent à un original sanscrit : LePantchatantra (les cinq livres), œuvre de Vichnou Sarma. Chez les Grecs, on peut considérer Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.) comme un des premiers fabulistes — peut-être même le premier (Hésiode est l’auteur de la fable :L’Epervier et le Rossignol). Viennent ensuite les célèbres fables d’Esope, esclave phrygien du VI° siècle avant J.-C, qui, rédigées en prose, furent traduites en vers iambiques par Babrios (IIIe ou IIe siècle avant J.-C.). Chez les Latins, le fabuliste le plus connu est Phèdre, qui se borne à reprendre et à remanier les fables d’Esope. Ce dernier devient très populaire, grâce aux diverses traductions et adaptations latines : au Moyen-Age on appelle Ysopets les recueils de fables. Après les fables de Marie de France (XIIe siècle), nous arrivons à la Renaissance, où Clément Marot et Mathurin Régnier furent les véritables précurseurs de La Fontaine. Sur ce dernier, qui est considéré comme le maître du genre, nous n’insisterons pas. Citons après lui : Perrault, Senecé, Florian, etc... A ce moment la fable tend à devenir une forme de l’épigramme (notamment celles d’Arnault, Lachambeaudie, etc...). A l’étranger, citons les principaux fabulistes : Angleterre : Gay, Johnson, Moore ; Allemagne : Lessing, Gellert, Hagedorn, Pfeffel ; Hollande : Jacob, Katz ; Espagne : Ruyz de Hita, Yriarte, Samaniego ; Italie : Pignotti ; Russie : Krilov. (Voir le mot « Fable »).

APOSTASIE

n. f. (du grec apostasia, abandon)

Anciennement le mot apostasie ne s’employait guère que pour désigner l’abandon d’une religion en faveur d’une autre : Ex. : L’apostasie de l’empereur Julien. Mais le mot n’a pas tardé à avoir une acception plus large et à désigner également l’abandon d’un parti ou d’une doctrine sociale. Ex. : L’apostasie du politicien Alexandre Millerand, en France ; L’apostasie du politicien Mussolini, en Italie ; L’apostasie du politicien Vandervelde, en Belgique ; du politicien Branting, en Suède, du crapuleux, de l’infect Gustave Hervé, en France, etc... L’apostasie, en matière de politique, peut avoir parfois pour cause des mobiles d’ordre intellectuel ou sentimental. Mais c’est là un cas très rare. Partisans de l’absolue liberté de pensée et d’action pour chacun, nous ne pouvons que déplorer le peu d’esprit de suite et de persévérance des compagnons qui se retirent de la lutte après avoir milité ouvertement. Mais nous ne pouvons les condamner, s’ils ont la pudeur de disparaître de la scène sociale et de ne pas aggraver leur désertion d’une trahison. D’ailleurs, il se peut que la lutte ait épuisé l’énergie ou les forces intellectuelles d’un homme : dans ce cas, sa retraite nous inspire des regrets, mais sollicite toute notre indulgence. Toutefois, comme nous l’avons dit, le cas d’une apostasie propre est très rare. Généralement l’apostat est un politicien qui estime qu’en passant dans un autre camp, il aura plus de profits qu’en restant dans le camp où il se trouve. A la base d’une apostasie, on retrouve presque régulièrement ces deux mobiles : l’argent et les honneurs. C’est pour cela que lorsqu’un parti ou un groupement social est pauvre, on peut compter ses militants. Mais dès que le parti devient riche, il se présente de toutes parts des politiciens désireux d’offrir leurs services. Les partis les plus riches en argent sont toujours les plus riches en politiciens, politiciens venus d’autres partis ou d’autres sectes dont la caisse sonnait le vide. D’autre part, les partis politiques naissants sont généralement pauvres en argent, mais ils sont riches en espoir de développement. Aussi recrutent-ils facilement des ambitieux qui calculent qu’en ayant un peu de patience, il pourront se faire la place convoitée. Ces ambitieux-là savent, en effet, que dans les partis déjà vieux, les cadres sont pleins et qu’ils auraient à surmonter d’innombrables difficultés pour se tailler une part suffisante du gâteau. Et c’est à cause de toutes ces considérations, que les anarchistes peuvent avoir pleine confiance dans leurs militants. Les politiciens ne s’aventurent pas chez eux puisqu’ils n’y pourraient récolter que la misère et les persécutions. Inutile, naturellement, de multiplier les exemples d’apostasie : la chose est devenue tellement courante en politique, qu’il n’y a qu’à regarder autour de soi pour considérer des renégats de toute espèce.

Georges Vidal

APOTRE

n. m. (du grec apostolos ; de apo, loin et stellein, envoyer)

Le mot apôtre a servi tout d’abord à désigner chacun des douze disciples que Jésus-Christ chargea, d’après la légende, d’aller prêcher l’évangile. Mais le sens du mot s’est élargi par la suite. Le mot apôtre sert aujourd’hui à désigner celui qui se voue à la propagation et à la défense d’une doctrine. Ex. : Kropotkine et Bakounine sont des apôtres de l’anarchisme. Mais ici comme en beaucoup de choses, il convient de faire attention aux faux apôtres, aux individus qui cherchent à se faire passer pour les martyrs d’une cause, à seule fin de pouvoir plus facilement duper la foule. Le trait distinctif de tout véritable apôtre est le désintéressement, le vrai celui qui fait fi de tout : argent et popularité. Peu importent à l’apôtre sincère, l’argent et la gloire. Il saura propager les idées qu’il a reconnues justes même — et surtout — si sa propagande est ardue et ne lui attire que persécutions. Son attachement aux doctrines qu’il sert est si vivace qu’il est prêt à tout sacrifier — au besoin sa liberté, ses amitiés, sa vie même — au triomphe de ses convictions. Rien ne l’arrêtera. Il a fait don de sa personne à son idéal et son dévouement est absolu. Le faux apôtre, au contraire, sous une apparence de dévouement, ne cherche qu’à satisfaire ses appétits et ses intérêts propres. C’est un comédien qui sait, à l’occasion, jouer au persécuté. Tous les politiciens des partis dits populaires se font plus ou moins passer pour de bons apôtres soucieux jusqu’à l’abnégation du bien de la masse des travailleurs. Ce sont des fourbes sans scrupules, qu’il faut démasquer sans répit. D’ailleurs, qu’il arrive le moindre danger pour eux et ces apôtres de pacotille savent disparaître ou évoluer savamment. C’est aux anarchistes qu’il appartient de dénoncer au peuple, les parasites qui se font une renommée tapageuse à ses dépens. Et c’est également aux anarchistes qu’il appartient de savoir entourer d’une affection et d’une camaraderie indéfectibles, les véritables apôtres.

Georges VIDAL.

APPARENCE

n. f. (du latin apparere, apparaître)

L’apparence est ce qui frappe la vue ou l’esprit. C’est l’aspect extérieur des choses et des êtres, aspect auquel nous sommes trop souvent tentés de nous fier. Un proverbe judicieux nous dit : « Les apparences sont souvent trompeuses », Et ce n’est que très vrai. Tout le monde se laisse prendre aux apparences. Les bourgeois ne manquent pas de se duper entre eux en dissimulant leurs sentiments ou leurs affaires sous un voile doré. Mais naturellement le plus berné de tous est le peuple qui s’englue aux boniments. doucereux et prometteurs des politiciens de tout acabit et des arrivistes de toute espèce. Régulièrement .le peuple se laisse prendre au bagoût des bateleurs qui, sous l’apparence d’honnêtes tribuns, le grugent et le dépouillent. Plus les apparences sont enjôleuses, plus il faut être prudent. Il faut gratter le vernis superficiel et voir ce qu’il y a dessous. II se peut que le fond corresponde à l’apparence. Mais il faut commencer par s’en assurer, si l’on veut éviter d’être la dupe sempiternelle.

APPEL (Cour d’)

n. f.

Tribunal dont la fonction est d’examiner en deuxième instance tous les procès correctionnels ou civils dont l’issue a été contestée soit par le condamné, soit par le plaignant ou le procureur de la République.

Cette institution est une des plus grandes hypocrisies des régimes étatiques.

Si l’on veut uniquement s’en tenir à la lettre, on peut croire que c’est un maximum de garantie de liberté qui fut accordé au citoyen en dotant le système judiciaire d’une Cour d’Appel au siège de chaque ressort juridique.

En effet, que dit le Code d’Instruction Civile et Criminelle ?

Ceci :

« Chaque fois qu’un citoyen aura comparu devant un tribunal de première instance et qu’il croira avoir été condamné à tort, il pourra faire appel de ce jugement auprès du procureur de la République, lequel sera tenu de communiquer le dossier à une chambre d’appel qui, en une audience contradictoire, aura à statuer sur le bien fondé de l’appel.

« L’appelant aura toute faculté pour apporter au cours de cette audience, les arguments en faveur de sa non-culpabilité. La chambre d’appel se prononcera donc en toute indépendance et ayant en mains tous les éléments de la cause.

« Elle pourra annuler, diminuer, maintenir ou aggraver, s’il y a lieu, le premier jugement. »

Or, du commencement à la fin, il y a dans l’application de ce texte, la plus noire hypocrisie.

D’abord, l’avocat-général, au nom de l’Etat, demandera toujours le maintien ou l’aggravation de la peine.

Ensuite, la composition même de la Cour d’Appel est un défi au bon sens.

Car tous les conseillers à la Cour sont d’anciens présidents de correctionnelle ou juges d’instruction. Et l’on sait que la solidarité professionnelle — qui est en grand honneur dans la. magistrature — oblige les conseillers à maintenir les jugements de leurs confrères.

Chaque conseiller se souvient alors, qu’il fut, avant d’occuper cette charge, un juge plus modeste — il se rappelle que, s’il avança en grade, c’est parce que les conseillers à la Cour n’annulèrent jamais ses sanctions — car chaque fois qu’un jugement est annulé, c’est un retard dans l’avancement pour le juge désavoué. Et alors, il fait pour ses successeurs de correctionnelle ce qu’il fut heureux qu’on fasse pour lui-même.

Et puis, pour un procès d’opinion, quelle infecte comédie !

Le militant est poursuivi par le Gouvernement, condamné en correctionnelle par ordre du Gouvernement — il est donc obligé d’être maintenu en prison par les conseillers dont l’avancement dépend du Gouvernement.

Aussi ne voit-on jamais de militant acquitté par la Cour d’Appel. Chaque fois, la sentence est confirmée — ou aggravée.

L’institution même de la Cour d’Appel est un non-sens qui nous donne raison, à nous, anarchistes, quant à notre critique de toutes les magistratures.

Nous disons, en effet, que nul ne peut juger son semblable, parce que son jugement peut être entaché d’erreur, car nul être ne peut se prétendre infailliblement équitable.

Or, la magistrature de l’aveu même du système judiciaire, n’est pas apte à juger puisqu’elle est reconnue faillible, sujette à erreurs — puisqu’on dit au justiciable :

« Nous allons vous donner des juges, mais ceux-ci peuvent se tromper — et pour réparer leurs erreurs (au cas où ils en commettraient), nous vous donnons la faculté de vous pourvoir devant d’autres juges moins sujets à erreur que les premiers : les conseillers à la Cour. »

Et qui sont ces conseillers, plus sûrs que les simples juges ? D’anciens juges eux-mêmes. Quelle est donc la qualité qui fait d’eux des juges plus sûrs maintenant qu’il y a seulement six mois, alors qu’ils n’étaient que de simples présidents de correctionnelle ? L’avancement, dû aux intrigues, au favoritisme et à l’âge.

On voit que la sûreté de jugement tient à bien peu de chose.

Et encore, on ne dit pas que ces conseillers sont infaillibles — on les reconnaît, eux aussi, capables d’erreurs, puisqu’on a mis au-dessus d’eux la Cour de Cassation.

En vérité, la farce judiciaire est toujours jouée aux dépens du malheureux qui a maille à partir avec les chats-fourrés. Innocent ou coupable, le pauvre diable qui est condamné en correctionnelle ne peut espérer qu’une issue en interjetant appel : de nouveaux frais de justice, l’augmentation de l’amende et l’aggravation de sa condamnation.

On dit que les loups ne se mangent pas entre eux.

Les chats-fourrés non plus.

Tous ceux qui furent assez naïfs pour espérer en la Cour d’Appel ont pu le constater amèrement.


Louis LORÉAL


ARBITRAGE

n. m.

L’arbitrage est le jugement amiable d’un différend par un tiers appelé arbitre. Le mot arbitrage sert également à désigner la sentence rendue par le ou les arbitres. Notons en quelques mots la façon dont le droit bourgeois envisage l’arbitrage :

L’arbitrage ne peut s’exercer que sur les droits dont on a libre disposition. L’acte par lequel on consent à recourir à un arbitrage s’appelle compromis. On ne peut compromettre sur les dons et legs d’aliments, logements, vêtements, ni sur les séparations, divorces et autres questions d’état civil. Les arbitres, désignés sous le nom d’amiables compositeurs, jugent en équité et il ne peut être appelé de la sentence. En cas de partage ou de désaccord, le président du tribunal nomme un tiers arbitre ou un surarbitre. Les ouvriers, employés ou patrons peuvent soumettre les questions qui les divisent à un comité de conciliation, et, à défaut d’entente dans ce comité, à un conseil d’arbitrage. Ils s’adressent au juge de paix, chargé des détails de la procédure, mais étranger à la décision sur le fond, prise par les arbitres. Des commissions d’arbitrage ont été instituées, après la guerre de 1914–18, pour régler les différends entre locataires et propriétaires.

Il existe également un arbitrage international, c’està-dire une procédure dite de « pacifique » employée pour le règlement des litiges internationaux et qui consiste dans la désignation, par deux Etats en conflit, d’une puissance tierce, d’un corps constitué ou même d’un simple particulier chargé de les départager. Une Cour permanente d’arbitrage siège à La Haye depuis 1898. Le conflit mondial de 1914–1918 nous a montré ce qu’on pouvait attendre de cette institution diplomatique.

Tant que les peuples n’auront pas pris en mains leurs affaires, ce ne sont ni la Cour de La Haye ni la Société des Nations qui pourront éviter les tueries internationales. Pas plus que la comédie permanente des Commissions d’arbitrage ne pourront donner une solution satisfaisante aux différends entre simples particuliers. Notons, en passant, combien est mensonger le titre de « Société des Nations », les peuples n’étant pas admis à désigner leurs représentants et ceux-ci étant au contraire choisis par leurs gouvernements respectifs. Ceci déjà montre le peu de confiance que l’on peut avoir en cette Assemblée de diplomates. D’ailleurs, aurait-elle les meilleures intentions du monde et serait-elle composée de gens sincères, la Société des Nations n’en serait pas moins impuissante. Ses décisions, respectées par les gouvernements parce qu’ils les ont dictées eux-mêmes seraient considérées comme nulles du jour où elles viendraient à contrecarrer leur politique. (Voir Nations (Société des)).

Tout bien considérée, la pratique de l’arbitrage, que ce soit dans les différends qui séparent les particuliers ou ceux qui divisent (en cas de grève, par exemple), patrons et ouvriers ; qu’il s’agisse de fixer les droits respectifs des propriétaires et des locataires, ou d’évaluer le sursalaire attribué aux travailleurs de tous ordres, à titre d’indemnité de vie chère, la pratique de l’Arbitrage est née de la multiplicité croissante des désaccords, du déséquilibre toujours plus marqué des rapports, et de la difficulté toujours plus grande de concilier ou de trancher par des dispositions législatives les intérêts en lutte. Au fond, le recours à l’arbitrage n’est qu’un pis aller et quand il donne lieu au prononcé d’un arrêt, il arrive que, quatre-vingt-dixneuf fois sur cent, la sentence rendue ne satisfait aucune des parties.

Au surplus, les arbitres n’ont pas les mains libres ; ils sont liés, comme de vulgaires magistrats, par des textes de lois, des arrêts déjà rendus, une jurisprudence plus ou moins prédominante, des habitudes acquises, etc. ; en sorte que, tout ce fatras semi-judiciaire, routinier et le plus souvent inique, n’assure pas le respect et la reconnaissance des droits véritables et ne conduit pas à l’exacte et souveraine équité.

Lorsque, au lieu d’être courbés sous l’arbitraire des conventions et contrats imposés par les pouvoirs établis ; lorsque, au lieu de vivre dans un milieu social où tout est concurrence et rivalité, les individus ne reconnaîtront comme valides que les contrats qu’ils auront librement passés avec leurs semblables et vivront dans une société où l’Autorité et la Propriété — ayant été abolies — ne susciteront plus les antagonismes que nous avons eu l’occasion de signaler (voyez Antagonismes) les cours et commissions d’arbitrage n’auront plus aucune raison d’être et disparaîtront d’elles-mêmes. Mais... ce sera l’Anarchie.

ARBITRAIRE

adj. (du latin : arbitrarius)

Qui dépend de la seule volonté en dehors de toute considération de raison, de justice, de conscience, et qui, par conséquent, est despotique. Ex. : Le pouvoir d’un Gouvernement est arbitraire. Le mot arbitraire est également employé comme substantif (masculin) et sert à désigner une autorité sans autre règle que le bon plaisir, un despotisme sans frein. Ex. : Le peuple a toujours subi des arbitraires de toutes sortes. Aussi loin que l’on remonte, on s’aperçoit que tous les Gouvernements — qui ne sont que la consécration du droit du plus fort — ont toujours donné naissance aux pires arbitraires. Qui mieux est encore, c’est que les détenteurs du pouvoir, pour fortifier leur tyrannie, n’ont pas hésité à codifier cet arbitraire et à en faire des lois qui, sous une pompeuse appellation, ne sont que les statuts de l’arbitraire légal. Tout homme qui, par un moyen ou par un autre, impose sa volonté à son voisin commet un arbitraire. La bourgeoisie — comme l’aristocratie d’antan — est coutumière du fait et ne maintient son autorité qu’en faisant usage de l’arbitraire le plus infâme de tous : la répression.

Sous les anciens régimes : la monarchie absolue, l’empire, l’arbitraire ne connaissait pas de limites. Une caste restreinte dominait le pays avec un despotisme brutal. Le paysan et l’ouvrier n’avaient pas plus de droits que les esclaves de l’antiquité. Ils en avaient moins peut-être, car le maître tout au moins ne laissait pas mourir de faim ses esclaves. Mais ce cynisme dans l’arbitraire finit par engendrer la révolte. Des révolutions éclatèrent. Le Pouvoir absolu et personnel se changea peu à peu en un Pouvoir impersonnel et tempéré par une Constitution. Mais ces changements parvinrent tout au plus à atténuer les formes les plus révoltantes de l’arbitraire. Les classes moyenne et prolétarienne qui avaient fait ces révolutions continuèrent à subir des vexations et des brimades de toutes sortes. L’arbitraire fut tout simplement un peu plus hypocrite et prit soin de recouvrir ses forfaits d’un voile légal. La raison en est claire : c’est que l’arbitraire est la conséquence même de l’Autorité. Il ne suffit point de changer ou de modifier cette dernière. Il ne suffit point de l’habiller de mots nouveaux et de la dissimuler sous des formules ronflantes. Si l’on veut supprimer définitivement l’arbitraire, il faut abattre irrémédiablement l’Autorité, seule cause du mal. Et, seuls, les anarchistes se sont fixé cette tâche.

- Georges VIDAL.

ARBITRE

Voir Libre arbitre

ARCHIES

(du grec arché)

Cette terminaison désigne les différents pouvoirs qui exercent dans la société l’autorité et le commandement, pouvoirs néfastes à tous les points de vue, incapables d’assurer l’ordre véritable, qu’il s’agisse de la monarchie (monos, un seul), pouvoir laissé à l’arbitraire d’un individu, ou de l’oligarchie (oligos, peu nombreux), pouvoir d’une clique (une olig-archie d’hommes d’affaires, de politiciens, de guerriers, etc... , asservissant le monde à ses caprices, — cent tyrans au lieu d’un), ou de toutes les archies passées, présentes et futures. Qu’elle soit l’expression de la volonté d’un seul ou de plusieurs, l’archie suppose la division de l’humanité en maîtres et esclaves, tous incapables de se diriger eux-mêmes. — Hiér-archie (gr. hieres, sacré). La société ne peut pas se passer d’une hiérarchie. Celle-ci découle de l’autorité même ; les individus sont subordonnés les uns aux autres, les uns commandent, les autres obéissent, les uns occupent le faite de l’édifice, les autres les plus bas degrés, les riches et les puissants ne pouvant pas plus se passer des pauvres et des petits que ceux-ci ne peuvent se passer d’eux. Partout des classes, des castes, des barrières, des divisions, des distinctions... Les individus ne diffèrent pas entre eux par l’originalité (ils sont tous pareils, également tarés), mais par le titre, le costume, la fonction, le galon... Le principe de toute hiérarchie consiste dans la subordination des inférieurs aux supérieurs (ce qui est arbitraire, rien ne prouvant la supériorité de ceux qui, chargés de diriger les esclaves, sont également esclaves, de ceux qui, maîtres de la société, ne le sont pas d’eux-mêmes). Il faut, dit-on, une hiér-archie pour assurer le bon fonctionnement de l’Etat. Que deviendrait une société dans laquelle chacun ferait ce qu’il voudrait ? Ce serait l’arbitraire. Or, que voyons-nous dans une société hiérarchisée, sinon le triomphe du désordre ? Nul n’est à sa place, nul ne remplit son rôle, chacun croit faire ce qu’il veut et ne fait que se rendre insupportable au voisin : c’est le bon plaisir des dirigeants qui domine, offrant le spectacle d’une incohérence inimaginable, servie et soutenue par la veulerie des dirigés. La hiérarchie n’est qu’une subordination des intelligents aux imbéciles. C’est une hiér-archie à rebours, une mystification. — Synarchie (gr. sun, avec). Union, solidarité des archies. Synthèse de gouvernement, loi d’organisation sociale. D’après St-Yves d’Alvevdre, Barlet, Lelay et Papus, il existe une analogie entre la loi qui dirige l’homme et la loi qui dirige la société. Les divisions de l’organisme humain (ventre, poitrine, tête) se retrouvent dans la société (économie, pouvoir, autorité). La syn-archie établit une fois pour toutes (?) la loi des dirigeants et des dirigés. Théorie contestable. — Ant-archie. Le préfixe ant désigne la lutte contre l’archie. Il est employé ici comme dans anti-cléricalisme, anti-alcoolisme, anti-social, anti-esclavagiste, anti-révolutionnaire, anti-militarisme, anti-patriotisme, etc... tandis que le vocable anarchie signifie l’absence même de toute archie, la suppression de toute autorité, désigne une attitude audessus et en dehors comme a-légal, a-patriote, a-social, a-religieux, a-clérical, a-moral, a-politique, a-nomie (absence de loi imposée du dehors à l’individu, sa propre loi), etc... L’ant-archiste n’a pas le désintéressement et la noblesse de l’an-archiste (l’anti désignant une attitude politicienne, utilitaire, in-esthétique). Cependant, an-archie n’implique pas une indifférence absolue à l’égard du monde social : se placer au-dessus de l’autorité, c’est entrer en conflit avec elle. Néanmoins, on peut échapper à l’idée fixe de la combattre, idée qui finit par engendrer l’esclavage, en nous subordonnant à ce que nous combattons, et nous fait employer les mêmes armes que l’adversaire. L’an-archie est préférable sous tous les rapports à l’ant-archie. — Aut-archie (ne pas confondre avec le vocable précédent) gouvernement de soi-même (autos), self-government des Anglais, système d’autonomie morale préconisé par La Réveillère-Lepault. Anarchie à l’usage des gens du monde et des vieux militaires. Convient aux fonctionnaires retraités, aux correspondants de sociétés savantes, aux professeurs d’énergie... L’autarchiste admet l’Etat, l’autorité, la propriété, la loi, la hiérarchie. Il a de l’honneur une conception traditionnelle. Il est, il est vrai, ennemi de certains préjugés et de la routine administrative. Il ne fait pas de politique (?). C’est un réformiste. L’autarchiste suit les offices religieux ou se contente de croire en l’Etre suprême : M. Homais est autarchiste. L’autarchie, qui prétend avoir son fondement dans l’autonomie individuelle et la liberté de penser, comme l’an-archie, poursuit un but différent. Tandis que l’an-archie fait table rase du social (dans la mesure du possible), l’aut-archie tient compte du social. Tandis que l’an-archiste s’efforce de rompre tout lien avec le monde dit civilisé, de profondes attaches retiennent l’autarchiste au passé. Il n’est pas libéré. Il est altruiste, ne repousse pas l’association (La Réveillère admet même une autarchie communale), accepte l’organisation sociale avec des remaniements, des modifications, reste dans la légalité. L’autarchie est un compromis.

Autres mots forgés avec archie : idiarchie (gouvernement par l’idée) ; logo-archie (théorie préconisant le lien entre les socialistes rationnels, logo-archistes (logos, lien)) ; poly-archie (polus, plusieurs) : le régime républicain est une poly-archie ; pan-archie (pan, tout) : on peut dire que la Société tout entière est une vaste pan-archie : l’autorité y exerce sa tyrannie sous toutes les formes, y déploie son incohérence sans limites. Ce système ramène le monde entier à l’autorité ; archiste (partisan de l’archie).

- Gérard de LACAZE-DuTHIERS.

ARCHITECTURE

(du grec architektonêo, je bâtis)

Art de constuire des édifices dans des proportions et selon des règles déterminées.

L’architecture égyptienne est toute de solidité et de régularité toute nue. L’Egypte fut le foyer et la genèse de l’architecture et toutes les architectures, même celle gothique, a dit Boss, sont sorties de l’Egypte. E. Pelle tan prétend que c’est une émanation directe de l’Egypte. L’art débute par l’architecture et Balzac écrit que l’architecture est l’expression de la civilisation d’un peuple.

L’architecture comporte des règles. Elle n’est donc pas un art libéral.

Lamennais prétend qu’elle est une poésie, la poésie du monde des corps et des formes inanimés.

Renan dit que les Juifs n’ayant pas d’architecture propre n’ont jamais tenu à donner à leurs édifices un style original.

Montégut déclare qu’elle n’inspire à l’esprit que des idées de grandeur, de noblesse, d’austérité majestueuse.

Sur un terrain restreint, Balzac dit que le miracle de cette fée parisienne appelée l’architecture est de rendre tout grand.

Par extension, l’architecture est le mode de construire, le genre, le caractère distinctif des ornements d’un édifice qui comporte cinq ordres principaux.

Se dit aussi d’un monument, d’un édifice ou d’une de ses parties. Th. Gautier écrit qu’il faut avouer que plus une architecture, une joaillerie, une arme, datent d’une époque reculée, plus le goût en est parfait et le travail exquis.

Par comparaison : structure.

Bossuet écrit :

Les os sont, dans l’architecture du corps humain, ce que sont les pièces de bois dans un bâtiment de charpente.

C’est un arrangement harmonieux des parties de l’univers :

Je regarde en gros toute la nature

J’en observe l’ordre et l’architecture.

(Régnier Desmarets).

En franc-maçonnerie, un morceau d’architecture est le nom donné aux discours prononcés dans les loges maçonniques.

L’architecture à laquelle on donne parfois le nom d’art monumental se divise en quatre branches principales : L’architecture religieuse, civile, militaire, hydraulique.

L’architecture religieuse a pour objet la construction de tous les édifices destinés au culte : temples, basiliques, églises, chapelles, oratoires, cryptes. A cette classe se rattache l’architecture monastique s’occupant de la construction des établissements destinés à l’habitation des communautés religieuses et les monuments funéraires

L’architecture civile comprend les édifices appropriés aux besoins de la vie politique et privée : palais, châteaux, résidences officielles, tribunaux, théâtres, cirques, prisons, hôpitaux, halles, bains, fondations publiques et monuments purement décoratifs comme les arcs de triomphe. L’architecture civile prend le nom d’architecture domestique lorsqu’elle s’occupe des habitations ordinaires de l’homme et celui d’architecture rurale lorsqu’elle a pour objet la construction de bâtiments destinés aux exploitations agricoles : fermes, granges, etc...

L’architecture militaire embrasse les différentes constructions nécessaires à la défense ou à l’attaque d’un territoire : forteresses, remparts, bastions, redoutes, arsenaux, hangars pour aéroplanes et dirigeables, etc...

L’architecture hydraulique est l’art de conduire et de retenir les eaux et d’élever des constructions dans leur sein : digues, jetées, ports, canaux, aqueducs, ponts, etc...

L’architecture hydraulique et militaire tendent à disparaître, le génie militaire et les ingénieurs s’étant substitués aux architectes dans la direction des travaux de fortification.

Les constructions navales sont complètement distinctes de l’architecture proprement dite et le terme d’ « architecture navale » est tout à fait désuet.

L’architecture a pour but, comme tous les beaux arts, d’exprimer matériellement l’idée du beau. Elle crée elle-même les formes par lesquelles elle traduit cette idée. Elle les combine et les développe suivant les proportions et les règles que le goût seul détermine. Par la conséquence, elle demande plus d’imagination que les autres arts pour imprimer à ses productions un caractère dont elle ne trouve d’autre exemple dans la nature que l’ordre, l’intelligence et l’harmonie qui y règnent, tandis que la peinture et la sculpture y puisent les modèles qu’elles représentent et l’expression des sentiments dont elles animent leurs sujets.

L’architecture est un art de création. Si elle était appelée à devenir un art d’imitation, sa destruction serait fatale.

L’architecture grecque à laquelle on donne comme type primordial la cabane de bois est sans contredit l’architecture la plus complète, la mieux raisonnée et la mieux réglée. Elle est devenue classique et ses productions sont devenues des chefs-d’œuvre de goût.

Il n’y a de monument parfait que celui qui possède à la fois la beauté, la commodité et la solidité.

Pour réaliser la beauté, la composition architectonique doit avoir égard à l’ornementation, à la symétrie, à l’harmonie ou eurythmie et à la convenance.

L’ornementation donne aux matériaux employés à la construction les formes les plus agréables. Les éléments de l’ornementation sont les ordres (colonnes et entablements), les pilastres, les arcades, les frontons, les sculptures et les peintures décoratives.

La symétrie résulte de l’exacte proportion des parties entre elles et des parties avec le tout.

L’Harmonie ou eurythmie est constituée par l’accord des parties correspondantes. Elle exige que l’unité la plus complète règne dans la construction, que tous les détails et ornements se rapportent à l’ensemble, ce qui ne doit pas exclure la variété à laquelle l’architecture emprunte la plus grande partie de ses agréments en prenant garde que cette variété ne dégénère en confusion.

La convenance consiste à donner à l’édifice l’ornementation et les proportions les plus convenables à sa destination, car il importe qu’un monument éveille tout d’abord par son aspect des idées analogues à son emploi, comme il est nécessaire sous le rapport de la commodité qu’il y ait convenance entre la construction d’un édifice et sa destination. Ne pas construire un temple comme un théâtre, une cathédrale comme une église de village, une gare comme une salle de bal.

Le tact seul peut donc guider l’architecte, car il est à peu près impossible de tracer des règles générales pour tous les détails de l’aménagement intérieur.

Sans la solidité, la beauté et la commodité seraient sans valeur et il est indispensable que l’architecte ait une profonde connaissance des forces ; il lui faut savoir calculer la pression des masses dont les unes agissent verticalement, d’autres perpendiculairement et oliquement.

En ce qui concerne ces dernières, il est à constater que les travaux auxquels se livrent les architectes de la République soviétiste, dans la construction des monuments en cours d’édification, palais de la paix et autres, la structure et la superstructure sont d’une originalité qui déconcerterait beaucoup nos architectes français actuels. Les plans et les dimensions, les inclinaisons et les carcasses que nous avons pu apprécier à l’Exposition des Arts Décoratifs dépassent en imagination ce que les écoles les plus différentes auraient pu imaginer. Il est impossible de savoir ce que l’avenir déterminera sur les monuments dont il s’agit, mais il ne faut pas oublier que c’est pour avoir observé les règles dont il est causé dans toute cette étude que l’Architecture grecque s’est élevée à un très haut degré de perfection. Ces règles sont cependant subordonnées au génie et au goût particulier de chaque artiste.

Le génie seul peut créer des combinaisons originales, agréables, que le goût épure et qu’il coordonne avec les principes sévères de l’art.

L’architecture est née avec l’homme, car l’homme eut toujours besoin d’abri contre l’inclémence des saisons et les attaques des animaux et l’art est complètement étranger aux constructions primitives.

Les premiers hommes trouvèrent leur gîte dans les cavernes des montagnes ; les pasteurs toujours mobiles créèrent la tente et la cabane. La grotte a été le modèle des constructions souterraines ; c’est elle qui a donné l’idée des constructions cyclopéennes et celtiques et lorsqu’on examine les vestiges des villages mégalythiques qui existent encore dans les montagnes de la chaîne des Monts Dore, en Auvergne, on est frappé de la similitude qui existe entre ces constructions cyclopéennes, ces blocs énormes superposés et la grotte primitive.

La tente a engendré l’architecture des Chinois et des Japonais si remarquable par son extrême légèreté, ses formes capricieuses et ses toits recourbés et terminés en pointe.

La cabane offrait les éléments de l’architecture grecque et romaine.

Chaque peuple a laissé dans ses monuments l’empreinte de son caractère, de ses usages, de ses croyances, de sa civilisation tout en se conformant aux lois de la convenance que lui imposait le climat.

Il y a donc eu autant d’arts de bâtir que de peuples et de civilisations.

Les monuments les plus anciens qui nous sont connus sont les menhirs et les dolmens dont on ignore l’âge, puis les constructions plastiques ou cyclopéennes dont les blocs irréguliers sont cependant appareillés.

Puis l’architecture hébraïque est apparue sans être très connue, attendu qu’elle n’a laissé aucun art, car à l’époque où elle existait, les temples somptueux dont il est parlé dans la Bible, le palais de David, le temple de Salomon étaient exécutés par des artistes étrangers, généralement phéniciens.

Les Hébreux rapportèrent d’Egypte les connaissances architectoniques qu’ils déployèrent das leurs temples.

Ce fut au temps de Périclès que l’architecture grecque fournit ses plus beaux chefs-d’œuvre.

C’est aux Etrusques et aux Toscans dont le style architectural était dérivé de l’ordre dorique qu’on attribue les principaux monuments construits à Rome.

Puis l’architecture religieuse reste fidèle au type de l’art romain dégénéré qui fut l’art roman dont la France possède de si purs joyaux.

Puis les architectes du nord de la France firent subir à l’architecture chrétienne une transformation radicale en faisant disparaître l’aspect massif des murailles. Ce style caractérisé par l’emploi systématique de l’ogive a été improprement désigné sous le nom de gothique, bien que les Goths soient complètement étrangers à sa création.

Puis, au moment où l’architecture ogivale était dans son plein épanouissement, une révolution profonde s’accomplissait en Italie et la passion de l’antiquité surexcitée au plus haut point gagna les artistes qui, à leur tour, se mirent à étudier les monuments anciens et varièrent à l’infini les détails de l’ornementation. L’Europe presque entière adopta le style de la Renaissance italienne.

Peu à peu les pures traditions de l’antique furent mises dans l’oubli et se produisaient les plus étranges aberrations du goût. A un style créé à une époque de corruption effrénée succéda le style rigide, austère, des néo-classiques que fit éclore la Révolution française. Il enfanta l’architecture contemporaine qui, non contente de copier tous les styles, les continue, les amalgame sans discernement et sans goût.

Victor Hugo écrit ainsi dans « Notre-Dame de Paris » sur la merveille gothique qu’est la cathédrale parisienne :

« Sur la face de notre vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride, on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior : le temps est aveugle, l’homme est stupide.

On peut distinguer dans toutes les sortes d’architecture, des ruines, des plaies, des amputations, des lésions qui sont déterminées par trois caractères : le temps, les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de sculptures, de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers d’arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt par leur mitre, tantôt par leur couronne. Enfin, les modes de plus en plus grotesques et sottes qui, depuis les anarchiques et splendides déviations de la Renaissance se sont succédé dans la décadence nécessaire de l’architecture. Ces modes ont fait plus de mal que les Révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l’art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué l’édifice dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait, prétention que n’avaient eu, du moins, ni le temps, ni les révolutions, Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût sur les blessures de l’architecture gothique leurs misérables colifichets d’un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritables lèpres d’oves, de volutes, d’entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d’amours replets, de chérubins, bouffis qui commence à dévorer la face de l’art sous l’oratoire de Catherine de Médicis et le fait expirer deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.

Ainsi pour résumer ce que nous venons d’indiquer, trois sortes de ravages défigurent aujourd’hui l’architecture gothique. Rides et verrues à l’épiderme, c’est l’œuvre du temps. Voies de fait, brutalités, contusions, fractures, c’est l’œuvre des révolutions depuis Luther jusqu’à Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocations de la membrure, restaurations ; c’est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignale. Cet art magnifique que les Vandales avaient produit, les académies l’ont tué.

Les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ; plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie, le dépôt que laisse une nation, les entassements que font les siècles, le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en un mot, des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre, ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Les grands édifices, comme les grandes montagnes sont l’ouvrage des siècles. Le temps est l’architecte, l’homme le maçon. »

Nous venons d’assister à Paris à une manifestation intéressante. L’Exposition des Arts Décoratifs a révélé dans l’architecture, non pas un nouveau style, mais un effort considérable dans la façon de construire, de décorer et d’ornementer. Tout en s’inspirant de la ligne quelque peu germanique où le style roman très dégénéré offre au regard la lourdeur de ses lignes, les seules qui soient possibles à une époque où le fer et le ciment arment les édifices, les architectes sont arrivés à une unité de conception que les terribles difficultés financières leur ont imposée. Matériaux, main-d’œuvre, construction et décoration extrêmement difficultueux, des édifices ont surgi en quelques mois et par un ensemble parfait ont donné une note accueillante et proportionnée à l’effort. Rien de nouveau n’est sorti du goût actuel, seul un esprit pratique a présidé à l’édification de monuments provisoires, mais il faudra aux écoles une profonde révolution de mœurs et d’idées pour rénover un art qui depuis plus de deux cents ans est tombé en décadence.

Doit-on concevoir que dans la société future l’architecture reprendra une situation plus en rapport avec les circonstances et les besoins ? Certes oui, l’espérance en est possible et les temps meilleurs amèneront des perturbations profondes dont surgiront de meilleures architectures.

* * *

L’histoire de l’architecture est aussi ancienne que l’histoire de l’humanité avec laquelle assez exactement elle se confond.

Aucun des monuments édifiés par les civilisations modernes ne dépasse et n’égale les architectures antiques tant par la forme que par la grâce et la beauté.

Examinons les monuments impérissables de l’antiquité et comparons-les aux monuments construits depuis vingt siècles et nous constaterons la dégénérescence de nos architectures, nous nous inclinerons devant la pauvreté, sinon des lignes, du moins de l’ensemble des édifices. Commençons par l’architecture hindoue :

Dans les villes des bords du Gange, de l’Inde Centrale où s’épanouit une civilisation si brillante, les rois rivalisaient à qui élèverait les temples les plus somptueux en l’honneur des grandes divinités.

Pendant des années et parfois même des siècles, des milliers d’ouvriers creusent sur plusieurs centaines de mètres d’étendue, les parois d’une montagne, y découpent des salles immenses et décorent la pierre de statues, de fleurs, d’animaux pressés en groupe, ou bien, d’un bloc monolithe ayant les proportions d’une colline, ils tirent un temple aux formes massives, aussi fouillé de sculptures qu’un ivoire japonais, tel le rocher sculpté et temple de Mahavellipore, aux environs de Madras.

Le temple hindou est une synthèse de l’univers. Le lieu où il s’élève, son orientation, sa forme générale et le moindre de ses détails ont une signification réelle et symbolique. Hollebecque nous apprend que la pensée des diverses époques, les mœurs, les croyances et cette tonalité particulière de l’imagination hindoue sont inscrites sur chaque fragment de la pierre ; et là où nous ne possédons aucun renseignement sur les idées générales et la vie journalière, nous les reconstituons à l’aide de ces grands poèmes architecturaux où chaque pilier, chaque bas-relief nous raconte l’effort du peuple hindou pour exprimer son idéal.

Le temple est orienté vers l’Est ; afin que la divinité immobile, qui médite sur l’autel du sanctuaire, puisse faire face au soleil levant dont elle est, presque toujours, une incarnation. Souterrain formé de salles immenses soutenues par des allées de colonnes que surmontent des milliers de sculptures, le temple a l’aspect de la forêt himâlayenne, touffue, impénétrable et sombre. Mais ses nefs, ses statues taillées dans la muraille prennent une direction unique : à travers les ténèbres opaques, elle mènent vers le dieu qui concentre en lui tous les attributs — (la Trimûrté ou le Bouddha selon le culte en honneur) — image de l’ordre et de l’harmonie universels, et que l’homme atteint après d’infinies recherches. Edifié sur le sol, le temple prend le plus souvent la forme d’une pyramide, haut dressé vers le ciel, comme les cimes des montagnes, ou échelonnée par degrés comme la hiérarchie des êtres vivants qui va de l’insecte au dieu suprême, en parcourant toute la série des formes que l’âme épouse au cours des transmigrations.

Mieux encore que la structure architecturale, la décoration du temple en marque la signification essentielle. Frontons, narthex, culs-de-lampe, chapiteaux, colonnes, balustrades, voûtes, murailles et ces portes aux lignes pures... rien n’est dédié au vide ou au repos. Fouillée, ciselée, ornée en ses moindres parties, la pierre ne constitue pas, comme dans le temple grec, par sa nudité et l’ apparence de ses lignes, un élément nécessaire à l’impression d’ensemble. Tout est mouvement, confusion, excès, comme si l’artiste voulait imposer aux fidèles, à l’aide de sensations multiples, la croyance aux transformations incessantes des choses, à l’infinité des phénomènes se transmuant sans relâche les uns dans les autres. La vie et la mort, la sensation et la pensée, la luxure et l’ascétisme ne sont que des formes apparentes par où s’exprime le principe éternel de l’Univers, le grand Tout, qui domine sur l’autel ou au faîte de l’édifice. Débauche d’ornementation où les pensées, les styles, les symboles en se mélangeant convergent secrètement vers l’unité.

Force, abondance, recherche des propositions excessives et de la multitude des détails auxquels on sacrifie les lignes et la composition générale ; union de l’architecture, de la sculpture et de la peinture qui, appelées à concourir ensemble au même but, ne se conçoivent pas comme des moyens d’expression artistique indépendants, tels sont les caractères essentiels de l’art hindou, religieux par excellence, mais représentatif d’idées coordonnées et de symboles d’une grande diversité.

Les plus anciens monuments de l’Inde ne remontent pas au-delà du IVème siècle avant notre ère, à une époque où l’architecture a atteint sa perfection dans la plupart des civilisations antiques et où, pour certaines, elle entre en décadence.

Les premiers sont dédiés au culte bouddhique, creusés dans des parois de montagnes, ils donnent l’impression d’un travail formidable, poursuivi durant des centaines d’années par des milliers d’ouvriers.

Le plus souvent, le temple est précédé d’une véranda en pierre, — sorte de narthex — soutenue par des piliers taillés dans le roc ; de chaque côté se dressent des sculptures colossales ; armées d’éléphants comme à Karli, lions et divinités triples comme à Eléphanta.

La façade du temple est couverte de bas-reliefs et de statues et s’ouvre, sur l’Intérieur, par trois portes surmontées d’un arc en forme de fer-à-cheval, qui se répète sur l’immense ouverture creusée au-dessus des portes et par où pénètre la lumière.

Les salles souterraines, dont le nombre varie de 2 à 30, sont plongées dans une ombre épaisse. Des colonnes de 6 à 8 mètres de haut les soutiennent, formant allées ; leurs fûts montés par des cavaliers (Karli).

Au fond, une statue colossale de Bouddha, de plusieurs, mètres de haut, assise ou debout sur un immense dagoba (autel), brille dans l’ombre (Ellora) entourée de personnages (Ajânta). Les piliers et les plafonds sont recouverts d’arabesques et de sculptures, et les murs s’ornent parfois de fresques (Ajânta), qui représentent des scènes de la vie de Çakya-Mouni ou composent un décor floral et animal plein de grâce.

Le monastère ou « vihara » formé de cellules disposées autour d’une salle, fait suite à l’édifice sacré.

Les pincipaux temples souterrains ont été retrouvés à Bhaja, au Bikar, à Karli (entre Bombay et Puna), à Ajânta, à Ellora. Ce dernier comme le temple d’Eléphanta est consacré à divers cultes. On connaît d’autres monuments bouddhiques :

Les colonnes monolithes ou lâts, dont le chapiteau supporte un ou plusieurs animaux sculptés où sont inscrits les édits des rois. A Allahabad et à Delhi, ces piliers ont environ 13 mètres de haut ; ils comptent parmi les plus anciens monuments de l’Inde.

Le stûpa est une sorte de dôme hémisphérique, posé sur un soubassement cylindrique. Il indique que, les hindous n’ont pas connu la voûte proprement dite à joints convergents. Ils n’ont construit que des voûtes à assises horizontales, d’une extrême solidité. Ce monument procède sans doute de l’ancien tumulus dont il reproduit la forme et l’usage. C’est un monument funéraire important et haut. Une balustrade en pierre entoure cet édifice et quatre portes monumentales s’ouvrent dans la direction des points cardinaux. Couvertes de sculpture et de bas-reliefs sur toutes les faces, ces portes ont environ 10 mètres de haut sur 6 mètres de large. Les plus importants parmi ces monuments se rencontrent à Barhut, à Annavati, à Sarnath.

Le temple ou chaïtya, où s’assemblent les fidèles, quand il n’est pas souterrain, se compose d’une sorte de pyramide à plusieurs étages reposant sur un cube d’environ 8 mètres de haut sur 15 mètres de côté, comme celui de Buddha Gaya, qui, bâti au Ier siècle avant notre ère, contenait une statue de Bouddha en or et était entouré d’une balustrade sculptée rappelant les temples du Sud de l’Inde.

Le culte jaïna a donné naissance à un art très développé et d’une grande richesse. Les statues entièrement nues des jaïns, des saints vêtus de l’air, ornent les autels, les piliers et les tours des grands temples, dans la dentelle des pierres.

Plus tard, le brahmanisme exprimant son triomphe sur le bouddhisme, fait bâtir une multitude de temples somptueux qui couvrent l’Inde du Nord au Sud.

Si les proportions et chaque partie de ces monuments sont réglées d’après des conventions inviolables, la décoration témoigne d’une fantaisie et d’une liberté d’inspiration qu’aucun peuple n’a dépassée. Le temple domine le paysage sans jamais être écrasé par lui. On élève des constructions grandioses destinées, par la prédominance des lignes verticales sur les lignes horizontales, à produire par leur hauteur une impression d’élan vers l’espace céleste. Un mur d’enceinte percé de plusieurs portes ornées entoure l’édifice. Bâti en pierres assemblées et taillées de façon si parfaite que le ciment n’a jamais été nécessaire, le temple comporte des murs d’une épaisseur énorme qui concourent à lui donner l’aspect de la puissance. Une forme bien définie : une base cubique supporte une tour pyramidale tronquée en son sommet et couronnée d’une sorte de petit, dôme cotelé. Un porche surmonté lui-même d’une tour de même style mène aux salles intérieures. Toute la façade est couverte de sculptures et d’une ornementation si riche qu’en nul endroit la pierre nue n’apparaît. Il semblerait que la Renaissance française ait pris ses formes et sa décoration dans les portes et les pilastres de ces temples.

Les principaux monuments de l’époque néo-brahmanique sont : le temple de Bhavanesvar, qui par suite d’adjonctions successives possède plusieurs tours semblables de 50 mètres de haut. Il date du VIème siècle ; le temple de Rajanari, du Xème siècle ; de Ranarak, dans la province d’Orissa ; une série d’une quarantaine de temples à Khajurao (du Vème au XIème siècles). Ils sont ornés chacun de milliers de statues et de motifs décoratifs extrêmement riches et variés ; de Mahoba, de Kalinger, de Rewak, de Teli-Mandir, de Shas-Bhao, de Chittor, de Nagda, etc ...

Les Hindous brâhmanisants émigrèrent dès les premiers siècles avant notre ère au Cambodge, au Siam, à Java. Ils fondèrent de grands royaumes aux villes riches et prospères dont les ruines imposantes nous frappent d’étonnement et de magnificence. Le temple d’Angkor-Vat, au Cambodge, est le type le plus grandiose et complet qu’ait laissé cette civilisation. A Java, les monuments de Boro-Boudor présentent un saisissant aspect hindou, mais ne portent pas d’inscriptions permettant de les dater.

A la société aryenne de mœurs primitives a donc succédé cette société complexe et civilisée qui a bâti dans l’Inde ancienne d’immenses cités. empreintes de goût, de bien-être et du luxe le plus exquis. Animées et fastueusese, ces villes sont ornées de palais et de temples si beaux, rapporte un texte, qu’on les eût dites « bâties par des génies ».

L’architecture chinoise ne donne pas l’impression de puissance et de durée que nous éprouvons dans les édifices d’Egypte et d’Inde. Le chinois emploie le bois et la brique plus volontiers que la pierre. Son architecture est bien spéciale. Elle se distingue de toutes les autres par ses superpositions de toitures et son caractère pyramidal. Elle est svelte, gracieuse, hardie. Inspirée par le souvenir lointain de la tente nomade, les toitures gardent la convexité des étoffes ou des peaux qui recouvraient la tente mongole et dont le poids courbait les cordes tendues. Les pointes recourbées aux angles du faîte sont l’image des crochets qui retenaient les mobiles couvertures de l’antique abri.

Vers le IIème siècle avant notre ère, lorsque la Chine parvint à ce qu’elle considérait comme le maximum du bien-être et de la civilisation, elle eut le désir de repos, d’isolement et d’immobilité. Elle éleva sa grande muraille.

L’architecture chinoise est à peu près immuable, des règlementations étroites paralysent l’architecte. Ce dernier, dans les constructions n’a pas le droit de dépasser telles dimensions adéquates au rang social qu’occupe celui dont il est chargé d’édifier la demeure. En revanche, toute liberté en ce qui touche la décoration. Aussi fleurissent le caprice et la richesse dans la fantaisie du meuble d’un art et d’un luxe inouïs.

Parmi les constructions, le Temple de la lune à double toiture mérite d’être mentionné.

Pendant qu’en Egypte se fondait une civilisation appelée à subsister pendant de longs siècles, les peuplades asiatiques élevaient un empire qui devait laisser des traces gigantesques dans l’histoire du monde et de l’architecture : l’empire d’Assyrie et de Chaldée qui élevèrent deux villes gigantesques : Ninive et Babylone qui ont disparu complètement et dont les traces seules ont été retrouvées au XIXème siècle, enfouies dans les sables. On y découvrit de véritables merveilles, les architectes avaient construit des palais gigantesques à Khorsabad, près de Mossoul.

Ninive sortit de l’oubli sur l’emplacement de Koyoundjik, et on y retrouva un palais immense orné de statues qui sont au musée du Louvre et qui passent pour les plus anciens spécimens de la statuaire.

Le peuple assyrien, très religieux, éleva des temples et des statues à ses dieux. Des palais à ses rois.

Si les Egyptiens avaient des carrières de marbre et des montagnes de granit pour leurs constructions les assyriens n’avaient que la terre dont ils faisaient des briques. Aussi la plupart de leurs monuments découverts sous les sables sont réduits en poussière, la pierre n’étant employée que pour les fondations, les dallages, les statues et les bas-reliefs. Leurs monuments construits en hâte par des milliers de captifs et d’esclaves étaient somptueusement revêtus d’inscrustations d’or d’argent et de bronze.

Chaque roi, à son avènement, faisait bâtir son palais et les palais se ressemblaient d’ailleurs. Toujours une forteresse située à l’intérieur d’une ville, enveloppée elle-même par une enceinte formidable.

Ecoutons Degouy-Wurmsv, agrégé d’histoire, qui trace ainsi le détail de l’architecture assyrienne :

« Le palais s’élevait sur une haute esplanade, reliée a la ville par des terrasses. Il avait la forme d’un imense rectangle, protégé contre toute attaque extérieure par un mur très haut, très épais, flanqué de tours et percé de portes monumentales. Ces portes étaient gardées par des taureaux et des génies ailés.

Le palais était tout en étendue, parfois 10 hectares, sans étages, mais divisé en plusieurs corps de bâtiments, qui avaient accès sur des cours intérieures. Pas de fenêtres : les appartements s’éclairaient par des portes.

Les groupes de bâtiments étaient généralement au nombre de trois ; l’un, le sérail ou sélamlik était l’habitation du roi et contenait ses appartements de réception ; un autre, le harem, était la demeure des femmes, des enfants, des eunuques, des servantes ; un troisième, le khan, était destiné aux officiers, aux gardes, aux gens de service.

Il faut remarquer avec quelle ingéniosité les Assyriens ont su varier l’emploi de la brique. Avec elle, ils construisaient le corps du monument ; avec elle, ils le décoraient. Ce sont eux qui inventèrent la brique émaillée, si gaie, si charmante à laquelle on revient aujourd’hui. Tantôt ils le revêtaient d’une couleur vive et lumineuse, tantôt ils l’ornaient de dessins. Souvent c’était une grande scène destinée à recouvrir tout un panneau ; chaque brique recevait un fragment du dessin ; puis on les reliait ensemble, une fois cuites.

On n’a pu retrouver, sur la plate-forme où était construit le palais, de vestiges de cours plantées d’arbres, ou de fleurs. On croit pourtant pouvoir affirmer, d’après les pavillons légers entourés de verdure, où les rois se retiraient parfois pendant des semaines, dans une vallée fraîche ou une forêt, qu’ils aimaient à s’entourer d’ombrages. Les restes des fameux jardins suspendus de Babylone semblent aussi l’indiquer. Ces ruines, qui ont aujourd’hui près de 30 mètres de haut laissent voir des terrasses superposées les unes aux autres, où poussaient les plantes et les fleurs les plus rares. On les arrosait au moyen de machines élévatoires qui amenaient l’eau dans le mur auxquelles elles étaient adossées.

Une tour à étages le « zigurat » indiquant un temple réservé au culte, se trouvait dans chaque palais. Elle était construite sur un soubassement dallé qui s’élevait presque au niveau du toit des maisons environnantes ; on y abordait par des marches ; une balustrade l’entourait. C’est là qu’évoluaient les processions les jours de fêtes.

Les temples chaldéens sont des tours carrées, en briques, de sept étages, en retrait les uns sur les autres, formant autant de terrasses, réunies par des rampes. Chacun de ces étages était consacré à un des grands astres, et peint d’une couleur différente : blanc, noir, rouge, pourpre, bleu, rouge vermillon, argent et or. Sous le soleil éblouissant de l’Assyrie, cette gamme de couleurs devait produire un effet éclatant. Des petites chapelles, des statues étaient creusées dans les flancs des terrasses inférieures. La dernière portait un sanctuaire, richement décoré, qui servait d’observatoire aux astrologues. Tout lambrissé de bois rares, avec des panneaux incrustés de pierres précieuses, des boiseries lamées d’or, il renfermait la statue du dieu qui, de là, veillait sur son peuple. L’édifice atteignait jusqu’à 100 mètres de haut ; celui de Babylone, qui est encore debout en partie, mesure 71 mètres.

Si l’architecture chaldéenne n’a laissé que des ruines, la statuaire a laissé de nombreux monuments. »

On a dit de l’architecture persique contemporaine de la grecque, qu’elle est le « dernier des arts orientaux qu’elle résume dans une synthèse éclectique et grandiose ». En effet, la méthode qu’elle employa arrive à un style, sinon original, du moins d’une grande élégance, parfois, et, souvent, d’une grande pureté de formes.

Les Perses employèrent pour abréger leurs travaux, les briques cuites ou crues qu’ils émaillèrent, comme à Suse, pour en décorer les rampes d’escalier, les portiques, les salles hypostyles.

Ce peuple qui adora la divinité dans la nature, ne lui éleva pas de temples : quelques autels du feu, ronds ou carrés, sans aucun style, étaient seuls destinés au culte.

Pas d’architecture funéraire ; les morts exposés sur des tours de silence, sont jetés dans des puits maçonnés au milieu de ces tours. Les rois seuls se faisaient construire des tombeaux. On enterrait leurs corps après les avoir enduits de cire, pour les isoler de la terre.

Les palais, constructions colossales s’étendaient sur des lieues, comme les palais assyriens. Pasargade, Persépolis, Suse offrent des ruines imposantes. A Persépolis, sur une immense plate-forme, s’élevaient, en terrasses superposées, des palais de diverses époques. Ces terrasses, adossées à la montagne, étaient entourées de murs énormes, formés de blocs immenses de marbre, réunis sans chaux ni mortier. Leur ensemble était compris dans un parallélogramme sur une largeur de près de 500 mètres et 286 mètres de profondeurs, à 13 mètres au-dessus de la vallée. Les dépressions de la colline, remblayées, étaient recouvertes de dallages. Une corniche crénelée formait une sorte de parapet, et on accédait à la façade du côté occidental par un double escalier, à rampes divergentes et parrallèles. La pente de cet escalier était si douce qu’on la descendait à cheval ; les marches si larges, que dix chevaux pouvaient y passer de front. Il était précédé d’un perron. L’escalier gravi, on se trouvait en présence des palais de Darius et de Xerxès.

A Suse, à Echatane, des fouilles récentes de M. et Mme Dieulafoy ont mis à jour plusieurs palais construits par Darius, Xerxès et Artaxerxès. A Suse, une sorte de salle hypostyle, nommée « apadana » ou salle du trône, qui servait aux audiences solennelles couvrait 7.300 mètres carrés. Cet apadana était entouré de trois côtés, d’une double rangée de colonnes légères de près de 20 mètres de haut. A l’entrée étaient de gigantesques taureaux à tête d’homme. Les murs extérieurs étaient richement décorés de briques émaillées ; c’est du palais de Suse que viennent la fameuse frise des Lions et celle des Archers que chacun peut actuellement admirer au Louvre.

La sculpture perse fait corps avec le monument et le complète. Elle est plutôt un élément de l’architecture qu’un art distinct, car elle n’a ni statue ni ronde-bosse. Elle s’est confinée dans le haut-relief et le bas-relief, s’en tenant toujours aux mêmes images, aux semblables dispositions, aux mêmes attitudes. Aucun effort pour peindre la figure humaine, pour rendre la vie, le mouvement.

L’histoire d’un petit peuple qui vivait dans le bassin du Jourdain, sur la terre de Chanaan, plus tard la Judée, plus tard la Palestine, qui nous a laissé des livres sacrés remplis de mythes aussi intéressants que la Tour de Babel, j’ai nommé les Hébreux, n’a guère laissé de traces de son architecture.

« Les constructeurs sont flétris, raillés... », ainsi apprécie Michelet sur l’antiquité juive. II est exact que peu de monuments nous sont laissés par les Hébreux. Seul, un roi fastueux, Salomon, fit construire le temple de Jérusalem, qui s’élève à l’Est de cette ville, sur une colline aplanie et remblayée. De nombreux architectes phéniciens, médiocres architectes d’ailleurs, ayant sous leurs ordres plus de 30.000 ouvriers, y travaillèrent pendant de longues années.

Le sanctuaire qui a près de 15 mètres de hauteur, est entouré de constructions à trois étages où se trouvent les logements des prêtres. Un majestueux portique y donne accès. Il est divisé en deux parties que sépare une immense tapisserie « le voile du Temple », La salle la plus grande, c’est le « lieu saint » où s’élève l’autel de cèdre et d’or sur lequel brûlent des parfums, la « Table des pains de proposition » et dix candélabres d’or à sept branches. La plus petite salle, plus obscure, est le « Saint des Saints » où le Grand-Prêtre ne pénêtre qu’une fois l’an. C’est là qu’est déposée l’Arche d’Alliance entourée de colossales statues de chérubins aux ailes déployées.

Devant le portique du sanctuaire, se dressent deux colonnes monumentales de bronze. Près de là se trouve l’autel des holocaustes — sur lequel sont apportés la fleur de farine, l’huile, le vin, les parfums et les bêtes égorgées en l’honneur de l’Eternel — et une coupe colossale supportée par douze taureaux groupés trois par trois. C’est « la mer d’airain » qui sert à contenir l’eau nécessaire pour laver le sang répandu par les animaux sacriflés,

Plusieurs cours ou parvis s’étendent autour du sanctuaire, depuis la cour des Gentils, où tout le monde peut pénétrer, jusqu’à celle qui, plus proche du temple, est réservée aux prêtres.

Les Phéniciens qui vivaient sur le littoral de l’actuelle Syrie, en tribus sémites, créèrent « l’architecture navale ». Peuple de navigateurs et de commerçants, ils précédèrent les Vénitiens, les Génois, les Pisans, les Hollandais et les Portugais. Ils construisirent les premiers bateaux qui circulèrent dans la Méditerranée.

Dans leurs constructions, ils s’inspirèrent des formes égyptiennes et assyriennes et il ne subsiste presque rien de leurs monuments. Ils étaient célèbres par la richesse des matériaux employés plus que dans l’art de construire : une coupole d’or recouvrait un temple de Carthage, des colonnes d’or et de verre aux multiples couleurs se retrouvaient dans presque tous les temples phéniciens, mais généralement dans l’architecture phénicienne le bois plaqué de métaux paraît avoir été employé de préférence à la pierre. Leurs nécropoles sont taillées simplement dans le roc.

La Grèce ancienne dont l’histoire est un drame à la fois grandiose et douloureux avait à la fois des hommes d’Etat, des artistes, des penseurs et des architectes. La conformation de son territoire, ses côtes sculptées par la mer, ses îles nombreuses en firent comme les Phéniciens, un peuple de navigateurs et les Grecs bâtirent des sanctuaires aux dieux qui protégeaient leurs navires.

Dans l’Ile de Cythère, les colombes d’Astarté, la Vénus phénicienne avaient leurs temples. Pour M. Seignobos, le Minotaure de Crête « rappelle l’idole d’airain du dieu Melkart, à la tête de taureau dans laquelle on faisait brûler des enfants ».

Une légende grecque veut que le roi Cadmus soit venu de Phénicie jusqu’en Grèce et y ait fondé en Boétie, la ville de Thèbes.

Les vestiges de la première civilisation grecque n’ont apparu à la lumière que dans la dernière partie du XIXème siècle. Vers 1870, l’Allemand Schliemann fit fouiller les alentours du point présumé où s’élevait l’antique Troie, il y trouva les ruines d’une forteresse et une foule d’objets d’usage et de luxe (Troie fût brûlée par les Grecs, après un siège de dix ans). Au Péloponèse, Schliemann fouilla l’emplacement de Mycène, qui avait frappé l’attention des archéologues, par une ceinture de murailles formée d’énormes blocs de pierre asymétriques. Leur entassement formidable et d’aspect chaotique leur ont fait donner par les Grecs, le nom de murs cyclopéens. On retrouve d’ailleurs ces murs préhistoriques autour de maintes villes anciennes d’Asie Mineure et d’Italie. « Ils ne sont pas sans affinité avec les dolmens de l’Europe Occidentale et témoignent d’un état social analogue, où des milliers d’hommes devaient obéir aux ordres d’un petit nombre de chefs et travailler dans leur intérêt ou pour leur gloire », écrit Salomon Reinach.

A Mycène, l’enceinte des cyclopes s’ouvre sur le chemin d’accès à la vieille citadelle, par une porte mégalithique célèbre : la Porte des Lions. Au-dessus d’un portique semblable à un dolmen, deux lions se dressent sur leurs pattes de derrière ; de leurs pattes de devant, ils s’appuient symétriquement sur le piédestal d’une colonne qui les sépare ; leurs têtes étaient de bronze doré : aussi elles ont disparu. Non loin de là se dresse le Trésor d’Atrée, vaste rotonde en pierres superposées sans ciment ; elles étaient jadis rehaussées d’ornements de bronze.

En 1884, Schliemann porte ses recherches à Tirynthe fondée par le héros Persée. L’enceinte fortifiée de la ville et les fondations de l’antique palais furent découvertes.

Cette civilisation irait de l’an 2000 à 1100 av. J.-C.

En 1900, l’archéologue Evans exhuma à Cnosse, dans l’île de Crête, le palais qu’aurait habité le légendaire roi Minos. C’était le Labyrinthe. A l’image des palais assyriens, son architecture admettait un lacis extraordinairement enchevêtré de corridors et de couloirs. Les murs revêtus de mille bas-reliefs de gypse et de peinture à fresques fort singulières.

Les Grecs adorèrent une pléiade de Dieux. La mer est animée par un dieu, un dieu fait briller le feu, un dieu mène les vents, une déesse fait pousser les fruits, il y a une déesse dans une source, il y en a des milliers dans une forêt, la guerre est le royaume d’un dieu farouche, c’est l’anthropomorphisme :

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de Dieux ?
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encore, les larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.

ainsi s’exprimait Alfred de Musset, à une époque où les femmes n’avaient pas encore pensé à se faire couper une des plus belles parures qui ornât leur corps.

En Grèce, la plus belle offrande qu’on pouvait faire à un dieu était de lui construire un temple. L’oracle le plus célèbre de la Grèce était celui de Delphes juché dans les anfractuosités sauvages d’une montagne de Phocide.

Les Allemands qui ont fouillé en 1875, les ruines du temple d’Olympie y ont retrouvé 40 monuments annexes, 130 sculptures de marbre, 13.000 objets de bronze. Le temple haut de 20 mètres et long de 65 mètres portait à ses deux frontons, des sculptures monumentales représentant des scènes antiques d’une vie rude et intense ; la statue de Zeus, œuvre de Phidias, tout en ivoire et en or, avait 13 mètres de haut.

L’architecture grecque atteignit son éclat suprême sous Périclès, qui prit pour intendant des travaux, le sculpteur Phidias.

Les temples d’Egine et d’Olympie assouplirent leurs attitudes par des travaux aux formes vivantes dus aux ciseaux des sculpteurs de l’école de Délos.

Le plus somptueux des travaux entrepris fut la construction du Parthénon ou temple d’Athéna Parthenos, c’est-à-dire la Vierge. Les Perses avaient détruit le vieux temple de l’Acropole. Périclès en réédifia un autre. Des légions d’ouvriers y travaillèrent, taillant, disposant et sculptant les marbres du Pentélique. Le temple est le modèle achevé du temple grec à colonnes. Ces colonnes se groupaient sous trois styles différents : 1° l’ordre dorique ou dorien, la colonne est trapue, creusée de cannelures et supporte un chapiteau sans ornement, en forme de tablette ; 2° d’Ionie fut importé l’ordre ionique qu’on appliqua dans l’Acropole au temple de la Victoire sans ailes (Niké aptère), sur la colonne svelte repose un chapiteau dont les lignes en relief s’arrondissent de part et d’autre en spirales symétriques. L’architecte romain Vitruve les comparait à des cheveux de femme gracieusement ondulés ; 3° plus tard, à l’époque romaine, l’ordre corinthien s’exprima : les lignes classiques du chapiteau ont disparu, remplacées par une sorte de bouquet de feuille d’acanthe entremêlées d’arabesques.

Le premier style donne aux édifices un aspect massif, solide, rectiligne et sobre et Taine écrit dans la Philosophie de l’Art, que les Grecs ont merveilleusement évité ce qui, avec de telles données architecturales, pouvait sembler à l’œil trop rigide et trop sec : « Ils ont modifié de parti pris la rectitude grossière des formes mathématiques, ils les ont appropriées aux exigences secrètes de l’œil ; ils ont renflé la colonne par une courbe savante aux deux tiers de sa hauteur ; ils ont bombé toutes les lignes horizontales ; ils se sont dégagés des entraves de la symétrie mécanique ; ils ont entrecroisé, varié, infléchi leurs plans et leurs angles, de manière à communiquer à la géométrie architecturale, la grâce, la diversité, l’imprévu, la souplesse fuyante de la vie », Salomon Reinaeh dit que : « Les proportions de l’ensemble captivent le regard par leur justesse et que la perfection technique de la construction n’est pas moins étonnante ; les grands blocs de marbre, les tambours des colonnes sont réunis et ajustés à l’aide de goujons et de tenons en métal, mais sans ciment, avec des joints aussi exacts que ceux de la plus délicate pièce d’orfèvrerie »,

Phidias eût dans ses doigts un art inimitable pour associer l’ivoire et l’or dans tous les tons et pour tous les effets. Vers 435, il fit la statue du Parthénon. Il disposait de plus de 1.000 kilos d’or affiné. Pausanias en fait la description suivante : « La statue est debout, vêtue d’un chiton (tunique) tombant jusqu’aux pieds et, sur la poitrine, elle porte la tête de Méduse en ivoire. La Victoire (qu’elle tient dans sa main droite) a environ 1m.80 de haut. D’une main, la déesse tient la lance ; à ses pieds est son bouclier et près de la lance, le serpent que l’on dit représenter Erectée ». Les parties nues étaient d’ivoire, les yeux en pierres précieuses, les vêtements en or, le bouclier portait des reliefs d’ivoire d’un travail infini sur un fond d’or ; le casque et le serpent étaient en bronze- doré. Par le plafond ouvert de la cella, le soleil versait sa lumière sur la statue et l’animait de mille reflets chatoyants qui concouraient à l’éblouissement des regards et à la stupeur de l’âme devant ce prodige. On ignore dans quelles circonstances cette statue a disparu, vers 375 après J.-C.

D’autres temples surgirent près de l’Acropole, celui d’Erectée, avec son portique de cariatides sveltes et graves, celui d’Athéna, ouvrière, et celui de la Victoire, sans oublier le Temple de Thésée, commencé par Cimon...

Tous ont défié le temps. Plus ou moins mutilés par la barbarie, la convoitise et la stupidité des hommes, leurs ruines rient encore au soleil. Plutarque disait : « Qu’il y a en eux un esprit toujours rajeunissant et une âme non jamais vieillissante qui les entretient en telle vigueur ».

Le théâtre de Dionysos, à Athènes, a créé la tragédie grecque. Il pouvait contenir 30.000 spectateurs. Nos moyens scéniques actuels ne sont guère plus perfectionnés que ceux qui existaient à cette époque.

Berceau de la civilisation comme l’Egypte, la Grèce rêvèla au monde l’art de construire et la postérité ne l’oubliera jamais. Quand Renan vit Athènes après l’avoir longtemps étudiée, son âme fut puissamment secouée et il laissa ces mots :

« C’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. »

Les Egyptiens occùpent une très grande place dans l’histoire de l’Architecture. Ils furent de grands bâtisseurs. Ils ont couvert de monuments toute la vallée du Nil. Beaucoup d’entre eux existent encore intacts ou en ruines et surprennent le voyageur par leur aspect grandiose.

Madame Degouy-Wurmser écrit que ce sont des œuvres gigantesques qui semblent « construites pour l’éternité » tant elles donnent par leurs masses énormes et trapues, le sentiment de stabilité et de durée. Bien d’autres ont été édifiées après elles et ont disparu, pendant que les pyramides, les temples et les statues colossales des Egyptiens bravent l’action des siècles, non seulement grâce au sable qui en a conservé beaucoup comme dans un écrin, mais aussi grâce à leur structure et aux matériaux employés.

Généralement bas, les monuments se développent en longueur beaucoup plus qu’en hauteur et sont, dans leur lourde simplicité, en harmonie parfaite avec le paysage qui n’a point de sites imprévus, mais se déroule, avec la même ligne d’élévations, tout le long de la vallée. Le temple semble n’être qu’un prolongement de la montagne. « Il paraît, dit un voyageur, avoir été extrait en entier d’une montagne, et placé tel quel au milieu de la plaine ». Quelques-uns d’ailleurs, comme celui d’Ipsamboul, ont été taillés dans le roc même.

La forme affectionnée par les Egyptiens est pyramidale. Elle consiste à donner une largeur immense à la base et fait incliner les murs en talus.

Ils songent surtout à donner une impression d’éternité et de force. Ils n’ont pas comme les Grecs, l’instinct des proportions, le goût de la beauté harmonieuse, noble et élégante. Ils ne cherchent qu’à frapper, non à émouvoir ; « architectures de géants, ces constructions immenses semblaient élevées par des hommes de plus de 100 pieds ».

Ces monuments sont en granit noir, bleu ou rose, en pierre ou en grés, et généralement recouverts d’inscriptions et de peintures. Tout un peuple d’esclaves y travaillait. Sans doute, il y avait des architectes, des sculpteurs, des artistes experts pour la direction des travaux, mais la foule de manœuvres arrachés au métier des armes, aux travaux des champs, à la garde des troupeaux, selon la volonté du maître absolu « qui d’un geste, vidait une province entière » pour peupler de milliers d’hommes, chantiers et carrières, n’avait ni habileté ni goût, d’où les imperfections et les inégalités de certains détails. Monuments religieux, temples élevés aux dieux, tombeaux dédiés aux morts. Les palais et les maisons, quoique construits avec confort et élégance, le sont avec des matériaux légers, bois, briques, que le temps n’a pas épargnés. Bâtiments où l’on ne fait que passer... les tombes sont des maisons éternelles. Le séjour sur terre est pour les Egyptiens un court voyage, la vraie vie est dans l’autre monde, le séjour des morts seul doit être construit pour l’éternité. C’est toute l’expression religieuse qui guidait ce peuple dans ses manifestations architecturales bien que le réalisme le plus saisissant s’exprime et se dégage de l’art qui entoure les monuments.

Memphis fut pendant 19 siècles une ville puissante, célèbre par sa civilisation et ses monuments. Au centre, le temple de Phtah, autour du temple, des écoles. Partout des villas, des palais, des chapelles se développaient sur plusieurs lieues.

Il n’est rien resté de tant de merveilles. Memphis fut la carrière qui devait construire Le Caire. Blocs par blocs ses monuments furent détruits. Seule, la ville des morts a survécu. Cette mécropole sur la rive gauche du Nil ne s’étend pas sur moins de 73 kilomètres ; elle donne une idée de ce que dût être l’importance et la durée de Memphis. C’est sur la lisière du désert un immense cimetière. Ce champ des morts est dominé par les trois grandes pyramides de Gizeh ; Chéops, Képhren et Mykérinos au Sud-Ouest, et par le Sphinx au Nord-Ouest.

A l’Est, des pyramides plus petites, destinées aux filles et aux fils des rois. Vers le sud, à Saggarah, la plus vieille de toutes les pyramides, non loin de laquelle Mariette a retrouvé le Sérapéum, ou tombeau des bœufs Hapi. Au pied des tombeaux royaux, et plus nombreuses, les tombes des particuliers, riches bourgeois ou grands seigneurs : les mastabas.

Les trois grandes pyramides sont celles de rois de la quatrième dynastie Egyptienne. Chéops éleva la plus haute : 147 mètres. Képhren a 138 mètres. Mykérinos est la plus petite, malgré qu’elle n’ait que 66 mètres ; avec les pierres qui le forment, on pourrait construire un mur qui ferait le tour du département de la Seine ! Le Pharaon faisait commencer sa pyramide l’année même de son avènement au trône, on y travaillait jusqu’à sa mort. Elle était construite par assises successives en retrait les unes sur les autres. La pyramide montait chaque année et prenait des proportions en rapport avec la durée du règne, Dès que le roi mourait, on remplissait les degrés, on la revêtait de stuc en ménageant, sur la face nord, une entrée qui devait être soigneusement dissimulée, et une pointe dorée la surmontait. Que de vies humaines furent sacrifiées pour élever ces gigantesques entassements de pierre ! Aussi les vingt et un rois dont les tombeaux sont les plus hauts furent-ils les plus exécrés pour les corvées terribles qu’ils imposèrent à leurs sujets.

La pyramide ne contient que le puits et le caveau ; elle n’a pas, comme les tombeaux ordinaires, une chambre funéraire. Toutes les pyramides furent violées, déjà du temps des Pharaons eux-mêmes. Nous continuons à voir à notre époque la profanation des sépultures égyptiennes. Le pillage des tombeaux est une industrie courante et chaque nation envoie des gens enlever les trésors ensevelis avec les morts. C’est, du reste, à cette violation que l’histoire doit les plus précieux renseignements sur la vie, les mœurs et l’architecture égyptienne. Les Anglais, qui étaient parvenus à se procurer la momie de Mykérinos, l’ont laissée maladroitement tomber à la mer en l’emportant.

Les mastabas nombreux sont des espèces de bancs de pierre, des tertres de 4 à 10 mètres de haut qui, de loin, paraissent une pyramide tronquée ; au sommet, une plateforme unie, où se trouvent en quantité des vases pointus destinés à désaltérer le mort.

A Saggarah, près de Memphis, Mariette, en 1851, découvrit le Sérapéum, vaste temple souterrain servant de sépulture au bœuf Hapi. Le sable enlevé, on découvrit une grande avenue bordée de sphinx, puis, au bout d’un an de travail, on se trouva dans une grande galerie à espace libre et dans ces vastes souterrains creusés dans le roc, passer en revue toutes les chambres où étaient déposés les sarcophages gigantesques des Hapi.

Au pied, des pyramides se trouve la statue la plus ancienne de l’Egypte : le sphinx de Gizeh. Il est taillé en plein roc, au bord extrême de la montagne ; « on dirait qu’il hausse la tête, pour être le premier à découvrir, par dessus la vallée, le soleil, son père ». Il a vingt mètres de haut, son oreille a deux mètres ; sa bouche, deux mètres trente-deux. Il était enterré jusqu’au cou dans le sable quand Mariette le découvrit. Ce fut M. Maspéro qui acheva de le déblayer.

Le Musée du Louvre possède de fort belles et anciennes statues provenant des ruines de l’ancienne Memphis dont celle de Sépa, prêtre du taureau blanc, de sa femme, Nésa, celles de Rahotep et de sa femme, Nefert la Belle. Le Scribe accroupi révèle chez l’artiste égyptien un procédé qui donne à la statue une intensité de vie attirante. Il a incrusté dans un morceau de quartz opaque une prunelle de cristal de roche, piquée en son milieu d’un bouton métallique. L’œil tout entier est ensuite enchassé dans une feuille de bronze, sans paupières, ni cils.

Thèbes, qui succéda à Memphis, fut la plus merveilleuse cité de l’antiquité. Encore aujourd’hui, prodigieuse dans ses ruines, sur l’emplacement des villages modernes de Louqsor et de Karnak restent encore les ruines de deux temples, reliés entre eux par une allée dallée de granit. Sur la rive gauche du Nil, à Abydos, la nécropole de Thèbes, le Ravin des Rois. Un édifice important, le Ramesseum, s’élevait à la gloire de Ramsès II. Près de cet édifice, était le groupe du temple et du palais de Médinet-Abou ; le temple à degrés de Deir-el-Bahari, le temple de Gournah ou maison de Séti, et, sur la limite du désert, les fameuses statues d’Aménophis-III, surnommées colosses de Memnon.

Le temple de Karnak était dédié à Ammon.

Ce temple égyptien n’est pas un monument bien délimité, construit sur un plan rigide comme les monuments grecs ou romains. On bâtissait d’abord un sanctuaire au dieu, puis on y ajoutait d’autres constructions ; de nouvelles annexes venaient s’y juxtaposer sous les dynasties suivantes. Il pouvait donc s’étendre sans fin sans être jamais achevé. Le temple de Karnak couvrait une lieue et comprenait onze temples différents. Ses ruines sont les plus vastes qui soient au monde.

Il était entouré d’une quadruple ceinture de murailles qui le défendait contre les voleurs et les impurs ; dans l’enceinte de ces murailles étaient les habitations des prêtres, des magasins de vêtement, des magasins de grains, de fruits, des boulangers, etc... , et enfin les cabanes des serviteurs du culte.

A l’entrée de la première enceinte était une porte immense, rectangulaire, flanquée à droite et à gauche de deux énormes tours en forme de pyramide tronquée, couverte d’inscriptions. Ces tours qui encadraient la porte et la formaient avec elles le « pylône » était larges de 113 mètres, épaisses de 15 mètres, hautes de 15 mètres ; elles étaient creuses et contenaient des chambres. Devant le pylône étaient des obélisques, longues aiguilles de granit de 20 à 30 mètres, toutes couvertes d’inscriptions (tel celui de la place de la Concorde, à Paris, qui a été amené de Louqsor). Entre le pylône et l’obélisque, et adossées à la porte, il y avait des statues de 7 à 13 mètres de haut représentant le roi Ramsès II qui avait construit le temple.

Il est assis dans une attitude rigide, la tête coiffée du pschent, le corps revêtu du costume sacré, les mains sur les genoux.

Le pylône franchi, puis les trois premières enceintes, réunies entre elles par des allées de sphinx, on se trouvait sur les bords d’un lac qui servait aux purifications et aussi à porter la barque où l’on promenait à certains jours l’image du dieu. Là se déroulaient les processions.

Après un second pylône, on arrivait par une porte de bois précieux, armée de lances d’or, dans le véritable temple où les rois seuls et les prêtres avaient accès.

C’était la fameuse salle hypostyle de 100 mètres de long sur 50 de large et 25 de haut, dont le plafond était soutenu par douze coulonnes de la grosseur de la colonne Vendôme, à Paris, et 122 autres, moins grosses, sur les bas-côtés, mais encore de proportion colossale, rangées sur neuf files. On a calculé que NotreDame-de-Paris y tiendrait à l’aise. Cette salle ne recevait de jour que par la porte, et comme elle allait en diminuant de hauteur, le fond en était obscur et plein de mystère.

Plus tard, sur le même modèle, les architectes égyptiens construisirent des temples souterrains dans les rochers ; tels les temples d’Ipsamboul, ceux de Nubie.

Puis ils creusent des tombes dans les flancs du rocher ; ce sont les spéos ou hypogées ; les plus remarquables dont ceux de Beni-Hassan, découverts par Champollion où furent enterrés les rois de la douzième dynastie.

L’architecture souterraine offre à cette époque de remarquables œuvres : les tombes, surtout les syrïnges que l’on trouve dans le sauvage ravin de Bab-el-Molouk, près de Thèbes, plus compliquées, plus luxueuses encore que les hypogées, montrent un art qui a atteint la suprême élégance.

En ce qui concerne l’art décoratif, l’Egypte s’est montrée remarquable. Il y a au Caire et dans tous les musées d’Europe des objets qui ont une distinction, une élégance qui ont servi de modèle à l’art moderne.

Les groupes Italiques subirent profondément l’influence de la civilisation grecque. Il est probable que les premiers latins, et les documents archéologiques semblent le prouver, sont venus du Nord, des plaines du Danube ; ils se sont confondus avec les Sabins et les Etrusques. Leur premier établissement fut sur le mont Palatin, berceau de la Cité. Au temps de Tacite, on montrait l’emplacement de la ville primitive, marqué par une ceinture de pierres. C’était le Roma Quadrata, ainsi construite parce que les rites religieux et les prescriptions des augures voulaient qu’elle eût cet aspect. Au pied du Palatin et du Capitole s’étendait une dépression légèrement ondulée, herbeuse et humide, qui servait de marché : le Forum. C’était le début de la ville éternelle.

Les premiers rois romains s’occupèrent surtout de guerroyer, et il faut attendre quelques siècles pour que l’un d’eux, Ancus Martius, fit exécuter des travaux qui étendirent le territoire de Rome jusqu’à la mer.

L’avènement de Tarquin l’Ancien (616–578), assura à Rome une série d’embellissements et de grands travaux. Il assécha le Forum en construisant un égoût monumental (cloaca maxima) qui déversait les eaux dans le Tibre ; œuvre gigantesque qui fit l’admiration des Romains eux-mêmes et qui, après vingt siècles, subsiste encore et fonctionne comme autrefois. Il jeta les fondations du plus célèbre des temples de Rome, celui de Jupiter Capitolin qui renfermait en outre les sanctuaires de Junon et de Minerve, les deux grandes divinités romaines. Le temple brûla en 83 av. J.-C., et fut reconstruit par Sylla ; incendié à nouveau en 70 ap. J.-C., il fut rebâti par Vespasien ; détruit une troisième fois, il fut rebâti par Domitien et les restes en subsistent encore dans les jardins du palais Caffarelli.

Servius Tullius (578–534), après avoir enfermé dans l’enceinte de Rome le mont Viminal et l’Esquilin, pour affermir la puissance de Rome, bâtit sur l’Avertin un temple de Diane.

Les progrès de Rome furent interrompus par une catastrophe qui, au Vème siècle, faillit tout emporter. Les Celtes, chassés de leur territoire de Gaule par les invasions germaniques, avaient franchi les Alpes et s’étaient fixés dans la plaine du PÔ. Ils avaient renversé la domination étrusque et y avaient fondé Médiolanum (Milan), Brescia, Verone, Bologne, etc...

Après avoir conquis toute l’Italie, Rome s’agrandit et s’embellit. Après l’incendie des Gaulois, de grands travaux s’accomplirent. En 312, le censeur Appius Claudius fit construire un premier aqueduc de 16 kilomètres 500 ; en 272, Manius Curius Dentatus en entreprend un autre de 70 kilomètres. De grandes routes furent tracées qui rayonneront dans toute l’Italie. L’influence grecque pénètre les mœurs romaines. Arrivent des artistes, des artisans grecs qui feront connaître aux paysans leur civilisation raffinée et l’on voit poindre le lever d’un art, d’ailleurs servilement plagiaire encore des modèles de la Grèce.

Le Grand Autel de Zeus, à Pergame est construit.

En Sicile, à Taormina, un théâtre gigantesque s’édifie, puis le temple de Juno Lacinia à Agrigente.

Lorsque les Romains entreprirent leurs conquêtes et qu’ils entrèrent en Grèce, ils contemplèrent l’éclat fastueux de l’architecture, les trésors de sculptures, les temples, les milliers de statues de marbre et de bronze, les vases précieux et ils ne se contentèrent pas de piller, ils ramenèrent avec eux toute une armée d’artistes prisonniers qui répandirent peu à peu dans la société cultivée le goût et l’intelligence des choses d’art, préparant la voie à un art national qui trouva son développement pendant la période impériale.

Après la Grèce, c’est l’Asie qui envahit Rome et qui y introduisit toute l’orgiastique orientale. L’Art romain ne se constitua donc définitivement que sous l’Empire. L’architecture diffère de celle de la Grèce par l’emploi de la voûte, qui est d’origine étrusque et les monuments romains substituent souvent la forme ronde à la forme rectangulaire à colonnes qui caractérise les monuments grecs. Le plus caractéristique des monuments de ce genre est le Panthéon d’Agrippa, qui subsiste encore aujourd’hui et a servi de modèle à tous les édifices à coupole. En outre, un grand nombre de monuments furent élevés qui imitaient simplement les formes grecques en combinant les différents ordres, dorique, ionique et corinthien. Les monuments caractéristiques de Rome étaient les temples, dont Auguste fit réparer quatre-vingt-six anciens et construire seize nouveaux ; les théâtres, avec une large estrade et des gradins disposés sur voûtes ; les aqueducs, qui apportaient à Rome l’eau fraîche et pure des Apennins, dont quelques-uns fonctionnent encore ; les bains publics ; les basiliques, qui étaient à la fois des tribunaux et des salles de réunion ; les cirques et les amphithéâtres destinés aux jeux. Un grand nombre de ces monuments se pressaient sur le Forum ; ils étaient ornés de statues, grecques pour la plupart mais dont certaines avaient un caractère plus spécialement romain. Les parvis de ces édifices s’ornaient de peintures à fresques, représentant des motifs décoratifs, des scènes mythologiques ou des sujets de guerre, tandis que le sol était couvert de mosaïques ornementales et pittoresques.

Ainsi se vérifiait le mot d’Auguste qui se vantait, ayant trouvé une ville de briques, de laisser une ville de marbre.

Les Romains continuèrent à guerroyer et à conquérir et conquise par César au milieu du premier siècle av. J.-C., la Gaule resta romaine jusqu’aux grandes invasions du Vème siècle pendant la domination romaine.

L’art Gallo-Romain fut très fécond, mais sans originalité et Jules Bouniol écrit que les villes s’embellirent de superbes monuments exécutés par des artistes grecs ou italiens. Les Arvernes commandèrent au grec Zénodore une statue colossale de Mercure qui exigea dix ans de travail et coûta quarante millions de sesterces (un million de francs). Les œuvres d’architecture célèbres trouvées en Gaule : les Vénus de Vienne, d’Arles, de Fréjus, le Faune d’Arles, l’Athlète de Vaison, le Guerrier d’Autun, la mosaïque de Lillebonne sont des copies d’œuvres grecques. Les monuments qui faisaient l’orgueil des villes gallo-romaines n’avaient, eux non plus, rien de Gaulois. La Maison Carrée de Nîmes, de Vienne, le mausolée de Saint-Rémy offraient l’harmonieuse élégance de l’art grec. Partout où régnait Rome triomphait l’art gréco-romain et de grandes constructions utiles furent édifiées, aqueducs comme le Pont du Gard, amphithéâtres comme les arènes de Nîmes, d’Arles, théâtre comme celui d’Orange, arcs de triomphe, portes de villes, imposantes par la masse et par la solidité régulière des assises de pierre de taille, par la majesté vraiment romaine de leurs proportions.

Les Romains transformèrent matériellement et intellectuellement la Gaule et les Gaulois, s’inspirant de l’architecture romaine, abandonnant les pauvres « oppida » juchés sur les hauteurs et à l’étroit dans leurs enceintes construisirent dans les plaines de veritables villes. Gergovie par exemple, dont il ne reste plus trace sur le plateau basaltique auvergnat, fut remplacé par Augustonemetum (Clermont) et Bibracte, par Augustodunum (Autun).

Lorsqu’en 1878 on fit des fouilles pour établir au sommet du Puy-de-Dôme un observatoire météorologique, on découvrit, enseveli dans les terres et dans l’oubli, les ruines d’un temple dédié à Mercure. Les dimensions et les proportions de cet édifice donnent une idée de ce que furent les constructions romaines et le voyageur reste pensif en réfléchissant à la quantité d’esclaves qui durent travailler pour édifier à 1.465 m. d’altitude un monument de cette importance. Le Musée de Clermont est riche des découvertes et des trouvailles qui s’y firent et il faut conseiller au voyageur de ne pas quitter l’Auvergne sans aller faire une visite à ces ruines. Ce pèlerinage, qui en vaut bien d’autres, se suffit en soi.

La civilisation romaine se perdit par des excès de tout ordre et de toute nature ; le christianisme faisait son apparition dans la Gaule, le monde romain tombait en décrépitude et le Moyen Age commençait.

De la disparition de l’Empire Romain jusqu’à la Renaissance, l’Architecture passe dans une période de transition entre l’antiquité et les temps modernes. Cette longue période de onze siècles qui débuta par une invasion des peuples que Rome appelait indistinctement des « Barbares » les Germains seuls devaient avoir une influence durable sur la civilisation occidentale en général et sur l’architecture en particulier. Quelques siècles d’une sombre ignorance s’écoulèrent et l’empire d’Orient commença à éclairer un art nouveau qui s’élaborait.

A Byzance les artistes s’inspirèrent de l’antiquité grecque qui leur apprit à ordonner avec grandeur et harmonie. Ils empruntèrent à l’Orient asiatique et a la Perse les richesses décoratives et au temps de Justinien, l’art byzantin prît sa physionomie caractéristique. La basilique de Sainte Sophie, qu’il fit reconstruire plus vaste et plus belle que le temple de Salomon, sous les ordres de deux architectes asiatiques, Anthemios de Tralles et Isidore de Milet, se termina en 537. Justinien pensait que sa Basilique serait pour le monde chrétien ce que le temple de Jérusalem avait été pour les Juifs. Sainte Sophie est un édifice à coupole. C’est aux temps lointains de la puissance assyrienne qu’il faut aller chercher l’origine de ce type de construction. Jamais on avait osé construire une aussi vaste salle et une coupole aussi hardie. Cette coupole, haute de 56 mètres, large de 32, est supportée par quatre grands arcs, de même diamètre qu’elle, reposant à leur tour sur quatre gros piliers. Entre les arcs et la circonférence intérieure de la coupole sont projetés d’énormes pendentifs, c’est-à-dire des triangles concaves. Deux des arcs embrassent des murs que soutiennent des colonnes. Sun les deux autres s’appuient deux demi-coupoles. Celle qui est du côté de l’Orient conduit à une triple abside. L’espace recouvert par ces voûtes géantes est au total de 7.000 mètres carrés : La décoration était éblouissante.

L’Empire d’Orient faillit être submergé et le monde chrétien tout entier bouleversé par l’invasion des Arabes, venus d’Orient, exaltés par une religion nouvelle qui venait de naître, « l’islamisme », œuvre de Mahomet. Si les arabes n’ont pas eu de peintres ni de sculpteurs, parce que le Coran défend de représenter des figures humaines, en revanche, leurs architectes, en s’inspirant des monuments byzantins et persans, créèrent un style original. Du septième au dixième siècle leurs monuments furent des mosquées, mais du dixième au quinzième siècle, ils déployèrent toute une fantaisie inventive. Leurs plus fameux monuments sont la mosquée d’Omar, à Jérusalem ; celle de Cordoue, puis celles de Tolède, de Hassan et de Kait-Bey, au Caire, et des palais tels que l’Alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade.

Si les édifices arabes ne sont pas très impressionnants vus de l’extérieur, c’est parce que les architectes ont appliqué leur génie à la décoration intérieure. Ils ont varié là l’infini les formes d’arc, ajoutant au plein cintre romain l’arc aigu ou brisé, l’arc en fer à cheval, l’arc en accolade ; ils ont inventé la voûte à stalactites, c’est-à-dire hérissée d’ornements en plâtre formés de prismes agglomérés. Le trait le plus caractéristique de leur art, c’est la décoration des murs par des arabesques. On dirait qu’ils sont tapissés de fines dentelles.

Malheureusement, les Arabes ne surent pas transformer et renouveler leurs idées et leur bel élan de curiosité s’arrêta au moment même où, en Occident, se produisait la Renaissance. Comme les Chinois, ils s’endormirent dans l’immobilité.

