Titre: Mémoires d’un révolutionnaire
Auteur·e: Kropotkine Pierre
Sujet: Kropotkine
Date: 1898
Source: Consulté le 28 juin 2017 de fr.wikisource.org
Notes: Éditions Scala, 1898 (pp. 1-550). Traduit de l’anglais par Francis Leray et Alfred Martin et revu par l’auteur. Conforme à la première édition en français parue en 1898 sous le titre Autour d’une vie. Titre original : Memoirs of a Revolutionist.

Biographie

Né à Moscou en 1842 dans une famille aristocratique, Pierre Kropotkine entre enfant à l’école des Pages de Saint-Pétersbourg, institution destinée à former les cadres de l’armée russe. Devenu officier, il est envoyé sur sa demande en Sibérie, afin de pouvoir participer aux premières réformes libérales. C’est aussi l’occasion pour lui de mettre en pratique son savoir scientifique, et ce passionné de géologie explore les régions de l’Amour et de la Mandchourie, relevant combien la nature est victime des agissements des hommes. S’orientant de plus en plus vers la géographie humaine, il élabore ses premières théories sur l’organisation de l’espace et des ressources naturelles, préconisant l’usage des nouvelles techniques, comme l’électricité par exemple, pour améliorer la condition des déshérités, thèses qu’il résumera en 1899 dans son ouvrage Fields, factories and workshops.

En 1868, Kropotkine qui a démissionné de l’armée s’intéresse chaque jour davantage aux théories socialistes, et adhère en 1872 à l’Internationale Socialiste, dont il démissionne pour devenir anarchiste. Ses activités lui valent d’être arrêté et emprisonné en 1874 à Saint-Pétersbourg. Deux ans plus tard il parvient à s’évader et il se réfugie en Angleterre, puis en Suisse, et participe en 1879 au congrès de la Fédération Jurassienne de la Chaux-de-Fonds : fondateur du journal Le Révolté cette même année, il préconise le communisme anarchiste, dont le collectivisme n’est qu’une étape transitoire.

Inculpé dans le procès des anarchistes de Lyon en 1883, Kropotkine est condamné à cinq ans de prison, mais sur l’intervention de nombreux amis intellectuels et scientifiques français, sa peine est réduite à trois ans. Libéré en 1886, il quitte la France pour l’Angleterre où il vivra près de trente ans, sans cesser toutefois son militantisme socialiste, auquel il cherche toutefois à donner des formes nouvelles, conscient que l’opinion publique ne peut être convaincue par des attentats anarchistes, comme ceux qui ont eu lieu entre 1892 et 1894.

Parmi ses principaux ouvrages, on peut citer Paroles d’un révolté (1885), la Conquête du pain (1888), l’Entraide (1892), l’Anarchie, sa philosophie, son idéal (1896).

Ses Mémoires, publiés en 1898 en français, retracent l’itinéraire de ce fils d’aristocrate attaché aux valeurs anarchistes jusqu’à son installation en Angleterre en 1886. Il y restera jusqu’au printemps 1917, puis retrouvera Moscou, alors livrée aux remous révolutionnaires, et meurt en 1922.

Préface

Les autobiographies que nous devons aux grands hommes appartenaient autrefois à l’un des trois types suivants : « Voilà comment je m’éloignai du bon chemin, et voilà comment j’y revins. » (Saint Augustin) ; ou « Voyez combien je fus mauvais, mais qui oserait se croire meilleur ? » (Rousseau) ; ou « Voilà comment se développe lentement un génie favorisé par les circonstances. » (Gœthe). Dans tous ces genres de portraits l’auteur s’occupe donc surtout de lui-même.

Au dix-neuvième siècle les autobiographies des hommes éminents se ramenèrent plus souvent aux types suivants : « Voyez comme j’eus du talent, combien je fus attrayante et comme je recueillis l’estime et l’admiration de tous ! » (Johanne Louise Heiberg, Une Vie revécue dans le souvenir) ; ou bien : « J’avais beaucoup de talent, je méritais d’être aimé, et cependant je fus méconnu. Voyez quels durs combats j’ai dû livrer pour parvenir à la renommée. » (Hans Christian Andersen, Le Conte d’une Vie.) Dans ces deux genres de mémoires, l’auteur s’occupe donc avant tout de ce qu’ont pensé et dit de lui ses contemporains.

L’auteur de l’autobiographie que nous avons sous les yeux ne nous entretient point de ses talents, et par conséquent il ne nous dit pas les luttes qu’il eut à soutenir pour faire apprécier son mérite. Il se préoccupe encore moins des opinions que ses contemporains ont eues sur lui. Il ne dit pas un mot de ce que les autres ont pensé de lui.

Dans ce livre l’auteur ne se complaît pas à contempler sa propre image. Il n’est pas de ceux qui parlent volontiers d’eux-mêmes ; quand il le fait, c’est à contrecœur et avec une certaine timidité. Ici l’on ne trouvera pas de confession qui révèle l’homme intime, pas de sentimentalité, pas de cynisme. L’auteur ne parle ni de ses fautes, ni de ses vertus ; il ne se laisse aller avec le lecteur à aucune intimité vulgaire. Il ne dit point quand il est amoureux, et il parle si peu de ses relations avec le beau sexe qu’il omet même son mariage, et ce n’est qu’incidemment que nous apprenons qu’il est marié. Il est père, et un père très aimant, mais il trouve tout juste le temps de le dire une fois quand il résume rapidement ses seize dernières années.

Il est plus soucieux de nous donner la psychologie de ses contemporains que la sienne ; et l’on trouve dans son livre la psychologie de la Russie : de la Russie officielle et des masses populaires, de la Russie qui lutte pour le progrès et de la Russie réactionnaire. Il cherche plus à conter l’histoire de ses contemporains que la sienne ; et par conséquent le récit de sa vie renferme l’histoire de la Russie à son époque aussi bien que l’histoire de mouvement ouvrier en Europe pendant la dernière moitié du siècle. Quand il s’analyse lui-même nous voyons tout le monde extérieur se refléter en lui.

Cependant ce livre peut-être comparé à Dichtung und Wahrheit de Gœthe : l’auteur cherche à montrer comment s’est développé un esprit remarquable. Il peut l’être aussi aux Confessions de saint Augustin, car il est l’histoire d’une crise intérieure qui correspond à ce qu’autrefois on appelait une « conversion ». En effet, cette crise est le point où tout le livre converge.

En ce moment il n’y a que deux grands Russes qui pensent pour le peuple russe et dont la pensée appartient à l’humanité, Léon Tolstoï et Pierre Kropotkine. Tolstoï nous a souvent conté, sous une forme poétique, certaines périodes de sa vie. Kropotkine nous donne ici, pour la première fois, sans employer, lui, la forme poétique, un rapide aperçu de toute sa carrière.

Quelque radicalement différents que soient ces deux hommes, on peut tracer un parallèle de leurs vies et de leurs conceptions de la vie. Tolstoï est un artiste, Kropotkine est un homme de science ; mais il vint un moment dans la carrière de chacun d’eux où ils ne purent trouver ni l’un ni l’autre la paix dans la continuation de l’œuvre à laquelle ils avaient apporté de grandes qualités innées. Tolstoï fut amené par des considérations religieuses, Kropotkine par des considérations sociales, à abandonner les sentiers suivis par eux jusqu’alors.

Tous deux aiment l’humanité, et ils sont unanimes à condamner sévèrement l’indifférence, le manque de réflexion, la rudesse et la brutalité des classes supérieures, et ils se sentent également attirés vers la vie des opprimés et des maltraités. Tous les deux voient dans le monde plus de lâcheté que de stupidité. Tous deux sont idéalistes et tous deux ont un tempérament de réformateur. Tous deux sont des natures pacifiques, et Kropotkine est le plus pacifique des deux — bien que Tolstoï prêche toujours la paix et condamne ceux qui recourent à la force pour défendre leurs droits, tandis que Kropotkine justifie cet acte et entretient des relations amicales avec les terroristes. Le point sur lequel ils diffèrent le plus c’est leur attitude envers l’homme intelligent et instruit et envers la science en général. Tolstoï, dans sa passion religieuse, dédaigne et déprécie l’homme aussi bien que la chose, tandis que Kropotkine les tient en haute estime, bien qu’en même temps il condamne les hommes de science qui oublient le peuple et la misère des masses.

Bien des hommes et bien des femmes ont accompli une grande œuvre, sans avoir vécu une grande vie. Bien des gens sont intéressants, bien que leur vie puisse avoir été tout à fait insignifiante et banale. La vie de Kropotkine est à la fois grande et intéressante.

Dans ce volume, on trouvera combinés tous les éléments qui composent une vie des plus animées et des plus pleines, l’idylle et la tragédie, le drame et le roman.

Son enfance à Moscou et à la campagne, les portraits de sa mère, de ses sœurs et de ses maîtres, des vieux et fidèles serviteurs, les nombreux tableaux de la vie patriarcale, tout est si bien décrit que tous les cœurs seront touchés. Puis viennent des paysages, et l’histoire de l’amour extraordinairement intense qui unit les deux frères. Tout cela est de pure idylle.

Mais à côté, il y a malheureusement bien des larmes et bien des souffrances : la rudesse de la vie de famille, les traitements cruels infligés aux serfs, et l’étroitesse d’esprit et la dureté du cœur chez ceux qui exercent une si grande influence sur les destinées humaines.

Le récit est des plus variés ; il y a des catastrophes dramatiques : la vie à la cour et la vie en prison ; la vie dans la plus haute société russe, près des empereurs et des grands-ducs, et la vie dans la pauvreté, avec le prolétariat, à Londres et en Suisse. Il y a des changements de costume comme dans un drame, l’acteur principal ayant à se présenter pendant le jour en beaux habits au Palais d’hiver, et le soir vêtu en paysan pour prêcher la révolution dans les faubourgs. Et on trouve aussi l’élément sensationnel qui appartient au roman. Bien que nul ne puisse être plus simple dans le ton et dans le style que Kropotkine, il est des parties de son récit qui, par suite même de la nature même des événements qu’il a à relater, sont beaucoup plus saisissantes que tout ce qu’on trouve dans les romans dont le seul but est d’être sensationnels. Y a-t-il quelque chose d’un intérêt plus palpitant que le récit des préparatifs de l’évasion de la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul et de l’audacieuse exécution du plan ?

Peu d’hommes ont connu comme Kropotkine toutes les couches de la société pour y avoir vécu. Quels tableaux ! Voici Kropotkine enfant, les cheveux frisés, vêtu d’un travestissement, debout près de l’empereur Nicolas ; le voici page, courant après l’empereur Alexandre pour le protéger contre les dangers ; le voici dans une prison terrible, qui éconduit le grand-duc Nicolas, ou qui entend les paroles de jour en jour plus insensées d’un paysan qui, enfermé dans une cellule au-dessous de lui, perd peu à peu la raison.

Il a vécu la vie de l’aristocrate et celle de l’ouvrier ; il a été page de l’empereur et il a été un écrivain bien pauvre ; il a vécu la vie de l’étudiant, de l’officier, de l’homme de science, de l’explorateur de pays inconnus, de l’administrateur et du révolutionnaire banni. En exil il a dû parfois vivre de pain et de thé comme un paysan russe ; et il a été exposé à l’espionnage et aux tentatives d’assassinat comme un empereur de Russie.

Peu d’hommes ont un un champ d’expérience aussi vaste. De même que Kropotkine est capable, comme géologue, d’embrasser l’évolution préhistorique de milliers de siècles, de même aussi il a pu se rendre compte de l’évolution historique de son époque. A l’éducation littéraire et scientifique qu’on acquiert dans son cabinet de travail et à l’université - c’est-à-dire la connaissance des langues, les belles-lettres, la philosophie et les mathématiques supérieures — il ajoute de bonne heure cette éducation qu’on acquiert à l’atelier, au laboratoire et aux champs — les sciences naturelles, les sciences militaires, l’art de la fortification, le secret des procédés mécaniques et industriels. Ses connaissances sont universelles.

Combien cet esprit actif doit avoir souffert quand il fut réduit à l’inactivité de la prison. Quelle école de patience et de stoïcisme ! Kropotkine dit quelque part qu’à la base de toute organisation il doit y avoir une personnalité d’un haut développement moral. Cela s’applique à lui. La vie a fait de lui l’une des pierres angulaires du mouvement de l’avenir.

Il approche de la trentaine — âge décisif dans la vie d’un homme. De cœur et d’âme il est un homme de science ; il a fait une importante découverte scientifique. Il a trouvé que les cartes de l’Asie du Nord sont inexactes ; que non seulement les anciennes conceptions de la géographie de l’Asie sont fausses, mais aussi que les théories de Humbold sont en contradiction avec les faits. Pendant plus de deux ans il se plonge dans des recherches laborieuses. Puis, soudain, un beau jour, les vrais rapports des faits lui apparaissent comme un trait de lumière ; il comprend que les principales lignes de structure de l’Asie ne se dirigent pas du nord au sud, ni de l’ouest à l’est, mais du sud-ouest au nord-est. Il met sa découverte à l’épreuve, il l’applique à de nombreux faits isolés, — et tout la corrobore. C’est ainsi qu’il connut sous sa forme la plus noble et la plus pure la joie de la révélation scientifique et qu’il sentit combien cette joie élève l’âme.

Alors vient la crise. La pensée que ces joies ne peuvent être goûtées que par un tout petit nombre d’êtres le remplit de douleur. Il se demande s’il a le droit de jouir de son savoir tout seul, sans partage. Il sent qu’il y a un plus grand devoir à remplir — contribuer à porter à la masse du peuple la science déjà acquise, plutôt que de travailler à faire de nouvelles découvertes.

Quant à moi, je ne crois pas qu’il eût raison. Avec de telles idées, Pasteur n’aurait pas été le bienfaiteur de l’humanité qu’il a été. Après tout, dans la longue suite des âges, tout tourne au profit de la masse du peuple. Je crois qu’un homme fait tout ce qu’il peut pour le bien-être de tous, lorsqu’il produit pour tout le monde avec le plus d’activité possible ce qu’il est capable de produire. Mais cette idée fondamentale est la caractéristique de Kropotkine ; elle l’exprime tout entier.

Et cette conception l’entraîne plus loin. En Finlande, où il va faire une nouvelle découverte scientifique, car l’idée se présente à lui — c’était alors une hérésie — que dans les âges préhistoriques toute l’Europe septentrionale était ensevelie sous les glaces, il est si vivement touché de compassion pour les pauvres, pour les souffrants, qui souvent connaissant la faim et dont la vie est une véritable lutte pour l’existence, qu’il croit que son devoir le plus grand, son devoir absolu est de devenir pour la grande masse laborieuse et déshéritée un maître et un appui.

Bientôt après un nouveau monde s’ouvre devant lui — la vie des classes laborieuses — et il apprendra de ceux-là même qu’il voulait enseigner.

Cinq ou six ans plus tard se produit la seconde phase de la crise. Kropotkine est en Suisse, il avait abandonné le groupe des socialistes de l’État, par crainte d’un despotisme économique, par haine de la centralisation, par amour de la liberté de l’individu et de la commune.

Cependant ce n’est qu’après sa longue détention en Russie et lors de son second séjour parmi les ouvriers intelligents de la Suisse française que la conception, vague encore en lui, d’un nouvel état social, prend la forme plus distincte d’une fédération de sociétés coopérant à la façon des compagnies des chemins de fer ou des administrations des postes de différents pays. Il sait qu’il ne peut pas dicter à l’avenir la route qu’il aura à suivre ; il est convaincu que tout doit provenir de l’activité édificatrice de la masse, mais il compare, pour mieux se faire comprendre, le futur état social aux corporations et aux rapports mutuels qui existaient au moyen âge, et qui furent l’œuvre des classes inférieures. Il ne croit pas à la distinction entre dirigeants et dirigés ; mais je dois avouer que je suis assez vieux jeu pour me réjouir lorsque Kropotkine, par une légère inconséquence, dit quelque part, en faisant l’éloge d’un ami, qu’il était « né meneur d’hommes. »

L’auteur se déclare révolutionnaire, et cela à juste titre. Mais rarement il y a eu révolutionnaire si humain et si doux. Et on est tout étonné, lorsque, parlant de la possibilité d’un conflit armé avec la police suisse, se manifeste en lui l’instinct belliqueux qui existe en chacun de nous. Il ne peut dire alors avec certitude si lui et ses amis furent heureux ou déçus en voyant que le conflit n’avait pas eu lieu. Mais ce passage est unique dans son livre : il ne fut jamais un vengeur, mais toujours un martyr.

Il n’impose pas de sacrifices aux autres ; il les réserve pour lui. Toute sa vie il a agi ainsi, mais jamais les sacrifices ne semblent lui avoir coûté, tant il en fait peu de cas. Et avec toute cette énergie, il est si loin d’être vindicatif qu’à propos d’un répugnant docteur de sa prison il se contente de dire : « Moins on parlera de lui, mieux cela vaudra. »

C’est un révolutionnaire sans emphase et sans emblème. Il rit des serments et des cérémonies par lesquels se lient les conspirateurs dans les drames et les opéras. Cet homme est la simplicité en personne. Sous le rapport du caractère il peut soutenir la comparaison avec tous ceux qui ont lutté pour la liberté. Aucun n’a été plus que lui désintéressé, aucun n’a aimé l’humanité plus que lui.

Mais il ne permettrait point d’inscrire au frontispice de son livre tout le bien que je pense de lui, et si je lui faisais, je dépasserais les limites d’une préface raisonnable.

Georges Brandès.

PREMIÈRE PARTIE : MON ENFANCE

Chapitre premier

MOSCOU. — LE VIEUX QUARTIER DES ÉCUYERS. — PREMIER SOUVENIR. — LA FAMILLE KROPOTKINE. — MON PÈRE. — MA MÈRE.

Moscou est une ville à lente croissance historique, et ses différents quartiers ont merveilleusement conservé jusqu’à nos jours la physionomie dont les a revêtus la succession des siècles. Le district situé de l’autre côté de la Moskova, avec ses rues larges et somnolentes et ses maisons au toit bas, peintes en gris et monotones, dont les portes cochères restent nuit et jour soigneusement verrouillées, a toujours été l’asile des commerçants ; et c’est aussi l’asile des dissidents de la « Vieille Foi », à l’aspect austère, formaliste et despotique. La citadelle, le Kremlin, est toujours la forteresse de l’Église et de l’État ; et l’immense espace, qui s’étend en face, couvert de milliers de magasins et d’entrepôts, a été pendant des siècles la ruche active du commerce, et aujourd’hui encore c’est le centre d’un grand mouvement commercial qui s’étend sur toute la surface du vaste empire.

Pendant des siècles, c’est dans la rue de Tver et au Pont des Maréchaux que se sont groupés les magasins à la mode ; tandis que les quartiers des artisans, la Ploustchikha et la Dorogomilovka, ont conservé la physionomie même qui caractérisait leurs bruyantes populations du temps des tsars de Moscou. Chaque quartier est un petit monde à part ; chacun a sa physionomie propre et vit d’une vie distincte. Même les chemins de fer, lorsqu’ils firent irruption dans la vieille capitale, groupèrent à l’écart, en certains points des faubourgs, leurs dépôts, leurs ateliers, leurs lourds wagons et leurs machines.

Cependant, de toutes les parties de Moscou, aucune peut-être n’est plus typique que ce labyrinthe de rues et de ruelles tortueuses, propres et tranquilles, qui se trouve derrière le Kremlin, entre les deux grandes artères, l’Arbat et la Pretchistenka, et qu’on appelle encore le Vieux Quartiers des Écuyers, — la Staraïa Koniouchennaïa.

Il y a quelque cinquante ans, dans ce quartier vivait et s’éteignait lentement la vieille noblesse moscovite, dont les noms, avant l’époque de Pierre le Grand, sont si fréquemment cités dans les pages de l’histoire de la Russie, mais qui, par la suite, disparut pour faire place aux nouveaux venus, « aux hommes de toutes conditions », que le fondateur de l’État russe appelait aux fonctions publiques. Se voyant supplantés à la cour de Saint-Pétersbourg, ces nobles de vieille roche se retirèrent dans le Vieux Quartier des Écuyers, ou bien dans leurs pittoresques domaines des environs de la capitale, et ils regardaient avec une sorte de dédain mêlé de secrète jalousie cette foule bigarrée de familles qui venaient « on ne savait d’où », pour prendre possession des plus hautes charges du gouvernement dans la nouvelle capitale des bords de la Néva.

Dans leur jeunesse, la plupart avaient tenté la fortune au service de l’État, le plus souvent dans l’armée. Mais ils l’avaient bientôt quitté, pour une raison ou une autre, sans être parvenus à un rang élevé. Les plus heureux - et mon père fut de ceux-là - obtinrent dans leur ville natale une situation tranquille, presque honorifique, tandis que la plupart quittèrent simplement le service actif. Mais quel que fût le point du vaste empire où ils durent séjourner au cours de leur carrière, ils trouvaient toujours moyen de passer leur vieillesse dans une de leurs maisons du Vieux Quartier des Écuyers, à l’ombre de l’église où ils avaient été baptisés, et où l’on avait récité les dernières prières aux obsèques de leurs parents.

De nouveaux rameaux se détachaient des anciens troncs. Les uns se distinguaient plus ou moins en différents points de la Russie ; d’autres possédaient des maisons plus somptueuses, dans le style du jour, en d’autres quartiers de Moscou ou à Saint-Pétersbourg ; mais la branche qui continuait à résider dans le Vieux Quartier des Écuyers, près de l’église, verte, jaune, rose ou brune, liée aux anciennes traditions, était considérée comme la branche représentant réellement la famille, quelle que fût du reste sa place, dans l’arbre généalogique. Son chef, fidèle aux vieilles coutumes, était traité avec un grand respect, — il est vrai, légèrement nuancé d’ironie, — même par les jeunes représentants du même tronc, qui avaient quitté leur ville natale pour une plus brillante carrière à la Cour ou dans les Gardes à Saint-Pétersbourg. Pour eux, il personnifiait l’antiquité de la famille et ses traditions.

Dans ces rues tranquilles, loin du bruit et du mouvement du Moscou commercial, toutes les maisons se ressemblaient. Le plus souvent elles étaient en bois, recouvertes de toits de tôle d’un vert vif, revêtues de stuc à l’extérieur et ornées de colonnes et de portiques. Toutes étaient peintes de couleurs gaies. Presque toutes n’avaient qu’un étage, de sept à neuf larges fenêtres donnant sur la rue. Un second étage n’était admis que sur le derrière de la maison qui donnait sur une cour spacieuse, entourée de nombreux petits bâtiments servant de cuisines, d’écuries, de celliers, de remises et d’habitations pour les domestiques. Une large porte cochère s’ouvrait sur cette cour, et à l’entrée une plaque de cuivre portait ordinairement l’inscription : « Maison de M***, Lieutenant, ou Colonel et Commandeur » — Très rarement « Général-Major », ou quelque dignité civile équivalente. Se trouvait-il dans une de ces rues une maison plus luxueuse, ornée d’une grille de fer doré et d’un portail de fer, alors la plaque de cuivre de l’entrée portait certainement la mention : « Un tel, conseiller de commerce, ou Citoyen honoraire. » C’étaient les « intrus », ceux qui étaient venus « on ne sait d’où » s’établir dans ce quartier, et qui étaient rigoureusement ignorés de leurs voisins.

Aucun magasin ne pouvait s’installer dans ces rues nobiliaires. Tout au plus aurait-on pu trouver dans quelque petite maison de bois, propriété de l’église paroissiale, une minuscule boutique d’épicier ou de fruitier. Mais alors la guérite de l’agent de police se trouvait au coin, en face, et toute la journée on voyait le soldat, armé d’une hallebarde, restant sur son seuil et saluant de son arme inoffensive les officiers qui passaient. Puis, à la tombée de la nuit il disparaissait pour exercer dans sa guérite le métier de savetier ou bien préparer quelque tabac à priser spécial, patronné par les vieux domestiques du voisinage.

La vie s’écoulait calme et paisible — du moins en apparence — dans ce faubourg Saint-Germain moscovite. Le matin, on ne voyait personne dans les rues. Vers midi, les enfants apparaissaient sous la conduite de précepteurs français et de bonnes allemandes, qui allaient les promener sur les boulevards couverts de neige. Plus tard, on pouvait voir les dames dans leurs traîneaux à deux chevaux, avec, derrière, un valet debout sur une planche étroite fixée à l’extrémité des patins, ou encore, bien emmitouflées, assises dans une voiture démodée, immense et haute, suspendue sur des ressorts à forte courbure et traînée par quatre chevaux, avec un postillon devant et deux valets debout derrière. Le soir, la plupart des maisons étaient brillamment éclairées, et, les rideaux n’étant pas abaissés, le passant pouvait admirer les joueurs de cartes ou les valseurs dans les salons. Les « opinions » n’étaient pas en vogue alors, et nous étions encore loin de l’époque où dans chacune de ces maisons une lutte allait commencer entre « père et fils » - lutte qui d’ordinaire se terminait par une tragédie de famille ou une descente de police au milieu de la nuit. Il y a cinquante ans on ne pensait pas encore à ces choses-là ; tout était calme et paisible — du moins à la surface.

C’est dans ce Vieux Quartier des Écuyers que je naquis en 1842, et c’est là que j’ai passé les quinze premières années de ma vie. Notre père vendit, il est vrai la maison où notre mère était morte, il en acheta une autre qu’il revendit, puis nous passâmes plusieurs hivers dans des maisons prises en location, jusqu’à ce qu’il en trouvât une à son goût, à quelques pas de l’église où il avait été baptisé. Mais malgré tous ces changements, nous restâmes toujours dans le Vieux Quartier des Écuyers, ne le quittant que pendant l’été pour aller à notre maison de campagne.

* * *

Une haute et spacieuse chambre à coucher, la chambre faisant le coin de notre maison, avec un large lit dans lequel notre mère est couchée, nos chaises et nos tables d’enfants tout près, — des tables proprement mises avec des sucreries et des gelées dans de jolis bocaux, — une chambre où l’on nous introduisait, mon frère et moi, à une heure étrange — voilà le premier souvenir à peu près distinct de ma vie.

Notre mère mourait de la phtisie ; elle n’avait que trente-cinq ans. Avant de se séparer de nous à jamais, elle avait désiré nous avoir près d’elle, pour nous caresser, trouver dans nos joies un moment de bonheur, et elle avait arrangé ce petit régal près de son lit qu’elle ne pouvait plus quitter. Je me souviens de sa pâle figure maigre, de ses grands yeux brun foncé. Elle nous regardait avec amour et nous invitait à manger, à grimper sur son lit... Puis tout à coup elle fondit en pleurs et commença à tousser, — on nous dit de partir.

Quelques jours après, mon frère et moi fûmes emmenés de la grande maison et conduits dans une petite maison voisine, donnant sur la cour. Le soleil d’avril emplissait les petites chambres de ses rayons, mais notre bonne allemande, madame Burman, et Ouliana, notre bonne russe, nous dirent de nous coucher. La face humide de pleurs, elles cousaient pour nous des chemises noires, ornées d’une large frange blanche. Nous ne pouvions dormir : l’inconnu nous effrayait et nous écoutions ce qu’elles disaient à voix basse. Elles parlaient de notre mère, mais nous ne pouvions comprendre. Nous sautâmes de nos lits, demandant : « Où est maman ? Où est maman ? »

Toutes deux se mirent à sangloter et à caresser nos têtes bouclées, nous appelant « pauvres orphelins ». Enfin Ouliana n’y tint plus et dit : « Votre mère est allée là-haut, au ciel, avec les anges. »

« Comment au ciel ? Pourquoi ? » demandait en vain notre imagination d’enfant.