Pendant que s’édifiait et grandissait l’Empire d’Orient, l’évêque de Rome, humble à l’origine devant cette puissance, profita du déclin et de la décadence de l’empire byzantin pour acquérir une supériorité absolue qu’il détient encore aujourd’hui, c’est l’origine de la papauté. Une légende fut utile. On croyait que Saint Pierre était venu à Rome et y avait été martyrisé. Jésus-Christ aurait dit, selon une tradition aussi suspecte : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ». De là l’origine de la construction de ce qui fut appelé par la suite le Vatican.

Sous l’empire de Charlemagne, l’art carolingien ne fut ni intéressant, ni original. Constructions de beaucoup d’églises et de monastères en bois. Très peu ont subsisté. Les principaux architectes étaient des lettrés : Eginhard, Angilbert, Théodulfe, évêque d’Orléans. Ils prenaient pour modèle les édifices byzantins. La chapelle d’Aix est une mauvaise copie de Saint-Vital de Ravenne. Charlemagne fit construire des palais à Aixla-Chapelle, à Ingelheim. Avec de très mauvais ouvriers, pour décorer et exécuter la chapelle d’Aix, on emprunta de grosses pierres aux murailles de Verdun. Pour décorer le palais et la chapelle, on démolit en partie le palais de Théodoric à Ravenne, on pilla en Italie des colonnes et des chapitaux.

De la décomposition de l’Empire de Charlemagne naquit la féodalité. Les seigneurs se firent construire des châteaux d’où ils pilIaient et rançonnaient les paysans ; ils partirent faire les croisades et l’art et l’architecture connurent un grand temps d’arrêt. Luchaire écrit que ce fut « une époque d’isolement et de guerre, l’âge féodal se symbolise exactement dans le château », c’est le début de l’architecture militaire. Les châteaux étaient des maisons fortes (des fertés) ou des plessis (palissades). Un fossé et une palissade, garnie de quelques tours en bois au milieu duquel se dressait un tertre naturel ou artificiel appelé motte, une haute tour, le donjon (dominium, demeure du maître). Les arènes de Nîmes et d’Arles devinrent des villes fortifiées.

Au onzième siècle on commença à construire des murs de pierre et d’énormes tours comme les donjons rectangulaires de Langeais, Loches ou le château de Falaise ou de Tournoël, repaire d’aigle juché au sommet d’une montagne sur un piédestal de roches granitiques.

Au XIIème et XIIIème siècle, on bâtit des forteresses massives et colossales, dont on voit encore çà et là, en France et en Allemagne, se dresser sur les rocs les ruines imposantes et dont Château Gaillard, près des Andelys, et Coucy paraissent les plus puissantes.

Ces villes étaient des forteresses. A Paris, dans la petite île boueuse de la Cité, une enceinte continue renforcée de tours, garnie de crêneaux, et à partir du XIVème siècle, de mâchicoulis, entourait la ville proprement dite, laissant sans défense les faubourgs. Quelques vieilles cités ont conservé leurs murailles : AiguesMortes, Carcassonne, Avignon. L’enceinte de la cité de Carcassonne était double. Chacune des portes était une massive forteresse, formée de deux tours dominant le fossé et entre lesquelles était placé le pont-levis.

Si la société du moyen âge était guerrière et féodale, elle était aussi chrétienne, et la foi religieuse fut enlaidie par des superstitions grossières et souillée de fanatisme persécuteur.

Ce fut la foi chrétienne qui inspira les artistes, comme elle provoqua les croisades. Si les castels féodaux du XIIIème siècle sont des œuvres d’art, ils sont loin d’avoir la beauté et la variété des églises. Tandis que le temple antique était la demeure d’un dieu, le temple chrétien devait être un lieu de réunion : les monastères étaient des asiles de paix et de travail intellectuel en pleine barbarie guerrière.

Ce furent des abbayes clunisiennes que sortit une première forme de l’art chrétien du moyen âge : celle qu’on appelle l’art roman dont les exemplaires les plus fameux sont la Madeleine de Vezelay, Saint-Trophine à Arles, Saint-Sernin à Toulouse, SaintSavin près Poitiers, Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand et le bijou d’Orcival, en plein massif des Mont Dore. Les moines sentaient l’utilité d’élever ces édifices, non pour eux-mêmes, mais pour les pélerins qui venaient en foule adorer les reliques et dont les aumônes faisaient la fortune des monastères.

A l’art roman, avant tout monastique, succéda l’art gothique, qui fut séculier et communal. Si l’art gothique était séculier, il n’était pas laïque. « Maîtres de l’Œuvre » et « Gens de l’Œuvre » travaillaient pour le compte des évêques. Les églises étaient des « actes de foi », des « prières de pierre », selon l’expression de Michelet. L’église était un « livre ouvert pour la foule » selon Viollet-de-Duc, « le livre de l’ignorant », « une encyclopédie à l’usage de ceux qui ne savent pas lire » écrit S. Reinach.

Jules Bouniol, le très distingué professeur d’histoire, s’exprime ainsi sur l’architecture romane et son expression ne revêt pas la sécheresse d’une description faite par un architecte :

« Quand le christianisme eût triomphé des anciens dieux, les Chrétiens se réunirent pour célébrer leur culte, non dans les temples romains trop petits, mais dans des basiliques. C’étaient de grandes salles qui servaient à la fois de palais de justice, de marchés couverts et de lieux de réunion. La basilique était de forme rectangulaire, divisée en trois parties par deux rangées de colonnes, qui supportaient avec l’aide des murs la charpente et la toiture. Au fond de la salle, derrière le siège du magistrat, le mur était arrondi de manière à envelopper un espace demi-circulaire qu’on appelait abside. Durant les premiers siècles du moyen âge, jusqu’au Xème siècle, on construisit des églises sur le plan de ces basiliques. Dans les grands troubles qui suivirent la mort de Charlemagne, beaucoup furent brûlées. Dès le début du XIe siècle, l’ordre s’étant un peu rétabli, on voulut les reconstruire, mais au lieu de les refaire telles qu’elles étaient autrefois, « on les changea en mieux » (in meliora permutavere), dit le moine Raoul Glaber. On remplace les charpentes par des voûtes en pierre. Ces églises qui avaient échappé à l’incendie furent, elles aussi, remplacées. « On eût dit que le monde entier secouait et rejetait ses vieux haillons pour revêtir une blanche robe d’églises. » (Raoul Glaber). Ainsi naquit ce style architectural nouveau, et pourtant imité des modèles antiques, qu’un érudit moderne a appelé l’art roman, de même qu’on a appelé langue romane la langue intermédiaire entre le latin et le français.

« Le plan de l’église romane diffère peu du plan des basiliques anciennes : l’entrée est précédée d’un porche ou narthex, la salle rectangulaire est traversée par un autre rectangle le transept ; ce qui donne au plan de l’église la forme d’une croix. Entre le porche et le transept s’étend la nef, flanquée de deux galeries plus basses, les bas-côtés, qui sont surmontés de tribunes. Au-delà du transept, le chœur, où se dresse l’autel et où prennent place les prêtres. Sous le chœur, généralement surélevé, une chapelle souterraine ou crypte renferme les tombeaux des saints. Autour de l’abside, derrière le chœur, une demi-couronne de chapelles « rayonnantes », une tour ou clocher se dresse audessus de la croisée (du croisement) de la nef et du transept, deux autres au-dessus du porche.

De tous les traits du signalement des églises romanes, le plus apparent est la forme arrondie en plein cintre des portes, des fenêtres, de la plupart des voûtes. Mais c’est la mode de construction des voûtes qui caractérise surtout l’art roman.

On ne voulait plus de couverture en charpente. Or il était très difficile pour des architectes inexpérimentés comme ceux du XIème siècle, de construire une voûte recouvrant un vaste édifice. Leurs premiers essais ne furent pas heureux, beaucoup d’églises s’écroulèrent. Ils devinrent plus habiles. Les édifices romans présentent trois types de voûte : la voûte d’arête, empruntée aux Romains, formée de quatre triangles concaves ; la voûte en coupole, empruntée aux Byzantins, formée d’une calotte demi-sphérique que des triangles concaves relient à de solides piliers, et la voûte en berceau, plus originale, car les Romains ne l’avaient employée que pour des galeries étroites, des corridors d’arènes, des arcs-de-triomphe, tandis que dans les églises romanes elle s’étend d’un bout à l’autre de la nef. C’est un demi-cylindre concave, un berceau renversé, dont les bords reposent sur les murs. Contre la voûte sont plaqués de distance en distance des bourrelets de pierre formant cintres, les arcs-doubleaux. Craignant toujours que les murs ne s’écartent sous la poussée oblique de cette masse, les architectes construisent des murs épais, percés de rares fenêtres, des piliers d’une rotondité massive, des contreforts extérieurs qui épaulent solidement les murailles.

L’édifice roman ne s’élance pas vers le ciel. Il se cramponne au sol de sa masse lourde et puissante. Il donne une impression de solidité massive et de triste obscurité, mais aussi de majesté simple. Les architectes apprirent d’ailleurs à vaincre leur timidité et ils construisirent au XIIème siècle, des édifices beaucoup moins pesants et plus lumineux. Les clochers surtout donnèrent de l’élan à la masse accroupie de l’église romane.

Il est difficile de savoir comment est né l’art roman, sous quelles influences romaines ou orientales il s’est formé. Mais ce qui est certain, c’est qu’il brilla surtout en France, particulièrement dans la France de langue d’oc, où s’était mieux conservée la culture antique ».

Les nombreuses œuvres qu’il produisit, tout en ayant un air de famille très apparent, présentent de province à province de notables différences. Les églises d’Auvergne : Saint-Nectaire, Issoire, Notre-Dame du Port, à Clermont, sont les exemplaires les plus simples, les plus nets, les plus complets de l’art roman. Celles de Bourgogne aux tours octogonales et leurs voûtes de berceau brisé sont plus audacieuses. Le chef-d’œuvre est celle de Cluny, construit de 1089 à 1115. En Provence, les églises sont plus sombres, à cause de la hauteur des bas-côtés. Dans le Périgord et l’Angoumois, églises à coupoles : Saint-Front de Brigneux, Saint-Pierre d’Angoulême, auxquelles il faut joindre Notre-Dame du Puy rappellent Sainte-Sophie et Saint-Marc de Venise. Les églises normandes : l’Abbaye-aux-Hommes, l’Abbayeaux-Dames, de Caen, trop hautes, ne purent être voûtées et furent couvertes de charpentes, que plus tard remplacèrent des voûtes ogivales.

En Italie, l’art roman est surtout représenté par le dôme de Pise ; dans la vallée rhénane, les cathédrales de Bamberg, de Spire, de Worms, de Mayence. En Angleterre, le style roman prit le nom de style normand.

En ce qui concerne l’architecture gothique, Jules Bouniol s’exprime ainsi, et il est impossible de mieux dire :

« Au moment même où l’art roman s’épanouissait et produisait ses plus belles œuvres, naissait un style nouveau qui devait le supplanter. Les Italiens du XVIème siècle, Raphaël le premier, dit-on, l’appelèrent gothique, c’est-à-dire barbare, et l’historien de l’art italien, Vasari, a popularisé cette expression dédaigneuse. En réalité, l’art gothique est français, on l’appelait au Moyen-Age « le style de France » (opus francigenum). Il n’est nullement établi que ses éléments essentiels aient été inventés dans le pays de France, au sens ancien du mot, c’est-à-dire dans la région parisienne, ni même dans le royaume de France. Mais c’est entre la Somme et la Loire qu’il a donné ses premiers chefs-d’œuvre ; c’est de là qu’il a rayonné dans le monde chrétien ; ce sont les « maîtres de l’œuvre » et même des ouvriers de France qui sont allés former et diriger les artistes des autres pays.

Les sombres édifices romans convenaient aux pays du Midi, où la lumière abonde. Pour les églises du Nord, il fallait percer les murs de fenêtres plus larges et plus hautes. Comment assurer leur solidité et soutenir le poids de la voûte ? Le problème fut résolu par l’invention de la croisée d’ogives et de l’arc-boutant.

La voûte gothique n’est pas un berceau, un demicylindre continu. Elle est divisée en compartiments ou travées, que limitent les arcs-doubleaux. Chacune de ces travées est une voûte d’arête, formée de quatre triangles concaves. Le long des arêtes qui se croisent en diagonale sont construits des bourrelets de pierre, des arcs ou nervures, qui s’appuient sur les piliers placés aux quatre angles de la voûte et qui en augmentent la solidité. On les appelle arcs augifs (du latin augere, augmenter), ogives et, à cause de leurs croisements, croisée d’ogives. Ils dirigent, ils canalisent la poussée de la voûte vers les piliers.

Il faut consolider ces piliers, tout en laissant de la place pour les bas-côtés et les chapelles. Au lieu d’appliquer les contreforts à la muraille, de les confondre avec elle, on les détache, on les éloigne et l’on jette du pilier intérieur au contrefort, par-dessus les bas-côtés, un étai de pierre, un « arc-boutant », qui, venant obliquement contre-buter la poussée oblique de la voûte, lui fait équilibre aisément.

En même temps, on adopte pour le dessin des portes, des fenêtres et pour le profil des voûtes, au lieu de la rondeur un peu lourde du plein-cintre, l’élan de l’arc brisé ou arc-aigu, formé de deux courbes qui se coupent au sommet. C’est cette forme aiguë qui est le trait le plus apparent du style gothique, comme le plein cintre du style roman. Mais il n’est pas le trait essentiel, tant s’en faut. Bien des églises romanes de Provence ou de Bourgogne, comme la fameuse basilique de Cluny, avaient des voûtes brisées et des arcades aiguës. D’autre part on a commis une étrange erreur en donnant à l’arc-brisé le nom d’ogive, qui doit être réservé aux nervures entre-croisées de la voûte d’arête.

L’emploi de la croisée d’ogives, de l’arc-boutant et des arcs aigus permettait de donner à l’édifice gothique une prodigieuse légèreté intérieure. La voûte était supportée par l’armature des piliers et des contreforts, les murs deviennent inutiles à la solidité du monument ; on peut les remplacer par de hautes et larges verrières. Les piliers formés de faisceaux de colonnettes s’élancent du sol et s’épanouissent sous la voûte en bouquets de nervures. La nef paraît s’élever vers le ciel comme une ardente prière. La voûte portée à une hauteur vertigineuse : 37 mètres à Notre-Dame de Paris, 47m.50 à Beauvais, paraît reposer sur des vitraux et flotter en pleine lumière. C’est « l’architecture du miracle » a dit Michelet. C’est l’architecture de la foi. Le sentiment religieux qui animait les artistes et la foule enthousiaste des ouvriers s’est magnifiquement exprimé dans l’envolée mystique de ces nefs lumineuses.

A l’extérieur, la matière et la pesanteur reprennent leurs droits. Arcs-boutants et contre-forts entourent l’édifice d’un échafaudage compliqué de béquilles de pierre. Mais à distance, on voit s’élever au-dessus de cet échafaudage la masse imposante des grands toits au profil aïgu et au-dessus des combles, s’élancer les clochers et les flèches qui semblent porter au ciel la prière de tout un peuple. »

Pendant la première moitié du XIIème siècle, l’art passa peu à peu des formes romanes aux formes gothiques. Les premières voûtes à croisée d’ogives furent construites en France et en Angleterre. Les plus anciennes semblent être celles de Morienval, en France (1115), et de Durham, en Angleterre. Les plus beaux exemples de transition sont Notre-Dame de Senlis et l’église abbatiale de Saint-Denis, que fit construire l’abbé Suger. Notre-Dame de Paris fut commencée en 1163, Bourges en 1192, Chartres en 1194, Reims en 1211, Amiens en 1220. Puis le zèle des donateurs et des ouvriers se ralentit et s’arrêta.

On distingue plusieurs variétés de style gothique, suivant les époques, les provinces, les goûts. Au style de transition mal dégagé des lourdeurs romanes, succéda le gothique lancéolé, au temps de PhilippeAuguste et de Saint-Louis. Au temps de Philippe le Bel apparaît le gothique rayonnant d’une légèreté presque excessive et les architectes couvrent les monuments de dentelles de pierre. Plus tard, le gothique flamboyant, plus audacieux et plus fleuri encore. En Normandie, à Coutances et à Bayeux, on conserve au-dessus de la croisée du transept et de la nef, une tour lanterne et on donne aux édifices une allure fière, robuste et simple.

Notre-Dame de Paris, malgré la lenteur de sa construction (1163–1315), présente une unité absolue. Elle donne une forte impression d’harmonie et d’équilibre avec le magestueux développement de sa nef, longue de 130 mètres.

Notre-Dame de Chartres (1190–1260) est moins longue que sa sœur parisienne, mais elle est aussi haute et beaucoup plus large.

Notre-Dame d’Amiens, achevée en 1269 a une lourde façade et des tours trop courtes, mais sa nef est d’une largeur et d’une légèreté merveilleuse.

Nous ne parlerons que pour mémoire de Notre-Dame de Reims, plus légère, plus élancée et plus ornée que ses semblables, la guerre stupide l’a mutilée et a brisé les 530 statues qui la décoraient.

Plusieurs églises gothiques s’écartent du type régulier. La Sainte Chapelle comprend deux salles superposées, celle de Beauvais ne comprend que le chœur, celle d’Albi a l’aspect d’une forteresse.

La fameuse abbaye du Mont St-Michel est un chefd’œuvre d’architecture gothique.

En Angleterre, en 1174, un architecte français construit Cantorbéry. Il faut citer Salisburg (1220–1258), Westminster (1245–1269), Burgos en Espagne, Milan en Italie, Strasbourg en Alsace, Cologne en Allemagne, Upsal en Suède. L’art français pénétra en Bohême, en Hongrie, en Chypre, en Syrie.

Le chef-d’œuvre de l’architecture militaire au Moyen-Age, est le Château de Pierrefonds, près de Compiègne. Il fut construit par Louis d’Orléans, reconstruit par Viollet-le-Duc, pour Napoléon III.

Le seizième siècle est la période de l’histoire où l’influence de l’Italie et de l’antiquité classique, rayonnant sur l’Europe tout entière, a produit la plus prodigieuse floraison de chefs-d’œuvre. En Italie même, pendant cette période de Renaissance, l’art va s’étioler et disparaître, mais sous l’influence de Léonard de Vinci, de Raphaël et de Michel Ange, l’Italie restera la source de beauté.

Ce fut Raphaël qui, après la mort de Bramante, dirigea comme architecte, les travaux du Vatican et de Saint-Pierre-de-Rome.

Michel Ange fut architecte un peu malgré lui. Il avait construit à Florence, la façade de San-Lorenzo et la chapelle des médicis. A Rome, il éleva la Porta Pia, l’église Ste-Marie-des-Anges, taillée dans les thermes de Dioclétien, les édifices qui encadrent la place du Capitole. En 1546, à l’âge de 72 ans, Paul III le nomma architecte des travaux de Saint-Pierre. Il reprit les plans de Bramante en leur donnant plus de grandeur et il lança dans les airs, une prodigieuse coupole, haute de 131 mètres.

Les premiers monuments de la Renaissance furent surtout des monuments civils : la délicieuse Farnésine, œuvre de Peruzzi et de Raphaël, le palais Farnèse, élevé par San Gallo. Jules Romain construisit, à Mantoue, le célèbre palais du T. A Venise, Sansovino, dans le palais Corner, la Zecca, la Bibliothèque. Puis l’influence de l’antiquité se fait tyrannique. L’architecte Vignole, le « Vitruve moderne » donne dans l’église du Gésu, à Rome, le modèle du style jésuite, pompeux et froid. Son traité des cinq ordres devint le bréviaire des architectes, et eût la plus fâcheuse célébrité. On superposa les ordres, on multiplia les colonnades et on prétendit tirer de l’antiquité mal comprise les recettes d’un art applicable à tous les pays. Fontana élève à Rome, les palais solennels et froids du Quirinal et du Latran, et Vasari les majestueux Uffizi de Florence. Palladio, de Vicence a exercé plus d’influence par son traité d’architecture que par ses constructions.

Les seigneurs français qui suivaient au-delà des Alpes, leurs rois aventureux, prenaient en Italie, le goût d’une vie de luxe embellie par l’art.

Charles VIII amena les architectes Fra Giocondo et Dominique de Cortone. Louis XII ne put attirer Léonard de Vinci, mais il installa en France une colonie de sculpteurs italiens, les Justes. François 1er fit venir le Vinci, André del Sarto, puis l’architecte Serlio.

Il n’y eût pas en France une action subite de l’art italien ni un parti pris d’imitation, mais une transformation fort lente, car l’art français n’abdiqua pas et sut, même en subissant l’influence nouvelle, garder son originalité.

Laissons la parole à Nouvel, professeur à l’Ecole Alsacienne, sur cette époque :

« Nos architectes restent fidèles aux procédés de construction du Moyen-Age. Ils continuent à employer l’arc-brisé et la voûte en ogives, à construire des escaliers en saillie, des tours garnies de créneaux, des toits élevés surmontés de hautes cheminées. L’influence de l’Italie ne se montre que discrètement, ça et là, par un arc en plein cintre, des chapiteaux corinthiens, des arabesques. Dans l’architecture religieuse, le gothique persiste résolument. La « Tour de Beurre » de la cathédrale de Rouen, le portail sud de la cathédrale de Beauvais, la Tour St-Jacques, à Paris, le clocher neuf de la cathédrale de Chartres sont des édifices gothiques. L’architecture civile elle-même conserva le style français et n’admit guère d’éléments classiques et italiens que dans la décoration. Cette période de transition, qui dure jusque vers 1520 et qu’on peut appeler la période Louis XII a produit des œuvres exquises, comme le corps d’entrée du château de Blois, la partie la plus ancienne du château de Chenonceaux, l’hôtel Cluny, à Paris, le Palais de Justice et l’hôtel de Bourgthéroulde, à Rouen. Dans tous ces édifices à toits élevés, à tourelles saillantes et à la silhouette si française, c’est à peine si quelques arabesques, quelques niches à statues trahissent une mode nouvelle.

Avec François 1er, qui fût un grand bâtisseur, apparaît le style nouveau. Il est fort difficile de le définir, car ce qui caractérise l’art de cette époque, c’est son extrême variété qui est un de ses charmes. On employa davantage la voûte en berceau, les motifs de décoration antiques, on tendit à faire les façades plus régulières, mais, somme toute, on ne peut attribuer grande influence aux quelques Italiens qu’employa François 1er. On garde les toits à pente rapide avec les cheminées monumentales, mais on substitue aux étroites fenêtres gothiques, de larges ouvertures que l’on coupe d’une croix de pierre pour qu’elles ne paraissent pas éventrer l’édifice. L’aile nord du château de Blois témoigne déjà d’une certaine recherche de la simplicité et de la pureté des lignes. L’escalier si richement décoré, dont la cage fait saillie dans la cour intérieure, est une des merveilles de la Renaissance. Mais le bijou, la grande merveille, c’est Chambord, le château de rêve que François 1er fit élever à partir de 1519, on ne sait par quel caprice, au milieu des solitudes de la Sologne, royale fantaisie, très coûteuse, inutile si le beau pouvait l’être, parce que le château est inhabitable. Les architectes Sourdeau, Pierre Neveu, Cocqueau, Grossier sont des français, et le plan est bien français, aussi. C’est le vieux château féodal, avec son donjon, ses deux cours, ses tours rondes aux angles, même ses machicoulis, avec la forêt de pointes, de lucarnes de pierre, de cheminées, de clochetons dont le sommet se hérisse, comme pour protester contre la sobriété, des toits plats et droits des palais italiens. C’est dans les chapiteaux et lès médaillons qu’il faut chercher l’influence d’outre-mont. Les travaux durèrent plus de 30 ans. François 1er, qui n’en vit pas la fin, avait fait construire, dans l’intervalle, beaucoup d’autres châteaux. Sans parler du vieux Louvre dont il ordonna la transformation, il fit commencer en 1528, par Pierre Gadyer, le château de Madrid, démoli depuis, au bois de Boulogne, en 1532, par Jacques et Guillaume le Breton, celui de Villers-Cotterêts, en 1539, par Pierre Cambiches, celui de Saint-Germain ; partout, les noms comme les plans, sont français. Saint-Germain est, de tous ces châteaux, le seul qui ait pour toits des terrasses à l’italienne. Dès 1528 aussi il avait fait travailler à Fontainebleau. Au donjon et à la chapelle qu’on conserva du vieux château de Louis VII, il ajouta successivement, sans plan, de nombreuses bâtisses ; l’ensemble est bizarre, un peu incohérent, mais la décoration intérieure, que François 1er confia à des artistes italiens, le Rosso, le Primatice, est somptueuse jusqu’à la surcharge. Que de châteaux a vu s’élever cette époque : Azay le Rideau, Chenonceaux, oeuvre de Bohier et de Phil. Delorme, Chateaudun, Nantouillet, etc., les grands seigneurs, les ministres, s’efforçant d’imiter la magnificence royale ! Il faut citer encore parmi les édifices civils, l’Hôtel de Ville de Paris, qui fût élevé par un architecte italien, Dominique de Cortone. Dans l’architecture religieuse, l’influence de la mode nouvelle se fait sentir à l’abside de St-Pierre de Caen, par des arabesques ; à St-Eustache, par les pilastres et les chapiteaux ioniques ou corinthiens plaqués sur des piliers carrés, même à Saint-Gervais et à Saint-Etienne-du-Mont, où l’altération du style gothique produit les plus heureux effets.

Sous Henri II, l’influence italienne et classique va dominer. Les ouvrages d’Androuet du Cerceau, qui avait longuement séjourné en Italie, vont enseigner aux contemporains toutes les recettes de l’art romain, et la colonne, les pilastres, les frontons, les voûtes à caissons vont faire leur apparition. On construit, dès lors, d’après les principes, en calculant rigoureusement les proportions, et on conçoit à l’avance des plans d’ensemble majestueux. Les grands architectes du temps, Jean Bullant et Philibert Delorme, ont exposé aussi, en s’inspirant des anciens, la théorie et les principes de leur art. La France continua à se couvrir d’innombrables châteaux, dont la forme générale rappela toujours celle du Moyen-Age et où les éléments classiques ne se montrent guère que dans la décoration.

Pierre Lescot, un écclésiastique passionné d’art, qui avait déjà élevé l’hôtel Carnavalet et travaillé avec Jean Goujon au jubé de St-Germain-l’Auxerrois et à la Fontaine des Innocents, avait été chargé par François 1er, de transformer le vieux et sombre Louvre féodal en palais. Il y travailla jusqu’à sa mort et Baptiste Androuet du Cerceau continua après lui. Le nouveau Louvre est classique surtout par l’harmonie de sa décoration sculpturale avec les lignes architecturales, ainsi que par les colonnes corinthiennes, les arcades en plein cintre, les frontons triangulaires ou arrondis qui en ornent les façades. C’est un des chefs-d’oeuvre de la Renaissance.

Philibert Delorme, né en 1515, à Lyon est aussi un écclésiastique épris d’art antique. Après avoir étudié et dessiné en Italie, il éleva le château de Saint-Maur pour le cardinal du Bellay, puis très apprécié par Henri II, fut chargé par Diane de Poitiers, de consruire son château d’Anet. Ce fut son chef-d’oeuvre il n’en reste malheureusement que l’entrée monumentale, une aile et la chapelle qu’orna Jean Goujon. La façade, conservée dans la cour de l’Ecole des BeauxArts, nous montre la combinaison des trois ordres grecs superposés, qui resta longtemps classique. Henri II lui avait confié la construction du tombeau de François 1er. Il édifia une sorte d’arc-de-triomphe romain, à triple arcade, de style antique et d’harmonieuses proportions. Enfin il commença pour Catherine de Médicis, les Tuileries, dont elle voulait faire un palais à l’italienne, mais les travaux, continués après sa mort, par son collaborateur, Bullant, furent interrompues, en 1572.

Jean Bullant, l’architecte du connétable de Montmorency, était lui aussi, un grand admirateur de l’antique. Il a orné de portiques romains trois des façades du château d’Ecouen et inauguré, par l’emploi d’énormes colonnes allant du sol jusqu’au toit, l’ordre colonal si souvent employé depuis. Mais, chez lui encore, l’influence antique n’est que superficielle et ses constructions sont parfaitement adaptées aux besoins du temps. »

En Allemagne, la Renaissance marque un chefd’oeuvre : le château de Heidelberg, qui, italien par sa décoration, reste encore gothique par son inspiration.

Aux Pays-Bas, l’hôtel de ville d’Anvers situe l’avènement de l’architecture de la Renaissance .

En Espagne, Berruguette, à la fois peintre, sculpteur et architecte, éleva pour Charles-Quint, le palais de Grenade et l’Alcazar de Tolède.

Une longue période suit où la France et l’Europe entière sont en perpétuels états de guerres et de révolutions. Seule l’architecture militaire construit des forteresses et laisse dans le sommeil de l’oubli, les expressions de beauté. Puis en Italie, sous l’influence artistique de Le Tasse, les architectes sacrifièrent le naturel et la simplicité à la recherche de l’effet. Ils adoptèrent le style baroque et le style jésuite. Le style baroque consiste dans l’emploi systématique des lignes courbes au lieu de lignes droites : les colonnes se tordent, les corniches se changent en festons, les façades se boursouflent de saillies inutiles. Le style jésuite est surtout remarquable par la disposition des façades, qui sont chargées de colonnes, pilastres, corniches, statues, et surmontées d’un large fronton que supportent deux consoles retournées. Les voûtes et les murailles intérieures sont richement ornées de sculptures, peintes ou dorées. Là grande nef de Saint-Pierre, à Rome, est le chef-d’oeuvre de ce style décoratif. On l’appelle style jésuite parce que la compagnie de Jésus, si elle ne l’a pas créé, l’a répandu dans tous les pays catholiques. L’architecte Vignole, avait construit pour les Jésuites, le Jésu, à Rome. Ce fut le style de ce monument que la compagnie de Jésus adopta et agrandit dans toutes les contrées où elle fit bâtir des églises.

L’Angleterre avait tardivement adopté le style de la Renaissance, et les Anglais ont qualifié l’époque de transition le « style perpendiculaire », Elle eut cependant deux grands architectes : Inigo Jones et Christophe Wren, qui construisirent, dans leurs pays, palais et églises.

En France, au temps de Henri IV et de Louis XIII, l’architecture avait encore une certaine indépendance. Lemercier continua la construction du Louvre. On éleva des maisons comme celle de la place Royale (aujourd’hui place des Vosges), des hôtels comme l’hôtel Tuboeuf ou Mazarin (Bibliothèque Nationale), des châteaux comme le premier château de Versailles. En même temps, l’art italien envahissait notre pays. Salomon de Brosse construisit pour Marie de Médicis le palais du Luxembourg. Il plaqua devant l’église St-Gervais, une façade de style jésuite et édifia l’église des Jésuites : Saint-Paul, Lemercier éleva l’église de la Sorbonne, dont le dôme et le péristyle à colonnes corinthiennes étaient tout italiens. Semblablement, le Val-de-Grâce, construit par Lemercier et François Mansart pour Anne d’Autriche. Le style italo-antique était en pleine faveur quand Louis XIV commença son règne. Puis Colbert et Louvois imposèrent aux architectes une rigoureuse discipline dictée par le grand roi. Colbert voulut finir le Louvre et l’architecte Le Vau était sur le point de construire la façade côté SaintGermain-l’Auxerrois, conformément au projet de Lescot mais Colbert l’en dissuada et adopta le plan de Claude Perrault, médecin, devenu architecte par occasion. Ce nous valut l’affreuse colonnade que tous les parisiens connaissent. Libéral Bruant construisit les Invalides de 1671 à 1674, qui devait être à la fois une caserne et un hospice, Jules Hardouin-Mansart éleva le Dôme à 105 mètres de hauteur. C’est le chef-d’œuvre du genre. Ce fut encore Mansart qui dressa les plans de la place Louis-le-Grand (Vendôme) de la place des Victoires et du château de Dampierre. Son Œuvre principale fût le château de Versailles. La façade sur les jardins est l’expression la plus complète du style Louis XIV. Longue de 480 mètres, elle se compose d’un bâtiment central et de deux longues aîles. Un rez-de-chaussée simple et nu supporte le « bel étage » dont les fenêtres en plein cintre, très hautes et très larges, sont séparées par des pilastres. De place en place, un groupe de colonnes supportant un entablement et forment une légère saillie. Le « petit étage » très bas, est couronné d’une balustrade, orné de statues et de trophées. Les toits sont plats. Saint Simon critique : « On croit voir un palais qui a été brûlé et oû le dernier étage manque encore »,

A cette, époque, l’architecture manque d’originalité et de goût en Espagne. Le palais de Philippe II, I’Escurial, avait, par la masse même de ses pierres de granit et la nudité sévère de ses murailles, une sorte de grandeur triste. Les architectes espagnols adoptèrent ensuite le style jésuite et le style baroque. Ils en exagérèrent même la décoration, la lourdeur fastueuse, la fantaisie déclamatoire.

Puis un siècle de misère morale, d’humiliation et de débauche fit sombrer l’art en France. Moins de grandeur et plus d’agrément, sont les mots donnés à l’architecture, sous Louis XV, on multipliera les boudoirs discrets, les salons joliment ornés. Les architectes inventent ce qu’on appelle le style « rocaille ». Germain Boffrand décore l’hôtel de Soubise, devenu le palais des Archives nationales. Meissonier publie des traités ou recueils d’architecture où il établit les principes du style « rocaille ». Il les applique lui-même et multiplie les inflexions les plus capricieuses. On transforme à Versailles, la galerie Mignard, en cabinets et en boudoirs. J’ai dit que l’architecture vient sombrer dans le boudoir de La Pompadour.

Un seul architecte, Gabriel, mérite la réputation d’artiste. Son talent réalisait cet équilibre parfait de la pûreté classique et de la grâce légère : la décoration de la place de la Concorde, la colonnade du Ministère actuel de la Marine lui doivent leur harmonie et leur simplicité.

Si le XIXème siècle fut fertile en des découvertes scientifiques extrêmement intéressantes, s’il fût le siècle où la littérature prit un essor extraordinaire, où les inventions bouleversèrent plus que les révolutions les bases même de la société, si les ingénieurs construisirent des machines et des mécaniques multiples pour le grand bonheur des humains, l’architecture reste stagnante parmi tous ces progrès. Si le siècle dernier a donné à la France de bons sculpteurs dont les œuvres ornent ou encombrent les voies et places publiques, par contre, il paraîtrait que les architectes ont délaissé leur art si complet, si utile et si séduisant. De bien mauvaises copies seules ont été édifiées et que ce soit le Trocadéro ou le Grand-Palais, vestiges de banales expositions, comme nous sommes loin des merveilles dont il a été parlé au début de cet article !

Nous sommes à un tournant de l’histoire et de la civilisation. De quoi demain sera-t-il fait ? Nul ne peut le prédire et puis, qu’importe... Après une léthargie, le réveil est souvent régénérateur, l’effort demeure en suspension, pour accomplir par la suite, des œuvres que présentement, les intéressés même ne soupçonnent pas. Nous sommes à la veille de temps nouveaux ; du déséquilibre présent, viendra la stabilité future, la révolution latente que nous commençons à subir, s’accomplira fatalement et les idées nouvelles édifieront, j’en suis persuadé, des monuments impérissables dédiés ni aux rois, ni aux dieux, mais bien à la sagesse et à l’admirable conception d’une société organisée pour son bien-être et pour ses radieux lendemains.


Pierre COMONT.

ARGENT

n. m. (du latin argentum)

Métal blanc, brillant et très ductile, sonore, tenace, d’une pesanteur spécifique de 10.44, fusible à la température du rouge blanc (1.000 degrés), malléable, inaltérable à l’air pur. La nature contient une assez grande quantité de ce métal ; quelquefois il se rencontre en masses d’un volume assez considérable, ou dissimulé en particules imperceptibles dans des argiles ou dans des dépôts ferrugineux. L’argent natif contient souvent des traces d’antimoine, d’arsenic, de fer, de cuivre ; les gangues pierreuses de l’argent sont ordinairement le calcaire, le quartz et la barytine. L’argent forme avec l’or et le cuivre des alliages qui constituent les objets d’orfèvrerie et les monnaies. L’alliage d’argent a plus de dureté que le métal pur et conserve mieux que lui les empreintes et les formes qu’on lui a données. On appelle titre de l’argent la quantité d’alliage que la loi permet d’y faire entrer. Le nitrate d’argent est l’argent pur dissous dans l’acide nitrique ou azotique. Le nitrate d’argent est un poison très énergique dont l’antidote est le sel de cuisine délayé dans l’eau.

On trouve des minerais d’argent dans le nord de l’Europe : en Suède, en Norvège, en Russie ; mais les plus riches du monde sont ceux du Mexique et du Pérou. Le bromure et azotate d’argent ont une importance capitale en photographie. Ces notions élémentaires sur l’argent considéré comme faisant partie, en chimie, du groupe des métaux suffisent à nos lecteurs. Elles expliquent en partie pourquoi ce métal a pris place parmi ceux qui sont utilisés comme monnaie d’échange et comme signe représentatif de la valeur des marchandises et de tous objets destinés à la vente et à l’achat.

Dans son sens le plus général, le mot « Argent » est synonyme de numéraire, de valeurs quelconques : or, actions, obligations, billets de banque, etc. « L’argent du Trésor, de la Banque, avoir de l’argent chez soi, de l’argent en caisse, de l’argent placé. Recevoir, toucher de l’argent. Avancer, prêter de l’argent. Attendre après son argent. Dépenser de l’argent. Perdre ou gagner de l’argent dans une affaire. Ne rien faire que pour de l’argent. Payer argent comptant. Faire argent de tout. Etre à court d’argent. Courir après son argent. N’avoir pas besoin d’argent. Dépenser un argent fou. Etre un bourreau d’argent. Y aller bon jeu, bon argent. Semer l’argent. Plaindre son argent. On voit que le mot argent entre dans une foule de locutions courantes. Il entre aussi dans nombre de proverbes, dictons et sentences : point d’argent, point de Suisse. L’argent n’a point d’odeur. L’argent ne fait pas le bonheur. L’argent est le Maitre du Monde. Notre siècle est le siècle d’argent. Tout s’incline devant Sa Majesté l’Argent. L’argent est le nerf de la guerre.

L’usage extrêmement fréquent qui est fait de ce terme : « Argent » proclame hautement la place énorme qu’il occupe dans les relations de toutes sortes et dans toutes les circonstances de la vie. Dans une société dont la structure économique repose sur le profit, l’argent — nous le prenons ici dans son acception la plus large qui est en même temps la plus courante — confère à ceux qui le détiennent, en réalité ou en apparence, toutes les prérogatives, tous les avantages, toutes les vertus, toutes les supériorités. Il donne de l’intelligence aux niais, de la jeunesse aux vieux, de la beauté aux laids, de la délicatesse aux brutes, de la vertu aux pervers. Il plaide avec succès les causes les moins défendables et les fait triompher. Il se glisse dans toutes les relations humaines et y introduit la bassesse, le calcul, l’intrigue, la convoitise et la haine. Dans les rapports sexuels, il oppose la vente au don, la prostitution à l’amour. Dès que la question d’argent surgit entre amis, l’amitié se dissout. Dans les pourparlers qui aboutissent, par le mariage, à la fondation d’un foyer, à la constitution d’un ménage, à la formation d’une famille, les considérations d’argent prévalent sur toutes les autres et, dans la comédie qui se joue entre conjoints, le notaire qui dresse le contrat est souvent un personnage plus important que les époux eux-mêmes. Qui dira le nombre des familles qui ont été désunies, disloquées par de misérables questions d’argent ? Qui calculera la foule d’enfants et de petits-enfants, de neveux et de cousins qui ont ardemment désiré, fébrilement attendu, ou hypocritement hâté la mort du père, de la mère, de l’oncle ou du cousin dont ils guettaient impatiemment l’héritage ? Qui dressera l’inventaire des jugements rendus sous l’influence ou la pression de l’argent ? Qui établira la statistique des consciences que l’argent a achetées ? Qui supputera l’ignominie des trafics auxquels l’argent a présidé et des contrats conclus par l’unique apport de l’argent ? Qui écrira comme il conviendrait le drame lugubre des mensonges, des fraudes, des trahisons, des infamies et des crimes dont le torrent a eu pour source l’argent ?

C’est par l’argent que, presque toujours, les sentiments les plus nobles sont avilis, les contacts les plus purs souillés, les actions les plus hautes abaissées ! C’est par l’argent, que, presque toujours, les volontés les plus fermes sont amollies et les intelligences les plus lumineuses obscurcies !

« L’argent, l’argent, dit-on, sans lui tout est stérile ;
La vertu sans argent est un meuble inutile ;
L’argent seul au Palais peut faire un magistrat ;
L’argent en honnête homme érige un scélérat. »

BOILEAU.

« A Paris ! dans nul pays l’axiome de Vespasien (L’argent n’a pas d’odeur) n’est mieux compris ; là, les écus tachés de sang ou de boue ne trahissent rien et représentent tout. Pourvu que la société sache le chiffre de votre fortune, personne ne demande à voir vos parchemins. »

BALZAC.

« La voracité du porc est insatiable comme la cupidité de l’avare. Il ne craint pas de se vautrer dans la fange ; il s’engraisse des plus immondes substances ; tout fait ventre pour lui. »

TOUSSENEL.

Il appartenait au régime capitaliste, parvenu de nos jours au point culminant de son développement, d’élever la puissance de l’Argent à un niveau qui n’avait pas, encore été atteint et qui ne peut être dépassé. Aucune époque n’a mérité autant que la nôtre d’être appelée le siècle de l’Argent. A aucun moment de l’histoire, la souveraineté de l’Argent n’a été aussi indiscutable. Plus vile dans ses origines et plus affameuse et oppressive dans les moyens dont-elle dispose et les méthodes qu’elle emploie que toutes les autres féodalités, celle de l’Argent domine présentement le monde. La fortune de certains milliardaires : rois du rail, du blé, du pétrole, du fer, de l’acier, est un aimant d’une incalculable surface, dont la puissance d’attraction absorbe tout le travail humain. Les ressources que possède la finance internationale mettent celle-ci en mesure d’accaparer toute la production mondiale et d’en monopoliser tous les profits. Tous les Etats sont à la merci de ces formidables puissances d’Argent dont, par ricochet, tous les particuliers sont les tributalres et les esclaves. (Voir : Accaparement, Accumulation des richesses, Capitalisme, Bourses du Commerce et des Valeurs). Les quelques milliers d’individus richissimes, qui ont un pied dans toutes les grandes entreprises, tiennent sous leur dépendance absolue les chefs d’Etat, les Parlements, les Ministres, les Diplomates, les chefs militaires, les représentants de la grande Presse et, par le truchement de ceux-ci, ils mènent, dirigent et gouvernent les peuples. Calme ou tempête, abondance ou disette, travail ou chômage, paix ou guerre, la vie des collectivités humaines dépend de la volonté de ces manieurs d’argent, de leur entente ou de leur rivalité.

L’Argent est le symbole de la société bourgeoise. « Enrichissez-vous ! » a conseillé l’historien et ministre Guizot ; et ce conseil est plus suivi que tout autre à notre époque d’agio et de spéculation où tout est à vendre et où presque tout le monde ne vit et ne travaille que pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent.

L’argent crée un privilège extraordinaire : celui qui possède de l’argent en certaine quantité n’est pas dans l’obligation, pour suffire à ses besoins, de produire quoi que ce soit. Il lui suffit de placer son argent avec adresse et prudence, pour que, fécondé par le travail des autres, celui-ci fructifie. L’enfant qui trouve dans son berceau « cent mille francs de rente » a la faculté, sans jamais rien produire, sans se livrer à un travail quelconque, de dépenser chaque année, en objets de consommation et produits de toutes sortes, jusqu’à concurrence de cette somme de cent mille francs. Il est évident que, ne produisant rien lui-même, il vit de la production des autres. C’est, à proprement parler, un vol caractérisé et il est scandaleux que la Loi consacre et que la force publique protège cette spoliation.

Il en est pourtant ainsi. Il y a pis : après avoir vécu dans le bien-être et l’oisiveté, cet homme, en possession d’un revenu de cent mille francs meurt. Gardez-vous de croire que son argent revient à ceux dont le travail a assuré son bien-être. Devenu père, il transmet à ses enfants son argent, et ceux-ci bénéficient à leur tour du même régime que leur père. Il y a pis encore : si ces parasites, père et enfants, dépensent moins de cent mille francs l’an, ils ont soin de « placer » la différence ; celle-ci vient s’ajouter à l’argent mis antérieurement en réserve ; ce nouveau tas d’argent vient augmenter le revenu familial ; il fait — comme dit le populaire — des petits et, après quelques générations, il se produit ce fait qui serait incroyable si de multiples exemples n’en attestaient pas l’exactitude : de père en fils, cette famille double, triple, décuple sa fortune, sans jamais rien faire, par la puissance de fructification de l’argent qu’elle détient. Il est, cependant, hors de doute que, abandonné à lui-même, cet argent serait frappé de stérilité organique et qu’il ne fructifie que dans la mesure où il est fécondé par le travail d’autrui. Cette simple observation fait comprendre mieux que les démonstrations les plus savantes, l’immoralité de la rente, du revenu, de l’intérêt de l’Argent et, partant, celle de l’Argent lui-même et du Régime Social qui lui assure pleins pouvoirs.

Abusant de l’ignorance des pauvres en matière de placement (les « sans-argent » n’ont rien à placer et ne perçoivent pas le mécanisme de la rente, de l’intérêt et du revenu), les juristes et économistes bourgeois ne manquent pas de prétendre que « les cent mille francs de rente », que l’enfant dont il est parlé plus haut a trouvés dans son berceau, sont le fruit et la récompense du travail accompli et des économies réalisées par ses ascendants.

Nous répliquons :

« C’est un mensonge. Il n’y a jamais eu, il n’y a pas de producteur qui, sur son travail personnel, sur son salaire, ait eu, ait la possibilité de vivre, d’élever sa famille et d’épargner une telle fortune. Il n’a pu amasser cet argent que par le vol ou l’exploitation. Celui qui travaille aux champs ou à l’usine et qui vit de sa production a déjà grand mal à équilibrer le maigre budget de sa famille ; voulût-il épargner et s’y appliquât-il opiniâtrement, il ne pourrait économiser que fort peu d’argent et encore faudrait-il qu’il ne fût jamais malade ou sans travail et qu’il s’imposât, au détriment de sa santé et de celle des siens, les plus dures privations. Au surplus, dans l’hypothèse que l’argent mis de côté par lui ait été réellement le fruit de son travail personnel et le résultat de ses économies, il n’en reste pas moins que du jour où ses héritiers mis en possession de cet argent ont grassement vécu dans la fainéantise, ils n’ont pu le faire qu’en prélevant sur le travail productif des autres de quoi faire face à leurs dépenses. Et ce prélèvement est proprement un vol. »

En réalité et au fond, toutes les personnes avisées et réfléchies se rendent compte des méfaits et des forfaits dont l’Argent porte la responsabilité. La plupart approuvent le réquisitoire que les révolutionnaires prononcent contre l’Argent et les conséquences scélérates qu’entraîne sa souveraineté. Plus âpre est notre critique, plus violentes et amères sont nos diatribes et plus elles sont approuvées. Mais infime encore est la minorité qui nous suit jusque dans nos conclusions. Celles-ci sont toujours les mêmes : l’Argent, en tant que valeur représenttaive et d’échange, doit-être aboli. Il est absurde de faire le procès des lâchetés, des bassesses, des vilenies, de la corruption et des crimes dont il est la cause et de reculer devant la nécessité de supprimer cette cause.

Il tombe sous le sens que, en Anarchie, l’argent ainsi que l’or, les billets de banque, les titres et valeurs de toute nature, n’auront plus de raison d’être. Le Communisme libertaire n’aurait, sur le terrain des réalités, aucun sens positif, si, l’opposition entre le tien et le mien ayant disparu, il demeurait possible, à l’aide d’un papier, d’un titre ou d’une monnaie quelconque, d’acheter, de trafiquer, de thésauriser.

En Anarchie, l’Argent, qui signifie aujourd’hui : Fortune, Richesse, Avoir, Capital, Propriété, sera aboli. (Voir ces mots.)


- SÉBASTIEN FAURE

ARGUMENT

n. m. (du latin Argumentum)

L’argument est un raisonnement par lequel on tire une conséquence. Ex. : la force est l’argument des tyrans. Le mot argument, par dérivation, a pris également le sens de : preuve. Ex. : tirer argument d’un fait. Dans un raisonnement, le droit est pour celui qui apporte des arguments véritables et irréfragables. Mais les arguments doivent être examinés attentivement avant d’être acceptés. Les juristes bourgeois, pour les besoins de leur cause, ont su forger nombre d’arguments artificiels qui, l’habitude prise, peuvent être confondus à première vue avec de véritables arguments. Il faut avoir soin, pour établir ou pour réfuter un argument, de donner aux mots leur sens inaltéré et ne pas se laisser prendre au factice de la dialectique dont les jésuites ont su se servir avec tant de succès jusqu’à ce jour. Il faut dépouiller le raisonnement de tout ce qui n’est pas essentiel, poser des prémisses exactes et recueillir la conclusion qui en découle. Aux arguments artificiels et superficiels de la bourgeoisie, les anarchistes opposent des arguments robustes appuyés sur la seule logique et l’examen rationnel des êtres et des choses. La force principale de l’argument réside dans l’entraînement rigoureux des diverses propositions ou parties dont il est composé. (Voir : Dilemme, Paradoxe, Pétition de principe, Syllogisme). D’un argument qui a toutes les apparences de l’exactitude mais est, en réalité, erroné, on dit qu’il est captieux ou sophistique. Il convient, comme nous le disions plus haut, de s’en méfier et de ne l’accepter jamais. Tous ont le défaut de la cuirasse. A l’Anarchiste de découvrir ce défaut et de s’en servir pour ruiner l’argument lui-même.

ARLEQUIN

n. m.

Arlequin est un personnage comique dont on fait remonter les origines au sannio, bouffon des farces latines, et qui, de la scène italienne, a passé depuis le XVIIème siècle sur presque tous les théâtres de l’Europe. Il porte un habit composé de petits morceaux de drap triangulaires, de diverses couleurs, un masque noir, et, à la ceinture, un sabre de bois nommé latte ou batte. Le mot arlequin n’a pas tardé à passer dans la langue pour désigner un homme qui change sans cesse d’opinions. Ex. : Les politiciens sont des arlequins.

ARMEE

(mé). n. f. (de arme)

« Une des plus nobles institutions qui régissent une nation, » affirment péremptoirement les patriotes. « Ensemble des troupes régulières d’un Etat, » se contente de dire le Larousse.

Nous ne saurions, on le suppose, nous contenter d’une définition aussi laconique. Trop courte et aussi trop objective, elle ne peut satisfaire notre légitime curiosité.

Penchons-nous donc sur cette vaste organisation et, sans prétendre, hélas ! tout dire — il faudrait écrire plusieurs volumes pour être complet ! — donnons l’essentiel.

Suivons l’armée à travers les siècles et voyons ce qu’elle représente au point de vue social ; alors seulement, pourrons-nous la définir en ces termes : Armée, ensemble des troupes régulières qu’un Etat entretient pour sa défense intérieure et extérieure, autrement dit pour la sauvegarde des privilèges de ses riches et de ses gouvernants.

Quelles sont les origines de l’armée ?

Sans crainte de se tromper, on peut dire, on peut écrire que l’armée date du jour où les premiers hommes firent, sur terre, leur apparition.

Il est bien entendu qu’à cette époque qui se perd dans la nuit des temps, nous entendons par armée, non la vaste et puissante organisation d’aujourd’hui, mais l’existence de tribus qui se faisaient la guerre pour manger, se vêtir et... se loger.

Divisés en tribus, nos ancêtres, quasi sauvages, se livraient des luttes perpétuelles dont l’enjeu représentait la nourriture, le vêtement et l’habitat.

Pauvres premiers hommes !

« Leurs armes étaient à l’origine des pierres brutes qu’ils apprirent peu à peu à tailler et à aiguiser en forme de couteaux ou qu’ils emmanchaient dans des bâtons pour avoir des casse-tête. Aussi appelle-t-on parfois le début de l’âge préhistorique l’âge de la pierre. Ils se servaient aussi de flèches et de lances armées d’os pointus ou de grosses arêtes de poissons. Le feu et les métaux étaient alors inconnus. Pour vêtements, ils avaient les peaux des animaux qu’ils abattaient ; pour habitations, des cavernes qu’ils disputaient aux bêtes féroces. Pour nourriture, la chair des animaux qu’ils prenaient à la chasse ou à la pêche. » (Gustave HERVÉ, Histoire de France pour les Grands.)

Les luttes de tribu à tribu durent être féroces et proportionnées aux difficultés qu’avaient ces « barbares » de se procurer le strict nécessaire à leur existence.

On peut même penser qu’au sein de chaque tribu victorieuse, c’était la guerre. Il n’est pas douteux qu’une fois en possession de la chair des animaux qu’ils avaient tués, disputés à d’autres tribus, le partage ne s’effectuait pas dans une atmosphère de paix. Les plus forts, les plus musclés, tombaient à bras raccourcis sur les plus faibles et se réservaient la part du lion.

Les plus forts devinrent donc des chefs et, par surcroît des... propriétaires !

Ainsi naquit la propriété, réservée aux plus rusés, aux plus astucieux, à tous ceux dont les poings velus se levaient pour écraser les autres, les débiles, ceux qui, s’estimant lésés, manifestaient un peu trop bruyamment leur mécontentement.

Peu à peu, la propriété se développa, et, pour la consolider, ses bénéficiaires organisèrent, fortifièrent les tribus dont ils étaient les chefs incontestés — la force primant le droit.

Dans l’Antiquité, en Orient, s’il n’y avait pas d’armées permanentes, l’armée régulière se recrutait dans la classe privilégiée des guerriers. Mais, plus tard, on recourut à des mercenaires lybiens et asiatiques.

En Grèce, au VIIème siècle avant J.-C., le service militaire est obligatoire : c’est quand les classes se développent que la défense est confiée à la classe la plus élevée. Les plus riches des citoyens forment la cavalerie, l’infanterie des hoplites se recrute parmi la classe moyenne. Quant aux pauvres, ils constituent les troupes légères. Les Polémarques, les stratèges, les lochages, sont les chefs de l’armée. Ce n’est qu’au IVème siècle qu’on voit surgir les armées de métier.

Sous la Rome républicaine, les prolétaires sont exempts du service militaire. Ne possédant rien, ils n’ont rien à défendre. Peut-être a-t-on peur de mettre des armes entre leurs mains. L’armée se compose uniquement de citoyens qui doivent servir jusqu’à soixante ans !

L’unité militaire s’appelle la légion, divisée en centuries ou manipules.

Marius, général romain, institue les cohortes et ouvre l’armée aux non-citoyens.

Dans la Rome impériale, Auguste, empereur romain, constitue des armées permanentes, d’abord cantonnées sur les frontières. Les esclaves sont armés, mais des révoltes éclatent. L’antimilitarisme n’est pas jeune, comme on voit.

Sous les Francs, la noblesse est guerrière : en cas de guerre, on recrute et on arme par la force les paysans gallo-romains.

(On remarquera que, de nos jours, les procédés n’ont guère changé : les « mauvais » citoyens qui ne veulent à aucun prix aller à la caserne ou défendre la « mèrepatrie » lorsque celle-ci est en difficultés avec une « voisine », sont immédiatement arrêtés, traduits en Conseil de guerre et — naturellement — condamnés.)

A l’époque gauloise et franque, l’armée est formée par les contingents de chaque petit Etat et le roi, chef suprême de la Guerre, convoque ses leudes. Cet appel se nomme le ban.

(Au XXème siècle, ce n’est plus le roi qui convoque ses leudes, et la convocation des troupes ne s’appelle plus le BAN. On est bien plus civilisé. D’abord, les mots ont changé ; le BAN s’appelle la MOBILISATION. Et puis, au nom de la « patrie en danger », tous ceux qui sont reconnus aptes à se faire tuer, quittent leurs vêtements civils et endossent la « glorieuse » tenue bleu-horizon.

Ce que c’est, tout de même, que d’être civilisés ! )

L’époque féodale, on le sait, est fertile en batailles.

Les seigneurs rivaux se font une guerre acharnée. Aussi, les vassaux sont-ils mis à contribution, chaque fois qu’il plaît au seigneur de guerroyer. Le vassal doit à son seigneur le service d’ost ou service militaire.

(On ne peut s’empêcher de remarquer que pour le serf, du moyen âge, la PATRIE, c’était SON seigneur ! Elle s’identifiait avec lui. A l’appel de ce dernier, le paysan délaissait la terre et se transformait en soldat, prêt à mourir pour celui dont il était l’esclave maltraité.

Aujourd’hui, comme l’a si bien dit Anatole France, on meurt... POUR DES INDUSTRIELS ! Les prolétaires — serfs du vingtième siècle — sont appelés à rendre le dernier soupir sur les champs de bataille, pour M. Schneider, du Creusot ou M. de Wendel, du Comité des Forges.

Les prolétaires d’aujourd’hui ne peuvent être jaloux des serfs du XIIème siècle. Mourir pour de puissants usiniers ou pour de gros propriétaires terriens, n’est-ce pas la même chose ?)

Cependant, la royauté souffre de l’hégémonie des seigneurs.

Et pour mieux les combattre, les villes constituent des milices bourgeoises, pour le plus grand profit des rois.

Mais voici les Temps Modernes. L’organisation régimentaire remonte à Charles IX, mais ce n’est que de Louvois que date réellement l’armée moderne.

Tous les corps sont dotés d’armes et d’uniformes. Vauban fait bâtir des casernes qui serviront à loger les soldats. De plus, ceux-ci touchent une solde régulière. L’avancement étant ouvert à tous, les incapables, grâce à l’argent, peuvent monter en grade et exercer des commandements.

La Révolution procède par engagement et réquisition.

Elle se sert de l’armée pour réprimer les émeutes.

En 1798, sous le Directoire, la conscription est adoptée, mais Napoléon lui-même n’ose l’appliquer intégralement ; elle est supprimée par Louis XVIII et jusqu’en 1870 règne l’armée de métier.

De 1815 à 1848 l’institution militaire tombe à un minimum. L’armée est incapable de faire la guerre. Mais la conquête interminable de l’Algérie l’aide à passer le temps. Le régime est pacifique et la politique extérieure timorée. Ce sont les républicains et les libéraux qui constituent l’élément patriote et militariste et qui veulent courir à tout instant en Grèce, en Hongrie ou en Pologne.

De 1848 à 1870, changement de doctrine. Mais, pour ne pas augmenter les charges du peuple, l’Empire laisse l’armée dans sa décrépitude, d’où la défaite.

Stratégie. — Et maintenant, jetons un coup d’oeil rapide sur les conceptions stratégiques en honneur chez les Anciens, conceptions qu’ont reprises les Modernes. Sur la stratégie, on ne connaît rien avant les Grecs. Epaminondas célèbre général thébain, né entre 420 et 410 av. J.-C., un des chefs de la démocratie de Thèbes et Miltiade, appliquent les premières règles. Le grand général de l’Antiquité est Annibal dont Napoléon a perfectionné les méthodes. A signaler que la victoire de Tannenberg, remportée en 1915, par Hindenburg, sur les Russes, lors de la dernière guerre mondiale, est l’exacte copie de la victoire de Cannes (216 av. J.-C.), remportée par Annibal sur les Romains. Jules César est surtout un organisateur. Il n’y a jamais eu d’armée aussi parfaite que l’armée romaine. Son artillerie est formidable. La baliste projetait à 1.000 mètres, un bloc de 800 kilos, La fortification romaine n’a jamais été dépassée. Elle a servi de base aux travaux de Vauban, ingénieur de génie qui a pour maîtres Léonard de Vinci et Michel-Ange.

Alexandre est inférieur à Annibal, sauf dans l’ampleur des projets. L’art militaire tombe en décadence jusqu’au XVIIIème siècle, où il est relevé par Frédéric II qui reprend les méthodes grecques et carthaginoises. L’élan se poursuit pendant la Révolution et culmine avec Napoléon dans les années 1805 et 1806, après quoi commence la décadence. De 1815 à 1870, l’armée tombe dans le marasme. De cette époque, datent les exercices mécaniques destinés à masquer l’oisiveté de l’armée.

En 1870, l’armée française applique les procédés des guerres africaines et le formalisme qui l’empoisonnait est loin d’avoir disparu aujourd’hui.

On a vu, par cet exposé rapide mais exact, que l’armée, au cours des siècles, n’a cessé de se développer et de se fortifier.

Qu’elle fût au service des rois ou des empereurs, elle n’a jamais failli à sa mission qui est de maintenir et de renforcer la domination des privilégiés d’ici-bas.

Mais, depuis un demi-siècle, son rôle a pris plus d’importance, au fur et à mesure que s’est accrue la puissance capitaliste.

Sans cesse au service du patronat, elle est la véritable sauvegarde de ce régime qui accorde tout aux uns (les riches) et refuse tout aux autres (les prolétaires) ; elle est le bouclier nécessaire, la cuirasse indispensable, qui protègent le coffre-fort des repus contre les assauts redoutés des affamés. Qu’on veuille bien, pour se convaincre de cette vérité, fouiller le passé. On verra que depuis cinquante ans, bon nombre de conflits qui ont mis aux prises ouvriers et patrons se sont terminés dans le sang.

Et, naturellement, ceux qui tombaient, se trouvaient toujours du même côté de la barricade : c’étaient tous des ouvriers qui, d’un même élan, d’un même cœur, s’étaient dressés pour revendiquer leurs droits.

L’armée dans les grèves ! Joli tableau ! Des femmes, des hommes, qui depuis de longs jours, mènent une lutte ardente contre leurs exploiteurs, des êtres humains qui subissent des privations, endurent mille souffrances pour arriver à triompher d’un capitalisme rapace et peu accessible aux arguments sentimentaux, descendent un beau jour dans la rue, pour clamer leur misère et manifester leur volonté de « vivre en travaillant ». Ils sont exaspérés, c’est assez naturel. La souffrance aigrit les caractères et exacerbe les colères. La troupe s’en mêle, beaucoup d’énervement chez les grévistes et pas mal de mécontentement chez les soldats qui préfèreraient être ailleurs.

Il suffit d’un léger incident causé bien souvent par un agent provocateur pour que le sang coule et qu’on ait à enregistrer des morts et des blessés.

C’est ce qui s’est passé dans diverses grèves à la Ricamarie, quelques années avant la guerre de 1870.

Le 1er mai 1891, il y eut Fourmies — de sinistre mémoire. — Il y eut des morts, des blessés, mais le commandant Chapuis prononça ces paroles historiques : « Les Lebels ont fait merveille ». C’était tout au début de l’armement de l’armée française par le fusil Lebel !

Nous avons eu Raon-l’Etape, Châlon-sur-Saône, Limoges, La Martinique, Narbonne, Draveil-Vigneux, Villeneuve-St-Georges.

Cependant, il arrive que des régiments, tel le 17ème, refusent de tirer sur les grévistes. C’est alors que l’armée, dans des cas semblables, n’est plus à la hauteur de son rôle et donne quelque inquiétude aux gouvernants.

Aussi, ces derniers, pour ne pas voir se renouveler de telles pratiques, usent-ils d’un autre procédé, plus pacifique, sans doute, mais qui n’en sert pas moins les intérêts capitalistes.

Le gouvernement utilise la troupe comme... maind’œuvre dans les usines où l’on chôme et dans les services publics, s’il y a grève des services publics.

Une première tentative de ce genre fut faite en 1905.

Il s’agissait de remplacer les électriciens en grève. Vite, les électriciens et mécaniciens appartenant au 24ème bataillon du 5ème génie furent invités à remplacer les ouvriers défaillants dans les centrales et sous-stations électriques. Pendant la grève des postiers, en 1909, on fit instruire un détachement de télégraphistes du 24ème bataillon du 5ème génie, caserné au Mont-Valérien, pour l’emploi de l’appareil Baudot et on envoya ces télégraphistes au Central-Télégraphique, rue de Grenelle.

En 1910, M. Briand qui était président du Conseil, fit mieux. Il mobilisa les cheminots... en grève ! ! !

Le colonel Picot, député, a si bien compris l’inconvénient qu’il y a dans les grèves d’opposer l’armée à la classe ouvrière, qu’il a dit tout récemment, à la Chambre :

« Il faut qu’on augmente le nombre des gendarmes pour que, en aucun cas, nous n’ayons à mettre la troupe en contact avec le peuple. »

Qu’on sache bien que si l’armée n’était pas plus prête à faire la guerre en 1914 qu’en 1870, elle est toujours prête à combattre la révolution.

En fait, combattre l’ennemi du dedans — en l’occurrence la classe ouvrière — est beaucoup plus facile que combattre l’ennemi du dehors.

Pour mener à bien la lutte contre des ouvriers, les officiers n’ont pas à faire preuve de connaissances stratégiques extraordinaires. Les vieux colonels qui remportent de faciles victoires dans des grèves, en commandant leurs régiments, n’ont pas à mettre leurs méninges à contribution pour la réalisation de tels succès.

Le vice initial de l’armée est le suivant : Les fins militaires de défense nationale sont subordonnées aux fins politiques de défense gouvernementale.

C’est pourquoi le Gouvernement réclame 60.000 gendarmes au lieu de 30.000 !

Le service à long terme, les exercices ridicules de caserne prouvent donc, sans qu’il soit nécsssaire d’insister, que les dirigeants tiennent à avoir sous la main, une armée prête à réprimer les émeutes et à mater les révoltes toujours possibles d’un prolétariat dont les conditions d’existence n’ont fait que s’aggraver depuis l’armistice.

La dernière guerre qui devait tuer la guerre (!!!) n’a rien tué du tout.

On peut s’en rendre compte par les effectifs qu’entretiennent — et à quel prix ! — les armées des grandes puissances du monde.

Jetons, par curiosité, un regard sur lesdites armées et constatons, non sans effroi, l’énormité des budgets consacrés à leur entretien.

Les chiffres que nous donnons ci-dessous sont authentiques et ne souffrent aucune contestation.

Les militants désireux de lutter avec efficacité contre le militarisme pourront utiliser ces chiffres. Mieux que n’importe quel discours, ils montrent à quel degré, d’aberration sont parvenues les nations dites civilisées — huit ans après la fin du grand carnage.

Angleterre. — En 1914, le budget était de 86.028.000 livres. En 1925, il est de 122.000.000 livres. L’armée actuelle comprend 14 divisions territoriales composées de volontaires. La durée du service est de 30 ans. Il y a 6 divisions régulières. Les corps d’armée ne sont représentés que par des cadres. Il n’y a pas de mitrailleuses à l’intérieur des bataillons.

Le 1/3 de l’armée est aux Indes.

L’Angleterre a supprimé le service obligatoire, très impopulaire. Les dépenses proviennent surtout de l’augmentation du matériel. (Pendant la dernière guerre, l’Angleterre n’a eu sur le front que 100.000 hommes provenant de la Grande-Bretagne, 200.000 fournis par le reste de l’Empire et 12.000 indigènes. 39 % des troupes étaient non combattants. Il y avait dans les services de l’arrière 550.000 hommes dont 350.000 travailleurs. Pour les lignes de communications, il y avait 267.000 hommes dont 151.000 employés aux transports. Au total : 2.076.000 hommes dont :

1.646.000 fournis par la Grande-Bretagne.

270.000 fournis par le reste de l’Empire.

152.000 fournis par les indigènes.

En août 1914, l’Angleterre disposait de 486 canons, à l’armistice de 6.437.

10 millions 1/2 d’hommes ont pris part à la guerre.

Etats-Unis. — Les dépenses en 1914 étaient de 257.354.067 dollars. En 1925, elles sont de 617.761.921 dollars.

Japon. — En 1914, le budget de la guerre est de 94.440.346 yens et autant pour la marine. En 1925, 206.991.410 yens et un peu plus pour la marine, soit une augmentation de 89 % en valeur-or.

Italie. — En 1914, 609.100.000 lire pour la guerre ; 309.086.000 lire pour la marine ; 9.799.000 lire pour l’armée coloniale. En 1925, dépense totale : 3.789.251.000 lire. Il y aurait lieu d’y ajouter les dépenses pour les carabiniers, 47 millions et les dépenses de la milice nationale.

L’Italie réorganise sérieusement sa puissance militaire qui est d’un quart plus forte qu’en 1914. La politique joue dans l’armée un rôle moins grand qu’autrefois. Le ministre responsable a, à côté de lui, un haut chef militaire qui est fixe.

Par rapport à 1914, les effectifs de l’infanterie ont été maintenus, la cavalerie très diminuée, l’artillerie augmentée, le génie très augmenté. Le recrutement touche tous les hommes valides instruits : on a adopté le service à très court terme pour des raisons budgétaires.

L’armée du pied de paix comprend 15 corps d’armée ou 30 divisions. En cas de guerre, il y aurait 24 corps d’armée, 63 divisions, armées de 2.400 pièces de campagne et 2.000 pièces lourdes.

Les officiers sont au nombre de 19.000 au lieu de 16.000 avant la guerre. Leur situation a été améliorée.

L’Italie est l’une des rares puissances qui n’envoient pas d’officiers à l’instruction en France.

Belgique. — En 1913, le budget était de 87.891.000 francs. En 1925, le budget est de 593.075.000 francs. Soit une augmentation de 43 %, la dévalorisation du franc étant de 74 %.

La Belgique marche sur la voie du désarmement en raison de l’impopularité du service militaire. Celui-ci est ramené à 10 mois.

Pays-Bas. — En 1914, le budget était de 50.335.000 florins. En 1925, le budget est de 101.996.000 florins.

Espagne. — En 1914, pour la Guerre, le budget était de 211.900.000 pesetas ; pour la Marine, 69.920.000 pesetas ; pour le Maroc, 108.620.000 pesetas.

En 1925, pour la Guerre, le budget est de 357.734.000 pesetas ; pour la Marine, 163.237.000 pesetas ; pour le Maroc, 254.189.000 pesetas.

Suisse. — En 1914, le budget de la Guerre était de 53.474.000 francs. En 1925, le budget de la Guerre est de 81.100.000 francs. Soit une diminution de 18 % y compris les dépenses des cantons et municipalités.

La durée du service militaire est de six mois, mais il y a les périodes (!!!). Aussi, les citoyens suisses sont-ils astreints, chaque année, de goûter, six semaines durant, aux délices de la vie de caserne !

Pologne. — L’armée a été organisée par des officiers français sur le type français. Sa composition est mauvaise. Son instruction laisse à désirer, sauf dans les territoires enlevés à l’Allemagne. Elle est travaillée par les dissensions politiques. Les Juifs sont exemptés du service militaire.

Heureux Juifs !

La victoire de 1920 sur la Russie n’est qu’un bluff grotesque.

Tchéco-Slovaquie. — Armée organisée par le général Mittelhauser qui empêcha l’invasion des troupes de BelaKun. L’organisation progress e ; mais les habitants d’origine allemande acceptent mal l’obligation de service. Nombreuses désertions et suicides.

Au pays des Soviets. — Le service à long terme ne concerne qu’une partie de la population. Le service militaire est populaire en raison de la situation matérielle du soldat. Dans la belle saison, l’armée met son matériel au service de la culture. L’armée est une école d’instruction générale et politique.

L’Etat-Major travaille activement, mais les résultats sont encore loin d’être au point où les chefs les veulent pousser. C’est surtout le matériel qui fait défaut. Beaucoup d’officiers de l’ancien régime servent dans l’armée actuelle. Ils ne se trouvent probablement pas dépaysés. Les cadres bolcheviks sont peu instruits. L’aviation a fait de grands progrès.

Allemagne. — 352.088.406 marks-or pour l’armée ; 104.263.060 marks-or pour la marine ; 197.162.416 marksor pour la police ; 11.362.300 marks-or pour l’aéronautique. Soit les 3/4 de la France.

L’Allemagne entretient 100.000 soldats de carrière, faisant 12 ans de service et une police militarisée d’un effectif double. Les dépenses portent surtout sur le matériel (produits chimiques et aviation). Imitant la Prusse, après 1806, l’Allemagne organise ses forces militaires de manière à pouvoir mobiliser la nation tout entière en cas de guerre. Bien que le service de l’armée allemande ne soit pas pénible, on y relève un nombre considérable de suicides, qui ont ému le Parlement.

On n’est pas d’accord sur les causes véritables de cette épidémie, on fait toutefois remarquer qu’elles se rattachent au dégoût de l’existence qui se manifeste dans les classes laborieuses, excédées de privations.

* * *

Les chiffres et renseignements ci-dessus sur l’état des armées des principaux pays du monde sont d’une éloquence singulière. Ces chiffres parlent, on ne peut les contester. Les militants qui voudront s’en inspirer pour mener leur propagande ne devront cependant pas faire grand cas de la durée du service dans les divers pays. Celle-ci n’a qu’une importance relative, parce que les différentes armées ne sont pas bâties sur le même type.

L’Armée Française actuelle. — Nous nous en voudrions de terminer cette étude, sans consacrer une page importante au militarisme du pays où le hasard nous a fait naître. Si nous commettions une telle faute, nous manquerions à un devoir essentiel. Ne devons-nous pas combattre l’institution militaire là où nous en subissons les rigueurs, là où nous sommes astreints, sous peine de condamnations sévères, de lui consacrer une partie de notre existence, quand ce n’est pas notre vie même qu’elle nous réclame, au nom de la « patrie en danger » ?

Le budget de la Guerre se montait en 1914 à 1.720 millions, il est de 4.544 millions en 1925. En valeur nominale, l’augmentation est de 164 %.

L’armée du service de dix-huit mois supposait les effectifs suivants :

Contingent : 370.000 hommes ; militaires de carrière : 100.000 ; employés civils : 30.000 ; militaires indigènes : 200.000. — Au total : 700.000 hommes.

Les effectifs actuels sont :

contingent : 330.000 hommes ; militaires de carrière : 75.000 ; employés civils : 17.000 ; militaires indigènes : 180.000.

Soit 602.000 hommes.

Les 32 divisions existantes doivent être regroupées en 24, 20 ou même 16.

Sur un effectif de 1.776, un régiment de Paris compte 698 disponibles.

Dans un autre régiment de 1.214 hommes, il y a 528 disponibles.

Dans un régiment renforcé de 2.095 hommes, il y a 1.218 disponibles.

Dans un régiment d’artillerie de 706 hommes, il y a 246 disponibles.

Dans un régiment renforcé de 1.171 hommes, on compte 427 disponibles.

Dans un régiment de chasseurs à cheval de 764 hommes, on découvre 355 disponibles.

L’effectif budgétaire pour 1926 est de 31.622 officiers, 652.417 hommes, 159.174 chevaux.

La cavalerie, dont les effectifs en 1914 étaient de 3.400 officiers, 98.000 chevaux, 71.000 hommes, ne possède plus, en 1925, que 50.000 chevaux, 33.000 hommes, 1.330 officiers.

Il y a pléthore d’officiers dans la cavalerie et l’infanterie, mais déficit dans l’artillerie et le génie. (Extrait de Armée et Démocratie du 15 janvier 1926.) D’autre part, le Quotidien, dans son numéro du 23 janvier, sous le titre : « L’Armée Française actuelle. Que vaut-elle ? » a publié un article dont nous extrayons les passages suivants :

« Les frais généraux et une administration sacrosainte réinstallée dans ses errements anciens intangibles, dévorent les effectifs et le budget.

Sur ses 18 mois de service, chaque citoyen appelé fait théoriquement six mois d’instruction de recrue (en réalité, 100 jours par homme au maximum) et 12 mois de corvée sous l’uniforme de la République, dans la multitude d’emplois non militaires créés par une organisation irrationnelle pour qui la notion de prix de revient n’a aucune signification.

Des régiments d’infanterie, dits de couverture, n’alignent pas 1.300 hommes à la manœuvre les autres, à peine 500 ou 600. Les groupes d’artillerie réunissent à peine une batterie.

Les événements du Maroc ont amené le retrait de tous les régiments indigènes qu’on avait stationnés en France au mépris de toute raison. Les fameuses 32 divisions et, en particulier, les divisions de couverture se sont encore effondrées et ont perdu du même coup les seules troupes à peu près en état de faire figure.

Le mal est grave.

Il menace notre sécurité tout en faisant peser sur ce pays, qui a un impérieux besoin de main-d’œuvre, des charges hors de proportion avec l’efficacité réelle de l’armée qu’on peut dire en déliquescence.

La réduction du temps de présence sous les drapeaux représente la récupération de quelque 30 millions de journées ouvrables par années.

Nous sommes donc là non pas simplement en présence d’une promesse électorale qu’il conviendrait de tenir, mais d’une nécessité économique.

Cette réduction du temps de présence sous les drapeaux n’est pas, naturellement, un but de l’organisation militaire. Mais elle doit être et peut être une conséquence de l’organisation rationnelle exploitant les moyens modernes et les enseignements de la guerre.

Seulement, l’organisation rationnelle de l’armée nouvelle est avant tout affaire de volonté agissante.

Veut-on vraiment cette organisation ? »

Deux projets de réorganisation de l’armée. — Depuis l’armistice, la réorganisation de l’armée est à l’ordre du jour. Elle a été l’objet de nombreux projets qui n’ont, pas encore abouti.

Seule, a été votée une loi de recrutement, question à laquelle le pays s’intéresse directement.

Nous avons cru utile de demander à une personnalité appartenant à la littérature militaire, très au courant des questions techniques et historiques, de nous définir les caractéristiques des principaux projets de réorganisation militaire, présentant quelque importance.

Très aimablement, mais sans nous cacher qu’il n’était pas... anarchiste, cet écrivain a bien voulu nous remettre l’article qu’on va lire, lequel article, écrit à notre intention, sera très goûté du lecteur qui saura en apprécier, nous en sommes certains, la finesse et l’ironie.

Voici cet article :

Le Militarisme des Blocs Rivaux. — D’après une idée très répandue, la guerre ne fut faite que pour tuer le militarisme. La disparition du militarisme allemand, le plus fort de l’espèce, supprimait la nécessité des autres militarismes. Le militarisme allemand est mort, mais ses congénères ont survécu. Le militarisme français a pris la place du rival abattu.

Il est peut-être nécessaire que les nations s’arment jusqu’aux dents, devant l’impuissance allemande, car l’histoire démontre que les peuples privés d’armées sont les plus redoutables. L’Allemagne a déjà offert un exemple de cette vérité. Si, malgré son infériorité actuelle, l’Allemagne est dangereuse, c’est qu’elle a découvert un système nouveau, c’est que son désarmement lui a procuré l’occasion d’appliquer une méthode inédite, capable de vaincre les peuples attardés dans les voies de la routine. Le Bloc des Gauches y a pris garde : son prédécesseur a usé de moyens simples et brutaux. Le service de dix-huit mois symbolise une doctrine ancienne, monarchique, un système qui réserve à une partie seulement de la nation la gloire de défendre les frontières, l’autre partie se contentant de regarder et d’applaudir un système qui est en évidente contradiction avec toutes les lois du progrès militaire et social.

Le système du Bloc National a été présenté et soutenu par le lieutenant-colonel Fabry, spécialiste au front étroit et aux cheveux épais et que le maréchal Franchet d’Espérey a défini d’un terme particulièrement court et rabelaisien. Fabry a imposé sa conception à Maginot qui, dans l’intimité et après boire, avoue qu’il n’a rien compris aux explications de son complice. Avec le service de 18 mois, 200.000 indigènes et 100.000 rengagés, Fabry crée une armée tellement forte qu’il est inutile, ou à peu près, de recourir à la mobilisation.

En 1922, le parti communiste, respectueux d’une vieille tradition, avait repris la lutte contre la guerre et se proposait de paralyser la mobilisation.

Il y aurait d’autant mieux réussi que Fabry avait déjà aboli la mobilisation. Le parti communiste serait certainement sorti vainqueur de sa guerre contre un cadavre, et Fabry, qui s’amuse rarement, riait à pleine gorge des efforts du parti communiste pour anéantir le néant.

Avec son armée, Fabry faisait une guerre courte, rapide, décisive : le pays apprenait à la fois le commencement et la fin des hostilités ; on sonnait encore le tocsin que Fabry dictait déjà la paix à Berlin. Cette géniale conception fut ratifiée par la Chambre avant les élections de 1924.

Mais à peine au pouvoir, le Bloc des Gauches, furieux qu’on fût revenu à l’armée de métier, à la guerre d’invasion, à la défense nationale tronquée, se hâta de mettre au rancart les projets de son ennemi vaincu. Le général Nollet fut chargé d’étudier un nouveau type d’armée. Il était bien entendu que les armées des deux blocs devaient différer autant que les blocs eux-mêmes.

Ce fut un grand succès. Avec Nollet, l’armée permanente disparaît ; il existe encore des cours d’instruction et des centres qui préparent la mobillsation, mais il n’y a plus d’armée, en tant que troupe organisée. La guerre est faite avec le peuple tout entier et d’une seule masse. L’armée se forme de toutes pièces, en un immense organisme, au premier jour du conflit. Désormais, l’effectif de paix est sans importance, et c’est pourquoi l’on peut adopter immédiatement le service d’un an, en attendant une nouvelle réduction. Projet grandiose, dont Fabry n’a pas encore saisi toute la portée. Il est malheureusement accompagné de conditions qui en ternissent l’éclat. Tout d’abord, le gouvernement est désarmé en temps de paix contre les troubles intérieurs, puisque l’armée s’est évanouie. D’où l’obligation d’augmenter les forces de gendarmerie et toute une division de cette arme était prévue pour la capitale. Et puis... voici les ombres du tableau. Avec Fabry-Maginot, on est soldat une fois dans sa vie, pendant 18 mois, on absorbe le militarisme d’un seul coup, sans reprendre haleine, et l’on ne craint aucun revenez-y. Avec Nollet, on savoure les joies de l’initiation militaire à partir de 15 ans. Ce sont des joies gratuites et obligatoires. Et jusqu’à un âge avancé, on retourne, de temps à autre, à la caserne, passer quelques semaines dans le milieu militaire, en attendant le grand jour ; ainsi, on est réellement soldat pendant toute sa vie, et toutes précautions sont prises pour qu’on ne l’oublie pas.

Cette méthode aurait réjoui Jean Jaurès. Il a écrit, en effet, dans un livre que M. Renaudel pourrait réciter sans hésitations :

<blockquote>

« Il y a une telle disproportion entre l’effort de caserne demandé à la nation et l’effort qui lui est demandé pour les réserves, qu’elle s’habitue à considérer celles-ci comme des accessoires, comme une superfétation. Le citoyen croit, quand il a donné ses deux années de vie de garnison, qu’il est quitte vraiment envers le pays ; le reste lui apparaît comme une cérémonie vaine et une stérile importunité. M. Bersot disait : En France, on fait sa première communion pour en finir avec la religion, on prend son baccalauréat pour en finir avec les études, et on se marie pour en finir avec l’amour. Il aurait pu ajouter : ET ON FAIT SON SERVICE MILITAIRE POUR EN FINIR AVEC LE DEVOIR MILITAIRE. »

</blockquote>

Le citoyen n’entretiendra plus ces coupables illusions.

Jusqu’à Painlevé, le Bloc des Gauches donnait satisfaction aux désirs socialistes. Plus de disproportion ni d’accessoires, ni de superfétation ; plus de comparaison possible avec la religion et l’amour ; plus de cérémonie vaine et de stérile importunité. Le citoyen français partage son activité entre le foyer et la caserne : courant sans cesse de l’un à l’autre, il ne sera plus tenté de croire qu’il est quitte envers le pays après son année de service actif. Le programme socialiste se trouve donc réalisé dans sa partie militaire et c’est sans doute une des conquêtes les plus brillantes du Cartel.

C’est d’autant plus éblouissant que, à l’avenir, le soldat ne sera plus distrait une seule minute de son métier, qui consiste à préparer la guerre. Quelles souffrances morales ne doit pas éprouver le citoyen socialiste qu’on arrache à l’instruction au bout de quelques mois pour le transformer en secrétaire ou cuisinier !

Avec l’ordre Nollet, on introduit dans l’armée 100.000 civils des deux sexes qui vont tenir les écritures, préparer la nourriture, brosser les uniformes, cirer les chaussures et le parquet, de manière que, à aucun moment, le citoyen-soldat ne soit obligé d’échanger l’arme de guerre contre le balai ou le porte-plume. Ainsi, le soldat se consacrera tout entier à sa noble tâche. Quel triomphe posthume du grand Jaurès ! L’extension de la doctrine conduit à des résultats surprenants. Chaque année, 10.000 individus s’exonéraient du service militaire sous des prétextes variés : bosse dans le dos, oeil en moins, jambe trop courte. On doit les enrôler ; ils feront le ménage des citoyens-soldats, accaparés par leur service. Ordre nouveau, conquête du socialisme ! Le service militaire se transforme en service national, et son extension logique conduira à la conscription des femmes qui travailleront à la cuisine, au bureau, à l’infirmerie, au magasin, à l’atelier.

L’électeur entrera à l’école Fabry ou à l’écôle Nollet selon qu’il sera pour le bloc national ou pour le bloc des gauches. Si, par hasard, il n’appartient à aucun bloc, il lui serait assez difficile de se prononcer, car dans ce cas, des points de vue très différents pourraient influer sur sa décision.

Le patriote devrait se rallier à la doctrine qui procurera la victoire avec le plus de certitude. Mais la guerre elle-même n’apporterait pas la preuve que le système non appliqué n’aurait pas été meilleur ou pire que l’autre. Les partisans du progrès éternel voteront pour le général Nollet, parce que la méthode Fabry ramène à l’époque où une partie seulement de la population avait le droit d’expirer sur les champs de bataille pour la défense du drapeau. L’égoïsme individuel pourrait se satisfaire du système Fabry, sans s’arrêter à la politique de réaction qu’il exprime.

Cependant, le système Nollet apporte, dès le temps de paix, un adoucissement au militarisme. Il est vrai que l’avantage est presque annulé par les nombreuses obligations que le citoyen traîne après lui jusqu’à sa vieillesse. De plus, le système empêche de rechercher l’emploi où tant de patriotes aiment à se réfugier pendant leur séjour à la caserne.

Il n’est pas commode de choisir et peut-être n’est-ce pas nécessaire, car les deux écoles sont également condamnées depuis l’avènement d’un ministère qui a réconcilié les blocs ennemis. On s’est mis à la recherche d’un métis qui participerait des deux organismes projetés.

Ce métis, c’est le projet Painlevé, projet qui est moins un compromis entre les deux systèmes précédents qu’un rappel mal déguisé de la conception Maginot.

Et la nation française qui s’est demandée pendant des mois si elle verserait son sang selon Nollet ou selon Maginot, dans la guerre prochaine que la perfide Allemagne imposera à la France pacifique, attend le vote de nos législateurs qui, probablement, lui demanderont de mourir, le cas échéant, selon la nouvelle méthode Painlevé.

— JAMBLIQUE.

En ce qui nous concerne, nous ne saurions opter ni pour la méthode Fabry-Maginot, ni pour la méthode Nollet, ni pour la méthode Painlevé.

Des hommes libres ne peuvent éprouver aucun enthousiasme pour les fantaisies dangereuses de ces messieurs. Ils ne seront que trop à plaindre d’être forcés de les subir !

Les projets de l’état-major. — D’abord, l’état-major de l’armée fixe à 186.000 le nombre d’hommes nécessaires pour la sécurité du territoire en temps de paix. Il réclame 100.000 militaires de carrière et 30.000 employés civils, un corps mobile de 45.000 hommes formé de blancs et d’indigènes et destiné aux expéditions coloniales, enfin un doublement de forces de gendarmerie portées à 60.000 hommes. Le territoire sera divisé en régions, recevant chacune une division. Ce nombre actuellement, de 20, sera réduit à 16. Il y aura en outre une armée d’Afrique et une armée coloniale, en tout : 650.000 hommes. Ce nombre est considéré comme intangible. L’adoption du service d’un an créerait un déficit de 100.000 hommes qui serait comblé par de nouveaux militaires de carrière et employés civils. Ce contingent serait incorporé en trois étapes, les recrues étant, dans chaque régiment, alternativement affectées à un seul bataillon. En cas de mobilisation, le bataillon le plus jeune reste au dépôt et est remplacé par des disponibles. Chaque régiment donne naissance à deux autres. Il en résulte qu’en temps de guerre, la France pourrait mobiliser 60 divisions en premier échelon et 30 en deuxième échelon.

Ce système sera difficilement accepté par la Chambre. Il tend à la guerre courte et rapide avec l’armée active et quelques classes de disponibles. Ce recrutement des militaires de carrière et des employés civils se heurtera à des difficultés insurmontables.

L’armée se trouve dans un état lamentable qui résulte de l’absence de statut, de l’insuffisance des soldes, de la fatigue de la guerre, des ambitions, des rancœurs. La propagande fasciste a réalisé des progrès dans le corps d’officiers, la propagande communiste parmi les soldats. Les contingents coloniaux sont de mauvaise qualité et de loyalisme douteux. Au Maroc, les soldats font une sorte de grève devant l’ennemi. Les cadres marquent une répugnance pour les expéditions extérieures. Ce déchaînement des appétits donne lieu à des scandales qui ont été signalés avec violence par la revue Armée et Démocratie, organe des officiers et sous-officiers radicaux et socialistes.

Le Haut Commandement est en proie à de profondes divisions. L’échec retentissant du maréchal Pétain au Maroc est l’objet de commentaires malveillants. Le Haut Commandement continue à imposer ses volontés au pouvoir civil.

Le moral des chefs. — Les 3/4 des officiers de l’armée française sont réactionnaires et cléricaux. Bon nombre d’entre eux assistent régulièrement aux offices et vont à confesse.

Il n’est pas douteux qu’un mouvement fasciste recevrait leur approbation. Bien mieux. Il est probable que ces messieurs n’attendent que le moment favorable pour mettre à exécution leurs desseins : le renversement de la République et l’instauration du fascisme, comme en Italie.

Les gouvernants républicains (???) se font les complices de ces factieux en les maintenant à leurs postes et au besoin, en leur accordant toutes sortes de faveurs dont l’avancement constitue la récompense habituelle.

La mobilisation industrielle. — C’est le dernier point qui nous reste à examiner. Des notes que nous avons sous les yeux, nous relevons celle-ci concernant ce problème : Celui-ci se rattache, naturellement, au problème de la guerre. Elle est étudiée par le secrétariat particulier du Conseil supérieur de la Défense Nationale. Elle consiste à déterminer le matériel que les usines fabriqueraient en cas de guerre et à leur affecter dès le temps de paix, le nombre d’ouvriers nécessaires.

En temps de paix, les usines de l’Etat fabriquent le matériel de guerre (Tulle, Châtellerault, Saint-Etienne, Bourges) ainsi que des entreprises civiles qui reçoivent des commandes (Le Creusot, Saint-Chamond, Renault, Berliet, Bréguet). En temps de guerre, la plupart des usines sont réquisitionnées par l’Etat.

La grosse question est celle du charbon, qui exige la liberté des mers. Le déficit annuel est de 30 millions de tonnes.

Une grande usine doit pouvoir fabriquer 10.000 obus par jour.

Ces établissements de l’Etat servent d’instructeurs aux entreprises privées.

La mise en train est longue : on prévoit cinq mois pour les fabrications faciles, 10 mois pour les autres.

En 1914, le désarroi fut complet, on prévoyait une guerre courte et une faible consommation. Il fallut rechercher les ouvriers et les rappeler aux usines, surtout les ajusteurs et les tourneurs.

En 1915, janvier, il y avait déjà 100.000 hommes dans les usines. Ce chiffre monta bientôt à 400.000. Les industriels avaient le droit de faire revenir leurs ouvriers.

Les inspecteurs du travail furent rappelés et transformés en contrôleurs de la main-d’œuvre avec le grade d’officiers. 66 contrôleurs et 400 aide-contrôleurs.

Fin 1917, il y avait 460.000 ouvriers civils et 430.000 femmes, plus des manœuvres, (sénégalais, indo-chinois, suédois, espagnols, suisses), les chinois donnèrent des mécomptes. Les prisonniers de guerre furent affectés aux travaux pénibles et délicats (chutes d’eau, thermomètres médicaux).

En général on prépare sous le nom d’organisation du pays en temps de guerre, une colossale mobilisation de toutes les ressources : industrie, agriculture, commerce et même professions libérales.

Conclusion. — Le lecteur nous rendra cette justice que nous n’avons ménagé ni nos efforts ni notre temps, pour lui donner une étude aussi substantielle que possible de l’Armée.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir tout dit.

Nous avons fait ce que nous avons pu, mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait consciencieusement, avec le désir d’être utile aux militants qui auront à mener le dur combat contre la société capitaliste et son meilleur rempart : l’Armée.

L’Armée, certes, est une institution que doivent détester les travailleurs et tous les esprits vraiment libres, car l’Armée, auxiliaire active, constante, permanente, de la classe privilégiée, ne peut servir que les intérêts particuliers de cette classe au détriment de leurs intérêts vitaux. Mais si notre devoir est de haïr l’Armée, et de la combattre sans jamais nous lasser, réservons surtout nos coups à l’Institution plus néfaste que les hommes qui ne sont que des instruments.

Si nous devons lutter contre l’Armée, c’est aussi parce que l’Armée, c’est la Guerre, la Guerre toujours possible !

Au lendemain du plus terrible des fléaux que le monde ait jamais connu, il est juste que des hommes au cœur généreux et bon fassent le serment de lutter sans répit comme sans défaillance contre la Guerre qui, malgré Locarno et toutes les promesses de paix, peut surgir brusquement et exercer les ravages que l’on sait.

La prochaine serait terrible : on assisterait à une débauche inouïe de gaz et jamais l’aviation n’aurait été à même de remplir aussi rapidement sa mission meurtrière.