Cela se passait en avril 1846. Je n’avais que trois ans et demi, et mon frère Sacha n’en avait pas encore cinq. Je ne sais où étaient notre sœur et notre frère aînés, Hélène et Nicolas. Peut-être étaient-ils déjà à l’école. Nicolas avait douze ans, Hélène en avait onze. Ils avaient grandi ensemble, et nous les connaissions peu. Nous restâmes donc, Alexandre et moi, dans cette petite maison sous la garde de madame Burman et d’Ouliana. La bonne vieille allemande, sans famille, absolument seule en ce vaste monde, prit près de nous la place de notre mère. Elle nous éleva aussi bien qu’elle put, nous achetant de temps en temps quelques simples jouets, et nous bourrant de pain d’épice chaque fois qu’un autre vieil Allemand qui vendait de ces gâteaux — probablement comme elle sans famille et solitaire — venait à passer chez nous. Nous ne voyions notre père que rarement, et les deux années qui suivirent s’écoulèrent sans laisser aucune impression dans ma mémoire.

* * *

Mon père était très fier de l’origine de sa famille, et il nous montrait d’un air solennel un parchemin encadré et fixé au mur de son cabinet. Le parchemin représentait nos armes — les armes de la principauté de Smolensk, surmontées du manteau d’hermine et de la couronne des Monomaques - et il y était écrit et certifié par le Bureau des Armoiries que notre famille descendait d’un petit-fils de Rostislav Mstislavitch le Hardi — grand-prince de Kiev dont le nom est connu dans l’histoire de la Russie — et que nos ancêtres avaient été grands princes de Smolensk.

« Ce parchemin m’a coûté trois cents roubles, » nous disait notre père. Comme la plupart des gens de sa génération, il était peu versé dans l’histoire de Russie et il estimait ce parchemin plus pour ce que celui-ci lui avait coûté que pour les souvenirs historiques qui s’y rattachaient.

Il est de fait que notre famille est de très ancienne origine. Mais, comme beaucoup de descendants de Rurik qu’on peut considérer comme les représentants de la période féodale de l’histoire de Russie, nos ancêtres passèrent à l’arrière-plan lorsque cette période prit fin, et que les Romanov, parvenus au trône de Moscou, commencèrent leur œuvre de consolidation de l’État russe. Dans ces derniers temps aucun des Kropotkine ne semble avoir eu de goût bien marqué pour les fonctions de l’État. Notre bisaïeul et notre grand-père quittèrent, encore tout jeunes, le service militaire et s’empressèrent de retourner dans les terres de leur famille. Il faut dire aussi que le principal de ces domaines, Ourousovo, situé dans le gouvernement de Riazan, sur une haute colline entourée de fertiles prairies, pouvait bien exercer une forte attraction par la beauté de ses forêts ombreuses, les méandres de ses rivières et l’infinie perspective de ses prairies. Notre grand-père n’était que lieutenant quand il quitta le service et se retira à Ourousovo, pour se consacrer à ses domaines et à l’achat d’autres terres dans les provinces voisines.

Il est probable que notre génération l’eût imité ; mais notre grand-père épousa une princesse Gagarine, qui appartenait à une famille bien différente. Le frère de cette princesse était très connu pour sa passion pour la scène. Il entretenait un théâtre à lui, et se laissa entraîner par sa passion jusqu’à épouser, au scandale de toute sa famille, une serve - l’actrice de génie Semionova, l’un des créatrices de l’art dramatique en Russie, et certainement l’une des figures les plus sympathiques du théâtre. Au scandale du « Tout-Moscou », elle continua à paraître sur scène.

J’ignore si notre grand-mère partageait les goûts artistiques et littéraires de son frère, — dans ma mémoire je ne la revois qu’au temps où elle était déjà paralysée et où sa voix n’était plus qu’un murmure ; mais il est certain que dans la génération qui suivit, notre famille montra un goût marqué pour la littérature. L’un des fils de la princesse Gagarine fut un des poètes secondaires de Russie, et il publia un recueil de poèmes, — notre père en rougissait de honte et évitait toujours de citer ce fait ; et dans notre génération mon frère et moi ainsi que quelques-uns de mes cousins, avons apporté notre tribut à la littérature de notre époque.

Notre père était le type de l’officier du temps de Nicolas Ier. Ce n’est pas qu’il eût l’humeur guerrière ou beaucoup de goût pour la vie des camps ; je doute qu’il passât jamais une seule nuit près d’un feu de bivouac ou qu’il prît part à une seule bataille. Mais sous Nicolas Ier, tout cela était de peu d’importance. Dans ce temps, le vrai militaire était l’officier amoureux de l’uniforme, qui n’avait que dédain pour toute autre façon de se vêtir, dont les soldats étaient exercés à accomplir avec leurs jambes et leurs armes des tours de force surhumains, comme de briser le bois de leurs fusils en « présentant les armes » ; c’était l’officier qui pouvait monter à la parade une rangée de soldats aussi parfaitement alignés et aussi immobiles que des soldats de bois. « Très bon », dit un jour le grand-duc Michel en parlant d’un régiment, auquel durant une heure il avait fait présenter les armes. « Seulement, ils respirent ! » L’idéal de notre père était certainement de répondre à l’idée qu’on se faisait alors du militaire.

Il est vrai qu’il prit part à la campagne de Turquie, en 1828. Mais il s’arrangea de façon à rester tout le temps à l’état-major du chef de l’armée. Et lorsque nous autres enfants, profitant d’un moment où il était de bonne humeur, nous lui demandions de nous parler de la guerre, il n’avait rien à nous raconter, si ce n’est qu’une nuit, comme ils portaient les dépêches, lui et son fidèle serviteur, Frol, eurent à subir en traversant un village abandonné l’attaque furieuse de plusieurs centaines de chiens turcs. Ils durent faire usage de leurs sabres pour échapper à la dent des bêtes affamées. Des bandes de Turcs auraient certainement plus satisfait notre imagination, cependant nous nous contentions des chiens, faute de mieux. Mais lorsque, pressé de questions, notre père nous raconta comment il avait « pour acte de bravoure » gagné la croix de Sainte-Anne et le sabre doré qu’il portait, je dois confesser que nous fûmes réellement désappointés. Son histoire était décidément trop prosaïque ! Les officiers d’état-major étaient logés dans un village turc, quand un incendie s’y déclara. En un instant les maisons furent enveloppées par les flammes. Dans l’une d’elle on avait oublié un enfant. Sa mère poussait des cris de désespoir. alors, Frol, qui accompagnait toujours son maître, se précipita dans les flammes et sauva l’enfant. Le général en chef, qui était présent, donna immédiatement la croix à mon père pour acte de bravoure.

« Mais, père, nous écriions-nous, c’est Frol qui a sauvé l’enfant ! »

« Eh bien ? répondait-il le plus naïvement du monde. Frol n’était-il pas mon homme ? Cela revient au même. »

Il prit part aussi à la campagne de 1831, pendant la révolution de Pologne, et à Varsovie il fit la connaissance de la plus jeune des filles du général Soulima, commandant de corps d’armée, et il en devint amoureux. Le mariage fut célébré en grande pompe au palais Lazienki. Le lieutenant-gouverneur, le comte Paskievitch, fut témoin du marié. « Mais votre mère, ajoutait notre père, après nous avoir conté l’histoire de ce mariage, ne m’apportait aucune dot. »

C’était vrai. Notre grand-père maternel, Nicolaï Semionovitch Soulima ne connaissait point l’art d’arriver ou de faire fortune. Il devait avoir dans les veines trop du sang de ces cosaques du Dnieper : ils savaient lutter contre les Turcs ou les Polonais bien équipés, aguerris et trois fois plus nombreux qu’eux, mais ne savaient pas déjouer les embûches de la diplomatie moscovite. Après s’être libérés du joug des Polonais lors de cette terrible insurrection de 1648 qui fut pour la république de Pologne le commencement de la fin, ils perdirent toutes leurs libertés en tombant sous la domination des tsars de Russie. Un Soulima fut pris par les Polonais qui le firent mourir dans les tortures à Varsovie, mais les autres « colonels » de cette même race n’en combattirent qu’avec plus d’ardeur, et la Pologne perdit la Petite Russie. Quant à notre grand-père, durant l’invasion de Napoléon Ier, il sut avec son régiment de cuirassiers pénétrer au milieu d’un carré d’infanterie française hérissé de baïonnettes, et revenir à la santé après avoir été laissé pour mort sur le champ de bataille, avec une profonde entaille à la tête. Mais il ne sut pas devenir le valet du favori d’Alexandre Ier, le tout-puissant Araktchéïev, et fut en conséquence envoyé pour ainsi dire en un exil honorifique, d’abord comme gouverneur général de la Sibérie occidentale et plus tard de la Sibérie orientale. En ce temps-là une telle situation étai considérée comme plus lucrative qu’une mine d’or, mais notre grand-père revint de Sibérie aussi pauvre qu’il y était allé, et ne laissa qu’une modeste fortune à ses trois fils et à ses trois filles. Lorsqu’en 1862 je suis allé en Sibérie j’ai souvent entendu citer son nom avec respect. Il était poussé au désespoir par le système de concussion organisé sur une grande échelle dans ces provinces, et qu’il n’avait pas les moyens de réprimer.

Notre mère était incontestablement une femme remarquable pour le temps où elle vivait. Bien longtemps après sa mort, je découvris, dans un coin d’un cabinet de décharge de notre maison de campagne, une grande quantité de papiers couverts de son écriture ferme mais jolie. C’était un journal où elle décrivait avec ravissement des paysages d’Allemagne, et parlait de ses chagrins et de sa soif de bonheur ; c’étaient des cahiers qu’elle avait remplis de poésies russes prohibées par la censure, parmi lesquelles se trouvaient les ballades historiques de Ryléïev, le poète que Nicolas Ier fit pendre en 1826 ; puis d’autres cahiers contenant de la musique, des drames français, des vers de Lamartine et des poèmes de Byron qu’elle avait copiés ; enfin, un grand nombre d’aquarelles.

Grande, svelte, casquée d’une lourde chevelure châtain, les yeux brun foncé et la bouche toute petite, elle semblait vivante sur le portrait à l’huile qu’un bon artiste avait exécuté con amore. Toujours vive et souvent insouciante, elle aimait beaucoup la danse, et les paysannes de notre village nous racontaient qu’elle contemplait souvent d’un balcon leurs rondes d’une lenteur pleine de grâce et qu’à la fin elle descendait y prendre part. Elle avait une nature d’artiste. Ce fut à un bal qu’elle prit cette fluxion de poitrine qui devait la conduire au tombeau.

Tous ceux qui la connaissaient l’aimaient. Les serviteurs adoraient sa mémoire. Ce fut en souvenir d’elle que madame Burman prit soin de nous, et que la bonne russe nous prodigua son amour. En nous peignant, ou en faisant au-dessus de nous le signe de la croix quand nous étions couchés, Ouliana disait souvent : « Votre maman doit maintenant vous regarder du haut des cieux et vous pleurer, pauvres orphelins. » Toute notre enfance est illuminée par sa mémoire. Combien de fois, dans quelque sombre couloir, la main d’un serviteur ne nous a-t-elle pas, mon frère et moi, effleurés d’une caresse. Ou quelque paysanne nous rencontrant aux champs nous demandait : « Serez-vous aussi bons que l’était votre mère ? Elle avait pitié de nous. Vous lui ressemblerez, sûrement. » Nous signifiait évidemment les serfs. Je ne sais ce que nous serions devenus si nous n’avions trouvé dans notre maison, parmi les domestiques serfs, cette atmosphère d’amour dont les enfants ont besoin d’être entourés. Pour eux, nous étions ses enfants à elle, nous lui ressemblions, et ils nous prodiguaient leurs soins, parfois d’une façon touchante, comme on le verra plus loin.

Les hommes désirent passionnément vivre après leur mort, mais comment ne remarquent-ils pas que la mémoire d’une personne réellement bonne ne meurt jamais ? Elle revit dans la génération suivante, elle est transmise aux enfants. Cette immortalité ne leur sourit-elle pas ?

Chapitre II

MA BELLE-MÈRE. — LA MÉTHODE D’ENSEIGNEMENT DE M. POULAIN. — PLAISIRS DU DIMANCHE. — MON GOÛT POUR LE THÉÂTRE. — MA PARTICIPATION AU JUBILÉ DE NICOLAS Ier. — ENTRÉE DE MON FRÈRE À L’ÉCOLE DES CADETS.

Deux ans après la mort de notre mère, notre père se remaria. Il avait déjà jeté les yeux sur une jolie jeune fille, appartenant, cette fois, à une famille riche. Mais le sort en décida autrement.

Un matin, qu’il n’avait pas encore quitté sa robe de chambre, des serviteurs, l’air égaré, se précipitèrent dans sa chambre, annonçant l’arrivée du général Timoféiev, le chef du sixième corps d’armée auquel appartenait notre père. Ce favori de Nicolas Ier était un homme terrible. Il ordonnait de fouetter à mort un soldat coupable de la moindre faute pendant la parade ; il dégradait et envoyait comme simple soldat en Sibérie l’officier qu’il avait rencontré dans la rue, les crochets de son haut col rigide dégrafés. Près de Nicolas un mot du général Timoféiev pouvait tout.

Le général, qui auparavant n’était jamais venu chez nous, venait proposer à notre père la main d’une nièce de sa femme, mademoiselle Elisabeth Karandino, l’une des filles d’un amiral de la flotte de la Mer Noire — une jeune fille au profil grec classique, qu’on disait très belle. Notre père accepta, et son second mariage, comme le premier, fut célébré en grande pompe.

« Vous autres jeunes gens, vous n’entendez rien à ces sortes de choses », concluait-il après m’avoir conté l’histoire une nouvelle fois d’un air sarcastique très fin que je n’essayerai pas de reproduire. « Mais sais-tu ce que signifiait en ce temps-là un commandant de corps d’armée — et en particulier ce diable borgne, comme nous l’appelions, venant lui-même proposer sa nièce ? Naturellement elle n’avait pas de dot. Elle n’avait pour tout bien qu’une grande malle pleine de colifichets de femme et cette Martha, sa seule serve, noire comme une tsigane, assise sur la malle. »

Je n’ai gardé aucun souvenir de ce mariage. Je me rappelle seulement un grand salon dans une maison richement meublée, et dans cette pièce une jeune dame, attrayante, mais avec une physionomie méridionale trop accentuée, folâtrant avec nous et disant : « Vous voyez quelle joyeuse maman vous aurez en moi ; » à quoi Sacha et moi répondions d’un air maussade : « Notre maman s’est envolée au ciel. » Cet enjouement nous semblait décidément suspect.

* * *

L’hiver vint et une nouvelle vie commença pour nous. Notre maison fut vendue et on en acheta une nouvelle qu’on meubla entièrement à neuf. Tout ce qui pouvait rappeler notre mère disparut : ses portraits, ses tableaux, ses broderies. C’est en vain que madame Burman implora la faveur de rester attachée à la maison et promit de se dévouer comme à son propre enfant au bébé qu’attendait notre belle-mère : elle fut renvoyée. On lui dit : « Je ne veux plus rien garder dans ma maison de ce qui rappelle les Soulima. » Toutes nos relations avec nos oncles et tantes et avec notre grand’mère furent rompues. Ouliana épousa Frol, qui devint majordome, tandis qu’elle fut nommée femme de charge ; et pour notre éducation on engagea un précepteur français richement payé, M. Poulain et un étudiant russe misérablement rétribué, Nicolaï Pavlovitch Smirnov.

Des Français, débris de la Grande Armée de Napoléon, servaient alors de précepteurs à un grand nombre de fils de la noblesse moscovite. Tel était le cas de M. Poulain. Il venait de terminer l’éducation du plus jeune fils du romancier Zagoskine, et son élève, Serge, jouissait dans le Vieux Quartiers des Écuyers de la réputation d’être si bien élevé que notre père n’hésita pas à engager M. Poulain pour la somme considérable de six cents roubles par an.

M. Poulain s’installa avec son chien de chasse, Trésor, sa cafetière Napoléon et ses manuels français, et à partir de ce moment, il exerça son autorité sur nous et sur le serf Matvéï qui était attaché à notre service.

Son plan d’éducation était très simple. Après nous avoir réveillé, il préparait son café, qu’il prenait dans sa chambre. Pendant que nous préparions les leçons du matin, il faisait sa toilette avec un soin minutieux, ramenait ses cheveux gris de façon à dissimuler les progrès de sa calvitie, revêtait son frac, se parfumait et se lavait à l’eau de Cologne, puis descendait avec nous pour saluer nos parents. Nous trouvions notre père et notre belle-mère en train de déjeuner. Alors, nous approchant, nous récitions de la manière la plus cérémonieuse du monde : « Bonjour, mon cher papa, » et « Bonjour, ma chère maman, » et nous leur baisions la main. M. Poulain faisait une révérence très compliquée et très élégante en disant : « Bonjour, monsieur le Prince, » et « Bonjour, madame la Princesse, » après quoi la procession se retirait immédiatement et remontait l’escalier. Cette cérémonie se répétait tous les matins.

Alors commençait notre travail. M. Poulain ôtait son frac et prenait une robe de chambre, mettait sur sa tête une calotte de cuir et, se laissant tomber dans une bergère, il disait : « Récitez la leçon. »

Nous la récitions « par cœur, » d’une marque faite avec l’ongle dans le livre jusqu’à la marque suivante. M. Poulain avait apporté avec lui la grammaire de Noël et Chapsal, dont plus d’une génération de petits garçons et de petites filles russes ont gardé le souvenir ; un livre de dialogues français ; une histoire du monde, en un volume ; et une géographie universelle, également en un volume. Nous devions confier à notre mémoire la grammaire, les dialogues, l’histoire et la géographie.

La grammaire avec ses phrases bien connues : « Qu’est-ce que la grammaire ? — L’art de parler et d’écrire correctement, » s’apprenait facilement. Mais le manuel d’histoire avait, par malheur, une préface, où étaient énumérés tous les avantages qu’on peut tirer de la connaissance de l’histoire. Les choses allaient assez bien pour les premières phrases. Nous récitions : « Le prince y trouve des exemples magnanimes pour gouverner ses sujets ; le chef militaire y apprend l’art noble de la guerre. » Mais lorsque nous arrivions à la loi, cela n’allait plus. « Le jurisconsulte y trouve... » — mais ce que le docte jurisconsulte trouvait dans l’histoire, nous ne sommes jamais parvenus à le savoir. Ce terrible mot de « jurisconsulte » gâtait tout. Dès que nous arrivions là, nous nous arrêtions.

— « À genoux, gros pouff ! » criait Poulain. Cela s’adressait à mon frère. Et nous nous agenouillions en larmes et nous nous efforcions en vain d’apprendre ce qui concernait le jurisconsulte.

Elle nous donna bien du mal, cette préface ! Nous en étions à étudier les Romains, et nous mettions nos cannes dans la balance d’Ouliana quand elle pesait du riz, « tout comme Brennus » ; à l’instar de Curtius nous sautions du haut de notre table ou de quelque autre « précipice » pour le salut de notre patrie. Mais M. Poulain revenait de temps en temps à la préface et nous remettait à genoux, toujours à cause du jurisconsulte. S’étonnera-t-on que plus tard mon frère et moi ayons toujours montré une franche aversion pour la jurisprudence ?

Je ne sais ce qui serait arrivé pour la géographie, si le livre de M. Poulain avait eu une préface ? Mais par bonheur les vingt premières pages avaient été arrachées - c’est Serge Zagoskine, je pense, qui nous avait rendu ce service inappréciable — de sorte que nos leçons partaient de la page vingt et un, qui commençait ainsi : « ... des fleuves qui arrosent la France. »

Je dois avouer que Poulain ne se contentait pas toujours de nous mettre à genoux. Il y avait dans la classe une baguette de bouleau, et Poulain y avait recours quand il désespérait de nous voir apprendre la préface ou quelque dialogue sur la bienséance et la vertu. Mais un jour, notre sœur Hélène qui venait de quitter l’Institut Catherine, pensionnat de demoiselles, et occupait alors une chambre au-dessous de la nôtre, entendit nos cris. Elle se précipita tout en larmes dans le cabinet de notre père, et lui reprocha amèrement de nous avoir confiés à notre belle-mère qui nous avait abandonnés à « un ancien tambour français ». « Naturellement, s’écria-t-elle, il n’y a personne pour prendre leur défense, mais je ne puis voir mes frères traités de cette façon par un tambour ! »

Ainsi pris à l’improviste, notre père ne put résister. Il commença par gronder Hélène, mais finit par approuver son attachement à ses frères. Par la suite la baguette de bouleau ne fut plus employée qu’à inculquer les lois de la bienséance au chien de chasse, Trésor.

M. Poulain ne s’était pas plus tôt acquitté de sa lourde tâche d’éducateur, qu’il devenait un tout autre homme : le terrible précepteur faisait place à un gai camarade. Après le déjeuner, il nous menait à la promenade ; alors ses récits ne tarissaient pas : nous babillions comme des oiseaux. Bien qu’avec lui nous n’ayons jamais dépassé les premières pages de la syntaxe, nous apprîmes bientôt « à parler correctement » ; nous pensionsen français, et lorsqu’il eut dicté la moitié d’un traité de mythologie en corrigeant nos fautes d’après le livre, sans essayer de nous expliquer pourquoi tel mot devait s’écrire de telle façon, nous savions « écrire correctement ».

Après dîner, nous avions notre leçon avec le professeur de russe, étudiant de la faculté de droit de l’Université de Moscou. Il nous enseignait toutes les « matières russes » : la grammaire, l’arithmétique, l’histoire, etc. Mais alors les études sérieuses n’étaient pas encore commencée pour nous. En attendant, il nous dictait chaque jour une page d’histoire, et par ce moyen pratique nous apprîmes rapidement à écrire le russe très correctement.

Nos meilleurs jours étaient les dimanches où toute la famille, sauf les enfants, allait dîner chez madame la générale Timoféiev. Il arrivait aussi parfois que M. Poulain et N.P. Smirnov étaient autorisés à sortir, et dans ce cas nous étions confiés à la garde d’Ouliana. Après un dîner pris à la hâte, nous nous dirigions rapidement vers la grande salle où les jeunes servantes nous rejoignaient bientôt. On organisait toutes sortes de jeux : colin-maillard, le vautour et les poussins, etc. ; et alors, tout à coup Tikhon, le maître Jacques, apparaissait avec un violon. La danse commençait ; non cette danse mesurée et ennuyeuse, sous la direction d’un maître de danse français « aux jarrets élastiques », qui faisait partie de notre programme d’éducation, mais cette danse sans contrainte qui n’était pas une leçon, où une vingtaine de couples tournaient, chacun à sa guise. Et ce n’était que le prélude de la danse cosaque encore plus animée et plus gaie. Tikhon passait alors son violon à l’un des vieillards et commençait à faire de telles merveilles de chorégraphie que les portes qui donnaient sur la salle étaient bientôt occupées par les gens de l’office et même par les cochers, qui venaient voir la danse si chère aux cœurs russes.

Vers neuf heures on envoyait la grande voiture qui devait ramener notre famille. Tikhon, la brosse à la main, à genoux sur le parquet, lui restituait son éclat virginal, et un ordre parfait régnait de nouveau dans la maison. Si le lendemain on nous avait soumis tous deux au plus sévère des interrogatoires, nous n’aurions pas laissé échapper un mot sur les divertissements de la veille. Jamais non plus les serviteurs ne nous auraient trahis. Un dimanche, mon frère et moi, jouant seuls dans la vaste salle, renversâmes en courant une console qui supportait une lampe de prix. La lampe fut brisée en mille morceaux. Immédiatement les serviteurs tinrent conseil. Personne ne nous gronda ; mais il fut décidé que le lendemain de bonne heure, Tikhon, à ses risques et périls, s’échapperait et courrait au Pont des Maréchaux, acheter une autre lampe du même modèle. Elle coûtait quinze roubles, une somme énorme pour les domestiques ; mais la chose fut faite, et jamais nous n’entendîmes un mot de reproche à ce sujet.

Lorsque j’y pense maintenant, et que toutes ces scènes me reviennent à la mémoire, je remarque que jamais dans aucun des jeux nous n’entendîmes un langage grossier et que nous ne vîmes jamais de ces danses que les enfants vont aujourd’hui voir au théâtre. Les domestiques usaient assurément chez eux, entre eux, d’expressions grossières ; mais nous étions des enfants, — ses enfants à elle — et cela seul nous protégeait.

* * *

En ces temps-là, les enfants n’étaient pas, comme aujourd’hui, gâtés par la profusion des jouets. Nous n’en avions presque pas, et nous étions forcés de compter sur notre esprit d’invention. D’ailleurs nous eûmes de bonne heure tous les deux le goût du théâtre. Les farces de Carnaval, d’ordre inférieur, avec leurs scènes de brigandage et de combats, ne produisirent pas sur nous une impression durable : nous jouions nous-mêmes assez souvent aux brigands et aux soldats. Mais l’étoile du corps de ballet, Fanny Elssler, vint à Moscou, et nous la vîmes. Quand papa prenait une loge au théâtre, il la choisissait parmi les meilleures et la payait bien ; mais il voulait que tous les membres de la famille en jouissent en conséquence. Si jeune que je fusse alors, Fanny Elssler me produisit l’impression d’être un être si plein de grâce, si léger, et si artistique dans tous ses mouvements, que jamais depuis je n’ai pu prendre le moindre intérêt à une danse qui appartient plus au domaine de la gymnastique qu’à celui de l’art.

Naturellement, le ballet que nous vîmes — « Gitana », la tsigane espagnole — dut être reproduit à la maison, la pièce du moins, non les danses. Nous avions une scène toute faite, car la porte qui conduisait de notre chambre à coucher à la classe avait au lieu de battants un rideau. Quelques chaises placées en demi-cercle en face du rideau, avec un fauteuil pour M. Poulain, et nous eûmes la salle et la loge impériale. Quant à l’auditoire, il nous fut aisément fourni par le précepteur russe, Ouliana et quelques filles de service.

Deux scènes du ballet devaient à tout prix être représentées : celle où les tsiganes amènent en brouette la petite Gitana à leur camp, et celle où Gitana apparaît pour la première fois sur la scène, descendant une colline, puis passant un pont jeté sur un ruisseau qui réfléchit son image. En cet endroit l’auditoire avait éclaté en applaudissements frénétiques, et cet enthousiasme était évidemment causé — du moins nous le pensions — par l’image dans le ruisseau.

Notre Gitana, nous la trouvâmes en l’une des plus jeunes filles de service. Sa robe de coton bleu qui montrait la corde ne l’empêcha point de figurer Fanny Elssler. Une chaise renversée, tenue par les pieds et qu’on poussait devant soi, était bien suffisante pour faire office de brouette. Mais le ruisseau ! Deux chaises et la longue planche à repasser d’Andréï, le tailleur, tinrent lieu de pont, et le ruisseau fut un morceau de coton bleu. Cependant l’image que le ruisseau reflétait ne voulait pas paraître de grandeur naturelle, quelle que fût la disposition donnée au petit miroir dont se servait M. Poulain quand il se faisait la barbe. Après un grand nombre de tentatives infructueuses, nous dûmes renoncer ; mais nous subornâmes Ouliana et elle dut se comporter comme si elle voyait l’image et applaudir bruyamment à cet endroit, de sorte que, finalement, nous commencions à croire qu’on voyait quelque chose.