Non, n’est-ce pas ? Assez de deuils ! assez de veuves ! assez d’enfants sans père ! assez de ruines ! assez de misères physiques et morales ! Le sang, pendant plus de quatre ans, n’a que trop coulé ! Il est temps que la raison ne soit plus seulement l’apanage de quelques milliers d’individus clairvoyants mais... impuissants, parce que trop faibles numériquement et insuffisamment organisés.

Par notre propagande inlassable, nous pouvons faire beaucoup contre la Guerre !

Soyons persuadés que nous ne serons jamais trop nombreux pour terrasser cette hydre et la mettre à jamais hors d’état de nuire. Le monstre a la vie dure et il ne veut pas mourir.

Et puisque nous ne voulons pas mourir à sa place, vaincus par lui, n’hésitons pas, par nos efforts tenaces et notre ardeur désintéressée à rallier à la noble et saine cause antimilitariste tous ceux dont nous pourrons éveiller la conscience et toucher le cœur.


Lucien LÉAUTÉ.


(Voir Caserne, Conseil de Guerre, Discipline, Guerre, Militarisme.)

REVUE A CONSULTER : Armée et Démocratie (revue technique, corporative et politique, directeur : Colonel Charras, rédaction et administration, 62, rue de Montrouge, Gentilly), n’est pas évidemment, une revue... antimilitariste.

Cependant, je ne saurais trop en recommander la lecture aux militants sérieux qui désirent se documenter et veulent savoir ce qui se passe dans le monde militaire. Armée et Démocratie dénonce bien des abus, combat bien des jésuites et soulève bien des voiles.

L. L.


ARMEE (Le rôle véritable de l’)

Le régime social présent repose sur le Vol, l’Imposture et la Violence.

Toutes les institutions fonctionnent au profit de ces trois malfaiteurs-types (chacun d’eux représentant une espèce plus ou moins nombreuse, mais également redoutable et malfaisante) : le voleur, l’imposteur, l’assassin.

Celui qui vole incarne la Propriété.

Celui qui ment incarne l’Autorité.

Celui qui tue incarne la Force.

Ces trois bandits s’entendent merveilleusement pour dépouiller et asservir les travailleurs, et pour les massacrer s’ils tentent de mettre fin à la spoliation et à l’esclavage qui les accablent.

Proudhon qui, comme tous les précurseurs, fut un des hommes les plus incompris et les plus vilipendés de son temps, a résumé ses études sur la Propriété en cette formule lapidaire devenue classique : la propriété, c’est le vol !

Il a établi la preuve de cette affirmation avec une telle vigueur de démonstration et un tel luxe de détails que cette partie de son œuvre considérable reste comme un monument impérissable à l’épreuve de toutes les attaques.

Que le Capitaliste — le Capitalisme est la forme actuelle de la Propriété — soit un détrousseur de l’Epargne publique et un spoliateur du Travail — par conséquent : un voleur — c’est une vérité qui ne fait doute pour aucun de ceux qui, socialistes, syndicalistes, communistes ou libertaires, travaillent inlassablement à la transformation sociale, large, profonde, définitive, d’où sortira le salut de l’Humanité.

Il serait superflu d’insister.

Celui qui ment incarne l’Autorité. Quand il personnifie l’Autorité morale, c’est l’imposteur des religions ; quand il personnifie l’Autorité sociale, c’est le flagorneur de la politique.

Pendant que le détrousseur (le premier des malfaiteurs-types) fouille dans nos poches, le prêtre, le pasteur, le rabbin nous exhortent à lever les yeux au ciel — ce qui facilite singulièrement l’indélicate besogne du voleur son compère — et nous invitent à chercher dans la foi la résignation et l’espérance.

« Bienheureux, disent ces bons apôtres, ceux qui, sur terre, ne possèdent rien ! Ils jouiront, plus tard, des biens éternels. Bienheureux, ceux qui souffrent ici-bas, ceux qui pleurent, qui ont faim, qui ont froid ! Plus ils souffriront dans ce monde, plus magnifique sera leur récompense dans l’autre. »

Le flagorneur de la politique tient un autre langage, mais en vue du même résultat :

« Confiez-moi, propose-t-il, le soin de faire votre bonheur. Vous vous plaignez et vous avez raison ; vos droits sont méconnus, vos libertés violées, vos charges écrasantes. Vous voulez améliorer, réformer, transformer l’état des choses ? C’est parfait. Je le veux avec vous, autant que vous, plus que vous. Donnez-moi le mandat de penser, de vouloir, de parler, d’agir en votre nom et vous verrez avec quelle abnégation je me consacrerai au triomphe de vos légitimes revendications ! »

Le croyant escompte la possession des béatitudes célestes ; le citoyen, l’électeur, attend avec résignation la réalisation des réformes toujours promises, jamais accomplies. Les lustres s’écoulent, les législatures se succèdent et, tandis que les imposteurs de la Religion et de l’Etat ne se privent de rien et vivent leur Paradis, les pauvres diables continuent à se priver de tout et à subir leur Enfer.

Toutefois, il est de ces infortunés qui, las d’attendre, exaspérés par le besoin, se révoltent.

Ici intervient le troisième bandit : l’homme de violence et de brutalité qui incarne l’ensemble des institutions groupées sous le nom de « Force publique ».

Quand la révolte est individuelle, police et gendarmerie suffisent à la répression. Mais il advient, de temps à autre, que la misère et l’oppression, la souffrance et l’injustice suscitent la révolte collective et la jettent, en multitude menaçante, sur les routes de la campagne et le pavé des grandes villes : c’est la grève, l’émeute, l’insurrection, la révolution.

Alors, les forces de police et de gendarmerie apparaissent insuffisantes. Riches et Maîtres tremblent pour leurs biens et leurs personnes ; d’instinct, ils sentent la menace des haines que leurs rapines et leur tyrannie ont accumulées dans le cœur des déshérités. Ils ont peur que ne soit trop faible le rempart derrière lequel ils ont coutume d’abriter leur pouvoir et leurs richesses.

Aussitôt, capitalistes et gouvernants font appel à l’Armée pour rétablir l’ordre, c’est-à-dire défendre leurs coffres-forts et leur domination.

Sur l’ordre des chefs militaires, complices et serviteurs du Capital, de la Religion et de l’Etat, les casernes vomissent les bataillons de paysans et d’ouvriers, momentanément transformés en soldats, qui opposeront au flot impétueux la digue conservatrice.

Le rôle véritable de l’Armée, le voilà.

Les manuels officiels de l’Enseignement, la presse domestiquée et la tourbe des hypocrites qui, par les mille moyens dont les uns et les autres disposent, façonnent l’Opinion publique, se gardent bien de laisser entendre que le soldat n’est, en fait, que le chien de garde de la Propriété des Riches et de l’Autorité des Maîtres.

Ceux qui ont la naïveté d’ajouter foi aux dires de ces fourbes, aux assertions des journaux et au dogmatisme scolaire croient que l’Armée a pour mission d’assurer la sécurité des frontières, l’indépendance de la nation et le rayonnement du pays à travers le monde.

Eh ! sans doute, il faut bien un organisme de force qui appuie le brigandage colonial et, à l’occasion, impose ou défende les combinaisons financières des brasseurs d’affaires de chaque pays.

De ce point de vue comme du précédent, il est manifeste que le rôle de’ l’Armée est de défendre, dans chaque nation, les coquins qui vivent du Capital et de l’Etat contre les entreprises de l’ennemi extérieur et intérieur.

La Guerre maudite qui, durant près de cinq années, a couvert le globe de cadavres et de ruines devait être la dernière des guerres ; elle devait tuer le Militarisme et mettre fin, par le désarmement, au régime honteux des Armées permanentes et au système épuisant de la Paix armée.

C’est à la réalisation de ce rêve, aussi irréalisable que prestigieux — on ne tue pas le militarisme et la guerre par le militarisme et la guerre — que les mutilés ont sacrifié leurs membres, les réformés leur santé, les veuves leurs maris et les orphelins leurs pères.

La Guerre n’a pas tenu ses promesses ; elle ne pouvait pas les tenir. Toute guerre aboutit à des vainqueurs et à des vaincus : ceux-ci ayant au cœur la volonté de prendre leur revanche et ceux-là le désir d’exploiter leur victoire ; les uns et les autres se préparant à de nouveaux chocs ; ni les uns ni les autres ne consentant à désarmer.

Les Alliés vainqueurs n’ont pas voulu désarmer les Empires Centraux vaincus. Désarmer l’Allemagne, c’eut été, pour les pays de l’Entente, s’obliger à désarmer eux-mêmes.

Or, le voleur et l’imposteur ne peuvent pas se passer de l’assassin. Le vol et l’imposture ne peuvent asseoir leur domination que sur la violence et ils ont besoin de la Force pour sauvegarder leurs criminelles usurpations.

Qui n’a pas discerné ces vérités premières ne comprend rien au mécanisme social. Qui conçoit le mécanisme social parvient aisément à assigner à l’Armée la place qui est sienne et la fonction qu’elle exerce.

S’il est bourgeois, il exige le maintien et le renforcement du Militarisme. S’il est révolutionnaire, il poursuit avec ferveur la suppression de l’Armée, parce qu’il a la certitude que la suppression des Armées aura pour conséquences fatales la Paix définitive et la Révolution sociale.

- Sébastien FAURE.

ARRIÈRE-PENSÉE

On entend par arrière-pensée l’intention cachée qui guide un individu. Par exemple, l’arrière-pensée du candidat aux élections législatives est qu’il se moque absolument de ses électeurs et qu’il désire être envoyé au Parlement pour satisfaire son ambition ou se faire une situation privilégiée. Chez lui il y a la façade : les belles promesses, les professions de foi, etc..., puis l’arrière-pensée : les honneurs, l’argent, etc... Chez le prêtre il y a également la façade : l’homme qui représente Dieu, qui bénit, qui confesse, qui absout, qui excommunie, etc..., puis l’arrière-pensée : il sait très bien que son métier est de raconter des sornettes, mais il sait très bien aussi que c’est en prêchant ces sornettes avec le plus grand sérieux qu’il pourra conserver son pouvoir et son autorité. Et l’on pourrait choisir cent autres exemples... Les anarchistes veulent justement s’élever contre cette fourberie multiple dont le peuple est l’éternelle victime. C’est l’immoralité sournoise de la bourgeoisie qui encourage ainsi le mensonge et qui en fait une arme aux mains de ses valets.

ART

« Application des connaissances à la réalisation d’une conception. » (Larousse.)

Allégoriquement, je comparerai l’Art à un arbre éternel enfonçant ses racines jusqu’au cœur de la terre, élevant ses cimes dans l’infini, tandis que ses branches magnifiquement chargées des fruits les plus divers et les plus précieux, s’étendent comme pour étreindre, en un embrassement fécond d’harmonie et de beauté, le genre humain.

Au figuré, on peut dire que l’Art, né du même accouchement que la nature, est souvent considéré comme une fidèle reproduction de celle-ci, et parfois on juge cette reproduction plus belle et plus parfaite.

Pour nous, anarchistes, que l’on juge la Nature comme une prodigieuse créatrice dépouillée de toute conscience et de toute volonté propres, ignare de sa puissance même ainsi que de tout ce qu’elle peut donner aux hommes ; pour nous, l’Art est quelque chose de plus complet et de plus animé, de plus varié et de plus conscient, plus actuel et plus de l’avenir ; en peu de mots : plus plastique et plus harmonisable selon les besoins, les sensations et les aspirations humaines.

Tandis qu’aux yeux de milliers et de milliers de générations, la Nature demeure statique et immuable, même à travers les innombrables secrets que les Œdipes de la Science ont su arracher à son visage de sphinx, l’Art, au contraire, a suivi toutes les transformations et toutes les ascensions humaines, quand ce ne fut pas lui-même qui les précéda, les provoqua, les encouragea, les poussa.

La seule chose qui nous apprenne comment les hommes des âges préhistoriques, c’est-à-dire des époques qui n’ont pas d’histoire, étaient intellectuellement supérieurs aux fauves contre lesquels ils étaient obligés de lutter, c’est l’Art. L’archéologie nous a révélé plusieurs manifestations d’art primitif remontant beaucoup plus loin dans le passé que les écritures les plus anciennes parvenues à notre connaissance. Pour si rudimentaires qu’elles fussent les armes d’attaque et de défense dont nos ancêtres les plus reculés se servirent pour lutter contre les fauves et l’inclémence de la température, étaient toujours dûes à des notions d’art, instinctives, obscures, bien antérieures à la parole écrite ou articulée.

Donc, si nos ancêtres, les primitifs ont pu faire prévaloir, contre tout ennemi de leur espèce, et de notre conservation, leur volonté et leur droit à l’existence et à leur développement, c’est à ces premières et grossières notions d’art qu’on le doit. Et c’est encore à ces notions d’art imparfaites que nous sommes redevables de pouvoir marcher — lentement mais sûrement — vers un devenir dans lequel la libre volonté individuelle (le libre arbitre) aura raison de cette fausse ou, pour le moins, exagérée puissance qu’on attribue à la Nature (le déterminisme), conception selon laquelle les hommes, divisés par races, seraient fatalement condamnés dans les siècles des siècles à s’entretuer, à se dévorer, à s’exterminer.

Mais, hélas ! nées en liberté et pour la Liberté, toutes les manifestations de l’Art qui se développèrent parallèlement au développement et perfectionnement des êtres humains, furent, depuis, monopolisées et altérées par les puissants de tout temps qui leur imposèrent une tâche absolument opposée à celle par et pour laquelle elles avaient été créées ; en sorte que, de levier d’émancipation et de civilisation qu’il était à l’origine, l’Art se transforma en instrument d’oppression et d’obscurantisme.

C’est ainsi que, s’imposant en maîtres absolus sur l’esprit et sur la volonté comme sur les sentiments des peuples, toutes les écoles théologiques, ainsi que tous les systèmes de domination sociale, purent largement, parfois même exclusivement, exploiter toutes les sources du domaine de l’Art. Et la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, l’éloquence, la musique, la chorégraphie, en un mot toutes les expressions principales de l’Art qui pouvaient le plus profondément frapper, conquérir et influencer d’une façon quasi identique la fantaisie des peuples de tout pays et de tout temps, furent, savamment et avec un succès digne d’une meilleure cause, employés à glorifier, exalter et éterniser toutes les fables, légendes, traditions et mensonges, lesquels, une fois revêtus de grandeur et de beauté, de mysticité et d’idolâtrie, de puissance et d’immortalité, s’emparèrent souverainement de la pensée et de l’âme des hommes, jusqu’à les convaincre de voir, et de défendre en ces fables et mensonges, la plus éclatante des vérités.

Toutefois, bien que les artistes, de toute époque et appartenant à n’importe quel rameau du milieu artistique, qui voulurent se révéler et s’imposer à l’attention des contemporains et à l’admiration de la postérité, aient été dans la triste obligation de se prostituer au faux « mécénatisme » des souverains, des pontifes et des « nouveaux riches » de tout temps (prototypes : les Estensi, les Leone X., les Augustin Chigi) ; toutefois, dis-je, ils ne firent jamais totalement défaut, les artistes de conscience et d’esprit libres qui, en revendiquant les buts naturels et les droits primordiaux de l’Art, s’en firent une arme puissante pour flétrir et vouer à l’exécration du monde les tyrans et les préjugés sur lesquels le despotisme fait reposer les assises de sa propre souveraineté.

Naturellement et de la même façon que les pionniers du progrès et du vrai dans la Science et dans la Pensée, cette libre armée d’artistes, qui, avec la pioche d’une tenace volonté et le flambeau de l’avenir dans leur poing génial, tentèrent d’entamer, de fendre et de pénétrer la masse des époques enfoncées dans un passé inconnu, en dévoilèrent les profonds secrets, en ressuscitèrent la léthargique grandeur, et en l’arrachant à l’immuable silence en firent jaillir l’immense voix, l’hymne évocateur, comme celui d’un chœur de siècles, chantant, célébrant, exaltant la mission et les droits des Arts ; naturellement, cette libre armée d’artistes fut, elle aussi, persécutée par les puissants, excommuniée par l’Église, incomprise et méconnue par les incompétents, raillée par la populace, ignorée par la précaire gloire contemporaine. Il était fatal qu’il en fût ainsi.

Donc, né en liberté et pour la Liberté, pour pouvoir remonter jusqu’à ses origines et accomplir sur la terre sa naturelle tâche primordiale d’élévation et de libération humaines, l’Art, comme tout autre idéal d’harmonie et de beauté, a besoin d’un régime dans lequel le privilège de quelques individus n’ait plus la possibilité de s’affirmer, et d’où la corruption et le favoritisme déguisés en « mécénatisme » spéculateur mis au service de la « Raison d’État » et de l’ « Infaillibilité Divine », soient bannis à jamais !

Ce régime de pleine liberté de pensée et d’application de n’importe quelle noble connaissance tendant à la réalisation de toute conception, soit matérielle soit intellectuelle, ce Régime, c’est l’Anarchie.

Et nous, anarchistes épris d’Art et de Beauté, de Vérité et de Lumière, nous qui luttons pour que tout ce qui constitue le patrimoine social soit restitué à la communauté de ceux qui ont contribué, contribuent et contribueront à son édification, nous ne nous contenterons pas de conquérir et d’établir définitivement l’égalité et la liberté dans le domaine du travail manuel et dans le cadre de la vie économique ; avec la même ardeur, nous travaillerons à assurer l’exercice de la même égalité et de la même liberté dans le domaine du travail intellectuel et de la vie spirituelle. Car, en dépit des diversités qui les distinguent, tous les efforts ainsi que tous les progrès sont solidaires : la libération du travail manuel n’aurait aucune chance de survivre sans la clairvoyante et fraternelle contribution du travail intellectuel, de même que celui-ci ne pourra conquérir et conserver sa pleine liberté d’expression que dans un régime de complète autonomie ouvrière.

Ce qui, en définitive, veut dire : liberté totale, absolue dans toutes les manifestations humaines, exprimées par n’importe quelle catégorie d’individus ou de groupements, étant donné que la société anarchiste placera tous les individus et tous les groupements au même niveau de droits et de devoirs, laissant à chacun le choix de ses aptitudes, requérant de chacun selon ses capacités, assurant à chacun la satisfaction de ses besoins naturels et l’honorant selon ses mérites.

Virgilio GOZZOLI

ART

Quelques camarades ont des préventions contre l’art et les artistes. Peut-être confondent-ils l’art avec son contraire. Peut-être prennent-ils les singes pour des hommes et, au lieu du noble visage, ils injurient les pauvres grimaces commerciales ou officielles. Si tu crois que les écrivains se trouvent à l’Académie et les beaux livres chez les éditeurs à réclame, tu as raison de mépriser ce que tu as tort d’appeler livres et écrivains. Si tu crois que les peintres, les sculpteurs, les musiciens se rencontrent a l’Institut, tu as raison de mépriser ces prostitués, mais tu as tort de les appeler des artistes.

L’art véritable obéit à des disciplines intérieures, souples et inexprimables comme la grâce changeante de la vie. Pour leur obéir et parce qu’il leur obéit, il s’affranchit et m’affranchit des chaînes extérieures.

L’art est, comme la vie, équilibre et mouvement, unité et richesse, proportion des parties, vérité et harmonie du détail.

La beauté semble uniquement donner du plaisir. Elle est plus généreuse. Je me sens charmé seulement et bercé ; je suis pénétré de vérité, de justice et de justesse, d’humanité douée et fière.

Ne me donne pas à choisir entre le bel ouvrage qui semble affirmer le mensonge réactionnaire et l’ouvrage manqué qui balbutie la vérité révolutionnaire. Mon choix te scandaliserait et le tien, peut-être, me désolerait.

La beauté est la grande révolutionnaire.

Bossuet veut me soumettre aux disciplines de l’Église. Le noble mouvement de ses rythmes me libère ; la vérité profonde et multiple du détail m’empêche d’entendre le mensonge de la surface et du parti-pris. Bossuet, malgré son dessein, me délivre de l’Église plus subtilement que Voltaire.

Les gauches négociations de M. Homais me sont douloureuses et asservisseuses presque autant que les asinaires affirmations de l’abbé Bournisien. Dans la vie, je les fuis également. Mais qu’un rayon d’art les touche ; Flaubert me rend risibles et libérateurs les doux imbéciles qui se font si joliment pendant.

Mais Bossuet n’est pas l’artiste complet, puisqu’il veut autre chose que la beauté et la vérité et puisqu’il réussit le contraire de ce qu’il veut. Quand l’harmonie se fait entre les profondeurs et la surface, entre le rythme et la pensée, entre le geste et la parole, quand l’artiste sait ce qu’il est et consent à ce qu’il est : il devient la plus efficace, la plus admirable — et la plus persécutée — des forces de libération.

Aimons deux fois ceux qu’on entoure de huées ou de haine silencieuse pour les punir de chanter la vérité d’une voix juste.

Je distingue parfois deux sortes d’art. L’art intrinsèque est la beauté qui ne cherche point à se manifester ou qui se manifeste sans le secours d’une technique. On l’appelle plus souvent sagesse ou éthique ( voir ces deux mots ). Il a pour ennemies et pour parodies les morales ( voir ce mot ).

L’esthétique étudie les arts intrinsèques, ceux qui créent une œuvre en dehors de son créateur, les beautés qui se manifestent par des moyens techniques. On distingue l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie. Quelques-uns ajoutent le cinéma. Au vrai, tout art est poésie. L’œuvre n’est que l’extériorisation du poème intérieur ; les pierres, les formes, les couleurs, les notes, les mots, les rythmes : autant de moyens de le rendre communicable.

Le poème est amour ; son expression est beauté.

Le faux artiste croit son éthique et son esthétique indépendantes l’une de l’autre. Sa Vie et ce qu’il appelle son œuvre ne se connaissent pas, à moins que son travail cherche uniquement à entretenir sa vie et à enrichir ses propriétés. Chez le véritable artiste, éthique et esthétique sont les branches jumelles parties d’un même tronc. Ma vie et mon œuvre sont deux expressions de ma façon de sentir, ou elles sont échos, mensonges, néants.

Il y a nécessairement un sage dans un véritable artiste. Mais le sage peut n’être pas artiste au dehors, n’avoir pas les moyens de faire chanter pour d’autres oreilles son harmonie intense.

Les façons de sentir sont diverses, divers les moyens d’expression. Rien de plus différent que les artistes, puisque on est artiste dans la mesure où on parvient à s’exprimer soi-même. Pourtant tous les créateurs ont un goût et un besoin communs : la solitude. Non pas perpétuelle ni farouche, mais subordonnée à leur vouloir. Une solitude qui alterne avec les rencontres fraternelles comme alternent le sommeil et la veille. Quand il a observé, l’artiste emporte sa proie, son observation dans son désert. Là, seulement, il peut lui donner une forme bien sienne et adéquate, mariage d’une matière et d’un tempérament. Tableau, statue ou livre, il nous apporte son présent.

Tout empreint du parfum des chastes solitudes.

Alfred DE VIGNY.

ART

Certains grands se font, au besoin, une solitude dans la foule, à force d’indifférence. Descartes se sent également seul et libre d’esprit parmi l’agitation d’une vie de marchands ou « dans son poêle ». Mais celui qui travaille vraiment dans la foule, avec les pensées et les habitudes de la foule, ne peut que répéter du déjà dit et, comme on parle dans les lettres avec une modestie inconsciente, donner de la copie. L’artiste sort de la solitude dès qu’il manque de matière à œuvrer ou de l’air pour œuvrer ; dès qu’il sent, à certain grincement de son travail, qu’il fonctionne à vide. La lecture est une des façons les plus efficaces de sortir de la solitude.

La comédie humaine ne présente guère des dénouements de justice. Le génie n’a pas plus que la sagesse la naïveté d’espérer les récompenses extérieures. Il s’étonnerait plutôt qu’on lui permette presque d’exister, qu’au lieu de le tuer d’un coup on se contente indulgemment d’essayer de l’affamer. Il se débrouille à côté, en souriant, et ne cherche point à se vendre. Et il admire de n’être pas tout à fait écrasé par la haine et la jalousie du milieu. Quel que soit le milieu où il vit.

De grands artistes ont obtenu le succès immédiat : ils avaient des parties basses et banales. Ce qui leur donna le succès nuit à leur gloire. Le succès immédiat résulte nécessairement d’un accord entre un talent et son milieu. Le talent est médiocre qui se trouve naturellement adapté à la médiocrité de n’importe quel milieu.

« Le génie est une longue patience », dit Buffon. Il dit plus et mieux qu’il ne croit. Il sait combien cette patience est joyeusement active ; il ignore combien elle est réfractaire aux réactions hostiles du milieu. Un secret du grand artiste c’est de ne jamais se soucier de l’opinion contemporaine.

Nos désappointements viennent d’une mauvaise équation entre nos désirs et les renoncements voisins dont il faut payer leur satisfaction. Le véritable artiste a épousé le temps contre son temps. Il préfère les siècles à son siècle, toujours à maintenant, l’univers à sa patrie, la beauté à la vente et aux honneurs. Dans la réalisation même de l’œuvre, il sait les renoncements nécessaires il écoute bien des détails ingénieux et brillants ; il efface parfois à demi et atténue ; le secondaire qu’il ne supprime point, il le subordonne et le fait servir à l’unité. Mais l’unité qu’il cherche a toutes les souplesses de la vie, non la rigidité géométrique ou cadavérique.

Il est des sacrifices à quoi ne consent point l’artiste, ce grand sacrificateur. L’harmonie est trop imparfaite si l’on sacrifie l’idée à la forme ou la forme à l’idée. Idée et forme, deux fantômes, dès qu’on les sépare, et que disperse un jour de soleil ou de vent. Unis d’une étroite épousaille, voici qu’ils prennent la densité de l’éternel.

HAN RYNER.

ART

L’art est une des plus nobles manifestations de l’esprit humain. L’art sincère et désintéressé, bien entendu.

Certains diront que seules les choses utiles ont droit à une place sous le soleil et ils énonceront l’inutilité de l’art. Ils ont tort, à mon avis. Mais auraient-ils raison qu’il faudrait se souvenir que le superflu est parfois beaucoup plus indispensable au bonheur de l’homme que le nécessaire.

Aussi loin que l’on remonte on peut constater l’existence de l’art. Il suffit d’examiner les vestiges des civilisations mortes pour constater l’importance grande qui lui fut toujours accordée. Chez les peuplades les plus sauvages on retrouve un art rudimentaire sans doute, mais un art tout de même, qui s’applique à de grossières décorations. L’homme, d’où qu’il vienne, a plus ou moins besoin d’enjoliver ce qui lui paraît fruste et de recourir à l’artifice des évocations. Quel que soit son degré de sensibilité, il a besoin de bercer sa peine ou son ennui. Et il fait appel à l’art, sous une quelconque de ses formes.

Le but de l’art devrait donc être éminemment humain.

Il ne l’est pas toujours.

Certains artistes se sont éloignés des horizons larges qui leur étaient ouverts pour se calfeutrer en des formules parfois ingénieuses mais souvent mesquines. Ne leur jetons pas la pierre trop facilement. Leur attitude a presque toujours été la conséquence de l’incompréhension du « public ». Ce dernier, absorbé par une quotidienne lutte, animé par les contraintes, aveuli par les dictatures, écrasé par son joug, ce dernier, dis-je — le peuple — était trop las pour se passionner aux choses de l’art. Sa curiosité était éteinte.

Il ne pouvait répondre aux efforts des artistes que par l’indifférence ou la goguenardise. Il ne comprenait plus et ne voulait pas essayer de comprendre. Lorsqu’il avait besoin d’art — quand même — il trouvait toujours des affairistes pour lui donner brouet à son goût — son piteux goût. L’inévitable réaction s’est produite : de vrais artistes, désintéressés autant que sincères, ont clos leur art dans des chapelles.

Tout le monde y a perdu.

Mais le peuple ni l’art n’ont dit leur dernier mot.

Un jour viendra bien où l’idole Autorité s’écroulera. Car il n’est pas œuvre d’idole que la volonté tenace et lente des siècles n’ait abattue. Toutes y passent à leur tour. Les Dieux ont parfois la vie longue, mais ils meurent quand même, comme les hommes, un beau matin.

Lorsque les jours ne seront plus, pour le peuple, des boulets à traîner ; lorsque les plus humbles pourront initier leur corps et leur esprit à la douceur des haltes, naîtra alors un art nouveau. Un art aussi large que le ciel des campagnes, aussi profond que le désir humain. Un art vibrant et souple comme une chair féminine. Un art clair et frais comme une eau de fontaine. Et auquel des privilégiés ne seront pas seuls à pouvoir goûter.

La beauté n’est pas dans des formules, mais dans la vie.

Pour connaître la beauté, il faut vivre, pleinement, intensément. C’est parce que le peuple ne vit pas qu’il demeure étranger à l’art. Et c’est parce que les artistes ne vivent pas que leurs œuvres sont pâles et pauvres. Du sang dans les artères, de l’air dans les poumons, du soleil dans les yeux, et tout le reste vous sera donné par surcroît...

Quelles seront les règles de l’art de demain ? Je ne sais et peu me chaut. Une belle femme peut s’habiller de mille façons, elle restera toujours belle — si réelle est sa beauté.

Attendons. Ou, plutôt, apprenons à vivre. Tout est là.

Georges VIDAL.

ART

(vient du latin, artem, suivant le Dictionnaire Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, ou ars, artis, suivant le Dictionnaire Larousse. La racine ar serait, soit une contraction du grec areté (vertu, mérite, force), soit un produit du radical sanscrit kar (faire) qui aurait laissé ar par la disparition, observée aussi dans d’autres mots, de la gutturale k. La deuxième explication rend mieux compte de la signification que le mot ars avait originairement et qui était celle d’industrie, d’habileté manuelle.)

Pour les Latins, l’art c’était d’abord le faire, c’est-à-dire, suivant sa définition la plus générale donnée aujourd’hui : « le moyen par lequel on réussit à faire quelque chose » (Hatzfeld). On a dit, ensuite, en commençant à limiter le domaine de l’art, qu’il est « la manière de faire une chose selon certaines méthodes, selon certaines règles » (Littré), ou « la manière de faire quelque chose selon des règles » (Hatzfeld). Le même a ajouté par extension : « Chacun des genres dans lesquels l’homme ou l’animal produit des œuvres selon certaines règles. » Larousse présente une définition plus limitative en disant : « Application des connaissances acquises par l’homme et des moyens dont il dispose à la réalisation d’une conception quelconque. » II semble ne pas admettre les connaissances et les moyens de l’art chez les animaux.

Dans un sens encore plus particulier, on dit de l’art qu’il est : « l’ensemble des moyens, des procédés dont l’homme se sert pour exciter dans le cœur de ses semblables diverses impressions et émotions, et notamment le sentiment du beau » (Larousse), « l’expression, par les œuvres de l’homme, de l’idée qu’il se fait du beau » (Hatzfeld). Ces définitions, la deuxième principalement, tendraient à renfermer l’art dans les rapports qu’il a avec l’esthétique, science du beau, dont il serait l’objet.

L’art, considéré comme « manière de faire quelque chose », est, avant tout, utilitaire en ce qu’il indique aux êtres les moyens de se procurer ce qui leur est nécessaire.

« Les arts sont les enfants de la nécessité » (La Fontaine).

« Le premier usage d’un art est pour les besoins de la vie » (Paul-Louis Courrier).

Cette conception est à la base de la formation des arts mécaniques, ceux qui, selon Bouillet, « ont pour but d’exploiter la nature, ou de la transformer », ce qui est très souvent en opposition avec l’art, objet de l’esthétique, qui a pour but, au contraire, de faire valoir et de conserver les beautés de la nature. Les arts mécaniques sont synonymes d’industrie. On dit : « l’art des fourmis, des castors », en parlant des demeures que ces animaux construisent, comme on dit : « l’art du maçon, du menuisier ».

L’ « application des connaissances et des règles » s’entend pour tous les arts. Elle les élève au-dessus du simple faire. Mais si elle ne vise que l’utile, elle perd son caractère d’art proprement dit. C’est la préoccupation esthétique qui donne à l’activité le caractère de l’art, en opposition à la pratique spontanée ou routinière, qui fait de cette activité un métier, quel que soit le titre qu’elle se donne. Ainsi, la préoccupation esthétique fera d’un ouvrier un excellent artiste dans son métier. Sans cette préoccupation, un artiste ne fait qu’un mauvais ouvrier dans son art. Les arts mécaniques doivent donc comporter une part d’esthétique pour n’être pas de simples métiers.

Dans les arts libéraux, la part de l’esthétique est plus grande. Ce titre, inventé par l’école d’Alexandrie, désigna longtemps les objets de l’enseignement classique. Les anciens reconnaissaient sept arts libéraux, appelés communément les Sept Arts : la grammaire, la rhétorique, la philosophie, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Les Encyclopédistes du XVIIIè siècle classèrent dans la même division les arts libéraux et les beaux arts. Aujourd’hui, on les sépare et on appelle arts libéraux « ceux qui sont du ressort de l’intelligence et de l’esprit » (Littré), « ceux où l’esprit a plus de part que la main » (Larousse). Ces définitions trop vagues correspondent à peu près à celle que les Encyclopédistes donnaient de ce qu’ils appelaient les arts scientifiques : « Arts qui répondent aux besoins de l’esprit. » Mais les arts scientifiques ne sont pas autre chose que les sciences appliquées qui font partie des arts mécaniques. A défaut d’autres précisions, nous dirons que les arts libéraux sont l’exercice théorique des sciences, celles classées déjà sous ce titre par les anciens et celles découvertes depuis. Citons, comme curiosité, ces appréciations caractéristiques de leur époque du Dictionnaire de Trévoux, rédigé au XVIIIè siècle par les jésuites : « Les arts libéraux sont ceux qui sont nobles et honnêtes... Les arts mécaniques sont ceux où l’on travaille plus de la main et du corps que de l’esprit. »

Sous le titre des beaux-arts, ou arts proprement dits, on comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, la poésie, l’éloquence, la musique et la danse. Avec eux, la préoccupation esthétique réduit de plus en plus celle d’utilité, au point de la faire disparaître complètement dans l’art pour l’art, qui signifie « un travail dégagé de toute préoccupation autre que celle du beau en lui-même » (Théophile Gautier).

On dit généralement des beaux-arts qu’ils sont « ceux qui ont pour but de charmer les sens par la culture du beau » (Larousse), ou « l’expression, par les œuvres de l’homme, de l’idée qu’il se fait du beau » (Hatzfeld). Ces deux définitions des beaux-arts, considérés surtout comme art proprement dit et dans son sens absolu, sont insuffisantes. Elles se rapprochent de la formule de l’art pour l’art, à moins qu’on envisage une conception extrêmement large du beau en l’étendant à tout ce qui est dans la vie objet d’excellence, de grandeur, de perfectionnement et qu’on les complète par celle des Encyclopédistes disant que les beaux-arts sont « destinés à satisfaire les besoins du sentiment, les épanchements de l’âme. » Nous reviendrons, plus loin, sur ce sujet.

Bescherelle, dans son Dictionnaire National (Paris, 1856), a protesté contre les définitions « incomplètes et fausses » de l’art données par les dictionnaires qui ont précédé le sien. Il a fait sur l’art des « réflexions philosophes » dont il nous paraît intéressant de reproduire les passages suivants : « L’art s’adresse à la fois à l’intelligence et aux sens, à l’intelligence par la pensée cachée dans l’œuvre de l’artiste, aux sens par la forme matérielle dont cette pensée est revêtue ; d’où il résulte qu’on ne fait pas de l’art pour l’art, parce que si les premiers artistes ont formulé une symbolique et des procédés techniques, il n’en est pas moins constant que l’art existait avant les règles, puisque celles-ci ont été le fruit et non le principe des œuvres artistiques... L’art est susceptible de progrès et de diverses révolutions, liés à ceux de l’esprit humain lui-même ; car si l’esprit se perfectionne, la forme subit le même perfectionnement, mais si l’esprit s’en va, la symbolique est bientôt mise en oubli, et la forme, manquant de soutien, s’abâtardit et se meurt. »

En raison sans doute de sa signification générale, faire, le mot art est encore employé pour désigner des formes très diverses et souvent les plus opposées de l’activité humaine. Cet emploi est d’autant plus arbitraire par rapport au sens de l’art proprement dit que ces formes excluent davantage l’idée de beauté et de perfectionnement. C’est ainsi qu’on dit : « l’art de la guerre » comme « les arts de la paix », « l’art de haïr » ou « de mentir », comme « l’art d’aimer » ou « d’être vrai », etc...

De même, art est synonyme d’adresse, d’habileté, de talent, de moyen, ces mots étant pris indifféremment en bonne ou mauvaise part :

— « L’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre » (Pascal).

— « Il instruira ses fils dans l’art de commander » (Racine).

— « Je sais l’art de punir un rival téméraire » (Racine).

— « II s’est fait un art du boire, du manger, du repos et de l’exercice » (La Bruyère).

Art est aussi synonyme d’apprêt, d’affectation, d’artifice, de ruse.

On dit communément :

— « II y a trop d’art dans ce qu’il dit. »

— « L’art le plus innocent tient de la perfidie » (Voltaire).

— « Je sais l’art de traire les hommes » (Molière).

— « Le grand art de l’homme fin est de ne le point paraître ; où est l’apparence de la finesse, l’effet n’y est plus. » Cette phrase de Montaigne explique cette expression proverbiale : « L’art est de cacher l’art. »

Voici encore quelques emplois plus ou moins justifiés du mot art :

Les arts d’agrément sont les beaux-arts considérés comme des amusements et des moyens de plaire et d’être agréable. Ils ne sont, le plus souvent, que de la niaiserie et la parodie de l’art.

— « Chez un peuple frivole, les bonnes études ne mènent à rien ; avec les arts d’agrément, on arrive à tout » (Diderot).

L’art sacerdotal ou art sacré, était la science magique des Egyptiens, appelée depuis philosophie hermétique.

Grand art : pratiques des alchimistes.

Art notoire : moyen par lequel certains prétendent acquérir toutes les sciences par le jeûne et l’observation de certaines règles. Salomon aurait été son inventeur.

Art angélique ou art des esprits, qui permettait, disait-on au moyen-âge, de se mettre en rapport avec un ange ou un démon pour apprendre ce qu’on voulait connaître.

Art de Saint-Anselme : guérison des plaies en touchant, au cours de certaines cérémonies, les linges qui devaient les envelopper.

* * *

L’histoire de l’art est celle de la civilisation. L’art est étroitement lié à la vie de l’humanité. Il est une de ses formes et, avec les autres, il avance, il s’arrête ou il recule.

Le premier art de l’individu, homme ou animal, a été d’assurer son existence, de se nourrir, de se préserver contre les intempéries et de se défendre contre les dangers. Pour cela, il regarda autour de lui, s’efforçant de discerner ce qui pouvait lui être utile ou nuisible. Ainsi, « l’art est né de l’observation de la nature » (Cicéron). Lorsqu’il eut trouvé l’utile et qu’il eut des loisirs, l’individu pensa a l’agréable, que la même observation lui montra dans son environnement.

Aux temps primitifs, l’homme et l’animal étaient tout près l’un de l’autre. Ils avaient des rapports de solidarité plus étroits, avec plus d’égalité, qu’aujourd’hui. C’était « le temps que les bêtes parlaient », et les hommes les comprenaient. Ce temps est certainement l’origine des fables et des contes d’animaux qui sont la forme la plus ancienne, et ont été longtemps la plus populaire, de la littérature. Orphée, « le bon berger », eut une telle place dans cette popularité que le christianisme en a adopté la légende.

L’exemple de l’animal servit souvent à l’homme pour découvrir toutes les variétés de nourritures : racines, fruits, animaux de la terre et des eaux, pour s’en emparer et pour les emmagasiner en prévision des temps de disette. L’animal apprit aussi à l’homme à s’abriter dans des cavernes, puis dans des constructions plus confortables. Les villages de certains insectes lui donnèrent l’idée d’une architecture bien supérieure à celle qu’il avait su trouver. En plusieurs régions, l’agriculture lui fut enseignée par les fourmis. L’oiseau construisant son nid, l’araignée faisant sa toile, lui révélèrent le tissage. En suivant les pistes des animaux, il prit le goût des explorations et découvrit de l’eau dans le désert. Le vol des oiseaux lui indiqua les cols pour le passage des montagnes et, sur la mer, le détroit le moins large ou l’île qu’il ne voyait pas du rivage. En même temps que l’utile, l’animal enseignait l’agréable à l’homme par l’exemple des jeux. Il lui communiquait « le sens de la beauté et, plus encore, celui de la création poétique... Aurait-il pu oublier l’alouette qui s’élance droit dans le ciel en poussant des appels de joie, ou bien le rossignol qui, pendant les nuits d’amour, emplit le bois sonore de ses modulations ardentes ou mélancoliques ? » (Elisée Reclus). Le gorille frappant sur une calebasse lui apprit le rythme. Imitant l’animal, l’homme se livrait aux premières manifestations de l’art proprement dit, apprenant les danses ou pantomimes, les attitudes rythmées, les accompagnant de la cadence des instruments et du son de sa voix.

L’architecture, qui est avant tout l’art de construire des demeures, fut aussi une des premières manifestations de l’art proprement dit. Plus utilitaire qu’esthétique, elle eut, du moins, dans ses débuts, cette beauté qui manque si souvent aux monuments d’aujourd’hui : l’harmonie avec le milieu. Les grottes des troglodytes avaient des commodités souvent bien supérieures à celles des taudis où sont entassées, de nos jours, les populations citadines.

Le dessin et les arts qui en dépendent, naquirent du désir de reproduire des formes, des mouvements qui avaient frappé l’homme. Avec un silex, il dessina, puis grava sur la pierre ou sculpta sur son arme, les sujets dont il avait gardé la mémoire. Ayant découvert des couleurs, l’ocre rouge ou jaune, le jus épais de certains fruits, il s’en servit pour peindre les mêmes sujets sur les parois unies des rochers. Dessin et peinture furent les premiers modes de l’écriture. Ils servirent pour les communications qui ne pouvaient être faites verbalement à d’autres hommes éloignés, et pour transmettre à la postérité le souvenir des faits du temps. La découverte de ces inscriptions dessinées et peintes, et des écritures laissées par les différents peuples, a permis d’établir la véritable histoire de l’humanité en face des théories empiriques qui prévalurent si longtemps.

L’usage du dessin et de la couleur inspira l’idée de la décoration au moyen des lignes, droites ou courbes, simples ou entrecroisées, et de figures peintes. La construction s’orna de traits et de couleurs qui lui donnèrent, comme à certaines huttes de primitifs océaniens, une grâce qu’on rencontre trop rarement dans les décorations d’aujourd’hui.

C’est par la sensibilité musicale que les hommes et les animaux se sont toujours le plus rapprochés psychologiquement. Ne pouvant imiter avec sa voix toutes les merveilles du chant des oiseaux, l’homme chercha des instruments rendant l’imitation aussi variée que possible. I1 ne trouva d’abord que le sifflet, seul instrument découvert dans les grottes primitives. Depuis, il ne cessa de rechercher d’autres instruments pour multiplier l’expression de la musique que Platon appelait « l’éducatrice de l’âme » et qui tint tant de place dans la vie antique. Longtemps, le chant accompagna le travail. Aujourd’hui, le bruit des machines l’a fait taire et le taylorisme en a supprimé le loisir et le goût. On chantait aussi pour apaiser la souffrance des patients soumis à des opérations, ou la douleur de ceux qui avaient perdu un être cher. On chantait pour dire sa joie comme sa peine et souvent la musique fit cesser les querelles, calma les haines, car elle fut, de tout temps, le moyen le plus souverain d’exprimer les sentiments et d’évoquer l’idéal humain.

L’art de la parure, qui répond plus particulièrement au besoin de briller et de plaire, s’est aussi manifesté de bonne heure chez l’homme. Là encore, l’exemple lui fut donné par l’animal, « oiseau, reptile ou quadrupède, qui se fait beau par des plumes ou des couleurs brillantes pendant la période de l’amour » (E. Reclus). Avant de briller et de plaire par le vêtement, l’homme rechercha ces effets en se peignant le corps, en se tatouant, en plaçant dans ses cheveux ou en suspendant à son cou, à ses oreilles, voire à son nez, des ornements divers. Lorsque, pour préserver certaines parties de son corps, pour se garantir des intempéries ou pour obéir à des raisons appelées « morales », il couvrit partiellement ou totalement sa nudité, il n’adopta les vêtements que comme des formes nouvelles de la parure. I1 s’ingénia à les rendre brillants par leur coupe, leurs couleurs, leur richesse et ne se soumit à la nécessité ou à la morale conventionnellement établie que dans la mesure où elles lui laissèrent la possibilité de briller et de plaire. De tout temps, les modes et ce qu’on a appelé les arts féminins n’ont pas eu d’autre objectif.

L’art de la pensée n’eut que des moyens très limités de s’exprimer tant qu’il n’exista pas de langage suffisamment formé, avec des règles le rendant commun à un grand nombre d’hommes. Les idiomes locaux réduisaient le champ des rapports intellectuels aux petites populations qui les parlaient. Les relations entre régions de plus en plus étendues, unissant et unifiant les individus, leur firent adopter des langues uniques sur de vastes territoires. Leurs formes se fixèrent en même temps que leur domaine s’étendit. Par la suite, « l’écriture, qui avait été d’abord le dessin primitif, l’image choisie pour répondre à des idées simples, devait permettre de fixer par des signes où les traits répondent aux sons une pensée de plus en plus variée et complète » (E. Reclus).

Les lieux et les époques de l’art furent ceux de la vraie civilisation, c’est-à-dire du progrès et du travail. I1 est difficile, sinon impossible, de dire ce que fut le progrès, d’en décrire la lente et longue évolution avant la formation des grands peuples dont l’histoire nous est plus ou moins connue. De très nombreux siècles s’étaient écoulés depuis que l’homme, en « découvrant la roue et les métaux, avait marqué la véritable aurore du monde moderne » (E. Reclus).

Il semble que l’Iranie ait été le premier « foyer majeur » de civilisation. Rayonnant autour de lui sur les différents peuples, ce foyer réalisa « comme une sorte d’œcumène antérieur de quelques milliers d’années à celui que forma, il y a deux mille ans, le monde romano-grec » (E. Reclus). C’est d’Iranie que partirent les peuples qui répandirent en Europe, d’une part, en Asie Orientale, d’autre part, le type « Aryen » en même temps que leur langue et leur civilisation. « Les documents laissés par l’histoire primitive sont insuffisants pour énumérer toutes les parties de l’immense héritage légué à l’humanité par le monde iranien : découvertes et métiers, conceptions philosophiques, poèmes, mythes et récits. Mais il est très probable que la part de ces aïeux dans notre savoir actuel dépasse de beaucoup la connaissance que nous en avons » E. Reclus). On leur devrait, entre autres, le système de numération qui est à l’origine des mathématiques et du développement scientifique universel. Le mythe de Prométhée naquit chez eux du culte primitif du feu, avant que ce culte eût pris des formes sacerdotales. Les monuments qu’ils élevèrent, et dont il reste encore des ruines importantes, furent très nombreux, surtout en Perse. Leur architecture fut plus remarquable par ses proportions grandioses que par l’originalité de ses divers éléments plus ou moins imités de l’art des autres peuples.

L’usage de la brique cuite dans l’art de construire s’établit en Babylonie. « De la brique naquit la ville », dit E. Reclus, et toutes les conséquences des agglomérations humaines dans les cités.

Les Chaldéens firent les premières observations astronomiques ; elles leur permirent de mesurer le temps. C’est à eux qu’est dû le système décimal. On leur doit aussi les premières notions du droit commercial et l’usage des métaux, comme moyen d’échange. Ils furent les véritables inventeurs de l’écriture et commencèrent à écrire l’histoire en peignant ou gravant leurs annales et leurs codes sur le bois ou sur l’argile. Leurs grammairiens fixèrent les règles des langues, des traducteurs permirent leur compréhension mutuelle et des bibliothèques réunirent les ouvrages des écrivains, soixante-dix siècles avant nous.

Les Phéniciens créèrent les échanges entre les peuples de la Méditerranée. Ils possédèrent le monopole de la navigation dans cette mer où ils établirent les bases du droit maritime international. Ils répandirent sur les côtes méditerranéennes toutes les formes de civilisation qu’ils avaient reçues eux-mêmes de l’Asie, allant jusqu’en Espagne, d’où ils tiraient l’étain, objet le plus important de leur commerce. Ils firent connaître, s’ils ne les inventèrent pas, les arts de la teinturerie, de la verrerie, de la poterie, de la métallurgie. On leur doit surtout la simplification de l’écriture et l’invention de l’alphabet.

A la civilisation des Egyptiens, parallèle à celle des Chaldéens, on dut, bien avant Franklin, la découverte du paratonnerre. Ils furent des premiers qui se servirent du fer, donnant une grande extension aux arts industriels et cherchant à faire des œuvres durables comme les « pierres éternelles » de leurs monuments. Ils ont connu, probablement avant les Chinois, la fabrication de la porcelaine. Les silex taillés, objets en ivoire, en os, en cuivre, en or, statuettes et vases d’argile noire avec empreintes, découverts dans les tombeaux égyptiens datant de plus de 6.000 ans, sont d’une exécution artistique bien supérieure à celle des objets semblables de la même époque trouvés dans les autres régions. Les monuments les plus anciens, comme les pyramides, qui remontent à environ 7.000 ans, indiquent une influence babylonienne par leurs proportions gigantesques et l’emploi de la brique dans leur construction, alors qu’on aurait pu utiliser la pierre des rochers voisins comme on l’a fait ensuite pour la construction des temples. Ceux-ci se distinguent par leurs vastes dimensions, leur simplicité de style, leur accord harmonieux avec la contrée. Ils furent élevés suivant une initiation très précise aux lois astronomiques. Malgré l’œuvre de destruction accomplie par la « civilisation » moderne, il reste en Egypte des ensembles de monuments. Ce sont peut-être les plus anciens de civilisations du passé et, au moins à ce titre, mériteraient-ils d’être conservés comme Thèbes, qui présente encore ses allées de sphynx, sa salle hypostyle, ses porches triomphaux et ses tombeaux. Une destruction imbécile a abattu, par exemple, les temples d’Eléphantis pour en retirer des matériaux. En 1823, on démolit l’arc de triomphe d’Antinoë pour se procurer la pierre à chaux qui servit à construire une sucrerie. Les siècles de gloire militaire de l’Egypte marquèrent la décadence de l’art dans cette contrée. Sésostris fit vainement gratter les monuments anciens pour les couvrir d’inscriptions nouvelles destinées à faire croire qu’ils furent élevés sous son règne et à sa gloire. La pureté de l’art s’accorde mal avec la gloire impure des conquérants.

La Grèce vit converger vers elle tous les éléments de progrès des autres pays. De l’élaboration qui s’en fit avec le génie de son propre sol et de son propre peuple, sortit la plus belle période de l’humanité. A 2.000 ans de distance, le monde en est demeuré tout illuminé ; il en est encore réduit à se retourner vers elle lorsqu’il veut rechercher ses modèles dans tous les domaines de la pensée et de l’art. Certes, la Grèce antique connut les crimes de la tyrannie, de la superstition, et les horreurs de l’esclavage humain. Elle les fit oublier par le rayonnement d’une civilisation incomparablement supérieure à celle de tous les autres peuples de son époque et même d’aujourd’hui. Car notre temps connaît des crimes et des horreurs équivalents sans pouvoir leur opposer autant de grandeur morale et de splendeur artistique. Si la Grèce eut Dracon, elle eut aussi Solon. Si elle sut défendre énergiquement son indépendance, elle sut être accueillante aux étrangers et, quand ils furent Solon, Périclès, Miltiade, Thucydide, Platon, elle en retira une gloire éternelle. Ce qu’on appelle « la grande époque de la Grèce » a été l’époque la plus rayonnante de l’humanité. Ne faisant alors la guerre que pour défendre sa liberté, la Grèce avait assuré à Marathon et à Salamine la sécurité de ses citoyens et la possibilité de s’épanouir dans une paix heureuse. C’est alors qu’elle se couvrit de temples, de théâtres, de statues. « Alors, Phidias et tant d’autres illustres sculpteurs ciselèrent dans le beau marbre de l’Attique et des îles ces admirables formes humaines et animales qui sont restées pour nous les types mêmes de la beauté... Les artistes de la Grèce eurent un sens merveilleux de la mesure et de la forme... Ils représentèrent vraiment un idéal de l’homme, dans le parfait équilibre de sa force et de sa grâce, de sa noblesse et de sa beauté » (E. Reclus.). La même perfection se retrouve dans les figurines de Tanagra, les aiguières, les amphores, les vases découverts dans les temples et les tombeaux. L’architecture dorique primitive représente la Grèce tout entière, son ciel, ses paysages, et semble avoir jailli spontanément de son sol. Elle est restée la plus simple et la plus pure de toutes par l’harmonie profonde qui se dégage de tout ce qui la compose.

La pensée avait pour s’exprimer la plus belle des langues et l’œuvre des poètes, des dramaturges, des historiens, fut tout aussi admirable. « La cause première du développement de la pensée qui caractérise la Grèce doit être cherchée dans la faible influence de l’élément religieux » (E. Reclus). La mythologie grecque se renouvelait incessamment au gré de l’imagination, sans que des prêtres eussent à l’enseigner et à l’interpréter. Les prêtres ne devinrent réellement puissants que lorsque la Grèce eut perdu son indépendance, mais aucun livre sacré n’imposa des lois divines pour retarder l’évolution intellectuelle et morale. La religion grecque plongeait ses racines dans l’animisme primitif qui peuple de génies l’univers entier. Elle était la nature en qui les dieux et les hommes se confondaient et qu’interprétaient les poètes. Elle avait pour principe « l’autonomie de tous les êtres et reconnaissait implicitement que toute chose est vivante, affirmant déjà ce que la science moderne a reconnu : l’indissolubilité de la vie sous tous ses aspects, matière et pensée » (E. Reclus). La philosophie grecque prit, avec cette liberté de penser, un essor incomparable, s’affranchissant de tous les despotismes et abolissant toutes les distinctions sociales. Certains, parmi les plus grands philosophes, furent des esclaves qui s’imposèrent au respect de tous par la dignité de leur vie. Un Diogène, retiré dans son tonneau, se proclamait « citoyen de la Terre » et raillait le grand Alexandre dans toute sa gloire militaire. « Jamais le principe de la grande fraternité humaine ne fut proclamé avec plus de netteté, d’énergie et d’éloquence que par des penseurs grecs ; après avoir donné les plus beaux exemples de l’étroite solidarité civique, les Hellènes affirmèrent le plus hautement le principe de ce qui, deux mille ans après eux, s’appela « l’Internationale » (E. Reclus).

La civilisation grecque se répandit dans tous les pays environnants et, lorsque les Romains firent la conquête de la Grèce, elle avait étendu ses lumières et sa beauté dans tout le monde connu. En Egypte, Alexandrie était devenue une nouvelle Athènes et c’est en hommage à la Grèce que des missionnaires de Bouddha y apportaient, de l’Inde, des paroles de paix et de salut.

Si les Romains conquirent la Grèce par les armes, les Grecs conquirent Rome par les arts. Déjà, avant la fondation de cette nouvelle ville, la Grèce avait fortement influencé l’Etrurie. D’après la légende, les fondateurs de Rome ont été les descendants des compagnons d’Enée dans la guerre de Troie. D’autres, qui occupaient l’endroit où devait s’élever le Capitole, se disaient issus d’Hercule. Les Grecs, réduits en esclavage, apportèrent à Rome leurs mœurs, leurs sciences et leurs arts. Ils provoquèrent l’éveil de la littérature latine et la firent échapper à l’étroite discipline militaire et religieuse. Lucrèce fut, par son œuvre si humaine, plus grec que romain.

Rome, en étendant sa conquête sur tout le monde connu des anciens et en élargissant les limites de ce monde, élargit aussi le domaine de la pensée et de l’art grecs. Elle créa une véritable unification de la civilisation chez tous les peuples en leur apportant ses institutions politiques et l’œuvre de ses savants et de ses artistes.

Si les civilisations dont nous venons de nous occuper sont celles qui nous intéressent le plus directement comme ancêtres de celle d’Europe, il ne faut pas oublier que d’autres se développèrent dans le même temps sur d’autres parties du globe. Il en fut de très avancées en Chine et dans l’Inde. Lorsque Christophe Colomb et ses successeurs furent en Amérique, ils trouvèrent chez les Indiens une civilisation remarquable et un art très développé qui leur méritaient un autre sort que l’extermination barbare poursuivie contre eux.

L’avènement du Christianisme entraîna pour une très longue période la décadence de l’art dans tous les pays où il se répandit. « La barbarie dans l’art précéda les barbares » (G. Boissier). « Cette religion des prolétaires révoltés qui débuta, au cri de l’apôtre Paul, resta longtemps fidèle à ses origines par sa haine de la science, toujours qualifiée de « fausse » et de « prétendue », et par son impuissance à se manifester sous une forme artistique autre que la véhémence oratoire » (E. Reclus). On dit d’abord de Jésus, puis de sa mère, qu’ils avaient été laids, condamnant ainsi en leurs personnes le culte de la beauté. Jusqu’en plein moyen-âge, des conciles réprouvèrent l’art et les artistes. Les pères de l’Église lancèrent contre le théâtre des condamnations qui pèsent encore sur lui. « L’art dit chrétien fut, en réalité, purement païen jusqu’à l’époque où l’hérésie força les portes de l’Église » (E. Reclus). Avec le concours des empereurs du bas-empire romain et celui des barbares, le Christianisme apporta la dévastation dans l’œuvre artistique de l’antiquité. Constantin ordonna de détruire les temples et les statues. « Dans toute l’étendue de l’empire, le marteau, le pic retentissent. Des légions sont envoyées contre des pierres » (E. Quinet). On ne respecta que les édifices et les statues pouvant servir à la nouvelle religion, celle-ci s’adaptant aux formes païennes, particulièrement aux fêtes, pour s’attacher plus facilement les populations. Un siècle après, le Christianisme s’étant définitivement implanté. Théodose II commanda la destruction de tous les temples et sanctuaires païens « s’il en restait encore ». Le visigoth Alaric, devenu chrétien, après avoir reculé devant le Parthénon, mit le feu au temple d’Eleusis et dévasta Rome en 410, faisant dire à Saint Jérôme : « Le flambeau du monde s’est éteint et, dans une seule ville qui tombe, c’est le genre humain tout entier qui périt. » Au siècle suivant, le pape Grégoire « le Grand » fit brûler la bibliothèque du Palatin, détruire les derniers monuments de Rome et chasser les derniers savants. « Le paganisme ayant disparu, l’Église nouvelle resta assise sur des ruines » (E. Quinet). « Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement scolaire... Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tint en deux volumes in-folio, mais presque tout le second tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame qui se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante volumes ; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide » (R. de Gourmont). La bibliothèque de Cléopâtre fut détruite avec celle d’Alexandrie dont elle faisait partie, lorsque cette ville fut saccagée par les moines qui se livrèrent en Egypte aux mêmes destructions que dans les autres parties de l’empire romain.

On a prétendu que, durant le moyen-âge, c’étaient les moines, les bénédictins en particulier, qui s’étaient appliqués à l’étude, à la transcription et à la conservation des manuscrits de la littérature antique. On a fait bénéficier ainsi les religieux ignorants et fanatiques du moyen-âge, qui, souvent, ne savaient pas lire, de la réputation d’érudition de ceux des XVIIè et XVIIIè siècles. La plus riche bibliothèque religieuse de l’époque, celle de Clairvaux, ne comptait, en 1472, que 1.714 volumes. Il n’y avait que 97 ouvrages en 1297, à Notre-Dame de Paris. Cent ans avant, la bibliothèque des Fatimites, au Caire, possédait deux millions et demi de volumes. Lorsque Boccace visita la bibliothèque du mont Cassin, au XIVè siècle, il n’y trouva guère que des livres mutilés. Les moines en faisaient des psautiers pour les femmes et les enfants, après les avoir raclés et coupés. Les ouvrages grecs étaient particulièrement poursuivis par l’Église. Au XVIe siècle, elle faisait encore brûler les livres grecs de Rabelais et envoyait Etienne Dolet au bûcher pour avoir eu l’audace d’imprimer la traduction de deux dialogues attribués à Platon. Enfin « le recul immense de la pensée qui se produisit avec le triomphe du catholicisme barbare sur la civilisation gréco-latine se manifesta surtout par l’étrange distorsion de tout ce qui est histoire et géographie : les temps, les lieux, tout ne se voit plus qu’à travers un brouillard d’illusions et de confusion, même de mensonge et de perversité. Tous les travaux des astronomes et mathématiciens grecs sont oubliés, niés ou bafoués. Les moines n’ont d’autre souci que de cuisiner la « géographie chrétienne », c’est-à-dire les restes de la science des anciens grossièrement accommodés à la religion révélée » (E. Reclus).

Un foyer très réduit de l’ancienne civilisation avait persisté, malgré tout, en Grèce. Elle le transmit, avec sa langue et l’industrie de ses artisans, à Constantinople, qui devint, sous le nom de Byzance, la nouvelle Rome et la capitale de l’empire d’Orient. Il s’y forma l’art byzantin qui se répandit en Italie, puis en France, où il contribua à la naissance de l’art ogival. Mais la pensée fut persécutée par les empereurs d’Orient et Justinien fit fermer l’école d’Athènes en 529. Ce qui restait des œuvres grecques fut sauvé par la fuite des philosophes qui se réfugièrent en Perse. « C’est dans les traductions persanes d’Aristote et des autres écrivains que les Arabes retrouvèrent la science hellénique » (E. Reclus). « La civilisation arabe fut pour beaucoup de peuples conquis une véritable libération et coïncida pour nous avec l’apport des manuscrits grecs, avec le renouveau de la science hellénique dans la nuit du moyen-âge » (E. Reclus). Cette science fut enseignée par les Arabes dans leurs écoles. Ils l’apportèrent jusqu’en Espagne, suscitant en Occident la première Renaissance. Pour l’Espagne, ce fut l’époque où elle fut le plus libre. Elle connut alors une civilisation qu’elle n’a plus retrouvée. Les Arabes y fondèrent de magnifiques bibliothèques. Soixante-dix étaient publiques. Celle de Cordoue comptait six cent mille volumes superbement reliés. Ils multiplièrent les travaux d’irrigation, firent faire de grands progrès aux mathématiques, à l’astronomie, aux sciences physiques, à la navigation. Leurs monuments, mosquées et palais, sont ceux de la plus belle architecture que le pays ait connue.

La formation de l’empire éphémère de Charlemagne, qui représenta « un reflux du monde latinisé des Gaules contre la barbarie germanique » (E. Reclus), amena une médiocre renaissance latine. La belle langue s’était corrompue ; les derniers auteurs, Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours, écrivirent dans un latin barbare. Une nouvelle littérature, appelée « chevaleresque », se produisit. Ses héros principaux furent Roland, pour le cycle de Charlemagne, et Arthur, pour le cycle gallois ou breton. Ces poèmes guerriers, écrits dans des dialectes informes, célébraient les grands coups d’épée, l’orgueil des races conquérantes, les aspirations de celles qui avaient été vaincues.

La pensée et l’art ne retrouvèrent la vie que très lentement, avec la liberté que les communes conquirent peu à peu. La vie municipale réussit à échapper au joug féodal, les écoles et les universités à se dégager de la tutelle ecclésiastique. Des centres universitaires se créèrent dans toute l’Europe occidentale et manifestèrent un esprit nouveau. Les professeurs allèrent de plus en plus vers la philosophie « l’influence d’Aristote finit par l’emporter sur celle de saint Augustin » (E. Reclus). Cet esprit de liberté influença même la littérature chevaleresque des poèmes épiques et de la poésie lyrique. Il fut encore plus vif dans la littérature populaire des fabliaux et des contes, dans les satires des laïques, les prédications des hérésiarques et enfin dans l’art des cathédrales.

C’est cet esprit, et non l’élan de la foi, qui dégagea les cathédrales des lourdes voûtes mérovingiennes pour lancer si hardiment leurs flèches vers le ciel, car, « quoiqu’on en dise, l’art implique par sa naissance même un état social dans lequel ont surgi des préoccupations nouvelles bien différentes de la naïve croyance... Les merveilleux édifices de la période romane et des siècles de l’ogive nous racontent, non la puissance de la religion, mais, au contraire, la lutte victorieuse que l’art, cette force essentiellement humaine, a soutenue contre elle... C’est une redite absurde qui attribue l’art ogival à la foi... Les cathédrales sont belles parce que les architectes, ouvriers et peintres avaient fui l’abominable dogme dans la joie de la beauté » (E. Reclus). Les bâtisseurs de cathédrales ont multiplié dans leurs sculptures les manifestations de l’indépendance d’esprit de leur temps, de même que les conteurs dans leurs fabliaux. Les gens d’église étaient souvent représentés dans les figures grimaçantes et en postures indécentes qui ornaient les monuments ; ils étaient encore moins ménagés que les barons. La nature tenait une large place dans cette ornementation par les représentations de fleurs et d’animaux. Le naturisme voisinait avec la foi naïve. Il faisait dire à saint Bernard : « Si nombreuse et si étonnante paraît partout la diversité des formes, que le moine est tenté d’étudier bien plus les marbres que les livres, et de méditer ces figures bien plus que la loi de Dieu. » Saint Bernard était loin de ces mystiques qui ont voulu voir dans chaque pierre des cathédrales un verset de la Bible.

« Les documents anciens constatent que l’église était l’édifice de tous, le lieu d’assemblée populaire aussi bien pour les fêtes et les cérémonies civiles que pour les rites religieux » (E. Reclus). C’est ainsi qu’en France le théâtre naquit dans l’église. Si le clergé parvint à faire réserver ces monuments aux services religieux, ils n’en furent pas moins les premières maisons du peuple, les lieux où il était chez lui et exprimait sa vie collective. Les cathédrales réunirent la maison communale, le marché public, l’hôtel des corporations, le grenier et le magasin à laines, qui avaient chacun sa place dans les différentes chapelles. Aussi furent-elles l’orgueil en même temps que l’œuvre des Communes. « Pas un communier qui ne retrouvait, dans le bel ensemble de l’édifice, la partie où son propre idéal de beauté avait pris sa forme matérielle. » (E. Reclus). Elles s’agrandirent et s’embellirent tant que les Communes furent prospères. Leur art finit avec la liberté des Communes, lorsqu’elles succombèrent sous les coups du pouvoir royal.

En même temps que les cathédrales s’élevaient, la langue se formait au XIIIe siècle, la France avait deux langues, celles d’oïlet celle d’oc, également aptes à l’expression de la plus belle littérature. Dans celle d’oïl, ou du Nord, qui est devenue le français, écrivirent alors Rutebeuf, G. de Lorris, Jean de Meung, Villehardouin, Joinville, puis Charles d’Orléans et Villon. Après avoir été la langue incomparable de Rabelais et de Montaigne, elle fut châtrée, au nom du « bon goût », de ce qu’elle avait de plus vivant et de plus populaire pour former le langage académique du XVIIè siècle. Sa littérature, disparue en grande partie, fut méprisée des pédants qui dirent avec Boileau : « Enfin Malherbe vint... » On aurait dû dire plutôt : « Hélas ! Malherbe vint ! » Mais l’hypocrisie grandissante des mœurs avait de plus en plus besoin de beau langage comme de beaux habits pour parer le mensonge des sentiments comme pour cacher la crasse des corps qu’on ne lavait plus. La langue d’oc, ou du Midi, était celle de la brillante poésie provençale. Elle était si parfaite que Dante hésita entre elle et celle de son pays pour écrire la Divine Comédie. Usitée par un peuple « hérétique », elle vit son essor littéraire arrêté par la croisade des Albigeois.

Le XIIIe siècle fut le premier siècle littéraire de la France et, malgré l’avis de Boileau, le plus beau en raison du caractère populaire et de la variété de ses productions. Cette littérature plongea ses racines dans le peuple. Comme les cathédrales, elle fut le produit d’une vaste pensée anonyme, d’un immense travail collectif qui s’adressait à tous. « On sent dans toute cette période la fraîcheur et la vie débordante d’un début de printemps ; il y a des chants dans l’air et les bourgeons éclatent de tous côtés. » (J. Mortensen). La population communale, qui se réunissait dans les cathédrales à certaines heures pour discuter de ses intérêts, se retrouvait aussi sur leur parvis pour les représentations des mystères. Ces spectacles, qui avaient de très nombreux personnages et dont les acteurs étaient pris dans la population, duraient parfois plusieurs jours suspendant toutes les autres formes de l’activité générale. Quoique composés sur des sujets religieux, les mystères, comme les sculptures des cathédrales, s’inspiraient d’un naturisme sans réserves. Avec le réalisme le plus ingénu, Adam et Eve se montraient dans leur nudité d’avant le péché et on représentait l’accouchement de Marie, mère de Jésus. Les acteurs mêlaient aussi au texte les digressions les plus imprévues sur des sujets intéressant la vie communale. La chute des communes devait marquer le déclin, puis la fin, de ce théâtre populaire comme de toute la littérature qui avait la même inspiration, et de l’art des cathédrales. L’art « savant », qui serait de plus en plus étranger au peuple commençait avec la montée du pouvoir royal absolu.

Ce qu’on appelle Renaissance, en appliquant ce terme au mouvement de la pensée et des arts qui eut son plein épanouissement au XVe et XVIe siècles, ne fut pas une production spontanée. Ce mouvement vint des savants et non du peuple ; il fut artistique et non social, bien que ses fins fussent l’émancipation de l’individu. Il avait été longuement préparé par tous les éléments qui avaient résisté à la destruction de l’antiquité et manifesté déjà leur activité dans toutes les occasions favorables. Le temps de Charlemagne, les invasions arabes et l’effort de liberté des Communes furent les principales de ces occasions et les périodes de pré-Renaissance. Dès le XIVe siècle, la Renaissance commença en Italie, pour « ramener la pensée moderne dans les voies ouvertes par les grecs aux libres recherches de l’esprit ». (A. Castelnau). « A deux mille ans d’intervalle, on voit également l’homme chercher à réaliser son idéal en force, en élégance, en charme personne], ainsi qu’à se développer en valeur intellectuelle et en savoir ». (E. Reclus). Si la période des Communes fut remarquable par son œuvre collective, celle de la Renaissance le fut par la valeur des individualités qu’elle fit surgir. Elles exercèrent leur activité dans tous les genres ; elles s’appliquèrent en particulier à reconstituer autant qu’il fût possible les œuvres de la pensée grecque et latine par l’étude et la critique des manuscrits. Florence fut !e centre principal de la Renaissance italienne. L’élan artistique y était tel que des artistes y travaillaient malgré toutes les vicissitudes apportées par la guerre étrangère et civile à laquelle ils participaient souvent. Au milieu de toutes les tyrannies politiques, Florence et les autres villes italiennes connurent par la pensée et par l’art un génie qui dépassa leurs limites et se répandit dans toute l’Europe. Ce génie s’étendit jusqu’à la liberté de l’éducation des enfants de toutes les classes sociales, en pleine nature et autant par le jeu que par l’étude. On se rapprocha de la vérité scientifique en s’éloignant de la foi. L’instinct avait guidé les bâtisseurs de cathédrales vers l’humain ; la science dirigea les artistes de la Renaissance dans la même voie. Léonard de Vinci fut aussi grand savant que grand peintre. L’humain triompha même dans les œuvres de caractère religieux. Michel-Ange, qui a sculpté et peint les chefs-d’œuvre du palais des papes, était « le plus païen des artistes... A vivre dans le monde antique, il se fit une âme antique : il fut un sculpteur grec ». (R. Rolland). Les Noces de Cana, de Véronèse, sont plutôt la représentation fastueuse d’un banquet de l’académie platonicienne de Fiesole que du récit évangélique. « Les figures sont nobles, pleines de sérénité ; le Christ, humanisé par la Renaissance, rayonne de dignité sympathique » (A. Castelnau). Le plus chrétien des peintres, Fra Angelico, qui n’aurait jamais peint le corps humain dans sa nudité, n’oubliait pas pour cela la beauté de ce corps et la montrait dans les lignes des vêtements. L’art, comme les autres formes de la vie, protestait contre un idéal moral « fondé sur l’immolation de la chair et qui est en opposition radicale avec la civilisation ». (A. Castelnau). La Renaissance émancipa la chair du dogme du péché originel et la femme, « être de perdition », put reprendre part à la vie sociale. C’est bien en vain qu’un Savonarole, disciple attardé de saint Paul, fit brûler des tableaux, des instruments de musique et les Contes de Boccace ; il fut lui-même envoyé au bûcher par le pape Alexandre VI « pour crime de trop grande ardeur dans son élan vers Dieu. » (E. Reclus). L’humain se rencontrait avec l’admiration de la nature qui n’avait jamais été abandonnée, surtout en Italie. Au XIIe siècle, Joachim de Flore interrompait la messe commencée par un temps de pluie et sortait de l’église avec ses fidèles pour saluer la réapparition du soleil et « contempler la campagne souriante. » (A. Barine). Au temps de la Renaissance, Alberti, un de ses plus grands savants, « dont la douceur magnétique charmait les animaux sauvages, fondait en larmes à la vue d’un bel arbre ou de riches moissons. » (E. Reclus). Comme dit encore E. Reclus : « toute beauté était révélation. » Le sentiment du beau se manifestait dans toutes les formes de la vie et harmonisait les œuvres des hommes, simples artisans ou grands artistes, avec la nature. Enfin, tant de beauté réalisée ne suffisant encore pas dans ce débordement de vie et de savoir, les « utopistes » proposèrent leurs rêves, Thomas Morus, sonUtopia, Campanella, sa Cité du Soleil, Rabelais, sa Thélème où il disait à l’homme : « Fais ce que veux ! » L’ivresse de l’art était telle qu’elle couvrait tout de somptuosité, même les crimes et les atrocités des princes royaux et d’église.

Le même mouvement vers l’épanouissement humain se manifesta en Allemagne où Nuremberg fut la Florence du Nord. Ulrich von Hutten s’écriait alors : « 0 siècle, ô belles lettres ! Il plaît de vivre, quoi qu’il ne plaise pas encore de se reposer ! » Schmoller a dit, il n’y a pas cent ans : « Sous le rapport de l’art, nous sommes réduits à considérer l’époque du quinzième siècle, si brillante en Allemagne, comme un paradis perdu. » Le besoin d’apprendre s’emparait des populations, des hommes et femmes de tous les âges et de toutes les conditions, attirant les paysans dans les villes. Neuf des universités allemandes actuelles furent fondées dans la deuxième moitié du XVe siècle. La découverte de l’imprimerie vint faciliter extraordinairement l’œuvre de l’instruction populaire, en permettant la reproduction du livre à l’infini et la conservation des œuvres qui se perdaient trop souvent.

Ce ne fut qu’au XVIe siècle que la Renaissance se manifesta en France, principalement dans l’architecture et dans la musique. La musique française eut alors une originalité qu’elle perdit au siècle suivant. Les écrivains ne purent s’exprimer qu’au milieu des plus grands dangers et tous ceux qui se tournèrent vers les idées nouvelles furent menacés du bûcher. Les « docteurs en Sorbonne » y envoyaient les gens comme les livres. On n’en a pas moins donné à François 1er, par flatterie, le titre de « Protecteur des sciences et des arts. » En 1534, il voulut supprimer l’imprimerie et, en 1546, il laissa brûler vif Etienne Dolet. Dans le domaine de la pensée se produisirent Rabelais, Montaigne et La Boétie. En Angleterre, la Renaissance se manifesta surtout au théâtre avec Shakespeare, le plus grand écrivain. dramatique de tous les temps.

L’Église n’avait pu empêcher le grand mouvement d’idées qui fit la Renaissance et amena contre elle la Réforme, particulièrement en Allemagne. Elle l’empêcha en partie en Italie et en France. En Espagne, elle réussit si bien à l’étouffer qu’elle détermina une décadence dont ce pays ne s’est jamais relevé. Les écrivains et les artistes, Cervantès, Lope de Vega, Calderon, Velasquez, Murillo, qui furent les plus grands de l’Espagne, n’échappèrent aux persécutions qu’en aliénant leur liberté et en devenant des « familiers » de l’Inquisition. Camoens mena la vie la plus misérable pour s’être refusé à cette capitulation. L’Inquisition régna sans partage en Espagne après que les Maures en furent partis. Ses premiers gestes furent de brûler les bibliothèques en même temps que les juifs et tous ceux qui ne voulaient pas la servir, de fermer les écoles et les bains. Les monuments de l’art arabe furent détruits ou défigurés par d’affreux maquillages que « l’art jésuite » devait répandre par la suite dans tous les pays. La Renaissance se prolongea dans les Flandres avec Rubens et son école, suivis de peintres hollandais du XVIIe siècle. L’œuvre de Rubens fut l’apothéose du grand élan de la Renaissance vers la vie, la couleur et surtout l’exaltation de la chair délivrée de toutes les macérations mystiques. L’esprit de la Renaissance avait tellement dégagé Rubens des préjugés orthodoxes qu’il a fait figurer un nègre parmi les élus de son Jugement dernier qui est au musée de Munich.

Malgré toutes ses réalisations qui en font la plus grande époque d’art des temps modernes, la Renaissance fut un avortement. Elle avait fait naître de grands espoirs dans la libération de l’esprit humain et l’émancipation de l’individu avec celle subséquente de l’art ; elle ne les réalisa qu’en partie, ayant écarté de ce rêve d’humanité un nombre d’hommes toujours plus grand. Les penseurs et les artistes, qui n’étaient plus des anonymes, dont la valeur individuelle était mise en évidence, constituèrent une aristocratie de plus en plus renfermée dans un esprit de caste et dédaigneuse du peuple. La pensée et l’art abandonnèrent peu à peu les sources populaires et la nature pour suivre des règles d’écoles bornées et arbitraires. Ils allaient devenir de plus en plus l’expression d’une classe, l’attribut d’un pouvoir absolu et de ses satellites.

Une autre cause d’avortement de la Renaissance fut la Réforme, née pourtant de ses efforts pour trouver la vérité dont l’esprit humain avait soif. Mais la Réforme n’ayant recherché la vérité que dans les préjugés religieux, limita et dévoya cette recherche. Pour Luther comme pour l’Église catholique, la Raison était « la prostituée du diable ». Le peuple, déjà abandonné par les penseurs et les artistes, fut livré à un fanatisme que surexcitèrent les rivalités de l’ancienne religion et de la nouvelle. La même fureur les jeta l’une contre l’autre et le catholicisme de combat opposa les Jésuites aux Réformés. Les guerres qu’ils provoquèrent eurent les plus funestes conséquences. En Allemagne, particulièrement, où la Réforme ramena le servage, les dissensions religieuses aboutirent à la Guerre de Trente ans qui épuisa le pays. Ce fut une réaction contre l’esprit de liberté, la domestication des individus et l’arrêt de tous les progrès. La Renaissance de l’art allemand, si brillante avec Durer et les Holbein, fut terminée au milieu du XVIè siècle. « La Réforme la tua comme elle avait tué la renaissance littéraire » (V. Duruy). L’art allemand allait devenir religieux et sans vie : « c’était peut-être une prière, ce n’était plus un art. » (V. Duruy). « La Réforme, c’est-à-dire le retour strict vers la foi, fut la destruction de l’art. » (E. Reclus). Protestants et catholiques furent, par des voies différentes, ennemis de l’art. Il fut banni des temples où rien ne devait distraire de la pensée de Dieu. Par contre les Jésuites voulurent le rendre plus séduisant pour attirer les foules dans les églises. Ils l’enlaidirent et le pervertirent pour aboutir progressivement à « l’art religieux » d’aujourd’hui, celui des boutiques de St-Sulpice et de l’architecture de la basilique de Lourdes « qui relève d’une esthétique de marchand de bouchons. » (J. K. Huysmans).

La réaction sociale, d’où sortit le pouvoir absolu de la royauté, arriva à donner comme but à l’art la divinisation du Roi-Soleil. C’est à ce fétichisme que s’est appliqué ce qu’on a appelé « le Siècle de Louis XIV ». Certes, ce fut une époque où l’on vit en France de grands artistes, surtout de grands écrivains, mais qui s’employèrent à un art de plus en plus conventionnel, emprisonné au théâtre par la règle des trois unités, préoccupé des convenances du « bon ton » , réduit enfin à des flagorneries d’autant moins dignes qu’elles s’adressaient à un roi qui renchérissait sur ses prédécesseurs dans la persécution de la pensée. Jamais l’art ne fut complètement séparé de la nature et de l’humanité que pendant cette période, appelée classique, où il ne s’adressa plus qu’à quelques centaines d’individus composant la cour. Pour ces individus, les nobles qui allaient à la guerre en habit de cour avec leurs maîtresses, leurs cuisiniers et leurs coiffeurs, Eschyle, Sophocle et Euripide furent taillés comme les arbres des jardins de Le Nôtre et coiffés de perruques. Les nobles, « bien nés » et au cœur « sensible », n’auraient pu supporter les brutales horreurs de la tragédie antique, mais ils restaient indifférents aux cruautés de la guerre du Palatinat et des dragonnades comme à la vie misérable du peuple, réduit à l’état de ces galériens dont Puget a traduit la souffrance dans la pierre, ou de ces animaux que La Bruyère a dépeints errants dans les campagnes. Le même caractère conventionnel s’imposa aussi dans les beaux-arts. Si les cathédrales avaient été au moyen-âge l’œuvre de l’élan populaire,Versailles fut construit au milieu des malédictions soulevées par l’orgueilleux despotisme dont il était le monument. Le plus grand des sculpteurs français, Pierre Puget, n’était pas à son aise dans ce Versailles. Il préférait se voir parmi le peuple et les forçats de Marseille et de Toulon. A cette époque, Lebrun fonda l’académisme qui pèse encore si lourdement sur l’art français, malgré l’indiscipline des plus grands artistes du XIXe siècle. Vauban inaugura la laideur de l’architecture militaire en lui enlevant l’esthétique des anciens châteaux-forts.

Dès la fin du règne de Louis XIV, le classicisme fut à son déclin avec la querelle des anciens et des modernes. Les modernes protestaient contre des règles répondant trop à des besoins artificiels. On avait besoin de retourner à la nature. Le développement des idées philosophiques, durant le XVIIIè siècle donna un grand essor à la pensée, mais la littérature et les beaux-arts ne rompirent pas avec le classicisme. Voltaire, qui eut tant d’audace dans ses œuvres philosophiques et ses romans, en resta prisonnier dans ses médiocres tragédies. Il condamna Shakespeare au nom du « bon goût ». Marivaux et Beaumarchais apportèrent quelque nouveauté au théâtre. Dans la peinture, Watteau se dégagea le premier de l’académisme, mais, ainsi que les autres peintres du siècle, il resta prisonnier des formes élégantes et puériles à la mode de Trianon. Rameau chercha à soustraire la musique à l’influence italienne souveraine alors dans toute l’Europe, même en Allemagne où de grands musiciens s’étaient manifestés depuis plus de cent ans.

Le XVIIIe siècle fut grand par le mouvement des idées et la conquête de la liberté de pensée et de parole qui aboutirent à la Révolution. Ce n’est pas la faute des Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Diderot et de tous les Encyclopédistes si cette révolution est à recommencer, le peuple n’ayant pas encore compris, malgré l’exemple fourni par la fortune des maîtres qu’il a eus depuis 1789, que la liberté se conquiert et ne se donne pas. Il semblait pourtant que la raison humaine, fortifiée et enrichie depuis l’antiquité par deux mille ans d’expérience et de connaissances nouvelles, était devenue si solide sur ses bases que rien ne pourrait plus lui faire échec. Il y eut d’abord la guillotine pour démentir la fraternité nationale, puis il y eut Bonaparte pour enterrer si bien la liberté, la justice et la fraternité universelles que, cent ans après lui, elles sont plus que jamais en question. Et l’art, dont le sort ne peut être séparé de celui du peuple, a subi les mêmes vicissitudes que lui.

La bourgeoisie triomphante transféra à son profit, sous de nouvelles formes, les abus du passé. Elle comprit mieux que l’ancienne noblesse la nécessité du savoir pour maintenir ses privilèges. Les découvertes scientifiques étendaient à l’infini le champ des connaissances humaines ; elle l’ouvrit largement en s’efforçant de s’annexer pour la servir ceux qui acquerraient ces connaissances. Elle fonda de grandes écoles où elle organisa l’enseignement dans son intérêt de classe. Elle forma des légions de fonctionnaires dûment brevetés et estampillés pour représenter hiérarchiquement la science officielle. Par la centralisation étatiste elle créa la centralisation artistique. Elle fit ainsi un art à son image et à son service. Adoptant pour son enseignement toutes les traditions qui ne pouvaient troubler l’ordre établi et la somnolence de ses fonctionnaires, elle imposa le pompiérisme dont un président de la République, M. Jules Grévy, a donné cette formule définitive : « Pas de chefs-d’œuvre, mais une bonne moyenne, c’est ce qui convient à notre démocratie. » Jamais l’art officiel ne fut aussi dépourvu d’art. Si le XIXe siècle fut riche en valeurs intellectuelles et artistiques, ce fut malgré la classe dirigeante et en dehors d’elle, sinon contre elle. Toutes eurent à lutter contre la malveillance officielle et l’incompréhension des prétendues « élites ». Non seulement le véritable esprit de liberté fut persécuté avec Michelet, Quinet, avec les victimes de 1848, de 1851, et de 1871, mais il n’est pas de novateurs dans tous les domaines de la pensée et de l’art, qui n’ait été poursuivi par la sénilité académique et ses complices de l’opinion. Aujourd’hui encore, après que la peinture a été rénovée par les Delacroix, Courbet, Corot, Daumier, Manet, Renoir, Cézanne, qui sont plus prophètes à l’étranger que dans leur pays, l’Académie ne trouve à imposer pour ses concours que des sujets comme celui-ci : « Saint Antoine étant mort au désert, deux lions creusèrent sa tombe et deux anges, vinrent le dévêtir et l’ensevelir. » (Prix de Rome en 1921.)

L’art arriva quand même à faire marcher malgré elle, mais bien derrière lui, cette vieille machine étatiste. D’abord, le despotisme de Bonaparte qui ne tolérait que ce qui célébrait sa gloire, maintint au début du XIXè siècle les formes et l’esprit du classicisme. Le peintre David et son école en furent les représentants. Mais dès que Bonaparte fut disparu, une vie nouvelle se manifesta dans l’art malgré les résistances académiques. Ce fut la période romantique. Par réaction contre le classicisme, le romantisme ressuscita le moyen-âge sans pour cela l’étudier et le comprendre véritablement. Il découvrit Shakespeare et aussi l’Allemagne, celle des vieux châteaux-forts et des burgraves, et celle plus humaine et autrement admirable de Gœthe, de Schiller et de Beethoven. Il apporta la liberté dans tous les genres, renversant toutes les règles du classicisme. Il se dessécha, parce qu’à l’image de la bourgeoisie il manqua de naturel, perdit l’enthousiasme, la générosité, et fut souvent plus cabotin qu’artiste. Il s’enferma dans « l’art pour l’art » où le continuèrent les Parnassiens, moins exubérants mais aussi bourgeois. Les symbolistes suivirent, d’où sortirent les anarchistes intellectuels que les menaces des « lois scélérates » dispersèrent dans des sinécures plus ou moins académiques.

Avec la révolution de 1848, le socialisme, c’est-à-dire « la lutte pour l’établissement de la justice entre les hommes » (E. Reclus), entra dans l’histoire. Il engendra le naturalisme, qui voulut réagir contre la littérature et l’art bourgeois, et produisit l’impressionisme. Le naturalisme eut une belle période, mais il ne fut plus qu’une forme nouvelle de l’esprit bourgeois, lorsque ses représentants s’assagirent suivant l’évolution des politiciens qui ont fait du socialisme un parti de gouvernement de plus en plus indifférent à « la justice entre les hommes ». On essaya de faire un art social au moment de l’affaire Dreyfus, lorsque le peuple fut sollicité « pour la justice » ; mais le peuple et ceux qui voulaient bien « l’éduquer » ne parlaient pas la même langue et, lorsque l’heure de « la justice » fut arrivée, on se sépara comme on s’était rencontré. Les travailleurs étaient d’ailleurs détournés de l’art par les conditions matérielles de leur existence et par le conflit, de plus en plus aigu, entre le Capital et le Travail.

D’autres écoles, depuis le naturisme jusqu’au futurisme, ont eu des existences plus ou moins éphémères. La plupart sont mort-nées. Aujourd’hui, on en est au dadaïsme, à l’unanimisme et au surréalisme.

Tous les genres de l’art ont été influencés par les différents courants du XIXe siècle et ont produit des œuvres plus ou moins remarquables, sauf l’architecture. Cet art a plus besoin que tout autre d’inspiration collective pour se manifester dignement, aussi n’a-t-il rien présenté de vraiment nouveau depuis la Renaissance. En France, l’individualisme qui sévit de plus en plus dans la vie sociale a aggravé encore sa stérilité.

Le grand souffle d’une vie nouvelle et les réalisations largement humaines que la Révolution avait annoncés ont donc manqué au XIXè siècle ; ils manquent encore depuis. Le monde a été occupé par la lutte entre les éléments du passé, renouvelés et devenus plus puissants, et ceux de l’avenir, toujours hésitants, cherchant leur voie et divisés. Dans l’Europe entière, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Les impérialismes qui ont réussi à dominer les peuples et à déchaîner la guerre de 1914, ont remis en cause toute l’œuvre de la civilisation. L’humanité ne travaille plus que pour l’insatiable Finance devenue le Moloch de ce temps. L’art n’est plus que l’apothéose du Riche dans la glorification de ses turpitudes. Dernière convulsion d’une société esthétiquement épuisée, il relève le plus souvent de la pathologie. Il est devenu la forme la plus excentrique et la plus cynique de ce « business » par lequel on « se débrouille ». Rien n’est honteux comme le puffisme de certains qui s’intitulent « artistes... »

Depuis longtemps, pour satisfaire leur besoin d’art, les travailleurs réduits à faire le « business » des autres, n’ont plus que l’abrutissement du cabaret, appelé pompeusement « le salon du pauvre » par les démagogues, l’ordure des cafés-concerts, la niaiserie sans littérature des romans-feuilletons. On a ajouté le cinéma, rendu aussi stupide que possible, puis les combats de boxe et les courses de taureaux. Le peuple, appelé « Souverain », du XXe siècle retrouve, dans les taudis empoisonnés où les maladies sociales dévorent ceux que la guerre a épargnés, et dans les cirques, l’existence et les joies qui étaient celles de la plèbe romaine : Panem et circenses !...

Quand on pense aux grandes époques de civilisation et d’art du passé et qu’on voit combien la nôtre leur est inférieure, comparée surtout à ce qu’elle pourrait être par les moyens scientifiques dont elle dispose, on se dit que le monde est aujourd’hui bien malade. Plus que de richesses, car il en a trop et trop mal employées, il a besoin d’équilibre, de santé physique, intellectuelle et morale. L’art en a autant besoin pour prendre enfin sa vraie place dans la vie et réaliser avec le travail une véritable humanité.

On a donné de l’art proprement dit, c’est-à-dire de l’art considéré dans ses rapports avec le beau, des définitions très nombreuses et très diverses suivant les conceptions particulières à ceux qui les formulaient. Le plus grand nombre de ces définitions sont philosophiques ou religieuses, basées sur une notion métaphysique du beau qui ne laisse parfois aucune place à la nature. D’autres, au contraire, ne voient l’art et la beauté que dans la nature apparente, visible, et leur refusent toute expression spirituelle au point de leur interdire le domaine des sentiments. Presque toutes ces définitions sont des formules d’écoles, de systèmes, et sont d’autant plus arbitraires qu’elles s’écartent davantage de l’observation exacte et complète de la nature. Non seulement l’art est né de cette observation, comme l’a dit Cicéron, mais c’est par elle qu’il s’est développé en même temps que toutes les connaissances humaines, et c’est en elle seulement que pouvait se faire ce développement.

Il est indispensable, pour se rendre compte du caractère exact de l’art, de se dégager complètement de toutes les théories et d’interroger la nature dans son admirable vérité. Actuellement, nous ne savons encore rien, ou très peu de chose, d’une existence intellectuelle et morale des plantes, encore moins des minéraux. Mais nous connaissons beaucoup de choses concernant les animaux plus proches de nous par leur mobilité, leur langage, leurs mœurs, et qui nous ressemblent autant par leur psychologie que par leur physiologie. Nous savons qu’ils ont, eux aussi, une intelligence et une âme, des sentiments et des passions, une industrie, une science et un art dans lesquels ils nous égalent parfois, et enfin une moralité toujours supérieure depuis que, voulant faire l’ange, suivant le mot de Pascal, l’homme a fait la plus laide des bêtes. (Supériorité des animaux sur l’homme. (Dr Ph. Maréchal.) Nous avons vu, dans la partie précédente de notre étude, la part considérable que l’exemple des animaux a fournie à l’éducation artistique des premiers hommes. Il faut donc, tout d’abord, rejeter cette anthropomorphisme qui empêche de « concevoir pour un être raisonnable d’autre forme convenable que celle de l’homme » (Kant), et veut que l’homme soit l’élu d’une divinité qui a fait la nature pour le servir. Il faut rejeter aussi cette idée, si fatale parce qu’elle fait naître et entretient la haine, que notre race, notre pays, notre famille, des individus que nous avons choisis ou qui se sont imposés à nous, ont été particulièrement désignés par une puissance supérieure pour dominer le monde. Arrivant à l’art, nous nous rendrons alors compte que seul un monstrueux abus a pu en faire l’apanage d’une prétendue aristocratie de l’esprit et en a privé la majorité des hommes. Nous devons savoir qu’il n’y a de supériorité que dans les œuvres. Celle d’un simple laboureur, par exemple, est plus utile, plus belle, meilleure que celle de tous les Césars de la terre, et Flaubert a bien marqué la place de la véritable supériorité lorsqu’il a écrit : « J’aimerais mieux avoir peint la Chapelle Sixtine que d’avoir gagné la bataille de Marengo ». L’art est une préoccupation des animaux, peut-être aussi des plantes et des minéraux, tout autant que de l’homme. Il n’a pas été la création de certains hommes supérieurs ou d’une époque plus ou moins avancée dans la civilisation. Il est dans la nature un besoin des êtres, comme la nourriture, l’habitat, la chaleur. Il est aussi arbitraire d’en priver certains hommes que de leur refuser le pain, le logement et la jouissance du soleil. Il n’est pas un être, si déchu soit-il, qui, dans son taudis ou dans sa prison, ne tressaille de joie ou d’espoir en entendant une chanson ou en voyant briller un rayon de lumière.