« Phèdre » de Racine, - du moins, le dernier acte, marcha aussi gentiment. C’est-à-dire que Sacha récita supérieurement les vers mélodieux :

À peine nous sortions des portes de Trézène ;

Quant à moi, durant tout ce tragique monologue destiné à m’apprendre la mort de mon fils, je restais absolument immobile et indifférent jusqu’à l’endroit où, d’après le livre, je devais m’écrier : « O dieux ! »

Mais quelles que fussent nos représentations, elles se terminaient toujours par l’enfer. Toutes les lumières sauf une étaient éteintes, et celle qui restait était placée derrière un papier transparent peint en rouge pour imiter les flammes, pendant que mon frère et moi, cachés à la vue des spectateurs, nous figurions les damnés et poussions les hurlements les plus épouvantables. Ouliana, qui n’aimait pas qu’on fît devant elle des allusions au diable au moment où elle allait se coucher, avait le regard plein d’épouvante. Mais je me demande maintenant si cette figuration extrêmement concrète de l’enfer à l’aide d’une chandelle et d’une feuille de papier ne contribua pas à nous affranchir tous deux de bonne heure de la crainte du feu éternel. La conception que nous en avions était trop réaliste pour résister au scepticisme.

Je devais être un enfant bien jeune lorsque je vis les grands acteurs de Moscou : Schepkine, Sadovskiy et Choumski, dans le Revizor de Gogol et dans une autre comédie. Cependant je me souviens non seulement des scènes saillantes de ces deux pièces, mais encore des attitudes et des détails du jeu de ces grands artistes, qui appartenaient à l’école réaliste aujourd’hui si admirablement représentée par la Duse. Je me souvenais si bien d’eux que lorsque je vis les mêmes pièces jouées à Saint-Péterbourg par des acteurs appartenant à l’école déclamatoire française, je n’eus aucun plaisir à leur jeu : je les comparais toujours à Schepkine et à Sadovskiy, par qui mon goût pour les choses de l’art dramatique fut fixé.

Ceci me fait croire que les parents qui désirent développer le goût artistique chez leurs enfants, devraient leur faire voir de temps en temps quelque bonne pièce réellement bien jouée, au lieu de les nourrir d’une profusion de « saynettes pour enfants ».

* * *

J’étais dans ma huitième année lorsque la seconde partie de mon existence fut déterminée d’une façon tout à fait imprévue. On organisait de grandes fêtes à Moscou : je ne sais pas exactement à quelle occasion, mais c’était probablement à l’occasion de vingt-cinquième anniversaire de l’avènement de Nicolas Ier au trône. La famille impériale allait venir dans la vieille capitale et la noblesse de Moscou voulut célébrer cet événements par un bal travesti où un rôle important était réservé aux enfants. Il fut convenu que toute la foule bigarrée des nationalités qui constituent la population de l’Empire russe serait représentée à ce bal pour saluer le monarque. De grands préparatifs furent faits chez nous ainsi que dans toutes les maisons du voisinage. Pour notre belle-mère on fit un costume russe très remarquable. Notre père, étant militaire, devait paraître naturellement en uniforme ; mais ceux de nos parents qui n’étaient pas au service étaient aussi occupés de leurs travestissements russes, grecs, caucasiens ou mongols, que les dames elles-mêmes. Lorsque la noblesse moscovite donne un bal à la famille impériale, il faut que ce soit quelque chose d’extraordinaire. Quant à mon frère Alexandre et à moi, nous étions considérés comme trop jeunes pour prendre part à une cérémonie si importante.

Et cependant je devais quand même y figurer. Notre mère avait été l’amie intime de madame Nazimov, femme du général qui était gouverneur de Vilno à l’époque où l’on commença à parler de l’émancipation des serfs. Madame Nazimov, qui était très belle, devait aller au bal avec son enfant âgé de dix ans, et elle devait porter un magnifique costume de princesse persane. Pour son fils on avait fait aussi un costume de jeune prince persan, excessivement riche, avec une ceinture couverte de pierreries. Mais l’enfant tomba malade quelques jours avant le bal, et madame Nazimov pensa qu’un des fils de sa meilleure amie pourrait très bien prendre la place du sien. On nous mena chez elle, Alexandre et moi, pour essayer le costume. Il se trouva trop court pour Alexandre, qui était beaucoup plus grand que moi, mais il m’allait très bien. Il fut donc décidé que le prince persan, ce serait moi.

L’immense salle de la maison de la noblesse moscovite était remplie d’invités. Chaque enfant reçut un étendard portant au sommet les armes de l’une des soixante provinces de l’Empire russe. Moi, j’avais un aigle planant au-dessus d’une mer bleue, ce qui représentait, comme je l’appris plus tard, les armes du gouvernement d’Astrakan, sur la mer Caspienne. Nous fûmes ensuite rangés au fond du grand hall et nous nous avançâmes lentement sur deux rangs vers l’estrade élevée où se tenaient l’empereur et sa famille. Lorsque nous y arrivâmes, les uns tournèrent à droite et les autres à gauche et nous formâmes alors une seule ligne devant l’estrade. A un signal donné tous les étendards s’abaissèrent devant l’Empereur. Cette apothéose de l’autocratie était des plus impressionnantes : Nicolas était enchanté. Toutes les provinces de l’Empire adoraient le dominateur suprême. Ensuite les enfants se retirèrent lentement au fond de la salle.

Mais alors se produisit un certain désordre. Des chambellans dans leurs uniformes brodés d’or accouraient. Je fus pris dans les rangs. Mon oncle, le prince Gagarine, travesti en Toungouse (mon admiration n’avait pas de borne pour son bel habit de peau, son arc et son carquois plein de flèches), me prit dans ses bras et me planta sur l’estrade impériale.

Je ne sais si c’était parce que j’étais le plus petit de toute la rangée des enfants, ou que ma figure ronde encadrée de boucles parut drôle sous le haut bonnet de fourrure d’astrakan que je portais, mais Nicolas voulait m’avoir sur l’estrade. Et voilà comment je me trouvais au milieu des généraux et des dames me regardant avec curiosité. On me raconta plus tard que Nicolas Ier, qui aima toujours les plaisanteries de caserne, me prit par le bras et, me conduisant à Marie Alexandrovna (épouse de l’hériter présomptif) qui attendait alors son troisième enfant, il lui dit sur un ton militaire : « C’est un brave garçon comme ça qu’il me faut. » Cette plaisanterie la fit rougir jusqu’aux cheveux.

Je me rappelle du moins encore très bien que Nicolas me demanda si je voulais avoir des bonbons. Mais je répondis que j’aimerais avoir quelques-uns de ces tout petits biscuits qu’on servait avec le thé. (A la maison nous n’étions pas gâtés sous le rapport de la nourriture.) Il appela un garçon et vida dans mon grand bonnet un plateau plein de biscuits. « Je vais les porter à Sacha, » lui dis-je.

Cependant le grand-duc Michel, le frère de Nicolas, qui avait des allures soldatesques, mais jouissait d’une réputation de bel esprit, réussit à me faire pleurer : « Quand tu es bien sage, dit-il, voici comment on te traite, » et il me fit glisser sa grosse main sur la face, de haut en bas. « Mais quand tu es méchant, voilà comment on fait, » reprit-il en faisant remonter sa main, qui frotta fortement le nez dont la tendance à se développer dans cette direction était déjà très marquée. Des larmes, que j’essayai en vain de retenir, me vinrent aux yeux. Immédiatement les dames prirent ma défense et la bonne Marie Alexandrovna me mit sous sa protection. Elle me plaça à côté d’elle, sur une haute chaise de velours à dossier doré, et on me raconta plus tard que bientôt je mis ma tête sur ses genoux et m’endormis. Elle ne quitta pas la chaise tant que dura le bal.

Je me souviens aussi que lorsque nous attendions notre voiture à la sortie, nos parents me caressaient et m’embrassaient, disant : « Pétya, on t’a fait page. » Mais je répondais : « Je ne suis pas page ; je veux rentrer, » et j’étais très inquiet au sujet de mon bonnet contenant les jolis petits biscuits que je rapportais à Sacha.

Je ne sais si un grand nombre de ces biscuits parvinrent à Sacha, mais je me rappelle comment il m’embrassa lorsqu’on lui dit quel soin j’avais pris du bonnet.

C’était alors une grande faveur que d’être inscrit comme candidat au corps des pages. Nicolas ne l’accordait que rarement à la noblesse de Moscou. Mon père était enchanté et rêvait déjà pour son fils une brillante carrière à la cour. Notre belle-mère ne manquait pas d’ajouter chaque fois qu’elle contait l’histoire : « Et tout cela parce que je lui ai donné ma bénédiction avant le bal. »

Madame Nazimov était enchantée elle aussi, et elle voulut absolument se faire peindre dans le costume où elle était si belle, avec moi debout près d’elle.

Le sort de mon frère Alexandre fut également décidé l’année suivante. A cette époque on célébra à Saint-Pétersbourg le jubilé du régiment d’Izmaïlovsk, auquel mon père avait appartenu dans sa jeunesse. Une nuit, que toute la maison était plongée dans un profond sommeil, un attelage à trois chevaux s’arrêta à notre porte, au milieu du tintement des clochettes fixées aux harnais. Un homme sauta de la voiture et cria : « Ouvrez ! Ordre de Sa Majesté l’Empereur ! »

On peut aisément s’imaginer l’effroi que causa chez nous cette visite nocturne. Mon père, tremblant, descendit dans son cabinet.

« Conseil de guerre, dégradation au rang de soldat, » ces mots résonnaient alors constamment aux oreilles de tout officier. C’était une terrible époque. Mais Nicolas désirait simplement avoir les noms des fils de tous les officiers qui avaient appartenu au régiment, afin d’envoyer ces jeunes gens dans des écoles militaires, si ce n’était déjà fait. A cet effet un messager spécial avait été envoyé de Saint-Pétersbourg à Moscou où il se présentait la nuit comme le jour chez les anciens officiers du régiment d’Izmaïlovsk.

D’une main tremblante, mon père écrivit que son aîné, Nicolas, était déjà dans le premier corps des cadets à Moscou ; que son plus jeune fils, Pierre, était candidat au corps des pages ; et que son second fils, Alexandre, n’avait pas encore embrassé la carrière militaire.

Quelques semaines après on remit à mon père un papier lui annonçant la « faveur du monarque. » Alexandre recevait l’ordre d’entrer dans un corps de cadets à Orel, petite ville de province. Ce n’est qu’au prix de beaucoup de peine et de beaucoup d’argent que mon père obtint qu’Alexandre fût envoyé dans un corps de cadets de Moscou. Cette nouvelle « faveur » ne lui fut accordée qu’en considération de ce que notre frère aîné était déjà dans ce corps.

Et voilà comment, de par la volonté de Nicolas Ier, nous dûmes tous deux recevoir une éducation militaire, bien que, encore tout jeunes, nous haïssions la carrière des armes à cause de son absurdité. Mais Nicolas Ier veillait à ce qu’aucun fils de la noblesse n’embrassât d’autre profession, à moins d’infirmité. Nous allions donc tous trois devenir officiers à la grande satisfaction de mon père.

Chapitre III

LES SERFS. — VIE DE FAMILLE ET RELATIONS MONDAINES. — LE CARÊME ET LA FÊTE DE PAQUES EN RUSSIE. — SCÈNES DE LA VIE DES SERFS. — DÉPART POUR LA CAMPAGNE. — SÉJOUR À NIKOLSKOIÉ.

En ces temps-là, la fortune des seigneurs fonciers se mesurait au nombre d’âmes qu’ils possédaient. Âmes signifiait serf du sexe fort : les femmes ne comptaient pas. Mon père, qui possédait environ douze cents âmes, dans trois provinces différentes, et qui avait, outre les tenures de ses paysans, de larges étendues de terre cultivées par eux, passait pour un homme riche et vivait en conséquence, c’est-à-dire que sa maison était ouverte à tous et qu’il avait de nombreux domestiques.

Notre famille se composait de huit, parfois de dix ou douze personnes. Mais cinquante domestiques à Moscou et vingt-cinq autres à la campagne, cela ne paraissait pas excessif. Quatre cochers pour douze chevaux, trois cuisiniers pour les maîtres et deux cuisinières pour les serviteurs ; douze valets pour nous servir à table (un valet, l’assiette en main, debout derrière chaque convive), et d’innombrables filles de service dans la chambre des servantes — pouvait-on se contenter de moins ?

D’autre part l’ambition de chaque seigneur foncier était de faire faire chez lui, par ses gens, tout ce qui était nécessaire pour la maison.

« Comme votre piano est toujours bien accordé ! Je pense que c’est Herr Schimmel qui est votre accordeur ? » venait à remarquer un hôte.

L’idéal était alors de pouvoir répondre : « J’ai mon accordeur de pianos à moi. »

« Quelle superbe pièce de pâtisserie ! » s’écriaient les convives à la vue d’un œuvre d’art, composée de glaces et de pâtisseries, faisant son apparition vers la fin du dîner. « Avouez, prince, que cela vient de chez Tremblé » (le confiseur en vogue).

« C’est mon propre confiseur, un élève de Tremblé, que j’ai autorisé à montrer son savoir-faire, » telle était la réponse qui provoquait l’admiration générale.

Faire faire par ses propres gens les broderies, les harnais, les meubles, tout en un mot, voilà quel était l’idéal du propriétaire foncier riche et considéré. Dès que les enfants des serviteurs avaient atteint leur dixième année, on les mettait en apprentissage dans les magasins à la mode, où ils étaient obligés de passer cinq à sept ans, occupés surtout à balayer, à recevoir un nombre incroyable de volées et à faire en ville des commissions de toutes sortes. Je dois avouer qu’un bien petit nombre d’entre eux passaient maîtres dans leur art. Les tailleurs, les cordonniers étaient jugés tout au plus capables de confectionner des vêtements et des chaussures à l’usage des serviteurs, et lorsque pour un dîner on désirait une pâtisserie réellement bonne, on la commandait chez Tremblé, tandis que notre confiseur battait du tambour dans notre orchestre.

Cet orchestre était encore une des marottes de mon père, et presque tous ses serviteurs mâles possédaient, entre autres talents, celui de jouer dans l’orchestre de la basse ou de la clarinette. Makar, l’accordeur de pianos, sommelier en second, était aussi flûtiste. Andréï, le tailleur, jouait du cor d’harmonie. Le confiseur eut d’abord la partie du tambour, mais il abusa tellement de son instrument pour assourdir les gens qu’on lui acheta un trombone énorme, dans l’espoir que ses poumons ne pourraient jamais faire autant de bruit que ses mains. Mais lorsque ce dernier espoir dut être abandonné, on l’envoya au régiment. Quant à « Tikhon le maculé », outre ses multiples fonctions de lampiste, de frotteur, de valet de pied, il rendait service à l’orchestre, aujourd’hui comme trombone, demain comme basson et à l’occasion comme second violon.

Les deux premiers violons étaient les deux seules exceptions à la règle : ils étaient violons et rien de plus. C’est à ses sœurs que mon père les avait achetés avec leurs nombreuses familles, pour une jolie somme d’argent. Jamais il n’achetait ni ne vendait de serfs à des étrangers. Aussi, le soir, lorsqu’il n’allait pas au club ou qu’on donnait à la maison un dîner ou une soirée, on réunissait les douze ou quinze musiciens. Ils jouaient très gentiment, et dans le voisinage on les recherchait beaucoup pour les bals, surtout quand nous étions à la campagne. Naturellement c’était une source toujours nouvelle de satisfaction pour mon père, à qui on devait demander la faveur d’obtenir le concours de son orchestre.

Rien en effet ne lui faisait plus de plaisir que lorsqu’on lui demandait un service, soit au sujet du fameux orchestre, soit en toute autre circonstance : par exemple, pour obtenir une bourse pour un jeune homme ou pour soustraire quelqu’un à l’effet d’une peine infligée par un tribunal. Bien qu’il fût sujet à de violents accès de colère, il était plutôt d’un naturel obligeant, et lorsqu’on lui demandait sa protection, il envoyait en faveur de son protégé des lettres par douzaines dans toutes les directions possibles et à toutes sortes de personnes haut placées. Alors son courrier, qui était toujours chargé, s’augmentait d’une demi-douzaine de lettres spéciales, écrites dans un style des plus originaux, semi-officiel, semi-badin. Et chacune de ces lettres était naturellement scellée à ses armes, et placée dans une grande enveloppe carrée qui faisait un bruit de hochet à cause du sable qu’elle contenait ; — car l’usage du papier buvard était alors inconnu. Plus l’affaire était difficile, plus il déployait d’énergie, jusqu’à ce qu’il eût obtenu la faveur demandée pour son protégé, que bien souvent il n’avait jamais vu.

Mon père aimait à avoir beaucoup d’invités chez lui. Nous dînions à quatre heures, et à sept heures la famille se réunissait autour du samovar : c’était l’heure du thé.

Tous ceux qui appartenaient à notre cercle de relations pouvaient entrer à ce moment, et à partir du jour où ma sœur Hélène revint à la maison, il ne manqua pas de visiteurs, jeunes et vieux, qui profitèrent de ce privilège. Lorsque les fenêtres donnant sur la rue étaient brillamment éclairées, c’était assez pour faire savoir que la famille était à la maison et que des amis seraient les bienvenus.

Presque chaque soir nous avions des visites. Dans la salle, les tables vertes étaient mises à la disposition des joueurs, tandis que les dames et les jeunes gens restaient dans le salon, ou se groupaient autour du piano d’Hélène. Lorsque les dames s’étaient retirées, on continuait de jouer aux cartes, parfois jusqu’au petit jour, et des sommes considérables passaient d’une main à l’autre. Mon père perdait invariablement. Cependant le vrai danger pour lui n’était pas à la maison : c’était au Club anglais, où les enjeux étaient beaucoup plus élevés que dans les maisons particulières ; et surtout quand il était entraîné à faire une partie avec des messieurs « très bien » dans l’une des maisons aristocratiques du Vieux Quartier où l’on jouait toute la nuit. En pareil cas, il était sûr de perdre des sommes très fortes.

Les soirées dansantes n’étaient pas rares, sans compter les deux ou trois grands bals obligatoires de chaque hiver. En pareille occasion, mon père avait pour principe de faire bien les choses, quels que fussent les frais.

Mais en même temps la maison était tenue avec une telle parcimonie dans la vie de tous les jours que, si je voulais en donner une idée, je serais accusé d’exagération. On raconte que dans une famille de prétendants au trône de France, renommée pour ses chasses vraiment royales, on comptait minutieusement les bouts de chandelle. Une semblable lésinerie régnait dans notre maison pour toutes choses, si bien que nous autres enfants, quand nous fûmes devenus grands, nous détestions cette manie d’épargner et de compter. Cependant, dans le Vieux Quartier des Écuyers, cela ne faisait que grandir mon père dans l’estime publique. « Le vieux prince, disait-on, est un peu rat pour les siens ; mais il sait comment doit vivre un gentilhomme. »

Dans nos ruelles tranquilles et propres, c’était là le genre de vie qu’on comprenait le mieux. Un de nos voisins, le général D***, avait un grand train de maison, et cependant les scènes les plus comiques se produisaient chaque jour entre lui et son cuisinier. Après le déjeuner, le vieux général, en fumant sa pipe, donnait ses ordres pour le dîner.

— « Voyons, mon garçon, » disait-il au cuisinier, aux habits blancs comme neige, « aujourd’hui nous ne serons pas beaucoup, quelques invités seulement, tu nous feras du potage, tu sais, avec quelques primeurs, — des petits pois, des haricots verts, etc. Tu ne nous en a pas encore donné jusqu’ici, et madame, tu sais, aime un bon potage printanier à la française. »

— « Bien, monsieur. »

— « Puis, comme entrée, ce que tu voudras. »

— « Bien, monsieur. »

— « Naturellement, pour les asperges, ce n’est pas encore la saison, mais j’en ai vu hier quelques jolies bottes chez les marchands. »

— « Oui monsieur, dix francs la botte. »

— « Très bien ! Puis nous sommes las de tes poulets et de tes dindes rôtis. Il faut que tu nous trouves autre chose pour changer. »

— « Du gibier ? »

— « Oui, oui, ce que tu voudras, pour changer. »

Et lorsque les six services du dîner avaient été arrêtés, le vieux général demandait : « Maintenant, combien te donnerais-je pour tes dépenses d’aujourd’hui ? Sept francs feront l’affaire, je suppose ? »

— « Vingt-cinq francs, monsieur. »

— « Tu es fou, mon garçon ! Voici sept francs ; je t’assure que cela suffira. »

— « Dix francs pour les asperges, six pour les légumes. »

— « Voyons, écoute, mon cher, sois raisonnable. J’irai jusqu’à neuf, et tu ne gaspilleras pas. »

Et l’on continuait ainsi de marchander pendant une demi-heure, jusqu’à ce qu’on fût tombé d’accord sur la somme de dix-huit francs cinquante, sous la réserve que le dîner du lendemain ne coûterait pas plus de quatre francs.

Là-dessus, le général, tout heureux d’avoir fait une bonne affaire, montait en traîneau, allait visiter les magasins à la mode, et revenait rayonnant : il apportait à sa femme un flacon d’un parfum exquis qu’il avait payé un prix fantastique dans un magasin français, et il annonçait à sa fille unique qu’un nouveau manteau de velours, — « quelque chose de très simple » et de très coûteux, lui serait envoyé dans le courant de l’après-midi pour qu’elle l’essayât.

Tous nos parents, qui étaient très nombreux du côté paternel, vivaient exactement de la même façon ; et si, par hasard, une tendance nouvelle venait à se manifester, c’était ordinairement sous la forme d’une passion religieuse. C’est ainsi qu’un prince Gagarine entra dans l’ordre des Jésuites — encore un scandale pour le « Tout-Moscou », et qu’un autre jeune prince entra au monastère, tandis que de vieilles dames devinrent des dévotes fanatiques.

Il y eut une exception. Un de nos proches parents, — appelons-le le prince Mirski — avait passé sa jeunesse à Pétersbourg comme officier dans la garde. Il ne tenait pas du tout à avoir chez lui son propre tailleur et son propre ébéniste, car sa maison était meublée dans le plus pur style moderne et il s’habillait chez les meilleurs faiseurs de Pétersbourg. Il ne se sentait pas de goût pour le jeu — il ne jouait aux cartes que pour tenir compagnie aux dames ; mais son point faible était la table pour laquelle il dépensait des sommes fabuleuses.

Le Carême et Pâques étaient les époques où il faisait le plus d’extravagances. Quand le Grand Carême était arrivé, et il qu’il n’eût pas été convenable de manger de la viande, de la crème ou du beurre, il saisissait cette occasion pour inventer toutes sortes de plats raffinés en fait de poisson. On mettait à sac les meilleurs magasins des deux capitales. Des envoyés spéciaux allaient de ses domaines vers les bouches de la Volga et ils revenaient en poste (alors il n’y avait pas de chemin de fer), rapportant un esturgeon monstre ou quelque poisson préparé exprès. Et lorsque venait Pâques, il n’était jamais à court d’inventions.

Pâques, en Russie, est la plus vénérée et aussi la plus gaie des fêtes de l’année. C’est la fête du printemps. Les énormes tas de neige, qui depuis le commencement de l’hiver s’amoncellent le long des rues, fondent rapidement, et se transforment en véritables torrents.

Le printemps fait son entrée, non pas comme un voleur qui s’introduit en rampant, d’un mouvement insensible, mais franchement, ouvertement, — chaque jour amenant un nouveau progrès du dégel et faisant éclore de nouveaux bourgeons aux arbres. Seul le froid de la nuit empêche le dégel d’être trop rapide.

La dernière semaine du Grand Carême, la semaine de la Passion, était célébrée à Moscou dans mon enfance avec la plus grande solennité. C’était une semaine de deuil universel, et les foules se rendaient aux églises pour entendre la lecture émouvante des passages de l’Évangile qui relatent la passion du Christ. Non seulement on ne pouvait manger ni viande, ni œufs, ni beurre, mais le poisson même était défendu. Les plus rigoristes ne prenaient pas du tout de nourriture le Vendredi Saint. Le contraste n’en était que plus frappant quand venait Pâques.

Le samedi, chacun assistait au service de nuit qui commençait d’une façon lugubre. Puis, tout à coup, à minuit, on annonçait la nouvelle de la résurrection. Soudain toutes les églises s’illuminaient, et de joyeux carillons s’envolaient de plusieurs centaines de clochers. La joie générale éclatait. Tous se baisaient trois fois sur les joues en répétant la formule d’usage : « Christ est ressuscité, » et les églises, maintenant inondées de lumière, étaient égayées par les toilettes féminines. La femme la plus pauvre avait une robe neuve ; ne dût-elle en avoir qu’une dans l’année, c’était cette nuit-là qu’elle l’étrennait.

En même temps, Pâques était et est encore aujourd’hui le signal d’une vraie débauche de nourriture. On prépare tout exprès pour Pâques des fromages à la crème (paskha) et un pain (koulitch),et chacun, pauvre ou riche, doit avoir une petite paskha et un petit koulitch, avec au moins un œuf peint en rouge, pour les faire bénir à l’église et s’en servir ensuite pour rompre le Carême. Chez la plupart des vieux Russes, on commençait par manger la nuit, après une courte messe pascale, dès que la nourriture consacrée était apportée de l’église. Mais chez les nobles, la cérémonie était remise jusqu’au dimanche matin. Alors une table se couvrait de toutes sortes de viandes, de fromages, de pâtisseries, et tous les serviteurs venaient échanger avec leurs maîtres trois baisers et un œuf peint en rouge. Pendant toute la semaine de Pâques, une table couverte de ces mets consacrés était dressée dans la grande salle, et tous les visiteurs étaient invités à goûter.

En cette occasion, le prince Mirski se surpassait. Qu’il fût à Pétersbourg ou à Moscou, des messagers lui apportaient de ses domaines un fromage à la crème spécialement préparé pour la paskha, et son cuisinier en faisait une pièce de pâtisserie vraiment artistique. D’autres messagers étaient envoyés dans la province de Novgorod pour en rapporter un jambon d’ours préparé spécialement pour le repas pascal du prince. Et pendant que la princesse et ses deux filles visitaient les couvents les plus austères, où le service religieux durait chaque soir trois ou quatre heures de suite, tandis qu’elles passaient la semaine de la Passion dans la plus grande tristesse, ne mangeant qu’un morceau de pain sec entre les stations qu’elles faisaient aux sermons orthodoxes, catholiques et protestants, le prince, tous les matins, faisait à Pétersbourg une tournée dans les magasins bien connus de Miloutine où l’on apporte de tous les coins du monde toutes sortes de fins morceaux. Là, il choisissait les friandises les plus extravagantes pour la table pascale. Des centaines de visiteurs venaient le voir, et on les invitait à « goûter un peu » à telle ou telle chose extraordinaire.

Le prince fit si bien que bientôt il eut mangé littéralement une fortune considérable. On vendit sa maison richement meublée et son magnifique domaine, et lorsque lui et sa femme devinrent vieux, il ne leur restait plus rien, pas même un foyer, et ils furent forcés de vivre chez leurs enfants.

Comment dès lors s’étonner qu’après l’émancipation des serfs, presque toutes ces familles du Vieux quartier des Écuyers fussent ruinés. Mais je ne dois pas anticiper sur les événements.

* * *

L’entretien du grand nombre de serviteurs que nous avions à la maison aurait été ruineux si toutes les provisions avaient dû être achetées à Moscou. Mais en ces temps de servage, les choses se faisaient très simplement. Quand venait l’hiver, mon père s’asseyait à sa table et écrivait ce qui suit :

« Au régisseur de mon domaine de Nikolskoïé, gouvernement de Kalouga, district de Mestchovsk, sur la rivière Siréna, de la part du prince Aléxéï Pétrovitch Kropotkine, Colonel et Commandeur de divers ordres.

« Au reçu de cette lettre, et dès que les communications d’hiver seront établies, tu enverras chez moi, à Moscou, vingt-cinq traîneaux de paysan, attelés chacun de deux chevaux, — un cheval sera fourni par chaque maison, et toutes les deux maisons fourniront un traîneau et un homme, — et tu chargeras les traîneaux de froment et de tant de boisseaux de seigle, ainsi que de toutes les volailles, poules, oies et canards, qui devront être tuées cet hiver, bien congelées, bien empaquetées, — le tout accompagné d’une liste complète et placé sous la surveillance d’un homme bien choisi... »

Et cela continuait pendant plusieurs pages, sans un seul point. Enfin venait l’énumération de toutes les pénalités qui seraient infligées si les provisions ne parvenaient pas en temps voulu et en bon état à la maison située dans telle rue, tel numéro.