La définition de l’art, « expression du beau », est insuffisante si on voit seulement dans le beau des aspects extérieurs, des formes, des couleurs, des sons, des mouvements, si on ne considère pas aussi le beau intérieur, celui des sentiments, de la joie, de l’amour, de la justice, qui ne se sépare pas du bien, et le beau intégral qui est tout ce qui tend, dans l’activité générale, à un perfectionnement constant des êtres et de la vie. « Le beau n’est qu’un des octaves de l’immense clavier de l’art », a dit Milsand. Le clavier, c’est la vie tout entière. C’est ainsi que nous arrivons à dire avec E. Reclus, d’après le sculpteur Jean Baffier : « L’ART, C’EST LA VIE ». Cette définition est la plus simple, elle est aussi la plus complète et la plus exacte. L’art, c’est la vie, parce que c’est l’effort des êtres vers une vie toujours meilleure, plus belle, plus heureuse et que toute la vie tend vers ce perfectionnement. C’est pourquoi il n’y a pas d’art dans les œuvres de mort, dans ce qui attente à la liberté des individus et s’oppose à leur mieux-être et à leur bonheur. Il n’y en a pas davantage dans ce qui porte atteinte à la beauté de la nature, dans l’utile qui ne conserve pas des rapports harmonieux avec elle tout en lui demandant ce dont il a besoin. L’utile, et tout le faire en général, ne sont de l’art que s’ils s’emploient pour le beau et pour le bien inséparables dans l’harmonie universelle. Ce qui meurtrit, souille, avilit la vie, quelle que soit sa forme, n’est pas de l’art. J.-J. Rousseau a reproché à la science et à l’art d’avoir corrompu les mœurs. Autant vaudrait reprocher au soleil d’exister parce qu’il éclaire la corruption. Ce ne sont pas la science et l’art qui ont corrompu les mœurs, ce sont les mœurs qui ont fait un mauvais usage de la science et qui ont corrompu l’art. Comme le soleil, ils demeureront plus beaux et plus éclatants quand la corruption aura disparu avec les mœurs qui l’entretiennent.

L’art n’embellit pas seulement là vie de l’homme ; il lui permet d’atteindre à la seule immortalité qui peut-être soit réelle, par les œuvres qu’il laisse et qui parlent encore de lui aux autres hommes des milliers d’années après qu’il a vécu. « L’impression de la beauté précède le sens du classement et de l’ordre. L’art vient avant la science. » (E. Reclus). C’est pourquoi tant d’êtres non cultivés sentent l’art si profondément, parfois avec une spontanéité, une lucidité que ne possèdent plus ceux dont le jugement a été faussé par des conventions. Une technique est nécessaire pour pratiquer un art, mais il ne faut pas qu’elle soit emprisonnée dans des règles trop conventionnelles qui détournent l’art de ses véritables fins. Or, toutes les écoles ont plus ou moins appliqué des lois arbitraires. « La première règle de l’art, comme de toute vertu, est d’être sincère, spontané, personnel. » (Ruskin). Pour cela, il faut qu’il soit libre. « La liberté est l’atmosphère de l’art. » (Baudrillart). Ce n’est que dans la liberté qu’il peut s’épanouir pleinement, dans la liberté de ceux qui le produisent comme de ceux qui le goûtent, loin de toute contrainte dirigeante. Comme les hommes libres, l’art n’a pas de patrie. « La littératurenationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens ; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd’hui travailler à hâter ce temps », disait Gœthe. L’art n’a pas davantage de religion. « Beethoven répondait à un ami qui invoquait Dieu : 0 homme, aide-toi toi-même ! » (R. Rolland). Les véritables artistes sont des forces de la nature. Comme les Grecs, ils ne voient de divinité que dans la vie qui les entoure, à laquelle ils participent intensément, et dans les moyens qu’elle leur donne de perfectionner leur œuvre. Homère, Rabelais, Michel Ange, Shakespeare, Beethoven, ne sont pas d’une époque, d’un temps, d’une religion, d’une école. Ils les dominent tous, ils appartiennent a l’univers et a tous les temps. L’art ne peut pas être isolé dans la vie, ne vivre que par lui-même et pour lui-même. Pour qu’il prenne son entier développement et atteigne sa suprême expression, il faut qu’il collabore avec toutes les formes de la vie et qu’il soit dans toutes les préoccupations humaines.

L’art doit être social dans le sens le plus complet du terme. « Le principe de cet art doit être que la vie est bonne et que ses manifestations sont belles. Les laideurs sont le produit de l’état social. Pour rendre à la vie sa beauté, il faut donc que l’art à son tour aide à transformer la société et c’est ainsi que tout art social devient un art révolutionnaire. » (B. Lazare). Il ne pourra participer à cette œuvre et atteindre tout son développement, toute son expression, que « lorsque les savants, les artistes, les professionnels instruits engagés dans les multiples entreprises auront cessé d’être, comme ils le sont presque tous de nos jours, les serviteurs à gages des princes et des capitalistes et que, reprenant leur liberté, ils pourront se retourner vers le peuple des humbles et des travailleurs pour les aider à bâtir la cité future, c’est-à-dire a constituer une société qui ne comporte ni laideur ; ni maladie, ni misère. » (E. Reclus). Alors, se dressera pour tous les hommes la véritable « Maison du Peuple ». Elle sera « autrement belle que ne le fut un palais du roi à Persepolis, Fontainebleau, Versailles ou Sans-Souci, car elle devra satisfaire à tous les intérêts, à toutes les joies, à toutes les pensées de ceux qui jadis étaient la foule, la cohue, la multitude, et que la conscience de leur liberté a transformés en assemblée de compagnons. D’abord le palais sera de très vastes proportions, puisqu’un peuple se promènera dans ses cours, se pressera dans ses galeries et dans les allées de ses jardins ; d’immenses dépôts y recevront les provisions de toute espèce nécessaires aux milliers de citoyens qui s’y trouveront réunis les jours de travail et de fête ; le « pain de l’âme » sous forme de livres, de tableaux, de collections diverses ne sera pas moins abondant que le pain du corps dans les salles de la maison commune, et toutes prévisions pour bals, concerts, représentations théâtrales devront être amplement réalisées. La variété infinie des formes architecturales répondra aux mille exigences de la vie ; mais cette diversité ne devra point nuire à la majesté et au bel ensemble des édifices. C’est ici le lieu sacré où le peuple entier, se sentant exalté au-dessus de lui-même, tentera de diviniser son idéal collectif par toutes les magnificences de l’art et de l’art complet qui suscitera tout le groupe des Muses, aussi bien les plus graves, précédant à l’harmonie des astres, que les plus légères et les plus aimables, enguirlandant la vie de danses et de fleurs. » (E. Reclus.)

Edouard Rothen

ARTISAN

n. m. (de l’italien artigiano, artisan)

L’artisanat, qui fut prospère jadis, a presque totalement disparu, étouffé par le machinisme moderne. L’artisanat était la méthode de l’artisan laborieux, ouvrier probe et adroit, qui travaillait son œuvre avec amour. L’artisan travaillait lentement peut-être mais son ouvrage était solide et fin et achevé. Pourrait-on en dire autant de tous les objets manufacturés dûs au labeur fiévreux et précipité de l’ouvrier d’aujourd’hui ? Le machinisme de plus en plus perfectionné des usines et des ateliers est certainement une preuve de progrès, mais ce progrès est mal compris lorsqu’on se hâte de produire toujours plus vite et qu’on dédaigne les modestes initiatives du travailleur. Il faut perfectionner l’outillage, c’est entendu, mais il ne faut pas en profiter pour considérer l’ouvrier comme un outil secondaire. Il faut que tout en tenant compte du progrès on en revienne a l’esprit de l’artisanat : faire de l’ouvrier un artiste qui aime son travail et qui n’ignore rien de son métier.

ARTISANAT

État de l’homme qui exerce un métier manuel, nous dit le dictionnaire officiel. Est-ce bien cela ? Pas précisément.

L’artisanat est plutôt la forme prise par la production à certaines époques jusqu’à l’apparition de l’industrie ou de l’exploitation d’une entreprise quelconque selon les formes modernes. Il y a des artisans depuis les temps les plus reculés. Il y en a encore dans nombre de pays et dans certaines branches de la production.

Les découvertes archéologiques faites presque chaque jour en Egypte, en Palestine, dans tous les pays de civilisation ancienne, prouvent que l’artisan a, autant dire, toujours existé.

Maintenant, on donne plus communément le nom d’artisan au producteur qui travaille seul et n’exploite par conséquent personne. C’est ce qui caractérise de nos jours l’artisanat. On peut donc trouver l’artisan dans toutes les branches de l’activité humaine : culture, industrie, art, science, littérature, etc.

Toutefois, pour serrer de plus près la réalité, il convient de ne voir réellement un artisan, dans le sens usuel et général du mot, que dans l’homme qui exerce une profession réellement industrialisée à peu près partout et qui, cependant, continue à exercer une activité qui lui permet de vivre par ses propres moyens en travaillant seul.

C’est le cas de quelques tisserands installés à la campagne qui se servent encore des vieux métiers à bras ; c’est également le cas des dentellières du Nord de la France, de la Belgique, etc., des tapissiers d’Aubusson, des horlogers du Jura Français ou Suisse, des fabricants de jouets rustiques de la Suisse, de l’Italie et de la Russie.

L’artisanat a correspondu à une période de civilisation. Il a, peu à peu, disparu. Il n’en reste que quelques vestiges qui peuvent d’ailleurs résister longtemps en raison des conditions de vie de ceux qui n’exercent l’artisanat que d’une façon saisonnière, comme dans les Alpes, par exemple, ou vivent dans les coins reculés où les moyens de locomotion modernes ne pénètrent pas encore.

On peut dire, néanmoins, que la civilisation industrielle qui se développe en ce moment condamne en fait l’artisanat.

La nécessité de produire de grosses quantités de produits, de travailler vite et en série ne permet plus à l’artisanat d’exister réellement.

Il est aujourd’hui remplacé par l’usine, le comptoir. Le métier a fait place à l’industrie, l’artisan s’est fondu dans la ruche qu’est l’usine moderne.

Il peut y avoir et il y aura toujours, sans doute, des artisans, ils ne subsisteront que pour rappeler une forme de production périmée ou qui n’a pas encore bénéficié de l’apparition des découvertes de la science et des progrès de la technique.

Il convient de faire, en ce qui concerne l’artisan, une remarque importante. Jusqu’à maintenant, on lui a systématiquement refusé l’entrée des syndicats, sous le prétexte qu’ils sont patrons. C’est là une erreur à détruire. L’artisan a sa place toute marquée au syndicat, puisqu’il n’exploite personne.

Faire entrer l’artisan au syndicat est une nécessité. Par voie d’assimilation logique, les artisans de la campagne, ceux qui cultivent eux-mêmes leur lopin de terre ont, eux aussi, leur place au syndicat. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons avoir, un jour, un syndicalisme agraire.

En effet, si l’artisan qui travaille la matière première pour la transformer en produits de toute nature est relativement peu nombreux, par contre, l’artisan de la terre existe en nombre considérable.

C’est une force avec laquelle et sur laquelle on doit compter. Ne l’éloignons pas. L’artisan est un prolétaire, accueillons-le, aidons-le à se libérer, à marcher vers le progrès. Tendons-lui une main fraternelle.

Pierre BESNARD.

ARTISTE

n. m. ou f.

On désigne sous le nom d’artiste une personne qui cultive les beaux-arts, soit en professionnel, soit en amateur, ou qui joue sur un théâtre. L’artiste peut souvent acquérir une grande influence sur le public et sur la foule. Son rôle peut être noble et généreux, s’il défend une conception généreuse de l’art ou s’il sait faire aimer l’humanité sous une fiction artistique. L’artiste doit savoir exalter les bons sentiments de l’homme et, surtout, ne doit pas mettre son talent au service du pouvoir ni de l’argent. Hélas ! par l’effet même de la société actuelle, les vrais artistes deviennent de plus en plus rares. De nos jours, en effet, l’artiste, s’il ne veut pas mourir de faim, est obligé — peu ou prou — de prostituer son talent. Car les conditions de vie sont telles, que l’artiste se trouve en face de ce dilemme désespérant : ou bien renoncer a son art, ou bien œuvrer suivant des directives imposées, ce qui tend à renoncer à toute personnalité et à toute indépendance. Cela se comprend aisément : une classe privilégiée possède l’arme la plus redoutable de notre siècle : l’argent ; cette classe consentira bien à venir en aide aux artistes miséreux, mais à la condition que ces artistes deviennent ses instruments et qu’ils renoncent à toute velléité généreuse, à toute initiative propre. Lorsqu’un artiste se sent assez d’énergie et de ténacité pour passer outre, lorsqu’il veut faire son œuvre sans se préoccuper des menaces ou des corruptions, il est certain de se heurter ensuite à une conspiration du silence sévère : on ignorera son œuvre, ou plutôt on paraîtra l’ignorer. On conçoit dès lors qu’il y ait peu d’artistes véritables : les uns se vendent, les autres abandonnent. On peut compter ceux qui affrontent la lutte. Et les courageux qui restent ne pourront jamais donner tout ce qu’ils étaient capables de donner. Boycottés, tourmentés par le problème du pain quotidien, enchaînés par les préoccupations matérielles, ils ne peuvent consacrer à leur art ni le temps ni l’attention nécessaires. Pendant ce temps, ceux qui se sont vendus peuvent travailler en paix et servir insidieusement la cause de leurs protecteurs intéressés. Sous d’habiles fictions, ils peuvent emplir de préjugés criminels le cerveau du peuple, comme on fait avaler à un chien une appétissante boulette empoisonnée. Et tant que règnera une caste possédante la situation demeurera inchangée. Il y aura toujours des vendus tant qu’il y aura des acheteurs. Mais, en attendant que naisse un état social meilleur, il faut que le peuple sache reconnaître les artistes, qu’il sache les encourager et les soutenir... et qu’il sache démasquer les trafiquants de l’art.

Georges VIDAL

ARTISTOCRATE

Philosophe, artiste, écrivain, ou simple vivant qui met en pratique la philosophie de l’artistocratie. An-archiste d’action d’art. Tout individu, quel que soit le métier qu’il exerce (il y a cependant des fonctions et métiers incompatibles avec l’artistocratie : ceux de policiers, juges, bourreaux, prêtres, soldats, ministres, présidents de Républiques, dictateurs, etc... et en général tous les grades et emplois supérieurs, autoritaires, impliquant toutes les laideurs, toutes les exploitations de l’homme par l’homme), tout individu qui réalise ou tend à réaliser l’idéal esthétique dans sa vie entière, à faire de son existence une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre de sincérité, d’équilibre et d’harmonie : l’artistocrate met sa conduite en harmonie avec ses idées. Les gestes qu’il accomplit sont des actions d’art, c’est-à-dire des gestes libres, vivants, généreux et désintéressés, en désaccord avec la veulerie universelle. L’artistocrate est l’homme qui a renoncé à penser comme tout le monde. Ni politique ni morale, telle est la devise de l’artistocrate. L’anarchiste est artistocrate par sa soif d’harmonie et d’indépendance. L’artistocrate est l’an-archiste artiste, passionné de beauté sous toutes ses formes, ne se contentant pas de vivre une vie terre-à-terre, mais la complétant et la dépassant par le rêve. L’artiste est anarchiste par son amour de l’indépendance : dans son œuvre il met sa vie entière. L’art réalise la liberté. C’est l’expression suprême de l’an-archie. L’artiste sincère est artistocrate. L’artiste bourgeois est insincère et politicien. Il y a peu d’artistocrates, s’il y a beaucoup d’artistes, dans la société. Il y a peu d’hommes vraiment libres, capables de se diriger sans le secours des autres, agissant et pensant par eux-mêmes, négligeant d’offrir à leurs contemporains le spectacle de ces « sincérités successives », si fréquentes chez les renégats de la politique. Sont artistocrates tous les hommes d’action, tous les écrivains, tous les artistes, tous les penseurs qui ont rompu avec les habitudes et les mœurs du milieu rétrograde et servile, qui n’ont pas craint de se séparer du troupeau, de combattre ses idées, sa conception absurde de la vie, sa politique, sa morale, sa religion, ses institutions, ses préjugés. Artistocrates aussi les hommes les plus humbles, qui renoncent à suivre, à obéir, à imiter, qui ont au fond d’eux-mêmes le pressentiment d’une vie meilleure, d’une vie supérieure, au sein de la vie médiocre et stupide que la pseudo-civilisation leur a imposée. Quiconque fait effort pour briser les liens qui l’enchaînent à la laideur sociale, le diminuent en en faisant un esclave, est artistocrate. En lui, l’énergie intérieure se développe. I1 aime et comprend la vie. Il veut la vivre intégralement, sans entraves, physiquement et spirituellement. L’ar-tistocratie constitue pour chacun de nous cet individualisme supérieur qui s’évade de toutes les contraintes, s’élève au-dessus de la mêlée, des appétits et des intérêts, fait de nous des êtres épris de vérité et de beauté, capables de communiquer à autrui leurs sentiments et de les faire triompher dans la vie. L’artistocrate est un exemple pour tous : il est conséquent avec lui-même. Il déteste la violence. Il a horreur de tous les fanatismes. Ses moyens d’action sont l’abstentionnisme, la non-participation, l’art et la pensée. Il se donne à tous, sans compter. Son altruisme n’est pas l’altruisme habituel. Par le fait même qu’il cherche à développer son « moi », à le réformer, à le rendre plus harmonieux, plus vivant, plus libre, il augmente la beauté d’autrui. Il n’impose ses idées à personne, il se contente de les exposer. L’artistocrate est l’homme qui a rompu toute attache avec le social, qui poursuit son idée sans se préoccuper des conséquences fâcheuses qui peuvent en résulter, qui ne ménage ni son temps ni sa peine, et qui est au premier rang des révoltés. Il n’est guidé ni par la haine ni par l’envie, mais seulement par l’amour du beau qu’il voudrait voir triompher dans la vie. Sa révolte est pure et désintéressée.

L’artistocrate est l’individu qui fait de sa vie une œuvre d’art en se faisant le critique de lui-même. Il se corrige, il s’amende, il se perfectionne. Comme l’artiste s’efforce d’écrire un beau poème, de sculpter une belle statue ou de peindre un beau tableau, ainsi l’artistocrate s’efforce d’harmoniser dans son être le sentiment et la pensée, l’action et l’idéal. L’individualisme artistocrate n’a rien de commun avec le pseudo individualisme des maîtres et des esclaves. Ce qui intéresse l’artistocrate, c’est le triomphe de la vie sous sa forme esthétique. Il ne partage aucune des inspirations des foules et de l’élite. Il est au-dessus de tous les partis. Il est du seul parti vraiment utile à l’humanité : celui de l’esprit. Il ne se croit pas un être privilégié, un surhomme devant lequel le monde entier doit s’agenouiller, mais il sait ce qu’il vaut, il connaît sa force, et il se juge tout de même différent de cette valetaille qui maintient l’humanité dans les bas-fonds par son inertie et sa lâcheté. Il la méprise et la plaint.

L’artistocrate ne peut pas avoir sur l’amour, la justice, la guerre, l’autorité, la vérité et l’idéal, les mêmes idées que tout le monde ; sa conception de la vie ne peut pas être la conception inférieure de la masse. L’artistocrate ne renonce pas a l’action, mais il dirige son action dans un certain sens. Il agit intérieurement afin d’agir extérieurement. S’il ne participe à aucune agitation, n’est d’aucune association, s’il agit seul, en un mot, selon ses moyens et selon ses forces, il ne refuse pas, de parti-pris, de se mêler à tout mouvement d’avant-garde, de collaborer à toute œuvre collective qui a pour fin la libération de l’individu. On le verra partout où il s’agit de combattre l’iniquité, de réagir contre la laideur. Il sera au milieu des « révolutionnaires » qui se seront réformés, et sauront ce qu’ils veulent, et non parmi les braillards qui aspirent à remplacer leurs maîtres, en leur ressemblant comme des frères. Il sera avec les manuels et les intellectuels associés pour la même œuvre d’émancipation et de fraternité. Partout il agira, mais il agira « en beauté », je veux dire sincèrement, sans être guidé par l’égoïsme, l’envie ou la haine.

L’individu qui manque de courage en certaines circonstances, qui trahit ses amis, cherche à se mettre en évidence par tous les moyens, vend sa personne et ses écrits, cet individu n’est pas un artistocrate, mais un mufle ( voy. ce mot ).

Art et littérature artistocrates. Œuvres qui, par leur forme et les idées qu’elles contiennent, rentrent dans le cadre de l’esthétique artistocrate. Œuvres sincères dont les auteurs ont rompu avec la mode, le goût du public, les préoccupations de la littérature mercantile. — L’art artistocrate n’est ni l’art pour l’art, ni l’art social, ces deux formes du faux art : c’est l’art a-social, a-moral et a-politique, comme son auteur.- L’an-archiste artistocrate, qui est loin d’être un dilettante et un esthète préoccupé uniquement de jouissances esthétiques, immobilisé dans la contemplation de son nombril, ne cherche pas dans l’art un rétrécissement de son moi, mais un élargissement de son moi. L’art sincère et vivant est le levier qui émancipe l’individu, le fait vivre d’une vie nouvelle, le révèle à lui-même. Tandis que la morale et la politique diminuent l’individu, l’art véritable le libère et lui révèle le sens de la vie. L’homme qui n’a d’autre morale que la morale esthétique est un anarchiste. Soit qu’il crée des œuvres d’art tout en faisant de sa vie une œuvre d’art, soit qu’il se contente de contempler l’œuvre d’art et s’efforce d’être lui-même une œuvre d’art, cet homme ne peut concevoir la vie comme les gens qui la fondent sur l’autorité. L’autorité expire où l’art commence, elle expire au seuil de l’esthétique, qui est le triomphe de la pensée et de l’action libres. — II y a l’artiste artistocrate dont l’art est l’action, et dont l’action est art. Il ne vit que pour l’idéal qu’il croit juste et lui sacrifie tous les avantages, honneurs, titres, etc... que la médiocratie dispense à tous ceux qui rentrent dans le rang et observent ses préceptes. Il crée, sans se soucier de plaire ou de déplaire, une œuvre qui satisfait sa conscience, et non le goût de la moyenne. Il trouve dans son art un refuge contre la laideur universelle. I1 dit ce qu’il pense. L’artiste tout court, qui poursuit les honneurs et les richesses (car il ne possède point la richesse intérieure de l’artistocrate), flatte la morale et la politique des dirigeants et des dirigés, sert un parti, occupe une situation, est chamarré de titres et de décorations. I1 ne crée point une œuvre d’art pour lui faire exprimer l’harmonie qui est en lui, mais afin de reproduire l’inharmonie extérieure et de tirer profit de cette reproduction. C’est un suiveur, qui a la prétention de précéder. C’est un commerçant, un politicien, un réactionnaire dans toute la force du terme. On reconnaîtra facilement, parmi les penseurs, écrivains et artistes contemporains, ceux qui appartiennent à l’artistocratie et ceux qui font partie de la médiocratie.

Quelques noms symbolisent une mentalité, une attitude, un état d’âme, toute une classe d’esprits. L’individualisme des hommes libres neutralise le non-individualisme des esclaves. La vie vaut encore la peine d’être vécue puisqu’elle engendre une minorité dont le courage compense la veulerie de la majorité. — L’artiste est l’homme semblable à tout le monde, aux passions étroites et aux désirs bornés, avec ou sans talent, tandis que l’artiste doublé d’un artistocrate est un caractère et une conscience. Son art reflète la noblesse et l’héroïsme de sa vie. Il n’accomplit point de petits gestes, il n’est point mesquin avec les autres hommes, tout ce qu’il fait est l’expression de sa noblesse intérieure. — La différence entre l’artiste et l’artistocrate est celle qui existe entre l’arriviste et l’homme indépendant, le suiveur et le créateur, celui qui agit pour se réaliser, qui met ses actes en harmonie avec ses idées, et le renégat, qui offre à tous l’exemple des pires palinodies, et n’a point de personnalité. L’artiste est un mercanti, l’artistocrate ne poursuit ni dans ses œuvres ni dans sa vie de but intéressé. L’artiste se met à la remorque d’un parti, l’artistocrate ne fait point de politique, n’agit pas en traître avec ses amis, reste lui-même partout où il passe. Rien ne le détourne de l’idéal qu’il poursuit.

On peut ne pas être artiste, c’est-à-dire créateur d’art, mais aimer l’art et le beau, et par là même on s’égale à l’artiste. Cette beauté, que l’on admire dans l’œuvre d’art, la vie vivante qui émane d’elle, vie de liberté et d’harmonie, on peut la vouloir dans les relations des hommes entre eux, dans leur caractère, leurs passions. Ce désir, ce vouloir, cette aspiration créent en nous l’artistocratie. L’artistocratie, c’est l’élite des individus, hommes ou femmes, qui agissent par eux-mêmes et sentent par eux-mêmes, n’obéissant qu’à leur conscience. Il y a une artistocratie intérieure, — vouloir de liberté, de beauté, d’harmonie — qui s’oppose à la médiocratie extérieure, — ou vouloir de la majorité autoritaire et grégaire. Les hommes qui, en cultivant leur « moi », en le réformant, en l’embellissant, réalisent l’artistocratie, forment par leur ensemble une « artistocratie » internationale sans patrie, sans frontières, sans gouvernement. Le gouvernement de l’artistocrate, c’est sa conscience. Il ne reconnaît à aucune autorité extérieure le soin de le diriger. Sa morale n’est pas la morale traditionnelle. L’artistocrate, c’est l’homme libre.

Nous ne cherchons pas à élever l’artiste sur un piédestal. I1 ne s’agit pas de « la part du lion pour l’homme-artiste », il ne s’agit pas de sacrifier des masses entières pour la production du grand homme. Le grand homme est avec la masse quand la masse est dans le vrai, il est contre elle quand elle fait fausse route. L’artistocrate, qui est un individualiste libéré, un individualiste sincère, découvre les aspirations confuses d’une masse peu éclairée, découvre ses aspirations, la révèle à elle-même. Et par là, il tient à l’humanité entière. Il est solidaire de tous ceux qui souffrent. Aux exploiteurs, il fait sentir leur œuvre illogique et vaine. Aux exploités, il montre la voie de l’affranchissement. Il ne prêche point la haine, pas davantage la résignation. Sa voix se fait entendre à son heure, il sait quitter au bon moment sa tour d’ivoire pour y rentrer une fois qu’il a fait un geste libérateur, son œuvre et sa vie n’étant au fond qu’un même acte. Point de thèse lourde et prétentieuse : c’est par son art libéré de toutes les contraintes qu’il agit au sein de l’humanité, art qui se retrouve dans toutes les paroles qu’il prononce, dans tous les gestes qu’il accomplit. A la volonté de puissance du surhomme nietzschéen, à la volonté de résignation du disciple de Tolstoï, l’individualiste artistocrate oppose sa volonté de beauté, harmonisation du sentiment et de la pensée, synthèse de l’idée et de l’action.

Critique artistocrate. La critique artistocrate se préoccupe de rechercher, dans une œuvre d’art, l’individualisme de son auteur, de retrouver l’homme dans l’œuvre et l’œuvre dans l’homme. Elle ne se borne pas à porter un jugement sur les œuvres de la littérature et de l’art. La critique des mœurs est un aspect de la critique artistocrate, recherchant chez les individus les motifs qui les guident et les jugeant sur leurs actes.

N. B. I1 y a de faux artistocrates, comme il y a de faux an-archistes, individualistes ou communistes. Encore un mot dont on a abusé, un vocable qu’on a déformé. Sachons déjouer les manœuvres de ceux qui, se prétendant artistocrates, agissent dans toutes les circonstances de leur vie en médiocrates.

Gérard de LACAZE-DUTHIERS.

ARTISTOCRATIE

(de artisto, artiste, et kratos, force, pouvoir)

Mot qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire. Il peut sembler barbare au premier abord. Il a cependant sa raison d’être, et quiconque réfléchit tant soit peu en saisit immédiatement la signification. On comprend qu’il ne s’agit point d’aristocratie : le « t « est comme une barrière s’opposant à toutes les préoccupations des aristocraties passées, présentes et futures. On a reproché à ce vocable sa terminaison. Pourtant, le mot a-crate, qui signifie l’absence de tout pouvoir (ne pas confondre avec le vin acrate), contient la même terminaison. L’artistocratie n’est pas une « cratie » comme les autres, qui sont autant de variétés de la médiocratie ( voy. ce mot ) : aristocratie, démocratie, bistrocratie, voyoucratie, ventrocratie, pédantocratie, gérontocratie, éphébocratie, emporocratie, muflocratie, etc..., etc... C’est la seule cratie supportable (sauf pour la canaille).

J’ai donné ce nom à l’an-archie envisagée au point de vue esthétique et à l’esthétique envisagée au point de vue an-archiste. J’ai essayé de fondre le point de vue an-archiste et le point de vue esthétique dans le point de vue artistocrate. On ne peut pas être an-archiste si on n’est pas artiste, pas plus qu’on ne peut être artiste si on n’est pas an-archiste. Entre l’art et l’anarchie existent des rapports étroits : l’artistocratie est le trait d’union de l’art et l’an-archie, ou mieux leur point de jonction. L’un et l’autre sont sincérité, vérité, beauté. La fusion de l’art et de l’an-archie constitue l’artistocratie ou vie vivante dans laquelle s’harmonisent le sentiment et la raison, la pensée et l’action.

Lorsque j’ai employé pour la première fois ce néologisme, dans l’Idéal humain de l’Art, Essai d’esthétique libertaire, écrit en 1896 et publié en 1906, je concevais l’anarchie comme le triomphe de l’idéal esthétique — harmonie et beauté — dans la vie individuelle et dans la vie sociale. L’artistocratie était une théorie an-archiste de l’art, expression suprême de la liberté, impliquant la révolte constante de l’artiste contre toutes les formes de laideur. L’an-archie réalisée par l’art et l’art réalisé par l’an-archie, telle était l’artistocratie. Malgré les déformations que de pseudos-artistocrates ont fait subir depuis à ce néologisme, il conserve le même sens et il a même plus de raison d’être aujourd’hui qu’il y a vingt ans.

On s’est souvent mépris sur la signification de ce mot. Les uns y voient un legs du romantisme (antithèse de l’artiste et du bourgeois), ou bien le font synonyme de gouvernement par les meilleurs, au sens où l’entendaient Platon, Renan, etc... Faguet croyait qu’il s’agissait, pour l’élite des penseurs, de diriger politiquement les masses. Or, l’artistocratie n’exerce et n’exercera jamais qu’un pouvoir spirituel, pouvoir non imposé, non légal. Elle refuse de s’incliner devant le pouvoir politique, à plus forte raison d’y participer d’une façon quelconque. Des journalistes mal informés, pressés d’écrire un article pour gagner leur cent sous, n’y ont absolument rien compris. Quelques boulevardiers ont trouvé là matière à faire de l’esprit, du mauvais esprit. Enfin, les typos ne ratent jamais, même après la correction des épreuves, d’imprimer aristocratie. On a rapproché l’artistocratie de l’aristie de Mazel et de Péladan. Plusieurs ont employé l’expression aristocratie intellectuelle, qui ne veut rien dire. Cette expression est bien moins caractéristique que le mot artistocratie, car elle laisse subsister ce terme d’aristocratie, équivoque malgré le mot qu’on y a adjoint pour signifier qu’il ne s’agit point d’une aristocratie politique. Artistocratie prend sa place pour désigner l’état d’esprit de l’homme qui vit esthétiquement, ayant fait de sa vie une œuvre d’art dans laquelle s’harmonisent le sentiment et la pensée, comme dans toute œuvre d’art proprement dite plastique ou non. La terminaison « cratie » subsiste pour affirmer qu’en face des pouvoirs inférieurs de la force et de la ruse il y a le pouvoir supérieur de l’esprit, le seul pouvoir que reconnaisse l’artistocrate. Sa conscience est son seul juge, son seul guide. Il ne reconnaît à aucune autorité le soin de se substituer à la seule autorité qu’il respecte : sa pensée. L’homme dont la pensée est libérée agit librement. Il agit esthétiquement, sa vie ayant la spontanéité et l’harmonie d’une œuvre d’art. Son existence est une création incessante, qu’il augmente et enrichit sans cesse de ses observations, de ses expériences. L’individualiste artistocrate a rompu avec les liens qui enchaînent l’homme social, dont la vie est une œuvre sans art et sans harmonie.

Il ne s’agit pas de mettre les artistes à la tête de la République, ou de n’importe quel gouvernement. Un véritable artiste ne consentira jamais à accepter le mandat de député, à voter des lois, à affermir l’autorité. « Le meilleur gouvernement qui convient a l’artiste, disait Oscar Wilde, c’est pas de gouvernement du tout ». Le seul pouvoir exercé par l’artiste est un pouvoir spirituel, qui émane de ses actes et de ses œuvres, pouvoir non imposé par la force. L’artistocrate se gouverne lui-même, avant de songer à gouverner les autres. Qui veut la liberté pour tous commence par se libérer lui-même d’abord. L’artistocratie est une technique individuelle, une discipline intérieure qui sert à l’individu à se protéger contre les passions grégaires et substitue, au gouvernement par les autres, le gouvernement de soi-même. L’artistocratie se désintéresse du pouvoir. Elle le combat à sa manière, sans employer les armes dont il se sert contre elle.

Non seulement l’artistocratie désigne l’état d’esprit de l’individu libéré, — l’artistocratie intérieure de celui qui pense et agit par lui-même, — mais ce nom s’applique à l’ensemble des individus qui ont une conception de la vie différente de la conception traditionnelle. L’artistocratie n’est pas propre à une seule époque, mais à toutes les époques où des individus n’ont pas craint de se révolter contre toutes les formes d’autorité. L’artistocratie, qui n’a pas de frontières, qui parle la même langue, est formée de tous les libres esprits qui se rejoignent dans le temps et dans l’espace. L’artistocratie n’est pas une élite, au sens habituel qu’on donne à ce mot. Une élite n’est le plus souvent que l’image de la masse amorphe et veule. Elle est son produit et son œuvre. Si l’artistocratie est une élite, c’est une élite libre. La médiocratie extérieure (autorité, politique, morale, religion, etc...) et l’artistocratie intérieure (enthousiasme, amour de la beauté, sincérité) sont aux prises depuis que le monde existe. Le conflit qui les divise est aujourd’hui à l’état aigu. Il y a, d’un côté, la race des suiveurs, des dominateurs, des mercantis, des cuistres ; de l’autre, celle des esprits généreux, virils, hommes d’action et hommes de pensée qui représentent le mouvement et la vie. L’artistocratie fait avancer l’humanité. La médiocratie la retarde.

Il est certain qu’un mot manquait pour désigner l’attitude de certains intellectuels, aristes et écrivains qui ont vécu uniquement pour leur art, en dehors de toute politique, par exemple Beethoven, Flaubert, Rémy de Gourmont, etc...). Il manquait également pour désigner la force spirituelle opposée à la force tout court la conception de la vie libre, vivante, an-archiste, à la vie des esclaves, des brutes. Il a pu désigner, à un moment donné, et il désigne encore, les aspirations de la jeunesse qui ne suit pas docilement ses maîtres, et les aspirations d’une humanité qui ne se contente pas de manger et de digérer.

REMARQUE. — Le radical d’artistocratie donne naissance à artistocrate, substantif qui désigne la personne qui professe et applique dans sa vie l’idéal de l’artistocratie. On dit : « C’est un artistocrate » pour désigner un esprit libre, un artiste sincère qui ne s’est jamais contredit ni compromis et dont la conduite est en harmonie avec les idées. Le même mot, adjectif, qualifie un état d’âme, une attitude. On dit en ce sens : un esprit, un penseur, un artiste artistocrates.

Artistocratique. Qui appartient à l’artistocratie, qui a des idées, des tendances, une forme artistocrates. On dit en ce sens : esprit artistocratique, idéal artistocratique, littérature, roman, pensée, poème, critique, art, peinture, sculpture, architecture, musique artistocratiques, etc... (On peut aussi bien dire artistocrates).

Artistocratiser. Rendre artistocrate ou artistocratique une chose ou une personne (quoi que ce soit bien difficile — et souvent impossible, en présence de certains sujets, — de rendre beau ce qui est laid, sincère ce qui est insincère, courageux ce qui est lâche, libre ce qui est esclave).

Artistocratisé. Rendu artistocrate, ou artistocratique, participe passé du verbe artistocratiser.

Artistocratisant. Participe présent du même verbe, employé comme an-archisant.

Artistocratisation. Action d’artistocratiser, de rendre artistocrate ou artistocratique.

Artistocratisme. Sympathie, penchant pour les idées artistocrates ou artistocratiques. Cependant, le penchant ne suffit pas. On est ou on n’est pas artistocrate. Il faut opter. Il faut être pour ou contre l’artistocratie.

Artistocratiquement. Adverbe de manière. Agir de façon artistocratique, c’est-à-dire « proprement ». Il y a la manière que n’ont ni les mufles ni les imbéciles. Ex. : il a agi artistocratiquement (ou en artistocrate) dans telle circonstance, c’est-à-dire en homme libre.

N. B. Nous ne conseillons pas d’employer ces dérivés. Artistocratie, artistocrate doivent suffire. — Les mots artistocratie, artistocrate ont été fréquemment employés depuis 1897, dans des ouvrages, journaux et périodiques français et étrangers. Plusieurs groupements se sont fondés pour propager l’artistocratie et la mettre en pratique, parmi lesquels je citerai : La Foire aux Chimères (1908), L’Action d’art (1913) et La Forge (1916).

ASSISES (Cour d’)

On appelle Cour d’Assises la juridiction chargée de juger, définitivement et sans appel, les infractions à la loi pénale qualifiées « crimes » et punies de peines « afflictives et infamantes », depuis la réclusion jusqu’à la peine de mort L’appréciation du fait, c’est-à-dire la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé appartient au jury, l’application de la loi et de la peine à la Cour. La Cour d’Assises forme un tribunal composé à la fois de magistrats et de simples citoyens, siégeant non d’une manière permanente, mais par assises, à des époques périodiques appeléessessions (en général tous les trois mois, à Paris tous les quinze jours). Ses décisions, sans appel, ne peuvent être attaquées que par le pourvoi en cassation. Il y a une Cour d’Assises par département, et la session se tient d’ordinaire au chef-lieu. Par exception elle siège à Aix (Bouches-du-Rhône), Bastia (Corse), Carpentras (Vaucluse), Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), Coutances (Manche), Douai (Nord), Montbrison (Loire), Reims (Marne), Riom (Puy-de-Dôme), Saintes (Charente-Inférieure), Saint-Flour (Cantal), Saint-Mihiel (Meuse), Saint-Omer (Pas-de-Calais).

Dans tous les départements, les assises sont tenues par un conseiller de la Cour d’Appel, délégué à cet effet pour les présider, et par deux juges faisant fonction d’assesseurs. Pour être juré, il faut avoir trente ans accomplis, « jouir » des droits politiques, civils, et de famille, et ne pas se trouver dans un des cas d’ « incapacité » ou d’ « incompatibilité » établis par la loi. La liste annuelle du jury comprend : pour le département de la Seine, trois mille jurés ; pour les autres départements, un juré par cinq cents habitants, sans toutefois que le nombre des jurés puisse être inférieur à quatre cents et supérieur à six cents. Cette liste est complétée par une liste de jurés suppléants : trois cents pour Paris, cinquante pour les autres départements. Dix jours au moins avant l’ouverture des assises, on tire au sort, en audience publique, au tribunal du chef-lieu d’assises, sur la liste annuelle, les noms des trente-six jurés qui forment la liste de la session. On tire, en outre, quatre jurés suppléants sur la liste spéciale. Le jour de l’audience, le jury se constitue tout d’abord en chambre du Conseil, en présence de l’accusé, de son conseil et du procureur général. Le juré qui, sans « excuses valables », ne se présente pas sur la citation qui lui a été notifiée, est condamné par la Cour à une amende de 200 à 500 fr. pour la première fois, de 1.000 fr. pour la seconde, de 1.500 fr. pour la troisième ; après quoi il est déclaré « incapable d’exercer dans l’avenir les fonctions de juré » ; l’arrêt est imprimé et affiché à ses frais. Les mêmes peines sont applicables au juré qui se retire avant l’expiration de ses fonctions.

L’accusé ou son conseil, puis le procureur général, peuvent récuser, sans donner leurs motifs, tels jurés qu’ils jugent à propos, tant qu’il en reste encore douze. Le jury est formé dès qu’il est sorti de l’urne douze noms de jurés non récusés.

Lorsque les questions sont posées et remises aux jurés, ceux-ci se rendent dans leur chambre pour y délibérer. Ils ne peuvent sortir de la chambre de leurs délibérations, qu’après avoir formulé leur déclaration. Leur décision se prend à la majorité. Si l’accusé est déclaré coupable, soit du fait principal, soit d’une ou plusieurs circonstances aggravantes, par une majorité de sept voix au moins, le jury répond sur chaque question : oui, à la majorité. Si une majorité de sept voix ou plus admet l’existence des circonstances atténuantes, le jury l’énonce ainsi : « A la majorité, il y a des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé. » L’égalité des voix emporte une déclaration de non-culpabilité. Le condamné et le ministère public ont trois jours francs pour se pourvoir en cassation et ce pourvoi suspend l’effet de la condamnation.

Nous avons tenu à exposer en détail le mécanisme de la Cour d’Assises, cette juridiction criminelle qui, chaque année, envoie des centaines de malheureux au bagne, à l’échafaud ou dans les cellules des prisons centrales. Ce simple exposé aura déjà suffi, nous en sommes certains, à montrer toute l’ignominieuse comédie de cette parodie de justice. Ainsi, un jury de douze citoyens — dont on a soin d’exclure, en les récusant. tous ceux que l’on soupçonne de professer des idées généreuses — peut briser la vie d’un homme ou l’envoyer à la mort ! Qui oserait prétendre que ces douze citoyens, affligés, comme n’importe qui, de toutes les petitesses de la nature humaine, sauront pendant quelques heures, se dépouiller de toutes leurs faiblesses ? De quel droit ces douze esprits influençables prétendront-ils condamner un de leurs semblables et mesurer l’esprit d’autrui à leur mesure ? Quelle valeur aura un pareil jugement ? On voit souvent deux Cours d’Assises juger simultanément deux meurtres identiques : l’une acquitte, 1’autre envoie l’accusé au bagne. Ou est la justice, même si l’on se place au point de vue bourgeois ? Quelle est cette étrange logique qui fait que la condamnation varie, non pas avec le caractère du délit, mais avec le tempérament du juge ? Une telle comédie porterait à rire si les effets n’en étaient aussi tragiques. L’homme n’a pas le droit de juger son semblable. Les anarchistes sont les premiers à réprouver certains actes, tels le meurtre, le viol, etc..., mais ils ne sont souvent que des conséquences de l’état social défectueux que nous subissons. L’homme qui tue pour voler accomplirait-il cet acte abominable, si la société ne l’y poussait pas en lui marchandant le pain quotidien ? Quant aux autres criminels, qui tuent sans raison, ne sont-ils pas plutôt des malades que des criminels ? Et l’asile — un asile réformé — ne leur serait-il pas plus profitable que la prison ? D’ailleurs, le système pénal a montré ce qu’il valait : ni l’échafaud. ni le bagne, ni la prison n’ont fait diminuer le moins du monde le nombre des « crimes ». La répression la plus féroce ne sert à rien. Les causes du mal sont trop profondes et sont trop intimement liées à la société actuelle. Les hommes n’en viendront à bout que le jour où régnera un nouvel état des choses — basé sur des principes sains et normaux. Les crimes et les juridictions criminelles disparaîtront avec les sociétés criminelles.

Georges VIDAL.

ASSISTANCE

n. f.

Aide, secours de toute nature. Dans toute société où la pauvreté est de rigueur pour le plus grand nombre, parce que la richesse est l’apanage d’une faible partie de la population, l’Assistance est appelée à tenir une place considérable et à jouer un rôle de première importance. Qu’on y réfléchisse un instant : ils sont là, surtout dans les fortes agglomérations urbaines, des milliers et des milliers vivant de privations, angoissés par l’incertitude du lendemain, dénués de tous moyens d’existence. Habitation, vêtement, nourriture, rien ne leur est assuré. Ils vivent, péniblement, au jour le jour, incessamment menacés de manquer du strict nécessaire. Ils errent dans la rue, coudoyant le luxe insolent des privilégiés, ce qui leur rend plus douloureux encore et plus intolérable leur dénuement injustifié. Telle est leur détresse matérielle et morale, qu’ils sont enclins — ô ironie ! — à bénir, avec reconnaissance et humilité, toute main secourable qui se tend vers eux, cette main appartînt-elle à celui qui constamment les dépouille et n’est riche que dans la mesure où ces miséreux sont indigents.

Du jour où il y eut des distinctions de situation et de fortune, du jour surtout où ces distinctions amenèrent la graduelle formation des classes opposées, l’Assistance s’imposa comme une institution réclamée par les possédants eux-mêmes, parce que, seule, elle était de nature à garantir leur tranquillité et à protéger leurs biens et leurs personnes. Menacés par le perpétuel danger que la misère fait courir à leurs richesses et à la sécurité de leur existence, les possesseurs de la fortune ont toujours considéré la pratique de l’Assistance comme le moyen le plus élégant, le plus sûr et le moins onéreux de mettre leur peau et leurs trésors à l’abri des entreprises dont le dénuement peut être l’instigateur.

Privée ou publique, individuelle ou collective, l’Assistance leur apparut comme le calcul le plus adroit. Ils discernèrent, dans l’organisation méthodique de l’Assistance, une soupape de dégagement, destinée à éviter l’explosion de la machine.

Naïfs, et d’une impardonnable naïveté, seraient ceux qui attribueraient à une idée d’équité, à un sentiment de solidarité ou d’humanité, les secours et l’aide accordés à ceux qui sont frappés de pauvreté, ou victimes de 1a maladie, de la vieillesse ou de l’infirmité.

II se peut que, dans la classe riche, il y ait quelques natures généreuses dont le cœur demeure sensible aux souffrances des pauvres. Mais c’est l’exception : l’exception qui confirme la règle.

La règle, c’est que : la fortune étant la récompense du travail et le fruit de l’épargne, ceux qui en sont privés ne le doivent qu’à leur paresse et à leur prodigalité. Je connais, par centaines, des gens qui se disent convaincus — et peut-être le sont-ils ! — que 1e paupérisme a pour origines la débauche, l’ivrognerie, la paresse, toutes choses que, d’un mot synthétique, ils appellent « le vice ».

J’ai tenté maintes fois de détruire cette conviction ; mes arguments, les innombrables exemples dont j’illustrais ma démonstration, se heurtaient à un mur de préjugés et d’incompréhension. La famille, l’éducation, l’opinion publique portent les privilégiés à se croire de race supérieure au vulgum pecus. Les délicatesses et raffinements au sein desquels ils naissent et vivent suscitent et développent graduellement chez eux le dégoût instinctif, le mépris irraisonné et une inconsciente répulsion qui va, parfois, jusqu’à la haine, de la pauvreté en haillons, du taudis qui pue et de la main sale qui sollicite un secours.

Le temps n’est plus — a-t-il véritablement existé ? — où l’opulente châtelaine, payant de sa personne, apportait au chevet du malade la grâce de son sourire, passait ses doigts fuselés dans les cheveux embroussaillés de la marmaille, s’inclinait avec respect devant le fauteuil où le vieillard indigent reposait ses membres rendus infirmes par un demi-siècle de travail opiniâtre et ne quittait pas l’humble chaumière ou le modeste logis, sans y oublier discrètement sa bourse. Le temps n’est plus où ces générosités matérielles s’accompagnaient d’un geste affectueux, d’une parole sortie du cœur, d’un regard compatissant et tendre qui faisaient aux secourus autant de bien que l’aide elle-même.

De nos jours, l’Assistance a revêtu d’autres formes ; le cœur des enrichis s’est lentement pétrifié : il y a trop de distance entre ceux qui ont tout pris et ceux qui se sont laissé tout prendre, pour qu’un contact s’établisse entre les uns et les autres.

L’Assistance est devenue un service public ; son fonctionnement exige des rouages de plus en plus nombreux et compliqués. Enfants abandonnés, vieillards sans ressources, malades sans soins, femmes en couche, justiciables sans défense, que sais-je encore ? Dans tous ces cas, c’est l’Administration qui intervient. Rigide, sévère, officielle, réglementée, parcimonieuse, méfiante, hautaine, sournoise, paperassière, hiérarchique, chicanière, exigeante, rapace, inquisitoriale, tatillonne, encombrante, l’Assistance a tous les défauts de la bureaucratie ( voir ce mot ).

Suit une étude technique et d’ensemble sur l’Assistance. Les mots enfants assistés, femmes en couches, hôpitaux, hospices, orphelinats, soins médicaux gratuits, vieillards assistés à domicile ( voir ces mots ), nous fourniront l’occasion d’initier le lecteur au fonctionnement pratique de ces divers services qui, tous, relèvent de l’Assistance. (Voir aussi les motsBienfaisance, Charité, Philanthropie .)

Pour mettre fin à ces quelques considérations qui servent d’introduction aux exposés documentaires qui, chacun à sa place, se suivront, je crois utile d’insister sur le caractère véritable de l’Assistance : un observateur superficiel pourrait croire que l’organisation de l’Assistance part d’un généreux esprit de solidarité, d’un sentiment élevé de bonté et d’une conception exacte de la morale. Il n’en est rien, et celui qui se laisserait prendre à ce point aux apparences, serait la victime d’un bluff grossier. L’organisation sociale de l’Assistance est tout simplement le fait d’un milieu social inhumain, dont elle a pour but de réparer, dans une faible et insuffisante mesure, les cruelles et injustes inégalités. L’idée même de faire assister — et combien mal et si froidement ! — les déshérités par les privilégiés, ne peut être que la conséquence d’une société comme la société capitaliste où les uns regorgent de superflu, tandis que d’autres sont privés de l’indispensable. Bien plus : l’Assistance est un moyen incomparable de tenir en servitude et en résignation, les infortunés qui, s’ils étaient inexorablement abandonnés à leur sort lamentable, ne tarderaient pas à se réfugier dans la révolte. Grâce à des secours illusoires et dérisoires, secours qui ne transforment pas leur situation et ne font que la perpétuer, les malheureux supportent passivement l’injustice de leur condition. L’Assistance est une aumône que la Société abandonne à ses victimes pour éviter la restitution qui leur est due.

C’est l’os qu’elle jette aux loups affamés dont les crocs pourraient se montrer par trop menaçants.

Sébastien FAURE.

ASSISTANCE PUBLIQUE

L’Assistance publique n’est que la forme légale étatiste de la charité et de la bienfaisance privée. L’État, en la circonstance, n’a fait que codifier celle-ci.

Dans les temps antiques où, seul l’homme libre comptait, l’assistance n’existait pas. La classe la plus nombreuse, le peuple, était condamnée à vivre et mourir dans l’esclavage, elle n’avait même pas le droit de vivre, puisque le maître disposait à son gré de son esclave.

C’est avec le christianisme des premiers chrétiens qu’est née l’assistance, sous forme de charité.

Elle se manifesta à cette époque, par la création des diaconies, puisque les diacres avaient pour mission, sous la direction des évêques, de visiter les pauvres, les malades, et de recueillir l’argent destiné à les secourir et de distribuer des secours à domicile. Au début, ils furent aidés dans leurs fonctions par des veuves et plus tard par des vierges, qui, sous le titre de diaconesses, se chargeaient de visiter les femmes pauvres et malades. Cette assistance était limitée aux seuls chrétiens. C’est ainsi que les diaconies furent les premiers établissements de bienfaisance, fondés par les chrétiens, ceux-là d’abord peu nombreux augmentèrent, lorsque le christianisme devint, sous Constantin, une religion d’État. Cela explique pourquoi, présentement encore, la plupart des établissements hospitaliers, qui portent administrativement le nom générique d’établissements charitables ont un personnel congréganiste et sont en quelque sorte sous la férule des religieux.

Avec le Moyen-Age, époque de foi ardente, où le clergé était tout puissant et où l’on vit peu à peu se transformer la société des premiers chrétiens et renaître l’esclavage sous forme de servage, elle disparut. Tout en se disant chrétien, c’est-à-dire, disciple d’une religion qui exalte les petits, qui fait du pauvre et du déshérité de la vie un frère, on trouvait très juste et très naturel l’asservissement du pauvre par la domination absolue du riche. Cela amena en quelque sorte la disparition de l’assistance. Elle n’avait plus sa raison d’être du fait que ceux qui avaient besoin d’être assistés appartenaient à un maître. Il appartenait à celui-ci d’en prendre soin au nom de ses propres intérêts.

C’est ainsi que l’on trouve dans un capitulaire de Charlemagne, édité en 809 : « Les comtes prendront soin de leurs pauvres ; chacun doit nourrir son pauvre ; c’est une obligation ; c’est une obligation attachée à la jouissance du bénéfice et du domaine ».

Cependant, les auteurs signalent qu’à cette époque, la plupart des monastères distribuaient souvent des secours, ce qui pourrait faire croire à une sorte d’assistance. Tout porte à croire que ces secours se réduisaient à l’hébergement des voyageurs et des pèlerins ou encore à la distribution des aumônes aux serfs infirmes ou trop vieux pour travailler, et qui résidaient sur les terres dépendant des monastères.

Avec les croisades, se manifesta un profond changement de cet état de choses. Les seigneurs emmenèrent leurs serfs pour combattre sous leurs ordres. Ces derniers ne tardèrent pas, par la force des choses, à devenir libres. D’autre part, les croisades furent pour beaucoup de seigneurs une entreprise financière ruineuse. Beaucoup de serfs purent conquérir leur liberté en donnant à leur maître le pécule qu’ils avaient péniblement amassé.

Les rois trouvèrent dans cet état de chose une excellente occasion pour fortifier leur autorité aux dépens de celle des grands vassaux, ils favorisèrent la liberté des communes : l’institution du servage fut ébranlée et amoindrie, la nécessité de l’assistance aux indigents redevint nécessaire.

C’est à cette époque que, tant en France qu’en Europe, on vit se fonder, de nombreux établissements hospitaliers, sous le titre de maladreries ou léproseries.

En effet, les croisés avaient rapporté d’Orient la terrible maladie qu’est la lèpre et l’avaient propagée, comme plus tard Christophe Colomb rapporta d’Amérique, la syphilis, laquelle, sous François Ier, grâce à la campagne d’Italie, se propagea terriblement en France.

C’est en 1544 que fut créé, par François Ier, le bureau général des pauvres, point de départ de l’Assistance publique actuelle. Celui-ci fut chargé de lever sur les seigneurs, les ecclésiastiques, les communautés et tous les propriétaires, une taxe d’aumône pour l’entretien des établissements où l’on recevrait des malades indigents.

Quelques années plus tard, en 1561, par une ordonnance royale rendue à Moulins, est instituée l’Assistance communale. Elle prescrit entr’autres choses :

« Les pauvres de chaque ville, bourg ou village, seront nourris et entretenus par ceux de la ville, bourg, ou village, dont ils sont natifs et habitants ; iI leur est défendu de vaguer, ni de demander l’aumône ailleurs du lieu duquel ils sont, et à ces fins, seront les habitants tenus à contribuer à la nourriture desdits pauvres selon leurs facultés, à la diligence des maires, échevins, conseuls et marguilliers des paroisses. »

Plus tard, Louis XIV voulut que toutes les branches de l’administration publique fussent soumises à une impulsion unique : la sienne. Il organisa l’hôpital général qui centralisait la direction de cinq hôpitaux de Paris : La Pitié, Le Refuge, Scipion, Bicêtre, et la Savonnière. En 1662, cette organisation fut généralisée à tout le pays, et en 1698, la gestion des hôpitaux, jusqu’alors confiée au clergé ou à des religieux, fut définitivement confiée à des administrateurs presque tous laïques. Chaque hôpital fut administré par un bureau composé du premier officier de justice du lieu, du Procureur du Roi, du seigneur, d’un échevin ou d’un consul, du curé et d’un certain nombre des principaux bourgeois élus par les notables de la commune.

Sous Louis XVI, il existait en France, 2.185 hôpitaux et hospices qui recevaient environ 105.000 malades ou infirmes. On comptait, en outre, 33 dépôts de mendicité, renfermant une population d’environ 6.650 personnes de tout âge et de tout sexe.

Avec la Révolution de 1789, l’assistance entre dans une nouvelle phase. Les assemblées révolutionnaires nommèrent un comité pour l’administration des secours publics et pour l’extinction de la mendicité. La Rochefoucault-Liancourt fut chargé de faire un rapport. Après de longues et minutieuses recherches, il dut constater l’insuffisance des secours donnés dans les hôpitaux et l’inutilité absolue des dépôts de mendicité, au sortir desquels, écrit-il, rejeté dans la société, sans aucune ressource et peut-être moins bon qu’il n’y était entré, l’assisté retombait toujours dans le crime ou l’affreuse misère.

Lorsque la Convention eut aboli la royauté et proclamé la République et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dont l’article 23 proclame le principe : « Que les secours publics sont une dette sacrée que c’est à la loi d’en déterminer l’étendue et l’application », un décret fut rendu très peu de temps après. Il portait que la Nation se chargeait de l’éducation physique et morale des enfants abandonnés, qui devaient, dorénavant, être désignés sous le nom d’orphelins ; il prescrivait dans chaque district la création d’une maison destinée à recevoir les filles enceintes et leur accordait des secours pour élever leurs enfants. Les vieillards indigents devaient être secourus aussitôt que l’âge ne leur permettait plus de trouver par le travail des ressources suffisantes contre le besoin. Les secours étaient de deux espèces : secours à domicile, secours dans les hospices, ils ne pouvaient être obtenus cumulativement.

Le 9 thermidor marqua le point de départ d’une réaction violente en manière d’assistance, et l’on put entendre du haut de la tribune, le représentant Delecloy déclarer :

« II est temps de sortir de l’ornière profonde où une philanthropie exagérée nous arrête. Le pauvre n’a droit qu’à la commisération générale. Posons en principe que le Gouvernement ne doit intervenir dans la bienfaisance publique, que comme exemple et comme principal moteur, c’est-à-dire en mettant le pauvre sous la sauvegarde de la commisération générale et de la tutelle des gens de bien ».

Dès lors, l’esprit qui présida à l’assistance sociale ne fut plus le même. Il n’eut plus rien de commun avec celui des grandes assemblées révolutionnaires. Les Gouvernements qui se succédèrent en France : Directoire, Empire, Restauration, Gouvernement de Juillet, etc..., ne virent plus guère dans les mesures à prendre que l’intérêt de l’ordre public, de la sécurité pour les personnes et les propriétés. C’est encore présentement l’esprit qui préside, bien que l’assistance ait pris des formes multiples.

L’Assistance est de deux natures : hospitalière et domiciliaire. Nous étudierons la première au mot « hôpital », la seconde est caractérisée par le bureau de bienfaisance, qui, sauf à Paris, forme toujours un organisme distinct et indépendant de l’hôpital.

Le Bureau de Bienfaisance fut créé par la loi du 7 frimaire an V, qui lui attribua le droit de perception d’un décime par franc en sus du prix du billet d’entrée dans les bals, concerts et autres lieux d’amusement public.

L’objet des bureaux de bienfaisance (appelés bureaux de charité de 1814 à 1831) est de distribuer, à domicile et autant que possible en nature, des secours aux indigents et de faire soigner dans le sein de leur famille les indigents malades ou infirmes.

Au cours des vingt-cinq dernières années, les organismes d’assistance ont pris de l’ampleur et sont devenus des organismes extrêmement complexes. On peut les diviser en trois parties :

  1. assistance aux mineurs

  2. assistance aux adultes

  3. assistance aux vieillards et aux incurables

Nous nous contenterons de signaler les principales branches de ces parties.

Assistance aux mineurs : on entend par assistance aux mineurs les essais de protection prénatale (loi du 15 juillet 1893 sur l’assistance médicale gratuite, du 27 novembre 1909 garantissant le travail aux femmes en couches, 15 mars 1910 congé de deux mois payé aux institutrices, repos des femmes en couches, lois du 17 juin 1913, 2 décembre 1917). Toutes ces lois sont insuffisantes et n’accordent que des secours qui ne répondent pas au but à atteindre. L’État bourgeois compte surtout sur des œuvres privées pour compléter la sienne.

La protection de l’enfant du premier âge (on entend par là de la naissance à l’éruption de la vingtième dent) : même situation, fatras de lois, de règlements prévoyant des secours, des primes d’allaitement, la protection de l’enfant séparé de sa mère, etc..., avec des moyens insuffisants.

Cette branche comprend, en outre, l’aide aux familles nombreuses, les enfants assistés, l’enfance moralement abandonnée, les enfants infirmes et anormaux. Dans cette branche de l’assistance, les pouvoirs publics se sont contentés des lois ; le gros effort est fait par des œuvres charitables privées, ayant toutes un caractère confessionnel et quelquefois politique plus ou moins avoué.

L’assistance aux adultes est de deux sortes :

  1. assis tance médicale avec hospitalisation

  2. assistance médicale gratuite à domicile.

L’assistance médicale avec hospitalisation (voir Hôpital) bien que mal organisée, est celle qui soulage le plus l’individu dans la détresse.

L’assistance médicale gratuite, tout comme la précédente, est à la charge des communes en ce qui concerne les indigents.

Toutefois, les hôpitaux ne sont pas administrés par la commune ou l’État, ceux-ci n’en ont que le contrôle.

L’assistance médicale gratuite est un organisme indépendant de l’hôpital et du bureau de bienfaisance. Son but est d’assurer les soins à domicile aux malades privés de ressources. Elle n’est pas applicable aux étrangers, à moins qu’il n’existe un traité d’assistance réciproque. Ces traités existent actuellement avec l’Italie, la Pologne, la Belgique et le Luxembourg.

Il résulte des dispositions des traités ci-dessus que, pour l’assistance médicale gratuite, les frais de traitement sont mis à la charge de la France, pendant toute la durée de la maladie, quand il s’agit :

  1. D’un malade qui a cinq ans de résidence dans le pays ;

  2. D’un travailleur qui, pendant cinq ans, a séjourné cinq mois consécutifs chaque année ;

  3. D’un malade atteint de maladie aiguë, déclarée telle par le médecin traitant, sans se préoccuper s’il y a ou non les résidences prévues aux paragraphes a et b. Dans l’application des lois d’assistance, il est un point important, c’est celui du domicile de secours. En cas d’assistance qui supportera la charge des frais qu’elle occasionne ? L’État n’intervient presque jamais ; il ne secourt les indigents que contraint et forcé.

Le domicile de secours s’acquiert :

  1. Par une résidence habituelle d’un an dans la commune postérieurement à la majorité ou à l’émancipation ;

  2. Par la filiation : l’enfant a le domicile de secours de son père. Si la mère a survécu au père, ou si l’enfant est un enfant naturel reconnu par la mère seulement, il a le domicile de sa mère. En cas de séparation de corps ou de divorce des époux, l’enfant légitime partage le domicile de l’époux à qui a été confié le soin de son éducation ;

  3. Par le mariage. La femme, le jour de son mariage, acquiert le domicile de secours de son mari. Les veuves, les femmes divorcées ou séparées de corps conservent le domicile de secours antérieur à la dissolution du mariage, ou au jugement de séparation.

Pour les cas non prévus, le domicile de secours est le lieu de la naissance, jusqu’à la majorité ou à l’émancipation. Ainsi les étrangers dont le pays n’a pas passé de traité de réciprocité, n’ayant pas de domicile de secours et légalement ne pouvant en acquérir un, n’ont d’autre ressource que de s’adresser à leur consul ou à des sociétés de bienfaisance privée.

Quand un français ou un étranger dont le pays a passé un traité de réciprocité n’a pas de domicile de secours communal, les frais de l’assistance médicale incombent au département dans lequel il aura acquis son domicile de secours. Quand le malade n’a de domicile de secours ni communal ni départemental, la charge incombe à l’État.

L’assistance par le travail est constituée par des œuvres privées, qui ne sont, en réalité, que l’exploitation de la misère humaine sous le couvert de philanthropie. La grande majorité des œuvres de cette nature ont un caractère confessionnel. Ce mode de secours est un vestige des formes d’assistance d’avant la Révolution.

L’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables (loi du 14 juillet 1905), comme toutes les lois d’assistance, est insuffisante et partant n’a pas résolu le problème de l’aide et de la protection de la vieillesse des travailleurs. L’Assistance publique, telle qu’elle fonctionne dans notre pays, est entièrement à réformer, elle doit disparaître pour faire place à une organisation basée sur la Prévoyance et la Solidarité sociale et non pas sur l’aumône, la bienfaisance et la charité, car en réalité, notre Assistance publique n’est que la codification des règles et principes de ces trois choses.

F. MERMA

ASSISTANCE PUBLIQUE A PARIS (Administration générale de l’)

L’administration générale de l’Assistance Publique à Paris, qu’il ne faut pas confondre avec les services d’assistance publique, est un organisme propre à Paris. Régie par la loi du 10 janvier 1849, elle constitue une administration autonome, ayant son budget propre, la personnalité civile, c’est-à-dire le droit d’ester en justice, et à la tête de laquelle est placé un directeur responsable, nommé par le Ministre de l’Hygiène, sur proposition du Préfet de la Seine.

L’origine de l’administration générale de l’assistance publique à Paris remonte à la création de l’Hôtel-Dieu de Paris.

La fondation de cet établissement est à tort attribuée à Saint-Landry. Le premier titre qui constate d’une manière irréfutable l’existence d’un hôpital situé près de la Cbapelle Saint-Christophe remonte à 829. A cette époque, disent les chroniques, l’évêque de Paris, Inchad, donna la dîme des terres qu’il possédait pour la construction d’un hôpital.

Cet établissement ne s’élevait pas précisément sur l’emplacement de l’hôpital actuel, il était situé dans l’enceinte fortifiée, près du tombeau et de la chapelle Saint-Christophe, c’est-à-dire, sur la place du Parvis, face au portail de Notre-Dame.

Nous ne décrirons pas ici les vicissitudes de cet établissement (voyez Hôtel-Dieu ). Peu à peu, grâce à des dons et legs, il devint important.

Sous Louis XIV, l’Hôtel-Dieu, devint le bureau général des pauvres, auquel furent rattachés les divers établissements existant à cette époque.

La Révolution fit disparaître l’autonomie du bureau général des pauvres qui devint un organisme départemental (loi du 16 vendémiaire an V).

Par arrêté des consuls du 27 nivôse an IX (17 janvier 1801), l’administration des hospices civils de la commune de Paris fut confiée à un conseil général assisté d’une commission administrative. Par arrêté des consuls du 29 germinal an IX (19 avril 1801). l’administration des secours à domicile, alors distincte, fut réunie aux attributions du Conseil général des Hospices.

L’organisation créée en 1801 a fonctionné pendant un demi-siècle. Elle fut maintenue par la Restauration et le Gouvernement de juillet. La Révolution de 1848 1a fit disparaître. Le Gouvernement provisoire, désigna le citoyen Thierrv, membre du Conseil municipal pour organiser le service des hôpitaux et hospices. Le Consei1 général des Hospices fut dissous, mais la Commission administrative fut maintenue. Cette gestion dura jusqu’au 8 février 1849, date à laquelle fut installé un directeur responsable, en vertu de la loi du 10 janvier 1849.

Les principes de cette loi sont qu’elle consacre la réunion des hôpitaux et hospices et des bureaux de bienfaisance effectuée par l’arrêté de l’an IX : mais à l’autorité collective du Conseil général des hospices, elle substitua le pouvoir unique d’un directeur, assisté d’un conseil de surveillance n’émettant que des avis.

Le Gouvernement de la Défense Nationale abrogea la loi du 10 janvier 1849 par un décret (29 septembre 1870). Les hôpitaux et hospices constituaient une administration distincte, placée sous l’autorité d’un Conseil général des hospices du département de la Seine. Un agent général des hospices était chargé de l’exécution des arrêtés du Conseil général dont la composition fut déterminée par le décret du 18 février 1871. Cette organisation fut de courte durée. Par arrêté du 10 juin 1871, dont les jurisconsultes mettent la légalité en doute, Thiers, chef du pouvoir exécutif remit en vigueur la loi du 10 janvier 1849, en rapportant les décrets de 1870 et 1871.

Le service des enfants assistés du département de la Seine a été dirigé jusqu’en 1849 par le Conseil général des hospices ; depuis cette époque, par le directeur de l’administration générale de l’assistance publique à Paris.

Le service des aliénés qui était autrefois dirigé par le directeur de l’administration générale de l’A. P. à Paris, a été rattaché a la Préfecture de la Seine en 1893 et a fait l’objet d’un décret spécial : 16 août 1894.

L’administration générale de l’Assistance Publique à Paris, bien qu’ayant de gros revenus, ne pourrait équilibrer son budget sans une subvention de la Ville de Paris. En 1926, celle-ci s’est élevée à la somme de 141.150.250 francs, dont 2.952.250 francs pour les bureaux de bienfaisance. Le budget pour l’exercice 1926 s’élève à 312.741.832 francs ;

Cette administration comprend :

  • 17 Hôpitaux généraux (c’est-à-dire admettant les malades de médecine et de chirurgie) ;

  • 3 Hôpitaux spéciaux (Saint-Louis, Cochin, Brocca), peau et vénérologie ;

  • 10 Hôpitaux d’enfants tant à Paris qu’en province ;

  • 3 Maisons d’accouchement (Maternité, Baudelocque, Tarnier) ;

  • 22 Maisons de retraite ou fondations admettant des vieillards ;

soit 55 établissements hospitaliers auxquels il faut ajouter les établissements généraux tels que :

  • La boulangerie centrale, qui est en même temps meunerie. Il s’y fait 104 fournées de pain par jour, soit environ 4.880.000 kilos par an ;

  • La cave centrale des hôpitaux située à la Halle aux Vins où s’approvisionnent les divers hôpitaux, lesquels consomment environ 2.577.000 litres de vin par an ;

  • Le magasin central des hôpitaux où sont centralisées les réserves de matériel, de linges, de légumes secs, pâtes nécessaires aux divers établissements ;

  • La pharmacie centrale où sont centralisées les réserves de médicaments et où une grande partie sont fabriqués.

  • Le service de l’approvisionnement des Halles.

  • La consommation de lait des hôpitaux est d’environ 7.000.000 de litres par an. II est consommé environ 2.600.000 kilos de viande de boucherie.

  • L’administration générale de l’Assistance Publique à Paris est de beaucoup la plus importante de toutes les administrations hospitalières de France et certainement d’Europe.

  • Le nombre de lits, tant d’hôpitaux que d’hospices, s’élève à 32.378.

  • Les consultations données dans les divers hôpitaux s’élèvent à environ 1.500.000 par an.

  • En 1920, 260.000 malades, enfants et vieillards ont été admis dans les hôpitaux et hospices : 34.324 femmes ont accouché tant dans les maternités que chez les sages-femmes agréées par l’administration et 113.823 malades indigents furent soignés à domicile.

  • Le personnel hospitalier gradé ou non (infirmiers, infirmières, surveillants et surveillantes) est au nombre de 12.250. Les ouvriers à la journée (buandiers, mécaniciens, etc...), sont au nombre de 2.056 agents.

  • Le personnel administratif comprend 1.024 agents, enfin le personnel médical (médecins, pharmaciens, internes, sages-femmes), est au nombre d’environ 1.800.

Ce court exposé montre ce qu’est cette grosse administration que l’on peut considérer comme un État dans l’État. Elle est loin d’être parfaite et, sans nier les services qu’elle rend, on peut dire qu’elle a besoin d’être entièrement réorganisée.

Les hospices sont insuffisants : 10.000 vieillards attendent leur hospitalisation. Les hôpitaux sont, eux aussi, insuffisants du fait que, par suite d’entente avec les communes suburbaines du département de la Seine, les indigents de celles-ci sont soignés dans les hôpitaux parisiens. Il manque environ 30.000 lits pour répondre aux nécessités de l’heure présente. D’autre part, la presque totalité de nos hôpitaux parisiens sont vieux ; quelques-uns, comme Saint-Louis, ont été construits dans les dernières années du règne d’Henri IV, ou Beaujon qui date de Louis XVI. De ce fait il est difficile de les équiper selon les exigences de la science médico-chirurgicale moderne.

Les règlements en vigueur ne répondent pas eux non plus aux exigences modernes. II y a trop de paperasseries et de routine.

F. MERMA.

ASSOCIATION

L’association est un groupement d’individus qui ont des intérêts matériels ou moraux communs. Ce groupement peut être composé d’individus poursuivant un même but social ou voulant réaliser une même œuvre, exécuter une tâche qui nécessite la mise en commun des efforts, des compétences, des facultés des associés et que chacun d’eux, isolément, ne pourrait mener à bien. — II y a encore les groupements d’affinité dans tous les domaines de la pensée, des arts. de la science. Il y a, enfin, les ordres religieux masculins et féminins, qui sont de véritables associations. L’armée elle-même est une association, d’un ordre différent.

En principe, suivant son sens précis, exact, l’association est volontaire. Elle peut cependant être imposée par la force, la discipline, des règles sévères, même si ces dernières sont acceptées au début par des associés qui voudraient se libérer par la suite. — Toutefois, nous le répétons, l’association est originellement libre.

L’esprit d’association est aussi vieux que le monde. Il a connu tous les aspects et évolué constamment, dans la forme, selon les nécessités de la vie.

L’homme des cavernes, obligé de lutter contre les grands fauves, de défendre sa vie, de chercher sa nourriture, de construire son habitation fut appelé à s’associer avec ses semblables. Il constitua instinctivement des groupements de défense et de travail.

L’esprit d’association se manifeste chez tous les animaux de même espèce, pour l’organisation de leur vie particulière, pour sa défense, pour la perpétuation de la race. Le mariage, légitime ou non, n’est autre chose qu’une association de deux êtres de sexes différents, pour la continuation de l’espèce. — La famille est une association dont le but est également d’assurer la vie à la progéniture. Les abeilles, les fourmis, les castors, etc... ont le sens inné de l’association dans le travail, dans la recherche des moyens d’existence et de sécurité.

La vie sauvage, en troupeau, des animaux de toutes tailles, est, elle aussi, une manifestation certaine de l’esprit d’association que possèdent, instinctivement, tous les animaux.

Le mot « association » a une signification tellement vaste, il évoque un si grand nombre de choses précises, qu’il faudrait, pour lui donner tout son sens, lui consacrer plusieurs gros volumes.

On le retrouvera souvent employé dans cette encyclopédie, sous une forme ou sous une autre, lorsque nous examinerons tous les caractères des groupements sociaux qui résultent de l’application du principe d’association.

Bien entendu, l’association n’est pas particulière à une classe sociale. Les patrons comme les ouvriers utilisent également l’association. — On peut même déclarer que l’association des patrons d’une part, prise en bloc, et l’organisation des ouvriers d’autre part, prise également comme ensemble, déterminent en fait les deux classes adverses irréductiblement dressées l’une en face de l’autre.

De même qu’il y a des syndicats ouvriers, des coopératives de production et de consommation ouvrières, il y a des syndicats et des coopératives patronaux. Les Trusts, les Cartels, les Consortiums sont des associations patronales formées sur le principe naturel.

Dans tous les domaines de leur activité, de leurs besoins, de leurs intérêts, les hommes s’associent. Toutes les manifestations de la vie sociale peuvent donner lieu à l’association.

Le heurt de ces associations rivales, sur le plan social, la discordance des intérêts des groupements opposés entraînent des conflits qui, à chaque instant, opposent tout ou partie des deux classes dans un milieu étendu ou restreint.

L’association est l’expression même de la vie et de ses nécessités inéluctables. C’est un acte auquel il est presque impossible de se soustraire, quelque idée qu’on puisse avoir sur le rôle de l’individu pris comme unité sociale.

Il y a aussi l’association ethnique. — C’est elle qui a formé, de gré au début, de force souvent par la suite, les hameaux, les Villages, les villes, les provinces, les nations. La plus grande association sera réalisée, de plein gré, lorsque tous les humains n’auront qu’une patrie : le monde, qu’un seul sentiment : l’amour du prochain.

Ce sera, alors, l’association idéale, celle qui englobera toutes les autres en les faisant disparaître dans l’harmonie générale réalisée. Hélas ! nous n’en sommes pas là.

Pour en revenir à l’association ethnique, libre ou non, n’est-ce pas elle qui a engendré toutes les guerres du passé, pour de prétendus intérêts communs ? N’est-elle pas à l’origine du mot « patrie » ?

Qu’est-ce donc, en effet, que la patrie, sinon une association d’hommes qui sont censés avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes mœurs, parce qu’ils parlent la même langue et habitent le même lieu ?

N’est-ce pas au nom de cette association monstrueuse, formée de gens dont les intérêts réels sont totalement dissemblables, que l’on constitue, dans chaque pays, des armées qui se heurtent en des chocs gigantesques, semant la mort et la misère ?

Dans un autre ordre d’idées, on peut constituer aussi des associations d’éducation, de sport, de divertissement, d’art, etc...

Les ouvriers et les patrons ont les leurs. Les prêtres des différents cultes ne négligent, pas davantage que les laïcs, la pratique de l’association dans les domaines du sport et de l’éducation.

L’association, enfin, a donné naissance à une tendance de l’anarchisme : les associationnistes. Ces camarades conçoivent, non sans raison, que l’association peut être limitée à l’accomplissement d’une tâche précise, n’être que momentanée, qu’elle peut être dissoute pour quelque cause que ce soit, par consentement mutuel, libre aux associés de la pratiquer à nouveau ou non.

Les associationnistes, contrairement à l’individualiste intégral, pensent que, dans certains cas, l’anarchiste peut volontairement s’associer à d’autres individus, même non anarchistes, pour la combinaison et la concordance des efforts de plusieurs individus, dont les intérêts sont momentanément communs. Le contrat qui lie les associés les uns aux autres estpurement moral.

Il n’en est pas moins précis dans la durée et l’application. Il cesse de jouer lorsque l’œuvre commune ou particulière à chacun, par l’usage, est terminée.

Les associés peuvent se réunir à nouveau s’ils le désirent, se joindre à d’autres individus ou à quelques-uns seulement de leurs compagnons du début ou à d’autres. Ils sont entièrement libres de pratiquer ou non tel ou tel genre d’association.

D’une manière générale, on peut donc dire que l’association est la plus certaine des manifestations vitales des individus dans toutes les circonstances, pour tous les buts, par tous les moyens.

L’évolution humaine exige d’ailleurs qu’on développe sans cesse l’esprit d’association en sériant, en classant les manifestations auxquelles il donnera lieu, suivant que l’association sera pratiquée par l’une ou l’autre classe.

L’association des producteurs est leur meilleure arme de défense et d’attaque. C’est leur outil de libération le plus puissant. Groupés en associations, les ouvriers peuvent espérer vaincre leur adversaire de classe. Isolés, ils seront sûrement vaincus par lui.

L’association est donc une nécessité dominante. Son principe est d’ailleurs admis à peu près par tous les individus qui serrent de près les réalités et qui connaissent, pour les avoir éprouvées, les difficultés de l’existence.

Pierre BESNARD.

(Voir syndicats ouvriers et patronaux, coopératives, groupements d’affinité, cartel, trust, consortium, congrégation, etc...)

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS

Nom d’une union internationale de tous les ouvriers ayant pour but l’appui mutuel dans la lutte pour l’amélioration des conditions de la vie et pour la conquête de la société socialiste.

Hist. En 1864, à l’occasion d’une exposition internationale à Londres, des ouvriers français et anglais se réunirent dans la salle Saint-Martin, afin de réaliser l’idée d’une union étroite des ouvriers de tous les pays. Un Comité fut formé, qui eut la mission de rédiger un programme et les statuts pour l’Union internationale. Comme membre de ce Comité, fut élu, entr’autres, Karl Marx, qui prenait part aux travaux de l’Union. Le premier Congrès international régulier eut lieu du 3 au 8 septembre 1866, à Genève (Suisse). Une organisation internationale y fut définitivement constituée. Elle adopta le nom de : « Association Internationale des Travailleurs » (A.I.T.). A la tête de l’A.I.T. se trouvait le Conseil Général qui devait assurer le lien entre les sections séparées de l’organisation. Comme but de l’A.I.T., le programme spécifiait l’émancipation économique de la classe ouvrière. Les statuts laissèrent à chaque section la pleine indépendance, ainsi que la liberté d’entrer directement en relations avec le Conseil général. Le deuxième Congrès eut lieu à Lausanne, du 2 au 7 septembre 1867. C’est au troisième Congrès, à Bruxelles, du 6 au 13 septembre 1868, que la grève générale fut désignée comme l’unique moyen d’empêcher la guerre et d’assurer la paix. Le quatrième Congrès eut lieu à Bâle, du 5 au 12 septembre 1869. C’est à ce Congrès que commencèrent les grandes discussions entre Marx et Bakounine. Le premier préconisait le centralisme, le parlementarisme et l’action politique comme moyen de lutte. Le second prêchait l’antiétatisme et le fédéralisme. C’est à ce Congrès qu’on vit, pour la première fois, le grand succès de l’idée fédéraliste et l’importance des unions ouvrières. C’est là que fut affirmée l’idée de l’annulation de l’État et de son remplacement par des unions de producteurs.

Les débuts, pleins de succès, de Bakounine à l’Internationale, ainsi que son influence croissante, amenèrent le renforcement de l’aile antiautoritaire, fédéraliste.

C’était dangereux pour Marx et ses partisans. Alors, un jeu d’intrigues contre les fédéralistes commença et aboutit à la dissolution de la section alliée de Genève. Le siège du Conseil général se trouvait à Londres et était sous l’influence de Karl Marx. En 1870, il n’y eut pas de Congrès, à cause de la guerre. En 1871, le Conseil général convoqua, à Londres, uneconférence fermée où furent invités et parurent surtout les délégués partisans de Marx et du Conseil général. Les Belges, les Espagnols et les Italiens penchaient, avec Bakounine, au fédéralisme. Les Jurassiens n’étaient pas présents à la Conférence. L’invitation fut faite de telle sorte que les partisans du Conseil général se trouvèrent en majorité. La conférence fut utilisée par Marx à rendre obligatoire, pour les membres de l’Internationale, l’action parlementaire rejetée par l’aile latine. Cela est arrivé par la mise aux voix et l’adoption de la résolution suivante :

« Vu que le prolétariat comme classe, ne pourrait se dresser contre la violence collective des classes possédantes autrement qu’en se constituant en un parti politique particulier, en lutte contre tous les vieux partis des classes possédantes ; que cette constitution du prolétariat en un parti politique est indispensables pour assurer 1e triomphe de la révolution sociale et de son but final : l’abolition des classes ; que l’union des forces des travailleurs, qui fut déjà atteinte à l’aide des luttes économiques, devra servir aussi comme levier pour les masses de cette classe dans leur lutte contre le pouvoir politique de leurs exploiteurs, — la Conférence rappelle aux membres de l’Internationale, qu’étant donné l’état de guerre où se trouve la classe ouvrière, son action économique et politique sont liées d’une façon inséparable. »

Conformément à cela, la puissance du Conseil général augmenta : il s’appropria un pouvoir autoritaire vis-à-vis des sections, dans le but de veiller sur la doctrine. L’aile latine, qui se dressait contre le centralisme et le parlementarisme, devait être muselée. De cette façon, un coin fut enfoncé dans « l’Internationale », qui, finalement, amena une scission directement provoquée par Karl Marx, au cinquième Congrès de La Haye, du 2 au 7 septembre 1872. Les partisans de Marx y disposaient de 40 voix, les fédéralistes, de 25 seulement. Cette proportion inégale de voix fut le résultat d’une machination de Marx. Il prit toutes dispositions pour que les délégués de l’Allemagne, où se trouvaient ses partisans, vinssent en nombre au Congrès. Ainsi, une majorité marxiste fut créée. Le Congrès de La Haye approuva les décisions de la Conférence de Londres ; la puissance du Conseil général augmenta encore ; l’article sur la nécessité de l’action politique fut introduit dans les statuts de « l’Internationale ». Le point de vue des fédéralistes, les jurassiens en tête, fut exposé parJames Guillaume. Il précisa la différence entre les marxistes et les fédéralistes, en déclarant que les premiers cherchaient à conquérir le pouvoir politique, au moyen de la participation aux élections parlementaires, tandis que les seconds cherchaient à le détruire. Marx profita également de ce Congrès pour lancer des calomnies contre Bakounine, qui n’était pas présent. Une commission fut formée dont la majorité se composait des partisans de Marx, et qui prononça l’exclusion de « l’Internationale » de Bakounine, de Guillaume, de Schwitzguébel et d’autres encore. L’exclusion des deux premiers fut décidée, malgré la déclaration du président de la Commission, le délégué allemand Cuno, qu’il n’y avait pas de preuves matérielles contre les accusés. La minorité déposa, en la personne de Victor Dave, une déclaration disant qu’elle avait l’intention de défendre dans « l’Internationale », l’autonomie fédérale. Ainsi, les prétentions injustes et autoritaires des marxistes amenèrent la scission dans « l’Internationale ».

Les fédéralistes organisèrent alors, à leur tour, un Congrès à Saint-Imier, le 15 septembre 1872, auquel participèrent tous les éléments antiautoritaires et fédéralistes de l’Internationale. Toute l’aile latine de cette dernière y était représentée, notamment les sections : jurassienne, italienne, espagnole, française et, de plus, deux sections américaines. C’est à ce Congrès que furent formulés les principes fondamentaux du mouvement ouvrier libertaire, qui peuvent servir au prolétariat révolutionnaire, aujourd’hui encore, comme indicateurs de route. Les résolutions sur l’action politique ainsi que sur les unions professionnelles et leurs tâches s’expriment de la manière suivante :

« Considérant :

« Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;

« Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et de suivre la ligne de conduite politique qu’elle croiront la meilleure et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;

« Que les aspirations du Prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du Prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes.

« Considérant :

« Que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le Prolétariat s’il voulait s’emparer du Pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante ;

« Le Congrès, réuni à St-Imier, déclare :

  1. Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du Prolétariat ;

  2. Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le Prolétariat que tous les Gouvernements existant aujourd’hui ;

  3. Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire. »

Autre résolution :

« La liberté et le travail sont la base de la morale, de la force, de la vie et de la richesse de l’avenir. Mais le travail, s’il n’est pas librement organisé, devient oppressif et improductif pour le travailleur ; et c’est pour cela que l’organisation du travail est la condition indispensable de la véritable et complète émancipation de l’ouvrier.

« Cependant, le travail ne peut s’exercer librement sans la possession des matières premières et de tout le capital social ; il ne peut s’organiser si l’ouvrier, s’émancipant de la tyrannie politique et économique, ne conquiert le droit de se développer complètement dans toutes ses facultés. Tout État, c’est-à-dire tout Gouvernement et toute administration des masses populaires, de haut en bas, étant nécessairement fondé sur la bureaucratie, sur les armées, sur l’espionnage, sur le clergé, ne pourra jamais établir la société organisée sur le travail et sur la justice, puisque, par la nature même de son organisme, il est poussé fatalement à opprimer celui-là et à nier celle-ci.

« Suivant nous, l’ouvrier ne pourra jamais s’émanciper de l’oppression séculaire, si à ce corps absorbant et démoralisateur, il ne substitue la libre fédération de tous les groupes producteurs fondée sur la solidarité et l’égalité. »

Après les deux Congrès de 1872, celui de La Haye et celui de Saint-Imier, les Congrès ultérieurs des deux tendances ne se tenaient que séparément. Le Conseil général de la majorité marxiste fut transféré à New-York. Ce fut son enterrement. Au contraire, toutes les sections de « l’Internationale », à l’exception de la section allemande, se rangèrent au point de vue des Jurassiens. Les trade-unions anglaises même étaient contre le Conseil général dirigé par Marx. Lorsque, un an plus tard, les deux tendances, la marxiste et la fédéraliste, convoquèrent leurs Congrès à Genève, ces Congrès siégèrent séparément.

Le deuxième Congrès des aritiautoritaires siégea du 1er au 6 septembre 1873, celui des marxistes du 8 au 13 septembre. Il était devenu clair, maintenant, que les marxistes se trouvaient en pleine déroute. Ce fut leur dernier Congrès. Le Congrès des fédéralistes fut très fréquenté. Il élabora de nouveaux statuts pour « l’Internationale ». Le Conseil général fut supprimé. La question de la grève générale fut discutée. Elle ne fut pas, toutefois, définitivement réglée, vu le nombre encore très restreint d’organisations ouvrières a cette époque. Le Congrès des marxistes fut un fiasco complet. A part. les délégués allemands et autrichiens, il n’y en eut presque pas d’autres, de sorte qu’on se vit obligé de renoncer à la convocation de Congrès ultérieurs. Quant à l’aile antiautoritaire, fédéraliste, elle resta debout. Mais elle aussi a beaucoup souffert, d’une part, à cause de la scission provoquée par Marx, d’autre part, par suite de la réaction générale instaurée dans toute l’Europe après la chute de la Commune. Trois Congrès eurent encore lieu : le 3e, à Bruxelles, du 7 au 13 septembre 1874 ; le 4è, à Berne, du 26 au 29 octobre 1876 ; et le 5e, à Verviers, du 6 au 8 septembre 1877. En 1877. eut lieu également un Congrès général socialiste à Genève, d’où prit son essor l’Internationale social-démocrate. On finit par s’entendre de façon qu’un bureau commun pour les deux Internationales fut créé. Ce fut la fin des Congrès et de « l’Internationale ». qui reçut plus tard le nom de « Première Internationale ». (Voir Internationale.)

A partir de ce moment, commença une autre période qui aboutit à la formation et l’organisation de « l’Internationale » connue, aujourd’hui encore, sous le nom de « 2e Internationale ». Cette dernière sera traitée au mot : Internationale. Le seul fait qui nous intéresse ici est celui qu’en 1892, au Congrès de Londres, les anarchistes et les antiparlementaires furent exclus de l’internationale. Jusque-là, les deux tendances coexistaient. l’une auprès de l’autre, au sein de la même organisation.

L’époque qui suivit fut une décadence du mouvement ouvrier international. L’hégémonie de l’Allemagne sur tout le continent européen, après la guerre de 1870–71. amena aussi une prépondérance du mouvement ouvrier allemand sur celui des autres pays , surtout des pays latins. Avec cela, les méthodes allemandes du parlementarisme prirent le dessus, tandis nue les traditions de l’aile fédéraliste de la 1re Internationale déclinèrent.

L’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T. d’aujourd’hui)

Quelques dizaines d’années passèrent avant que les éléments libertaires, dans le mouvement ouvrier, fussent redevenus assez forts pour se réunir sur une échelle internationale. C’est avec le développement du Syndicalisme révolutionnaire antiétatiste que le temps vint revivifier le mouvement ouvrier international dans le sens de la tendance antiautoritaire de la 1re Internationale. L’aile antiautoritaire de la 1re Internationale ayant déjà considéré les organisations professionnelles révolutionnaires (au point de vue économie) comme, les organes appelés à guider la lutte du prolétariat conscient de son devoir de classe, et à mener vers le succès la révolution sociale, le syndicalisme révolutionnaire reprit et continua cette tendance. Aussi l’A. I. T. d’aujourd’hui peut compter pour la seule héritière véritable des meilleures traditions de l’aile antiautoritaire de la 1re Internationale.

En 1913 déjà, se réunirent, à Londres, les délégués des organisations syndicalistes-révolutionnaires de presque tous les pays européens et autres, afin de poser la. première pierre d’une nouvelle Internationale ouvrière devant suivre le chemin tracé par la 1re Internationale. La résolution principale adoptée à Londres portait :

« Le premier congrès international syndicaliste reconnaît que la classe ouvrière de tous les pays souffre de la même répression par l’État et le système capitaliste. Par là il se déclare pour la lutte de classe et 1a solidarité internationale, pour l’organisation indépendante de la classe ouvrière sur la base d’union fédérative.

« II tend à l’élévation immédiate matérielle et morale de la classe ouvrière jusqu’à la destruction finale du capitalisme et de l’État.

« Il déclare, ensuite, que la lutte de classes est une conséquence nécessaire de la possession privée des moyens de production et de distribution, et par là il tend à la socialisation de cette possession.

« A ceci appartiennent l’élaboration et le développement des organisations syndicalistes, dans ce sens qu’elles sont en état de faire avancer la fabrication et la distribution de produits dans l’intérêt de la société entière.

« Constatant que les syndicats internationaux ne peuvent faire la lutte de classe avec succès que lorsque les ouvriers cesseront de se diviser sur des différence-politiques et religieuses, le congrès déclare que la lutte. comme telle, ne pourra être que d’un caractère économique, exprimant par cela que les organisations ne tâchent pas d’atteindre leur but par des collaborations de gouvernement et leurs assistants, et qu’elles s’appuient seulement, par excellence, sur le pouvoir des organisations et leur action directe.