Quelques jours avant Noël, les vingt-cinq traîneaux de paysan franchissaient en effet nos portes cochères et couvraient toute la surface de la vaste cour.

« Frol ! » criait mon père, dès que la nouvelle de ce grand événement lui parvenait. « Kiriouchka ! Yegorka ! Où sont-ils ? Mais on va tout nous voler ! Frol, va recevoir l’avoine ! Ouliana, va recevoir la volaille ! Kiriouchka, appelle la princesse ! »

Toute la maison était sens dessus dessous. Les serviteurs effarés couraient dans toutes les directions, de l’antichambre à la cour et de la cour à l’antichambre, mais surtout vers la chambre des servantes, pour avoir des nouvelles de Nikolskoïé. « Pacha va se marier après Noël. Tante Anna a rendu son âme à Dieu », et ainsi de suite. Des lettres aussi étaient arrivées de la campagne, et bientôt un des servantes montait furtivement dans l’escalier et entrait dans ma chambre.

« Es-tu seul, Pétinka ? Le précepteur n’est pas là ? » « Non, il est à l’Université. » « Bon. Alors sois assez aimable pour me lire cette lettre de ma mère. »

Et je lui lisais la lettre naïve qui toujours commençait pas ces mots : « Ton père et ta mère t’envoient leurs bénédictions pour toutes les années à venir. » Ensuite venaient les nouvelles : « Tante Eupraxie est malade, tous ses os lui font mal ; et ta cousine n’est pas encore mariée, mais elle espère l’être après Pâques, et la vache de tante Stepanida est crevée le jour de la Toussaint. » Après les nouvelles venaient deux pages de compliments : « Ton frère Paul te souhaite le bonjour, et tes sœurs Marie et Daria te souhaitent bien le bonjour, » et ainsi de suite. En dépit de la monotonie de l’énumération, chaque nom éveillait quelques remarques. « Alors elle est encore en vie, la pauvre âme, puisqu’elle me souhaite le bonjour ; voilà neuf ans qu’elle ne bouge plus de son lit. » Ou bien : « Oh ! il ne m’a pas oublié. Alors il est de retour à la maison, pour Noël. Un si gentil garçon ! Tu m’écriras une lettre, n’est-ce pas ? et alors je ne l’oublierai pas. » Je promettais, naturellement, et le moment venu j’écrivais une lettre exactement dans le même style.

Les traîneaux déchargés, le vestibule s’emplissait de paysans. Ils avaient revêtu leurs plus beaux habits par-dessus leurs peaux de mouton et ils attendaient que mon père les appelât dans sa chambre pour causer avec eux de la neige et de leurs espérances pour la prochaine récolte. Ils osaient à peine marcher avec leurs lourdes bottes sur le parquet ciré. Quelques-uns poussaient l’audace jusqu’à s’asseoir sur le bord d’un banc de chêne ; mais ils refusaient absolument de faire usage de chaises. Et ainsi ils attendaient des heures entières et regardaient avec inquiétude tous ceux qui entraient dans la chambre de mon père ou en sortaient.

Un peu plus tard, ordinairement le lendemain matin, un des serviteurs montait l’escalier à la dérobée et venait dans la classe.

— « Pierre, est-tu seul ? »

— « Oui. »

— « Alors descends vite. Les paysans désirent te voir. Des nouvelles de ta nourrice. »

Lorsque j’étais descendu au hall, un paysan me remettait un petit paquet contenant peut-être quelques gâteaux de seigle, une demi-douzaine d’œufs durs, et quelques pommes, le tout noué dans un mouchoir de coton multicolore. « Prends cela. C’est ta nourrice Vassilissa qui te l’envoie. Regarde si les pommes ne sont pas gelées. J’espère que non : je les ai gardées contre ma poitrine pendant tout le voyage. Nous avons eu un froid si terrible ! » Et la large face hirsute, mordue par la bise, s’éclairait de magnifiques dents blanches au-dessous de toute une forêt de poils.

— « Et voici pour ton frère, de la part de sa nourrice Anna, » venait dire un autre paysan, me tendant un paquet semblable au premier. « Pauvre garçon, dit-elle, à l’école il manque de bien des choses. »

Rougissant et ne sachant que dire, je murmurais enfin : « Dis à Vassalissa que je l’embrasse, et à Anna aussi, pour mon frère. » Alors toutes les faces devenaient encore plus radieuses.

« Oui, je le ferai, tu peux y compter. »

Mais, Kirila, qui montait la garde à la porte de mon père, murmurait tout à coup : « Monte vite ; ton père va venir à l’instant. N’oublie pas le mouchoir : ils veulent le remporter. »

Et repliant soigneusement le mouchoir usé, je désirais passionnément envoyer quelque chose à ma nourrice. Mais je n’avais rien à envoyer, pas même un jouet et nous n’avions jamais d’argent de poche.

* * *

Notre meilleur temps était celui que nous passions à la campagne. Dès que Pâques et la Pentecôte étaient passés, toutes nos pensées allaient vers Nikolskoïé. Cependant le temps s’écoulait, les lilas devaient être passés à Nikolskoïé, — et père était encore retenu à la ville par des milliers d’affaires. Enfin, cinq ou six charrettes de paysans entraient dans notre cour : elles venaient prendre toutes sortes de choses qui devaient être envoyées à la maison de campagne. Le vieux carrosse et les autres voitures dans lesquelles nous devions faire le voyage étaient sortis des remises et soumis à une nouvelle inspection. On commençait à faire les malles. Nos leçons n’avançaient que lentement ; à tout moment nous interrompions nos précepteurs, leur demandant si on emporterait tel ou tel livre, et longtemps avant tous les autres nous commencions à empaqueter nos livres, nos ardoises et les jouets que nous fabriquions nous-mêmes.

Tout était prêt : les charrettes étaient lourdement chargées de meubles pour la maison de campagne, de caisses pleines d’ustensiles de cuisine, et d’un nombre presque infini de bocaux vides qui à l’automne devaient revenir remplis de toutes sortes de confitures. Les paysans attendaient tous les matins pendant des heures dans le vestibule, mais l’ordre de partir ne venait pas. Mon père continuait à écrire toute la matinée dans sa chambre, et le soir il disparaissait. Enfin notre belle-mère intervenait, sa servante s’étant risquée à lui raconter que les paysans étaient impatients de s’en retourner à cause de la fenaison qui était proche.

Dans l’après-midi du lendemain, Frol, le majordome, et Mikhael Aléïev, le premier violon, étaient appelés dans la chambre de notre père. On remettait à Frol, avec une liste, un sac contenant « l’argent pour la nourriture » — c’est-à-dire quelques sous pour chaque jour — pour les quarante ou cinquante domestiques qui accompagnaient la famille à Nikolskoïé. Sur la liste tous étaient énumérés : la fanfare au grand complet ; puis les cuisiniers et aides-cuisiniers, les blanchisseuses, l’aide-blanchisseuse qui avait le bonheur de posséder une famille de six tout petits : Polka la Louchon, Domna la Grande, Domna la Petite, etc.

Le premier violon recevait un « ordre de marche. » Je le connaissais bien, parce que mon père, voyant qu’il ne serait jamais prêt, m’avait appelé pour le copier dans le livre où il avait coutume de transcrire toutes les « notes pour le dehors » :

« A mon domestique Mikhael Aléïev, de la part du prince Aléxéi Pétrovitch Kropotkine, prince et commandeur,

« Tu dois, le 29 mai, à six heures du matin, partir avec mes bagages, de Moscou pour mon domaine situé dans le gouvernement de Kalouga, district de Mestchosk, sur la rivière Siréna, à une distance de soixante-cinq lieues de cette maison ; tu dois veiller à la bonne conduite des hommes qui te sont confiés, et si l’un d’eux se rend coupable de faits d’inconduite, d’ivresse ou d’insubordination, tu le remettras au commandant de la section du corps détaché des garnisons intérieures avec la lettre ci-incluse, et tu demanderas qu’on luidonne les verges (le premier violon savait de quoi il s’agissait), ce qui servira d’exemple aux autres.

« Tu dois en outre veiller à ce que les choses confiées à tes soins restent en bon état, et marcher conformément à l’ordre suivant : Premier jour, arrête-toi au village de N... où tu donneras à manger aux chevaux ; second jour, passe la nuit dans la ville de Podolsk ; » et ainsi de suite pour les sept ou huit jours que durerait le voyage.

Le lendemain, à dix heures au lieu de six, — la ponctualité n’est pas une vertu russe et les vrais Russes disent : « Grâce à dieu, nous ne sommes pas des Allemands », — les chariots quittaient la maison. Les serviteurs devaient faire le voyage à pied, seuls les enfants trouvaient à s’asseoir dans une baignoire ou un panier sur le haut d’une voiture chargée, et parfois l’une des femmes pouvait trouver une place sur le bord d’une charrette. Les autres avaient à marcher pendant soixante-cinq lieues. Tant qu’on n’avait pas quitté Moscou, la discipline se maintenait : il était expressément interdit de porter des bottes à revers ou de passer une ceinture sur l’habit. Mais lorsque, quelques jours plus tard, ils étaient sur la grande route, et si surtout ils savaient que notre père resterait encore quelques jours à Moscou, ces hommes et ces femmes, — accoutrés de toutes sortes de vêtements impossibles, ceints de mouchoirs de coton, brûlés par le soleil ou dégouttants de pluie, s’aidant pour marcher de bâtons coupés dans les bois, — tous ces gens ressemblaient plutôt à une bande de bohémiens en marche qu’au personnel d’un riche propriétaire foncier. Mais en ces temps-là, de chaque maison partait une semblable caravane, et quand nous voyions une file de serviteurs s’avançant dans une de nos rues, nous savions aussitôt que les Apoukhtines ou les Prianichnikovs partaient pour leurs terres.

Les chariots étaient partis, mais la famille ne bougeait pas encore. Nous étions tous malades d’attente ; mais père continuait d’écrire d’interminables ordres aux régisseurs de ses domaines, et je les copiais alors avec application dans le gros « livre pour l’extérieur. » Enfin l’ordre de partir était donné. On nous appelait en bas. Mon père lisait à haute voix l’ordre de marche, adressé à la princesse Kropotkine, épouse du prince Aléxéi Pérovitch Kropotkine, colonel et commandeur, ordre où les arrêts à faire pendant ces cinq jours de voyage étaient dûment énumérés. Il est vrai que l’ordre était écrit pour le 30 mai et le départ fixé à neuf heures du matin, bien que mai fût passé et que le départ eût lieu l’après-midi. Cela renversait tous les calculs. Mais, comme c’est l’usage dans les ordres de marche des armées, ce fait avait été prévu, et il y était remédié dans le paragraphe suivant :

« Si cependant, contrairement à notre attente, le départ de votre altesse n’avait pas lieu au jour et à la date précités, vous êtes autorisée à agir au mieux de votre jugement et de sorte que le voyage s’accomplisse dans les meilleures conditions. »

Alors tous ceux qui étaient présents, la famille et les serviteurs, s’asseyaient un instant, faisaient le signe de la croix et disaient adieu à mon père. « Je t’en prie, Aléxis, ne va pas au club, » lui disait notre belle-mère à voix basse. La grande voiture, attelée de quatre chevaux, conduits par un postillon, se tenait à la porte, avec le marche-pied pliant qui en facilitait l’accès. Les autres voitures étaient là aussi. Nos places étaient fixées dans les ordres de marche, mais notre belle-mère devait « agir au mieux de son jugement » dès cette première phase des événements, et nous partions à la grande satisfaction de tous.

Pour nous autres enfants, ce voyage était une inépuisable source de plaisir. Les étapes étaient courtes et nous nous arrêtions deux fois par jour pour donner à manger aux chevaux. Comme les dames poussaient des cris à la moindre déclivité de la route, on trouvait plus commode de mettre pied à terre chaque fois que la route montait ou descendait, ce qu’elle faisait continuellement, et nous en profitions pour pousser une pointe dans les bois du bord de la route ou courir le long d’un ruisseau aux eaux cristallines. D’autre part, la chaussée si bien entretenue de Moscou à Varsovie, que nous suivions pendant quelque temps, présentait des tableaux intéressants et variés : files de chariots chargés, groupes de pèlerins et toutes sortes de gens. Deux fois par jour nous nous arrêtions dans des villages grands et animés, et après avoir longuement débattu le prix du foin, de l’avoine, du samovar, nous descendions aux portes d’une auberge. Le cuisinier Andréi achetait un poulet et faisait de la soupe, et pendant ce temps nous courions vers le bois voisin, ou bien nous inspections la basse-cour, les jardins, et nous observions le va-et-vient de l’auberge.

A Maloyaroslavetz, où une bataille eut lieu en 1812, lorsque l’armée russe essaya en vain d’arrêter Napoléon dans sa retraite de Moscou, nous avions coutume de passer la nuit. M. Poulain qui avait été blessé dans la guerre d’Espagne connaissait ou prétendait connaître en détail la bataille de Maloyaroslavetz. Il nous menait sur le champ de bataille et nous expliquait comment les Russes essayèrent d’arrêter les progrès de Napoléon, et comment la Grande Armée les écrasa et traversa les lignes russes. Il nous expliquait la bataille aussi bien que s’il y avait pris part lui-même. Ici, les Cosaques tentèrent un mouvement tournant, mais Davoust, ou quelque autre maréchal, les mit en déroute et les poursuivit jusqu’à ces collines à droite. Là, l’aile gauche de Napoléon écrasa l’infanterie russe, et ici Napoléon en personne, à la tête de la Vieille Garde, chargea le centre de Koutouzov et se couvrit lui et sa garde d’une gloire immortelle.