« En conséquence de cette déclaration, le congrès fait appel aux travailleurs de tous les pays pour s’unir en organisations industrielles fédératives indépendante sur la base de la solidarité internationale avec le but de délivrance complète de la répression par l’État et le capitalisme. »

Malheureusement, l’œuvre de la réunion internationale des organisations industrielles révolutionnaire libertaires fut interrompue par la guerre éclatée en 1914. Tous les pays se fermèrent hermétiquement Toute liaison internationale des travailleurs devint impossible. La réaction dura jusqu’à la fin de la guerre La révolution en Russie et en Europe centrale créa une situation nouvelle. Les forces dispersées du prolétariat révolutionnaire recommencèrent à s’unir. La tentative de continuer l’œuvre commencée à Londres en 1913 ne réussit, cependant, qu’en 1920. Cette année là, une conférence syndicaliste préliminaire eut lieu à Berlin, du 16 au 21 décembre. Les organisations suivantes y étaient représentées : les I. W. W. de l’Amérique, la F. O. R. A. de l’Argentine, le Comité syndicaliste-révolutionnaire (France), la F.A. U. D. (Allemagne), le Schop-Steward and Workers Committee Movement (Angleterre), l’organisation centrale des ouvriers suédois (Suède) et le National Arbeids Secretariat de la Hollande. En outre, l’Union syndicaliste italienne, la Confederacion Nacional del Trabajo (Espagne), la Fédération Syndicaliste de la Norvège et l’opposition des unions professionnelles danoises, se déclarèrent d’accord pour la création d’une « Internationale Syndicaliste », tout en exprimant leur regret de ne pas avoir pu prendre part à la Conférence. Les unions professionnelles russes étaient représentées par Bélenky qui était là à titre de visiteur.

On adopta à cette conférence la résolution suivante :

« 1° L’Internationale Révolutionnaire du Travail se place, sans aucune réserve, sur le point de vue de la lutte de classe révolutionnaire et du pouvoir de la classe ouvrière.

« 2° L’Internationale Révolutionnaire du Travail tend à la destruction et à l’anéantissement du régime économique, politique et moral du système capitaliste et de l’État. Elle tend à la fondation d’une société communiste libre.

« 3° La conférence constate que la classe ouvrière est seule en état de détruire l’esclavage économique, politique et moral du capitalisme par l’application la plus sévère de ses moyens de pouvoir économique qui trouvent leur expression dans l’action directe révolutionnaire de la classe ouvrière pour atteindre ce but.

« 4° L’Internationale Révolutionnaire du Travail se place ensuite sur le point de vue que la construction et que l’organisation de la production et de la distribution sont la tâche de l’organisation économique dans chaque pays.

« 5° L’Internationale Révolutionnaire du Travail est entièrement indépendante de tout parti politique. Dans le cas où l’Internationale Révolutionnaire du Travail déciderait une action et que les partis politiques ou toute autre organisation se déclareraient d’accord avec cette action ou vice-versa, alors l’exécution de cette action peut se faire en commun avec ses partis et organisations.

« 6° La conférence adresse un appel urgent à toutes les organisations syndicalistes révolutionnaires et industrielles et les invite à prendre part au Congrès convoqué le 1er mai 1921 à Moscou par le Conseil provisoire de l’Internationale Rouge du Travail (I. S. R.) afin de fonder une Internationale Révolutionnaire du Travail unifiée de tous les travailleurs du monde. »

Lorsque, en été 1921, eut lieu, à Moscou, le Congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge (I. S. R.), les syndicalistes révolutionnaires y étaient représentés, il est vrai, en grand nombre. Il y avait, cependant, aussi des organisations syndicalistes révolutionnaires qui, à ce moment déjà, se rangèrent au point de vue de ne pas vouloir vivre aux frais du gouvernement de la Russie. Ce point de vue était, en première ligne, celui des syndicalistes allemands qui avaient fait, préalablement, au sujet d’une délégation à Moscou, un référendum dans leurs rangs, qui donna un résultat négatif. On supposait, d’autre part, que les communistes russes n’iraient jamais jusqu’à tolérer une Internationale syndicaliste révolutionnaire véritablement indépendante, c’est-à-dire, antiautoritaire, car ils défendaient la théorie d’après laquelle une dictature du Parti devait être exercée sur les unions professionnelles.

Cette supposition fut justifiée. Ayant formé une majorité à leur dévotion, les Russes ont su étouffer l’opinion des syndicalistes révolutionnaires. Mais, à Moscou déjà, la minorité se serra et tomba d’accord sur un manifeste contre le Congrès. Au Congrès des anarcho syndicalistes, à Dusseldorf, en automne 1921, eut lieu, complémentairement, une petite conférence internationale à laquelle prirent part : un délégué des I.W.W., un autre des syndicalistes suédois, une délégation des syndicalistes hollandais et les syndicalistes allemands. A cette conférence, la décision fut prise de convoquer à Berlin, l’année suivante, une conférence internationale des organisations qui n’étaient pas d’accord avec les décisions du Congrès de Moscou.

Cette Conférence préliminaire des syndicalistes eut lieu à Berlin, du 16 au 18 juin 1922. Y étaient représentés : la Freie Arbeiter Union Deutschlands (Allemagne), la Unione Sindacale Italiana (Italie), la Confédération Générale du Travail Unitaire (France), la Confederacion Nacional del Trabajo (Espagne), la Sveriges Arbetares Centralorganisation (Suède), la Norsk Syndikalistisk Federation (Norvège), la minorité syndicaliste des unions professionnelles russes, la Federaciôn Obrera Regional (Argentine). Il y avait aussi un représentant des unions professionnelles russes, qui fut admis à titre auditif.

La dernière grande discussion avec les unions professionnelles russes eut lieu à cette conférence. Au moment où devait être élaborée une résolution de protestation contre les persécutions des ouvriers révolutionnaires, les représentants de la minorité syndicaliste de Russie essayèrent aussi la mise en liberté des révolutionnaires emprisonnés en Russie soviétique. Le représentant des unions professionnelles russes, Andréieff, défendit les mesures politiques du gouvernement russe. Une âpre discussion éclata. Finalement, une Commission fut nommée, qui posa nettement au représentant des unions professionnelles russes les deux questions suivantes :

« 1° Le Comité Central des unions professionnelles russes pense-t-il intervenir, de façon formelle, en vue de la mise en liberté de tous les syndicalistes et anarchistes emprisonnés pour leurs idées ?

« 2° Le même Comité a-t-il l’intention d’exiger que les camarades puissent développer librement leur activité révolutionnaire dans les unions professionnelles, à la condition qu’ils ne luttent pas contre le gouvernement russe les armes à la main ? »

La réponse à ces questions fut donnée par trois fois, mais toujours équivoque. Il devint absolument clair que le gouvernement russe était défendu par les unions professionnelles russes. La Conférence se prononça alors pour les révolutionnaires emprisonnés en Russie soviétique. Lorsque le représentant des unions professionnelles russes comprit qu’il ne pourrait rien obtenir, il quitta la Conférence. Dès ce moment, la séparation des deux organisations : des unions professionnelles autoritaires de la Russie soviétiste et des organisations syndicalistes révolutionnaires antiautoritaires fut un fait accompli.

La Conférence élabora, en dix thèses, une déclaration de principes du syndicalisme révolutionnaire, qui fut adoptée unanimement. Cette déclaration fut adoptée presqu’en entier, par le Congrès constitutif ultérieur de l’Association Internationale des Travailleurs, et nous la citons plus bas. Ensuite, la Conférence adopta une résolution contrel’Internationale Rouge ; car, affirma-t-elle, elle n’y voyait pas la véritable base sur laquelle pourrait s’unir le prolétariat révolutionnaire du monde entier. Un bureau provisoire fut formé, qui devait convoquer un congrès international des syndicalistes révolutionnaires. A ce congrès furent également invitées les organisations qui adhéraient à l’Internationale Rouge. Le siège du Bureau fut fixé à Berlin.

Enfin, du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923, eut lieu, à Berlin, le Congrès constitutif des syndicalistes révolutionnaires. A ce Congrès étaient représentées les organisations syndicales révolutionnaires de l’Argentine, du Chili, du Danemark, de l’Allemagne, de la France (Comité de défense syndicaliste), de la Hollande, de l’Italie, du Mexique, de la Norvège, du Portugal, de la Russie (la minorité), de la Suède, de l’Espagne, de la Tchécoslovaquie (la minorité). La déclaration de principes y fut adoptée, les statuts élaborés, et le nom de l’Union fédérale établi : l’Association Internationale des Travailleurs.

Ainsi ressuscita l’A. I. T., ceci non seulement de nom, mais aussi comme essence. La déclaration de principes et les statuts de l’A. I. T. portent :

1. Introduction

« La lutte séculaire entre exploités et exploiteurs a pris une amplitude menaçante. Le Capital tout puissant, chancelant pour un moment après la guerre mondiale et dévastatrice, surtout après la grande révolution russe et les révolutions — bien que moins imposantes — de la Hongrie et de l’Allemagne, relève sa tête hideuse. Malgré les luttes intestines qui déchirent la bourgeoisie et le capitalisme cosmopolite, ces derniers sont en bonne route pour s’entendre afin de se jeter avec plus d’union et plus de force sur la classe ouvrière et l’attacher au chariot triomphant du Capital.

« Le Capitalisme s’organise, et de la défensive dans laquelle il s’est trouvé il repasse à l’offensive sur tous les fronts contre la classe ouvrière épuisée par les guerres sanglantes et les révolutions manquées. Cette offensive a son origine profonde dans deux causes bien déterminées : d’abord la confusion des idées et des principes, qui existe dans les rangs du mouvement ouvrier, le manque de clarté et de cohésion sur les buts actuels et futurs de la classe ouvrière ; la division en camps innombrables, souvent ennemis, — en un mot la faiblesse et la désorganisation du mouvement ouvrier. Ensuite et surtout la déroute subséquente de la Révolution Russe qui, au moment de son éclosion, en raison même des grands principes énoncés par elle en Novembre 1917, avait soulevé les plus grands espoirs chez tous les prolétaires du monde, et qui est retombée au rang d’une révolution politique ayant servi à maintenir la conquête du pouvoir étatiste aux mains du parti communiste, dont le seul but est de monopoliser dans ses mains toute la vie économique, politique et sociale du pays. Cette déviation d’une révolution sociale en une révolution politique a eu pour résultat une hypertrophie du socialisme étatiste dont la conséquence a été le développement d’un système capitaliste aussi exploiteur et aussi dominateur que tout autre système d’origine bourgeoise. La nécessité de rétablir le capitalisme en Russie a été l’enjeu du capitalisme mondial. Le socialisme étatiste, dénommé « communisme », a sauvé le capitalisme bourgeois en faisant appel à son aide pour... sauver la révolution !

« C’est ainsi que, grâce à ces deux éléments désorganisateurs — la confusion dans les rangs du prolétariat et le bolchévisme capitaliste — le gros capital industriel et foncier sent ses forces s’accroître et ses chances de renaissance augmenter.

« Contre cette attaque serrée et internationale des exploiteurs de tout aloi, il ne reste qu’un seul moyen : c’est l’organisation immédiate de l’armée prolétarienne dans un organisme de lutte embrassant tous les ouvriers révolutionnaires de tous les pays en un seul bloc granitique, contre lequel viendraient se briser toutes les entreprises capitalistes et qui finirait par les écraser sous son poids immense.

« Plusieurs tentatives ont déjà été faites dans ce sens. Deux de ces tentatives espèrent encore y réussir : ce sont les deux Internationales dites d’Amsterdam et de Moscou ; mais les deux portent en elles le germe empoisonnant et autodestructeur. L’Internationale d’Amsterdam, perdue dans le réformisme, considère que la seule solution du problème social réside dans la collaboration des classes, dans la cohabitation du Travail et du Capital et dans la révolution pacifique patiemment attendue et réalisée, sans violence ni lutte, avec le consentement et l’approbation de la bourgeoisie. L’Internationale de Moscou, de son côté, considère que le Parti Communiste est l’arbitre suprême de toute révolution, et que ce n’est que sous la férule de ce parti que les révolutions à venir devront être déclenchées et consommées. Il est à regretter que dans les rangs du prolétariat révolutionnaire conscient et organisé il existe encore des tendances supportant ce qui, en théorie comme en pratique, ne pouvait plus tenir debout : l’organisation de l’État, c’est-à-dire l’organisation de l’esclavage, du salariat, de la police, de l’armée, du joug politique, — en un mot de la soi-disant dictature du prolétariat qui ne peut être autre chose qu’un frein à la force expropriatrice directe et qu’une suppression de la souveraineté réelle de la classe ouvrière et qui devient, par là, la dictature de fer d’une clique politique sur le prolétariat. C’est l’hégémonie du communisme autoritaire, c’est-à-dire la pire forme de l’autoritarisme, du césarisme en politique, de la complète destruction de l’individu.

« Contre l’offensive du Capital d’un côté, contre les politiciens de toute envergure de l’autre, les ouvriers révolutionnaires du monde doivent donc dresser une vraie association internationale des travailleurs dont chaque membre saura que l’émancipation finale des travailleurs ne sera possible que lorsque les travailleurs eux-mêmes, en tant que travailleurs, dans leurs organisations économiques, seront préparés non seulement à prendre possession de la terre et des usines, mais aussi à les gérer en commun et faire de telle sorte qu’ils soient en état de continuer la production.

« Avec cette perspective devant lui, le Congrès International des Syndicalistes Révolutionnaires, réuni à Berlin en décembre 1922, déclare sienne la déclaration de principes suivante, élaborés par la Conférence Préalable des Syndicalistes Révolutionnaires (Juin, 1922) :

2. Principes du Syndicalisme Révolutionnaire

« 1. Le syndicalisme révolutionnaire, se basant sur la lutte de classe, tend à l’union de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans des organisations économiques de combat luttant pour leur affranchissement du joug du salariat et de l’oppression de l’État. Son but consiste en la réorganisation de la vie sociale sur la base du communisme libre, au moyen de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière elle-même. Il considère que seules les organisations économiques du prolétariat sont capables de réaliser ce but, et s’adresse, par conséquent, aux ouvriers, en leur qualité de producteurs et de créateurs des richesses sociales, en opposition aux partis politiques ouvriers modernes qui ne peuvent jamais être considérés du point de vue de la réorganisation économique.

« 2. Le syndicalisme révolutionnaire est ennemi convaincu de tout monopole économique et social, et tend vers leur abolition au moyen de communes économiques et d’organes administratifs des ouvriers des champs et des usines sur la base d’un système libre de Conseils affranchis de toute subordination à tout pouvoir ou parti politique. Il érige contre la politique de l’État et des partis l’organisation économique du travail ; contre le gouvernement des hommes, la gestion des choses. Il n’a pas, par conséquent, pour but la conquête des pouvoirs politiques, mais l’abolition de toute fonction étatiste dans la vie sociale. Il considère qu’avec le monopole de la propriété doit aussi disparaître le monopole de la domination, et que toute forme d’État, la forme de la « Dictature du Prolétariat » y comprise, ne peut jamais être un instrument d’affranchissement, mais sera toujours créateur de nouveaux monopoles et de nouveaux privilèges.

« 3. La double tâche du syndicalisme révolutionnaire est la suivante : d’un côté il poursuit la lutte révolutionnaire quotidienne pour l’amélioration économique, sociale et intellectuelle de la classe ouvrière dans les cadres de la société actuelle. De l’autre côté, son but final est d’élever les masses à la gestion indépendante de la production et de la distribution, ainsi qu’à la prise de possession de toutes les ramifications de la vie sociale. Il est convaincu que l’organisation d’un système économique reposant, de la base au faite, sur le producteur ne peut jamais être réglée par des décrets gouvernementaux, mais seulement par l’action commune de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans chaque branche d’industrie, par la gestion des fabriques par les producteurs eux-mêmes sous une forme telle que chaque groupement, usine ou branche d’industrie soit un membre autonome de l’organisme économique général et développe systématiquement sur un plan déterminé et sur la base d’accords mutuels, la production et la distribution dans l’intérêt de toute la communauté.

« 4. Le syndicalisme révolutionnaire est opposé à toute tendance et organisation centralistes qui ne sont qu’empruntées à l’État et à l’Eglise et qui étouffent méthodiquement tout esprit d’initiative et toute pensée indépendante. Le centralisme est l’organisation artificielle de haut en bas qui remet en bloc, aux mains d’une poignée, la réglementation des affaires de toute la communauté. L’individu ne devient alors qu’un automate dirigé et mis en mouvement d’en haut. Les intérêts de la communauté font place aux privilèges de quelques-uns ; la diversité est remplacée par l’uniformité ; la responsabilité personnelle fait place à la discipline inanimée ; le dressage remplace l’éducation. C’est pour cette raison que le syndicalisme révolutionnaire se place sur le point de vue de l’organisation fédéraliste, c’est-à-dire de l’organisation de bas en haut, de l’union libre de toutes les forces sur la base des idées et intérêts communs.

« 5. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toute activité parlementaire et toute collaboration avec les organismes législatifs. Le suffrage le plus libre ne peut faire disparaître les contradictions flagrantes existant au sein de la société actuelle ; le système parlementaire n’a qu’un seul but, celui de prêter un simulacre de droit légal au règne du mensonge et de l’injustice sociale ; amener les esclaves à apposer le sceau de la Loi à leur propre esclavage.

« 6. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toutes les frontières politiques et nationales arbitrairement fixées et ne voit dans le nationalisme que la religion de l’État moderne, derrière laquelle se cachent les intérêts matériels des classes possédantes. Il ne reconnaît que des différences d’ordre régional et exige pour tout groupement le droit de sa propre détermination en accord solidaire avec toutes les autres associations d’ordre économique, régional ou national.

« 7. C’est pour les mêmes raisons que le syndicalisme révolutionnaire combat le militarisme sous toutes ses formes et considère la propagande anti-militariste comme une de ses tâches les plus importantes dans la lutte contre le système actuel. En première ligne, il faut considérer le refus individuel et, surtout, le boycottage organisé contre la fabrication du matériel de guerre.

« 8. Le syndicalisme révolutionnaire se place sur le terrain de l’action directe et soutient toutes les luttes qui ne sont pas en contradiction avec ses buts : l’abolition du monopole économique et de la domination de l’État. Les moyens de lutte sont : la grève, le boycottage, le sabotage, etc. — L’action directe trouve son expression la plus profonde dans la grève générale qui, en même temps, doit être, du point de vue du syndicalisme révolutionnaire, le prélude de la révolution sociale.

« 9. Ennemis de toute violence organisée entre les mains d’un gouvernement quelconque, les syndicalistes n’oublient pas que les luttes décisives entre le capitalisme d’aujourd’hui et le communisme libre de demain ne se passeront pas sans collisions sérieuses. Ils reconnaissent, par conséquent, la violence comme moyen de défense contre les méthodes de violence des classes régnantes dans la lutte pour l’expropriation des moyens de production et de la terre par le peuple révolutionnaire. Tout comme cette expropriation ne peut être commencée et menée à bonne fin que par les organisations économiques révolutionnaires des travailleurs, la défense de la révolution doit aussi se trouver dans les mains de ces organismes économiques et non dans celles d’une organisation militaire ou autre œuvrant en dehors de ces organes économiques.

« 10. Ce n’est pas dans les organisations économiques révolutionnaires de la classe ouvrière que se trouve la force capable de réaliser son affranchissement et l’énergie créatrice nécessaire pour la réorganisation de la société sur la base du communisme libre. » Dès lors, l’A. I. T. se développa toujours progressivement. Elle réunit aujourd’hui en son sein toutes les organisations professionnelles et syndicales révolutionnaires antiautoritaires.

* * *

L’A. I. T. eut son 2e Congrès en Hollande, au printemps 1925. L’organisation y fut fortifiée. Elle prit nettement position vis-à-vis des autres tendances dans le mouvement ouvrier. La résolution suivante y fut adoptée :

Résolution du Congrès d’Amsterdam

Le deuxième congrès de l’A. I. T. réitère sa conviction fixée dans les statuts de l’A. I. T., à savoir :

« Que, bien que toutes les organisations économiques du prolétariat soient capables de lutter pour les revendications économiques au sein de la société actuelle et de les réaliser, seules les organisations ouvrières révolutionnaires anti-autoritaires représentent la seule forme naturelle, véridique, susceptible d’entreprendre la réorganisation de la vie économique et sociale sur les bases du communisme libertaire ;

« Que les partis politiques, quel que soit le nom dont ils s’affublent, ne peuvent jamais être considérés comme force motrice de la réorganisation économique, car leur activité se déploie exclusivement sur « le terrain de la conquête du pouvoir étatiste ;

« Qu’un des buts primordiaux du mouvement ouvrier doit être non pas la conquête du pouvoir, mais la suppression de tout organisme dominateur et centraliste dans la vie sociale, étant donné que l’indépendance du mouvement ouvrier est la condition principale sur la route pour la réalisation de son but final ;

« Plaçant ces principes à la base de son activité, le Congrès a considéré que la moindre tentative de subordination des syndicats à des partis politiques quelconques détourne inévitablement la classe ouvrière de ses propres buts et aspirations et que, par conséquent, -toute coalition entre les organismes économiques de la classe ouvrière et les partis politiques est dangereuse et néfaste.

« Le Congrès rejette néanmoins la définition trompeuse qui place au même niveau les partis aspirant au pouvoir politique et les groupements idéologiques qui agissent dans la direction de la transformation sociale, en dehors de tout principe d’autorité et d’étatisme.

« Devant cette situation, pleine de dangers pour la classe ouvrière mondiale, le IIe Congrès de l’A. I. T. considère qu’il est du devoir des syndicalistes révolutionnaires de continuer, plus énergiquement que jamais, l’œuvre de regroupement de la famille syndicaliste sur les bases des principes du syndicalisme révolutionnaire tels qu’ils sont énoncés par les statuts de l’A. I. T. ; de ne participer à aucune conférence d’unité syndicale entreprise par ceux qui désirent étouffer le mouvement ouvrier en le faisant la proie des partis politiques quels qu’ils soient ; de grouper autour de l’A. I. T. toutes les forces révolutionnaires anti-étatistes du monde entier. »

Le Congrès a également protesté contre la réaction dans tous les pays, réclamé le droit d’expression par la pensée et par la presse, et fait appel à la classe ouvrière mondiale pour lutter contre le fascisme et la dictature.

Le Congrès adopta en outre des résolutions fixant l’attitude de l’A. I. T. en face des luttes quotidiennes pratiques, de l’application du plan Dawes à l’Allemagne, du rôle mondial des jeunesses syndicalistes, ainsi que des résolutions fixant l’action internationale de l’A. I. T. et les relations de celle-ci avec les Fédérations internationales d’industrie.

Le Congrès prit fin en organisant une Commission internationale d’Etudes...

Les hommes qui dirigent les affaires de l’A. I. T., sont : Rudolf Rocker, A. Schapiro, Augustin Souchy, Bernhard Lansink, A. Borghi, A. Jensen, D.-A. Santillan.

A. SOUCHY.

ASSURANCES SOCIALES

L’assurance sociale, réclamée par les deux C. G. T., dans des formes à peu près analogues, a pris une importance considérable dans les préoccupations ouvrières de ces dernières années. Il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler que l’assurance sociale s’imposera sous tous les régimes. Il y aura toujours des enfants qu’il faudra élever, des vieillards dont il faudra prendre soin, des invalides, des blessés à aider, des mères qui auront besoin de traitements ou de soins spéciaux.

L’assurance pourra, selon les épreuves, prendre tel ou tel nom, revêtir tel ou tel caractère. Elle n’en restera pas moins, toujours, un devoir social qui participera de la solidarité entre tous les membres d’une même collectivité.

Est-ce à dire que les projets divers qui furent ou restent soumis au Parlement nous donnent satisfaction ? Pas du tout, mais nous ne pouvons pas, à mon avis, refuser d’examiner ce problème qui se pose chaque jour dans notre civilisation dévorante, avec une acuité sans cesse plus grande.

Nous n’avons pas le droit de déclarer que cette question nous est étrangère. La vie des enfants, des malades, des invalides doit nous être suffisamment chère pour nous obliger à étudier le meilleur moyen de l’assurer dignement. Cela ne veut nullement dire que ce soit facile en ce moment, pas plus qu’il serait bien de faire n’importe quel projet à ce sujet.

La question est d’ailleurs extrêmement complexe et difficile à résoudre réellement en régime capitaliste. Il convient toutefois de tirer de ce régime le maximum de bien-être pour le travailleur, pour sa famille. Tout ce qui est arraché au capitalisme est, en fait, une conquête dont on ne doit pas faire fi. Tout le monde accepte, ou presque, de s’assurer sur la vie, contre l’incendie, contre les accidents, etc., parce que, réellement, c’est à la fois une nécessité et une sécurité. Personne ne peut, logiquement, s’élever contre l’assurance sociale. Bien entendu, il ne s’agit pas de confondre l’assurance sociale avec les misérables retraites ouvrières instituées par la loi de 1910.

De celles-ci, nous n’en voulons pas. Nous restons dressés contre elles aussi irréductiblement qu’au moment où Millerand et Briand voulaient nous les imposer.

Ce ne sont pas, en effet, des os que nous réclamons, c’est notre place au banquet de la vie. L’enfant, le vieillard, l’invalide, le malade, le, chômeur, doivent avoir la certitude que le pain, le gîte, le secours, toutes choses qui leur sont dues en raison de leur rôle social, de leur état, ne leur manqueront pas.

Le syndicalisme ne peut écarter l’assurance sociale de ses préoccupations. Le communisme, l’anarchisme ne peuvent davantage ignorer cette question. La pratique quotidienne de la solidarité par leurs adeptes leur fait un devoir de considérer ce problème et pour le présent et pour l’avenir.

Il n’y a donc aucune espèce de doute à conserver, aucune objection à formuler quant au principe de l’assurance sociale.

En ce moment, la logique voudrait que les assurances sociales soient un service national dont la caisse serait alimentée par ceux qui tirent profit de l’activité de la machine humaine.

Les ressources nécessaires aux assurances sociales devraient donc, avant toute chose, être prélevées sur les bénéfices des exploitations patronales.

N’est-il pas normal, en effet, que le patron, qui ne paye à l’ouvrier qu’une partie du fruit de son travail, sous forme de salaire (1/3 environ), qui, en outre, bénéficie entièrement du prix de cet effort, assure l’ouvrier contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, etc. ? C’est l’évidence même.

Mais est-il possible d’obtenir cela ? Malheureusement, il apparaît qu’on ne l’obtiendra pas. Quelque logique que soit l’institution des assurances sociales sur de telles bases, il faut convenir que nous n’avons, présentement, aucune chance de la voir se réaliser.

Aussi, semble-t-il qu’on doive tenter, néanmoins, sans s’en déclarer satisfait, d’obtenir à ce sujet le maximum.

La première chose la plus importante à mes yeux, est, tout d’abord, de faire instituer les assurances sociales, de les faire entrer dans les mœurs, pour les développer le plus rapidement possible.

C’est ce à quoi travaillent toutes les organisations ouvrières. Le principe de l’application constitue, pour elles, le premier pas à franchir.

Que seront-elles ? Nul ne le sait exactement. Elles existeront, c’est l’essentiel.

Cela ne doit d’ailleurs nullement nous empêcher de tenter de rendre la première application la plus favorable qu’il sera possible.

En ce moment, et le contraire nous surprendrait, le Parlement ne vise qu’à assurer dans des conditions limitées le fonctionnement de l’institution envisagée.

En outre, la gestion de la caisse de ces assurances donne des craintes certaines. En confiant cette gestion à un Conseil tripartite, composé de patrons, d’ouvriers et de représentants de l’État — où les ouvriers sont assurés d’être toujours en minorité — le gouvernement nous montre son désir de rester, en fait, maître du fonctionnement de l’appareil et de ses ressources.

Nous pouvons craindre que les énormes capitaux qui seront, suivant ce projet, constitués par les versements patronaux et ouvriers, ne servent à satisfaire des besoins autres que ceux auxquels ils sont destinés, ne deviennent entre les mains de l’État et du patronat une machine de guerre, un instrument de lutte contre la classe ouvrière ou serve à alimenter, sans qu’on le sache, quelque aventure coloniale.

Nous formulons donc les réserves les plus expresses sur une telle conception du fonctionnement et de la gestion de la caisse des assurances sociales.

Si nous ne pouvons espérer que cette caisse soit financée par les prélèvements opérés sur les bénéfices patronaux seuls, si nous sommes obligés, actuellement, d’accepter, malgré nous, la nécessité de la contribution ouvrière, nous demandons, par contre, l’autonomie absolue de cette caisse des assurances sociales. Il n’est nullement besoin que l’État mette son nez dans une affaire où il n’apporte rien.

Puisque seuls les ouvriers et les patrons vont verser dans cette caisse, il leur appartient de l’administrer.

Et là je vais soutenir un raisonnement qui va, sans doute, à première vue, scandaliser mes camarades.

Je demande que le versement de l’ouvrier soit très légèrement supérieur à celui du patron, de 1%, par exemple.

Pourquoi ? Mais, c’est injuste ! va-t-on me dire.

Evidemment, c’est injuste, comme il est injuste que l’ouvrier verse, alors que c’est le patron qui profite de son effort et qu’il ne paye pas cet effort à sa valeur.

Qu’on me suive un moment et on comprendra pourquoi je suis partisan d’un versement supérieur de l’ouvrier !

J’ai dit plus haut que je craignais, avec raison j’estime, que les fonds de la caisse des assurances sociales ne servent à d’autres fins qu’à celles auxquelles elles sont destinées.

Le danger ne disparaîtra pas du fait que l’État sera éliminé, que seuls les patrons et les ouvriers resteront en présence, même en nombre égal.

Il suffirait, en effet, aux patrons de « convaincre » un représentant ouvrier à leur point de vue pour avoir partie gagnée.

C’est ce que je veux éviter en instituant le versement ouvrier supérieur au versement patronal. De cette façon, il sera possible d’avoir un nombre de délégués ouvriers relativement supérieur à celui des délégués patronaux. En fait, ce sont les ouvriers, qui administreront la caisse.

Au lieu d’utiliser les ressources de cette caisse pour les besoins de l’État, pour faire la guerre peut-être, à la seule condition de payer les assurances prévues, on ne permettra pas aux patrons et à l’État — ce qui est tout un — de disposer des énormes capitaux de la caisse des assurances.

Il sera alors possible d’augmenter, j’en suis certain, le taux de l’assurance. S’il y a de l’excédent, si on veut réaliser une partie du capital, il sera loisible de le faire en construisant des maisons ouvrières, des asiles confortables pour les vieillards, des cliniques et des stations climatiques pour les malades, des colonies de vacances pour les enfants, des lieux de repos pour les travailleurs fatigués.

Ce serait le seul moyen de tirer des assurances sociales le maximum, en ce moment.

J’espère qu’on comprendra la nécessité du contrôle d’une telle œuvre dont la portée dépasse le cadre qui lui est actuellement assigné et qu’on se rendra compte des raisons qui obligent le mouvement ouvrier à ne pas se désintéresser de cette question.

P. BESNARD.


ASSURANCES SOCIALES

Origines. — Un réactionnaire n’est pas forcément adversaire de toute réforme sociale. Disons même que la réaction, la vraie, la dangereuse, se révèle maintenant sous des formes qu’on n’aurait pu prévoir il y a quelques dizaines d’années. Certes, de tout temps, réaction a toujours voulu dire opposition à tout progrès, effort de retour au passé ; mais, en fait, la réaction c’était le bonapartisme, ou le royalisme, ou le militarisme, ou le catholicisme. Aujourd’hui, l’on peut être réactionnaire et s’accommoder volontiers de la république, à forme politique même soviétique, et du mépris universel de tous les dieux.

C’est que l’évolution économique — par le perfectionnement des moyens de travail qui a donné naissance à l’automatisme de la fonction professionnelle ; par l’augmentation de la production et l’accroissement de la rapidité des échanges qui ont augmenté les facultés de consommation et la somme de confort humain — a développé dans les âmes le matérialisme. C’est que la concentration industrielle, commerciale et financière, engendrée par les découvertes scientifiques de ce dernier siècle, a fait surgir de formidables associations, une véritable féodalité nouvelle, plus restreinte que l’ancienne, mais aussi à la fois plus puissante parce que plus matérielle et plus brutale, parce que plus anonyme et sans tradition. Féodalité qui impose sa volonté à tous les parlements et à tous les gouvernements, dans la mesure où le prolétariat est inorganisé et impuissant, et où l’esprit de liberté est insuffisant dans l’ensemble de la population.

La poignée d’hommes qui compose cette force de domination a compris qu’elle ne pouvait raisonnablement et efficacement s’opposer à une évolution que le développement des moyens de communication et de l’instruction populaire contribue encore à précipiter. Elle ne se dresse plus aussi vigoureusement que dans le passé, à une époque où elle-même n’était encore qu’à l’état de formation, contre toute réforme sociale ; elle sait d’ailleurs qu’un meilleur aménagement des moyens de production permettra d’en supporter facilement les charges. Son objectif permanent, son ambition c’est de faire renaître, à son profit et dans tout son absolu, le principe d’autorité.

N’est-il pas remarquable que, depuis la fin de la guerre, le patronat ait dépensé des sommes énormes pour l’édification de logements ouvriers ? Qu’il consacre des millions chaque année à l’alimentation des services d’allocations familiales ? Personne ne l’y a obligé ; aucune loi ne le lui a imposé ; il pouvait utiliser ses bénéfices à autre chose, par exemple à subventionner certaines œuvres et institutions ; quant à l’obliger à les mettre, sous forme d’impôts, à la disposition de la collectivité, sans doute la situation actuelle constitue-t-elle, à cet égard, une indication suffisante... Ces messieurs savent à quoi s’en tenir sur l’audace d’esprit et le courage des « grands hommes » de notre époque.

A-t-on suffisamment observé que le patronat, qui prit de lui-même ces initiatives coûteuses, aurait combattu vigoureusement tout effort de l’État tendant au même but ? Oh ! loin de moi l’idée de prétendre que l’État actuel, centralisé et froidement administratif, nous donne assez de garanties de souplesse et de compétence. Mais il est évident que le patronat ne dénonce son incompétence que pour y substituer sa propre autorité.

Celle-ci s’exerce déjà sur l’ouvrier au cours de son travail ; elle doit s’exercer jusque dans sa vie familiale. L’ouvrier subit déjà la servitude ; il doit être plongé dans une atmosphère d’humiliante philanthropie. L’ouvrier peut encore s’élever au-dessus de ses intérêts matériels et se livrer à l’évocation d’un noble idéal ; il faut que son horizon soit limité aux quatre murs de son atelier.

Tel est l’un des aspects principaux de la nouvelle réaction.

Dès lors l’on comprend qu’il n’ait pas été nécessaire que les organisations ouvrières mènent campagne pour que la question des Assurances sociales fut posée. Et que le dépôt d’un projet de loi tendant à l’institution de cette réforme ait été le produit de l’activité personnelle d’un homme pour lequel nous avons quelques raisons de n’avoir aucune sympathie, et de l’initiative d’un gouvernement.

Après la guerre, M. Millerand fut nommé commissaire de la République en Alsace-Lorraine. La population était indécise, tiraillée par les germanophiles d’un côté, par les francophiles de l’autre. Les pangermanistes préconisaient habilement la constitution des deux provinces en État neutre, soi-disant destiné à amortir les chocs entre la France et l’Allemagne. Il fallait acquérir le maximum de sympathie, faire des promesses, prendre des engagements, préparer enfin l’unification des législations, alsacienne et lorraine d’une part, française de l’autre. Le représentant du gouvernement français n’hésita pas à promettre formellement que les assurances sociales, appliquées depuis une quarantaine d’années en vertu de la législation allemande en Alsace-Lorraine, seraient étendues par une loi à l’ensemble de la population ouvrière française.

Mais, répétons-le, le geste du futur Président de la République française et celui, consécutif, du gouvernement, n’étaient pas en opposition formelle avec l’esprit des grandes organisations économiques. Celles-ci n’avaient-elles pas, d’ailleurs, pour les guider, l’exemple de Bismark faisant voter, dès 1884, d’importantes réformes sociales pour assurer la tranquillité grâce à laquelle la nation allemande pourrait se développer économiquement ?

C’est bien, en effet, dans cet esprit que le grand artisan de l’unité impériale s’engagea dans cette voie. C’est dans le même esprit que politiciens et patronat français l’ont imité.

Est-ce à dire que les assurances sociales et toutes réformes sociales sont à condamner ? C’est discutable. Pour moi, ne serait condamnable que l’oubli que toute réforme n’est que l’atteinte d’un nouveau degré de développement de la personnalité ; et que, ce degré atteint, il est du devoir de tous de partir à de nouvelles conquêtes, sur le monde et sur nous-mêmes.

Quelques principes. — L’assurance est le geste par lequel une personne se prémunit contre les conséquences matérielles des risques dont elle peut être victime.

L’assurance d’un risque suppose la détermination de trois éléments essentiels : la valeur matérielle du risque, son degré de probabilité de réalisation et, compte tenu de ces deux éléments, l’importance des ressources nécessaires pour n’en subir les conséquences que dans une mesure donnée.

L’assurance a donc, à la fois, une qualité morale, par la sécurité qu’elle engendre, et sociale, par la garantie de continuité de la fonction qu’elle permet.

Mais l’assurance comporte toujours à son origine l’effort individuel de l’intéressé. L’on s’assure soi-même. Et même quand on verse son argent pour cela à une Compagnie ; même quand, sous forme de réduction de la somme à verser, l’on bénéficie de l’effort collectif, c’est le versement opéré par soi-même qui caractérise l’assurance. Les formes du fonctionnement, par exemple de celui des Sociétés, ne sont que des moyens de rendre des capitaux productifs d’une part, et, d’autre part, de limiter les charges individuelles par la solidarité. Que ces louables opérations profitent à quelques aigrefins, c’est sans doute déplorable ; mais cela doit simplement nous indiquer une fois de plus que notre devoir est de lutter pour transformer un état de choses en vertu duquel certains s’enrichissent des actions les plus utiles et les plus généreuses.

Même dans la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, cette caractéristique de l’assurance est révélée.

Avant qu’elle existe, l’ouvrier n’avait que le droit de poursuivre son employeur aux fins de dommages-intérêts, lorsqu’il pouvait prouver que l’accident dont il était victime était dû à une faute de celui-ci. Il n’y avait lieu qu’à l’application des principes fondamentaux de notre Code Civil qui repose essentiellement sur la notion de responsabilité personnelle, produit de la liberté individuelle à laquelle la Révolution de 1789 fut consacrée. Hors de là, l’ouvrier pouvait toujours s’assurer personnellement contre les accidents. Quand cette loi fut discutée au Parlement, cette notion de responsabilité ne fut pas oubliée. Le développement du machinisme et l’organisation de plus en plus accentuée du travail collectif augmentèrent les responsabilités de l’employeur en matière de sécurité et de l’idée de protection. De là le caractère forfaitaire de cette loi qui n’attribue à l’accidenté qu’une indemnité ou une rente sensiblement inférieure à son salaire. Un parlementaire de cette époque était allé jusqu’à établir une évaluation — évidemment fantaisiste — mais qui ne fut pas sans effet, des responsabilités patronale et ouvrière et des causes inconnues qui sont à l’origine des accidents du travail.

Lorsqu’on parle d’assurance, il ne s’agit donc pas simplement de protection par autrui, de philanthropie, de bienfaisance, d’assistance, de distribution de secours, d’aumônes par des personnes charitables, des œuvres privées ou des institutions publiques. Pour moi, d’où que viennent les secours, c’est la même chose ; il y a, pour le travailleur, producteur de la richesse publique, autant d’inconscience, de renoncement et d’humiliation dans le geste qui consiste à implorer protection contre la misère qu’il y en a pour le misérable invalide et déchu à tendre la main sur la voie publique. Mais nous n’avons parlé que d’assurance proprement dite, sans lui donner un qualificatif, sans lui attribuer un caractère particulier ; nous ne l’avons envisagée que sous son aspect principal d’acte individuel de prévoyance.

Dans l’assurance dite sociale, à la notion de responsabilité s’ajoute l’idée de solidarité, et si, comme nous le verrons, dans le projet de loi en discussion, l’idée de protection est incluse, les organisations ouvrières ne l’ont pas désirée.

L’assurance sociale est donc, en premier lieu, conditionnée par l’accomplissement du geste individuel de prévoyance du risque à assurer et de préservation des conséquences de la réalisation éventuelle de ce risque. C’est la contribution de l’assuré aux ressources de l’assurance.

Elle est, en second lieu, caractérisée par une organisation qui permet le maximum de solidarité entre les assurés à leur profit exclusif. A-t-on remarqué que les compagnies privées d’assurances font l’assurance contre la foudre, la grêle, l’incendie, l’accident, l’assurance décès, etc., mais ne font jamais l’assurance maladie ? C’est que l’importance de ce risque et sa variabilité engendrent des aléas tels que les calculs et les prévisions actuels les plus précis sont insuffisants à fournir à une Société privée toutes garanties, qu’elle fera toujours face à ses obligations.

Et la solidarité, à la fois dans le temps et dans l’espace, permet une certitude que ne permettent pas les prévisions financières les mieux établies.

Enfin, pour être vraiment sociale une assurance doit être non seulement une opération d’équilibre entre des prévisions de recettes et des prévisions de dépenses, elle doit surtout permettre la constitution de puissants moyens de préservation contre l’invalidité et de lutte contre celle-ci quand elle n’a pu être évitée.

On raconte qu’en Amérique une société d’assurance s’attaqua résolument à la lutte contre la tuberculose. Au bout de quelques années, la morbidité et la mortalité par tuberculose avaient diminué dans de telles proportions que cette société réalisa d’importants bénéfices. Quels qu’aient été ceux-ci, il est évident que la partie sociale de son activité était ainsi considérablement accrue.

Résumons-nous donc. L’assurance est essentiellement un acte individuel de prévoyance. Elle est sociale dans la mesure où elle est basée sur la solidarité (elle est parfois conditionnée par elle) et où elle permet une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Organisation de l’assurance. — Ces principes établis, toute la conception de l’organisation de l’assurance sociale en découle.

Acte individuel de prévoyance ? Par conséquent, ressources de l’assurance fournies par les intéressés eux-mêmes. On peut discuter des avantages et des inconvénient du fait appliqué actuellement ; sur le principe il n’est pas une discussion possible : n’est révolutionnaire que ce qui aboutit au développement de la personnalité, à l’affranchissement de l’individu de tous préjugés, de toutes contraintes morales. L’institution des allocations familiales, qui a diminué les soucis familiaux des ouvriers n’a pas été une œuvre révolutionnaire. Le fait que les ouvriers qualifiés des États-Unis ont des conditions de vie matérielle meilleures que les nôtres, ne prouve pas que ceux-ci ont atteint un degré d’affranchissement plus élevé que le nôtre. Il m’apparaît que le gouvernement russe a, du point de vue révolutionnaire, commis une grosse erreur en essayant d’instituer une vaste assistance d’État. Bien imprudents, sinon coupables, seraient ceux qui, dans les conditions de vie humaine, négligeraient l’élément moral. Et à quelle contradiction se livreraient, ce faisant, ceux qui n’ont que mépris pour la matérialité de la vie, et qui, leurs besoins corporels simplement et modestement satisfaits, n’ont de plaisir qu’aux satisfaction de l’esprit à l’évocation de la pure idéologie ! Si, pour moi, la personnalité morale et intellectuelle de l’homme passe par dessus tout, je repousse toute forme d’organisation de vie matérielle, aussi avantageuse soit-elle, qui est conditionnée par l’humiliation.

En fait, la meilleure façon de répondre à toutes les objections que soulève la contribution des assurés à la constitution des ressources de l’assurance est encore de poser cette autre question :

« La réalisation de cette réforme est-elle désirable, même en régime capitaliste ?

Si oui, convenons simplement que les ressources nécessaires ne peuvent être tirées que du produit du travail.

Nous n’avons jamais été naïfs, je présume, au point de supposer qu’il était possible de diminuer les bénéfices patronaux. Si l’autorité ouvrière ne s’accroît qu’en raison de l’autorité patronale, par contre la vie ouvrière s’améliore en raison non pas de l’appauvrissement patronal, mais de l’augmentation de la somme des produits livrés à la consommation générale. Et nous savons bien, quand nous luttons syndicalement pour conquérir des avantages nouveaux en faveur de la classe ouvrière, que ceux-ci ne sont pas conditionnés par une infériorisation des conditions de vie du patronat, mais qu’ils détermineront un effort nouveau de destruction de la routine dans l’organisation de la production.

Donc, prétendre que les ressources de l’assurance doivent être recherchées dans un prélèvement sur les bénéfices exagérés du patronat est un grossier non-sens.

Le même raisonnement peut être tenu, sous une forme différente, en ce qui concerne l’alimentation des institutions d’assurance par les produits d’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu. I1 est remarquable que ceux qui formulent cette proposition sont ceux-là mêmes qui reprochaient à la C. G. T., il y a trois ans, de défendre le principe de l’impôt direct. Nous avions pourtant une raison de préférer l’impôt direct à l’impôt indirect. Et, cette raison, nos adversaires ne l’ont pas. C’était, non pas que le premier pèserait plus lourd sur le capitaliste et moins lourd sur l’ouvrier, mais que, le contribuable devant le payer lui-même, personnellement, il en sentirait beaucoup plus le poids que celui de l’impôt indirect qu’il paie sans s’en apercevoir... autrement que par l’augmentation du coût de la vie qui résulte de son propre accroissement ; qu’ainsi sa vigilance serait mieux tenue en éveil, son désir de contrôle en serait augmenté. En temps normal, c’est là que réside la vertu essentielle de l’impôt direct, et non dans une diminution des charges de l’un et une aggravation des charges de l’autre.

Donc, prétendre qu’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu, pour l’objet qui nous préoccupe, éviterait que la classe ouvrière supporte les frais de l’assurance est une absurdité.

Supprimer les dépenses inutiles de l’État ? Par exemple, les budgets de la guerre et de la marine ? Alors, si nous en croyons la « vérité révolutionnaire », il faut supprimer le régime capitaliste. Et nous sortons des cadres que nous nous sommes tracés, puisque nous avons admis l’hypothèse de la réalisation des assurances sociales, même au sein de l’organisation sociale actuelle.

Faut-il donc se résigner, demandera-t-on, à subir cette alternative : ou bien retarder l’application de cette réforme, se condamner à vivre dans l’incertitude du lendemain jusqu’après la Révolution sociale qui supprimera le patronat et le salariat ? Ou bien subir une aggravation des conditions des travailleurs ?

D’abord accepter le premier terme de cette alternative serait se condamner à combattre toute réforme sociale : il n’en est pas qui ne soit coûteuse, soit directement, soit par incidence.

Quant au deuxième, examinons-le plus attentivement. Est-il bien sûr qu’il se présente ? Jusqu’à maintenant, le moyen le plus équitable que l’on ait trouvé de constituer les ressources de l’assurance a été de les demander à la fois au patronat, à l’État et aux assurés. Si les données du problème, telles qu’elles sont présentées dans les projets ou dans les lois, étaient confirmées par la réalité, les charges familiales de l’ouvrier seraient sensiblement diminuées, puis-qu’actuellement, quand il est invalide, il reste sans ressources, tandis que dans ce cas il aurait droit à des secours importants. Mais le patronat ne prélèvera pas sa part de contribution sur les bénéfices ; les frais généraux des entreprises étant augmentés, les prix de vente des produits le seront dans la même proportion. De même, les dépenses de l’État ne peuvent s’accroître que dans la mesure de l’accroissement de ces recettes : le contribuable paiera.

Alors l’ouvrier devrait subir, soit comme salarié, soit comme consommateur, 10 % de diminution de ses conditions actuelles d’existence. L’exagération même de ce chiffre suffirait à nous indiquer que cette conclusion est fausse.

Il en sera, de cette réforme comme de toutes les autres ; il y aura rétablissement d’un rapport entre le salaire et les charges correspondant aux besoins.

La journée de huit heures, là où elle fut appliqué, même avant qu’une loi oblige les employeurs à réajuster immédiatement les salaires, n’a jamais aggravé la gêne des ménages ouvriers.

Une erreur que nous devrions dénoncer sans cesse est celle qui fait croire que les conditions d’existence ne sont fonction que des conditions de rémunération.

Une vérité qu’il faudrait répandre avec persévérance, c’est que les conditions de rémunération sont fonction des besoins des individus.

La grande valeur de la journée de huit heures, et de la diminution de longueur de la journée de travail en général, réside non pas dans la diminution de la fatigue physique du bénéficiaire qui en résulte, mais surtout dans l’augmentation des loisirs et des besoins, dans l’amélioration des conditions générales de vie et le développement du sentiment de dignité qui en est l’heureuse conséquence.

Mais si, ni le patronat, ni l’État, ni la classe ouvrière ne sont appelés à supporter les charges financières de l’assurance, qui les supportera ? Je le répète : il en sera de cela comme de toute autre réforme : c’est dans les produits du travail, avant toute répartition entre patrons, État et ouvriers que seront trouvées les ressources nécessaires. Et dans de nouveaux aménagements de la production, aboutissant à une nouvelle augmentation de celle-ci, que seront puisés les moyens de faire face aux besoins nouveaux des individus.

C’est parce qu’elle était convaincue de cela que la C. G. T. exprima un jour l’opinion que les ressources devraient être tirées, non pas de versements particuliers effectués par les uns et les autres, mais d’un prélèvement sur la production.

* * *

L’individu qui reçoit un secours n’a aucun droit, il devient l’obligé d’autrui. Sur le fonctionnement des services qui lui viennent en aide, l’assisté n’a aucune autre faculté de contrôle que celle qui lui est reconnue en qualité de citoyen. Par contre de l’effort personnel découle une notion de droit. Celui qui verse de l’argent éprouve le désir de savoir ce qu’il en advient. De là la nécessité, en matière d’assurance, de prévoir une organisation qui remette l’administration générale et la gestion des fonds entre les mains des intéressés.

En France — j’écarte de mon examen les imperfections des institutions existantes — la Caisse des Retraites des ouvriers mineurs, par exemple, est administrée par un Conseil dans lequel entrent des représentants des Compagnies de mines et des représentants des ouvriers. Les innombrables sociétés de secours mutuels (on dit qu’elles sont une vingtaine de mille) sont dirigées par les représentants élus des cotisants. L’assurance sociale ne pourra exister qu’à condition de reposer sur les institutions spéciales administrées par les représentants des participants.

Le fait d’imposer une contribution patronale et une contribution ouvrière implique donc qu’en principe patrons et ouvriers doivent être appelés à participer à l’administration des institutions d’assurance. La participation ouvrière à la gestion n’est pas sans valeur ; elle constitue un élément important de supériorité de l’assurance sur l’assistance. Mais le prélèvement sur la production aurait permis de justifier que l’administration et la gestion de l’assurance soient remises entre les mains des seuls artisans directs de la production.

Dans l’assurance simple, l’assuré n’a d’avantages qu’en raison de l’effort qu’il a personnellement accompli, et les charges qu’il subit sont d’autant plus lourdes que les risques qu’il encourt sont plus importants.

Dans l’assurance sociale, l’organisation et les conditions de fonctionnement doivent être telles que celui qui est favorisé par le sort ou les circonstances intervienne en faveur de celui qui est défavorisé.

Il est des professions et des régions où l’on risque beaucoup plus la maladie que dans d’autres, parce qu’elles sont particulièrement malsaines. L’assurance étant plus coûteuse, la prime à verser, c’est-à-dire la cotisation devrait être plus élevée ; dans l’assurance sociale, la même cotisation est demandée à tout le monde ; les prévisions de dépenses sont alors établies, non pas pour telle ou telle catégorie de population, mais pour la totalité.

De là une tendance générale, chez tous ceux que ne guide que le souci de réaliser une œuvre largement sociale, à préférer le cadre local ou régional au cadre professionnel pour l’organisation de l’assurance.

L’organisation la plus rationnelle sera donc celle qui, imposant à tous les mêmes obligations, réunira en de mêmes groupements les assurés de toutes professions.

Mais ces groupements, avons-nous dit, doivent être gérés par les représentants des intéressés. D’autre part, et surtout en matière d’assurance-maladie, un contrôle doit être exercé pour limiter autant que possible les abus ; la solidarité ne doit pas permettre à des égoïstes de profiter sans réel besoin de l’effort d’autrui. Tout cela ne peut être qu’à condition que le champ d’action de l’institution d’assurance soit raisonnablement limité.

Si, par exemple, l’on doit constituer des Caisses d’assurance, le champ de recrutement et d’action de celles-ci devrait comporter une circonscription correspondant à un nombre relativement restreint d’assurés, de telle façon que ceux-ci puissent connaître suffisamment les conditions de fonctionnement de la Caisse de laquelle ils font partie.

* * *

Mais nous avons dit que la troisième condition pour que l’assurance soit véritablement sociale — était qu’elle réalise une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Cela suppose une organisation créant une autorité morale suffisante pour influer sur la nature et l’importance des mesures d’hygiène ; une concentration de moyens financiers telle que l’on puisse multiplier les hôpitaux et les divers établissements de soins, les perfectionner, leur permettre de fonctionner dans des conditions vraiment acceptables.

A cet égard, il est remarquable que la France soit actuellement l’un des pays où la mortalité est la plus considérable. Il est évident — malgré qu’aucune statistique n’existe — que le degré de morbidité est excessif. Et pourtant il est non moins indiscutable que nous jouissons, dans l’ensemble, d’un climat particulièrement favorable. Le rapporteur du projet de loi d’assurances sociales devant la Chambre, dans la législature 1919–1924, estimait que, si le taux de mortalité en France était ramené à ce qu’il est dans la plupart des pays étrangers ayant atteint un stade équivalent de civilisation, nous économiserions 213.000 vies humaines tous les ans. L’on peut calculer les bénéfices qui en résulteraient pour l’économie nationale. Je m’en tiens à une appréciation simplement humanitaire, sentimentale : que de peines, que de douleurs seraient ajournées et souvent évitées !

Combien d’enfants, combien d’adultes seraient sauvés, si l’on envoyait périodiquement les premiers à la campagne, à la mer, à la montagne, si toute personne, dès les premiers symptômes d’une affection, avait la possibilité de se reposer, de se soigner vigoureusement et ainsi d’éviter que la maladie redoutée exerce ses ravages !

Tous les spécialistes de l’assurance sociale du monde entier se sont prononcés pour une centralisation, aussi prononcée que possible, de l’organisation de celle-ci. En Tchéco-Slovaquie, notamment, l’on créa à l’origine une multitude de caisses d’assurances ; un an après, une grande partie avait disparu par fusion au sein d’organismes plus importants.

De l’exemple des diverses nations qui ont précédé la nôtre dans cette voie, une indication très nette semble découler : dans une assurance couvrant à la fois les risques maladie, invalidité et vieillesse, l’organisation la plus rationnelle serait celle qui comporterait à sa base, pour l’assurance-maladie, des caisses locales, et pour les assurances invalidité et vieillesse, des caisses départementales, le tout réuni dans un organisme unique.

C’est-à-dire, dans chaque localité englobant un minimun de x... habitants, faculté de constitution d’une caisse d’assurance-maladie ; les délégués, dans le département, de toutes les caisses maladie, constituant l’Union départementale des caisses d’assurances chargées de l’assurance invalidité et vieillesse, et possédant pour cela la personnalité juridique nécessaire.

L’assurance vieillesse comporte en effet une concentration formidable de capitaux, la constitution de disponibilités financières suffisantes pour développer les institutions hospitalières, créer les préventoriums, sanatoriums, etc., en un mot, donner à la science médicale les moyens de lutter efficacement pour diminuer l’immense douleur humaine.

* * *

Enfin, si nous admettons que l’assurance sociale est conditionnée par la solidarité, que la régularité de son fonctionnement financier est conditionnée elle-même par une certaine stabilité du taux général de morbidité et de mortalité, il en résulte la nécessité de prendre toutes mesures susceptibles de maintenir une composition des effectifs d’assurés sensiblement identique à celle qui, à l’origine, a servi de base à l’établissement des prévisions financières.

Que, du fait de la faculté qui serait laissée à chacun d’accepter ou de refuser l’assujettissement à la loi, la proportion des assurés à faible santé soit plus élevée que la proportion des individus à faible santé dans l’ensemble de la population, et le coût de l’assurance sera d’autant plus considérable et, à ressources égales, les avantages d’autant moins importants pour les intéressés.

L’obligation d’assujettissement est apparue comme le meilleur moyen d’empêcher l’action néfaste des égoïsmes imprévoyants et d’assurer la stabilité désirable.

Enfin, comment rendre cette obligation effective, unanime et certaine ? En prévoyant des sanctions contre les assurés qui ne voudraient s’y plier ? Outre que ces sanctions seraient rendues impuissantes par l’excessive multiplicité des contraventions volontaires, une telle méthode se heurterait aux innombrables négligences. Et puis, quelles sanctions appliquer aux contrevenants insolvables ?

Le moyen considéré comme le plus pratique consiste à obliger l’employeur à prélever sur les salaires de ses ouvriers et employés les sommes correspondantes au montant de la contribution à laquelle ils sont légalement astreints et à les envoyer, avec le montant de ses propres contributions, à l’organisme d’assurance. Ceci sous sa responsabilité. C’est ce que l’on appelle le pré compte.

* * *

En résumé, la conception rationnelle de l’organisation de l’assurance sociale serait, dans ses grandes lignes, la suivante, compte tenu des nécessités auxquelles nous sommes soumis dans une organisation générale, imparfaite de la société :

Prélèvement, par l’employeur, sur le salaire de ses ouvriers et employés, des sommes correspondantes au montant des contributions dues par eux.

Transmission, par l’employeur, du montant de ces sommes et de ses propres contributions à un organisme départemental ou régional.

Cet organisme, chargé de la répartition entre les diverses branches et caisses d’assurances et de la gestion des fonds, serait l’émanation directe d’institutions locales. Il serait administré par les délégués élus de ces institutions.

Ces dernières auraient pour tâche d’assurer le fonctionnement de l’assurance-maladie (rapports avec les médecins, les établissements hospitaliers, contrôle, etc.) et de distribuer aux ayants-droit les diverses prestations.

L’Union départementale ou régionale, outre le recouvrement, la gestion et la répartition des fonds, serait chargée d’assurer le fonctionnement de l’assurance-invalidité et de l’assurance-vieillesse.

Chacun de ces organismes aurait enfin la personnalité juridique et serait par conséquent totalement responsable de ses opérations.

* * *

L’assurance sociale, en France, est en voie de réalisation.

Observons qu’un projet de loi, établi par le gouvernement en 1920, est encore, en 1926, pendant devant le Sénat !

La C.G.T. s’en est activement occupée. Elle a mené une campagne ardente dans le pays. Elle fut d’ailleurs à peu près seule à le faire. Elle a défendu longuement et vigoureusement la conception dont les lignes générales sont ci-dessus résumées. Cette action ne fut pas inutile ni totalement inefficace. On lui a parfois reproché de sortir de son rôle, de dévier dans le sens du mutualisme. Erreur profonde !

Créer un vaste service social et en faire assurer la gestion par l’ensemble de la collectivité est une action inspirée d’un esprit heureusement bien différent de l’esprit mutualiste traditionnel.

Les mineurs ne sont pas mutualistes parce qu’ils s’intéressent à leurs Caisses de secours et à leurs services de retraites.

Et nous ne pouvons croire que faire bénéficier les travailleurs français des conditions de quiétude et de sécurité dont bénéficient les travailleurs de la plupart des autres pays aura pour effet d’entraver leur développement moral et intellectuel.

Bien au contraire.

A. REY.

ASTROLOGIE

n. f. du grec : astron, astre, et logos, discours

L’astronomie est l’art de prédire les événements d’après l’inspection des astres et la connaissance de leur influence. On sait que les Chaldéens furent les premiers à étudier les astres et à observer leur mouvement. Mais ils ne se bornèrent pas à cette étude. Ils y ajoutèrent des notions conjecturales relatives à l’influence de ces astres sur le monde terrestre et les êtres vivants. Tout un système fut bâti peu à peu sur ces notions, système d’après lequel pour savoir le passé et l’avenir d’un homme, il faut établir le thème de sa nativité, c’est-à-dire reconstituer l’état du ciel à l’instant de sa naissance. Après avoir été étudiée en Chaldée, l’astrologie fut successivement étudiée en Egypte, en Grèce, en Italie, puis dans tout l’Occident de l’Europe. Elle est persécutée au Moyen Age et les astrologues sont pourchassés comme des sorciers. C’est à cette époque cependant qu’elle jouit de son plus grand prestige. Elle atteint son apogée au XVIe siècle. Il fut un moment où chaque prince avait un astrologue à sa cour. Puis l’influence de l’astrologie s’éteignit peu à peu. Toutefois des savants, comme Cardan, Tycho-Brahé, Kepler continuèrent à s’y intéresser. Mais au XVIIè siècle ce fut une rapide décadence. Malgré les efforts de quelques groupes qui s’en occupent encore de nos jours, l’astrologie peut être mise, avec l’alchimie, au rang des sciences mortes. — On emploie parfois comme synonyme d’astrologie le mot astromancie, n. f. (du grec astron, astre, et manteia, divination).

ASTRONOMIE

Le plus malfaisant des livres, la Bible précise et résume le mieux la conception géocentrique et anthropocentrique qui a fait, pour le malheur de l’humanité, de notre planète le centre de l’univers et de l’homme le roi de la Terre.

D’après la conception géocentrique, la Terre est plate et le Soleil, la Lune, ainsi que tous les astres tournent autour d’elle.

Cette cosmologie est encore à la base du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam, dont le Dieu féroce et sanguinaire créa, au commencement, les cieux et la terre, ensuite la lumière, puis il fit deux grands luminaires : le plus grand luminaire pour dominer sur le jour, et le moindre pour dominer sur la nuit ; il fit aussi les étoiles et les mit dans l’étendue des cieux, pour luire sur la terre. Après cela, Dieu créa les poissons, les oiseaux et les autres animaux et finalement l’homme à son image et la femme à celle de l’homme pour bien marquer son infériorité. Il les chassa ensuite du paradis, où il les avait placés, pour avoir mangé les fruits de l’arbre de la vie et s’être livrés aux joies des sens.

Savoir et aimer, c’est là le fameux péché originel pour lequel Adam et Eve furent condamnés avec toute leur descendance, les hommes à travailler à la sueur de leur front, les femmes à enfanter dans la douleur.

Mais l’homme, dont l’ignorance et l’épouvante des phénomènes qu’il ne savait pas s’expliquer et encore moins combattre avaient créé les dieux, parvint aussi à les maîtriser par un antidote puissant, la science. Heureusement il était moins féroce que les monstres qu’avait enfantés son cerveau apeuré et le besoin de repos, de rêve, de méditation et de réflexion fraya la voie à la plus belle des sciences, l’astronomie.

C’est sous le ciel étoilé des rives de la Méditerranée que naquit la science des astres qui enseigna à l’homme le rythme des saisons, l’harmonie des mouvements célestes et la grande solidarité de la nature en éternel devenir, promesse et gage de fraternité universelle.

C’est en Chaldée qu’on a trouvé les plus anciens parchemins de la noblesse de l’astronomie et qu’on a pu reconstituer la plus vieille date historique que nous possédons. L’éclipse choisie par ce peuple comme point initial d’un des cycles lunaires nous ramène à 13.442 années avant l’an 1900 et on admet que cette date correspond à une coïncidence entre une éclipse solaire et le lever de l’étoile Sirius.

Les Chaldéens imaginèrent les premiers la division du cercle en 360 degrés, du degré en 60 minutes, de la minute en 60 secondes et de la seconde en tierces. Ils créèrent la science astronomique et ce sont eux qui, dans leurs calendriers, divisèrent l’année en 365 1/4 jours, en 12 mois, la semaine en 7 jours consacrés aux sept planètes connues alors ; le jour en 24 heures, l’heure en 60 minutes et la minute en 60 secondes. Les Chaldéens furent aussi des navigateurs émérites et la preuve qu’ils ont été dans les régions équatoriales résulte du fait qu’ils racontent avoir vu l’étoile polaire à l’horizon.

Il y a environ 4200 ans, des émigrants occidentaux, les Bak-Sing, avaient fait leur entrée en Chine par les frontières du Nord-Ouest. Ces émigrants ont dû passer par les voies qui devinrent plus tard et dès l’antiquité les deux grandes routes qui liaient l’Occident à l’extrême-Orient. Ces routes sont celles du Jade, qui passait par le midi (lat. 40 à 45) et celle de la Soie, qui passe par Terek-Davan.

Ces Bak-Sing, représentants du peuple des Bak, vivaient autrefois en Chaldée, sur le bas fleuve de l’Euphrate et ont, dans leurs diverses étapes, laissé leur nom à beaucoup de vflles et de lieux, tels que Bac-Tres, Bactriane et Bagdad.

Ce sont ces Bak qui ont importé en Chine les arts, les métiers et l’écriture ; c’est d’eux également que les anciens Chinois apprirent à preciser la longueur de l’année solaire et à la diviser en 12 mois et 4 saisons. L’ère chinoise remonte à 2637 ans avant Jésus-Christ ; le siècle chinois vaut 60 ans, les mois chinois sont lunaires et subdivisés en périodes de 7 et 5 jours et la journée est partagée, irrationnellement comme chez nous, en deux fois 12 heures (Depuis la République, la Chine a pris le calendrier grégorien.). C’est en se croisant avec les aborigènes que les Baks, peuple chaldéen, formèrent l’admirable nation chinoise.

Plusieurs éclipses observées par les Chinois dès les temps les plus reculés et leur connaissance depuis mille ans avant Jésus-Christ du Gnomon, c’est-à-dire de l’instrument qui sert à mesurer la hauteur du Soleil et à marquer les heures, en indiquant la longueur et la direction de l’ombre projetée, les tables astronomiques,qui remontaient à une haute antiquité trouvées chez les Indiens, des monuments couverts de signes astronomiques et l’orientation parfaite, astronomique également, des pyramides chez les Egyptiens, font remonter l’astronomie aux premiers temps de l’histoire.

Mais c’est aux Grecs surtout, à ce peuple merveilleux de l’anquité, qu’il faut attribuer les premières notions véritablement scientifiques de l’astronomie. Pythagore admettait la sphéricité de la Terre tout en la considérant encore comme immobile au centre du monde et Hipparque, le plus célèbre des astronomes de l’école d’Alexandrie dont les travaux furent coordonnés par Ptolémée dans l’Almageste, découvrit le premier, vers 150 avant J.-C., la précession des équinoxes, partagea les cieux en quarante constellations, donna des noms aux astres, découvrir la parallaxe des planètes, détermina la latitude d’un grand nombre de lieux et fixa le premier degré de latitude aux Canaries.

L’astronomie véritablement scientifique était fondée et Cordou et Samarkand, c’est-à-dire la civilisation arabe et la plus fameuse école, vers 1420, sous Ulug-bey, de mathématique et d’astronomie préparèrent et hâtèrent la Renaissance, la découverte de l’imprimerie, de l’Amérique, de la circumnavigation, par Magellan, de la Terre en 1521 et la conquête scientifique des premiers éléments de la position exacte de notre planète dans l’Univers par Copernic, les lois de gravitation par Kepler et Newton et de la cosmogonie réelle par Laplace.

L’astronomie moderne est désormais la science des sciences, car en traitant des corps célestes, des étoiles et des astres, elle embrasse l’univers entier.

Contrairement aux religions, balbutiements infantiles, qui conçoivent le monde sous un angle dualiste avec un Dieu, monarque des monarques, régnant sur des hiérarchies grouillantes qui se superposent, se combattent et s’éliminent, l’Univers, pour la science moderne, est, selon la belle expression de Gœthe « weder Kern noch Schale, alles mit einemmale », c’est-à-dire cause et effet, centre et périphérie en même temps.

L’Univers est la République dans le temps et dans l’espace, la République sans Dieu ni maîtres qui n’obéit qu’aux lois naturelles qui lui sont inhérentes et dont l’analyse spectrale a prouvé, il y a une soixantaine d’années, l’unité constitutive.

La base constitutive de l’Univers : l’éther, matière translucide et extrêmement ténue qui remplit les espaces intersidéraux, est éternel et considéré comme invariable ; ses manifestations de vie, palpables pour nous, sont essentiellement transitoires, fugitives et toutes, depuis les voies lactées et les soleils géants jusqu’aux infiniment petits — il y aurait trente quintillions d’atomes dans un millimètre cube — soumis à la loi de la naissance, de la croissance, de l’apogée, du déclin et de la dissolution que nous appelons la mort.

Tous les astres sont égaux et dissemblables comme les feuilles d’un arbre.

Le temps éternel et l’espace infini, deux phénomènes procédant du même monos, n’existent pour nous que relativement à notre vie, qui ne dépasse guère un siècle, et à notre corps, dont le poids moyen, à l’âge adulte, varie de 50 à 80 kilos.

Tout concorde pour rendre plausible l’hypothèse qui voit dans la condensation de l’éther la genèse du monde stellaire.

Les grands corps célestes, les systèmes binaires et ternaires ainsi que notre Soleil, passent tous par cinq périodes caractéristiques d’évolution ascendante. La sixième période marque le commencement de leur déclin, précédant leur dissolution dans le substratum incréé de l’Univers, d’où, phénix éternels, ils ressuscitent de la poussière cosmique à des formes analogues mais rajeunies pour parcourir un nouveau cycle de vie stellaire depuis la nebuleuse gazeuse jusqu’à la comète, débris de mondes.

De ces six phases ou périodes d’évolution, les cinq premières, qui constituent la vie stellaire ascendante, peuvent être subdivisées en :

  1. Période de l’état gazeux incandescent. Cet état est caractérisé par une nébulosité diffuse ne présentant aucun indice de condensation et brillant d’une lueur uniforme bleuâtre qui va en s’éclaircissant légèrement vers les bords. Ces nébuleuses, qui donnent un spectre formé de raies brillantes ne pouvant pas être résolues en étoiles furent désignées par Herschel du nom de brouillard planétaire et constituent le substratum de l’Univers, qui sert de matière première à la formation des mondes.

  2. Période de la nébuleuse stellaire, c’est-à-dire période de la formation d’un noyau lumineux au milieu de la nébuleuse de plus en plus incandescente et de forme à peu près sphérique.

    Après une évolution de millions de siècles et pendant laquelle la nébuleuse stellaire, devenue étoile, a brillé, tels Sirius, Rigel ou Vega, d’un vif éclat blanc-bleuâtre à une température de 12.000 degrés environ, cette jeunesse stellaire entre dans la période suivante.

  3. Période qui est celle de la formation des «  taches », c’est-à-dire d’un premier commencement de refroidissement de la surface de l’astre.

    C’est l’âge de la maturité des étoiles. A cette catégorie d’étoiles, généralement jaunâtres, appartiennent notre Soleil, Capella, Arcturus, Procion. Ces étoiles, comme notre Soleil, ont une température moins élevée — 6.000 degrés pour l’astre du jour — et se font remarquer par l’altération que subit l’intensité de leur lumière.

  4. La quatrième période est celle des éruptions et correspond à l’état d’un astre couvert d’une écorce obscure et refroidie, mais encore trop ténue pour opposer un obstacle absolu aux éruptions que détermine la partie centrale du globe demeurée à l’état de fusion. Ces éruptions sont souvent d’une telle violence que le soleil, déjà prêt à s’éteindre, se transforme de temps en temps en brasier ardent.

    Les représentants de cette quatrième période se rencontrent parmi les étoiles rouges foncées à température de 3 à 4.000 degrés et surtout parmi les étoiles dites nouvelles.

    Depuis l’ère vulgaire, on a enregistré près d’une trentaine d’apparitions de ce genre. Nous citons parmi les plus remarquables : L’étoile nouvelle qui se fit voir dans la constellation de l’Aigle en 1380, et qui, après avoir brillé d’un éclat égal à Vénus, disparut à jamais après trois semaines de visibilité. En 1572, on aperçut une étoile nouvelle dans la constellation de Cassiopée que Tycho de Brahé a longuement décrite. Cette étoile, surnommée la Pelerine, était si brillante, qu’elle était visible en plein jour. En 1604, une étoile nouvelle se fit aussi voir dans le Cygne, elle s’éteignit en 1606. Le 31 janvier 1875 dans la constellation de l’Orion, en 1901 dans celle de Persée et le 8 juin 1918 à 22h. 45 minutes de l’heure de Greenwich dans la constellation de l’Aigle pour ne signaler que celles-là.

  5. La cinquième période marque enfin le refroidissement complet de l’écorce extérieure de l’astre, la transformation d’une étoile en planète.

    Au début de cette cinquième période, au milieu de laquelle se trouve aujourd’hui notre Terre, la mer la recouvrait probablement tout entière, et ce n’est que peu à peu que l’Himalaya, les Andes et les Alpes ont dû émerger des flots de l’Océan primordial.

    Notre Terre incontestablement et toutes les planètes habitées, ses soeurs, appartiennent à la cinquième phase de leur évolution, phase qui est à l’apogée d’une vie stellaire.

La lumière, dont la vitesse nous sert de mesure pour les distances intersidérales, est la cause de la visibilité et de la coloration des corps. Elle est composée de particules matérielles extrêmement petites, qui se meuvent à raison de 300.000 kilomètres par seconde et 9 trillions 467 milliards de kilomètres par an. C’est l’astronome danois, Olaf Roemer, qui découvrit, en 1675, le premier, la vitesse de la lumière en constatant que les éclipses des lunes de Jupiter retardaient ou avançaient d’environ 16 1/2 minutes selon que la grande planète se trouvait en conjonction ou en opposition avec le Soleil, c’est-à-dire que ces éclipses sont vues par nous plus tôt ou plus tard selon que la Terre est du même côté du Soleil que Jupiter ou du côté opposé, par conséquent plus près ou plus loin de cette planète.

Notre étoile, le Soleil, avec toutes ses planètes, se meut à raison de 20 kilomètres par seconde dans l’espace et est profondément plongée dans la Voie Lactée, qui n’est, elle-même, qu’un des x-nonillions d’archipels de soleils dont se compose l’Univers illimité.

On évalue le nombre de soleils qui brillent dans la Voie Lactée approximativement à celui des êtres humains qui peuplent notre monde sublunaire.

La lumière, qui va en une seconde un quart de la Lune à la Terre, en 8 minutes 13 secondes du Soleil à la Terre, en 4 ans de la Terre à l’étoile la plus proche, Alpha du Centaure, met environ 5.000 années pour traverser la profondeur, et au moins 25.000 années, pour franchir la longueur de la Voie Lactée.

Des amas très serrés d’étoiles, tels la Nuée de Magellan, celui d’Hercule et autres sont comme les faubourgs de la Voie Lactée et semblent s’étendre à 100.000 années de lumière au moins de nous.

C’est dans le Grand Nuage de Magellan que se trouve l’étoile variable supergéante, S. Dorade, dont le diamètre dépasse 300 millions de kilomètres (celui du Soleil n’est que de 1.391.000 kilomètres) et la luminosité de 600.000 fois celle de l’astre du jour. (La luminosité du Soleil dépasse de 600.000 fois celle de la Lune). S. Dorade est à 100.000 années de lumière de nous.

A ce sujet, Flammarion écrit : « Le rayon lumineux qui part aujourd’hui de S. Dorade n’atteindra la Terre que dans cent mille ans. D’ici là, les théories astronomiques et toutes les idées actuelles des habitants de la Terre se seront quelque peu modifiées. Les générations de ce lointain futur formeront un autre monde sur notre monde. »

Au delà, l’espace paraît privé d’étoiles sur des distances énormes par rapport aux dimensions de la Voie Lactée.

Plus loin, bien plus loin encore, et à la limite de nos calculs actuels, nous trouvons, à des millions et des millions d’années de lumière, les nébuleuses spirales dont on a repéré plusieurs centaines de mille. Posées comme des escargots d’argent dans le jardin des étoiles, ces nébuleuses spirales sont des systèmes en tout analogues à notre Voie Lactée et de dimensions comparables aux siennes.

Toutes ces voies-lactées, la notre y comprise, se meuvent dans l’espace à raison de 600 à 1.000 kilomètres par seconde, tandis que les étoiles ne dépassent guère, en moyenne, 20 à 60 kilomètres par seconde.

On évalue la partie de l’Univers, actuellement accessible à nos calculs, à une sphère d’un diamètre de 300 millions et d’une circonférence de près d’un milliard d’années de lumière. C’est par 106 chiffres que s’exprime le nombre des atomes de tout cet ensemble.

Que sont petites et mesquines nos distances interplanétaires en comparaison de ces chiffres!...

En effet, Mercure, dont le diamètre, celui de la Terre étant un, n’étant que de 0,37, reçoit la lumière de l’astre du jour en 3 minutes environ, Vénus, sensiblement de proportions égales à notre planète, en 6 minutes ; Mars, au diamètre 0,54 du nôtre, en 12 minutes ; Jupiter, le géant de notre système, au diamètre 11,14, en 40 minutes ; Saturne, au diamètre 9,4, en 1h. 15 minutes ; Uranus, au diamètre 4, en 2h. 30 minutes, et Neptune, au diamètre 4,3, en 4 heures. L’étoile double Alpha du Centaure, de dimensions à peu près égales à notre Soleil et qui est l’étoile la plus rapprochée de nous, notre proxima, gravite à plus de quatre années de lumière de notre habitat céleste, qui est à 9 années de lumière de l’étincelant Sirius, soleil double dont l’astre principal a un volume 14 fois et la composante un volume 7 fois plus grand que celui de notre Soleil. Cette dimension est insignifiante en comparaison de celles des soleils géants, tels Canopus qui gravite à plus de 400 années de lumière de nous et dont le volume vaut 2.420.000 fois celui du Soleil, Betelgueuse 27 millions et Antaris du Scorpion 113 millions de fois celui de l’astre du jour.

Notre Soleil qui est, en moyenne, à 149.500.000 kilomètres de nous, a un diamètre 109 fois, une superficie 12.000 et un volume 1.300.000 fois plus grand que celui de la Terre.

La planète que nous habitons a un diamètre de 12.742 kilomètres, une périphérie de 40.000 kilomètres, une surface de 510 millions de kilomètres carrés et un volume de 1 trillion 83 milliards km. cubes, et son poids est de 6 septillions de kilos. La Terre tourne sur ellemême en 23 h. 56 m. 4 s., et autour du Soleil en 365 1/4 jours et marche à raison de 29 1/2 kilomètres par seconde. La hauteur de notre atmosphère est de 100 kilomètres et l’épaisseur de l’écorce terrestre de 50 kilomètres. La température moyenne à sa surface est de 15 degrés centigrade, la température maxima de +56° et la minima de -63°.

La Lune, notre satellite, a un diamètre presque 4 fois, une surface 14 1/2 fois et un volume 50 fois plus petit que la Terre. Elle nous montre toujours la même face est à 385.000 kilomètres de nous, et fait 1k. 17 mètres par seconde.

* * *

L’homme se considérant souvent comme le chaînon intermédiaire entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, toutes les questions qui se rattachent directement ou indirectement à la conservation, la prolongation et « in spe » à l’éternité de son moi l’ont toujours passionné à l’extrême.

De ces questions nous voulons en retenir deux : l’âge de la Terre et celle autrement importante de la loi du progrès à travers les âges et si elle peut s’appliquer au grand-tout, à l’ensemble de l’Univers.

Quel est l’âge de la Terre en tant qu’astre indépendant, combien de siècles a-t-elle derrière, combien devant elle ? Sortie des entrailles ignées du Soleil et des milliards d’années avant son autonomie acquise, avec lui, de la primitive nébuleuse stellaire, retombera-t-elle dans le Soleil, flambera-t-elle un jour à la suite d’une rencontre, peu probable, de l’astre du jour avec un autre soleil, ou se désagrègera-t-elle, vieillie et usée dans l’espace éternel ?

Nous ne possédons à l’heure qu’il est aucune donnée scientifique positive pour évaluer le temps qui a dû ou pu s’écouler depuis le commencement de la condensation de cette partie de l’éther inersidéral d’où provient la nébuleuse qui a donné naissance à notre système solaire.

Il est probable qu’il n’y a, astronomiquement parlant, pas un abîme de temps entre la naissance des astres qui constituent notre République planétaire.

La Lune est une terre morte, tandis que Mars, tout l’indique, doit encore être habité au déclin de sa vie organique. Quoi qu’il en soit, toutes les planètes de tous les soleils sont destinées, en vertu des lois qui régissent l’Univers, à moins d’accidents, à être habitées, à l’avoir été ou à le devenir.

L’âge de l’humanité remonte au maximum à 500.000 ans, à 100.000 au plus si on la date du langage articulé ; celui de la vie organique de la planète à 100 millions et l’âge de la Terre en tant que planète ne dépasse certainement pas quelques milliards d’années. On évalue généralement l’âge de notre Soleil à quelques centaines de milliards d’années.

Mais les hypothèses sur le refroidissement continu et rapide du Soleil ne semblent pas plus démontrées que celles qui prétendent que la Terre deviendrait inhabitable dans dix millions d’années.

Un boulet de fer de 3 centimètres de diamètre chauffé à 100° est refroidi à la température ambiante en 10 minutes. La Terre, dont le diamètre égale 400 millions de fois celui du boulet considéré aurait dû ne mettre que 8.000 ans pour se refroidir. Nous savons qu’il n’en n’est pas ainsi et nous concluons que d’autres causes sont ici en action.

Nous manquons, par conséquent, encore de donnée positive pour évaluer le nombre des milliards de siècles qui se sont écoulés depuis la naissance du Soleil et le nombre de millions d’années que mettront les mondes de notre République planétaire pour se dissoudre dans le néant, c’est-à-dire pour retourner à l’éther intersidéral, leur point de départ.

L’éther, substratum de l’Univers est, dit la science, seul éternel et ne serait pas soumis à l’action du temps, parce qu’il réunit en lui les attributs du temps et de l’espace.

Et cependant il semblerait qu’il y a corélation entre la durée du temps qu’ont mis pour se former les mondes et la distance qui sépare les astres et qu’il serait probable qu’une vie planétaire est à la vie d’une grande nébuleuse en formation, ce qu’est la distance des planètes d’un même système comparé à celle qui sépare entre eux les étoiles et les systèmes stellaires.

J’avoue sur ce point me séparer de la science officielle et approuver Einstein dans sa tentative d’écarter la conception dualiste qui existe chez la plupart des athées et des matérialistes relativement au temps et à l’espace comme elle persiste chez les spiritualistes lorsqu’il s’agit du corps et de l’âme.

Einstein (laissons pour un moment de côté ses théories sur l’univers fini mais illimité et sur la loi d’isotropie ou d’égale propagation de la lumière dans toutes les directions) a prouvé l’interdépendance du temps et de l’espace, d’où il résulte qu’ils constituent, qu’ils font partie, comme la matière et la force ou le corps et l’âme, du même monos, de la même unité.

Cette conquête scientifique est, peut-être, aussi importante que celles de Newton, Kepler, Galilée et Copernic et elle est appelée à révolutionner nos idées sur l’éther intersidéral.

Einstein écrit que le temps que met un train à passer d’une station à une autre est plus COURT pour les voyageurs du train que pour celui qui, de la station, le regarde passer.

En supposant donc qu’un homme puisse s’éloigner de la Terre pendant un siècle à raison de 30 kilomètres par seconde, ce voyageur hypothétique aurait, après un siècle, 16 secondes de moins que les autres habitants de notre Terre, quittée par lui. Si pendant cent ans, au lieu de faire 30 kilomètres par seconde, il avait pu faire 300.000 kilomètres, comme la lumière, il y auraitaprès un siècle, entre lui et les habitants de notre globe une différence d’âge de 1 jour 20 heures 26’ 40 » et notre voyageur serait de 1 jour 20 heures 26’ 40 » plus jeune que ses co-terriens d’autrefois. C’est ce fait qu’Einstein a appelé l’intervalle des événements. Cet intervalle des choses, dans l’espace-temps à quatre dimensions, constitue, d’après lui, une sorte de conglomérat de l’espace et du temps, un amalgame des deux, qui nous fournirait une représentation impersonnelle de l’Univers.

En admettant maintenant, très irrévérencieusement pour Einstein, des vitesses dépassant celle de la lumière, on peut très bien envisager un tel enchevêtrement du temps et de l’espace, qu’à une certaine allure le temps et l’espace seraient en voie d’identification, de stabilisation dans une sorte d’immortalité.

Certainement l’idée de l’immortalité personnelle défie le bon sens parce que les atomes qui nous constituent, même s’ils devaient après mort se reformer et se joindre pour produire de nouveaux êtres conscients, s’amalgameraient avec des atomes étrangers et ces êtres ne sauraient pas avoir conscience d’avoir partiellement vécu en nous sous d’autres conditions et d’autres cieux ! Toute la nature souffle sur les feux follets d’immortalité personnelle qu’allume en nous l’effet reflexe de notre instinct de conservation, créateur de nos rêves étoilés de résurrection et de vie éternelle !

Mais l’homme évolue et progresse, l’humanité évolue, les astres évoluent, pourquoi les cieux, la succession des étoiles et l’éther, leur commune origine, n’évolueraient et ne progresseraient-ils pas, la matière étant une et indivisible partout ?

Ecartons la légende du Diable et de Dieu, du mal illimité et de la perfection absolue, qui obstrue millénairement notre entendement.

Avouons notre ignorance qui nous fait perdre pied en raisonnant sur tout ce qui est antérieur et postérieur au jet de lumière terne qu’est encore notre existence que semblent encadrer deux nuits éternelles.

Notre théorie des atomes, divisibles à l’infini mais probablement liès par la continuité, échappe également à notre compréhension contemporaine.

Néanmoins, le chaos et le mal mondial diminuent avec l’évolution... et la conscience et l’harmonie s’étendent. Nous constatons que, dans l’Univers, qui se gouverne lui-même sans maîtres, par des forces inhérentes à la matière éternellement en gestation, il y a déjà une harmonie merveilleuse dans le mouvement de tous ces astres dont les lumières se rencontrent sans s’absorber et dont les orbites s’entrecroisent souvent sans qu’il y ait, pour ainsi dire, jamais d’accident. C’est là le gage précieux de réalisation du grand rêve de Liberté, d’Egalité, de Fraternité, du bonheur d’une immortalité de plus en plus consciente et harmonieuse du Grand-Tout.


Frédéric STACKELBERG.

ATAVISME

n. m.

Il ne faut pas confondre atavisme avec hérédité et employer indifféremment un mot pour l’autre comme on le fait souvent. L’atavisme n’est, en effet, qu’une forme ou plutôt une variété de l’hérédité.

Elle est si peu l’hérédité toute entière, dans le sens complet du mot, que la force représentée par le mot « atavisme » se trouve en lutte continuelle avec l’hérédité directe.

Prenons l’homme pour exemple : alors que l’hérédité lutte pour transmettre directement au descendant les qualités acquises ou innées du père et de la mère, l’atavisme tend à lui donner celles du grand-père, de la grand-mère des collatéraux et cela en remontant plusieurs générations. Il n’est pas rare, en effet, de voir un enfant ressembler à son arrière grand-père ou même à son trisaïeul. L’atavisme agit beaucoup moins dans le sens collatéral d’oncle à neveu. Mais cette force peut faire sentir son action jusqu’à des origines bien plus lointaines et cela pour la race comme pour l’individu, C’est ainsi, par exemple, qu’on trouve parfois, parmi les hommes blancs d’aujourd’hui, des types dont le crâne reproduit franchement celui de l’homme moustérien qui vivait il y a environ cent mille ans. Il n’est pas rare de voir, aux colonies, et même en Europe, des familles où, d’un père et d’une mère blancs, naît un enfant au teint de mulâtre ou même complètement noir, sans qu’on puisse mettre en cause le facteur adultérin. En remontant un nombre plus ou moins grand de générations, on trouve toujours, dans ce cas, un ancêtre de couleur.

L’atavisme peut également agir dans le domaine de la pathologie en transmettant par exemple au petit fils ou à l’arrière petit-fils la maladie ou la tare morbide de son aïeul ou de son bisaïeul, maladie et tare dont se trouve exempt l’ascendant direct : le cancer, l’obésité, la goutte, le diabète, et par dessus tout la folie et autres affections nerveuses sont dans ce cas.

D’après certaine doctrine biologique, pourtant contestée, les qualités, aptitudes intellectuelles et morales seraient aussi soumises à l’action de l’atavisme.

On peut donc définir l’atavisme une force qui tend à faire réapparaître chez les êtres vivants des caractères absolument étrangers aux parents immédiats.

Cette force dont le rôle est considérable dans la formation des espèces, s’exerce non seulement chez l’homme mais dans tout le règne animal et dans le règne végétal. Elle est ainsi une des nombreuses preuves de l’unité absolue du phénomène vital.

Certains biologistes prétendent que les phénomènes d’atavisme sont plus fréquents chez les animaux que chez les végétaux.

Quoi qu’il en soit, tous s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que l’hybridation produit, en matière d’atavisme, les mêmes résultats en botanique qu’en zoologie ; l’atavisme ramène toujours, au bout d’un temps plus ou moins long, le produit de l’hybride quand celui-ci est fécond, et il ne l’est pas toujours au type primitif.

En zoologie, les cas d’atavisme, c’est-à-dire de retour au type primitif, les plus connus sont ceux des produits de la brebis et du bouc. L’ovicapre, né de cette hybridation, peut se reproduire pendant plusieurs générations, mais si on l’accouple avec une brebis ou un bouc, le produit est nettement brebis ou bouc.

Il en va de même pour le serin et le chardonneret, autre exemple commun et frappant.

Considération philosophique. — On ne fait pas en criminologie une place suffisante à l’atavisme. Dans la recherche et le dosage de la responsabilité, on ne tient compte que de l’hérédité directe ; les médecins spécialistes ne déterminent et ne mesurent cette responsabilité que d’après l’examen immédiat de l’inculpé ; rares sont ceux qui font entrer en ligne de compte l’hérédité indirecte, il n’en est pas un seul qui songe à scruter les générations passées, ce qui serait pourtant possible quelques fois, et conforme à la justice, hélas ! bien relative des hommes.


- P. VIGNÉ D’OCTON.

ATELIER

n. m.

L’atelier est un des lieux où s’exécute le travail. Il y a de très nombreuses formes d’ateliers, selon que le travail s’effectue en commun ou isolément. Les autres lieux de travail sont le chantier, le bureau, le magasin, le comptoir, la gare, le port, etc., etc.

De nos jours, le mot atelier a pris une signification plus sociale qu’autrefois. C’est généralement dans l’atelier que la matière est transformée ou employée à l’infini dans tous les domaines de la, production.

L’atelier comme tout ce qui nous entoure a évolué, s’est modifié. Aujourd’hui, l’atelier évoque une ruche bourdonnante, assourdissante où s’exerce l’effort industriel des hommes.

Sans doute, il subsiste bien dans presque toutes les professions des ateliers où le producteur-artisan, aidé parfois des siens, exerce son métier, mais il n’empêche que l’atelier est bien, avec son caractère actuel, un centre industriel, ayant un fonctionnement compliqué, dont l’activité est liée étroitement, pour la fabrication, avec d’autres ateliers. L’ensemble des ateliers dans une même branche d’industrie forme l’usine, centre complet de fabrication dans une spécialité déterminée.

L’atelier est donc, en fait, le lieu où s’effectue un certain travail sérié dans une industrie. spécialisée. Chaque atelier joue un rôle particulier, possède un outillage différent de l’atelier voisin.

La matière passe par toute une série de transformations qui sont l’oeuvre d’ateliers différents avant d’être livrée, finie, en produit au consommateur.

L’interdépendance des ateliers, leurs spécialisations, ont eu pour résultat de créer, sur le lieu même du travail, un esprit de collaboration entre les ouvriers, en même temps que de donner naissance à toute une série de « sans-métier » qui, réunis, forment la profession. Il n’y a presque plus, aujourd’hui, d’ouvriers complets, ce sont des « spécialistes » qui prennent souvent le nom de « manoeuvres spécialisés » qui, généralement, n’ont pas fait, au préalable, un « apprentissage » de leur métier. Les ouvriers complets sont, par rapport aux « manoeuvres spécialisés », appelés « ouvriers qualifiés », comme aux Etats-Unis, en Angleterre, par exemple. Ces ouvriers qualifiés dirigent le travail des manœuvres spécialisés. Ce sont les chefs de brigade, les chefs et sous-chefs d’équipe qui sont responsables vis-à-vis du contremaître et celui-ci vis-à-vis du chef d’atelier ou de fabrication.

Il y a donc dans l’atelier toute une hiérarchie capitaliste du travail qui obéit à un maître occulte, anonyme, le Bureau, qui commande tout, dirige tout. Chaque atelier possède son bureau particulier, mais celui-ci dépend en toutes circonstances d’un Bureau central qui reçoit, lui, les ordres directs du patron ou du Conseil d’Administration, cette autre force anonyme, que l’ouvrier ne voit jamais, qui commande de loin, en accord avec tous les autres Conseils d’administration des firmes similaires, lesquels régissent en fait toute l’industrie d’un même pays et, souvent, de tous les pays, par leurs Trusts ou Cartels.

Une telle transformation de la cellule de base de la production qu’est l’atelier a fait de ce dernier un centre d’activité tant au point de vue industriel qu’au point de vue social.

Dans ce dernier domaine, les ouvriers ont compris — très incomplètement encore — qu’ils devaient modifier profondément le caractère de leurs organismes de défense ou de pénétration de classe.

C’est ainsi qu’est née l’idée des Conseils d’Ateliers, appelés à leur origine, en Allemagne, en 1891, « Conseils d’entreprises ».

On retrouvera à ce sujet une documentation précise en se référant à l’ouvrage écrit par M. Marcel Berthelot en février 1924 (Série D, n° 13, des Etudes et Documents du Bureau International du Travail.) Diverses expériences furent faites aussi en France, pendant la guerre ; en Italie, en 1921 ; en Hongrie et aussi en Russie où ces organismes sont censés constituer la cellule de base de la vie industrielle.

Une étude précise et complète autant que possible sera d’ailleurs faite à ce sujet. Elle prendra place à son rang dans cette encyclopédie.

La transformation subie par l’atelier industriel moderne, son caractère, son rôle, son fonctionnement, exigent impérieusement que le monde ouvrier modifie profondément ses organes d’attaque et de défense. C’est, pour lui, une question de vie ou de mort. Tout retard est utilisé su maximum par l’adversaire qui, lui, ne perd pas un instant.

Aujourd’hui, il s’agit non seulement de saisir le fonctionnement de l’atelier, d’en pénétrer la gestion dans tous les rouages, mais encore d’opposer, su sein même de l’atelier, la force ouvrière à la force patronale. Les Conseils d’ateliers, sous le contrôle syndicat, doivent devenir les citadelles prolétariennes pour l’attaque ou la défense.

C’est par la pénétration constante, méthodique, tenace, de la force syndicale dans l’atelier, c’est par l’institution des Conseils d’ateliers, des délégués d’ateliers qu’on fera naître et se développer, sur le lieu même du travail, la solidarité et la cohésion plue grandes des ouvriers.

C’est par le fonctionnement rationnel des Conseils d’ateliers et l’action de leurs délégués que s’exercera réellement, sans compromission aucune avec le patronat ; le contrôle syndical de la production, la revendication la plus complète de la classe ouvrière puisqu’elle va du droit de regard à la prise de possession de l’usine en passant par l’apprentissage de la gestion.

A titre documentaire, nous signalons qu’il y eu, en 1848, après la Révolution, des Ateliers nationaux qui furent constitués dans le but de fournir du travail aux chômeurs, dont le nombre était énorme pour l’époque. Mal dirigés, ils donnèrent de mauvais résultats. Ils furent supprimés après quelques jours d’existence par la loi Falloux.

Il y a encore des ateliers d’un genre particulier qui sont des lieux d’abominables souffrances, où l’on enferme de pauvres soldats pour des peccadilles, ce sont les Ateliers des Travaux Publics.

Avec les Compagnies de discipliné, les Bataillons d’Afrique, les Ateliers des Travaux publics, situés en Algérie et Tunisie, forment l’ensemble de cet appareil de répression militaire connu sous le nom général de Biribi. La suppression vient d’en être décidée, en Afrique, par le gouvernement. Puisse-t-on, bientôt, passer des paroles aux actes ! Et les supprimer en France. Voir Conseil d’Atelier, délégué d’atelier, contrôle syndical de la production, usine, Conseil d’usine, chantier, délégué de chantier, magasin, délégué de magasin, Bureau, délégué de Bureau.

P. Besnard

ATELIER

n. m.

L’atelier est le lieu où travaillent des ouvriers, des artistes, etc. De nos jours où l’artisanat a presque totalement disparu, ce sont des ateliers immenses qui alimentent généralement l’industrie. Ces ateliers où les ouvriers restent parqués pendant de longues journées sont presque toujours malsains et incommodes. Le patron, ne se souciant pas de la santé de ses employés, économise la place autant qu’il lui est possible. Aussi n’hésite-t-il pas à faire travailler son personnel dans des locaux pitoyables. Il existe bien des mesures législatives réglementant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les ateliers, mais on oublie toujours d’appliquer ces sages mesures : les loups ne se mangent pas entre eux, les loups de la politique se gardent bien d’inquiéter les loups de l’industrie. Pourtant, l’atelier étant un lieu où des hommes fournissent un labeur utile et cela pendant de longues heures, il est intolérable que celui qui y travaille n’y puisse trouver toutes les commodités et la salubrité désirables. Les ateliers devraient être vastes, hauts de plafond, toujours tenus très propres, bien aérés, bien éclairés. Dans les cas où il se dégage des gaz asphyxiants ou toxiques (phosphore, oxyde de carbone) il faudrait, soit au moyen de cheminées d’appel, soit au moyen d’appareils clos et étanches, empêcher la diffusion de ces gaz. Il faudrait, en outre, éliminer les poussières dégagées par certaines industries et prévenir leur pénétration dans les voies respiratoires. Il faudrait aussi prendre beaucoup d’autres mesures. Mais cela ne sera possible que le jour où les ateliers n’appartiendront plus à des industriels rapaces qui préfèrent sacrifier la vie et la santé de leurs ouvriers à l’accroissement de leurs dividendes. C’est cette tâche — entre mille autres — que les anarchistes auront à coeur de mener à bien au lendemain de la Révolution sociale.

ATHÉISME

Le mot athéisme est formé de deux mots grecs : a, particule négative et du substantif theos dieu. L’athéisme est la théorie de ceux qui ne reconnaissent pas l’existence d’un dieu quelconque, d’un être supérieur à la nature humaine, d’une intelligence réglant les mouvements de l’univers et intervenant dans les affaires des hommes.

Le contraire d’athéisme est théisme, dont une des formes est le déisme.

Un anarchiste, qui ne veut pas de maître tout puissant sur la terre, pas de gouvernement autoritaire, doit nécessairement repousser l’idée d’un maître omnipotent auquel tout doit être soumis ; il doit, s’il est conscient, se déclarer athée, dans le sens ordinaire, mais cela ne suffit pas pour se rendre compte des difficultés que ce mot a de tout temps soulevées et pour comprendre l’idée qu’on semble avoir adoptée.

L’athéisme a excité la haine, le mépris de ceux qui n’en ont compris ni la philosophie, ni la morale, ni l’histoire. Nous allons, pour commencer, citer quelques appréciations d’auteurs connus.

— « L’athéisme est une opinion dénaturée et monstrueuse, difficile à établir dans l’esprit humain, quelque déréglé qu’il puisse être. » (Montaigne.)

— « Il n’y a d’athéisme que dans la froideur, l’égoïsme, la bassesse. » (Madame de Staël.)

— « Si l’athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c’est moins pour l’amour de la paix que par indifférence pour le bien. » (J.-J. Rousseau.)

— « Une preuve que l’athéisme n’est pas enraciné dans les coeurs, c’est la démangeaison de le répandre ; quand on ne se méfie pas de ses opinions on n’a pas besoin de leur chercher des appuis et des défenseurs : on veut convaincre les autres afin de se persuader soi-même. » (A. Bacon.)

Toutes ces phrases de philosophes sont bien creuses ; on peut, en quelque mots, en détruire l’effet. Nous espérons démontrer, dans cet article, que toutes les objurgations jetées à la face des athées sont absolument sans fondement.

Voyez plutôt la phrase du célèbre philosophe anglais, auteur du Novum Organum. Quel parti ne cherche pas à faire des prosélytes ? N’ont-ils pas tous des journaux, des livres pour défendre leurs idées ? Les chrétiens ne sont-ils pas les premiers à prêcher dans leurs églises, à envoyer des missionnaires ? Faudrait-il donc croire que tous doutent des dogmes qu’ils enseignent ? Pourtant, nous savons qu’il y a des chrétiens, ou simplement des théistes, bien convaincus des dogmes qu’ils cherchent à répandre.

« L’athéisme, a dit Bossuet, appauvrit l’humanité et lui ôte les plus grands biens : Dieu, l’âme, l’immortalité. »

A cela nous pouvons répondre que l’existence d’aucun de ces biens n’a été prouvée scientifiquement et que tout esprit libre peut légitimement douter de cette existence ou même la nier. Toutes les sectes religieuses prétendent que l’athéisme conduit au mal, que les athées sont nécessairement des hommes vicieux qui ont adopté les idées athées comme défi à la divinité justement offensée par leur vie scandaleuse.

Nous ne voulons pas nous arrêter ici pour demander la définition des mots vertu, vice, dont les acceptions varient avec chaque individu, chaque pays, chaque époque, chaque profession.

Les croyants affirment que parmi les causes directes de l’athéisme, on trouve le défaut d’éducation, les sociétés perverses, une vie licencieuse. Or, toute personne qui s’est donné la peine d’étudier sans parti pris reconnaît que les athées sont peut-être les gens les plus vertueux, les plus honorables, les plus dévoués à l’humanité. Qui pourrait être comparé aux frères Reclus, ces modèles de tout ce qu’il y a de bon, quoique nettement anarchistes et athées ! Quelles nobles figures que celles de Kropotkine, de Bakounine, de Tchernychevsky, de Myskhine, de Shelley, de Carlyle, de Holcroft, d’Owen, de William Morris qui tous ont lutté pour l’athéisme et la liberté ! Et en France, n’a-t-on pas vu des hommes comme Sylvain Maréchal, Lalande, Laplace, Helvétius, Berthelot, tous des modèles de vertu et de science ? Nous verrons dans la suite de cette étude que depuis les plus anciens temps, depuis Confucius, Lao-Tsée, depuis Gautama Cakya-mouni, dit le Bouddha, depuis les anciens philosophes grecs jusqu’à nos jours, les athées, les agnostiques qui, pour moi, sont des athées puisqu’ils n’affirment pas l’existence d’un dieu quelconque loin d’être des dévergondés ou de malhonnêtes gens ont été des modèles de tout ce qu’il y a de louable.

Les statistiques des prisons, des pénitenciers des États-Unis prouvent que ces établissements sont remplis d’hommes pieux, élevés dans des milieux religieux, ayant conservé toute leur vie leurs idées théistes, tandis que les athées, quoique nombreux dans la population, sont pour ainsi dire inconnus parmi les pensionnaires de l’État. S’il s’y trouve des personnes athées, ce sont des hommes qui ont été condamnés comme politiciens, avocats d’idées anarchistes, ou pour des discours nettement blasphématoires, chose qu’interdisent les lois de plusieurs États américains et même la législation anglaise. Il suffit encore à présent de nier Dieu dans des discours publics pour que les juges théistes condamnent un orateur à plusieurs mois de détention, ce qui est arrivé, il n’y a pas longtemps, au propagandiste Gott qui a été condamné à plusieurs mois de prison pour avoir distribué des brochures athées, bien que son nom signifiât Dieu ; ce pauvre homme est mort en prison.

Bradlaugh, le grand orateur anglais, qui avait excité tant de haines et s’était exposé à tant de poursuites par ses discours athées fut expulsé de la Chambre des Communes parce qu’il avait déclaré, lors des élections, que le nom de Dieu n’avait aucune signification pour lui. Etant l’idole de la population ouvrière de Northampton, il fut réélu après chaque annulation et il réussit à faire abolir le serment obligatoire en Angleterre.

Bradlaugh a écrit que l’athéisme conscient donne plus de possibilités pour le bonheur humain que tout système basé sur le théisme et que la vie des vrais athées est plus vertueuse parce que plus humaine que celle des croyants à une divinité ; l’humanité des dévots étant souvent neutralisée par la foi avec laquelle cette humanité est nécessairement constamment en conflit.

« L’athéisme bien compris n’est pas une simple incrédulité, une froide et aride négation ; c’est au contraire une fertile affirmation de toute vérité prouvée, il comprend l’assertion positive de l’action de l’humanité la plus élevée. » (A Plea for Atheism.)

L’athée ne dit pas : « II n’y a pas de dieu, car il est impossible de prouver une négation. » Il dit : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire par Dieu, je n’ai aucune idée de Dieu ; le mot Dieu, pour moi, est un son qui ne me fournit aucune affirmation claire ou distincte. Je ne nie pas Dieu parce que je ne puis nier ce dont je n’ai aucune conception et dont la conception chez ceux qui croient en Dieu est si imparfaite, qu’ils sont incapables de me la définir. Si pourtant on veut définir Dieu comme une existence autre que l’existence dont je fais partie, j’affirme qu’un tel Dieu est impossible. »

La difficulté initiale dans toute polémique religieuse, c’est en effet de définir le mot Dieu. Il est également impossible d’affirmer ou de nier toute proposition à moins qu’il y ait chez l’affirmateur ou le négateur un accord sur la signification de chaque mot de la proposition. Je trouve, dit Bradlaugh, ce mot fréquemment employé par des personnes instruites qui se sont fait une réputation dans diverses branches des sciences, plutôt pour déguiser leur ignorance que pour expliquer ce qu’elles savent. Diverses sectes de théistes attribuent à ce mot des significations, mais souvent ces significations se contredisent elles-mêmes. Chez les Juifs monothéistes, chez les chrétiens trinitaires, chez les soniciens ou unitaires, chez les anciens polythéistes, chez les calvinistes, le mot Dieu, dans chaque cas, exprime une idée absolument irréconciliable avec les idées des autres sectes.

Lorsque les croyants cherchent à s’entendre sur une signification, ils n’arrivent à rien. Lorsque le théiste affirme que Dieu est un être différent, séparé de l’univers matériel, quand il orne cet être hypothétique de nombreux attributs : omniscience, omnipotence, omniprésence, immuabilité, immortalité, parfaite bonté, l’athée peut répondre : « Je nie l’existence d’un tel être parce que cette définition théiste est contradictoire en elle-même et contraire à l’expérience journalière. »

L’un des plus remarquables poètes et critique du XIXè siècle en Angleterre, Matthew Arnold, fils du grand éducateur et pasteur qui a rendu fameuse l’école de Rugby, écrit dans son célèbre ouvrage Littérature et Dogmatisme :

« Examinons le terme suprême dont est remplie la religion, le terme Dieu. L’ambiguïté dans l’usage de ce mot est à la racine de toutes nos difficultés religieuses. On s’en sert comme si c’était une idée parfaitement définie et certaine dont nous pourrions extraire des propositions et tirer des conclusions. Par exemple, j’ouvre un livre et je lis : Nos sentiments de la morale nous disent telle et telle chose et notre sentiment de Dieu d’un autre côté nous dit telle chose. Or, la morale représente pour tout le monde une idée définie et certaine, l’idée de conduite humaine réglée d’une certaine manière. Ici le mot Dieu est employé avec le mot morale comme si le premier représentait une idée aussi définie que le second. Mais le mot Dieu est le plus souvent employé dans un sens pas du tout scientifique ni précis : mais comme un terme de poésie, un terme jeté à un objet pas du tout clair pour l’orateur — un terme littéraire — et l’humanité le prend dans des sens différents selon que diffère la conscience psychologique. »

« Dieu est le nom que depuis le commencement des temps jusqu’à nos jours les hommes ont donné à leur ignorance (Max Nordau, Morale et Évolution de l’Homme). » Si l’on parle à l’athée d’un Dieu créateur, il répond que la conception d’une création est impossible. Il nous est impossible de nous représenter en pensée que rien puisse devenir quelque chose ou que quelque chose puisse devenir rien. Les mots création et destruction dénotent un changement de phénomène, ils ne dénotent ni origine ni cessation de la substance.

Le théiste qui parle de Dieu créant l’univers doit supposer ou bien que ce Dieu l’a tiré de soi-même ou bien qu’il l’a produit de rien. Mais le théiste ne peut regarder l’univers comme une évolution de la déité, parce que cela identifierait l’univers et la déité, cela serait du panthéisme (du grec pan toute chose et théos dieu). Il n’y aurait pas de distinction de substance, pas de création. Le théiste ne peut non plus regarder l’univers comme créé de rien, puisque selon lui la déité est nécessairement éternelle et infinie. L’existence de dieu éternelle et infinie exclut la possibilité de la conception du vide qui doit être rempli par l’univers créé. Nul ne peut penser à un point de l’étendue ou de la durée et dire : Voici le point de séparation entre le créateur et la créature. Il est aussi impossible de concevoir un commencement absolu ou une fin absolue de l’existence.

L’athée affirme qu’il connaît les effets, que ceux-ci sont à la fois causes et effets, causes des effets qu’ils précèdent et effets des causes qui les précèdent. Donc pas de création, pas de créateur.

Aucun des croyants n’a une idée autre que celle d’un Dieu anthropomorphe (c’est à dire à forme humaine) ; chacun se représente un Dieu sous la forme d’un vieillard, assis sur un trône et planant dans les nuages.

Raphaël et les peintres de la Renaissance l’ont peint sous la forme d’un vieillard à longue barbe, volant par les airs et vêtu d’une vaste robe. Dans les tableaux d’église, même par des peintres de génie, comme Michel Ange, on voit cette déité peinte en chair et en os, tantôt la tête ceinte d’une auréole, survivance du culte du soleil, tantôt formant le centre d’un triangle.

Dans mes voyages en Russie, j’ai souvent vu des paysans qui, avant de se découvrir en entrant dans une chambre, cherchaient l’image que les orthodoxes ont généralement dans un angle de leurs chambres et quand ils ne voyaient pas l’icône, demander « Gdié Bogh. » (Où est Dieu ?) Pour eux, ce morceau de bois peint placé dans un cadre doré, était bien Dieu, un portrait de Dieu.

L’évêque américain Brown, qui a été deux fois condamné par ses pairs pour hérésie, a écrit dans son livre « Christianism and Communism » :

« Mon Dieu est une trinité dont la matière est le Père, la Force est le Fils, et la Loi le Saint Esprit » ; dans un autre endroit, il dit : « Dieu est la nature et les travailleurs. »

L.K. Washburn écrit :

« Nous nous servons du mot Dieu et il n’y a pas deux personnes qui aient la même idée de ce que le mot Dieu signifie. »

Dans le Truth-Seeker le même auteur dit :

« II règne une notion assez nuageuse de la divinité, notion qu’il serait bien difficile d’exprimer en paroles. »

La bible nous parle de dieux (Elohim, pluriel de El, dieu sémite) créant la lumière avant le soleil, formant de ses mains d’abord un être hermaphrodite, homme et femme, puis, dans un second récit de la création, Yaveh (Dieu d’une tribu du SinaÏ) formant un être isolé et, pendant son sommeil, lui arrachant une côte pour en fabriquer une femme. Il plante des arbres exprès pour faire succomber ses créatures. De son ciel, il ne voit pas ce qui se passe dans le jardin d’Eden et descend pour s’y promener et surveiller la conduite des deux époux, il leur coud des vêtements. Dieu se fait voir à Moïse face à face, une autre fois, il ne se montre que de dos. Dieu, de son doigt, grave les commandements sur la pierre, ailleurs, il lutte toute une nuit avec Jacob sur les rives du Jabbok, il est vaincu par l’homme : Dieu est donc un être matériel.

Tous les livres sacrés de l’Orient qui parlent des dieux en font des êtres , humains supérieurs. Le Nouveau Testament dit que Dieu est esprit,ce qui ne veut rien dire, car pour la plupart des hommes, la lumière, la chaleur sont des esprits, tandis que ce ne sont que des manifestations des mouvements de la matière. Ce qu’en psychologie, on appelle esprit n’est qu’une des fonctions du cerveau, donc une manifestation de la matière. Dieu serait donc matériel, chose aussi absurde qu’impossible.

Voyons à présent ce que pensent de Dieu quelques écrivains remarquables :

Le grand inventeur Th. A. Edison a dit :

« Dieu ? Un être suprême, assis sur un trône accordant aux individus humains une paix éternelle ou les condamnant à des châtiments sans fin pour ce qu’ils ont pu faire ou manqué de faire sur la terre ? Cette pensée me paraît aussi fallacieuse que répugnante... Aucun des dieux des différentes théologies n’a jamais été prouvé... Je n’ai jamais vu la plus légère preuve scientifique des théories religieuses sur le ciel et l’enfer, sur la vie future pour les individus, ou de l’existence de Dieu. » (Columbian Magazine, Janvier 1911.)

Le Jéhovah du Pentateuque était un meurtrier, un bandit, il aimait les offrandes de chair humaine. Les dieux d’Homère étaient lascifs et dépravés. Les dieux des sauvages sont simplement des chefs sauvages. Dieu est donc une image de l’esprit (Winwood Reade, Martyrom of Man (Le Martyre de l’Homme). Le grand physiologiste américain L. Burbank a dit :

« Le ciel et l’enfer des croyants n’existent pas. Ils ne pourraient exister s’il y avait un maître tout-puissant et juste. Aucun criminel ne pourrait être aussi cruel qu’un Dieu qui plongerait les êtres humains dans l’enfer. »

« Cherchez les annales du monde entier, découvrez l’histoire de toute tribu barbare, et vous ne trouverez aucun crime qui soit descendu à une plus grande profondeur d’infamie que ceux que Dieu a commandés ou approuvés. Pour ce Dieu, je ne trouve pas de mots pour exprimer mon horreur et mon mépris, et tous les mots de toutes les langues seraient à peine suffisants. » (Ingersoll.)

L’un des plus grands poètes, Shelley, a écrit :

« Tout esprit réfléchi doit reconnaître qu’il n’y a pas de preuve de l’existence d’une déité. Dieu est une hypothèse, et comme telle a besoin de preuve. L’onus probandi est à la charge des théistes (c’est à dire ce sont les théistes qui doivent prouver cette existence). » (Shelley.)

« Cette idée (l’existence de Dieu) a empêché les progrès de la raison. » (d’Holbach.)

« S’il y a un Dieu, nous lui devons notre intelligence, mais notre intelligence nous dit clairement qu’il n’y a pas de Dieu. Donc Dieu nous dit qu’il n’y a pas de dieu. » (Rabindranath Tagore, grand poète hindou.)

« L’Homme est le dieu d’aujourd’hui, et la crainte de l’homme a remplacé la vieille crainte de Dieu. » (Max Stirner.)

Les théistes, tout en ne s’entendant pas sur la signification de leur Dieu, s’accordent fort bien pour attaquer l’athéisme. La Bible a déjà dit : L’insensé a dit dans son coeur : « Il n’y a pas de Dieu. » Le philosophe Cousin, l’un des protagonistes de la philosophie officielle sous l’Empire, a dit que l’athéisme était impossible. D’autres voudraient faire croire que l’athéisme conduirait nécessairement au malheur et au crime. Cependant, Voltaire, déiste et adversaire de l’athéisme a dit :

« Le chancelier de l’Hôpital, athée, n’a fait que de sages lois, il n’a consulté que la modération et la concorde ; les fanatiques (c’est à dire les croyants, pour Voltaire), ont commis la Saint-Barthélémy ; Hobbes, athée, mène une vie tranquille et innocente ; les fanatiques de son temps inondèrent de sang l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande ; Spinoza était, non seulement athée, mais il enseigna l’athéisme et ce ne fut pas lui assurément qui prit part à l’assassinat de Barneveldt..., ce ne fut pas lui qui déchira les deux frères de Witt en morceaux et qui les mangea sur le gril. Peuplez une ville d’Epicures, de Protagoras, de Desbarreaux de Spinoza, peuplez une autre ville de jansénistes et de molinistes, dans laquelle, croyez-vous qu’il y aura plus de troubles et de querelles ? »

Voltaire a dit aussi :

« II est beaucoup plus agréable de passer sa vie auprès des athées qu’avec les superstitieux. L’athée, dans son erreur, conserve sa raison, qui lui coupe les griffes, mais le fanatique est atteint d’une folie perpétuelle qui aiguise les siennes. »

Un apologiste du christianisme, le pasteur James Buchanan, dans son livre Faith in God and Modem atheism compared(La foi en Dieu et l’athéisme moderne comparés) divise les diverses variétés d’athéisme en quatre classes.

  1. L’hypothèse aristotélique, qui affirme que l’ordre actuel de la nature ou le monde tel qu’il est constitué à présent existe de toute éternité et qu’il n’aura jamais de fin.

  2. L’hypothèse épicurienne qui reconnaît l’éternelle existence de la matière et du mouvement et qui attribue l’origine du monde, soit avec Epicure à un concours fortuit d’atomes, soit avec des savants modernes à une loi de développement progressif à l’évolution.

  3. Le système stoïque qui affirme la coexistence et la coéternité de Dieu et du monde, représentant Dieu comme l’âme du monde, ni antérieur au monde, ni indépendant de lui. et soumis, comme la matière, aux lois du destin.

  4. L’hypothèse panthéiste qui nie la distinction entre Dieu et le monde. Selon ce principe, l’univers est Dieu et Dieu est l’univers.

Nous avons déjà parlé du panthéisme, il nous suffira de dire que le panthéisme, quoique apparemment plus logique que le théisme ou le déisme, n’est qu’une hypothèse aussi peu démontrable que le théisme pur. La difficulté d’expliquer l’origine de la matière est aussi grande, soit qu’on appelle celle-ci Dieu, soit qu’on en fasse une émanation de la déité ; ce n’est qu’une logomachie, malgré le génie de philosophes comme Spinoza qui ont soutenu le panthéisme.

La théorie stoïque n’est, après tout, qu’une forme du panthéisme, avec, peut-être, moins de base solide que celui-ci.

Il ne reste guère que les théories d’Aristote et d’Epicure, qui forment vraiment la base des sciences physiques modernes, toutes fondées sur l’atomisme bien que les savants actuels aient poussé plus loin que les anciens l’étude des atomes, dont chacun peut se diviser en des millions de parcelles, tout en restant de la matière en mouvement. Ces atomes, ces ions, sont absolument indépendants d’une volonté supérieure dans un ciel inexistant.

« L’athéisme moderne se présente, dit le Grand Larousse, avec une originalité, une profondeur, une puissance logique, un génie que les âges antérieurs n’ont pas connus. Ce n’est plus une sorte d’anomalie dans le développement historique, mais le terme d’une lente évolution de l’humanité, évolution théologique, évolution scientifique, Il se pose hardiment comme l’affranchissement suprême de l’esprit, l’expression la plus haute de la dignité et par là même, de la conscience humaine. Il nous montre la science écartant les hypothèses qui ne sont pas susceptibles de vérification, substituant les lois aux causes, les propriétés aux forces ; la logique renversant la méthode qui déduisait le monde physique et le monde moral d’un Dieu antérieurement défini, n’acceptant d’autre critère que l’accord de la raison et de l’expérience, la morale dorénavant instituée, indépendante de toute institution divine, relevant des lois inhérentes à la nature humaine, non de la volonté, du bon plaisir d’un roi du ciel. »

Dans la Grande Encyclopédie, M. Marion, qui pourtant n’est pas tendre. Pour le mot athée, écrit :

« On comprend que le vulgaire, qui a sa conception très arrêtée et très étroite de la divinité et qui n’en admet pas d’autre, qualifie d’athéisme toute doctrine tant soit peu différente de l’ordinaire anthropomorphisme, de la croyance courante à un Dieu personnel, intervenant sans cesse, dans les choses humaines. n est surtout ridicule de reprocher aux savants d’être athées — la science comme telle est athée par nature, en ce qu’elle a pour objet unique d’étudier le comment des choses, leur mécanisme, la liaison nécessaire des causes et des effets, sans s’embarrasser des questions d’origine première et de fin. Si Laplace a répondu à quelqu’un qui s’étonnait de ne pas trouver le nom de Dieu dans sa mécanique céleste : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse », ce n’est là que l’expression toute simple d’un état d’esprit naturel aux savants en tant que savants, c’est à dire en tant qu’observateurs des conséquences. Les philosophes eux-mêmes, depuis Descartes et surtout depuis Kant, ont été de plus en plus unanimes à admettre que rien dans le monde ne se fait que selon des lois immuables résultant de la nature des choses ; de sorte que c’est presque tout philosophe digne de ce nom qui devra être qualifié d’athée, à prendre pour juge l’opinion vulgaire qui entend par Dieu une puissance indépendante de toute loi, capable d’intervenir à tout instant dans la marche de l’univers. Pas un métaphysicien, si respectueux soit-il de la croyance populaire, qui n’en cherche une interprétation plus profonde, inconciliable avec la science. »

Le philosophe français qui signe du pseudonyme « Vallée du Mont-Ari » (Lettres sur la Vie vue avec le simple bon sens) dit :

« À mes yeux, la croyance en Dieu-Idée a une telle influence sur l’état social que je ne puis me dispenser de revenir sur ce Rien, cette Nullité, ce Non-être, ce Néant, cet Impossible, ce Dieu de toutes les religions qui, sous les noms de Brahmah, Javeh, Jehovah, Elohim, etc., de par les résultantes qu’il a déterminées depuis que les hommes ignorants ou astucieux l’ont créé, est l’Immoralité même. Comment ne pas voir que c’est cette erreur qui, par le fanatisme, maintient les états d’êtres inférieurs actuels ? C’est vraiment commode, un Dieu pour certains individus dont la conscience et la réflexion ont été annihilées par cette croyance...

Toute leur existence se passe à commettre les pires méfaits, les malhonnêtetés les plus criantes... et quand ils sentent que la tombe va s’ouvrir, ils adressent un acte de contrition à cette Hideur qui avait permis leurs crimes et elle leur ouvre toutes grandes les portes de son « Paradis » où ils jouiront éternellement du plus grand bien-être, après avoir joui pendant toute leur vie terrestre au détriment d’autrui. Tandis que certain pauvre diable qui aura vécu chichement, péniblement, souffreteusement, douloureusement, et honnêtement pendant toute sa vie en servant humblement les riches exploiteurs, ira en enfer si, contraint par la misère, il est surpris volant quelque denrée alimentaire ou quelques sous chez un de ses exploiteurs qui le tuera simplement avant qu’il ait eu le temps de manifester son repentir à Dieu... O stupidité !

C’est cette insanité repoussante qui fait dire à ses représentants autocrates et omniscients que la guerre est nécessaire et qu’elle donne la victoire aux armées qui la servent... C’est la croyance en cette Fiction qui est cause de tout le mal que nous pouvons constater par l’obscurité intellectuelle et la stagnation mentale dans lesquelles sa crainte maintient l’humanité... »

Cette page virulente n’est qu’un exposé de l’objection que les philosophes opposent au dogme de l’existence d’un Dieu tout puissant et tout sage : l’existence du mal physique et moral. On ne comprend vraiment pas comment des êtres raisonnables peuvent avaler les boniments des prêtres de toutes les religions ; et pourtant l’immense majorité des hommes se soumettent benoîtement à ce que les représentants de la superstition religieuse leur commandent.

Vallée du Mont-Ari dit encore :

« Il existe des êtres ayant des prétentions d’être à l’avant-garde des idées et considérant comme inutile le temps passé à combattre l’idée de Dieu. On peut se demander comment un homme sensé peut douter de la nécessité et de l’efficacité du combat de l’homme conscient contre la croyance en l’existence de Dieu. Il faut vraiment qu’il n’ait jamais pris la peine de réfléchir sur l’importance de cette question, ou qu’il ne puisse pas en voir toute l’importance... le sort de l’humanité y est intimement lié.

L’athée... croit à la possibilité d’une justice sans Dieu ; justice dont les plateaux de la balance n’auront plus à subir les influences actuelles ignobles de cette monstruosité. »

* * *

Voyons à présent les prétendues preuves de l’existence de Dieu. Le premier argument que tout chrétien lance dans une discussion avec un athée, c’est celui de Fénelon et de Bossuet qu’on a redit à satiété : il faut un horloger pour faire une montre, un peintre pour faire un tableau, il faut donc un auteur à toute chose, cet auteur, je l’appelle Dieu, donc Dieu existe. Cet argument n’a pas plus de valeur qu’une bulle de savon ; s’il a fallu un créateur pour créer le monde, qui a créé ce créateur et le créateur de ce créateur ? et ainsi de suite à l’infini. La preuve théiste n’est qu’une pétition de principe, car c’est l’affirmation de la création, parce que ce que ce créateur existe ; or, ce créateur premier ne peut être, puisqu’on peut toujours le reculer et, de plus, la création n’a pas été prouvée et ne le sera probablement jamais, car la science se passe très bien de l’idée de création.

Fénelon croit avoir tout dit en opposant l’idée de Dieu au hasard. Or, le hasard ne serait encore qu’un Dieu, tandis que la science telle qu’elle existe aujourd’hui, reconnaît des lois, pas un hasard ; ces lois sont éternelles autant qu’on peut le déduire de toutes les observations. Donc pas de Dieu. Les arguments de Fénelon sont parfois de purs enfantillages, ainsi : « Si l’eau était plus ou moins dense qu’elle n’est, elle ne pourrait supporter des vaisseaux », ce qui revient à dire que les eaux ont été créées pour porter des navires et non que les bateaux ont été inventés pour naviguer sur les eaux.

« Si la terre était plus ou moins dure qu’elle n’est, elle ne pourrait pas être cultivée ou bien elle ne pourrait pas supporter l’homme. » Toujours le fameux principe : C’est Dieu qui a créé tout cela pour l’homme, pour le bien de cet homme, le favori de Dieu. Les serpents venimeux, les bêtes sauvages, les scorpions, les punaises, les poux, les bactéries pathogènes, la fièvre thyphoïde, la lèpre, la tuberculose, les mouches cancéreuses, etc., ont donc été créés pour le bien de ce bien-aimé de la divinité ?...

Tout le livre de Fénelon, qu’on employait de mon temps dans les classes de philosophie, est plein d’arguments de la force de celui de la densité des eaux, la beauté de la nature, l’instinct des animaux. Fénelon écrit des choses aussi étonnantes que celle-ci :

« Toutes les qualités des personnes et des choses viennent de Dieu, l’intelligence est une qualité, donc Dieu nous donne l’intelligence, donc Dieu existe. »

De même pour nos idées claires ou de sens commun. De même pour nos pensées supérieures. Un moment de réflexion suffirait à un enfant pour découvrir la faiblesse d’une telle argumentation. C’est toujours la pétition de principe. L’évêque de Cambrai commence par admettre le dessein d’un être supérieur, au lieu de nous prouver que cette intelligence suprême existe.

Un autre argument tout aussi ridicule, c’est celui de la beauté du corps humain :

« Si la tête était moins grosse elle n’aurait aucune proportion avec le reste de la machine. Si elle était plus grosse, outre qu’elle serait disproportionnée et difforme, elle accablerait le cou et courrait le risque de faire tomber l’homme du côté où elle pencherait un peu trop. »

L’auteur ne connaissait pas tous les animaux monstrueux : le plésiosaure, le ptérodactyle, etc., à qui on a donné le nom absurde d’antédiluviens et qui ont probablement existé pendant des milliers d’années, tant que les situations climatiques leur ont permis de se nourrir quoique leurs corps, selon nos idées modernes, soient disproportionnés et mal conditionnés. Après avoir lu Fénelon, aucun lecteur intelligent ne manquera de reconnaître qu’il n’y a trouvé nulle preuve valable de l’existence de Dieu.

Les preuves dites métaphysiques ne valent pas mieux. L’apologiste catholique J.-J.- Auguste Nicolas, dans ses Etudes philosophiques sur le Christianisme (4 volumes in-8°, 1842–45) souvent réimprimés, croit avoir découvert une nouvelle preuve de l’existence de Dieu. Pour lui la meilleure démonstration de cette existence c’est que l’homme a conçu l’idée même de la divinité. Toute autre idée se rapporte à la matière, qualités et défauts, beauté, laideur sont toujours le résultat d’une comparaison tacite, or Dieu ne peut-être comparé à rien. Cet argument est fallacieux car pour l’immense majorité des êtres qui ont cru ou qui croient encore à Dieu, cette déité est bien un être ou, comme le dit la Bible, un Dieu vivant, — il n’y a que les êtres matériels qui soient doués de la vie. Ce n’est qu’assez tard que l’esprit humain s’est élevé, si l’on peut parler ainsi, à l’idée d’un esprit qui, même alors était doué de toutes les fonctions de l’être humain. Ecoutez deux chrétiens discuter, ils vous parleront de l’oeil de Dieu, du doigt de Dieu, de la main de Dieu, de l’esprit de Dieu, de la volonté de Dieu, de la colère de Dieu, etc,.

Les apologistes chrétiens donnent comme preuve de l’existence de Dieu l’idée d’infini qu’a l’homme. Or, l’homme, en général, ne raisonne pas sur l’infini, seuls les mathématiciens se rendent compte, et encore assez imparfaitement de l’infini. Pour le théiste, Dieu est fini puisqu’il est limité par l’univers, ou pour le croyant par la terre et le ciel, c’est-à-dire par les nuages et l’atmosphère. Comme il est impossible que deux corps puissent occuper le même espace, Dieu ne peut exister s’il est infini, puisque la matière est limitée et que l’esprit infini devrait être limité par l’espace occupé par la matière.

Un argument très souvent employé, c’est l’affirmation de la reconnaissance universelle par les êtres humains de l’existence de Dieu. Or, les voyageurs modernes ont découvert de nombreuses tribus qui n’ont aucune idée d’un être supérieur gouvernant la terre et les cieux. Le grand ouvrage du savant Frazer (Le Rameau d’Or), donne bien des exemples de cette absence complète de connaissance d’un dieu. Les Bouddhistes véritables, qui sont athées, se comptent par millions ; les disciples de Confucius ne connaissent pas non plus de dieu. Parmi les savants modernes, il est rare de trouver un théiste. Tous les vrais savants comme Berthelot, Lalande, Laplace, Tyndall, Huxley, Haeckel, Ostwald, etc., sont, ou nettement athées, ou positivistes ou agnostiques, les deux derniers déclarent que puisque l’esprit humain ne saurait arriver à découvrir les causes premières, il s’abstiennent de s’en occuper. Or, comme ils n’admettent pas un Dieu selon l’idée ordinaire, et la définition générale, ils sont en réalité athées pour les théistes.

Descartes, dans son Discours sur la Méthode, après avoir fait table rase de toutes les théories philosophiques enseignées avant lui, recule devant les conséquences de sa négation, finit par admettre l’existence d’un Dieu, sans pouvoir toutefois le définir, il se base sur l’existence des causes et effets, démonstration qui revient à celle de Fénelon, il dit :

« Nous sommes assurés que Dieu existe parce que nous prêtons attention aux raisons qui nous prouvent son existence. Mais après cela il suffit que nous nous ressouvenions d’avoir conçu une chose pour être assurés qu’elle est vraie, ce qui ne suffirait pas si nous ne savions pas que Dieu existe et qu’il ne peut être trompeur. »

De nouveau pure assertion, mais aucune preuve.

J.-J. Rousseau, déiste comme Voltaire, donne deux preuves de l’existence de Dieu :

  1. L’idée du premier moteur ou l’origine du mouvement, et

  2. l’autre, celle des causes finales.

Nous savons à présent que toute dans l’univers est en mouvement, que toutes les molécules des corps sont retenues ensemble par le mouvement de ces molécules et que pas n’est besoin d’un être supérieur pour entretenir ce mouvement et le diriger ; c’est une loi immuable de la nature. Les découvertes (Becquerel, Curie, Le Bon, Rutherford, Carnot, Meyer, Herz, Helmholz, Roentgen, Gresnel, etc.), l’ont surabondamment démontré. La preuve dite des causes finales revient à dire que Dieu créa l’univers pour servir à l’homme, c’est ce que prêchent les théologiens. Quelques philosophes ont osé déclarer qu’ils ignoraient complètement le but de Dieu. Les athées répondent : l’univers n’a aucune destination et ne peut en avoir.

Preuves qu’on trouve dans les traités de théodicée employés dans les lycées :

  1. La loi morale qui dicte ses arrêts dans le sanctuaire de la conscience suppose un législateur. Nous ne sommes pas les auteurs de cette loi, le plus souvent en désaccord avec nos penchants. Ce législateur c’est Dieu ; donc Dieu, etc.

  2. La sanction de la loi morale, insuffisante ici-bas, suppose une sanction ultérieure, qui, elle-même ne saurait avoir lieu sans un juge suprême, rémunérateur et vengeur. Ce juge, c’est Dieu donc.

  3. Nous avons l’idée de perfection ; or, cette idée implique l’existence, car une perfection à laquelle il manquerait l’existence serait une perfection imparfaite, ce qui est absurde, cette perfection, c’est Dieu donc, etc.

  4. Tout ce qui est rigoureusement renfermé dans l’idée d’une chose doit en être affirmé ; or, l’existence actuelle est renfermée dans l’idée d’être nécessaire, donc il existe un être nécessaire : Dieu.

  5. Tout attribut suppose une substance qui ne peut être moindre que l’attribut lui-même ; or, l’éternité et l’immensité sont des attributs infinis ; donc ils supposent une substance infinie (Newton, Clarke).

Le Dr Carret (Démonstrations de l’Inexistence de Dieu), analyse les preuves données par Saint Anselme, Saint Thomas d’Aquin, Gastrelle, La Luzerne, Newton, Clarke, Hancock, Woodward, etc., mais il fait comprendre tout le vide des prétendues preuves.

Retournons aux arguments contre l’existence de Dieu ; on ne peut les appeler preuves puisque l’on ne peut prouver une négation, comme nous l’avons déjà dit, mais on peut prouver que l’idée d’un Dieu tout puissant et bon est absurde. Le raisonnement d’Epicure, célèbre philosophe grec, est resté invincible. Le voici tel que nous le connaissons d’après la réfutation de Lactance, père de l’Église :

Le mal existe ; or de deux choses l’une :

  1. Dieu sait que le mal existe, veut l’empêcher et ne le peut pas... un tel Dieu serait impuissant, donc inadmissible.

  2. Dieu ne sait pas que le mal existe... un tel Dieu serait donc aveugle et ignorant, donc inadmissible.

On ne voit pas d’autre hypothèse possible. Donc Dieu n’existe pas.

Les croyants se sont acharnés contre le dilemme d’Epicure. Ils veulent faire croire que le mal existe parce que le premier homme a désobéi en Eden et que ce mal sert à améliorer l’homme lui-même. Ce châtiment infligé à la descendance tout entière des coupables serait assez épouvantable pour faire douter de l’existence d’un Dieu si atroce. Mais tout souffre dans la nature ; tous les animaux, depuis les plus grands aux microscopiques souffrent de leur naissance à leur mort, les plantes elles-mêmes souffrent et périclitent, la nature brute elle-même n’échappe pas aux transformations et à ce que nous appelons la mort.

Les molécules, les métaux mêmes se transforment peu à peu, il y a donc souffrance partout. Un Dieu immuable et bon ne saurait exister. Il est vrai que des philosophes, comme le baron de Colins et ses disciples croient, à la suite de Descartes, que les animaux sont insensibles, que ce sont des machines. Cette théorie ne supporte pas l’observation exacte des animaux, et puis la machine elle-même ne se détraque-t-elle pas, de plus ne peut-on pas considérer le travail comme une peine ? Il est vrai qu’elle n’a pas de nerfs et de cerveau qui font que les êtres animés se rendent compte de la douleur, mais la matière se transformant, se gâtant est une preuve que le mal existe partout et pourtant les animaux n’ont pas mangé la pomme avec Eve.

Les scientistes chrétiens, qui ont tant d’adeptes en Amérique et aussi en Europe, prétendent que la souffrance n’est pas réelle, qu’elle est une conséquence de notre imagination. Ceux qui osent dire cela n’ont jamais visité les hôpitaux ni les asiles d’aliénés ; ils n’ont pas entendu les cris de douleur que poussent les malades, les blessés. Ces scientistes chrétiens n’ont jamais guéri de vraies douleurs, pas plus que les prières ou les visites aux lieux de pèlerinage ne le font. Quand l’auto-suggestion est terminée, les maux recommencent.

Le mal existe donc et un Dieu qui l’aurait créé, le sachant et le voulant est incompréhensible, impossible.

Si Dieu ne sait pas que le mal existe, la chose est encore plus absurde, cela ressemblerait au Dieu de la Bible qui ne sait pas ce qui se passe dans le paradis terrestre et est obligé de s’y promener pour voir ce qu’y faisaient les nouveaux époux. Ce serait comme Jupiter qui descend sur la terre pour juger des abominations qui s’y commettent et punit du déluge de Deucalion et Pyrrha les humains pour le crime du roi Lycaon.

Un Dieu comme celui de la Bible ou des Métamorphoses ne peut être admis que par des esprits bornés.

S’il y a un Dieu pourquoi y a-t-il tant de religions ? Les prêtres prétendent tous que leur Dieu est le seul vrai Dieu. Or, il y a une infinité de religions et de sectes qui ne croient pas au Dieu des autres religions. S’il y avait un Dieu, n’aurait-il pas fait en sorte que tous les humains le reconnaissent ? Le Dr Carret résume ainsi cette objection :

De trois choses l’une.

  1. II y a un Dieu, ce Dieu a voulu se manifester aux humains et le nombre des religions prouve qu’il n’a pas réussi. Dans ce cas, Dieu est impuissant, donc inadmissible : tous les cultes sont absurdes et tous leurs dieux sont faux.

  2. II y a un Dieu : ce Dieu n’a pas voulu être connu de nous et ne se soucie aucunement de nos adoration. En ce cas, tous les cultes sont absurdes et tous leurs dieux sont faux, car aucun ne ressemble au Dieu réel.

  3. II n’y a pas de Dieu. En ce cas, tous les cultes sont absurdes.

Aucune autre supposition n’est possible.

Les athées se servent encore d’autres arguments pour combattre la croyance : l’impossibilité du libre arbitre ; l’inexistence d’une âme mortelle ; la différence entre la volonté et le libre arbitre, etc. Tout cela devra faire le sujet d’autres articles dans l’Encyclopédie.

Les Spirites qui se démènent tant à présent et dont beaucoup ne croient pas en Dieu, croient à la survivance de l’âme après la mort. L’Institut métapsychique de Paris et The Society for psychical research de Londres, cherchent à prouver cette survivance, mais toutes leurs expériences ne prouvent rien jusqu’ici et toutes les manifestations dont parlent les métapsychiques n’ont encore rien produit de convaincant. Nous pouvons admettre que l’âme n’est qu’une fonction du cerveau et qu’aussitôt que la mort survient, il n’y a plus d’âme et que les molécules du cerveau se désagrégeant, il ne peut y avoir d’immortalité.

Donc pas plus d’âme que de Dieu et le raisonnement d’Epicure reste inébranlable.

On a donné le nom d’épicuriens aux amis de la bonne chère. Sans être des ascètes, on peut aimer le bien, se dévouer à l’humanité, c’est ce que voulait Epicure. Il mettait le bonheur dans la satisfaction des besoins intellectuels et moraux.

Son disciple Lucrèce, dans son grand poème De Naturâ Rerum le fait bien comprendre.

Dans tous les temps, l’histoire a dû reconnaître la parfaite honnêteté des athées. L’antiquité a cité comme des modèles de vertu des athées comme Diagoras, de Milo, qui se rattachait à l’école de Leucippe ; Théodore et Evhémère, sortis de l’école de Syrène ; Straton de Lampsaque, Métrodoros, Plysemos, Hermachos, Polystratos, Basilides, Protarchos.

On peut aussi inclure parmi les athées toutes les écoles philosophiques grecques depuis Thaïes (Anaximène, Anaxagore, Achellaos), jusqu’à Socrate qui fut condamné à mort sur une accusation d’athéisme. Parmi les athées, il faut comprendre Hérédité, Empédocle, Démocrite, Pyrrhon et toute l’école sceptique (Timon, A. Aenesidème, etc.) ; l’école stoïque (Zenon, Aristo de Chios, Cleantes, etc.).

L’athéisme a toujours été admis par les esprits éclairés de l’antiquité, mais l’établissement d’une religion officielle dans la plupart des États a empêché parfois l’enseignement de cette doctrine. Les gouvernements se sont toujours servi de leur autorité, et des persécutions pour écraser la terrible négation qui, du coup ébranlait toute religion et tout respect pour l’État.

Les athées étaient obligés, sous peine de mort ou de ruine, de mettre un frein à leur franchise. Montaigne, la Boétie, Charron, Giordano Bruno, Vanini étaient athées, mais ils n’osaient pas le proclamer et les deux derniers ont payé de leur vie les doutes qu’ils faisaient entrevoir sur l’existence de Dieu.

Au XVIIIe siècle, Helvétius, d’Holbach, d’Alembert, Diderot étaient des athées, Voltaire et Rousseau qu’on a souvent accusés d’athéisme étaient déistes, de même que Robespierre. Par contre, Marat, Babeuf, Buonarotti étaient athées, aussi ont-ils été salis par tous les écrivains réactionnaires.

Les socialistes du commencement du XIXe siècle n’avaient pas encore secoué l’esprit théiste quoique pour eux le mot Dieu n’eût pas grande signification.

En Allemagne, Kant, Schopenhauer, Nietzsche, et leurs disciples, ne reconnaissaient aucun Dieu.

Karl Marx, Engels, Lassale, Kautski, étaient athées, ainsi que les Hégéliens et les socialistes démocrates, mais pour ne pas choquer les masses, ils s’abstenaient d’attaquer l’idée théiste.

Il y a de très nombreux prêtres catholiques et pasteurs protestants qui ne croient pas en Dieu, mais par lâcheté, par peur de perdre leur gagne-pain ou leur position sociale, ils se gardent de faire voir ce qu’ils pensent. Je l’ai remarqué bien des fois et quelques-uns de ces fourbes me l’ont avoué, ils continuent à prêcher ce qu’ils considèrent comme des mensonges. On ne peut que plaindre ces hommes malhonnêtes envers eux-mêmes.

Quelle différence avec Lalande, le grand savant, continuateur du dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal. Quoique mal vu de Napoléon à cause de ses opinions, il a écrit :

« Je me félicite plus de mes progrès en athéisme que de ceux que je puis avoir faits en astronomie. Le spectacle du ciel paraît à tout le monde une preuve de l’existence de Dieu. Je le croyais à 19 ans, aujourd’hui, je n’y vois que de la matière et du mouvement. »

G. Brocher

Ouvrages le plus souvent consultés par moi :

— Mauthner. Der Atheismus und seine Geschichte im Abendiand. (L’Athéisme et son histoire en Occident), 4 volumes, très grand 8°. (Le titre de cet ouvrage n’est pas exact, c’est plutôt une histoire de la libre pensée en Europe.)

— Robertson. A short History of Freethought (Brève histoire de la libre pensée).

— The Faiths of the World (Les croyances du monde), 8 volumes 8°.

— Bradiaugh. A Plea for Atheism (Défense de l’Athéisme).

— Franck. Dictionnaire des Sciences philosophiques

— Fénelon. Existence de Dieu

— Bossuet. Connaissance de Dieu et de soi-même

— Caro. L’Idée de Dieu.

— Proudhon. De la Justice dans la Révolution et dans l’Église

— Colins. De la Justice hors de la Révolution et hors de l’Église, 3 v, 8°. La Science, 3 v. 8°. La Science Sociale, 5 v.8°.

— Hugentobler. Extinction du Paupérisme. (Exposé de la philosophie athée de Colins.)

— Kropotkine. La morale (dans la traduction espagnole).

— Lewes Istorya Philosophyi (traduction russe de Spasovitch et Névédomsky.

— Brucker. Historia critica philosophial.

— Bartholomess. Doctrines religieuses de la philosophie moderne.

— Damiron. Histoire de la philosophie au XVIIIe siècle.

— Cousin. Histoire générale de la philosophie.

— Taine. Les Philosophes français au XIXe siècle.

— Feuerbach. Geschichte der neueren Philosophie (Histoire de la philosophie moderne).

— Bauer (Kuno). Istorya philosophyi (traduction russe).

— Laforest. Philosophie Ancienne, 2 v. 8°. (Au point de vue catholique.)

— Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra.

— Schopenhauer. Die Welt aïs Wille (Le Monde comme volonté).

— Naquet. Religion, propriété, famille.

— Saîsset (A). Essai de Philosophie religieuse.

— Saîsset (A). Dieu et son Homonyme.

— Vallée du Mont-Ari. Lettres sur la vie vue avec le simple bon sens.

— Trazer. The Golden Bough. 12 volumes (Le Rameau d’Or). (Les trois premiers seuls ont été traduits en français).

— Darwin. L’Origine des espèces.

— Darwin. Origine de l’homme.

— Vogt (Cari). De l’homme.

— Buchner. Force et Matière.

— Carret (Dr). Démonstration de l’Inexistence de Dieu.

ATMOSPHERE

n. f. (du grec atmos, vapeur et sphaira, sphère)

On désigne, sous le nom d’atmosphère, la masse d’air qui environne la terre. L’atmosphère doit affecter la forme d’un sphéroïde beaucoup plus aplati que ne l’est la terre. On n’est pas complètement fixé sur son épaisseur, qui ne paraît cependant pas dépasser une centaine de kilomètres ; au delà on ne trouve que des molécules très raréfiées d’hélium et d’hydrogène. L’atmosphère exerce sur tous les corps à la surface de la terre une pression dite pression atmosphérique, qui est variable et que l’on étudie à l’aide du baromètre ; cette pression moyenne est de 1.033 gr. par centimètre carré, de sorte que la pression sur un homme de grandeur ordinaire est d’environ 17.000 kilogrammes. Si nous ne sommes pas écrasés par cet énorme poids, c’est qu’il est sans cesse contrebalancé par la réaction des fluides dont notre corps est rempli. Les couches d’air qui constituent l’atmosphère se refroidissent, à mesure qu’on s’élève, d’environ 1° par 215 mètres environ. Les observations astronomiques démontrent que les planètes sont également entourées d’une atmosphère. En physique, on désigne sous le nom d’atmosphère l’unité de pression dans l’étude des gaz : c’est le poids d’une colonne de mercure ayant pour hauteur 76 centimètres et pour base 1 centimètre carré (1.033 grammes environ). — On se sert au figuré du mot atmosphère pour désigner, dans le domaine intellectuel, moral, éducatif, etc..., une ambiance spéciale. On dira, par exemple, que les peuples vivent dans une atmosphère de paix lorsque les politiciens laissent ces peuples vaquer à leurs occupations respectives et travailler en fraternelle collaboration. On dira au contraire que les peuples vivent dans une atmosphère de guerre lorsque de criminelles manoeuvres des dirigeants échauffent les esprits nationaux les uns contre les autres et lorsqu’une sournoise diplomatie allume des querelles entre différents gouvernements.

Dans une ville comme Paris, on désignera par atmosphère bourgeoise le luxe, la propreté, l’hygiène, la commodité, des quartiers riches, tels le quartier de l’Etoile, alors qu’on désignera par atmosphère ouvrière la pauvreté, le délabrement, l’insalubrité, la vétusté dès quartiers populaires, tels les quartiers de Belleville ou de Ménilmontant. Chez les parasites qui vivent de la finance ou de la politique, règne une atmosphère étroite comme la mentalité même de ces parasites, tandis que chez les révolutionnaires et les hommes libres règne une atmosphère généreuse comme l’idéal même de ces hommes libres. Et nous arrêterons là des exemples que nous pourrions multiplier indéfiniment.

ATOME

On peut mesurer, à la notion actuelle de l’atome, les progrès accomplis, depuis à peine un quart de siècle, non seulement par la physique et la chimie, mais aussi par la philosophie scientifique, en ce qui concerne notre conception de la matière.

Vieille de 2.000 ans, la théorie de l’atome insécable, indestructible, représentant la plus petite quantité d’un élément qui puisse entrer en combinaison, elle a été formulée par le grand poète romain Lucrèce, en ces vers immortels que l’on ne peut lire aujourd’hui, sans un étonnement admiratif :

« Les corps ne sont pas anéantis en disparaissant à nos yeux, la nature forme de nouveaux êtres avec leurs débris, et ce n’est que par la mort des uns qu’elle accorde la vie aux autres. Les éléments sont inaltérables et indestructibles. Les principes de la matière, les éléments du Grand Tout sont solides et éternels, nulle action étrangère ne peut les altérer. L’atome est le plus petit corps de la nature. Il représente le dernier passé de la division. Il existe donc dans la nature des corpuscules d’essence immuable... leurs différentes combinaisons changent l’essence des corps. »

Une trentaine d’années ont suffi pour voir disparaître cette conception de l’atome née dans le cerveau de Démocrite et restée presqu’intacte jusque dans celui de Berthelot.

C’est surtout à la découverte du radium et de la radio-activité qu’est dû ce résultat quasi-miraculeux. On voit par conséquent tout le mérite qui revient à M. et à Mme Curie, d’avoir les premiers étudié et signalé les merveilles qui s’accomplissent par les atomes de cet élément, ainsi que par ceux du potassium, du thorium et autres métaux spontanément radio-actifs.

Mais il ne faut pas oublier, et on le fait, hélas ! trop facilement, que le véritable inventeur de la radio-activité, dans le sens le plus général, c’est le Dr Gustave Le Bon, C’est à lui autant, peut-être plus, qu’à J.-J. Thomson, Becquerel et autres, que nous devons la notion actuelle de l’atome, telle qu’ont permis de l’établir la radio-activité universelle de la matière (par lui découverte), et celle des corps spontanément radio-actifs, comme le radium, l’uranium, etc., etc.

On considère aujourd’hui l’atome comme un petit grain de matière formé d’autres petits grains nommés électrons, qui ne seraient plus de la matière, mais des tourbillons d’éther comparables à des gyrostats. Ces électrons étant des particules électriques, l’atome étant composé d’électrons, ne serait autre chose que de l’électricité ; de son côté, la matière étant composée d’atomes, ne serait pas autre chose que de l’électricité.

« La théorie électrique de la matière, a dit le physicien anglais Lodge, restera comme la plus grande découverte du XXème siècle. »

Comment sont disposés dans l’atome, les électrons, ses éléments constituants ? Et comment expliquer la formation des atomes ?

C’est encore au Dr Gustave Le Bon que nous devons les plus claires réponses à ces deux questions.

D’après lui, complète serait l’analogie. entre la formation d’un atome et celle de notre système solaire : l’atome, en effet, étant un système solaire en miniature, composé d’électrons négatifs, tournant avec une vitesse prodigieuse autour d’un centre ou noyau, formé d’ions ou électrons positifs.

Dans le système du monde de Laplace, le soleil et les plantes auraient d’abord été une nebuleuse au centre de laquelle, s’est formé un noyau animé d’un mouvement de rotation et duquel se détachèrent successivement des anneaux qui formèrent, plus tard, la terre et les autres planètes. D’abord gazeuses, ces masses se sont progressivement refroidies, et l’espace que remplissait primitivement la nébuleuse n’a plus été occupé que par un petit nombre de globes, tournant sur eux-mêmes et autour du soleil.

Il est probable que les choses se sont passées ainsi lors de la formation des atomes ; et ce qui le prouverait, je le répète, c’est l’analogie aujourd’hui bien établie, entre la construction d’un système planétaire et celle de l’atome.

La matière se composerait donc de ces petits systèmes solaires en miniature.

Conception à la fois grandiose et mathématique d’une portée philosophique considérable, et devant laquelle s’évertue vainement le scepticisme des penseurs (?) retardataires et réactionnaires.

P. VIGNÉ D’OCTON.

ATTENTAT

n. m. (du latin attentare : essayer contre)

« Attaque violente dirigée contre l’ordre politique ou social, le souverain, sa famille, les personnes et les propriétés. » Telle est la définition que donnent du mot « Attentat » presque tous les dictionnaires et, notamment « le grand Larousse ».

Avant la Révolution de 1789, il n’y eut pas de peine jugée trop sévère, de supplice trop horrible pour punir ces attentats, que la législation qualifiait de crimes de lèse-Majesté, parce qu’ils rentraient, au premier chef, dans la classe de ceux qui offensent la Majesté souveraine.

Pour comprendre la gravité des attentats dirigés, alors, contre la personne des Rois, Dictateurs, Empereurs, Souverains, et chefs d’État de tous rangs, il convient de se rappeler que la personne de ceux-ci était sacrée, que leur Puissance empruntait à Dieu luimême ― dont ils étaient sur terre les représentants et fondés de pouvoirs ― un caractère auguste et que, désobéir au Monarque, se révolter contre lui et, à plus forte raison, attenter à ses jours, c’était s’attaquer à Dieu lui même et commettre un acte sacrilège. En France, les ordonnances ne précisèrent pas les peines à infliger aux personnes convaincues d’attentats de ce genre ; les juges devaient spécifier avec détail le supplice du coupable, supplice toujours atroce, dans lequel, pour rendre le châtiment plus terrible et plus exemplaire, on accumulait les tortures les plus horribles. Toute considération d’humanité devait céder devant la raison d’État ; on sait quelle fut la mort de Châtel, de Ravaillac et de Damiens. La Révolution fit justice de cette législation barbare, et le Code pénal de 1791, précurseur de celui de 1810, édicta la peine de mort, sans aggravation de tortures spéciales. La loi du 28 avril 1832 créa une théorie nouvelle. Elle décida que l’attentat, pour lequel la peine de mort était maintenue, serait constitué seulement par l’exécution ou la tentative d’exécution et plaça le complot dans une catégorie distincte punie de peines moins sévères. L’attentat ― ou le complot ― dont le but est de détruire ou de changer la forme du Gouvernement, ou d’exciter les citoyens à s’armer les uns contre les autres, est puni de la déportation dans une enceinte fortifiée.

On voit que toutes ces mesures législatives ne visent, en matière d’attentat, que les personnes s’insurgeant ou tentant de s’insurger, à main armée, contre l’ordre de choses établi, contre le régime social ou contre les personnes représentant celui-ci. Toute la législation tendant à châtier les attentats n’est, donc, que pour protéger les Gouvernements contre les attaques violentes auxquelles sont exposés leurs personnes et leurs privilèges. Cette constatation vient à l’appui de ce que nous ne cessons d’affirmer ici : à savoir que la Loi, faite par les dirigeants et pour eux, n’a rien de commun avec la Justice et que, loin d’être l’expression codifiée de ce qui est équitable, elle en est la négation la plus impudente qu’on puisse imaginer.

Donnant donc, maintenant, au mot « Attentat » sa signification exacte, large, humaine, je le définis : « toute atteinte portée à la liberté, au bien-être, à la vie, au bonheur désirable et possible d’un ou plusieurs individus. » Cette définition est incontestablement supérieure à la définition pour ainsi dire « classique » du Larousse. Elle possède sur celle-ci l’immense

avantage d’embrasser tous les actes qui constituent un attentat, quel qu’en soit l’auteur et quelle qu’en soit la victime. Elle ne limite pas l’attentat aux seuls actes commis par les non possédants contre les possédants, par les gouvernés contre les gouvernants : elle étend l’attentat ― ainsi qu’il est équitable ― aux actes commis par les riches contre les pauvres et par les gouvernants contre les gouvernés.

Pour ceux qui s’inclinent systématiquement devant l’enrichissement graduel de quelques familles opulentes, sans s’émouvoir de l’appauvrissement correspondant des masses populaires et qui, considérant la propriété comme un principe intangible et fatal, en acceptent toutes les conséquences d’un cœur léger et d’une conscience sereine (périssent des millions d’hommes, plutôt qu’un principe!) il est évident que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les sans le sou contre les détenteurs de la fortune. Pour les personnes qui élèvent l’Autorité à la hauteur d’un principe sacro saint et d’une institution inattaquable et qui estiment que, quels que soient les abus et les crimes perpétrés par ceux qui exercent le pouvoir, les victimes de ces abus et de ces crimes ne doivent demander protection, justice et réparation que dans les formes et conditions prescrites par la Loi et la Constitution, il est certain que « l’attentat » ne peut être que l’attaque violente dirigée par les opprimés contre les oppresseurs. Et nous comprenons fort bien que la Loi ― la Loi faite par et pour les riches et gouvernants contre les gouvernés et les pauvres ― ne prévoie, au chapitre des complots et attentats, que les projets et actes ayant pour auteurs les victimes du Capital et de l’État et visant les profiteurs de l’État et du Capital.

Mais, les choses ne nous apparaissent pas sous cet aspect unilatéral, à nous qui ne tenons pour intangibles et sacrés ni la Loi ni les prophètes et qui, tout au contraire, avons conscience que la richesse scandaleuse et scandaleusement acquise d’une infime minorité est une atteinte intolérable au bien-être du plus grand nombre et que le Pouvoir ― d’où qu’il vienne ― dont une poignée d’usurpateurs détient tous les avantages, est une atteinte insupportable à la liberté de l’immense multitude.

C’est pourquoi, faisant application de la définition que nous avons donnée du mot « Attentat » : « toute atteinte portée à la liberté, au bien-être, à la vie, au bonheur désirable et possible, d’un ou plusieurs individus » , nous disons que l’histoire des civilisations et des régimes basés sur la Propriété, le Gouvernement, la Loi écrite et la Morale officielle n’a été qu’un attentat permanent dirigé par les Gouvernants et les Riches, étroitement et indissolublement complices, contre la liberté, le bien-être, la vie et le bonheur désirable et possible des classes déshéritées.

Énumérer tous les crimes qui rentrent dans cette catégorie et que désigne cette définition, ce serait dresser le tableau de toutes les grandes iniquités qui constituent l’Histoire, depuis les âges les plus reculés. Ce serait établir la table funèbre des opprobres dont le récit et l’enchaînement sont comme le canevas sur lequel se sont inscrits, au cours des siècles, tous les faits et gestes de l’Humanité.

Ce serait surtout indiquer toutes les atteintes portées par les tyrans, monarques, polyarques et classes dirigeantes contre les principes éternels et les droits imprescriptibles : la liberté, l’égalité et la fraternité humaines.

J’énumère, sans développer : Attentat contre la Pensée, la multitude des légendes enfantines, des croyances absurdes, des Crédos ineptes que, par tous les moyens en leur pouvoir, les Religions et les Clergés à leur dévotion imposent, à la crédulité, à l’ignorance et à la peur instinctive des foules maintenues systématiquement dans l’erreur !

Attentat contre le Bien-Être désirable et possible, le paupérisme étendant son chancre rongeur sur l’immense majorité des humains, afin que puisse vivre, dans la fainéantise, dans le luxe et dans l’orgie, une minorité d’enrichis !

Attentat contre la Liberté, l’Autorité gouvernementale confisquant à son profit toutes les sources de vie : initiatives, découvertes, progrès scientifiques, développements artistiques, organisation du travail, énergie créatrice des masses asservies.

Attentat contre le Droit humain et la véritable Justice, la Loi écrite tendant à légitimer et à revêtir d’un caractère respectable les scandales, les concussions, les forfaitures, les vols et les abus de toutes sortes dont possédants et gouvernants sont les auteurs et les bénéficiaires.

Attentat contre la Vie humaine les massacres en masse exécutés, au nom de « l’Ordre », par la police, la gendarmerie et l’armée, en cas de grève et d’insurrection et les horribles boucheries qui, au nom de la Patrie, précipitent les uns contre les autres des millions d’hommes qui ne se connaissent point, qui n’ont aucune raison plausible de se haïr et qui, jamais, ne savent pour quels motifs et dans quel but ils s’entretuent sauvagement, sur le commandement qui leur en est fait.

Effarante et monstrueuse serait la statistique qu’on établirait ― et que, au cours de cet ouvrage nous établirons cent fois ― des attentats abominables dont la responsabilité incombe, sans contestation possible, à la Religion, à la Propriété, à l’État, à la Guerre. C’est par centaines et centaines de millions que se chiffrent les victimes de ces odieux attentats. C’est un océan qui submergerait la Terre, que formeraient, s’ils étaient réunis, le sang et les larmes qu’ils ont fait couler.

Quand on est pénétré de l’inébranlable conviction que, sous ses formes multiples, l’exercice de l’Autorité politique, économique, intellectuelle et morale constitue un « attentat permanent contre la liberté, le bien-être, la vie, le bonheur désirable et possible des individus et des peuples », on comprend l’affirmation d’Élisée Reclus proclamant que : « aussi longtemps que la Société sera basée sur l’Autorité, les Anarchistes resteront en état perpétuel d’insurrection ». Et on conçoit, du même coup, que, en matière d’attentat, le point de vue libertaire, qui n’est autre, en l’espèce, que le point de vue humain, se trouve nécessairement aux antipodes du point de vue autoritaire, c’est-à-dire légal et traditionnel.

Ici, nous entrons en plein dans une de ces constatations dont l’organisation sociale nous fournit le fréquent spectacle et qui apparaîtrait à la raison ce qu’elle est en réalité : stupéfiante et inconcevable, si des siècles d’ignorance, de duplicité et de mensonge n’avaient pas altéré le sens exact des faits sociaux. N’est-il pas, en effet, inconcevable et stupéfiant que ce soient ceux qui, méthodiquement, froidement et à toute heure, volent et assassinent, qui forgent des lois et sévissent implacablement contre ceux qui, exaspérés d’être assassinés et volés, se décident à se révolter contre le brigandage et le despotisme dont ils pâtissent ? « L’attentat contre la liberté, le bien-être, le bonheur désirable et possible de l’immense multitude », cet attentat vient d’en haut ; il n’est ni prévu ni puni par la Société ; et lorsque, d’en bas, cédant à une exaspération aisément compréhensible et à une poussée de révolte on ne peut plus naturelle et justifiée, se lève un individu ou un groupe d’individus résolus, au prix de leur liberté et de leur vie, à réagir contre l’attentat dont ils sont les perpétuelles victimes, c’est celui-ci ― groupe ou individu ― qui est en butte aux sévérités de la Loi et impitoyablement châtié ! On avouera que cela est inconcevable et stupéfiant. Et c’est, pourtant, ce qui se produit.

* * *

Mais, si cruel qu’ai été, dans le passé, et que soit encore le châtiment infligé aux révoltés, l’attentat d’en bas ― individuel ou collectif ― a toujours riposté à celui d’en haut. Les révolutions qui ont abattu les tyrans ou tenté de les abattre, les insurrections qui ont visé l’iniquité monstrueuse des grosses fortunes privées édifiées sur la misère des classes laborieuses. Les mouvements de cessation concertée de travail ayant pour but d’arracher aux possédants des moyens de production des conditions d’existence moins humiliantes, moins précaires et moins dures, enfin les gestes isolés que le vocabulaire académique et officiel qualifie d’attentats, tous ces faits attestent que, dans les profondeurs de la conscience humaine gisent des sources de révolte que les rigueurs de la Loi et la perspective des supplices les plus raffinés ne sont jamais parvenus à tarir complètement.

Celui que la misère étreint et que la servitude exaspère en arrive parfois à ne plus pouvoir maîtriser son indignation et quand la souffrance ― la sienne propre et celle de ses frères d’indigence et d’esclavage ― atteint un certain degré, son bras frappe à la façon d’un ressort trop tendu qui brise l’obstacle.

Il me parait plausible d’invoquer le droit de légitime défense en faveur des individus et des foules qui, toujours molestés, grugés, bernés, brutalisés, éprouvent, en certaines circonstances, le besoin de rejeter le fardeau d’avilissement et de lâcheté qu’une Société inique fait peser sur leurs épaules et je m’explique que, en un geste de froide résolution ou d’emportement vengeur, ces foules et ces individus s’en prennent à ceux qui symbolisent et personnifient la cause des maux qui les torturent.

On dit des attentats individuels qu’ils ne conduisent à rien d’efficace et qu’ils sont pour le moins inutiles. Il est vrai que, quand le personnage contre lequel l’attentat est dirigé est frappé mortellement et succombe, il ne tarde pas à être remplacé et que la « fonction » continue. Mais il n’en reste pas moins que celui qui a semé sur ses pas la terreur et la mort a payé de sa vie la dette de ses forfaits, que son exécution est un avertissement adressé à ceux qui seraient tentés de l’égaler dans l’infamie, qu’elle apporte un soulagement aux innombrables victimes qui, par lui, ont souffert et qu’elle débarrasse l’humanité d’un monstre.

Il est curieux et symptomatique que tout attentat, même manqué, dirigé contre un chef d’État, un ministre, un Grand de ce monde, provoque de la part de tous les Puissants de l’heure un sentiment, sincère ou feint, de réprobation indignée. Cette constatation souligne l’étroite solidarité qui relie, d’un bout de la terre à l’autre bout, tous les Maîtres. Mais elle témoigne plus fortement encore de la peur qui s’empare de tous les grands responsables, aussitôt que la vie d’un seul d’entre eux est mise en péril par le geste d’un justicier.

Dans ces circonstances, toutes les feuilles publiques, à l’exception de la presse anarchiste, emploient l’expression de « lâche attentat ». Il est permis de tenir pour criminel, voire odieux, un acte de cette nature ; mais s’il est un qualificatif qui ne puisse raisonnablement lui être accolé, c’est incontestablement celui de « lâche ». Je prends un exemple entre mille : acclamé par la multitude toujours prête à former la haie et à pousser des « vivats » sur le passage des cortèges officiels, entouré de cette escorte de courtisans qui sont toujours à plat ventre devant les Chefs d’État, protégé par la nuée de soldats et de policiers qui ont la charge de veiller à sa sécurité, un monarque, un dictateur, un président de République passe. Et voici que, se frayant un chemin à travers la foule des thuriféraires et des défenseurs qui l’en séparent, un homme se précipite sur le triomphateur et lui plante un poignard dans le cœur. Cet homme est seul contre tous ; il n’a aucune chance d’échapper au châtiment ; il sait pertinemment qu’il sera lynché ou bien arrêté, jeté en prison, condamné à mort, exécuté. Il a pris ses mesures, il a choisi le moment et l’endroit ; il est résolu à tuer, mais il sait qu’il sera tué, lui aussi, sur place ou quelques semaines après. Et son acte serait un « lâche attentat ? » ― Dites de cet homme et de son geste ce qu’il vous plaira ; dites que son attentat est l’acte d’un fou, d’un criminel, d’un bandit, mais ne dites pas que c’est celui d’un lâche ; ou, si vous le dites, c’est que vous ne savez pas plus ce qu’est le courage que la lâcheté.

Je conçois qu’un révolutionnaire n’approuve pas les attentats individuels : il peut estimer que ces attentat, n’atteignent pas le but qu’ils se proposent, qu’ils fournissent au Pouvoir, qui ne manque pas d’en profiter, l’occasion de perquisitionner, de traquer, d’emprisonner en masse et de forger des lois de répression plus sévère contre la propagande des idées et l’activité des militants ; il peut penser que, incompris de la foule qui n’en saisit encore ni la signification, ni le caractère, ni la valeur morale, ces attentats indisposent l’opinion publique et l’éloignent de la doctrine dont se réclament les « propagandistes pour le fait ». Il y a, je le reconnais, une part de vérité dans ces observations et c’est pour cette raison que j’admets qu’un révolutionnaire puisse ne pas approuver l’attentat individuel. Mais je ne parviens pas à comprendre qu’il le réprouve et je me demande au nom de quels principes et en vertu de quel raisonnement il le condamne.

Au demeurant, l’attentat individuel procède des mêmes causes et poursuit le même but que la Révolution sociale elle-même. Celle-ci ne sera que la somme des attentats individuels s’accomplissant dans des circonstances données, au même moment, sous la poussée des mêmes révoltes tendant à des fins identiques. L’attentat individuel n’est qu’une tentative isolée de révolution personnelle.

Allons au fond des choses et raisonnons lucidement : tout révolutionnaire conscient sait que la Révolution sociale implique avant tout : l’expropriation économique de la classe capitaliste et la suppression de toutes les Institutions dont l’ensemble constitue l’État. Il a la conviction que, personnellement et par l’emploi de tous les moyens de défense qui sont en leur pouvoir, gouvernants et possédants s’opposeront à la confiscation de leurs biens et à l’abolition de l’État dont Ils sont les maîtres. Il a la certitude que c’est la Force qui, seule décidera de la victoire des uns et de la défaite des autres. Il ne doute pas qu’une abominable répression fera suite à toute Révolution vaincue et que, durant des années, la défense de ce que les dirigeants appellent hypocritement « l’Ordre » entraînera de terribles représailles et un régime de terreur qui paralyseront l’effort des militants ayant survécu à l’écrasement de la Révolution ou échappé à la persécution. Je répète que tout révolutionnaire avisé, clairvoyant, conscient sait cela. Lui viendra-t-il, cependant, à la pensée de désapprouver une Révolution avortée ? Jugera-t-il à propos de jeter le blâme aux militants qui l’auront préparée et qui, dussent-ils en mourir, auront tout tenté et accompli pour la faire aboutir ? Je ne le pense pas.

Or, l’attentat individuel est exactement en petit ce que la Révolution sociale est en grand. Tout ce qui se passe dans l’âme des foules avant qu’elles ne se résolvent à s’insurger, toutes les phases que traverse la Révolution avant d’en arriver à l’heure de l’action décisive, tous les préparatifs, toutes les mesures, toutes les dispositions, tous les projets et tous les plans destinés à provoquer le soulèvement des masses et à en assurer le triomphe, reflètent fidèlement les diverses étapes par lesquelles, avant de se produire, passent les attentats individuels. Il serait donc profondément illogique d’exalter tout ce qui se trame et s’organise en faveur de la Révolution sociale et de condamner les projets que forme, les mesures que prend, les dispositions qu’adopte et le geste de brutalité et de violence qu’accomplit l’auteur d’un attentat.

Si la propriété est intangible, elle l’est en toutes circonstances et pour cent mille individus autant que pour un seul ; si la vie humaine est une chose sacrée, elle l’est en tout temps, et cent mille justiciers ou vengeurs n’ont pas plus qu’un seul le droit d’y attenter ; si la violence est toujours inexcusable, qu’elle soit le fait d’un grand nombre ou d’un seul, elle est condamnable dans l’un et l’autre cas. Toutes ces considérations me permettent d’affirmer que la saine et justicieuse raison s’oppose à ce qu’un partisan convaincu de la Révolution sociale soit un adversaire conscient de l’attentat par lequel un individu affirme qu’il lui est devenu impossible de se résigner et de traîner plus longtemps une existence que l’injustice, la misère et l’esclavage lui rendent intolérable.

Et j’ajoute : De deux choses l’une : ou bien nous nous gargarisons hypocritement du mot : « Révolution sociale » sans croire à la réalisation de celle-ci ; ou bien nous avons foi en la Révolution et nous vivons dans la certitude de l’avènement plus ou moins éloigné d’un milieu social de Bien-Être et de Liberté dont elle sera le point de départ. Dans le premier cas, nous sommes des imposteurs et nous ne valons pas sensiblement mieux que les abjects politiciens qui vantent, sans y croire, les bienfaits de la Monarchie, de la République, de la Démocratie, du Fascisme, de la Dictature, du Socialisme ou du Communisme.

Dans le second cas, il faudra bien ― nous devons en être certains ― pour que la Révolution se fasse, que toutes les victimes se lèvent, quelque jour, contre tous les bourreaux ; il faudra bien que le Capitalisme et l’État s’écroulent ; il faudra bien que s’accomplisse cet « Attentat collectif et décisif », attentat ayant pour objectif, et devant avoir pour résultat d’abattre non pas un fragment de l’édifice social, mais le monument tout entier ; de mettre fin non pas à une injustice partielle et de détail, mais à la grande, à la fondamentale Iniquité ; non pas de changer la forme du Gouvernement, mais d’anéantir tout Gouvernement et d’en ruiner les bases ; de procéder non pas à une expropriation partielle qui frapperait les uns et épargnerait les autres, mais à une restitution totale et à la mise en commun de toutes les richesses. Car la Révolution sociale ne sera pas autre chose que cet Attentat collectif et suprême.

Et, tandis que, par toutes les ressources d’intelligence et d’énergie qui sont en nous, nous travaillons avec une ardeur inlassable à préparer cet « Attentat » décisif que nous appelons « Révolution sociale », nous désapprouverions l’attentat individuel qui n’en est, théoriquement, qu’une reproduction en miniature et qui n’est, en fait, qu’une petite, toute petite escarmouche précédant la grande bataille ? Il ne peut en être ainsi. Un acte individuel, qui n’est, somme toute, que l’expression isolée de notre propre volonté de révolte, ne peut être frappé de réprobation par ceux qui, comme les anarchistes, proclament la nécessité de la Révolution et s’affirment prêts et déterminés à y participer activement, passionnément.

Est-ce à dire qu’un libertaire doit conseiller, encourager, favoriser un attentat à l’accomplissement duquel il reste étranger et user de son influence pour y pousser ses compagnons de lutte ? Je ne dis pas cela et je ne le pense point. Je considère que, lorsqu’il s’agit d’une action qui engage, en quelque mesure que ce soit, la responsabilité d’un autre et, à plus forte raison, quand cet acte équivaut, pour celui qui l’exécute, à un véritable suicide, un libertaire doit s’interdire toute excitation ; car, s’il estime nécessaire ou simplement utile l’accomplissement d’un geste de cette gravité, il se doit d’en assumer lui-même la responsabilité, d’en courir les risques et d’en subir les conséquences. On a toujours le droit de disposer de sa liberté et de sa vie ; on n’a jamais le droit de disposer de celle d’un camarade, d’un compagnon de lutte.

Tant de racontars absurdes, tant de légendes saugrenues ont couru sur les attentats et, plus particulièrement, depuis un demi-siècle, sur les attentats anarchistes, qu’il m’a paru indispensable d’exposer tout ce qui précède. (Voir Complot, Propagande par Le fait) L’énumération rapide et le tableau incomplet de ces attentats individuels ou collectifs apporteront à ceux qui seraient tentés de le croire en décadence la preuve que « l’Esprit de Révolte » est toujours bien vivant, en dépit de tout ce que les dirigeants ont mis en œuvre pour le tuer.

On ne sera pas surpris que, dans cette Encyclopédie, nous négligions quelque peu les multiples attentats qui, de tous temps, ont eu pour cause les haines et les vengeances engendrées par la cupidité et l’ambition. L’exécrable soif de l’or (auri sacra fames), et l’amour frénétique de la domination ont suscité entre les grands et les puissants de toutes les époques des convoitises féroces, des appétits sanguinaires et des rivalités sauvages qui, des milliers de fois, se sont exprimés par le meurtre. L’histoire fourmille de conspirations, d’attentats, de complots et d’assassinats dont les auteurs n’avaient point d’autre but que de s’emparer des richesses ou du pouvoir pour en jouir à leur tour.

Il est fatal que, pour dominer et s’enrichir, les ambitieux et les cupides ne reculent devant aucun crime. Les attentats de cette espèce ne sont pas ceux qui nous intéressent. Ceux qui nous intéressent, ce sont ceux qu’ont inspiré le sentiment exalté de la Justice, l’amour profond des damnés de l’enfer social et l’âpre passion de la Liberté.

On trouvera plus loin, sous la signature de L. Guérineau, la liste des principaux attentats ― individuels ou collectifs ― qui nous intéressent tout particulièrement, parce que presque tous se rattachent directement au mouvement révolutionnaire de ces cinquante dernières années, parce que la plupart ont été accomplis par des anarchistes, parce que l’immense majorité de ces attentats procède de cet « Esprit de Révolte, de Justice et de Liberté » qui est à la base et comme le fondement psychologique de l’action révolutionnaire luttant sans trêve ni défaillance contre les Puissances néfastes de « l’Esprit d’Autorité et de Domination ». Nous présentons ces innombrables attentats sous la forme d’une énumération rapide, dépouillée de tous commentaires. Nous estimons que ce sont des faits qui parlent, d’eux-mêmes, assez clairement pour que nous n’ayons pas à indiquer ici plus ou moins longuement et en détail la signification et la portée de chacun d’eux. Mais dans la deuxième et la troisième partie de cet ouvrage, nous y reviendrons et les attentats les plus marquants seront signalés à nouveau et, alors, expliqués et commentés, soit à propos de l’historique, pays par pays, du mouvement anarchiste, soit en traçant la biographie de leurs auteurs. Si les historiens de l’avenir jugent à propos d’écrire l’histoire de l’Anarchisme et d’appuyer celle-ci sur des faits précis, ils trouveront ainsi, dans les diverses parties de cette Encyclopédie, une documentation abondante et véridique.

Enfin, si les générations actuelles, dont le jugement est faussé par les mensonges intéressés de la littérature officielle et de la presse conservatrice, ne voient le plus souvent que des bandits, des assassins et des brigands dans les révolutionnaires dont l’Injustice sociale arme le bras vengeur, les générations futures, qui, tôt ou tard, recueilleront le fruit des efforts accomplis par les initiateurs et propagandistes révolutionnaires, ne laisseront pas que d’être surprises, en constatant que l’Anarchisme possède une imposante et glorieuse lignée de martyrs ayant eu l’héroïsme de féconder de leur sang généreux le sillon tracé plus nettement chaque jour et chaque jour plus profondément creusé par les théoriciens et les militants : apôtres de l’Idée libertaire.

― Sébastien FAURE.


ATTENTAT.

C’est une manière un peu brusque d’affirmer une opinion, à tout prix ― et il est évident, que l’attentat n’a pas une valeur en soi-même, pas plus qu’un autre genre d’affirmation et de réalisation imposée ― une preuve seule a une valeur. L’attentat a donc pour base ou raison les causes les plus variées ― et il est presque toujours lié à des causes, courants, tendances très diverses. Naturellement, la marque caractéristique est que l’homme s’élève au-dessus de la routine, brûle ses vaisseaux, pratique l’action directe, ce que tous les autres ne risquent pas. Il peut donc faire un acte très utile, en enlevant un obstacle brevi manu, auquel personne d’autre n’osait toucher ; mais ce fait même qu’il faut un homme exceptionnellement trempé, prouve que l’attentat ne peut pas se généraliser ; il peut donner la dernière impulsion à une révolte déjà prête, mais il n’inspirera pas au commun des mortels le besoin de sortir de sa routine. ― Son importance est donc restreinte ; c’est un moyen, mais ce n’est pas le moyen. Ce n’est un moyen que quand tous les autres moyens sont employés déjà et en même temps. C’est l’allumette qui peut allumer le plus grand incendie mais qui, également, peut brûler et s’éteindre par elle-même sans suite aucune.

Il y a de multiples catégories d’attentats et il y a les causes liées aux actes ; en somme il y a de tout, de l’acte le plus simple à l’acte à fond, à double-fond, à enchevêtrements compliqués. Il y a entre autres :

  1. L’attentat social de grande envergure ― Simson dans la Bible ; Bakounine disait que « mourir comme Simson, c’est ce qu’il aurait voulu » ;

  2. Le tyrannicide classique : Harmodius et Aristogiton ;

  3. L’attentat sortant d’une conspiration : la mort de Jules César ;

  4. L’attentat dicté par l’Église : (Clément, Ravaillac) ou par la conscience d’un fanatique religieux : Felton qui tue le duc de Buckingham ;

  5. L’attentat nationaliste qui est de nuance très diverse, d’un patriotisme exalté, je veux dire de bon aloi, du mieux de ce qu’il y a dans ce genre (Guillaume Tell, C.-L. Sand, Orsini) au nationalisme de basse allure qui tue pour tuer un étranger ; mentalité de pogrom et de fascisme : tels Oberdank 1882, les assassins de Sarajevo le 28 juin 1914, et l’assassin de Jaurès, 31 juillet 1914.

  6. L’attentat par sentiment généreux : telle Charlotte Corday qui tue Marat comme persécuteur ;

  7. L’attentat par un vague sentiment social, les premiers actes de ce genre : le pauvre Damiens, 1757 ; Louvel, 1820 ;

  8. Les attentats de républicains et socialistes conscients : Alibaud, Darmès, Onévisset, Agesilao Milano, Karakasoft ;

  9. Les attentats dans un but de terrorisme direct : les attentats de Russie, contre Trepoff (Vera Zassoulitch) , Mesentseff (Stepniak), Alexandre II et III, etc.

  10. Il y eut aussi, de tous temps, l’attentat individuel par vengeance privée : ainsi l’empereur Albrecht fut tué par son neveu Johannes qu’on appela depuis Parricide. ― Il y a là des gradations qui conduisent aux déséquilibrés, plus ou moins, tels Guiteau qui tua le président Garfield ou les derniers attentats de peu d’importance contre Louis Philippe (Pierre Lecomte, 16 avril 1846 ; Joseph Henry, 29 juillet 1846) ;

  11. Il y a aussi des attentats qu’on dirait par contagion, qui n’auraient peut-être pas eu lieu sans un attentat précédent. Ainsi, quand, en mai 1878, Hoedel tire sur l’empereur Guillaume I et le manque, le 11 juin le docteur Nobiling tire de nouveau et le blesse. Quelques mois plus tard, Passanante attaque au couteau le roi d’Italie (Umberto) et ces mois-là Ostero et Moncasi attaquent l’Alfonso d’alors en Espagne. C’est ce qu’on appelle la série...

Pour les temps les plus reculés, il est un peu difficile de séparer nettement attentats et coups de main, assassinats. Ainsi, de tous les empereurs romains, aucun n’est mort, je crois, par suite d’un attentat direct, mais tous ont été guettés, continuellement par la mort et une grande partie en est morte d’une manière violente, de même que les tsars, le mari de Catherine II, plus tard son fils (l’empereur Paul), le roi de Suède, conjuration aristocratique, etc.

C’est là comme pour la « haute trahison », qui n’en est pas une, quand elle réussit. Le meurtre réussi qui profite à un parti, est appelé autre chose qu’un attentat et il se fit continuellement durant tous les siècles. « Attentat », ce fut ce qui ne réussit pas (le plus souvent) et le pauvre martyr fut écartelé jusqu’à lui arracher les membres, comme Damiens en 1757 en plein Paris ― tandis que ce qui a fait mourir au XVIIe et XVIIIe siècles tous les dauphins et d’autres des Bourbons, ce furent des manigances intimes qu’on n’appelle pas « attentat ». ― Malin serait celui qui démêlerait attentats et assassinats dans l’Italie de la Renaissance où il y eut encore cette sous-variété aimable : l’attentat par procuration, par le bravo soudoyé qui fut récompensé, mais qui risqua aussi sa peau. Et encore les attentats commandés ou inspirés d’en haut ― le comte Wallenstein (Waldstein) tué par ses officiers sous l’inspiration de la cour de l’empereur Ferdinand à Vienne, ― le duc d’Enghien, ― Stanbouloff haché en morceaux par des bravi aux ordres de la Russie, etc.

Sur toute cette grande base si variée a pu germer ce qu’on appelle l’attentat anarchiste. ― Il est, dans son évolution directe, la conséquence du manque d’autres moyens ; je pense au rétrécissement graduel de la vraie révolution et à la veulerie du peuple qui ne bouge plus. Il y a eu la Commune écrasée et les tentatives révolutionnaires en Espagne et en Italie aussi (1873–74) ; ― alors on essaye la propagande par le fait collectif, la révolte qui déchaînera la révolte ― Bénévent en 1877 ― mais sans résultat. Alors on essaye encore, on espère dans les révoltes sociales : Montceau-les-Mines, Decazeville (26 janvier 1886), il n’en sort rien ― parlementarisme, soumission et persécutions ― alors, à la fin, il se développe l’illégalisme (Ravachol en province, etc.), et l’action ouverte, crâne de beaucoup de camarades d’alors ― le 1er mai 1891 (Clichy) ― les brutalités ― le peuple laisse faire ― alors enfin Ravachol agit et d’autres agissent...

Ce ne fut fait ni par principe, ni dans l’espoir de vaincre, mais parce que ce fut inévitable ; il y a bien toujours un courageux qui perd patience et se sacrifie sur un ou plusieurs millions d’individus qui dorment en, paix.

À l’époque présente l’attentat semble noyé dans la brutalité générale ― il a été universalisé, officialisé, légalisé : tout le fascisme et le bolchevisme régnant ne sont que des usurpations maintenues par l’attentat continuel, de tous les jours, passant dans les mœurs, sous le bâton du fasciste et le revolver du tchékiste.

Par contre, l’attentat généreux, libérateur ne s’est pas généralisé ― il végète encore, mais il est rare. Les grands criminels meurent dans leur lit. ― Çà et là le communisme, le nationalisme, le désespoir des victimes des traités de 1919 arment un bras, mais c’est rare aussi. ― Dans des pays lointains comme en Argentine, il y a quelque fois un justicier pour un motif libertaire, généreux. ― En Europe, on tire à tort et à travers.

C’est donc un retour aux siècles noirs du passé, quand l’attentat se confondait avec la violence et brutalité générales.

« Si les anarchistes n’arrivent pas à se créer un moyen propre d’influence, s’ils ne soutirent pas une partie du prolétariat à la funeste orientation des diverses tendances marxistes, si le fascisme et le bolchevisme se polarisent et forment le bloc de la réaction, sans avoir à compter avec notre résistance décidée, quelles perspectives pouvons-nous offrir aux travailleurs tyrannisés et assouplis sous le poids des « nouvelles castes dictatoriales ? » ― page 108 du livre El anarquismo en el movimiento obrero, par E. Lépez Corango et D. A. de Santillan (Barcelona, 1925).

C’est bien cela : pour réagir contre ces forces immenses : bolchevisme et fascisme, cette union du socialisme-traître et du capitalisme, il faut créer un milieu anarchiste attractif par la science, la beauté, la générosité, l’intelligence, l’étude ― et alors nous pèserons sérieusement dans la balance des événements. Il faut renouveler les idées. L’attentat parait bien minime à côté de ces besoins immenses. Ou bien il sera élevé à une hauteur sérieuse nouvelle (et il n’y a pas trace d’une telle évolution) ― ou bien il s’éteindra, comme tout s’éteint, comme le monde rentre au nationalisme triomphateur présenté à la sauce fasciste ou bolcheviste.

* * *

Les attentats ne sont pas un remède, il me paraît. Ils ouvrent des portes ouvertes, s’ils concordent avec le sentiment général ; ou ils sont un effort perdu, ou presque, s’ils ne rencontrent pas ce sentiment général.

C’est une satisfaction, une ultima ratio qui, en théorie, permet au plus pauvre et au plus opprimé de prendre au plus riche et plus puissant la seule chose que l’or ne peut pas remplacer, que le pouvoir ne peut pas restituer : la vie. ― Mais, objectivement, c’est l’échange de la vie de l’homme le plus courageux, généreux, avancé dans un moment donné, contre la vie de l’individu le plus méprisé, détesté ― et de ce point de vue c’est un échange déplorable : un brave contre une canaille.

Il n’y aurait que cette raison importante pour justifier cet échange : c’est que l’autre, l’attaqué, soit non seulement exécrable, un misérable, mais aussi d’une puissance intellectuelle rare, de sorte que, par sa perte, l’ennemi perd réellement un de ses chefs et qu’il est désorienté par sa mort. Il y a des hommes, grands et petits, tout à fait nuisibles ; quelquefois un attentat les élimine ; mais trop souvent le sacrifice est fait pour un individu qui se rend assez détesté par sa propre vie et qui ne mérite pas qu’un autre se sacrifie pour l’exterminer.

Ainsi, l’attentat est de qualité infiniment différente ; il est impossible de régler ses fonctions. Je conclus : c’est une force auxiliaire, un accessoire, une improvisation subite et aucun parti ne peut compter sur lui ; ou bien ce parti devient l’attentat incarné, le meurtre décentralisé, dilué, incorporé dans chaque individu, comme pour le fascisme où tout membre est un assassin en herbe ; pour le bolchevisme où on est soldat de la doctrine, prêt à tuer père et mère pour lèse-léninisme ; et le nationalisme, où on acquiert la qualité de pogromiste, de celui qui est prêt à piller et torturer l’homme d’une autre nation.

Nous, les anarchistes, nous sommes à l’autre bout de ce monde, mais nous devons vraiment tâcher que notre pôle devienne plus attractif, plus habitable. La force seule est si bête que la plupart du monde l’embrasse puisqu’elle est dans ses mœurs. Le fascisme est en somme la partie méchante qui repose dans chaque homme. Comme celui qui ne savait pas qu’il « parlait en prose », la brute vulgaire ne savait pas qu’elle était une fine fleur du fascisme, du nationalisme ; elle se sentait simplement brute ; et voilà que c’est du fascisme ! Quelle découverte ! Alors tout le monde en est.

Faisons donc autre chose. Étudions et soyons avant tout intelligents. On ne remue pas le monde ― et ce monde détraqué de nos jours encore ― avec de la force irréfléchie, des impulsions soi-disant spontanées et certainement non coordonnées, des idées formées au hasard ou répétant de bien anciennes choses pensées par d’autres en d’autres temps.

― Max NETTLAU.

ATTENTAT

Au point de vue social, contre l’oppression et l’injustice d’une société basée sur le droit des plus forts, sur le vol, sur l’exploitation et la domination du peuple par les détenteurs de la richesse produite par tout le monde et par la nature elle-même, sur la censure des idées nouvelles qui ne peuvent être soumises à ce qu’elles croient néfaste, inhumain, mensonger, l’Attentat (on peut le dire) est un devoir. L’Attentat contre la propriété et contre ceux qui la font respecter par la force, est un fait de légitime défense, de revendication, de représailles et de propagande, justifié par l’esprit d’équité et d’exemple offert à la plèbe soumise à la dictature des financiers et des législateurs qui sont au pouvoir.

Suivant l’esprit qui les dicte, les Attentats ont des caractères différents : ceux dirigés contre la propriété peuvent avoir des buts distincts ; ils sont sociaux et altruistes quand le résultat doit profiter au peuple miséreux ou à une organisation sociale qui a besoin d’argent pour se propager. Les attentats contre la propriété pour un profit strictement personnel, sont d’essence bourgeoise, capitaliste et égoïste, parce que, dans ce cas, les expropriateurs remplacent les expropriés dans leurs rôles d’usuriers.

Les attentats contre les tzars, rois, empereurs, gouverneurs, présidents, ministres, généraux, policiers, représentants et défenseurs des régimes d’abus, d’oppression et d’esclavage des peuples, sont, pour la plupart, exécutés par des individus de grand cœur qui souffrent de sentir souffrir leurs semblables. Ils sont quelquefois dictés par une société secrète, comme cela s’est vu surtout en Russie, où le comité exécutif chargeait un ou plusieurs de ses membres de l’exécution d’un tyran. En Occident, ils sont les fruits mûris de sentiments personnels ; en général leur action contre des oppresseurs se manifeste individuellement ; ces actes sont sociaux et altruistes, parce que l’exécuteur n’en tire aucun profit particulier ; au contraire il risque le bagne ou la peine de mort. Sa seule récompense est la satisfaction d’avoir accompli un acte de justice et d’humanité.

Souvent dans la vie des exploités, des luttes et des grèves se produisent soit pour obtenir un salaire qui permette de vivre, soit pour une diminution des trop longues heures de travail. À bout de patience, les grévistes attentent à la vie des patrons, des directeurs ou des contremaitres ; ces attentats ont un caractère social.

Il est utile de signaler que certains attentats sont protégés et même accomplis de sang froid, par les agents des Gouvernements : tels, ceux qui ont lieu dans une grève, dans une manifestation, dans une réunion pacifique, où les gendarmes et les policiers envahissent les salles, les usines, les rues et sabrent les grévistes et les manifestants. La force étant au service des exploiteurs, ce sont inévitablement toujours les malheureux qui sont fusillés et victimes. Dans ce genre d’Attentat les agresseurs, les policiers qui se montrent les plus féroces sont décorés.

― L. GUÉRINEAU.


QUELQUES DÉCISIONS INTÉRESSANTES

Bulletin de la Fédération Jurassienne, 1876 :

« La fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que soutient l’Internationale... »

Cette déclaration est signée par les délégués fédéraux au Congrès de Berne : Errico MALATESTA et Carlo CAFIERO.

Bulletin de la Fédération Jurassienne 1877 :

« Le premier mode de propagande de l’idée est... la causerie. Ce moyen de propagande, quoique excellent, ne suffit pas... il n’y a pas assez de propagandistes pour parler d’homme à homme, pour causer... on est amené à remplacer la causerie par la conférence ou le meeting... Mais si la voix humaine peut parler à mille personnes, il est une voix qui parle à dix mille, à cent mille auditeurs, c’est celle de la presse. Ainsi s’établit un troisième mode de propagande théorique, le plus puissant de tous : la propagande par la brochure et surtout celle par le journal... À côté de la propagande théorique, la propagande par le fait. »

« L’Avant Garde », organe de la Fédération française de l’Internationale 1878 :

« L’idée marche en s’appuyant sur deux forces qui se complètent : le rayonnement de l’acte, la puissance de la théorie. Et si l’une de ces forces fait plus que l’autre, c’est l’acte et non pas la théorie. »

Congrès de la Fédération Jurassienne, à Fribourg, 1878 :

« Quant aux principes :

  1. Pour l’appropriation collective de la richesse sociale ;

  2. Pour l’abolition de l’État sous toutes ses formes, y compris la prétendue agence centrale des services publics ;

Quant aux moyens :

  1. Pour la propagande théorique ;

  2. Pour l’action insurrectionnelle et révolutionnaire ;

  3. Quant au vote : il ne saurait être considéré comme un principe de droit capable de réaliser la soidisant souveraineté du peuple ; et, comme instrument, son emploi est toujours dangereux. »

Congrès international socialiste révolutionnaire, tenu à Londres du 14 au 20 juillet 1881. Il eût pour but la reconstitution de l’Association Internationale des Travailleurs et déclara nécessaire de joindre à la propagande verbale et écrite, la propagande par le fait.

Attentats ayant un caractère social et, pour la plupart, altruiste...

1858

  • 15 janvier : Orsini, aidé de deux camarades, lance des bombes sur Napoléon III.

1866

  • Karakosoff, tire un coup de pistolet sur le tzar, il le manque.

1875

  • 29 juin : À Lipetzk, un Congrès révolutionnaire décide la mort d’Alexandre II.

1876

  • 10 juillet : Le mouchard Prune est exécuté dans un cimetière à Saint-Pétersbourg.

1877

  • 5 avril : Un groupe de révolutionnaires dans lequel est Malatesta, s’empare de l’hôtel de ville de Bénévent (Italie), et en brûle les archives. « C’est à San-Lupo, le 5 avril, que la bande s’est montrée pour la première fois ; mais, surprise prématurément et peut-être à l’improviste par les carabiniers, elle les a reçus par une décharge de coups de feu, qui en a blessé deux ; puis elle s’est retirée du côté des montages du Malese... « La bande (dit un journal de Naples) ne comptait pas plus de trente hommes et était dirigée par Cafiero, Malatesta et Ceccarelli. S’étant rendus à la maison commune de Letino, ils se firent remettre par le secrétaire tous les papiers qui s’y trouvaient. Ces papiers, ainsi que le portrait du roi, furent brûlés sur la place publique. Puis, la bande se mit en route pour la petite bourgade de San Gallo... » Dans cette bourgade, les archives furent aussi brûlées, et l’argent qu’on trouva au bureau du receveur des impôts fut distribué au peuple... La bande, surprise dans une ferme de Letino, fut cernée, et ceux qui la composaient furent arrêtés le soir du 11 avril, après avoir tenu la campagne pendant six jours... »

1878

  • 5 février : Une femme : Vera Zassoulitch, pénètre dans le bureau de Trépoff, chef de la police à Pétersbourg, et lui tire à bout portant deux coups de pistolet, il est mortellement blessé.

  • 11 mai : Hœdel tire plusieurs coups de revolver sur Guillaume 1er, qui faisait une promenade en voiture sur l’avenue des Tilleuls, à Berlin. Extrait du jugement d’HœdeI, ouvrier ferblantier : « Le Président : Vous aimiez à vous dire anarchiste ; savez-vous ce que c’est qu’un anarchiste ? L’Accusé : Je n’ai pas besoin de vous expliquer cela ici. Je ne vous convertirais pas à mes opinions, pas plus que vous ne me convertiriez aux vôtres. » Condamné à mort, Hœdel a écouté sa sentence la tête haute, avec le sourire sur les lèvres, comme s’il s’agissait de quelque autre. Comme on lui ordonne de quitter la salle, il campe fièrement son chapeau sur l’oreille et pousse le cri de : « Vive la Commune ! »

  • 5 juin : Nobiling, tente de tuer Guillaume 1er, roi de Prusse. ― « ...Vers trois heures de l’après-midi, au moment où l’empereur passait en voiture découverte dans cette même allée des Tilleuls, Nobiling paraît à une des deux fenêtres de son appartement, une carabine en mains. Il vise l’empereur, il tire ; on envahit l’appartement de Nobiling pour l’arrêter. Quand la porte de sa chambre a été ouverte, on a vu Nobiling appuyé sur son poêle, le revolver à la main. Le maître d’hôtel s’avance ; il reçoit une balle au cou. Le second visiteur est tiré et manqué. Nobiling se tire un troisième coup à la tempe droite, et enfin un quatrième. Alors, un officier du 82e régiment trouve utile et courageux d’asséner un coup de sabre sur la tête du malheureux mourant. Charles Nobiling a 30 ans, né à Kollno, étudiant très instruit et distingué, il a été reçu docteur en philosophie à Liepzig en 1876. ».

  • 16 août : Metzentsoff, général et chef de la section de la haute police est poignardé au moment où il sortait d’une confiserie de la place Saint-Michel à Pétersbourg (brochure de l’imprimerie clandestine de Pétersbourg) : « Nous avons institué notre propre tribunal pour juger les fauteurs des crimes commis contre nous... Metzentsoff avait mérité la mort pour ses crimes contre les socialistes, et l’arrêt de ce jugement a été exécuté à Pétersbourg.

  • 25 octobre : Oliva Moncasi fait feu sur le roi d’Espagne, Alphonse XII. Le roi, passait au trot de son cheval, rue Mayor, à Madrid, un jeune homme de 23 ans passe son bras entre les soldats, abaisse vers lui un pistolet de poche et fait feu. Il manque, il est venu exprès de Tarragone pour accomplir son acte.

  • 17 novembre : Passanante tente de tuer le roi d’Italie. Le cortège royal sortait lentement de la gare de Naples... Tout à coup, un homme se précipite sur le marchepied. C’est Passanante... Il tire vivement son couteau de l’étoffe rouge qui l’enveloppe, pousse à l l’oreille du roi le cri de « Vive Orsini ! » et, lui porte un premier coup au bas ventre. Le roi se baisse, étend le bras gauche, pare ; le coup porte à peine ; la pointe entre un peu au-dessus de l’épaule. Alors une lutte s’engage. C’est Passanante qui devient l’assailli, Calroli le prend aux cheveux ; le roi dégaine et frappe sur la tête de son agresseur. Passanante ne perd pas courage. Il porte un second coup, c’est Cairoli qui le reçoit. Un capitaine de cuirassiers, d’un coup de sabre à la nuque, étend Passanante sur le pavé. Extrait de son interrogatoire : « Giovanni Passanante, 29 ans, cuisinier. J’ai résolu de tuer le roi parce que je déteste tous les monarques de la terre et tous les gouvernements. Ils me sont odieux parce qu’ils engendrent la misère... »

1879

  • 21 février : Le prince Dmitri Krapotkine, gouverneur de la province de Karkoff, reçoit une balle dans l’épaule en revenant du bal en voiture. Il est mort le lendemain. L’imprimerie clandestine de Pétersbourg a affiché une proclamation dont voici quelques extraits : « Un des plus dangereux ennemis du parti socialiste-révolutionnaire russe, un des geôliers les plus féroces envers les représentants arrêtés ou condamnés de ce parti, n’existe plus... C’est le parti socialiste-révolutionnaire russe qui s’est chargé d’accomplir cette exécution, comme toutes celles qui ont eu lieu dans le cours de l’année 1878. »

  • 22 mars : Le chef de la police secrète à Odessa, le colonel de gendarmerie Knopp, vient d’être trouvé étranglé dans son lit. Un billet laissé sur la table, disait que l’exécution a été faite par le comité révolutionnaire.

  • 14 avril : Solovieff tire trois coups de revolver sur le tzar, qui ne fut pas atteint.

  • 19 novembre : Tentative d’exécution d’Alexandre II, par Hartmann. Ce dernier réussit à se réfugier en France.

  • 1er décembre : Le tzar devait arriver de Crimée à Moscou, une mine placée sous le chemin de fer à l’entrée de la ville fit explosion au moment où passait le train impérial ; le tzar avait pris le train précédent.

  • 30 décembre : Otero Gonzalès, pâtissier, âgé de 20 ans, décharge deux coups de pistolet sur le roi Alphonse, au moment où, avec sa nouvelle femme, ils rentraient de promenade dans Madrid.

1880

  • 17 janvier : Vers 7 heures du soir, une terrible explosion retentit dans le palais d’Hiver, tuant et blessant une soixantaine de soldats... La mine devait faire sauter le tzar la première fois qu’il y aurait au palais un dîner officiel... Mais, par une circonstance quelconque, le dîner fut retardé, ce jour-là, d’une demi-heure et la mine éclata avant que le tzar et ses invités fussent entrés dans la salle à manger... Les auteurs de l’attentat ont disparu.

  • 1er mars : Un jeune homme, Mlodetsky, tire sur le dictateur Loris-Mélékoff au moment où il descendait de voiture. La balle a atteint le général, mais elle n’a que déchiré ses habits. Mlodetsky a été pendu.

1881

  • 13 mars : La mort d’Alexandre II. ― Vers deux heures, sortant du palais de la duchesse Catherine, le tzar monta dans sa voiture blindée pour se rendre dans son palais. La route ordinaire aurait été le long de la perspective de la Néva ; mais, évitant la foule, il ordonna au cocher de suivre le quai étroit, généralement désert à ces heures, qui longe le canal de Catherine... Lorsque la voiture s’engagea sur le quai du canal, une bombe explosible fut jetée sous la voiture par un jeune homme (Ryssakoft)... Le tzar se mit à marcher à pied. Alors, un jeune homme accourut et lui jeta sous les pieds une seconde bombe, qui éclata immédiatement, en enlevant au tzar une partie de chaque jambe et du bas ventre... Le jeune homme qui jeta la seconde bombe a été blessé par l’explosion, le lendemain, il est mort à l’hôpital, sans avouer son nom ni son adresse. (Jelaboff).

  • 24 novembre : Sankowsky, armé d’un revolver, a déchargé celui-ci sur le général Tchérévine, chef de la police secrète de Russie. Celui-ci portait une cuirasse et n’a pas été blessé.

1882

  • Août : À Montceau-les-Mines, des groupes armés ont parcouru la ville en criant : « Vive la Révolution Sociale ! » Ils ont pillé un armurier, sommé les riches, revolver au poing, d’avoir à donner des fonds, menacé de mort les directeurs des Compagnies minières ; puis ils se sont répandus dans les campagnes en brûlant une église et en faisant disparaître tous les emblèmes religieux. L’irrédentiste italien Oberdan : complote la mort de l’empereur François Joseph.

  • Octobre : Une explosion formidable se produit à Lyon, à l’Assommoir ; lieu de rendez-vous de la haute société lyonnaise. Le même jour, une seconde explosion a lieu au bureau de recrutement du fort de la Vitriolerie.

  • 30 octobre : Explosion de dynamite dans le bâtiment de police à Francfort-sur-le-Main.

1883

  • 9 mars, Paris : Manifestation des sans-travail à l’Esplanade des Invalides, plusieurs boulangeries sont pillées et le pain distribué aux sans-travail.

  • 30 septembre : Attentat manqué de Reinsdorf contre l’Empereur d’Allemagne, Guillaume 1er.

  • Décembre, Autriche : Kammerer tue un policier.

1884

  • Janvier, Autriche : Assassinat d’un policier par Stallmacher.

1885

  • 13 janvier : A Francfort, Rumpf, conseiller de police a été poignardé devant sa maison.

  • 25 décembre : Les nihilistes exécutent le colonel Soudekine.

1886

  • 26 janvier. ― Watrin, directeur impitoyable des usines de Decazeville est exécuté par les mineurs en grève... ― « Une délégation avait été nommée pour présenter à la Compagnie les réclamations des grévistes... Watrin la reçoit et refuse net d’accepter les réclamations. Alors la foule composée surtout de femmes et d’enfants, l’emmène avec les délégués à la mairie ; et pendant que les pourparlers continuent, la foule toujours grossissant, réclame à grands cris la démission de Watrin. Il refuse et quitte la mairie. Dans la rue, il est accueilli par une foule menaçante qui lui lance une grêle de pierres. Sous ces projectiles, Watrin se réfugie dans son bureau et se barricade dans une chambre du deuxième étage. Alors commence le siège du bureau. Des hommes escaladent la maison, d’autres enfoncent la porte et assomment Watrin à coups de bâton. Puis, son corps est jeté par la fenêtre. Dans la nuit, il expire ».

  • Avril : « En Belgique, un meeting, à Liège, fut l’étincelle qui donna l’élan au peuple ; quelques magasins furent pillés, quelques cafés dévastés... Le lendemain, les charbonnages voisins se mettent en grève... La troupe arriva, chargea le peuple qui, furieux, s’en prit à la propriété de ses affameurs et, sous les balles des soldats, se mit à la dévaster... Le 26, le bassin de Charleroi se mettait en mouvement. Les grévistes sans perdre de temps, ravagèrent en deux jours toute la campagne voisine... Usines, couvents, villas flambaient. »

  • 1er mai : Une foule de 7 à 10 mille personnes attaque l’usine Mac Cormick, à Chicago ; une lutte terrible s’engage. Le 4 mai la lutte se renouvelle ; le lendemain 15.000 travailleurs armés répondirent à l’appel. Une bombe, jetée par la police, éclate au milieu des travailleurs. Avec des fusils à répétition, la police profite de la circonstance pour mitrailler la foule. À la suite de ces événements, sept militants anarchistes sont arrêtés et, bien qu’innocents, pendus. Ce sont ceux que l’on appelle les Martyrs de Chicago. Notons, en passant, que la date du 1er mai, journée de manifestation internationale, a été choisie en souvenir de ces événements.

  • Juin : Gallo tente de tuer un banquier à la Bourse de Paris.

  • Octobre : Le serrurier Clément Duval, pille puis incendie l’hôtel Lemaire à Paris. Quand un policier voulut l’arrêter, il lui enfonça une lime dans le corps.

1887

  • 7 août : Dans la Bukovine, en Autriche, les paysans pillent les châteaux.

  • Novembre : Méreaux se défend à coups de revolver contre les policiers qui voulaient l’arrêter à la sortie d’une réunion boulevard Ménilmontant.

  • 1888, janvier : Dans une réunion publique, au Havre, Lucas, un malheureux fanatisé par la presse cléricale, tire à bout portant deux coup de revolver sur Louise Michel ; Louise Michel plaide en sa faveur et le fait acquitter.

  • 4 mars : Émeute des maçons à Rome, ils pillent les boutiques et luttent contre la troupe.

  • 4 août : La police a sabré les terrassiers en grève à Paris.

  • Attentat de Otero Gonzalez contre Alphonse XII.

1889

  • Juin : Un portugais tire sur l’empereur du Brésil, sans l’atteindre.

  • Septembre : À Naples, Caporali lance une pierre sur Crispi, il l’atteint à la figure.

1890

  • 9 Janvier : Une employée du télégraphe à Moscou, Olga Gontscharenko, âgée de 19 ans, tue d’un coup de revolver Solotouchine, chef de la police secrète de Moscou.

  • 24 février : En Serbie, Tauchanovitch, ministre de l’Intérieur, en sortant du ministère, est blessé à la tête par une pierre.

  • 24 avril : à Lille, les bureaux du journal réactionnaire La Dépêche, sont envahis par des anarchistes qui venaient demander une rectification qui fut refusée. Deux rédacteurs furent corrigés et dans les bureaux tout fut brisé.

  • 25 juin : A Tavara (province de Girgenti) en Italie. Trois mille ouvriers d’une solfatare, en grève, incendient le club civil où se réunissaient les directeurs.

  • 22 juillet : A Valparaiso, 500 grévistes pillent et brûlent de nombreuses boutiques.

  • 2 septembre : A NijniNovgorod, Vladimirof, un jeune homme, tire un coup de revolver sur le gouverneur de la province.

  • 6 septembre : A Roubaix, les policiers viennent pour arrêter Girier-Lorion dans sa chambre. Un revolver à chaque main, celui-ci tire sur les agents.

  • 5 septembre : À Madrid. Au départ du train dans lequel était Canevas, président du Conseil, des jeunes gens lancent une grêle de pierres.

  • 18 septembre : En protestation contre l’élévation des impôts, près de Chieti (province des Abruzzes), six cents paysans armés attaquent et pillent l’hôtel de ville et déchirent les actes, documents et registres.

  • 17 octobre : A la Nouvelle-Orléans. Hennesy, chef de la police est assailli dans la rue par un coup de feu mortel.

  • 13 novembre : Padlevsky, à l’hôtel de Bade, à Paris, exécute à bout portant, au revolver, le général policier russe Seliverstoff.

  • 10 décembre : Dans un bois près de Shornoff (province de Kiew). On trouve un homme tué, attaché à un arbre, avec cette inscription : Punition d’un espion.

  • Les libérateurs de la Russie.

  • 12 décembre : Mme de Kartzeff, parente du Consul général de Russie à Paris, est trouvée tuée dans son hôtel particulier à Moscou.

  • 13 décembre : La police faisant irruption dans une imprimerie nihiliste à Odessa, est reçue à coups de revolvers.

  • 15 décembre : À Rome, Bonesana lance une pierre sur l’ambassadeur d’Autriche auprès du Vatican, la glace de sa voiture est brisée et il est atteint à la figure.

1891

  • 6 février : À Barcelone. Un pétard éclate sous une fenêtre du bureau des douanes.

  • 21 février : À Saint-Denis (France). Dans une manifestation antimilitariste, le jour du tirage au sort. Le commissaire de police Rouquier, voulant arrêter le compagnon Décamp, celui-ci sortit son revolver et fit feu sur le commissaire. Les manifestants applaudirent en criant : « Vive l’Anarchie ! »

  • 21 mars : À Trélazé (France). Les ardoisiers sont en grève. Gendarmes et cuirassiers viennent pour protéger les exploiteurs. Ils sont reçus par une pluie de pierres. Les grévistes furent chargés.

  • 28 mars : À Sofia (Bulgarie). Stambouloff, ministre de l’Intérieur et Beltichef, ministre des Finances, sont attaqués au revolver. Stambouloff mourut instantanément, Beltichef reçut trois balles dans le corps.

  • 31 mars : À Moron (République Argentine). Pendant la période électorale. Deux cents hommes attaquent la police ; le combat dura deux heures. Il y eut vingt tués ― 6 avril : À Vienne. Un attentat sur le prince de Bulgarie est manqué.

  • 20 avril : À Cerda, en Sicile, les paysans refusent de payer l’impôt, brûlent les livres des taxes et ouvrent les prisons.

  • 1er mai : La troupe gardait la mairie de Fourmies, où, quelques manifestants étaient enfermés. Des pierres furent lancées sur les soldats, un officier fut bousculé. Alors, subitement, et sans sommation, cinquante coups de fusil tuèrent quatorze personnes et en blessèrent une vingtaine.

  • 1er mai : Avenue des Champs-Élysées, à Paris. Explosion de dynamite à l’hôtel du marquis de Trévise.

  • 1er mai : À Clichy, près Paris. Pour empêcher la manifestation d’avoir lieu, la police voulut arrêter les anarchistes, ceux-ci la reçurent à coups de revolver. (Affaire Décamps Daredare et Léveillé.)

  • 5 mai : À Hornu (Borinage). La maison d’un jaune saute à la dynamite.

  • 8 mai : Le commissariat du Nord de Saint-Denis est assailli par une grêle de pierres, toutes les vitres sont brisées.

  • 10 mai : À Remoncheval, près Charleroi. Une cartouche de dynamite détruit la maison d’un porion

  • 10 mai : Près de Madrid, à Ataun. Explosion à la dynamite devant la maison d’un conseiller général.

  • 11 mai : Dans un voyage au Japon, à Otsu. Le Tzarewitch a été blessé à la tête d’un coup de sabre.

  • 12 mai : À Grenoble. Brulé accomplissait une période de 28 jours. Mal noté parce qu’anarchiste et à cause de ses punitions, il fut retenu au régiment. Pendant l’exercice il lança son fusil sur le capitaine, dont le cheval fut atteint au poitrail ; puis il jeta son ceinturon sur la joue du capitaine.

  • 13 mai : À Haïti. Le président Hippolyte, au cour ; d’une promenade, fut attaqué par quatre hommes qui l’attendaient sous un pont ; deux de ses compagnons furent tués.

  • 16 mai : À Paturages. Attentat à la dynamite contre un porion.

  • 11 juin : À Levallois Perret. Tentative à la dynamite pour faire sauter le commissariat de police de la rue Rivay ; des placards affichés disaient : « les anarchistes sauront venger les victimes du guet-apens du 1er mai ! ».

  • 16 juin : À Prizrend (Turquie). Le Consul autrichien a été trouvé la poitrine trouée d’une balle.

  • 8 juillet : Charleroi. Pendant la grève, un attentat à la dynamite a été exécuté contre la maison du directeur général à Farcienne. Les dégâts sont importants.

  • 26 juillet : Constans, ministre de l’Intérieur (France), reçoit, par la poste, un petit paquet qui devait exploser en l’ouvrant. Il parut suspect à Mme Constans, qui l’envoya au Laboratoire.

  • 30 juillet : Toulouse. Grève des tramways, la population prend la cause des grévistes ; des tramways sont renversés et le feu est mis à tous les kiosques.

  • 4 août : Barcelone. Attaque de la caserne du Buen-Succeso. Elle fut repoussée par la garnison.

  • 9 août : Le roi Christian de Danemark est attaqué dans sa promenade autour du château de Bernstof. Très bon cavalier, il s’en est échappé.

  • 27 août : A Corrientes (République. Argentine). La population attaque et détruit le Cercle de l’Union Civique.

  • 1er septembre : Zerloff, chef de la police de Brelaia, a été assassiné.

  • 2 septembre : Tentative manquée sur Stambouloff, ministre bulgare.

  • 18 septembre : Le général Bogron, ex-président de la République de Honduras, est tué dans son bureau.

  • 1er octobre : Près de Reichenberg, en Bohême. Tentative à la dynamite, sous le viaduc de Rosenthal, pour faire sauter le train impérial dans lequel était l’empereur François Joseph. (Le train impérial avait devancé l’heure.)

  • 17 octobre : Le directeur des usines de Sclessin, près Liège, reçoit deux balles de revolver d’un ouvrier congédié.

  • 21 octobre : Nouvelle attaque manquée, au revolver, sur Stambouloff.

  • 20 décembre : À Paris. Quatre bombes sont déposées sur le seuil de la porte de Berthelot, juge d’instruction. En aboyant, son chien donna l’éveil.

  • 25 décembre : À l’église San André à Valencia. Pendant la messe, quatre pétards font sauter la chapelle de la vierge et le maître-autel.

1892

  • Janvier : Les anarchistes à Xérès attaquent la prison pour délivrer les prisonniers, ils sont repoussés et eurent 3 morts.

  • 17 janvier : Un étudiant tire trois coups de revolver sur le gouverneur de Kazan (Russie).

  • 12 février : Par protestation contre les condamnations de Xérès (Espagne). Une bombe explose devant la maison habitée par le Consul d’Espagne à Lisbonne.

  • 14 février : 35 kilos de dynamite sont dérobés à Soisy-sous-Etiolle.

  • 17 février : À Potenza. Trouvant les impôts trop lourds, la population a brûlé les archives communales Un gendarme fut tué.

  • 25 février : Voulkoviche, représentant de la Bulgarie à Constantinople, est frappé d’un coup de yatagan.

  • 27 février : À Berlin. Dans une manifestation contre les brutalités policières, trois magasins sont dévalisés dans la Kœpniker-Strasse.

  • 1er mars : À l’hôtel Sagan, rue Saint-Dominique (Paris). Explosion d’une bombe de dynamite. 300 carreaux sont brisés, vases et pendules sont réduits en pièces.

  • 15 mars : Place Lobau, Paris, à la caserne de la garde, explosion de dynamite, 12 fenêtres sont brisées.

  • Mars : Attentat à l’hôtel du conseiller à la cour, Benoist, 136, boulevard Saint-Germain (Paris). Ce magistrat avait présidé, avec une partialité révoltante, les débats de l’affaire Decamp.

  • Mars : Un pétard de dynamite éclate rue Montmartre, un deuxième rue de Provence, un troisième, rue Alibert (Paris).

  • 27 mars : À 8 heures du matin, au 39, de la rue de Clichy, à l’angle de la rue de Berlin (Paris), éclate une formidable détonation de dynamite qui ébranle tout le quartier, la panique est générale, l’escalier est complètement détruit. Au premier étage habitait Guillaume, avocat à la Cour d’appel, au quatrième étage habitait le substitut Bulot qui s’était montré impitoyable dans les procès des anarchistes.

  • 17 avril : À Liège (Belgique). Explosion dans la maison de l’avocat général Beljens, lequel avait requis contre les anarchistes.

  • 25 avril : Boulevard Magenta, à Paris. Une formidable explosion fait sauter le restaurant Véry, dans lequel, par une dénonciation du garçon, avait récemment été arrêté Ravachol, il y eut des dégâts considérables et six victimes dont Véry.

  • 28 avril : Attentat à la dynamite dans l’église de Monterotondo, près Rome.

  • 1er mai : À Liège, trois explosions : contre le président du Sénat ; dans une église ; chez un noble.

  • 12 mai : Lens (France). Une cartouche de dynamite démolit la maison de Cappelier, sous-chef des ateliers des mines.

  • 10 juin : Barcelone. Des grévistes attaquent la maison d’un avocat et celles des patrons.

  • 15 juillet : Explosion dans le chœur de l’église Saint-Martin à Liège, des vitraux sont brisés. Autre explosion à Liège dans la maison de M. Minette, dégâts considérables.

  • 20 juillet : A San Andrès Palomar. Les ouvriers en grève font exploser la dynamite chez un directeur de fabrique.

  • 23 juillet : À Pontevédra. Les femmes se sont révoltées contre les tarifs d’octroi. Au nombre d’un millier environ, elles ont chassé les préposés et ont jeté les guérites dans la rivière, puis, mirent à sac le bureau central de l’octroi.

  • 24 juillet : Grèves à Pittsburg. Frick, directeur des usines Carnegie est seul dans son cabinet, Alexandre Berkman y pénètre et lui tire trois coups de revolver à bout portant. ― 19 août : Knoxville U.-S. : Les troupes tirent au canon sur les grévistes de Coal-Creck. Nombreuses victimes.

  • 11 septembre : En Russie, dans les villages miniers de Bachmont et de Yousoufjka, les grévistes incendient 180 maisons et auberges et la synagogue.

  • 13 septembre : Sofia. Des poutres sont mises en travers des voies pour faire dérailler le train qui ramène le prince Ferdinand de Philipopoli à Sofia.

  • 26 septembre : Trois bombes font explosion dans la maison d’un banquier à Bologne.

  • 27 septembre : À St-Éloi (France). Une cartouche de dynamite est placée sous la grille de la demeure des ingénieurs des mines, la grille et le portique sont détruits.

  • 8 novembre : Une bombe à renversement est déposée devant le bureau de la Société des mines de Carmaux, avenue de l’Opéra. Les agents la transportent au commissariat de police de la rue des Bons-Enfants. En l’examinant elle éclata et six policiers furent tués.

  • 20 novembre : À Lisbonne. Le comte de Folgosa était chargé de préparer une brillante réception au roi. Une bombe éclate sous ses fenêtres et fait d’énormes dégâts.

  • 21 novembre : À Saint-Éloi. Nouvelle explosion contre la maison d’un ingénieur aux mines.

  • 11 décembre : À Taschkend. Le général Drozgowsky, président d’un Conseil de guerre, qui avait condamné des nihilistes, est trouvé tué dans sa chambre.

  • 18 décembre : À Commentry (France). Une forte cartouche de dynamite détruit une partie des bâtiments de la Société Fourchambault.

  • 24 décembre : À Dublin. Une explosion contre les bureaux de police de sûreté de l’Exchange-Court, cause des dégâts considérables.

  • 28 décembre : Paris. Une bombe éclate à la caserne de la préfecture de police de la Cité. Dégâts matériels, fenêtres brisées, portes démolies.

  • 31 décembre : À Gelsenhirchen. Explosion devant la caserne de la gendarmerie.

1893

  • 10 janvier : À Gelsenhirchen. Les ouvriers mineurs en grève font partir deux cartouches de dynamite devant les hôtels des directeurs.

  • 22 janvier : À Rome. Un pétard éclate sous une fenêtre de l’hôtel d’Angleterre, un des plus riches de la ville.

  • 11 février : À Rome. Pour commémorer l’anniversaire de Xérès. Une bombe explose devant la porte du commissaire de police. Une autre partit devant le poste de gendarmerie.

  • 14 février : Jemeppe. Attentat au château du directeur d’un établissement industriel.

  • 21 février : Rome : Attentat au fulmi-coton contre la maison de Ferri.

  • 10 mars : Rome. Une bombe éclate chez Cavalieri, directeur du journal Crédit et Commerce.

  • 12 mars : En Espagne, à Pola de Lena : Une cartouche de dynamite éclate devant la maison d’un juge.

  • 21 mars : Rome. Un pétard explose sous la porte du palais du marquis Sacchetti, camérier du pape.

  • 22 mars : Moscou. Andrianoff pénètre dans le cabinet de l’ancien maire de Moscou, Alexejeff, et lui tire trois coups de revolver ; il est mortellement atteint. Andrianoff se venge d’une condamnation injuste prononcée par ce maire.

  • 20 mai : Gladstone se rend à Chester. Une pierre est lancée sur son wagon et en brise les vitres (Angleterre).

  • 28 mai : Potsdam. Une cartouche de dynamite fait sauter le dépôt des munitions militaires.

  • 17 juin : Goron et ses agents voulant arrêter Mauduit, soupçonné de faux-monnayage, ce dernier prit son revolver et visa le chef de la sûreté, les agents détournèrent l’arme.

  • 21 juin : Alvarez, rédacteur du journal Anarquia, dépose un engin pour faire sauter la maison de Canovas, président du Conseil d’Espagne ; l’engin éclate et il est lui-même tué.

  • 27 juillet : À Ensival. Attentat à la dynamite chez le directeur d’une fabrique.

  • Août : À Lemberg (Galicie). Un étudiant Ruthène tue le Gouverneur de la Galicie, le comte Potocki.

  • 8 septembre : Angleterre. Dans les grèves des mineurs de Leeds, à Chiswell, les mineurs lancent des pierres sur les agents de police. À Heckmondwike des pierres sont jetées sur le directeur des houillères et sur les agents. Près de Nottingham, les grévistes attaquent les policiers et brisent tout ce qui se trouve sur leur passage.

  • À Poutresopp, de hautes piles de bois sont incendiées, la foule pille les boutiques et les récoltes.

  • 24 septembre : À Barcelone. Après une revue, une bombe chargée de dynamite et de mitraille est jetée sous le cheval du maréchal Martinez Campos, par Paulino Pallas. Le maréchal est blessé ainsi que les généraux Molins et Costelvi et plusieurs gendarmes.

  • 28 octobre : Le maire de Chicago, Carter Harisson, qui avait précédemment chargé les anarchistes, a reçu une décharge de revolver, il est tombé mort. ― 8 novembre : Le théâtre du Licéo à Barcelone, réunissait l’élite de la haute société catalane ; trois bombes Orsini furent lancées sur le 3e rang des fauteuils d’orchestre, il y eut 22 morts et 50 blessés.

  • 13 novembre : À Paris. Georgevitch, ministre plénipotentiaire de Serbie est frappé mortellement par Léautier, de deux coups de tranchet, dans un bouillon Duval, de la rue des Petits-Champs.

  • 16 novembre : Marseille. Attentat pour faire sauter la résidence du général Voulgrenant.

  • 27 novembre : Berlin. Une machine infernale qui devait anéantir le chancelier de Caprevi, a été découverte par le major Ebmayer et n’a pas éclaté.

  • 9 décembre : Vaillant, des tribunes publiques de la Chambre des députés, lance une bombe en pleine séance dans le Palais Bourbon. La frousse de tous les députés est générale, quoique le président Dupuy, par crânerie, dise, vingt minutes après et tout danger ayant disparu : « la séance continue ».

  • 23 décembre : A Loivre (Haute-Marne). Explosion de dynamite chez le maire, industriel en tissus.

1894

  • 8 janvier : Rome. Des gardes barrent la route du pont Garibaldi, sur laquelle devaient passer des manifestants ; ces derniers tirèrent des coups de revolver pour se frayer le passage.

  • 9 janvier : Berlin. Les ouvriers qui demandent du travail ou du pain ont brisé des portes et des vitres au Métropolitain.

  • 25 janvier : Barcelone. Coups de pistolet par un ouvrier maçon sur le Gouverneur civil.

  • 9 février : Neuilly (France), rue Laffitte. Explosion de dynamite à l’hôtel du comte Salverte.

  • 12 février : Paris, gare SaintLazare Émile Henry, dans le café de l’Hôtel Terminus, lance une bombe au milieu des consommateurs. La panique est générale.

  • 14 février : Londres. MartiaI Bourdin en voulant essayer des bombes se fait sauter à Greenwich.

  • 20 février : Paris. Explosion de dynamite dans un hôtel, 69, rue Saint-Jacques.

  • 20 février : Paris. Une bombe est déposée derrière la porte d’une chambre d’hôtel, 47, faubourg Saint-Martin, elle était destinée au commissaire de police. Tentative manquée.

  • 9 mars : Rome. Une bombe éclate devant la Chambre des députés. 8 personnes blessées.

  • 10 mars : Puenterrobollo. Une cartouche de dynamite blesse l’alcade et un sacristain.

  • 15 mars : Paris. Un engin chargé explose contre le tambour de la porte d’entrée à la Madeleine. Pauwels croyant que la porte s’ouvrait intérieurement la poussa et l’engin fit explosion dans ses mains ; il fut tué net.

  • 18 mars : Voiron. Une bombe explose rue du Colombier.

  • 4 avril : Paris. Une bombe éclate sous une fenêtre du restaurant Foyot, rue de Tournon, où mangent quelques sénateurs. Elle fait deux victimes, dont Laurent Taillade, qui s’écrie : « Qu’importe l’acte, si le geste est beau ! »

  • 11 avril : Argenteuil. Une bombe est déposée chez le juge de paix qui instruisit contre Dardare, elle fut découverte à temps.

  • 12 avril : Vienne. Une explosion est produite dans la cour du palais de justice.

  • 29 avril : Liège. Explosion de dynamite clans l’église Saint-Jacques.

  • 3 mai : Lourches (Nord). Explosion contre l’habitation de Deverne, ingénieur en chef de la Compagnie de Douchy.

  • 9 mai : Rome. Attentat manqué, par une bombe contre le prince Odelcalchy.

  • 11 mai : Paris. Devant l’hôtel Massing, avenue Kléber. Une explosion cause des dégâts considérables.

  • 22 mai : Paris. Bombe avenue Niel contre la demeure de l’abbé Garnier.

  • 16 juin : Rome. Pietro Lega tire un coup de pistolet, sur Crispi, la balle n’a fait que traverser la paroi de son coupé.

  • 24 juin : Lyon. Le président Carnot est frappé au cœur d’un coup de poignard par le boulanger Sante Caserio, qui était venu exprès de Sète.

  • 7 juillet : Chicago. Les grévistes incendient six grands bâtiments de l’Exposition, le Marshall fut jeté dans un lac.

  • À Stokane, dans l’état de Washington, les grévistes détruisent la ligne du Northern Railway.

  • 9 juillet : Chicago. Les grévistes attaquent la milice qui protégeait un train, le lieutenant fut tué d’un coup de barre de fer.

  • 11 juillet : Sur la ligne Atchinson-Santa-Fé, les grévistes détruisent à la : dynamite une locomotive et des wagons qui furent projetés en miettes hors des rails.

  • 18 juillet : Hernalle (Belgique). Une cartouche de dynamite éclate devant la maison du bourgmestre.

  • 18 août : Le contre-amiral Rozvogow, capitaine du port de Cronstadt est tué par un employé de bureau.

  • 7 septembre : Sofia. Troisième attaque manquée contre Stambouloff.

  • 19 septembre : Lugano. Pietro Gori, avocat anarchiste est assailli par des individus qui le guettaient et qui tirèrent sur lui plusieurs coups de revolver ; blessé, il riposta à ses agresseurs qui s’enfuirent.

  • 21 décembre : Rome. Deux explosions à la dynamite : contre la maison du Consul hongrois et rue Saint-Marc devant l’Ambassade d’Autriche au Vatican.

1895

  • 14 janvier : Paris, rue de Monceau. Une bombe éclate devant la maison d’un ancien officier, dégâts matériels.

  • 19 janvier : Milan. Explosion au palais de la police centrale dans une chambre voisine du cabinet du chef de police.

  • 22 janvier : Milan. Explosion contre le mur de la prison.

  • 3 juin : Madrid. Un ancien capitaine tire deux coups de revolver sur le général Primo Rivera, une des balles l’a traversé de part en part, il n’est pas mort.

  • 4 juin : Rimini. Ferrari, ex sous secrétaire d’État, reçoit un coup de feu qui le blesse mortellement.

  • 16 juillet : Sofia. Trois hommes arrêtent la voiture de Sambouloff. L’ex-dictateur sauta de la voiture pour fuir, un premier coup de couteau lui détacha la main droite, poursuivi il en reçut un coup dans la tête, puis une balle de revolver dans le dos, il tomba et mourut le lendemain.

  • 2 août : Tatar-Bazardjik. Matakief ami de Stambouloff, est mortellement blessé.

  • 4 août : Auberchicourt (Nord). Decoux, ouvrier mineur congédié, a été mis en lambeaux par une bombe qu’il portait et qu’il destinait à Vuillemin, le directeur des mines d’Aniche.

  • 16 août : Ancône. Pour venger Caserio, une bombe éclate devant le Consulat de France, portes et vitres sont brisés.

  • 24 août : Paris. Par une lettre chargée de fulminate de mercure et adressée au banquier Rothschild, une explosion se produit en l’ouvrant et blesse le contentieux chargé d’ouvrir la correspondance.

  • 5 septembre : Paris, rue Lafitte. Un tube de fer rempli d’explosifs est déposé dans la maison de la banque de Rothschild, il ne fit que fuser.

  • 15 octobre : Carmaux. Des coups de revolver sont déchargés sur l’ingénieur Rességuier, les balles n’ont que déchiré les vêtements.

1896

  • 29 janvier : Lisbonne. Le roi Carlos rentrant au palais en voiture, des pierres lui furent lancées par un ouvrier, son aide-de-camp fut blessé.

  • 18 février : NewYork. Dans une course de taureaux, plusieurs hommes armés de revolvers, se précipitent dans la loge du président Crespo, pour le tuer. Le complot avait été dénoncé, le président n’y est pas venu.

  • 20 février : Madrid. Cinq pétards ont fait explosion dans les jardins du Palais-Royal. Les dégâts sont considérables.

  • 21 avril : Lisbonne. Le riche industriel Domingar se rendait en voiture à la gare. Une bombe de dynamite et de clous lui est lancée. Domingar et son cocher sont mis en lambeaux.

  • 27 avril : Paterno. La population veut l’abolition des octrois. Elle essaie de mettre le feu à l’hôtel de ville et prend d’assaut plusieurs maisons bourgeoises.

  • 27 avril : Palerme. Une boite de poudre et de morceaux de fer explose devant le Consulat de France.

  • 30 avril : Sannois (France). Explosion de dynamite chez Froidure, le maître des fours à chaux.

  • 2 mai : Téhéran. Mollaz-Reza tire plusieurs coups de revolver sur le Shah de Perse, qui tombe mort.

  • 31 mai : Thorn (Allemagne). Explosion de fulmi-coton sur la place d’armes. Trois officiers sont blessés.

  • 7 juin : Barcelone. Une bombe est jetée sur la procession de la FêteDieu, dans la rue Nuevos-Cambios Cinq tués.

  • 16 juin : Le marquis de Morès est tué dans une mission en Tripolitaine.

  • 27 juin : Téhéran. Attentat manqué sur le nouveau Shah de Perse.

  • 1er août : Marseille. Explosion d’une bombe rue Montaux, dans la maison de Julien, vice-président du tribunal de première instance. Dans la même maison habitait Artaud, brigadier de la police de sûreté. Grands dégâts matériels.

  • 1er août : Sofia. Une bombe fait sauter le monument du tombeau élevé au dictateur Stambouloff.

  • 13 septembre : Le tzar doit faire un voyage de gala ; un complot contre lui est découvert. Il était organisé à Glascow, à Rotterdam, à Anvers et à Boulogne.

  • 14 septembre : Charleroi. _ Une explosion de dynamite au presbytère a causé de grands dégâts.

  • 29 septembre : La Grande-Combe (France). Explosion par la dynamite contre la maison de l’ingénieur de la Compagnie Bayle. Les cloisons et la toiture sont démolis.

  • 19 octobre : Berlin. MeyerLévy, conseiller de justice et président de l’Association des Avocats, est mortellement atteint dans sa chambre par deux coups de poignard.

  • 20 octobre : Constantinople. L’avocat Colodian-Avidis est condamné à mort par le tribunal secret des révolutionnaires. Le complot ayant, été dévoilé, deux policiers furent chargés de garder sa demeure ; tous les deux furent tués à coups de couteau.

  • 13 décembre : New-York. Feigel, Consul d’Allemagne, est attaqué au revolver par Ludwig Schutt ; le coup est manqué.

1897

  • 3 janvier : Caracas Pendant le troisième acte d’une représentation de Carmen, un individu se présente à la porte de la loge du président du Venezuela, le général Crespo. Il sort un couteau et se précipite sur le Président ; il en fut empêché par un garde.

  • 21 janvier : Anina (Hongrie). Les mineurs mécontenta de leur situation, saccagent les bureaux de la Société d’Exploitation.

  • 29 janvier : Alger. Susini fait feu sur la voiture de Gambon, gouverneur général de l’Algérie. Il manque son coup.

  • 31 janvier : Le Consul de la République Argentine à Newcastle, est blessé à la gorge par un coup de rasoir de Lopez.

  • 6 mars : Amiens. G. Bastien, soldat au 51e de ligne est puni parce qu’étant permissionnaire il organisa une réunion anarchiste ; mis en prison, il réussit à s’évader. Rencontrant son capitaine, il voulut l’étranger. Bastien fut réintégré dans sa cellule.

  • 11 mars : Uskub. Des Turcs, armés de couteaux, ont attaqué Ristitch, Consul de Serbie.

  • 5 avril : Alameda (province de Malaga). Surexcités par la question des octrois, les habitants envahissent les bureaux. Les meubles et les documents sont brûlés.

  • 22 avril : Montevidéo. Un coup de revolver est tiré sur le Président qui n’est pas atteint.

  • 23 avril : Rome. Armé d’un poignard, Acciarito approcha de la voiture du roi Humbert qui allait au Champ de Courses de Campanelle. La voiture allant vite, le roi ne fut pas touché.

  • 9 juin : Nadudvar (Hongrie). La foule des miséreux lapide les gendarmes et essaye de pénétrer dans la gendarmerie.

  • 17 juin : Paris. Explosion au pied de la statue de Strasbourg, place de la Concorde.

  • 4 juillet : Albacete (Espagne). Un groupe de femmes incendie les postes d’octroi, les gendarmes sont reçus à coups de pierres.

  • 27 juillet : Arénas (province de Santander). Une cartouche de dynamite explose dans la maison de l’Alcade. Dégâts matériels.

  • 9 août Saint-Sébastien. Aux bains de San-Agueda, le tortionnaire Canevas, est tué par trois coups de revolver tirés par le napolitain Miguel Angiolillo, qui voulait venger ainsi les torturés de Montjuich.

  • 18 août : Paris. Le train officiel arrive à la gare du Nord avec un peu de retard, ramenant les ministres Méline, Barthou, ainsi que les généraux Saussier et Billot ; ils sortaient de la gare, quand une bombe éclate au coin du boulevard Magenta et de la rue Lafayette.

  • 4 septembre : Barcelone. Ramon Sampau-Baril, tire deux coups de feu sur Portas, le chef de la police, qui est grièvement blessé à la poitrine.

  • 20 septembre : Budapest. Des coups de revolver sont tirés sur la voiture de François-Joseph.

  • 21 septembre : Orense (Espagne). Le palais du marquis de Leis est détruit par un explosion de dynamite.

  • 30 octobre : Orésahowo (Russie). Les ouvriers d’une grande cotonnerie se révoltent, mettent le feu à la maison du directeur et brûlent cinquante mille roubles de papier monnaie. Pour échapper à la mort, le directeur s’est enfui.

  • 6 novembre : Rio de Janeiro. La garnison tire des coups de feu sur le Président Moraès, à l’instant qu’il débarque. Seul le frère du président est grièvement blessé.

  • 14 novembre : Forlì. Les femmes et les enfants affamés pillent les boulangeries.

  • 9 décembre : Athènes. Deux soldats de la garde impériale attentent à la vie du Sultan.

1898

  • 19 janvier : Paris. Etiévant tire plusieurs coups de revolver sur deux agents de service au poste de police de la rue Berzélius.

  • 5 février : Finale Emilia. La population sans travail assaille les boulangeries et en distribue le pain.

  • 9 février : Le président de Guatemala est tué par Solinger.

  • 26 février : Athènes. Un homme dissimulé tire sept coups de revolver sur le landau du roi de Grèce. Le piqueur fut blessé.

  • 21 mars : Koursk. Une explosion est produite sous le tabernacle de la vierge, au couvent de l’Apparition. Les ustensiles du culte sont brisés.

  • 7 mai : Milan. Les ouvriers empêchent le départ des soldats de la classe. Les tramways sont renversés, le palais Saporiti est mis à sac, des barricades sont élevées.

  • À Turin. Pour le même motif, il y eut des morts et des blessés dans les collisions avec la police.

  • 9 mai : Linarès (Espagne). Dans une manifestation contre la guerre, l’hôtel de ville est envahi, les meubles sont jetés par les fenêtres. Dans la bataille avec la gendarmerie, il y eut 12 morts et 60 blessés.

  • 10 mai : Côme. Les grévistes tentent d’envahir la caserne des carabiniers et d’ouvrir les prisons. Il y eut des morts et des blessés.

  • 11 mai : Logrono. La population demande du pain, elle envahit les dépôts de farine et de blé et les distribue au peuple.

  • 11 août : Bruxelles, Le commissaire Monmaerts en voulant arrêter l’anarchiste Willems à son domicile, fut reçu par plusieurs coups de feu. Willems réussit à s’enfuir ; poursuivi par les policiers et par la foule, il déchargea vingt-deux fois ses armes sur eux.

  • 10 septembre : Genève. L’impératrice Élisabeth d’Autriche est poignardée sur le quai de l’hôtel Beau-rivage par Luigi Luccheni.

  • 15 octobre : Alexandrie. Un garçon de café s’est engagé sur le bateau que doit prendre Guillaume II. Son colis de bombes est découvert.

  • 10 novembre : Lyon. Les agents Maurin et Saujou demandent à Pilleyre ses papiers. Pour toute réponse celui-ci décharge sur eux son revolver.

1899

  • 8 avril : Saint-Pétersbourg. Le général Manzey reçoit plusieurs coups. de couteau à la gorge par Languinov.

  • 4 juin : Au Champ de Courses d’Auteuil, Christiani, petit-fils d’un général du premier Empire, voulut, sans réussir, donner un coup de canne au président Loubet, qui était dans sa loge.

  • 6 juillet : Belgrade. Quatre coups de revolver sont tirés par Knésiwitch sur le roi Milan, qui n’est qu’effleuré.

  • 6 juillet : Caboul. Un afghan essaie de tuer l’émir.

  • 21 juillet : Betenzos (Corogne). Les postes d’octroi sont incendiés ainsi que la maison du maire et celle d’un conseiller municipal.

  • 27 juillet : Cap Haïtien. Le général Heureaux, président de la République Dominicaine est tué de deux coups de revolver au cœur par Cacérès.

  • 14 août : Rennes. Labori, défenseur de Dreyfus, reçoit un coup de revolver dans le dos, par le nationaliste Paulin Guillaume.

  • 25 septembre : Paris. Puybaraud, directeur des services à la préfecture de police, est assailli au revolver, sans être atteint.

  • 8 octobre : Constantinople. Djavid-bey, fils du grand vizir est tué à coups de revolver.

  • 22 novembre : Kaborowska (Russie). Somov, maître de police est tué d’un coup de carabine.

1900

  • 28 février : Caracas. Pendant la fête du Carnaval, un individu tente de tuer le général Castro.

  • 7 mars : Paris. Explosion chez Picart, commissaire général de l’Exposition Dégâts matériels.

  • 4 avril : Bruxelles. À la gare du Nord, le jeune Sipido tire deux coups de revolver sur le prince de Galles, par indignation de la conduite des anglais envers les Boers. Le Prince de Galles ne fut pas atteint.

  • 16 avril : L’église d’Aubervilliers est incendiée.

  • 2 mai : Barcelone. Des groupes d’ouvriers en grève lapident plusieurs tramways ainsi qu’une fabrique dans le quartier de Sans.

  • 4 mai : Roustchouck (Bulgarie). Les paysans se sont révoltés pour ne pas payer la dîme.

  • Trestnich (Bulgarie). Le sous-préfet est attaqué, deux officiers sont tués ainsi que des soldats.

  • 11 mai : Séville. Le cercle militaire est attaqué, les becs de gaz et les vitres sont démolis. Des gendarmes, des policiers et des gardes sont blessés.

  • 10 juin : Saint Louis. Dans les grèves du service des transports, trois bombes sont lancées et détruisent deux voitures et un tramway.

  • 29 juillet : Rome. Gaetano Bresci (né à Prato en Toscane), tire trois coups de revolver sur le roi Humbert. Atteint au cœur, Humbert succombe.

  • 2 août : Place de la Concorde, Paris. François SaIson renverse un agent et se précipite sur le Shah de Perse, sur lequel il veut tirer avec un revolver, il est désarmé aussitôt.

  • 6 août : Vienne. Le prince Odelcaschi est grièvement blessé dans sa propriété de Santa Marinella.

  • 11 octobre : Paris. Le commissaire de police de la gare de l’Est, ne voulant pas reconnaître un fils dit « naturel », celui-ci fit feu à cinq reprises sur son père qui fut blessé.

  • 16 novembre : Breslau. Une femme, Schnepka jette une hachette sur l’équipage de l’empereur Guillaume ; elle est tombée derrière la voiture.

  • 31 décembre : Béziers. Geysse tire cinq coups de revolver sur les juges du tribunal correctionnel.

1901

  • 26 janvier : Arlon. Un employé, Schneider, décharge son revolver sur Orban de Xivry, gouverneur provincial, trois balles l’atteignent mortellement.

  • 15 février : À Chalons-sur-Saône (France), les ouvriers métallurgistes en grève envahissent les usines.

  • 13 avril : Madrid. Dans les manifestations anti-cléricales, les manifestants lancent des pierres sur la police, des pots de fleurs sont jetés sur les gendarmes, les becs de gaz sont brisés. ― 7 mars : Brême. Veiland lance un morceau de fer sur la voiture de l’empereur d’Allemagne, qui est légèrement blessé à la joue.

  • 23 mars : Saint-Pétersbourg. Attentat au pistolet contre le procureur général du Saint Synode.

  • 6 août : Canegrati (Lombardie). Deux cents paysans envahissent le château du duc de Visconti, menacent de mort l’Intendant et font des dégâts considérables.

  • 11 août : Troyes. Une bombe explose dans l’église Saint-Nizier, près l’autel de la Vierge, produisant d’énormes dommages.

  • 16 août : Tunis. Mattaï, chef de la sûreté, ayant perquisitionné chez un maure, on tente de le tuer.

  • 6 septembre : Buffalo. À l’Exposition, le président Mac-Kinley, reçoit deux coups de feu mortels de l’anarchiste Czolgolz.

  • 22 septembre : Vienne. À la chasse, près de Nohaes en Hongrie, l’Archiduc reçoit un coup de feu qui lui traverse la manche.

  • 24 octobre : Téhéran. Un complot contre le Shah de Perse est découvert.

  • 4 novembre : Pékin. En vain, un fonctionnaire armé d’une pique a voulu se jeter sur l’Impératrice de Chine.

  • 21 novembre : Athènes Un coup de feu est tiré sur Théotokis, président du Conseil.

  • 6 décembre : Autriche. Dans une partie de chasse, Némiezick, tente de tuer l’empereur François-Joseph, mais il est arrêté avant.

  • 1902, 1er janvier : Tokyo. Tandis que Thorson s’élance vers la voiture du Mikado et ajuste l’empereur avec son revolver, le cocher fouette vivement ses chevaux, c’est ce qui fit rater le coup.

  • 21 janvier : Alger. Deux officiers français sont trouvés tués dans le massif des montagnes du Djebel-Oulad-Abdallah.

  • 24 janvier : Athènes. Attentat manqué sur le roi de Grèce.

  • 19 février : Dans les grèves de Barcelone, un patron est blessé d’un coup de poignard, un autre a eu ses magasins pillés.

  • 3 mars : Naples. Une balle de fusil tirée sur le train impérial, traversa la robe de la princesse Frédéric Charles de Prusse.

  • 1er avril : Moscou. Mlle Allart, institutrice, tente de tuer au revolver le général Trépow ; elle est désarmée.

  • 6 avril : Moscou. Mikalewsky, armé d’un couteau, se jette sur Zaremba, le chef de la police.

  • 8 avril : Bruxelles. Attentat à la dynamite pour faire sauter la Banque Nationale, les dégâts sont considérables.

  • 15 avril : St-Pétersbourg, Spigiaguine, ministre de l’Intérieur de Russie, est tué de quatre balles de revolver par l’étudiant Malyschell.

  • 18 mai : Madrid. Un vaste complot contre le roi Alphonse est découvert, des explosifs et neuf cartouches de dynamite sont saisis.

  • 19 mai : Vilna. Le gouverneur Wahl sortant du Cirque, reçoit deux décharges de revolver de Hirsch Zekert. Blessé aux mains et aux pieds.

  • 20 mai : Vienne. Une bombe est placée au terminus du chemin de fer de l’État, dans le but de faire sauter François Joseph qui va arriver (découverte à temps).

  • 3 juin : Nice. Alexandre Owen, tire à bout portant un coup de revolver sur le Consul général de Russie qui a un doigt coupé.

  • 26 juin : Puteaux. Dhomme, commissaire de police, accompagné d’un huissier, veut expulser un locataire. Le locataire fait feu et atteint au genou le commissaire qui roule à terre.

  • 12 août : Karkhof. Pendant l’entracte, au théâtre, dans le jardin de Tivoli, quatre coups de feu sont tirés sur le prince Obolenski. Il est blessé ainsi que le policier Bessonof.

  • 24 octobre : Au moment où le Sultan traverse le Cours Yeldiz-Kiosk, un homme se précipite sur lui un revolver et un poignard aux mains. Il est arrêté par les gardes.

  • 5 novembre : New-York. Cinq bombes explosent dans la foule qui attend à Madison Square le résultat des élections (12 morts, 50 blessés).

  • 15 novembre : Bruxelles. En sortant de SainteGudule, deux coups de revolver sont tirés par Rubino sur Léopold II (manqué).

  • 23 décembre : Genève. Un engin fait explosion contre la porte de la cathédrale, les fenêtres et les maisons de la place sont endommagés, la porte de la cathédrale est démolie.

  • 30 décembre : Téhéran. Plusieurs coups de feu sont tirés sur le Shah de Perse qui ne fut pas atteint.

1903

  • 10 janvier : Madrid. Un coup de feu est tiré par Feito sur le cortège royal qui est raté.

  • 22 février : Mitrovitza. Le Consulat russe, en Vieille Serbie, est attaqué et pris d’assaut par les Albanais. Le Consul blessé mortellement a succombé.

  • 18 mars : Coïmbra (Portugal). Malgré la garde, les grévistes prennent l’Hôtel de Ville d’assaut, mettent tout à sac et détruisent les actes officiels (3 morts, nombreux blessés).

  • 30 avril : Salonique. La banque ottomane est détruite par une bombe de dynamite, des explosions se produisent en cinquante endroits ; un bureau de poste et d’autres bâtiments sont attaqués.

  • 5 mai : Bonneville. Une pierre de 2 kilos est jetée sur le Substitut Hauvy, qui est légèrement blessé.

  • 19 mai : Oufa (Russie). Le gouverneur est tué par plusieurs coups de feu.

  • 31 mai : Figuig. Jonnart, gouverneur de l’Algérie, est assailli par une fusillade qui blesse un certain nombre d’hommes de son escorte.

  • 11 juin : Belgrade. Le roi Alexandre et la reine Draga sont tués à coups de fusils par un complot de soldats et d’officiers.

  • 14 octobre : Paris. Baumann, ouvrier ébéniste, vieux et sans travail, tire un coup de revolver sur un prêtre.

  • 8 novembre : Paris. Une petite bombe explose dans l’église de Belleville.

  • Novembre : Vilna (Russie). Des soldats exécutent leur colonel parce qu’ils ont à s’en plaindre.

  • Décembre : Cournozols (Aude). Le duc de La Rochefoucault retire aux habitants le droit de faire paître leurs troupeaux dans ses bois ; des poursuites sont engagées. Un huissier venant notifier un jugement les condamnant, fut reçu à coups de fusils par quatrevingts gaillards. Un garde-forestier trop zélé eut sa maison brûlée.

1904

  • 8 avril : Espagne. Une bombe éclate quelques minutes avant l’entrée du roi dans l’Exposition.

  • 12 avril : Madrid. Maura, président du Conseil, est poignardé par le jeune Miguel Artal.

  • 8 juillet : Paris. Pivoteau, ouvrier mécanicien, tue son contremaitre de deux coups de couteau.

  • Russie : Sazsnotf abat le ministre Plève.

1905

  • 25 avril : Limoges. Les grévistes pillent les armuriers et tentent d’ouvrir les portes de la prison ; ils sont décimés par une fusillade des Lebel.

  • 15 juin : Paris. L’équipage présidentiel dans lequel était le roi d’Espagne entrait par la rue de Rivoli dans le pavillon de Rohan ; au même instant une bombe éclate et tue un cheval du cortège.

  • Russie : Assassinat par Kalaïeff du Grand Duc Serge.

1906

  • Janvier : Russie. Attentat contre Nicolas Il ; coup de canon tiré, de la forteresse Pierre et Paul, contre le pavillon du Tzar, érigé en face de la forteresse, lors de la bénédiction des eaux de la Néva.

  • 8 mai : Vaziers (Nord). Des cartouches sont distribuées aux soldats pour aller dans les grèves. Le fantassin Legrand ayant été malmené par le sous-officier Barbieux, il l’exécute d’abord d’un coup de fusil.

  • 5 septembre : Toulon. Le maire de Toulon, Escartefigue, en auto avec un officier de police, sont assaillis sur la route par une grêle de pierres ; les vitres sont brisées et le policier est blessé.

  • Russie : Fusilleur des paysans insurgés, Loujenovsky est exécuté par Marie Spiridonova.

1907

  • 12 juin : Paris. Le journal Le Matin ayant inséré des mensonges calomnieux sur les anarchistes, une dizaine de camarades se sont présentés au secrétaire pour lui demander de force une rectification. Elle fut insérée le lendemain.

1909

  • 21 juin : Auteuil (France). Les lads empêchent les chevaux de venir au champ de courses. Ils veulent un salaire de 70 francs par mois au lieu de 60. Le public s’impatiente et met le feu aux tribunes.

  • 20 octobre : Grenoble. Les soldats du 14e bataillon de chasseurs, mécontents de leur lieutenant, lui flanquent une correction et le jettent dans un fossé.

1910

  • 25 avril : Saint-Denis. Dans les grèves des poseurs de rails du chemin de fer du Nord. Les cuirassiers chargèrent les grévistes ; il y eut un mort et huit blessés.

  • 2 mai : Dunkerque. Grève des ouvriers du bâtiment, Ils sont chargés par les dragons, plusieurs sont blessés.

  • Mai : Prévost-Paradol (province d’Oran). Deux détenus militaires, occupés au terrassement, voulant fuir, sont fusillés par le factionnaire.

  • 15 octobre : Hédouville (S.-et-O.). Des paysans en grève saccagent la ferme et enfoncent les portes de l’habitation du directeur Berthelot. Les gendarmes sont refoulés.

  • Le chef de police de Buenos-Aires, colonel Ramôn Falcôn, qui avait fait assassiner de sang-froid les ouvriers argentins pendant la manifestation du 1er mai, fut tué, en compagnie de son secrétaire, par l’anarchiste Simon Radowisky, aujourd’hui enfermé dans la terrible prison polaire d’Usuahia (République Argentine).

  • Novembre : Bourges. Pendant les grèves des cheminots, le soldat Lecoin refuse de marcher contre les grévistes.

1911

  • Mars : Damery-Ay (France). Les vignerons champenois veulent du mieux-être, ils font grève. Les maîtres des grands crus font la sourde oreille. Les vignerons envahissent les caves, entre autres celles de Casimir Périer, ils éventrent les futailles et font couler le vin dans les ruisseaux.

  • 26 mai : Aimargues. Aigues-Mortes (France). Les vignerons de la région font grève, les soldats refusent de marcher contre eux. Les gendarmes chargent et font des prisonniers qui sont délivrés par la foule.

  • 12 avril : Epernay. Dix mille vignerons révoltés sont entrés dans la ville en chantant la Carmagnole. Le même soir une bombe éclate à Ay.

  • 3 juillet : Beauvais. Un réserviste fatigue ne peut plus marcher, l’officier insiste brutalement. Un soldat indigné lui envoie une balle sans l’atteindre.

  • 2 août : Le Chambon-Fougerolles. Dans la grève des boulonniers plusieurs maisons sont dynamitées.

  • 25 août : Chômage intense dans les départements du Nord. Les marchands haussent leurs prix, le lait augmente ; un commerçant est déshabillé et rossé. À Saint-Amand, les femmes s’emparent de ce dont elles ont besoin. À Carvin, le marché est saboté. Les gendarmes chargent les habitants. À Saint-Quentin, tous les étalages sont saccagés. A Billy-Montigny, un boulanger voyant sa boutique menacée tire sur la foule, le sang coule. Les magasins sont envahis.

  • 26 août : Avesnes. Les manifestants envahissent et pillent le marché.

  • Valenciennes : Les boutiques et le marché sont mis à sac.

1912

  • Russie. Assassinat du ministre Stolypine par Bogroff.

1913

  • Octobre. Libéré du pénitencier d’Alberville où il souffrit toutes les tortures, Duval vint à Paris acheter un revolver, puis retourna à Alberville. Rencontrant le commandant du Pénitencier il tira sur lui et sur les sous-officiers qui l’accompagnaient.

1918

  • Assassinat du comte Tisza, à Budapest.

  • Paris : Exaspéré de savoir que les morts de la guerre se comptaient par millions, et qu’assis dans leur fauteuil les gouvernants voulaient que continue encore la boucherie humaine, épris d’humanité, le jeune Émile Cottin va attendre Clémenceau, un des responsables. Il lui décharge son revolver et ne le blesse que légèrement.

  • Russie. Assassinat de Ouristki, chef de la Tchéka de Petrograd.

  • Russie. Assassinat, par Donskoï, du général allemand Eichborn.

  • Russie. Assassinat de Mirbach.

1919

  • Attentat contre plusieurs membres éminents du Parti communiste siégeant en assemblée.

  • Attentat de Kaphan contre Lénine.

1921

  • 23 mars : Milan (Italie). Au théâtre Diana, attentat important, le dernier, d’une série d’attentats accomplis pendant la période révolutionnaire qui va de la date de l’armistice à la lutte armée contre le Fascisme.

1923

  • Le 25 janvier, l’anarchiste allemand Kurt G, Wilckens, arrivé à Buenos-Aires (République Argentine), le 23 septembre 1920, en qualité d’immigrant, ouvrier mineur, tua avec une bombe de dynamite le lieutenant-colonel Hector B. Vaaela, qui avait ordonné le massacre des ouvriers de Santa Cruz (Patagonie-Argentine), révoltés contre leurs oppresseurs.

  • Novembre. La Ligue de l’Action Française, dans son journal, lance chaque jour des calomnies abominables sur les anarchistes. Une impulsive jeune fille de 20 ans Germaine Berton, veut mettre fin à ces insultes en tuant l’inspirateur des gens du roi : Léon Daudet. Dans les bureaux, elle ne trouve que Plateau, le metteur en scène de tous les mauvais coups. Elle lui décharge son browning, il tombe mortellement atteint.

1925

  • Égypte. Assassinat d’un chef militaire anglais.

  • Sofia (Bulgarie). La cathédrale est le théâtre d’une formidable explosion. Cet attentat est, sans doute, celui (de ce genre) qui fit le plus grand nombre de victimes. La répression qui s’en suivit dépasse en horreur tout ce que l’Histoire a enregistré de plus sauvage et tout ce que l’imagination peut concevoir.

    * * *

À cette liste, qu’il convient de compléter par l’attentat de Law, de Taulèle, de Bouvet, de Castagna de Bonomini, pour la France et de quantité d’autres attentats ― individuels ou collectifs ― ayant eu lieu un peu partout, il faut ajouter la foule de complots, d’attentats, de gestes de révolte et de soulèvements populaires que cette énumération, rapide et forcément incomplète, ne mentionne pas. Aux mots Bolchevisme, Dictature, Fascisme, on trouvera une liste édifiante des innombrables attentats provoqués, d’un côté et de l’autre, par ces odieux et néfastes régimes.

De 1914 à 1918, au cours des horreurs sanglantes qui ont converti une partie de la planète en une scène gigantesque sur laquelle se sont déroulées les plus épouvantables péripéties d’un Drame sans précédent, innombrables ont été les mutineries de soldats las d’être brimés et sacrifiés par l’incapacité, l’imprévoyance et la froide férocité du Haut-Commandement, ainsi que les gestes de désobéissance par lesquels les combattants se sont refusés aux ordres qui leur étaient donnés. Lorsque ces faits seront divulgués et, avec le recul suffisant, appréciés et compris, on constatera que si l’obéissance aveugle fut la règle générale en ces années de massacre frénétique, vaillantes cependant et beaucoup moins rares qu’on est tenté de le croire, furent l’indiscipline chez les soldats et l’indignation active chez les civils.

Nous avons déjà dit et nous répétons que cette étude concernant les attentats n’est pas close. Nous y reviendrons. (Voir Complot, Conspiration, Émeute, Grève, Insurrection, etc. Consulter surtout la deuxième et la troisième partie de cette Encyclopédie Le lecteur y trouvera nombre de précisions et de faits dont nous renvoyons l’exposé à ces deux parties, afin de ne pas surcharger cet article déjà copieux.)

- L. GUÉRINEAU.

ATTRACTION

n. f. (du latin attractio, de ad, et trahere, supin, attractum, tirer)

Action d’attirer, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré.

En PHYSIQUE : loi de l’attraction universelle ou loi de Newton, loi par laquelle tous les corps de la nature s’attirent mutuellement, en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leurs distances (cette loi permet d’expliquer les mouvements des astres) ; Attraction moléculaire ou force de cohésion : attraction qui s’exerce entre les parties d’un même corps par le contact immédiat ; Attraction magnétique : attraction par laquelle les aimants attirent le fer. (Voir MAGNÉTISME) ; Attraction électrique, attraction par laquelle les corps électrisés attirent les corps légers ou s’attirent : entre eux (Voir ÉLECTRICITÉ).

Au figuré, on dit que quelque chose exerce une attraction sur quelqu’un lorsque ce quelqu’un est particulièrement attiré et intéressé par ce quelque chose. On dira par exemple : Le mirage politique exerce une souveraine attraction sur les ambitieux ; ou bien : les cérémonies religieuses et les fables cléricales exercent une redoutable attraction sur les âmes faibles ; et aussi : l’anarchisme exerce une invincible attraction sur l’esprit des hommes libres. Les sujets de l’attraction changent naturellement avec le caractère et la mentalité des humains. Le propagandiste anarchiste doit être assez psychologue pour savoir en tenir compte et faire vibrer la corde sensible : particulière à chaque individu. Il doit combattre et ruiner par tous les moyens, dans les esprits simples et influençables, les attractions néfastes, telles celles de la religion ou de la gloire militaire. Sa tâche est de faire naître ― ou de cultiver lorsqu’elles existent déjà ― les attractions régénératrices que tout homme sincère et évolué doit éprouver pour une société future d’où seront balayés l’autorité, le mensonge et l’inégalité.

AUTODIDACTE

adj. et n. (du préf. auto et du grec : didaskein, enseigner)

On dit d’une personne qu’elle est autodidacte quand elle s’est instruite elle-même, sans professeur. Dans la société actuelle, c’est un des plus beaux éloges que l’on puisse faire d’un homme de dire que c’est un autodidacte. Car il faut une volonté bien trempée et une intelligence de premier ordre pour triompher des difficultés sans nombre que rencontre celui qui, né de famille humble, veut enrichir son esprit de quelques connaissances humaines. On sait, en effet, la déplorable pauvreté des connaissances que l’École primaire met à la disposition des enfants pauvres. On y enseigne à l’écolier juste assez pour que, devenu homme, il fasse un ouvrier point complètement illettré mais ignorant toutefois des plus passionnantes activités de l’esprit. Celui qui ne veut pas se résigner à rester toute sa vie un outil passif aux mains des classes possédantes, doit donc continuer ― ou plutôt commencer ― à s’instruire au sortir de l’école. Mais il lui faut lutter contre les obstacles d’ordre matériel et contre les obstacles d’ordre moral. Il lui faut disputer les heures d’études aux heures du travail pour le pain de chaque jour, et il lui faut défendre sa personnalité naissante contre le dédain haineux des privilégiés de l’Instruction. Mais aussi, quelle différence avec les mécaniques étudiants, lorsque l’autodidacte a pu arracher quelques-unes des précieuses connaissances ! Désormais, l’autodidacte sera armé pour la lutte des idées et pourra prendre avec succès la défense de ses frères de misère. Il faut que le peuple apprenne à s’instruire par lui-même. Là seulement est son salut. Beaucoup, hélas ! reculent devant l’effort qu’il faut fournir. Mais ils auraient tort de se décourager. L’épreuve est ardue, mais elle n’est pas impossible. Et chaque pays fournit des exemples qui en disent plus long que toutes les exhortations. N’a-t-on pas vu, en France, le jeune J.-H. Fabre, commencer ses études en vendant des oranges sur le marché de Beaucaire ? Armé de son seul courage, il a pu cependant conquérir diplômes et connaissances plus vite que tous les privilégiés des collèges ; et il a pu, par la suite, devenir un de nos plus remarquables savants. En littérature, n’a-t-on pas vu Pierre Hamp, ancien gâte-sauce, devenir un de nos meilleurs écrivains ? À l’étranger, faut-il citer le cas de Jack London, tour à tour débardeur, chercheur d’or, docker, et, finalement, un des plus célèbres romanciers du globe ? Faut-il rappeler la vie mouvementée et miséreuse de Maxime Gorki, en Russie, et de Panaït Estrati, dans les Balkans ? Les exemples ne manquent pas, comme on le voit, d’hommes qui, par leur énergie, sont arrivés non seulement à une profonde culture mais encore sont parvenus à bâtir une œuvre personnelle. Ceux que la destinée a fait naître pauvres ne doivent donc pas désespérer. Avec du courage ils vaincront l’adversité, ils deviendront des hommes dignes de ce nom. Par un labeur régulier et fécond, ils acquerront ― parce que trempés par la vie ― plus de richesses intellectuelles que n’en pourront jamais acquérir toutes les marionnettes de Facultés.


- Georges VIDAL.

AUTOMATE

n. m. (du préfixe auto et du grec maomai, je me meus)

Machine organisée qui, par le moyen de ressorts, imite le mouvement d’un corps animé. Par extension, on désigne sous le nom d’automate une personne qui ne sait ni penser ni agir par elle-même. Exemple : Beaucoup de citoyens sont de simples automates qui obéissent aux suggestions et aux ordres venus d’en haut, qui votent, qui travaillent et qui applaudissent ceux qui les grugent. Le rêve des gouvernants est de régner sur un peuple d’automates. C’est pour cela que les gouvernants font impitoyablement poursuivre ceux qui essaient d’ouvrir les yeux de la masse, qui essaient de transformer ces automates en individus conscients. C’est pourtant là qu’est la tâche des anarchistes. La société future sera une société d’hommes et non une société d’automates.

AUTOMOBILISME

L’automobilisme est né avec le moteur à combustion interne. On connaissait bien, il est vrai, avant l’apparition du dit moteur, les machines à vapeur ; et les trains à chemins de fer roulaient depuis longtemps déjà quand il est apparu.

On avait même essayé de réaliser avec la vapeur, des véhicules automobiles à l’usage des particuliers, mais les inconvénients de ce système, notamment la mise sous pression, les manipulations malpropres, en rendaient l’emploi tellement long et désagréable, que les appareils de ce genre ne trouvèrent que peu d’amateurs.

Au contraire, dès que le moteur à explosion fut au point, l’automobilisme se développa avec une rapidité inouïe. Si l’on songe que les premières voitures sans chevaux apparurent vers 1895, on voit le peu de temps nécessité pour expérimenter, perfectionner, et implanter dans les mœurs, ce mode de locomotion qui est actuellement répandu par toute la terre, même dans les régions les plus reculées. C’est par millions que se chiffrent les automobiles en circulation, et il n’est pas d’exemple dans l’industrie d’aussi fabuleux développements.

C’est pourquoi il est permis d’attribuer à cette branche de l’activité humaine une grande importance au point de vue social, car elle doit, selon nous, déterminer à brève échéance des modifications profondes aux conditions de la vie.

Sans entrer dans des détails techniques complets, il nous a semblé utile de rappeler en quoi consiste l’automobile et ce qu’il est nécessaire de savoir concernant cet instrument de travail et d’agrément, si moderne.

L’automobile (et sous ce vocable ; nous entendons désigner tout véhicule automoteur, qu’il soit à 2, 3 ou 4 roues), est caractérisée essentiellement par : le moteur, l’appareil de changement de vitesse et les pneumatiques. Sans la réalisation de ces trois éléments, il n’est pas d’automobilisme possible. En ce qui concerne le moteur, inutile d’insister ; c’est le cheval de la voiture. Sans le changement de vitesse, il n’est pas de démarrage, ni de côte possible. Sans les pneus, pas de vitesse, pas de douceur et par contre détérioration rapide des machines. On a pu changer, depuis l’origine, les principes des carrosseries, des procédés de transmission, le moyen de la suspension ; on n’a pu rien changer, sauf certains détails de construction, tant au moteur qu’au changement de vitesse et à la suspension pneumatique.

Le moteur. ― Chacun sait que les corps, d’une façon presque générale, ont la propriété de se dilater à la chaleur ; les gaz n’échappent pas à cette loi naturelle. Si l’on fait brûler un gaz en vase clos, on comprend que l’élévation de température augmentant le volume de ce gaz déterminera une pression sur les parois du vase, d’autant plus grande que la température sera plus élevée. C’est cette propriété qui est utilisée dans les moteurs actuels. Un moteur est une sorte de pompe qui aspire d’abord des gaz d’essence mélangés à de l’air (gaz carburé) puis les comprime au retour du piston ; à ce moment, une étincelle électrique détermine l’inflammation des gaz qui se détendent en chassant devant eux le piston. Comme ce piston est relié au moyen d’une bielle et d’un maneton à un volant, le mouvement rectiligne du piston se trouve transformé en mouvement de rotation et régularisé par le volant.

Il existe des moteurs à 2 et 4 temps.

Leur principe ne varie guère, sauf que dans le 2 temps on fait travailler les deux faces du piston pour accomplir les fonctions nécessaires au cycle moteur qui sont nécessairement : aspiration, compression, explosion et échappement.

Le changement de vitesse est un appareil constitué par des trains d’engrenages de différents diamètres s’engrenant entre eux et que le conducteur commande au moyen d’un levier, suivant les exigences du profil de la route. On saisit ce fonctionnement en pensant à un cric qui permet à un homme, par la démultiplication de l’effort, de soulever des poids énormes ; ou bien à un vélo dont le rapport du pignon du pédalier à celui de la roue détermine plus ou moins de force ou plus ou moins de vitesse.

Quant aux pneumatiques que chacun connaît, ce bourrelet d’air qui entoure les roues, c’est bien une des plus belles inventions qui soient. La légèreté et la souplesse du pneu en font un élément sans lequel l’automobilisme n’existerait pas et qui, malgré de légers inconvénients bien connus, n’est pas près d’être remplacé par mieux.

Si pendant longtemps on a pu, à bon droit, considérer l’automobile comme un instrument de luxe à l’usage exclusif des classes riches, à présent il n’en va plus ainsi et peu à peu cet outil merveilleux se simplifie, se perfectionne, de telle sorte que son emploi se généralise partout de plus en plus ; c’est au point que, dans certains pays des États-Unis, on compte jusqu’à une auto par quatre habitants. Le vieux continent certes, est loin d’avoir atteint ce chiffre, mais tout laisse espérer qu’on y viendra. Les constructions en grandes séries qui permettent de diminuer les prix de revient, les améliorations incessantes apportées à la conception même des véhicules, autorisent à penser que dans très peu d’années chacun pourra posséder son auto grande ou petite, et ce pour le plus grand bien de tous. L’affranchissement relatif des distances permettra aux hommes de se rapprocher de la nature. Ils n’auront plus besoin de s’empiler pour vivre dans des villes énormes et malsaines, et le paysan, muni de cet instrument, ne songera plus dès lors à déserter pour toujours une terre près de laquelle il aura cessé d’être captif.


- CHARLES MOCHET.

AUTONOMIE

(du préf. auto, et du grec nomos, loi)

Droit de s’administrer ou de se gouverner librement, dit le dictionnaire. Socialement, ce mot a une signification moins étendue. Cette signification a d’ailleurs besoin de précisions sérieuses, si on veut arriver à s’entendre sur la valeur exacte de ce terme social particulièrement usité et discuté en ce moment.

Depuis que les partis politiques et particulièrement le parti communiste ont tenté leur dernière et puissante offensive contre le mouvement syndical de tous les pays, offensive qui a d’ailleurs presque partout atteint son but, le mot « autonomie » a donné lieu à d’interminables controverses. — Selon qu’il est employé par les syndicalistes ou par les communistes, il a une signification ou une autre signification.

Fidèles à leur doctrine, interprétant dans son sens le plus complet et le plus large la charte constitutive de leur mouvement, les syndicalistes déclaraient et continuent à affirmer plus fortement que jamais, que le « Syndicat, aujourd’hui groupement de résistance et, demain, groupement de production, base de réorganisation sociale » doit être autonome et indépendant.

Si les syndicalistes ont constamment accouplé ces deux termes, c’est, indiscutablement, parce que, dans leur esprit, ils n’ont pas la même signification, parce que l’un a certainement une portée plus considérable que l’autre. Et c’est vrai.

En effet, « autonomie » signifie, pour les syndicalistes : droit, pour le syndicat, de s’administrer à son gré, tandis qu’indépendance veut dire : droit d’agir librement en toutes circonstances.

Ceci revient à dire qu’un groupement peut être autonome, tout en étant dépendant d’un autre. Il en est d’ailleurs de même d’un pays. Les Franco-Espagnols veulent bien, par exemple, reconnaître l’autonomie du Riff, mais se refusent à lui accorderl’indépendance.

Le Riff, autonome, continue à faire partie de l’empira marocain, tandis qu’indépendant, il devient un État qui ne doit plus au Sultan ni obéissance spirituelle, ni obéissance temporelle.

Il en est de même pour le syndicat et la C. G. T. Autonomes : les syndicats, la C. G. T., s’administrent librement, mais leurs actes n’en sont pas moins inspirés par le parti politique dont ils dépendent, dont ils doivent appliquer les décisions.

De tout temps, les partis politiques ont été disposés, pour sauver la face, à reconnaître l’autonomie des syndicats, mais ils firent toujours l’impossible pour rendre vaine leur indépendance.

De 1873 à 1906, les partis politiques, en France, n’eurent pour unique préoccupation, que de placer sous leur tutelle les syndicats, tandis que ceux-ci surtout sous l’influence de Pelloutier, de Merrheim, de Griffuelhes, mirent tout en œuvre pour affirmer leur indépendance et la conserver.

On pouvait croire que cette question était tranchée depuis le Congrès d’Amiens, en 1906, où les guesdistes, marxistes de l’époque, furent écrasés par les partisans de l’indépendance du syndicalisme. Il n’en fut rien. Il convient d’ailleurs de dire que le mouvement syndicaliste international, sauf l’Union syndicale italienne, la Confédération Nationale d’Espagne et l’Union des Travailleurs libres d’Allemagne, était partout lié étroitement avec le Parti Social-démocrate dont il dépendait réellement.

L’affaiblissement du mouvement syndical, la naissance d’un fort mouvement politique marxiste remirent tout en question, en 1919. — Les premières tentatives prirent un caractère sérieux, offensif, au Premier de l’Internationale syndicale rouge, à Moscou, en 1921. La majorité, acquise aux vues de Lénine, Boukharine, Trotski, Zinoviev et Lozovsky, vota une résolution dite : Tom Mann-Rosmer, qui indiquait que les syndicats, dans chaque pays et l’Internationale, sur son plan, étaient placés sous la direction politique du parti communiste ou de l’Internationale communiste.

Il n’était pas même question de l’autonomie du mouvement syndical, qui devenait ainsi un appendice du parti communiste. Devant les protestations soulevées par cette décision, les partisans de la subordination totale des syndicats durent biaiser. C’est à ce moment qu’ils joignirent leurs protestations aux nôtres et réclamèrent l’autonomie, pendant que nous insistions pour que l’autonomie et l’indépendance fussent reconnues au mouvement syndical.

Les militants, en général, ne faisaient pas, entre, ces deux mots, la distinction nécessaire. La plupart demandaient l’autonomie, tout en croyant réclamer l’indépendance. Les communistes exploitèrent habilement cette erreur. C’est ce qui leur permit de triompher au Congrès constitutif de la C. G. T. U., en juillet 1922 à Saint-Étienne. C’est ce qui leur permit aussi de violer leur mandat au Deuxième Congres de l’Internationale syndicale rouge, la même année, à Moscou et de voter — ce qu’ils nièrent d’ailleurs — la fameuse résolution Dogadow, copie exacte de la résolution Tom Mann-Rosmer, laquelle consacrait la subordination des syndicats au Parti politique communiste, nationalement et internationalement.

Si les militants syndicalistes, et aussi libertaires, avaient su distinguer entre « autonomie et indépendance », le mouvement ouvrier ne serait peut-être pas asservi, aujourd’hui.

Personnellement, j’ai toujours affirmé cette différence. La résolution minoritaire de St Etienne en porte la trace évidente. Celles qui furent présentées ou votées par la suite, par nombre de Congrès régionaux, fédéraux et confédéraux, en apportent la confirmation certaine.

C’est sur la valeur de ces deux termes, trop longtemps considérés comme synonymes, qu’il faut éclairer les camarades, si on veut recréer d’abord le véritable esprit syndicaliste, éviter d’aussi funestes erreurs, plus tard.

L’autonomie d’un groupement, d’un mouvement, c’est une chose précise. L’indépendance de ce groupement, de ce mouvement en est une autre, non moins précise, mais très différente.

Et tous les militants, tous les ouvriers doivent savoir distinguer l’une de l’autre.

Ce sont des questions importantes qui se poseront demain avec une acuité beaucoup plus considérable. Il importe de les bien connaître afin de ne pas retomber dans cette erreur considérable, puisqu’elle a eu pour résultat la dissociation et la domestication du mouvement syndical dans tous les pays.

Pierre Besnard

AUTORITE

n. f.

Malgré l’usage constant et aisé de ce terme, ou plutôt grâce à cet usage précisément, on l’applique avec une légèreté déconcertante, comme d’ailleurs tant d’autres (domination, dictature, violence, etc ... ), à des notions et des phénomènes de nature très différente, ce qui mène à de multiples confusions, malentendus, contradictions et erreurs.

Nous lisons dans un grand dictionnaire : « Autorité. Droit ou pouvoir de commander, de se faire obéir ». Cette définition est suivie de plusieurs autres qui correspondent à différents emplois de ce terme. Dans d’autres dictionnaires, les définitions varient sensiblement.

Dans le langage commun, écrit ou oral, on évoque couramment l’Autorité de Dieu, de la Loi, du Père, du Chef, etc... On discerne : l’autorité suprême, l’autorité civile, l’autorité militaire, et ainsi de suite. — On dit représentant de l’Autorité. — On dit encore : autorité publique ; autorité maritale ; autorité naturelle. — On parle souvent de l’autorité de la chose jugée, de l’autorité des mots, etc. — On parle aussi de l’autorité morale. — On dit, fréquemment d’un homme : c’est une grande autorité dans telle ou telle branche de la Science ou de l’Art... Bref, on marie le terme Autorité avec une quantité de mots et de notions, comme si ce terme était absolument précis et communiquait la même précision à d’autres termes et expressions. Or, ce n’est nullement le cas. Au contraire, à force d’être employé à tort et à travers, le mot Autorité a perdu tout sens défini, s’il en a jamais eu un.

Il est donc impossible, aujourd’hui, de répondre d’une façon générale à la question : Qu’est-ce que l’Autorité ? Pour obtenir une idée plus ou moins nette de cette notion, pour définir clairement notre attitude vis-à-vis de ce phénomène, il faut procéder à une analyse séparée des différentes applications du mot.

1. L’autorité de Dieu.

A notre époque, il n’est plus possible de parler de l’autorité de Dieu, qui se manifesterait de façon directe. Les bons vieux temps où Jéhovah aurait dicté sa volonté de vive voix à Moïse, les temps plus rapprochés où, par exemple, quelques saints soufflaient les désirs du bon Dieu national à Jeanne d’Arc, sont irrévocablement passés. Dieu ne parle plus aux hommes. Ce n’est plus lui, c’est l’Église qui, actuellement, s’occupe sur la terre des affaires des cieux. C’est donc de l’autorité de I’Église que nous pouvons parler de façon concrète.

Qu’est-ce que cette autorité, et quelle peut être notre attitude envers elle ?

2. L’autorité de l’Église (indirectement, celle de Dieu).

Elle peut s’exercer de deux façons :

  1. concrètement, c’est-à-dire, usant de moyens réels, « physiques », pour se faire obéir, punissant corporellement ceux qui lui désobéissent ;

  2. platoniquement, c’est-à-dire n’usant que de moyens spirituels, « moraux », d’influence, de contrainte ou de répression.

Quant à la première manière, elle a fait suffisamment ses preuves depuis le XIIIe jusqu’au XIXe siècle. Il serait superflu, aujourd’hui, d’insister sur les horreurs de cette autorité, la plus cruelle, la plus exécrable de toutes. La fameuse Inquisitionfut son expression vivante. Comme autorité réelle, l’Église s’est déshonorée à jamais, ceci non seulement dans les pays classiques de l’inquisition, mais, de façon différente, dans tous les pays du monde. Actuellement, elle n’exerce nulle part aucune autorité « matérielle ». Non seulement les libres penseurs et les athées de tout genre lui échappent, mais l’humanité tout entière n’en veut plus.

Quant à l’autorité « morale » de l’Église, qui existe encore pour pas mal de gens, elle serait, certes, une chose relativement inoffensive, si toutefois elle n’était pas étroitement liée à la pire réaction générale, aux forfaits les plus abominables des autorités de tous temps et de toute espèce, aux systèmes d’esclavage de toutes les époques, à la plus néfaste dépression intellectuelle et, précisément, morale des humains.

L’Église, avec son autorité spirituelle, a été de tous temps, et reste encore de nos jours, le soutien le plus précieux de tous ceux qui dominent, qui oppriment, qui étouffent, qui exploitent. Elle se rangeait toujours du côté des « forts », ce qui permettait à ses princes de jouir des biens de ce monde, en réservant aux « faibles » la jouissance de ceux du monde futur. Elle sanctionnait, elle bénissait, elle appuyait invariablement de son « autorité morale » les régimes politiques les plus abjects, les crimes « légaux » les plus horribles : guerres, massacres, assassinats... L’Histoire humaine abonde de faits de ce genre.

Les époques les plus sombres de l’Histoire furent précisément celles où tout pliait sous la lourde autorité de l’Église. Au contraire, les périodes où l’humanité faisait quelques grands pas en avant au point de vue culture, progrès général, justice, innovation, moeurs, science, art, etc., coïncidaient avec les moments d’une lutte morale active contre l’Église, contre son autorité mortifère.

Le pire de tout est que cette autorité est entièrement basée sur le mensonge, sur l’hypocrisie, sur l’imposture la plus écoeurante qui puisse exister. Ce ne sont que l’ignorance profonde des masses et les restes des superstitions des temps passés, qui permettent encore aux millions de gens de ne pas s’en rendre compte. Se cramponnant justement à cette ignorance et à ses restes, l’Église les soutient, les favorise, les éternise.

La conclusion est tout indiquée : l’autorité spirituelle de l’Église est une des plus néfastes pour le progrès humain. Elle est un des obstacles les plus sérieux au développement moral de l’humanité, à l’affranchissement des millions d’êtres-esclaves qui souffrent et périssent sous le joug des jouisseurs de toute espèce, appuyés considérablement par cette autorité. Son existence au XXe siècle est une honte. Non seulement les anarchistes, mais tout homme d’esprit plus ou moins sain, juste et franc a le devoir de lutter activement contre ce genre d’autorité. On ne peut pas, comme certains le pensent, rester neutres vis-à-vis de cette plaie. Car il faut arracher, le plus rapidement possible, les millions d’êtres trompés et abrutis par cette autorité malfaisante, une des causes principales de leur asservissement. (Voir : Église, Religion .)

3. L’autorité de la Loi.

Plus exactement, l’autorité de ceux qui établissent les lois, les font appliquer, qui surveillent leur application et punissent les infractions. (Quant à la Loi comme telle, on s’adressera au mot correspondant.) Les porteurs formels de cette autorité sont les personnes et institutions chargées de son exercice. Ses porteurs réels sont ceux qui ont le « droit », la faculté, la possibilité et la puissance matérielle de créer les lois, de les imposer, de les faire appliquer, de faire surveiller leur exécution, de faire punir leur inexécution. — Quand on dit : autorité suprême, autorité publique, civile, militaire, etc., on y suppose, en premier lieu, les personnes et institutions qui sont les porteurs formels de l’autorité, et en second lieu, ceux qui, de « droit » ou de force, détiennent la faculté réelle de créer les lois, de les faire appliquer, et ainsi de suite. C’est de leur autorité qu’il s’agit en réalité. L’autorité du Chef qui, en cette qualité, est supposé comme agissant conformément aux lois, a la même base générale. Nous pouvons, par conséquent, réunir toutes ces notions séparées en une seule plus vaste : autorité publique ou administrative. En généralisant et en précisant encore, nous pouvons désigner ce genre d’autorité comme autorité sociale (et laïque, par opposition à l’autorité religieuse que nous venons de traiter).

Le grand problème de l’Autorité sociale est celui qui, ici, nous intéresse le plus. Il est le point capital, le noyau même de la pensée, de la conception anarchiste (ce qui veut dire justement antiautoritaire). Ce sont les deux solutions opposées de ce problème capital, qui, précisément, divisent l’idée émancipatrice en deux courants fondamentaux, et les masses travailleuses en deux camps ennemis.

Le problème se confondant intimement avec celui de l’État, du Pouvoir, du Gouvernement, de l’Administration, de laBureaucratie, de la Société, des Classes, il faut voir tous ces mots. C’est surtout au mot État qu’il est traité à fond. (Voir aussi : Anarchie, Anarchisme, Marxisme, Bolchevisme , etc.).

C’est au mot État également qu’on traite la question des origines et des raisons du développement ultérieur de l’autorité sociale.

Ici, nous la prenons comme chose donnée, et nous nous bornons à exposer l’essentiel du problème tel qu’il se pose dans notre actualité.

Le premier trait caractéristique de l’Autorité sociale, telle que nous la connaissons depuis des siècles, est la contrainte : 1° d’accomplir ; 2° de ne pas accomplir ; et 3° d’accomplir de la façon prescrite tels ou tels autres actes ou gestes.

Son second trait typique est que le prétendu “droit” d’exercer cette contrainte “légale” se trouve constamment, infailliblement entre les mains d’une minorité privilégiée, possédante, qui, à l’aide justement de cette autorité, de cette contrainte, assujettit et exploite l’énorme majorité laborieuse et dépossédée.

Il est tout à fait naturel que les classes possédantes, que ceux qui s’installent en maîtres, qui subjuguent, dominent, gouvernent et exploitent le peuple, que tous ils préconisent la nécessité de l’Autorité « pour la société humaine », pour le maintien de l’ « ordre », etc. Ils en ont, certes, besoin, de cette Autorité. Sans elle, sans la contrainte légale et organisée, comment auraient-ils pu maintenir leurs privilèges, leur domination ?

Ce qui est moins compréhensible, c’est que les socialistes, qui prétendent lutter pour l’affranchissement total des classes exploitées, ne voient pas, eux non plus, la possibilité de se passer de l’Autorité.

Ce qui est tout à fait incompréhensible, c’est que même les socialistes révolutionnaires de l’aile gauche les « communistes » (bolcheviks), les socialistes-révolutionnaires de gauche, les « maximalistes », etc., reconnaissent la nécessité de l’Autorité, dans telle ou telle autre mesure, sous telle ou telle autre forme, du moins pour la « période transitoire » entre la chute du capitalisme et l’instauration du véritable communisme.

Si l’on dressait un tableau exposant l’attitude de tous les courants d’idées par rapport au principe de l’Autorité, l’aspect en serait curieux : sauf l’Anarchisme, tous ces courants, comme admettant plus ou moins le principe d’Autorité, se verraient placés ensemble, d’un côté du tableau ; l’Anarchisme, comme rejetant résolument et entièrement ce principe, se trouverait tout seul de l’autre côté.

Le problème essentiel et plein d’actualité se pose donc ainsi :

Dans la vie sociale, vu surtout la transformation imminente de la société, faut-il s’apprêter à conserver, à utiliser au moins un minimum d’Autorité politique, ou faut-il penser dés à présent à éliminer entièrement le principe autoritaire, en lui substituant d’autres moyens de maintenir l’ordre, de sauvegarder la liberté, de satisfaire les besoins vitaux de la population, d’assurer la justice, l’égalité, l’entente ?

Tous les socialistes répondent : « Il est indispensable, au moins pour quelque temps encore, de conserver le principe autoritaire. Les hommes y étant trop habitués, les masses n’étant encore ni suffisamment cultivées ni, par conséquent, capables de s’orienter, de s’administrer elles-mêmes, on ne saurait se passer de l’Autorité d’un seul coup ». — « Il faudra, longtemps encore, avoir recours à l’Autorité comme à un mal inévitable, affirment certains. Car l’autorité, hélas !, n’a pas d’équivalent. »

Et quant aux socialistes de gauche, de tendance bolcheviste surtout, ils ajoutent encore : « Même après une révolution victorieuse, la lutte contre la bourgeoisie vaincue devra continuer. La bourgeoisie ne se résignera pas facilement ni sans résistance au nouvel état des choses. Elle tentera de rétablir l’ancien ordre. Elle complotera, elle préparera la revanche. Il faudra être vigilant, organiser la défense de la révolution, combattre, écraser les tentatives contre-révolutionnaires. Comment le faire sans Autorité ? » Seuls les anarchistes affirment : « Il faut éliminer le principe autoritaire dès à présent et totalement. » Pourquoi, précisément ? Et surtout : Comment serait-ce possible ?

Telles sont les questions qu’on nous pose aussitôt.

* * *

La littérature anarchiste est, naturellement, très riche par rapport à la négation de l’Autorité qui est la pierre fondamentale de notre doctrine. Il suffit de parcourir nos oeuvres classiques pour y trouver une argumentation copieuse à ce sujet.

Dans les colonnes mêmes de ce dictionnaire, on trouvera, surtout aux mots Anarchie et Anarchisme , des idées et des précisions intéressantes concernant l’Autorité. Le problème est, d’autre part, étroitement lié à quelques questions autonomes, par exemple : 1° à celle des capacités, du rôle et de l’action des masses ; 2° à celle de la défense de la révolution victorieuse. Ces questions sont traitées aux mots : Masse, Révolution, Dictature.

Je voudrais, pour ma part, souligner ici un argument qui me parait être un des plus concluants.

Le principe autoritaire est en contradiction flagrante et entière avec l’idée socialiste en général.

Pas un socialiste ne niera que la construction de la société nouvelle devra être un acte créateur, une oeuvre de création sociale immense. Autrement dit, l’œuvre formidable de la reconstruction sociale exigera une vaste action créatrice des millions d’hommes ayant, enfin !, la possibilité de s’entendre, de s’organiser, de coopérer librement, de chercher, d’essayer, d’appliquer leurs initiatives et leurs énergies, d’agir en toute liberté, de construire, de rectifier les erreurs, de faire, de défaire et de refaire, en un mot : de créer. C’est la condition sine qua non du succès. Ceci veut dire que si une telle action n’est pas possible, le socialisme lui-même s’avère, du même coup, impossible. Autrement dit : toute voie qui ne serait pas celle d’une vaste et libre action créatrice des masses humaines, n’aboutirait à rien.

Or, l’Autorité (au sens social du mot), — comme le terme lui-même l’indique, — demande, exige même, non pas la création ni l’action libre, mais, au contraire et précisément, la soumission, l’obéissance aux ordres donnés, l’exécution des instructions et des commandes dictées.


Donc, l’action créatrice et l’Autorité sont deux principes diamétralement opposés qui s’excluent l’un l’autre. Voilà pourquoi, à notre avis, le principe autoritaire doit être absolument éliminé.

Ajoutons quelques détails qui ont leur importance

  1. L’Autorité est exercée par des hommes. Disons plus : elle n’est exercée, au fond, que par quelques hommes, car même parmi ceux qui l’exercent, l’immense majorité ne sont que de simples exécuteurs. Il est évident que si même ces quelques hommes déployaient une certaine activité créatrice, cette activité ne saurait remplacer le millionième de l’énergie créatrice exigible.

  2. L’homme n’étant jamais content de ce qu’il possède, l’Autorité qui est exercée par des hommes est, psychologiquement, un phénomène qui se dilate, se gonfle, cherche à s’immiscer partout, à assujettir le plus d’hommes possible, à accaparer, autant que possible, la vie entière de la société et des individus. C’est un poulpe à mille tentacules.

  3. Incapables, bien entendu, de remplir le millionième de l’activité sociale exigible, les hommes exerçant l’Autorité ne sont, cependant, pas du tout de cet avis. Leur situation leur fait croire que ce sont justement eux qui sont appelés à créer, à organiser, à construire. Ils se sentent, faussement, chargés d’immenses obligations, revêtus de toutes les responsabilités. De là, en partie, leur conservatisme, leur timidité, leur incapacité fabuleuse.

Cette petite analyse démontre, entre autres, l’erreur fondamentale de beaucoup de socialistes qui supposent que l’Autorité, ce « mal provisoire et inévitable », pourra dépérir, s’éteindre, mourir graduellement d’elle-même, au fur et à mesure que les hommes deviendront capables de s’en passer. Mille fois non ! L’Autorité ne prend jamais un chemin descendant : elle suit toujours la ligne ascendante. L’Autorité n’est pas une boule de sable qui se réduirait en un grain de poussière et finirait par disparaître : c’est une boule de neige qui grandit à l’infini, en vertu de son propre mouvement. Nous, les « utopistes », sommes obligés d’apprendre cette vérité aux « réalistes » autoritaires !

Les anarchistes condamnent l’Autorité intégralement, sans aucune concession, car la moindre autorité, avide de s’affermir et de s’étendre, est aussi dangereuse que la plus développée ; car toute autorité acceptée comme un « mal inévitable » devient rapidement un mal inéluctable.

On dit, cependant, que les masses travailleuses ne sont pas encore aptes à se passer de l’Autorité, à organiser elles-mêmes la vie nouvelle.

Après ce qui précède, la réponse peut être brève cette méfiance provient de l’incapacité de se représenter clairement, concrètement l’immense mouvement créateur, libre et vif, des masses humaines, dès qu’elles auront, enfin !, la possibilité de le réaliser, et qu’elles auront compris, enfin !, à force d’expériences historiques ratées, quelle est la véritable voie de leur action émancipatrice. La base de cette méfiance, c’est l’incapacité de « palper » à l’avance ce processus gigantesque, toute cette ambiance nouvelle, pleine de mouvement enthousiaste, d’énergie créatrice, d’activité fiévreuse, vive, indépendante des millions d’êtres humains en action. Personnellement, j’ai eu le bonheur unique, inoubliable, de voir, lors de la révolution russe, bien que pendant une courte période et en miniature, un mouvement de ce genre (en Ukraine, en 1919). Ce que j’ai vu et vécu alors, a confirmé expérimentalement et à jamais mes convictions là-dessus.

Combien de parents ou de mauvais éducateurs se trouvent surpris des exploits de leurs enfants, tenus pour incapables de les accomplir, dès que ces enfants obtiennent la possibilité entière, la joie et la fierté d’agir en liberté !

On dit encore que, sans Autorité, les masses seraient incapables de défendre avec succès la révolution.

La réplique sera ici la même que celle qui vient d’être faite. Il faut savoir se représenter l’action réellement libre, vivante, créatrice des masses travailleuses en révolution, pour comprendre que cette action, que toute cette ambiance permet au peuple d’organiser, de poursuivre la défense de son oeuvre, la résistance à la contre-révolution, avec un succès beaucoup plus grand que celui d’une organisation et d’une action autoritaires. C’est cette action créatrice même qui s’en porte garante. Plusieurs événements de la révolution russe (en Ukraine, en Sibérie et ailleurs) en témoignent. Le fait historique, qui sera établi plus tard incontestablement, est que ce fut l’action libre des masses travailleuses, et non pas l’armée rouge, qui brisa la contre-révolution et sauva la cause révolutionnaire en Russie.

C’est donc cette action formidable, vive, libre et créatrice des masses laborieuses, qui devra être substituée à l’Autorité, brisée par les premiers coups de la Révolution, et qui ne doit être reconstituée sous aucun prétexte, sous aucune forme.

Il est absolument incompréhensible que tant de gens aient foi en l’Autorité sociale. Si encore cette Autorité avait pu compter des bienfaits, de beaux résultats à son actif historique ! Mais c’est juste le contraire que nous constatons, en étudiant l’histoire passée ou contemporaine. Incapacité, impuissance, violences, iniquité ; ruse, mensonge, guerres, misère, gâchis économique, dépression intellectuelle, décadence morale, tel est le bilan effrayant de l’Autorité au bout de milliers d’années d’existence. L’époque actuelle qui démontre clairement, et d’un seul trait, la faillite absolue de toutes les formes de l’Autorité (démocratie, dictature, fascisme, bolchevisme, etc., etc.), devrait enfin amener la condamnation définitive et entière du principe autoritaire lui-même.

* * *

On dit, pourtant que, même dans une société libre, on ne pourrait se passer d’une certaine Autorité ; qu’infailliblement, les hommes n’étant pas égaux de par leur nature, les plus forts, les mieux doués, les plus intelligents exerceront toujours une autorité, une influence décisive sur les faibles, les incapables, les peu intelligents et ainsi de suite.

Cette réflexion appartient au domaine de l’Autorité morale qu’il nous reste à étudier brièvement.

4. L’Autorité morale.

L’Autorité « morale » ne peut être individuelle ou celle de certains groupements, organisations, institutions, de telles ou telles autres collectivités humaines (comme, par exemple, celle de l’Église, étudiée plus haut). Ce n’est pas, cependant, cet élément purement formel qui nous intéresse ici. Ce qui nous importe, c’est le fond du problème.

L’Autorité dite « morale » peut s’exercer de trois façons très différentes :

  1. elle peut, tout en étant d’ordre moral, s’appuyer sur une certaine contrainte ou sur une loi (ou coutume) stupide ;

  2. elle peut avoir pour base l’ignorance, la faiblesse, la crédulité, la peur, des circonstances malheureuses, etc. ;

  3. elle peut s’exercer librement, en pleine connaissance de cause, étant basée sur une véritable force et hauteur morale, étant acceptée de plein gré, produisant ainsi un effet positif, louable, heureux.

II est de toute évidence que non seulement un anarchiste, mais aussi tout homme sain et raisonnable doit condamner et rejeter l’autorité morale des deux premiers genres. Il est tout aussi clair que tout homme, anarchiste ou non, peut accepter, peut admettre l’autorité du troisième genre. Cette dernière est la seule admise par les anarchistes. Il est à regretter que cette sorte d’influence soit exprimée par le même terme — « autorité » — que les phénomènes abjects dont nous venons de parler, et qui, au fond, n’ont rien de commun avec la véritable, la positive influence morale.

Prenons quelques exemples afin de préciser.

L’autorité du père ou, généralement, des parents (autorité dite « paternelle » ou « naturelle »), peut se baser sur la contrainte, sur la force physique, sur la peur. Une telle sorte d’autorité est une lourde faute. Elle est simplement écoeurante. Elle ne donne pas de résultats véritables, durables. Elle n’agit que superficiellement, momentanément. Au fond, ce n’est pas une autorité morale, mais physique et amorale. Elle doit être sévèrement condamnée. Au contraire, une véritable autorité morale exercée par des parents intelligents, consciencieux et conscients de leur tache éducative, est non seulement acceptable, mais indispensable.

La même chose peut être dite de l’autorité morale exercés sur les enfants, sur les élèves, par les éducateurs et les professeurs dans les écoles et ailleurs. En matière d’éducation, la seule autorité admise et même indispensable, est celle, purement et véritablement morale, d’un éducateur conscient de sa tache délicate et sachant appliquer dûment l’arme de l’autorité. La libre influence, la persuasion, le bon exemple, le raisonnement sérieux, une réprimande raisonnable et affectueuse, tels sont les moyens acceptables de cette autorité.

L’autorité dite « maritale », est une loi (ou une coutume) stupide, d’après laquelle le « mari » est appelé à exercer une autorité ( ?) sur sa « femme ». Loi ou coutume vieillie, mais qui, hélas !, trouve encore pas mal d’adeptes dans la vie quotidienne. Un mari qui frappe sa femme en exerçant ainsi sur elle son autorité « morale », est loin d’être une rareté dans les pays les plus civilisés. C’est une honte qui doit être condamnée. La seule « autorité » qui puisse être admise entre homme et femme vivant ensemble, comme du reste entre tous les humains en général, est une influence morale qui peut être exercée réciproquement et également par l’un et l’autre. D’ailleurs, la stupidité de l’« autorité maritale » tient à l’absurdité générale du « mariage ».

Arrêtons-nous succinctement à quelques autres genres d’autorité morale, énumérés au début de la présente étude.L’autorité de la chose jugée, de même que toutes sortes d’influences ayant pour base l’ignorance, la faiblesse de la volonté, le non-désir de réfléchir indépendamment, librement, sont des phénomènes négatifs et condamnables. Un homme sain d’esprit ne doit rien accepter à la légère, sans vérification personnelle, sans raisonnement. Il n’y a rien de plus écoeurant que de voir un homme accepter et affirmer une chose parce qu’« on le dit », parce que « tout le monde le fait », parce qu’un tel l’affirme, etc... Ce n’est que la propre conscience, un raisonnement personnel, indépendant, approfondi, une conviction acquise dans son for intérieur, indépendamment des jugements et des paroles des autres, qui doivent être « autorité » pour l’homme.

Sous l’autorité des mots on comprend l’influence qu’exercent sur nous de simples paroles, sans que nous réfléchissions à leur véritable sens. La mauvaise habitude de parler, de raisonner, même de penser avec des mots, souvent vides de tout sens, est très répandue à notre époque. Il faut tâcher de s’en défaire, d’analyser les mots et les notions qu’ils expriment, de ne se servir que de paroles sensées, précises, de ne jamais tomber sous l’influence des mots. Quant aux soi-disant autorités dans le domaine de la Science, de l’Art, de la Pensée, etc., on peut les accepter dans une certaine mesure, avec une certaine réserve. Il ne faut jamais ni se dépêcher de reconnaître les « autorités » facilement fabriquées par la foule ou sciemment lancées par les milieux bourgeois, ni imiter en esclave ou accepter sans critique celles reconnues en toute justice. Il faut toujours scruter, vérifier, analyser, réfléchir soi-même ; il faut savoir garder l’indépendance entière de son propre jugement ; il faut créer personnellement, librement ; bref, il ne faut se soumettre, se plier à aucune autorité, quelle qu’elle soit. Ce n’est qu’une certaine influence d’un savant, penseur ou artiste réellement puissant et valeureux, influence libre, sciemment acceptée dans une mesure raisonnable, qui peut être précieuse, utile et profitable.

Pour conclure ; disons quelques mots sur la réflexion citée plus haut : notamment, que dans aucune société, même la plus libre, on ne pourrait se passer d’une certaine autorité exercée par les plus forts, les mieux doués, les plus intelligents, etc. Dans les usines, dans Ies ateliers, dans les administrations les plus librement organisées, — dit-on, — il y aura toujours des chefs, des individus qui, sachant faire mieux, exerceront une certaine contrainte, une autorité. Il y aura toujours des gens qui dirigeront, qui guideront, qui organiseront, qui commanderont, qui diront : il faut faire ceci, il faut faire cela, tu feras ainsi, etc. L’élément de la contrainte ne pourra donc jamais disparaître totalement.

Un tel raisonnement démontré une fois de plus l’incapacité de voir à l’avance l’ambiance entière d’un travail libre, d’une action vive, indépendante, fraternelle. Il va de soi que dans toutes les branches de l’activité humaine, il y aura des hommes plus capables, plus intelligents, en un mot plus forts que les autres. Mais dans un travail, dans une activité en camarades, dans une société normale, cette supériorité naturelle sera acceptée par tous comme une chose donnée, entendue, légitime. L’autorité des uns sur les autres sera une autorité purement morale, autorité du métier et de la compétence, autorité momentanée, qui ne s’exercera qu’à l’instant même de l’action, du labeur en marche.

Cette autorité sera librement acceptée, comme saine et utile, en pleine connaissance de cause, par tous ceux qui, dans cette branche, ne possèdent pas les mêmes aptitudes. Ce sera l’autorité d’un camarade plus expérimenté, plus habile, plus intelligent dans ce domaine. Jamais, dans une telle société, le plus : fort n’aura la moindre idée de gouverner, de devenir un chef, de subjuguer, etc. Jamais non plus, les plus faibles ne se considèreront comme des sujets, des esclaves, des gouvernés. Cette autorité s’exercera d’un commun accord, à force de reconnaître son utilité, sa nécessité. Cette autorité, exercée dans un milieu sain, au moment et à l’occasion d’un travail vif, agréable, conscient, fraternel, libre, ne pourra jamais blesser personne. Elle n’a rien à voir avec l’autorité malfaisante de nos chefs et contremaîtres. C’est d’une façon naturelle,pendant le travail commun, que certains hommes se montreront plus capables et prendront de ce fait, et de façon également naturelle, les fonctions d’organisateurs du travail, etc. Et puis, les hommes qui seront peu capables dans un métier quelconque, auront eux-mêmes des aptitudes au-dessus des moyennes dans une autre branche d’activité. Celui qui ne réussit pas, qui doit être guidé aujourd’hui (de son plein gré), réussira demain ; celui qui ne fait pas grand’chose ici, accomplira des merveilles là. En tout cas, il s’agira alors non pas d’une contrainte, mais d’une libre entente ; non pas d’une autorité brutale, mais d’une influence normale, variée et réciproque, des uns sur les autres.

On nous dira, peut-être, que, au commencement, en tous cas, certains restes de l’Autorité seront inévitables. Nous ne disons pas le contraire. Ce que nous affirmons, c’est qu’il faut, dès l’origine, lutter activement contre ces restes, au lieu de les accepter ; qu’il faut commencer à marcher tout de suite dans la direction voulue et désirable. La nouvelle ambiance sociale ne fera que favoriser considérablement cette lutte et cette marche, dès le début.

Une influence naturelle, librement acceptée, une autorité purement morale, dans le véritable sens du mot, exercée d’un commun accord, dans un but concret, dans une ambiance de camaraderie générale, autorité basée sur une supériorité ou une expérience reconnues par tous, autorité utile, indispensable pour le succès de la tâche et pratiquée dans l’intérêt de tous, de façon désintéressée, amicale, fraternelle, — telle est la seule Autorité acceptable, non seulement pour un anarchiste, mais pour tout homme libre et digne. Cette autorité-là, nous la désirons même en toute tranquillité, nous l’admettons, nous la prévoyons, nous l’attendons, en toute connaissance de cause.

Voline

AVATAR

n. m.

Avatar est le nom donné, dans l’Inde, aux incantations d’un dieu, surtout à celles de Vichnou. Par analogie, le mot avatar en est venu à désigner une transformation, une métamorphose. Ex : Les avatars d’un homme politique.

Comme l’apostasie, l’avatar est une chose très courante en politique ; quel politicien n’a pas eu ses avatars ? Il suffit, en général, pour les provoquer, d’un manque d’argent, d’une chute de ministère ou d’un poste rémunérateur à obtenir. Ce sont là, en effet, des contingences qui ne sauraient laisser indifférent un politicien, et qui ajoute régulièrement un avatar de plus à son actif. Les anarchistes n’admettent pas les avatars en matière de politique, et savent les châtier à l’occasion. ( Se reporter à apostasie.)

AVORTEMENT

La plupart des nations dites civilisées considèrent et punissent comme un crime, l’avortement non spontané, et la médecine légale le définit :

« L’expulsion prématurée et violemment provoquée du produit de la conception, indépendamment de toutes les circonstances d’âge, de viabilité et même de formation régulière du fœtus. » (Tardieu)

Une législation spéciale s’efforce de le réprimer.

En France, la loi du 31 juillet 1920 châtie la simple provocation « au » crime d’avortement d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de cent à trois mille francs. L’article I spécifie les divers modes de provocation :

« discours proférés dans les lieux ou réunions publics ; vente, mise en vente ou offre même non publique, exposition, affichage, distribution sur la voie ou dans les lieux publics, distribution à domicile, remise sous bande ou sous enveloppe fermée ou non fermée à la poste ou à tout autre agent de distribution, de livres, d’écrits, d’imprimés, d’annonces, d’affiches, dessins et emblèmes ; publicité de cabinets médicaux ou soi-disant médicaux. »

Contre la provocation « de » l’avortement, l’ancien article 317 du Code Pénal n’a pas paru assez efficace. Il déférait les accusés à la Cour d’Assises. Les jurés, cependant triés sur le volet par une commission de conseillers généraux et de juges de paix dirigée par le président du Tribunal Civil, ces jurés délégués par la bourgeoisie acquittaient parfois et accordaient souvent les circonstances atténuantes. Ce scandale d’indulgence, de faiblesse devint intolérable. Aussi les pouvoirs publics cessèrent-ils de soumettre cet ordre de délits à une juridiction entachée d’éventuelle humanité pour en confier l’inexorable répression aux juges correctionnels, professionnels inaccessibles à la pitié. La loi du 29 mars 1923 en décide ainsi et fixe les pénalités :

« Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violence ou par tout autre moyen, aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte, soit qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de cinq cents francs à dix mille francs. Sera punie d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de cent francs à deux mille francs, la femme qui se sera procurée l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement s’en est suivi ».

Pour justifier ces rigueurs, le législateur affirme que, tout d’abord et surtout, l’avortement provoqué constitue un assassinat ou « attentat, de dessein formé, à la vie de quelqu’un ». un meurtre ou « homicide commis avec violence » (« Dictionnaire de l’Académie Française », 1879). Cette thèse reconnaît dans un fœtus, quel que soit son âge, une personne, homme ou femme, douée d’une vie propre et absolument distincte, indépendante de celle de la mère. En tant que personne particulière, être à la fois matériel et spirituel, le fœtus possède un droit naturel, imprescriptible à l’existence. Il jouit même de la personnalité civile, du droit légal de propriété, puisqu’il transmet à l’enfant posthume, le pouvoir d’hériter des biens de son père. C’est pourquoi, devant la nature comme devant la société, la suppression violente, pendant la vie intra-utérine, au produit de la conception, présente le même caractère criminel que l’infanticide, le meurtre du nouveau-né.

La doctrine ne se montra pas toujours aussi intransigeante ni aussi extensive. Dans la Grèce ancienne, l’avortement n’était considéré comme criminel que durant la deuxième période de la gestation. La théologie catholique établissait aussi une distinction analogue entre le fœtus non animé et le fœtus animé ; dans le premier cas, la suppression de part entraînait une simple amende, dans le second cas, la peine de mort. Mais la difficulté résidait dans la détermination exacte de l’époque où l’embryon entrait en possession de son âme. Quelques pères de l’Église opinaient pour le quarantième jour, d’autres pour le soixantième, d’autres pour le quatre-vingt-dixième. La question resta en suspens, faute sans doute, de moyens de contrôle de l’entrée en scène de ce principe immatériel.

Pour les successions, testaments, donations, la jurisprudence fixe la viabilité légale au cent-quatre-vingtième jour après le dernier rapport sexuel. Mais ce terme ne coïncide pas avec la viabilité physiologique, médicale, ou « aptitude à vivre de la vie extra-utérine ». En réalité, le produit de la conception prend vie seulement à l’instant où, venant à quitter les flancs de la mère, il peut accomplir, par ses propres forces, les diverses fonctions nécessaires à l’entretien de son être : respiration, digestion, nutrition. Et ce moment se trouve à la fin du septième mois de la grossesse. Mais combien précaire le sort des prématurés, nés avant terme ! La plupart succombent immédiatement à la faiblesse congénitale causée par l’insuffisance de leur développement organique. Les autres ne survivent qu’au prix de minutieuses précautions : mise en couveuse, pour pallier au défaut de calorification naturelle ; gavage à la sonde, pour remédier à l’impossibilité de la succion et de la déglutition spontanées. Qu’il y a loin de cette débile fausse couche à la moins brillante des naissances à terme !

En fait, après les plus subtiles et les plus amples discussions byzantines, scolastiques, académiques, parlementaires sur la monstruosité du crime d’avortement, le législateur ne put aller contre l’évidence et assimiler, dans la répression, l’interruption volontaire de la grossesse et l’infanticide. Il adopta l’opinion ainsi exprimée par d’Agnesseau : « L’infanticide fait mourir un homme déjà formé, l’avortement l’empêche de se former ; le premier est un véritable homicide, le second un infanticide anticipé. La destruction de l’existence obscure de l’être encore inconnu que la femme porte dans son sein n’implique pas au même degré que l’infanticide, la perversion des sentiments naturels ; et du reste, il n’est pas certain que même sans l’avortement, le produit de la conception serait arrivé à terme (cité dans l’article « Avortement ». « Grande Encyclopédie ») ». Aussi la loi punit-elle l’avortement de trois à cinq ans de prison et l’infanticide des travaux forcés à perpétuité. Cette énorme disproportion de châtiment entre deux délits affirmés a priori identiques, prouve bien la fragilité, aux yeux mêmes de ses promoteurs, de la thèse de l’avortement-assassinat.

En second lieu, et au fond, beaucoup plus que l’attentat à une hypothétique personne, la loi spéciale entend frapper l’atteinte portée à la société par la diminution de la natalité. On connaît l’antienne chère aux gouvernements de toutes formes : il faut des enfants, beaucoup d’enfants pour défendre la patrie contre les attaques des ennemis héréditaires ; pour assurer la suprématie de son incomparable génie ; pour imposer aux tribus de primitifs les bienfaits d’une civilisation supérieure. Plus les cadavres joncheront en foule les champs de bataille, plus la nation victorieuse grandira en gloire et en beauté ! Durant la guerre récente, la société bourgeoise imita allègrement l’exemple d’Ugolin le Pratique, et immola sans compter le meilleur de ses peuples afin d’assurer sa propre conservation. Pour rétablir ses effectifs décimés, elle veut, par la force, imposer la gestation ininterrompue aux flancs fécondés à leur ou contre leur gré et d’où sortiront au terme fatidique chair à canon, chair à travail, chair à plaisir.

Mais alors, devant l’urgente nécessité de la repopulation, elle devrait aller aux conséquences extrêmes de ses conceptions, exiger que nulle semence ne se perde. Car si chaque ovule féminin véhiculé par la menstruation ne rencontre pas, à point nommé et après un rapprochement intégral, le spermatozoïde issu de l’organisme masculin, il se produit une soustraction coupable à la fonction reproductrice, une véritable fausse couche avant la lettre. La lutte contre les avortements de toute nature ne saurait être efficace que le jour où l’on aura décrété : le coït forcé dès la puberté ; le mariage obligatoire, sans exception pour aucune catégorie de citoyens ; la légalisation de la polygamie, entrée si avant dans les mœurs ; le contrôle officiel et direct des copulations pour la répression des fraudes conjugales. À ce moment seulement la classe dirigeante pourra prétendre sa dictature oppressive dictée par un souci sincère du bien public et non par le désir de manifester sa vaine autorité.

Il est compréhensible que les anarchistes, eux, n’aient cure de remplir les casernes, les usines ou les lupanars ; et on sait qu’au contraire ils souhaitent de toute leur âme et activent de tout leur pouvoir la disparition d’une société fondée sur l’iniquité, nourrie dans la haine, asservie par la force des armes et l’astuce des mensonges, pour faire triompher sur ses ruines la justice, la bonté et l’amour.

Une expérience ardente, puis une conviction réfléchie leur démontrent que nul bonheur ne l’emporte sur celui de procréer avec la femme aimée une belle et vigoureuse postérité. Les meilleurs brûlent de se survivre et de transmettre leur flamme libertaire à une génération rénovée par le savoir et la sagesse. Mais, à l’instar des éleveurs intelligents, ils entendent procéder par judicieuse et rigoureuse sélection ; éviter la fécondation si l’un ou l’autre des géniteurs ne se trouve pas en bonne forme physique ou intellectuelle ; la remettre au moment propice après une cure adéquate ; choisir l’époque de la conception en vue de la naissance en saison favorable ; s’abstenir d’augmenter la famille dans les temps de difficultés pécuniaires ; ne pas imposer à la compagne une maternité non désirée ; en résumé n’avoir d’enfant qu’après entente préalable et décision mûrement réfléchie. L’anarchiste ne se conçoit qu’hygiéniste : il pratique la prophylaxie et non le traitement, la prévention et non la répression ; il ne provoque pas d’avortement parce qu’il n’inflige pas de grossesse inopportune.

Dépourvue de toute signification morale, l’interruption forcée de la gestation présente pour la femme des risques graves : la maladie souvent, la mort quelquefois. Ces dangers démontrent, à l’encontre de la théorie officielle, combien la mère et le fœtus vivent dans une étroite dépendance réciproque, constituent une unité si intimement scellée que la séparation intempestive et brusque se trouve souvent nuisible à l’une, toujours fatale à l’autre. La fusion des deux organismes cède à la seule violence exercée dans la matrice.

En effet, contrairement à une opinion assez répandue, il n’existe pas de moyens de provoquer l’avortement sans intervention directe sur l’utérus ; il n’y a pas de substances qui, ingérées à quelque dose que ce soit, puissent reproduire le mécanisme de l’évacuation spontanée en déterminant des contractions utérines capables de décoller et d’expulser progressivement l’œuf. La rue, la sabine, le seigle ergoté, l’armoise, de réputation mondiale mais usurpée, n’ont jamais causé la moindre interruption de grossesse. L’affirmation contraire provient d’une erreur d’interprétation. Une femme voit ses règles s’arrêter, ingurgite une quantité plus ou moins abondante de l’un des ingrédients énumérés ci-dessus, obtient ainsi le retour des menstrues. Elle croit et affirme avoir fait une fausse couche. Était-elle bien enceinte ? Dans un autre cas, une personne possède, sans le savoir, un utérus inapte par sa nature particulière à mener à terme le produit de la conception. Dès le début d’une grossesse réelle, elle prend de la tisane de rue, expulse un embryon bien formé. De bonne foi, elle attribue le résultat au remède absorbé, sans se douter qu’une infusion de tilleul en eût fait autant dans un organisme en imminence d’avortement spontané. S’il suffisait d’avaler une drogue quelconque, toujours facile à se procurer, on n’aurait jamais besoin de pratiquer des manœuvres dans la matrice elle-même. Et le nombre des interventions dites criminelles atteste la faillite de la pharmacopée spéciale. Les déclarations, faites parfois à la justice par quelques inculpées, semblent infirmer cette thèse ; en réalité ces pseudo-aveux sont destinés à obtenir, pour la buveuse de tisanes, une indulgence refusée à la manipulatrice d’une sonde ou d’un crochet.

L’utérus gravide ne se laisse donc vider de son contenu que sous l’effort direct soit d’une violence exercée à l’instigation ou par la main d’un amant anxieux de réparer les conséquences de son égoïsme imprévoyant, soit d’une violence exercée par le médecin dans un but thérapeutique. Par les conditions même de sa réalisation, la première est le plus souvent aveugle, septique, dangereuse. L’amateur ou l’empirique se trouvent en général dépourvus de toute notion anatomique précise ; ignorent la situation exacte de la matrice à forcer ; utilisent des instruments de fortune, trop gros ou trop minces, trop pointus ou trop mousses ; les introduisent sans précaution suffisante ; les poussent dans une mauvaise direction ; déchirent les lèvres du col utérin ; provoquent une péritonite par perforation. D’autres fois, si la pénétration se fait par hasard correctement, l’instrument n’a pas subi la minutieuse stérilisation nécessaire ; manié avec une propreté relative dans un vagin mal désinfecté, il déclenche une infection puerpérale très grave, dont les conséquences ne peuvent être palliées que par un traitement chirurgical précoce et complet. Enfin, même l’opérateur heureux, après une pénétration correcte et facile, peut provoquer une hémorragie par évacuation incomplète de l’utérus, que des fragments de placenta maintiennent béant, saignant, ouvert à toutes les infections secondaires.

On pourrait objecter les aléas entraînés aussi par l’accouchement à terme, durant lequel peuvent se produire perforations, hémorragies, infections. Oui, c’est vrai ; mais les accidents arrivent, alors dans une bien moindre proportion. Ainsi une statistique relevée à la Clinique Baudelocque à Paris enregistre une mortalité de 6 p. 100 après l’avortement et de 3 p. 100 pendant et après l’accouchement. Et il faut noter que cette statistique comprend seulement les femmes ayant succombé à des complications post-abortives et non celles qui sont mortes pendant l’expulsion, le plus souvent en leur domicile.

Même pratiquée dans une clinique par un chirurgien avec les garanties de compétence professionnelle, de matériel approprié, d’asepsie rigoureuse, l’interruption de grossesse ne va pas sans danger pour la mère. Témoin, l’affaire Boisleux Lajarrige, qui défraya il y a quelques années, la chronique judiciaire parisienne : une jeune femme décéda des suites d’un avortement provoqué dans une maison de santé par deux médecins expérimentés. Toute intervention sur les organes génitaux féminins comporte des risques d’hémorragie, d’infection, d’embolie consécutive, que nul ne cherchera à encourir inutilement.

Dès lors, devant le problème de l’avortement, la position de l’anarchiste apparaît très nette : ne jamais se mettre dans le cas d’avoir besoin d’y recourir, s’abstenir d’occasionner une grossesse dont l’arrêt violent recèle de gros dangers. Par définition, l’anarchiste est un homme soucieux du bonheur d’autrui comme du sien : sinon, en quoi se distinguerait-il d’un vulgaire bourgeois prêt à sacrifier la santé et même la vie des autres pour la satisfaction de ses intérêts et de ses plaisirs ? Sous le prétexte de ne diminuer sa jouissance érotique ni d’une minute ni d’un spasme, il n’a pas le droit d’exposer l’être aimé à une fécondation inopportune, non désirée, aux suites si graves ; au contraire, il a le devoir de faire le nécessaire pour garantir à sa compagne, une absolue sécurité sexuelle.

La République Soviétique de Russie a reconnu le droit à l’avortement, en a codifié la pratique et l’a confiée aux médecins des hôpitaux et cliniques qui, dans chaque cas particulier, déterminent la légitimité de l’intervention, réclamée soit pour des motifs pathologiques, tuberculose latente révélée et activée par la grossesse, syphilis avérée d’un ou des deux parents, vomissements incoercibles, albuminurie grave ; soit pour des motifs moraux, fécondation après viol, abandon par le séducteur, veuvage et misère. Une telle législation présente le gros avantage de soustraire une catégorie de malheureuses victimes de l’homme à la maladresse des empiriques, des opérateurs improvisés, et de leur assurer une assistance professionnelle compétente. Elle n’offre aucune utilité pour les libertaires qui, s’ils se trompent parfois, ne violent, ne séduisent, ni n’abandonnent personne.

Reconnaissant le droit à l’avortement comme à l’auto-amputation ou au suicide, mais sachant les dangers d’une intervention même médicale, l’anarchiste n’y expose jamais sciemment sa compagne.

― Dr ELOSU.


BIBLIOGRAPHIE :

Dr Klotz-Forest : De l’avortement. Est-ce un crime ?

Dr Darricarrère : Le droit à l’avortement (roman). Dr J. Vidal : Le droit à l’avortement.

Drs Ribemont, Dessaigne et Lepage : Précis d’obstétrique.

Brouardel : L’avortement.

Médecine sociale (Tome XXXIII du « Traité de Pathologie médicale et de Thérapeutique appliquée ». Edit. Maloine). Article « Obstétricie sociale ». Dr Couvelaire.

AVIATION

n f. (du latin avis, oiseau)

Système de navigation aérienne, au moyen d’appareils plus lourds que l’air et imitant le vol des oiseaux.

Les hommes ont cherché depuis les temps les plus reculés, à voler comme le font les oiseaux, et les historiens grecs et latins nous rapportent les fabuleuses légendes de Dédale et d’Icare. Mais ces rêves n’ont pu être réalisés qu’au cours des deux ou trois dernières décades. Les premiers qui voulurent en faire l’expérience furent considérés comme des fous, des illusionnés, et la foule les tourna en dérision.

On peut diviser l’historique de l’aviation en trois périodes principales :

  1. La période s’étendant du début de la civilisation à 1890 ;

  2. De 1890 à 1905 ; 3° De 1905 à nos jours.

Première période.

Jusqu’au XIXe siècle, on ne cite que des projets d’appareils dus à l’imagination de poètes ou de rêveurs.

On attribue à Léonard de Vinci, l’idée de l’hélicoptère et du parachute. Quelques audacieux eurent, par la suite, le courage de se lancer dans le vide, mais se tuèrent ou furent victimes de graves blessures.

Nous devons mentionner les essais laborieux de Henson (1843), Wenham (1866), Tatin (1879). Malheureusement, les moyens mécaniques faisaient défaut. En 1846, on assiste à une première tentative d’essais expérimentaux sur le vol à voile. Ces essais dus au marin breton, Le Bris, ne furent pas poursuivis, faute de moyens, mais ils devaient être repris 50 ans plus tard, par l’allemand Lilienthal, qui en tira des enseignements qui furent à la base de l’aviation actuelle.

En 1871, Alphonse Penaud construisit un petit aéroplane de stabilité remarquable, et qui fut le premier appareil ayant pu s’envoler. Ses études furent primées par l’Académie des Sciences, en 1873. La mort prématurée de cet inventeur, survenue en 1876, arrêta les travaux en cours.

On était à cette époque, en possession :

  1. D’une théorie exacte de l’aéroplane, due à Alphonse Penaud ;

  2. D’une méthode expérimentale, due à Le Bris, dont Lilienthal s’inspirera et qui assurera le succès quand les moteurs auront réalisé un poids minimum pour une puissance donnée.

Deuxième période (1890–1905).

L’aviation s’oriente dans sa voie définitive.

Rappelons les essais de l’ingénieur Clément Ader, qui réussit, en 1891, un vol de 300 mètres, au plateau de Satory, sur son avion l’« Eole », actionné par un moteur à vapeur. C’est le premier qui se soit élevé de terre par ses propres moyens, sans appareil de lancement. En 1896, le professeur Langley, de Washington, qui avait publié un mémoire important d’aérodynamique, indiqua qu’il y avait à faire un apprentissage spécial du vol pour que l’homme puisse s’élever et se maintenir dans l’air. Partant de ce principe et des procédés employés par Le Bris, Lilienthal imagina une nouvelle méthode. Il construisit un planeur, qui, y compris son poids, ne dépassait pas 100 kilos et mesurait 15 mètres de surface, réalisant ainsi les mêmes proportions que chez l’oiseau.

Il utilisait de petites collines pour prendre son vol et guidait et modifiait l’inclinaison de son appareil par ses jambes restées libres.

Il réussit à voler sur un parcours de 300 mètres. Malheureusement, il se brisa les reins, en 1896.

Un peu plus tard, les frères Wright découvrirent le secret du vol mécanique, après de nombreux essais de vol sans moteur. En 1903, ils réussirent, avec un appareil de 50 mètres carrés et un moteur de 22 HP, à voler près d’une minute. Les essais se continuèrent en progressant, jusqu’en 1908.

Troisième période.

Pendant que les frères Wright travaillaient en secret, le capitaine Ferber, en France, cherchait à réaliser un appareil stable. Il réussit, en 1908, à survoler le champ d’Issy-les-Moulineaux. Ferber périt au cours d’une expérience.

Nous devons mentionner également les essais de Santos-Dumont, célèbre par ses tentatives de dirigeabiIité des ballons. Il réussit, en 1906, à Bagatelle, un vol de 220 mètres. Citons aussi Archdeacon, Farman, Esnault-Pelterie, puis Blériot, qui réussit, en 1909, sur un monoplan de son invention, la traversée de la Manche.

1908 fut l’année pendant laquelle fut faite la démonstration mondiale du vol mécanique.

1909, avec le concours de Reims, allait être l’apothéose et le couronnement des efforts des inventeurs.

Par la suite, les performances se multiplient. Citons le parcours de Paris Madrid, par Védrines ; Paris Rome, par Beaumont (1911) ; Paris Petrograd Stockholm Paris, par Brindejonc des Moulinais (1913).

Ces performances qui soulevaient l’enthousiasme des gens épris de progrès nous paraissent bien faibles à côté des résultats obtenus aujourd’hui.

Certes, l’aviation en est encore à la période de l’enfance, et il s’écoulera sans doute bien des années avant qu’elle devienne un moyen de locomotion courante ; il faut reconnaître cependant qu’elle a marché durant ces dix dernières années à pas de géants. La puissance des moteurs, s’est accrue considérablement. On est arrivé aujourd’hui, à des vitesses fantastiques, plus de 300 km à l’heure. Un aviateur a réussi à s’élever à plus de 12.000 mètres d’altitude. On est parvenu à faire le circuit de Paris Constantinople Moscou Copenhague Paris, en trois jours. L’aviateur espagnol Franco a atteint le Brésil en survolant l’Atlantique.

On expérimente depuis quelque temps des appareils légers, actionnés par des moteurs de faible puissance (25 C.V. environ), et auxquels on a donné le nom d’avionnettes.

Le but de ces recherches est de réduire la consommation en essence et en huile et de ne pas dépasser sensiblement le prix de revient kilométrique de l’automobile, tout en conservant des vitesses très supérieures. C’est sans doute la solution pratique de l’aviation pour l’avenir.

Les lignes aériennes s’étendent chaque jour dans le monde entier. Grâce aux aérobus, Paris est à 2 h. 1/2 de Londres et de Strasbourg, à 6 heures de Prague, à 9 heures de Varsovie. Le nombre des voyageurs et des correspondances transportés augmente sans cesse. L’aviation est entrée, enfin, dans la voie des réalisations pratiques. Pourquoi, faut-il que cette œuvre admirable soit mise au service de la guerre et destinée à massacrer des milliers d’innocents ?

Pendant la dernière tuerie, des centaines d’appareils survolaient les champs de bataille et les villes ouvertes pour y déverser des tonnes de mitraille. Ce merveilleux instrument de progrès qui, en supprimant les distances, devait servir à rapprocher les peuples fut consacré à les détruire avec plus de certitude et de précision. Dans les guerres coloniales, on en fait un usage quotidien et les aviateurs galonnés ― missionnaires d’un nouveau genre ― vont semer la terreur et la mort parmi des populations sans défense.

On peut dire que l’intérêt porté par l’État aux progrès de l’aviation est exclusivement un intérêt d’ordre militaire. On ne veut voir dans un nouvel appareil, que l’usage qui pourra en être fait par l’armée et les avantages que celle-ci pourra en tirer en cas de nouveaux conflits. C’est pourquoi elle appelle l’aviation la cinquième arme, et en escompte les meilleurs résultats.

Alors que nous considérons l’aviation comme un agent idéal d’internationalisme et de suppression des frontières, nos gouvernants ne voient en elle qu’un moyen plus sûr et plus rapide de vaincre l’ennemi en cas de nouvelle conflagration.

Espérons que ce monde corrompu disparaîtra avec toutes les forces d’oppression qui le dominent et que les progrès de la science ne seront plus destinés comme aujourd’hui ― à semer la ruine et la misère sur le globe, mais au contraire contribueront à embellir la vie de bien-être et d’harmonie vers laquelle tendent tous nos efforts.

AXIOME

n. m.

On appelle axiome l’énoncé d’une vérité élémentaire que son évidence dispense d’une démonstration d’ailleurs impossible. Il ne faut pas confondre l’axiome et l’aphorisme. L’aphorisme est une formule sentencieuse qui condense un résultat de l’expérience ou une conclusion de la sagesse.

Lorsque le physicien analyse ou décompose la matière, il arrive ou croit arriver à cet élément primordial qui ne peut plus être divisé ni scindé et qu’il appelle pour cette raison, l’atome.

L’axiome c’est l’atome, avec cette différence qu’il n’est pas le terme ultime de la déduction ; il en est au contraire le principe ; toute science part de lui ; il est le germe d’où sort l’arbre, quelque multiples qu’en soient les branches, quelque abondants qu’en soient les fruits.

On le prétend indiscutable. Il est indiscuté.

AXIOME PHILOSOPHIQUE.

Lorsque Descartes voulut édifier la certitude, il prit pour base de son échafaudage cette affirmation :

« Je pense donc je suis. »

De tout le reste, il avait fait « table rase ».

« Je pense donc je suis » n’est pas un axiome, puisque c’est déjà la résultante d’une déduction. La noblesse, la beauté littéraire de cette déclaration des droits de l’homme ont fait la célébrité classique de la formule, mais on a contesté au philosophe la justesse de ses prémisses. On a fait observer qu’il serait aussi vrai de dire : « Je mange, je marche, donc je suis ».

Cette critique serait exacte en même temps que malicieuse, si Descartes, dans cette équation, avait donné à « je pense » une amplitude qu’il n’a pas. La pensée dont il s’agit, n’est pas la pensée « organisée » et logicienne. Si diminuée, si faible ou si pauvre que soit son intelligence, un être perçoit une sensation ; il la rapporte à lui. Nous disons qu’il en a conscience. La jouissance n’étant, à son état rudimentaire, que l’absence ou la cessation de la souffrance, la première parole que pourrait prononcer l’homme sur lui-même, c’est « Je souffre donc je suis » ; la seconde : « Je jouis donc je suis. »

Dans le raisonnement de Descartes : « Je pense donc je suis » où donc est l’axiome ? C’est « je », c’est l’affirmation du moi.

L’homme proclame qu’il est un être, distinct de ce qu’il appelle le monde extérieur, distinct des autres hommes, distinct des choses, distinct de ce qui peut être retranché de lui sans que lui périsse. Il dit « mon bras, ma jambe », parce que, sans bras et sans jambes, il serait encore un être, un « moi », et il lui semble que si on lui arrachait le cœur, il garderait encore, dans ses derniers retranchements, sans pouvoir dire dans quels arcanes ignorés, une personnalité qui constituerait son individualité.

Nous verrons par la suite, quelles conséquences il faut tirer pour l’infaillibilité des axiomes, de ces données primitives. Quand on fait « table rase » il reste encore la table qu’on ne songe pas à démolir : l’exemple de Descartes est bien fait pour nous le prouver.

AXIOME ARITHMÉTIQUE.

La sagesse des nations la plus vulgaire et la plus courante traite de fou, par avance, l’homme qui entreprendrait de démontrer que deux et deux font quatre, ou, ce qui revient au même, que un et un font deux.

« Un et un font deux » a d’abord la valeur d’un renseignement grammatical ou de vocabulaire. En français, je dis « un » pour désigner la chose isolée, et je dis « deux » pour désigner la « paire » c’est-à-dire la réunion de deux choses identiques.

Une pomme et une pomme font deux pommes, même si la seconde est plus petite que la première ou d’une espèce différente. Je les juge l’une et l’autre identiques en ne considérant que leur nature de pomme.

Une pomme et une figue ne font ni deux pommes ni deux figues, mais font deux fruits ; je fais abstraction de leur forme, de leur saveur, de leurs qualités et de leurs propriétés différentes, et je les considère comme identiques, à titre de produits alimentaires naturels, fournis par l’évolution spontanée de la fleur.

L’axiome arithmétique combine avec l’axiome primordial « je » un corollaire, c’est : « tu ». Parce que je proclame que je suis moi, parce que je me déclare distinct de ce qui m’entoure, j’en conclus que ce qui m’entoure n’est pas moi. J’ai la perception d’un autre être, et j’ai, par mes sens, la notion que cet être est lui-même distinct du monde extérieur, moi compris. Il est « tu ». Il est identique à moi en ce sens qu’il est distinct, individuel par rapport à ce qui m’entoure et l’entoure.

Je suis « je » ; il est « tu ». Nous sommes deux. Nous pouvons nous réunir sans fusionner. Je puis dire « tu » à la plante, à la rivière, au rocher que leur cohésion propre et leur individualisme apparent me font considérer comme des êtres.

L’axiome arithmétique « un et un font deux » n’est que l’axiome philosophique transposé et complété : il proclame le « moi », il reconnaît le « toi ».

AXIOME GÉOMÉTRIQUE
§ 1. La ligne droite.

L’axiome géométrique est la notion de la ligne droite.

« La ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. »

Cette antique définition a vécu.

Elle était enfantine et inexacte ; elle oubliait de déterminer ce qu’il faut entendre par le plus court chemin. La ligne droite de Paris aux antipodes passe par le centre de la terre, mais ce n’est pas un chemin.

Le plus court chemin par terre et par mer est singulièrement sinueux. Il est courbe car il couvre la demi circonférence du globe à vol d’oiseau ; il est courbe car il est extérieur à une circonférence qu’il rencontre en deux points, au départ et à l’arrivée. Il serait une ligne brisée si l’envol était oblique et rectiligne, le vol plan, et si l’aviateur, pour atterrir, piquait vers le sol.

Les travaux d’Einstein ont vulgarisé la notion de la ligne géodésique et ont montré que la ligne courbe peut être le plus court chemin utile pour les astres en mouvement.

La géométrie s’est perfectionnée ; la ligne droite est maintenant « une ligne entièrement définie par la connaissance de deux de ses points »,

Que pense la logique de cette amélioration ?

La logique, si l’on ose parler en son nom, pense que le brouillard a changé de place et de couleur. Une ligne droite ne peut être définie entièrement par la connaissance de deux points que pour celui qui a déjà la notion de la ligne droite. Cette définition de la ligne droite forme un cercle, un cercle vicieux.

L’ancienne formule définissait l’espace par la marche progressive, en utilisant le mot « chemin ».

Ce n’est pas une querelle de dialectique que nous cherchons à la géométrie, mais une querelle d’axiome : nous recherchons si la notion de ligne droite peut être décomposée.

D’où nous vient la notion de ligne droite ? D’où nous vient cette croyance superstitieuse qu’elle est la norme régulière dont la nature, qui passait jadis pour avoir horreur du vide, ne s’écarte qu’avec ennui ?

La question a son importance, car cette ligne droite que nous prolongeons indéfiniment, nous mène à la conception de l’indéfini. Si nous posons l’index sur la tête d’une épingle, si nous considérons qu’un nombre infini de lignes peuvent passer par notre index en ce point, horizontales, obliques ou verticales, et que ces lignes peuvent se prolonger indéfiniment, nous arrivons à la notion de l’infini.

Nous écartons, bien entendu, la théorie philosophique d’après laquelle l’idée de l’infini serait une idée innée. Il n’y a pas plus d’idées innées, selon nous, qu’il n’y a jamais eu de génération spontanée.

L’idée de ligne droite ne nous est pas fournie par les exemples de la nature. Le ciel a l’apparence d’une voûte, l’horizon est circulaire, le nuage forme des volutes, l’oiseau qui vole dans les airs est circonflexe ; l’homme et l’animal n’érigent au dessus de la terre que des masses rondes étagées. Nous savons maintenant que la lumière est pesante : déviée par l’attraction ― si l’attraction existe, et si cette déviation n’est pas une orientation naturelle, ― elle ne nous arrive pas en ligne droite et la pierre qui tombe doit à la résistance de l’air combinée avec la translation et la rotation terrestres de ne pas suivre une ligne droite rigoureuse.

Les rares spécimens que nous pourrions trouver d’objets ou de mouvements rectilignes dans les champs de la nature, n’expliqueraient pas que nous ayons dégagé la ligne droite de l’ensemble, qu’elle soit la plus satisfaisante pour notre esprit, qu’il s’agisse de logique ou d’esthétique. Nous aimons les courbes régulières, celles qu’elle engendre : la circonférence, produite par le rayon tournant autour d’un point fixe, l’ellipse, produite par deux droites partant de deux foyers, la sphère et le cylindre, produits par la révolution d’un cercle sur son axe ou d’un rectangle sur son arête ; nos arabesques artistiques sont composées de courbes régulières associées en fragments successifs. On trouve, dans l’église de Brou, la plus délicate dentelle de pierre ; elle court le long des entablements ajourés ou se détache des arceaux en pendentifs. Cette floraison n’a rien de capricieux, elle se ramène à des courbes régulières qui se raccordent ou qui se coupent.

L’abstraction est une faculté qui nous permet d’éliminer dans la considération des objets, ce qui est négligeable.

Nous arrivons, par l’abstraction, à cette fiction qui s’appelle la ligne, car si nous raisonnons sur des barres, comme Pascal enfant, mais sur des barres matérielles, nous nous apercevons bientôt que leur épaisseur est sans importance pour la détermination de leurs rapports géométriques, et qu’il est avantageux de la considérer comme nulle.

L’algèbre, pour le même avantage, raisonne sur des signes, car la chair lui importe peu, le squelette lui suffit ; la règle est générale quelle que soit l’espèce ; la loi, vraie pour tous les nombres, s’établit sans considération d’aucun nombre précisé.

Des joueurs de football, chargés de trouver, dans la campagne, un emplacement favorable pour un match, reviennent et déclarent qu’ils ont découvert un terrain idéalement plan. Ils savent bien que ce champ clos a, pour le moins, les aspérités de la route terrestre et suit ; si peu que ce soit, la courbe du méridien ; mais cette inégalité insignifiante, et cette incurvation insensible peuvent être considérées comme inexistantes. L’abstraction les retranche.

Trop souvent, nous opérons ainsi lorsque, intellectuellement, nous construisons le monde ; l’erreur infinitésimale, inappréciable à l’origine, devient infinie à l’infini ; les premiers hommes qui regardaient la terre comme plate ont été abusés par une superstition : la ligne droite prolongée.

Faut-il donc croire que nous arrivons à la notion de la ligne droite par abstraction, en corrigeant la courbe ? Pourquoi serions-nous tentés de faire cette correction ?

Lorsque notre vision s’exerce, nous reportons devant nous l’image des choses qui se forme, renversée sur notre rétine. Dans cette opération géométrique, qui constitue le mécanisme de la vue, nous prenons sans doute la notion de la ligne médiane qui est l’axe de cette construction symétrique.

Pure hypothèse ; car nous n’avons qu’un mince droit de regard sur notre monde intérieur. Les philosophes, pour expliquer que nous ayons la conscience de notre être, ont inventé un sixième sens : le sens intime. Ce sens postiche usurpe sa place dans la série. Ce n’est qu’une fausse fenêtre sur l’inconnu. Ce n’est pas le dieu qui sort de la machine, c’est le dieu dans la machine, et sa voix sourde nous avertit mal de ce qui s’y trouve.

Quelle que soit la provenance de l’axiome géométrique, cet axiome, comme tous les autres, constate et traduit une sensation.

§ 2. La Perpendiculaire.

La géométrie, impuissante à définir la ligne droite, n’est pas moins gênée pour donner une définition de la perpendiculaire.

On lit, dans les anciens manuels, que la perpendiculaire est la direction du fil à plomb à la surface des eaux tranquilles. Que le plomb soit mal suspendu, le fil mal fixé, ou que l’expérimentateur se trompe sur le calme suffisant des eaux, la démonstration fait le plongeon, et l’empirique perpendiculaire peut, sans dommage, être abandonnée au musée des poissons.

Les traités plus récents nous montrent deux angles adjacents égaux et, en déduisent que leur côté commun est une perpendiculaire. C’est définir la perpendiculaire par sa propriété la plus apparente comme si l’on disait : le feu c’est ce qui brûle.

La notion de la perpendiculaire peut s’expliquer autrement.

La ligne médiane, qui ‘est l’axe de notre vision, est perpendiculaire à la ligne idéale sur laquelle nous replions, pour les reporter en avant de nous, les images que les objets forment au fond de notre œil.

Cette explication rentre dans l’hypothèse que nous avons énoncée au paragraphe précédent.

• • •

Quelle est la valeur des axiomes ?

Pour comparer une fois de plus l’entendement à une montre, ils sont ses roues intérieures, ils font marcher les aiguilles de la vie pratique.

Leur valeur absolue est fort contestable.

L’homme promène dans l’univers sa ligne droite. Elle traverse les cycles des astres, elle troue les dômes des espaces ; qui nous dit qu’elle ne soit pas factice comme ce que nous appelons le rayon lumineux ? La matière est discontinue.

L’homme dit : je suis un, je suis moi. Qui sait si, traversé par des effluves électriques, baigné dans des courants magnétiques non étudiés, non explorés, non connus, il ne se comporte pas comme un appareil de T. S. F. qui croirait vibrer librement et qui serait asservi à une énergie, à une pensée, à une force lointaines ?

Mais il y a plus.

Les axiomes, fondement de la science, sont en contradiction avec la science plus avancée.

L’axiome philosophique, l’axiome « je », la notion du « moi » suppose la comparaison de deux états successifs. J’affirme que j’existe parce que la sensation, une fois perçue et remplacée par une autre qui lui succède, je constate ma permanence. Une sensation passe et je reste.

L’axiome « je » comprend donc l’axiome « temps », L’axiome mathématique, l’axiome de la ligne droite suppose l’espace.

Or, le temps et l’espace ne semblent plus, à la science actuelle, que des fantômes. Le temps et l’espace n’auraient pas de réalité propre. Comme l’a fait observer un grand vulgarisateur scientifique, un des parrains français d’Einstein, le temps et l’espace sont des clous qui tombent avec les vieilles cloisons que la science démolit.

Il y aurait donc incompatibilité entre l’axiome et la réalité.

L’axiome ne serait qu’une tranche de pain dans le bissac de l’homme qui chemine à l’aventure en s’agitant beaucoup ; mais l’univers ne vit pas de ce pain-là.

Les savants sont des anarchistes inconscients.

AXIOMES MORAUX. ― AXIOMES SOCIAUX.

L’homme ne prend pas toujours le mot vérité dans le même sens. De ses premières ébauches intellectuelles, il dégage des principes qui correspondent aux conditions de son entendement, et des premiers essais par lesquels son activité s’exerce, d’autres principes qui lui semblent indispensables, pour le meilleur rendement de son action. Il dit uniformément de ces principes si dissemblables qu’ils sont vrais. Il est vrai que la ligne droite est mon plus court chemin pour me rendre d’un point à un autre, et il est vrai que, sur terre, pour me rendre d’un point à un autre, j’ai besoin de n’être ni arrêté ni tué par le voisin qui m’interdirait ou me disputerait le chemin.

Ces deux propositions sont également nécessaires, comme disent les mathématiciens ; elles s’imposent, l’une et l’autre, à la raison, qui adopte aussitôt l’une, et cède immédiatement à l’autre ; mais leur nécessité n’est pas du même ordre.

L’axiome se proclame et le dogme se promulgue ; l’axiome crée le mètre et le dogme le gendarme ; les axiomes demeurent, les dogmes finissent ; la nécessité des uns et des autres est inégalement relative ; expliquons-nous tout d’abord sur ce point.

L’axiome de la ligne droite, suppose, nous l’avons dit, l’espace, et n’a de valeur que par rapport à l’espace. L’axiome deux et deux font quatre, suppose le nombre et, par suite, le discernement de l’unité. Ces axiomes serviront, tant qu’il y aura des hommes, pour l’exigence de leur vie pratique, mais il est possible que l’esprit s’élève jusqu’à la conception d’un monde qui ne serait plus conditionné par les données de nos sens. Nous connaissons la lumière par l’excitation heureuse et vive qu’elle détermine dans l’appareil récepteur de notre œil, mais nous comprenons que la lumière ne peut être définie en elle-même par l’effet tout contingent que produit sa rencontre avec notre rétine. Les premiers humains ont appelé ciel le dôme fictif auquel semblent suspendus les astres visibles, mais le télescope a révélé ou le calcul a décelé des astres que notre regard n’atteignait pas ; l’idée rudimentaire du ciel s’est fondue au fur et à mesure que la voûte a grandi, et que le plafond s’est dissous. Cependant, pour nos besoins courants, et dans la limite du monde amblant, l’idée de ciel est demeurée commode. Nous disons qu’une tour s’élève vers le ciel, que l’étoile filante a traversé le ciel de Paris. La nécessité des axiomes se prolongera aussi longtemps que nos mains manieront des outils, ou que nos outils s’attaqueront à la matière. Pour les dogmes, il en est autrement. Leur valeur se modifie avec leur utilité. Ce sont des arbres de haute futaie, mais l’humanité défriche. Prenons un exemple entre tous ceux que pourrait suggérer l’analogie.

Le code civil, carrosse admirablement travaillé, mais démodé, et qui se transforme, nous porte encore. Les hommes qui l’ont construit, en utilisant le bois solide fourni par les coutumes, ont considéré que la fortune consistait principalement en immeubles et accessoirement en meubles. On les aurait fort étonnés en contestant ce principe proportionnel. Ils ignoraient les valeurs de Bourse ; ils connaissaient à peine les effets de commerce, et les traites de place en place leur semblaient le plus audacieux expédient de l’échange. L’économie financière a renversé les « idées admises ». Les idées admises ne sont, pour la plupart, que des postulats, indûment consacrés, et plus témérairement encore érigés en axiomes, quand leur simplicité et leur généralité le permet.

Sondons ces assises granitiques sur lesquels l’homme a édifié la société. Nous examinerons les articles majeurs du Credo social, car il y a un Credo social : il n’y a pas de Credo scientifique.

La philosophie a des écoles et ne connaît pas de chapelles ; nous procéderons à notre exploration avec le scrupule de la loyauté la plus entière et dans l’indépendance complète qui est assurée à notre pensée.

<center>• • •</center>

Dieu.

Les sociétés antiques, comme les sociétés modernes, montrent à la dissection un squelette symétriquement distribué, dont les ramifications sont insérées sur une arête centrale : l’ordre public. L’animal amphibie auquel appartient ce système intérieur a deux têtes : l’une qui s’est exagérément développée est tournée vers le temporel, et l’autre, qui s’est atrophiée, est dirigée vers le spirituel.

Dieu a gouverné et le prince a régné, puis Dieu a continué de régner tout en cessant de gouverner. Comment s’est formée la notion de Dieu ?

On appelle hasard la coïncidence ou l’identité de deux effets dont les causes n’ont pas été calculées pour produire cette coïncidence ou cette identité. Cette définition un peu géométrique va être éclaircie, aérée et vivifiée par quelques exemples.

Je passe devant un magasin : une enseigne tombe et me fracasse le bras. Voilà un hasard.

Ma présence à cet endroit n’a rien de miraculeux. C’est un fait qui est le résultat de plusieurs facteurs : la détermination que j’ai prise de sortir, l’allure à laquelle j’ai marché, le chemin que j’ai suivi.

La chute de l’enseigne n’a rien qui tienne du prodige. Elle est la conséquence rationnelle des causes qui l’ont amenée : l’humidité de l’air, les secousses successives du vent, le poids du panneau, la détérioration de sa planche, la rupture des clous corrodés.

Mais je n’ai point calculé l’heure de ma sortie ni la rapidité de mon pas, ni le dessin de mon itinéraire pour arriver en ce lieu à l’instant où l’événement imprévu allait s’y produire.

La densité du bois, la résistance des clous, l’action des intempéries n’ont pas été calculées pour réaliser la chute de l’enseigne au moment où ma présence me ferait recevoir le choc de l’objet effondré.

Mon accident est dû au hasard, au hasard par coïncidence.

J’installe par temps calme, devant une cible, à courte distance, un chevalet de tir dont l’étau maintient une carabine à répétition. La première balle fait mouche, la seconde également. Ce doublé n’a rien que de naturel et de prévu. L’appareil a été réglé pour le produire.

Je mets l’arme entre les mains d’un tireur. La première balle atteint la cible en un point quelconque. Je bande les yeux à mon sujet, je le fais aller, venir, tourner sur lui-même. Puis il épaule, et la seconde balle tirée double encore la première, en frappant la cible au même point.

Cette concordance des résultats, indépendante de tout calcul qui la réalise est due au hasard, au hasard par identité.

Il semble qu’inversement il y ait hasard, lorsque les causes ayant été calculées pour produire une coïncidence ou une identité de résultats, cette coïncidence et cette identité ne se produisent pas, un événement imprévu, né d’une autre cause, ayant traversé le projet et dérangé le calcul.

Il semble encore, dans le même ordre d’idées, qu’il y ait hasard, lorsque les causes ayant été calculées pour qu’une coïncidence ou une identité de résultats ne se produisent pas, cette coïncidence et cette identité se produisent pour la même raison.

J’ai calculé la marche de deux trains pour qu’ils se croisent à la même seconde dans une gare, mais une des locomotives a une avarie, les arrivées ne coïncident pas.

J’ai réglé deux horloges pour qu’elles sonnent ensemble le premier coup de midi, mais le balancier de l’une s’est allongé par suite d’un fléchissement de son support, l’égalité de mouvement qui doit réaliser la coïncidence des sonneries n’est pas obtenue.

Ne nous laissons pas tromper par une apparence : le hasard réside dans la coïncidence du résultat produit par l’accident survenu à la locomotive ou à l’horloge, avec le résultat produit par leur marche. Les deux résultats sont positifs et ont une conséquence négative : la non-réalisation de mon projet.

Enfin, examinons un dernier cas. Je me rends à quatre heures du soir, un jour ordinaire, rue Royale. Je suis certain d’y rencontrer des piétons et des voitures. Que j’y rencontre un passant déterminé ou la limousine d’un ami revenant de Versailles, c’est un hasard, s’il n’y a pas eu d’entente préalable entre ce passant ou cet ami et moi. Mais que je rencontre, dans cette voie si fréquentée, des inconnus, rien de plus naturel, et le hasard incroyable serait que la rue fût vide au moment où j’y arrive. Pourtant, tous les gens qui s’y trouvent auraient pu n’y pas venir, et la coïncidence de leur présence avec la mienne ne pas se produire. Cette coïncidence constitue donc bien un hasard. Mais la ligne qui joint la cause : ma sortie avec son résultat : ma présence rue Royale, va à la rencontre d’une infinité d’autres lignes, issues de causes innombrables et destinées à produire des résultats identiques, de telle sorte que mon résultat doit nécessairement coïncider avec un ou plusieurs de ces résultats.

Le hasard qui réside dans cette coïncidence produite par l’intersection de ma ligne avec une ligne quelconque est faible, infime ou voisin de zéro. Sa qualité, c’est-à-dire son utilité pour moi varie dans la même proportion.

Il y a, en effet, et on le voit par cet exemple, une qualité du hasard. Quand le résultat produit par la coïncidence ou l’identité constitue un événement favorable, heureux, inespéré, il prend le nom de chance.

Quand il constitue un événement défavorable, malheureux, qui défie toute prévision et survient en dehors de toute attente, on le désigne encore sous le nom de chance, mais dans la série des quantités négatives : chance adverse ou chance contraire.

Et si ce bonheur ou ce malheur, leur éclosion ou leur épanouissement sont remarquables, ils donnent naissance à la plus étrange des superstitions.

Le bénéficiaire ou la victime du hasard, sachant bien qu’il n’a pas calculé les causes et ne les a pas dosées en vue de leurs résultats d’où l’événement découle, s’imagine qu’une autre intelligence et une autre volonté les ont calculées, parce que le produit définitif de l’opération dont il profite ou dont il souffre lui semble « intelligent ».

C’est ainsi que les peuples polythéistes sont arrivés à la notion du « fatum » de « l’ananchè », puissance nébuleuse qui dominait les dieux eux-mêmes sans pouvoir troubler leur félicité éternelle, et sans les gêner sur la terre, quand il leur convenait d’y tenir un lit de justice ou d’y passer d’heureux moments.

La force des choses c’est l’ensemble des causes ignorées de nous mais non surnaturelles, et des effets qu’elles produisent.

Le fatum ou destin personnifie la force des choses. Il recèle en lui les causes inconnues de nous. Il passe pour leur avoir donné naissance ; il se voit attribuer leurs effets. Là est l’erreur ; les causes sont naturelles, leurs effets sont normaux. Appelons ligne virtuelle la ligne qui relie la cause à l’effet. Le fatum préside à l’intersection des lignes virtuelles qui échappent à notre connaissance avec celles que nous avons établies et calculées. Au point de rencontre, l’événement jaillit. Cet événement, suivant les cas, amplifie, diminue, ou empêche, en coupant le rameau, le résultat pour lequel nous avions étudié la cause et que nous appelions de nos vœux.

Les Romains étaient trop sensés et trop robustes, les Grecs trop agiles et trop déliés pour être fatalistes, au sens où les Orientaux l’entendent. Leurs dieux même étaient des ministres magnifiques et influents qui s’étaient distribué les portefeuilles de la nature. Jupiter, le président du Conseil, avait seul, grâce à la foudre, une autorité moins nominale.

Les peuples monothéistes ont incorporé le destin à l’être suprême. Ils ont imaginé le Dieu-Providence, et ont été conduits à une contradiction redoutable. Car, comment concilier la liberté de l’homme qui peut agir ou ne pas agir, qui peut créer ou non créer, avec la prévision de l’avenir qui suppose le problème par avance résolu ? La difficulté n’a pas été tranchée ; le paradoxe sacré a été promulgué comme un dogme ; quand la foi et la raison se combattent, elles se trouvent acculées au dilemme célèbre : se soumettre ou se démettre ; la raison se démet, la foi se soumet.

La théorie de la Providence est essentiellement hébraïque. Au début du monde, Dieu conversait avec Adam, il avertissait Noé, il marchait dans une nuée devant son peuple et divisait la Mer Rouge, il dictait à Moïse les sept commandements. Puis, retiré dans son sublime domaine, il se fit plus lointain, sans cesser d’étendre sa droite pour mettre un frein à la fureur des flots et pour arrêter les complots des méchants.

Le poète latin, dans des vers bien frappés, se demandait avec inquiétude si les Immortels se mêlaient de nos affaires.

Sœpe mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terras aut nullus inesset
Rector et incerto [tuerent morta lia casu.

Ce qui peut se traduire ainsi :

Mon esprit tut souvent tourmenté par un doute :
Les Dieux surveillent-ils la terre et ses destins,
Ou bien l’humanité, sans guide pour sa route,
Erre-t-elle, au hasard, ‘en lacets incertains ?

L’âme juive n’a jamais révoqué en doute l’intervention de l’Éternel :

« Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit. »

Mais peu à peu, le Dieu-Providence est descendu au rôle que lui assignent les théodicées modernes : Dieu statisticien et sismologue, qui prévoit le crime sans arrêter le poignard, la catastrophe sans consolider le terrain croulant, Dieu inspecteur qui nous regarde émietter notre pain de seigle, souffler dans nos doigts et chausser nos souliers.

<center>• • •</center>

La nécessité d’un Régent suprême n’aurait pas déterminé l’homme à découvrir ou à inventer Dieu, suivant le mot de Voltaire, si l’homme n’avait été contraint, pour s’expliquer sa propre existence et celle des créatures, de procéder à la recherche de la paternité.

Cicéron, dans un de ses plus beaux élans oratoires, tire d’une caverne un homme qu’il y suppose enfermé de naissance. Quand cet homme, dit-il, verra le soleil et la puissance qu’il a de faire le jour, quand, la nuit venue, il contemplera les astres, il ploiera le genou, et il proclamera qu’il y a des dieux.

La splendeur de cette éloquence et l’orthodoxie pieuse de ce pluriel déguisent assez mal la pauvreté de la preuve. L’homme de la caverne, s’il avait été tiré de son ermitage natal, aurait probablement souffert pour acclimater son visage dans l’air libre et pour accommoder ses yeux à la lumière. Il ne se serait pas demandé qui avait créé la clarté plus qu’il ne s’était déjà demandé qui avait fabriqué les ténèbres.

Ce qui frappe le plus l’homme, dans l’universalité des choses, c’est l’être organisé, l’individu ; et pourtant l’être, l’individu sont un accident dans la nature. Ils sont le nœud à la ficelle. Notre besoin de symétrie engendre cette harmonie que nous voulons voir régner dans l’ensemble qui contient le spécial et le particulier. La matière qui est compacte n’est pas continue comme nous convie à le croire la faiblesse de notre courte vue. La voie lactée est un essaim de mondes séparés par de prodigieux espaces. La pierre comme la chair, la matière insensible comme la matière vivante, sont composées de systèmes cosmiques : les électrons. tournant autour d’un centre. Quand nous brisons une barre d’acier, pourquoi les deux parties, à moins d’être refondues, restent-elles étrangères l’une à l’autre, quelque puisse être leur rapprochement ? Quel abîme s’est creusé entre les systèmes qui étaient dans la dépendance les uns des autres ?

Le système total lutte, pour parler au figuré, contre sa dissociation. Mais de tout corps, incessamment, s’éliminent des parcelles d’énergie qui, à la vitesse de la lumière, 200.000 kilomètres par seconde, fuient nous ne savons où. Tout corps inerte, tout corps vivant tendent à se dissocier, tendent à mourir. Les travaux d’un génie trop peu célèbre, M. Gustave Le Bon, nous ont initiés à la déperdition de la matière.

Tout dans le monde n’est que mouvement : le soleil qu’on enseignait jadis immobile, fuit à une vitesse vertigineuse, vers un point ignoré, il entraîne. Avec lui ses planètes. Un corps matériel n’est que l’agglomérat provisoire de particules organisées que leur cohésion retient dans l’esclavage, mais qui tendent à reprendre leur essor. Quelle loi respectent-elles en s’associant ? À quelle loi obéissent-elles en s’échappant ?

Einstein a ébranlé la statue de Newton. Ce sera sa gloire. Une pomme nous avait fait perdre le paradis terrestre, une pomme nous avait révélé le paradis céleste. Mais la loi de l’attraction a trouvé des sceptiques. Quelle serait cette force qui, constamment émise, immédiatement transmise pourrait agir à une pareille distance, d’un astre sur un autre et retenir le plus faible dans la sujétion du plus fort ? Il est bien probable que si la terre dégageait une force capable d’enchaîner la lune, nous aurions les pieds rivés à la surface de notre globe. L’avion ne pourrait s’élever.

Demandons-nous pourquoi autour d’un noyau l’électron, comme l’a dit avec tant de justesse Madame Curie. C’est le secret de l’horloge. Nous rechercherons ensuite si, comme le veut un vers classique, l’horloge est l’œuvre d’un horloger.

Les problèmes de la philosophie s’agitent devant l’insouciance et l’indifférence des foules. Un seul fait exception. Le déiste et l’athée s’affrontent, les yeux chargés d’éclairs. Le premier inquiète la sécurité du second qui craint une liquidation pénible à la Bourse des châtiments et des récompenses. Le second scandalise le premier auquel il semble reprocher d’abjurer la raison ; il alarme le candidat aux palmes éternelles.

Dieu existe-t-il ? Ce qu’on peut dire de mieux c’est que l’homme ne doit pas être le terme de l’intelligence qui doit se continuer au delà de lui par des échelons et jusqu’à des cimes qu’il est impossible à notre mentalité d’imaginer.

Les philosophes connaissent l’homunculus mis en scène par un des leurs. C’est un lilliputien imaginaire, que son inventeur suppose dénué d’épaisseur mais doué d’intelligence. Supposons que ce microbe pensant vive et réside dans le sang d’un mammifère. Il pourra étudier et connaître le grand courant circulatoire qui sera son Gulf Stream ; les parois des veines lui apparaîtront comme des voûtes célestes matérielles ; il se figurera qu’au delà de leur substance se continue un monde physiologique. Pourra-t-il jamais soupçonner qu’il est inclus dans un animal et qu’au delà de sa prison animée, il y a les champs, les villes et les constellations ?

Nous raisonnons trop, quand nous construisons l’univers, par amour et par dévotion pour la continuité. Si, comme Henri Poincaré en formulait un jour l’hypothèse, nous sommes, nous et les constellations que nous pouvons connaître, emprisonnés dans une bulle d’éther qui voyage, qu’en saurons-nous jamais ?

Nous ne connaissons même pas le mouvement absolu, nous ne connaissons que des mouvements relatifs, celui, par exemple, d’un train par rapport à un pilier supposé immobile, alors que ce pilier est entrainé par la translation terrestre. Nous connaissons le mouvement de la terre par rapport au soleil, mais le mouvement absolu de la terre, si le soleil se meut lui-même, malgré toutes les expériences et toutes les tentatives, rien n’a pu, rien ne peut le déceler.

Sans Dieu, plus de morale, disent les théoriciens de la vertu. Nous leur dirons au contraire que la morale s’abaisse, là où Dieu règne, et là surtout où un régime politique le fait gouverner. Si ce Dieu est réputé cruel, ses fanatiques s’empressent d’exercer des sévices en son nom. Ils se font les exécuteurs de son prétendu courroux. Si ce Dieu est supposé bénin, ses familiers le regardent avec complaisance. « Nous avons fait le mal, lui disent-ils, mais votre indulgence nous est acquise ; ne sommes-nous pas de vos amis ? »

On doit refuser, faute d’évidence, la qualité d’axiome à l’hypothèse « Dieu », et on peut, très honnêtement, n’attacher aucune importance au problème « Dieu ».

<center>• • •</center>

LA PROPRIÉTÉ, LA FAMILLE.

Les développements que comportent ces deux institutions trouveront leur place dans cet ouvrage sous les deux mots FAMILLE et PROPRIÉTÉ. Nous ne retenons ici l’un et l’autre de ces principes sociaux qu’à raison de leur prétendue nécessité. La propriété consacre le droit du plus fort : le conquérant ; il a pris, il garde. La famille consacre le droit du plus faible : l’enfant ; il est né, il doit vivre. La société est intéressée à la prospérité de ceux qui la composent, la développent et la défendent ; elle reconnaît et protège la propriété. La société est intéressée à la propagation de l’espèce ; trop égoïste pour élever l’enfant, elle le met en nourrice dans la famille ; elle le reprendra plus tard à son service.

La cité antique a sacrifié sans pitié l’intérêt particulier à l’intérêt général. La république romaine fut la plus intraitable conservatrice de la chose publique. Appuyée sur ses deux extrêmes : l’esclavage et l’aristocratie, elle unifiait sa puissance par la force qu’elle donnait à la cité et qu’elle prélevait sur le citoyen, par l’obéissance servile de l’homme libre à la loi. La loi, sans mansuétude mais sans caprice, se faisait couronner par les sénateurs et marchait entourée de licteurs. Le père avait sur ses enfants droit de vie et de mort ; l’épouse romaine n’avait pas d’obligation plus stricte que la fidélité, d’espoir plus grand ni plus consolant que la maternité. A l’époux procréateur insuffisant et convaincu d’insuffisance, se substituait légitimement un de ses proches. L’enfant, sous sa robe prétexte, appartenait au père, et, sous la toge virile, se devait à la république. Telle était la famille, dont le droit privé était dominé par le droit public dans l’intérêt du bien public.

Quant à la propriété, « Cuique Suum » : à chacun ce qui lui revient. Le créancier, dans les premiers âges de la loi, avait le droit de couper une livre de chair sur son débiteur insolvable ou récalcitrant. C’était la contrainte par corps la plus rudimentaire et la prestation en nature la plus vindicative à défaut de paiement.

L’équité, le droit individuel, le sacrifice au droit commun, c’est Rome tout entière, à son omnipotence attachée. L’antiquité est imaginative et non sentimentale. Le Christ a opéré une révolution en prêchant dans le monde l’amour du prochain.

Les civilisations qui se sont inspiré de la tradition hébraïque ont conçu la famille et la propriété comme étant de droit divin. La famille tire son origine en tant que principe social de la croyance au premier couple. C’est, Dieu qui a fondé la famille. Dieu a créé l’homme et la femme et, les ayant délaissés à découvrir l’amour, leur a dit cependant : « Croissez et multipliez. » Dieu, de même, ayant formé Adam, lui a donné un corps, et n’a pas omis d’ajouter au principal l’accessoire. Les animaux ont été soumis au premier homme, et le premier homme s’est trouvé avoir le droit de jouissance, à une exception près, sur les arbres, les fruits, et, dans la mesure où il pouvait les atteindre, sur tous les biens de la création. L’homme fonde la notion de la propriété sur la certitude qu’il a un corps et que ce corps lui appartient. Il a étendu très loin les conséquences de cet axiome possessif, auquel les Sociétés ont apporté un tempérament par les besognes auxquelles elles nous condamnent, et les corvées auxquelles elles nous astreignent. Mais la propriété d’Adam sur le monde est devenu un héritage ; les descendants du lointain ancêtre ont tous droit à sa succession, et nul précepte divin, nul principe humain ne sauraient autoriser ou sanctionner le partage inéquitable que nous voyons réalisé sous nos yeux.

La femme s’imagine qu’elle est la victime des institutions et des législations construites par la main de l’homme. La victime, c’est l’enfant ; il naît spolié. On ne peut réfuter Rousseau ni l’idée maîtresse de son « Contrat social ». Confiné dans la hutte de la famille, pour reproduire un mot récent, prononcé à la tribune de la Chambre, l’enfant commence la vie, sans l’avoir voulu, et ne reçoit même pas le secours social qui compenserait, par un bon gratuit de subsistance et d’instruction, la part en nature qui ne lui a pas été réservée dans les richesses. collectives du genre humain.

Quant à la famille, doit-on la considérer comme nécessaire ? Cette nécessité est-elle un axiome moral ou un axiome social ?

La Genèse ne s’est point demandé ce que le genre humain serait devenu si Adam et Ève, s’étant déplu, s’étaient tourné le dos, s’ils avaient pris des chemins divergents. Elle a tout au moins, compté sur cet instinct de sociabilité qui, dans les Edens récents comme dans les îles désertes, rapproche deux étrangers ou deux ennemis et les concilie contre le péril auquel les exposent l’indifférence ou l’inimitié de la nature. La Bible aurait été plus logique si elle avait fait surgir d’abord dans le monde la femme pour l’éclusage de la vie. L’ancien testament n’aurait pas été en peine d’expliquer la naissance de Caïn et d’Abel comme le nouveau testament celle de Jésus-Christ. Mais si l’homme avait été le succédané de la femme ou seulement son cadet, quelle atteinte au prestige du maître et à son autorité préétablie !

Coexistant et cohabitant, Adam et Ève furent un couple suffisant et nécessaire. Combien de couples pourraient en dire autant ? Le Code a réglé la procédure, ses publications et ses affiches comme si, dans une bourgade, eût existé un procès unique, qui eût occupé entièrement ses plaideurs, à la vue des tiers. Le Code a organisé le mariage pour des époux voués l’un à l’autre, occupés l’un par l’autre, et repoussant l’intervention des tiers ; qu’est devenue cette conception idéale ? L’agitation de la vie, les progrès du luxe et même ceux du chauffage ont fait disparaitre le foyer. Deux conjoints n’ont, de nos jours, dans les grandes villes, plus de maison. Ils dépensent en travaillant, chacun de son côté, des efforts indépendants qui ne sont pas toujours parallèles ; une trinité sainte : le père, la mère et l’enfant, est remplacée par une trilogie profane : le mari, la femme et l’amant. La famille n’a plus l’évidence d’un axiome, elle se réduit au mensonge d’une fiction. La ruche doit modifier sa cellule qui s’effrite, et, qu’il s’agisse de la propriété ou de la famille, nous n’avons pas, comme le disaient les hommes de la « Constituante » « un monde à refaire », nous avons le monde à refaire.

<center>• • •</center>

LE VRAI, LE BIEN, LE BEAU.

Il Y a, dans la mythologie, trois Grâces. Il y a, dans la philosophie, trois états de grâce : le vrai, le bien et le beau. La définition épinglée avec honneur dans les anthologies : « le beau est la splendeur du vrai » n’explique pas de quelle source lumineuse vient cette splendeur, et, ― la remarque en a été faite, ― on pourrait dire, avec non moins d’exactitude, que le beau est la splendeur du bien. Le bien, par lui-même, a déjà son éclat. Le vrai aussi, mais, comme la glace, un éclat sans chaleur.

Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous croyons la connaître absolument, indépendamment de ses apparences.

Nous disons qu’une chose est vraie, quand nous la jugeons conforme à ses apparences.

Enfin, nous disons qu’une chose est vraie quand nous l’estimons conforme à une autre chose que nous réputons vraie. Voilà pourquoi nous disons qu’une nouvelle est vraie, qu’une peinture est vraie, qu’une parole est vraie.

Nous accordons la priorité à la vérité mathématique, car les objets qu’elle se propose n’ont ni forme, ni couleur, ni matière, et sont par suite dénués de ces apparences qu’il faut percer pour connaître l’objet en soi.

Un ouvrier dit à son camarade : « Tu ne viens donc pas déjeuner ? » Le camarade regarde à l’horloge de l’usine et dit : « C’est vrai, il est midi. »

Il se borne à vérifier l’affirmation de l’ami par l’indication de la montre. Les deux sont conformes, et l’expérimentateur considère que le cadran consulté lui donne vraiment l’heure.

Supposons que cette horloge avance : peu importe au travailleur, puisqu’elle règle, pour les ouvriers de l’usine, les heures du travail.

Et, quand même l’horloge serait exacte, il n’est pas vrai qu’il soit absolument midi, puisque l’heure de midi, acceptée par l’usage, est déterminée d’après le temps moyen, et se trouve en discordance avec l’heure astronomique. Et quand même l’heure du temps moyen et l’heure du temps astronomique concorderaient, il serait midi pour les êtres liés à notre système planétaire, non pour les autres, dont l’existence est probable, mais qui vivent sous un autre régime que notre régime solaire.

C’est en ce sens, nous l’avons dit, que la vérité est relative. Nous n’avons besoin d’elle que dans la mesure où elle répond à un problème posé, et nous ne pouvons la pénétrer que dans la mesure où nos moyens nous permettent de la dégager des apparences qui répondent à la perception de l’objet par nos sens.

La vérité est comme une perle que pèle un praticien pour le compte d’un joaillier. Car on peut peler les perles, les dépouiller de leurs tuniques superposées. On le tente notamment lorsque un léger point noir déprécie le précieux fruit, lorsqu’on peut espérer que la tache est superficielle et que la perle gagnera en valeur, par son pur orient, ce qu’elle perdra en volume.

Nous nous arrêtons de peler quand le point noir a disparu et quand la certitude acquise nous suffit pour la solution cherchée. Si nous pelons plus avant, la perle s’évanouira sans que son âme nous apparaisse.

Toute vérité est donc contingente et nous ne pouvons nous flatter d’atteindre la vérité absolue, si elle existe indépendamment de tout. Que serait le mouvement en dehors du chemin parcouru, des points morts ou des points mobiles dépassés ?

Il est vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est à dire que tous les témoins qui, sur la côte, assistent à son déclin auront cette impression.

Il n’est pas vrai que le soleil se couche dans la mer. C’est-à-dire que nous traduisons mal une apparence réelle, en nous fiant à nos seuls yeux.

<center>• • •</center>

L’idée de bien implique une idée de sacrifice. Le bien consiste dans le sacrifice d’un intérêt personnel pour respecter le droit d’autrui ou pour le rétablir.

Donner vingt francs à un aveugle nécessiteux est bien. Car son infirmité attribue à ce pauvre hère le droit d’être secouru.

Donner vingt francs à un ivrogne qui veut boire n’est pas bien. Car cet homme qui cultive son vice n’a pas le droit de dilapider ce que le bienfaiteur retranche de sa dépense.

Il ne faut pas confondre l’idée de bien avec l’idée de correction ou de rectitude à moins que ces qualités ne supposent l’effort accompli, le défaut dominé, le prélèvement sur la ressource, le sacrifice du repos, du bien-être ou de l’inertie.

<center>• • •</center>

L’idée de beau implique l’idée de retranchement ou de sacrifice. Lorsque, pour composer un tout, les parties intégrantes sont sacrifiées ou se sacrifient, sont modérées ou se modèrent, dans une juste subordination des unes aux autres, pour donner à l’ensemble toute sa valeur utile, avec la plus grande rapidité d’achèvement et la plus grande simplicité de moyens ; l’œuvre est belle.

Le Panthéon est beau parce que ses assises et ses étages sont proportionnés au poids à supporter, parce que sa colonnade supprime, pour la rapidité avec laquelle le monument s’élance, des soutiens intermédiaires, et parce que les tranches superposées de l’édifice, au lieu de se développer pour elles-mêmes, dans toute l’ampleur qu’elles pourraient isolément recevoir se rapportent à l’œuvre qu’il s’agit de réaliser, s’astreignent et se restreignent à son service.

Le « Qu’il mourut », de Corneille, est beau, parce que, supprimant toute timidité de recherche, toute hésitation de courage, tout échelonnement de discussion, il va droit à la solution sublime qui contient l’héroïsme cumulé du père et du fils.

L’homme admet le vrai, approuve le bien, admire le beau.

Le vrai, le beau, le bien, trois relativités, trois contingences, les trois galons de l’idéal.

― Paul MOREL.