Une fois, nous prîmes la route de Kalouga et fîmes halte à Taroutina : mais ici M. Poulain fut beaucoup moins éloquent, car c’est en cet endroit que Napoléon, dont l’intention était de battre en retraite par une route située plus au sud, fut forcé, après une bataille sanglante, de renoncer à son plan, et de prendre la route de Smolensk que son armée avait dévastée dans sa marche sur Moscou. Cependant, dans le récit de M. Poulain, Napoléon ne perdait pas la bataille : il était simplement trompé par ses maréchaux ; autrement il aurait marché directement sur Kiev et Odessa et ses aigles auraient flotté sur la Mer Noire.

Après Kalouga nous avions à traverser sur une longueur de deux lieues une magnifique forêt de pins, qui dans ma mémoire reste liée à quelques-uns des souvenirs les plus heureux de mon enfance. Dans cette forêt le sable était aussi profond que dans un désert d’Afrique ; et durant toute cette traversée nous allions à pied, pendant que les chevaux, s’arrêtant à tout instant, traînaient lentement les voitures à travers le sable. Plus tard, lorsque j’eus accompli mes dix ans, mon plus grand plaisir était de laisser ma famille en arrière et de traverser la forêt tout seul. D’immenses pins rouges, plusieurs fois séculaires se dressaient de chaque côté, et nul autre son ne frappait l’oreille que les voix des grands arbres. Dans un petit ravin murmurait une fraîche source cristalline, et un passant y avait laissé, pour ceux qui viendraient après lui, une petite cuillère en forme d’entonnoir, faite en écorce de bouleau, avec une baguette fendue en guise de manche. Sans bruit, un écureuil grimpait à un arbre, et le sous-bois était aussi plein de mystère que les arbres. C’est dans cette forêt que prit naissance mon premier amour de la Nature et que j’eus le premier sentiment obscur de sa vie incessante.

De l’autre côté de la forêt et de l’Ougra que nous passions dans un bac, nous laissions la grande route et nous entrions dans des chemins étroits, où les verts épis du seigle se penchaient vers la voiture. Là les chevaux tondaient parfois d’un coup de langue l’herbe du bord du chemin, tout en courant, pressés les uns contre les autres dans cette espèce de tranchée étroite. Enfin nous apercevions les saules qui annonçaient la proximité de notre village, et tout à coup se dressait à nos yeux l’élégant clocher jaune pâle de l’église de Nikolskoïé.

* * *

Pour la vie tranquille des seigneurs de ce temps, Nikolskoïé était admirablement situé. On n’y trouvait point ce luxe qu’on voit dans de plus riches domaines ; mais on découvrait une main d’artiste dans la disposition des bâtiments et des jardins et dans l’arrangement général de toutes choses. Outre le principal corps de logis, que mon père avait bâti récemment, il y avait, autour d’une cour spacieuse et bien tenue, plusieurs maisons plus petites, et qui donnait une plus grande indépendance à leurs habitants, sans détruire l’intimité des rapports de la vie de famille. L’immense « jardin d’en haut » était réservé aux arbres fruitiers et on le traversait pour se rendre à l’église. Les terres au sud qui descendaient vers la rivière étaient entièrement consacrées à un jardin d’agrément, garni de parterres fleuris et sillonné d’allées de tilleuls, de lilas et d’acacias. Du balcon du principal corps de logis on avait une très belle vue sur la Siréna, avec les ruines d’une vieille forteresse de terre où les Russes avaient fait une résistance opiniâtre pendant l’invasion mongole, et plus loin l’infinie perspective de champs de blé doré avec des taillis à l’horizon.

Dans les premières années de mon enfance, nous occupions avec M. Poulain une des petites maisons à nous tous seuls ; et après que sa méthode d’éducation eut été adoucie grâce à l’intervention de notre sœur Hélène, nous vivions avec lui dans les meilleurs termes. Notre père était invariablement absent de la maison pendant l’été, qu’il passait en inspections militaires, et notre belle-mère ne faisait pas beaucoup attention à nous, surtout après la naissance de son enfant Pauline. Nous étions donc toujours avec M. Poulain, qui jouissait parfaitement du séjour à la campagne et nous en faisait jouir. Les bois ; les promenades le long de la rivière ; l’escalade des collines où se trouvait la vieille forteresse que M. Poulain faisait revivre pour nous en nous racontant comment elle fut défendue par les Russes et prise par les Tartares ; les petites aventures, comme celle où M. Poulain devint pour nous un héros en sauvant Alexandre qui allait se noyer ; une rencontre avec les loups — c’étaient sans cesse de nouvelles et délicieuses impressions.

On organisait aussi de grandes parties de plaisir auxquelles toute la famille prenait part. Nous allions cueillir des champignons dans les bois et ensuite on prenait le thé au milieu de la forêt, où un homme âgé de cent ans vivait seul avec son petit-fils en élevant des abeilles. D’autres fois nous allions à l’un des villages de mon père, où l’on avait creusé un grand étang dans lequel les carpes dorées se prenaient par milliers — une partie était réservée au seigneur et le reste distribué aux paysans. Ma nourrice, Vassilissa, demeurait dans ce village. Sa famille était l’une des plus pauvres ; outre son mari, elle n’avait qu’un seul petit garçon pour l’aider, et une fille, ma sœur de lait, qui devint plus tard prédicatrice et « Vierge » dans la secte dissidente à laquelle ils appartenaient. Sa joie ne connaissait pas de bornes lorsque je venais la voir. De la crème, des œufs, des pommes et du miel, c’était tout ce qu’elle pouvait offrir ; mais la façon dont elle l’offrait, dans des assiettes de bois bien propres, sur une table couverte d’une nappe de toile blanche comme la neige, de sa propre fabrication — chez les Russes dissidents, la propreté absolue est une matière de foi — et le paroles affectueuses qu’elle m’adressait, me traitant comme son propre fils, me réchauffaient le cœur. Je dois en dire autant des nourrices de mes deux frères aînées, Nicolas et Alexandre, qui appartenaient à de notables familles de deux autres sectes dissidentes de Nikolskoïé. Peu de gens savent quels trésors de bonté on peut trouver dans le cœur des paysans russes, même après des siècles de la plus cruelle oppression, qui aurait pu les aigrir.

Les jours d’orage, M. Poulain avait en réserve pour nous des récits innombrables, surtout sur la guerre d’Espagne. Nous ne nous lassions pas de nous faire raconter comment il avait été blessé dans une bataille, et chaque fois qu’il en venait au point où il avait senti le sang chaud couler dans sa botte, nous lui sautions au cou pour l’embrasser et nous lui donnions toutes sortes de noms caressants.

Tout semblait nous préparer à la carrière militaire : la prédilection de notre père (les seuls jouets que je me rappelle lui avoir vu nous acheter furent un fusil et une véritable guérite) ; les récits guerriers de M. Poulain, et même la bibliothèque que nous avions à notre disposition. Cette bibliothèque qui, autrefois, avait appartenu au général Repninski, le grand-père de notre mère, savant militaire du dix-huitième siècle, consistait exclusivement en livres sur l’art de la guerre, ornés de riches gravures et magnifiquement reliés en cuir. Les jours de pluie, notre principale occupation était de regarder les gravures de ces livres, représentant les armes en usage depuis le temps des Hébreux, et les plans de toutes les batailles livrées depuis Alexandre de Macédoine. Ces gros livres étaient aussi d’excellents matériaux pour la construction de solides forteresses qui étaient en état de résister quelque temps aux coups d’un bélier ou aux projectiles d’une catapulte d’Archimède. (Cette catapulte persistant à envoyer des pierres dans les fenêtres fut malheureusement bientôt prohibée.)

Cependant ni Alexandre ni moi ne devînmes soldats. La littérature des années qui suivirent 1860 effaça chez nous l’effet de ces enseignements reçus dans notre enfance.

Les opinions de M. Poulain sur les révolutions étaient celles de l’orléaniste Illustration française dont il recevait de vieux numéros et dont nous connaissions toutes les gravures. Pendant longtemps je ne pus m’imaginer une révolution autrement que sous la forme de la Mort à cheval, le drapeau rouge dans une main et une faux dans l’autre, fauchant les hommes de droite et de gauche. C’est ainsi que l’Illustration la représentait. Mais je crois maintenant que l’aversion de M. Poulain était limitée au soulèvement de 1848, car un de ses récits sur la Révolution de 1789 produisit une profonde impression sur mon esprit.

On se servait à la maison du titre de prince à tout propos et même hors de propos. Cela dut choquer M. Poulain, car un jour il se mit à nous conter ce qu’il savait de la grande Révolution. Je ne puis me rappeler maintenant ce qu’il dit, mais je me souviens d’un détail, c’est que « le comte de Mirabeau », et d’autres nobles renoncèrent un jour à leurs titres, et que le Comte de Mirabeau, pour montrer son dédain des prétentions aristocratiques, ouvrit une boutique ornée d’une enseigne portant cette inscription : « Mirabeau tailleur ». (Je raconte l’histoire comme je la tiens de M. Poulain.) Pendant longtemps je me creusais la tête pour savoir quelle profession j’embrasserais, et quel nom de métier j’ajouterais à mon nom de Kropotkine. Plus tard, mon précepteur russe, Nicolaï Pavlovitch Smirnov et le ton général républicain de la littérature russe exercèrent sur moi la même influence ; et lorsque je commençai à écrire des nouvelles — c’est-à-dire dans ma douzième année — j’adoptai la signature P. Kropitkine, que j’ai toujours conservée, malgré les remontrances de mes chefs quand j’étais au service militaire.

Chapitre IV

MON ÉDUCATION (suite). — TABLEAUX DU SERVAGE. — UNE TRISTE DESTINÉE. — INSTRUCTION DONNÉE À DES SERFS BIEN DOUÉS. — UNE HISTOIRE DE REVENANT.

Dans l’automne de 1852, mon frère Alexandre fut envoyé au corps des cadets, et à partir de ce moment nous ne nous vîmes plus que pendant les vacances et parfois le dimanche. Le corps des cadets était à huit kilomètres de chez nous, et bien que nous eussions une douzaine de chevaux, il arrivait toujours qu’il n’y en avait pas un de libre lorsqu’un traîneau devait être envoyé au corps. Mon frère aîné, Nicolas, venait très rarement à la maison. La liberté relative dont Alexandre jouissait à l’école et surtout l’influence de deux de ses professeurs de littérature développèrent rapidement son intelligence, et j’aurai plus loin amplement l’occasion de parler de la bienfaisante influence qu’il exerça sur mon développement. C’est un grand avantage d’avoir eu un frère aîné aussi affectueux et intelligent.

Entre-temps je restais à la maison. Je devais attendre que mon tour fût venu d’entrer dans le corps des pages et j’avais près de quinze ans quand il arriva. M. Poulain fut remercié et on engagea un précepteur allemand à sa place. C’était un de ces esprits idéalistes, tels qu’on en trouve fréquemment en Allemagne. Je me souviens surtout de la façon enthousiaste dont il récitait les vers de Schiller, les accompagnant de gestes des plus naïfs qui faisaient mes délices. Il ne resta chez nous qu’un hiver.

L’hiver suivant, on m’envoya suivre les cours d’un gymnase de Moscou, et finalement je restai avec notre précepteur russe Smirnov. Bientôt nous devînmes amis, surtout après que mon père nous eût emmenés tous deux faire un voyage dans son domaine de Riazan. Durant ce voyage nous nous livrions à toutes sortes de plaisanteries et nous inventions des histoires humoristiques sur les hommes et les choses que nous voyions. D’autre part, l’impression produite sur moi par les régions accidentées que nous traversions ajoutait quelques traits délicats à mon amour croissant de la nature. Sous l’impulsion que me donna Smirnov, mes goûts littéraires commencèrent aussi à s’affirmer, et durant les années 1854 à 1857, j’eus amplement l’occasion de les développer. Mon précepteur, qui venait de terminer ses études à l’université, obtint une petite place de greffier près d’un tribunal où il passait ses matinées. J’étais donc laissé à moi-même jusqu’au dîner, et après avoir préparé mes leçons et fait une promenade, il me restait beaucoup de loisir pour lire et écrire. En automne, lorsque mon précepteur retournait à son bureau de Moscou, tandis que nous séjournions à la campagne, j’étais encore laissé à moi-même, et quoique toujours avec ma famille et passant une partie de la journée à jouer avec ma petite sœur Pauline, je pouvais en réalité disposer de mon temps comme je voulais.

* * *

Le servage ne devait plus durer alors que quelques années. C’est de l’histoire récente — cela ne semble dater que d’hier et cependant, même en Russie, peu de gens se représentent exactement ce qu’était le servage. On se figure vaguement, il est vrai, que les conditions de vie qu’il créait étaient très mauvaises, mais on ne se fait pas une idée bien nette de l’influence exercée par cet état de choses sur les hommes au point de vue physique et moral. Il est vraiment surprenant de voir combien une institution et ses conséquences sociales sont oubliées lorsque cette institution a cessé d’exister, et avec quelle rapidité changent alors les hommes et les choses. Je veux essayer de montrer dans quel état vivaient les serfs, en racontant, non ce que j’ai entendu, mais ce que j’ai vu.

Ouliana, la femme de charge, s’est arrêtée dans le couloir qui mène à la chambre de mon père ; elle se signe : elle n’ose ni avancer ni reculer. Enfin, après avoir récité une prière, elle entre dans la chambre et annonce, d’une voix qu’on entend à peine, que la provision de thé touche à sa fin, qu’il n’y a plus que vingt livres de sucre et que les autres provisions sont bientôt épuisées.

« Voleurs, brigands ! » s’écrie mon père. « Et toi, tu t’es liguée avec eux ! » Sa voix résonne comme le tonnerre dans toute la maison. Notre belle-mère laisse Ouliana faire face à la tempête. Mais mon père crie : « Frol, appelle la princesse ! Où est-elle ? » Et lorsqu’elle rentre, il la reçoit avec les mêmes reproches.

« — Vous aussi, vous vous êtes liguée avec cette engeance de Cham ; vous les soutenez, » et ainsi pendant une demi-heure ou plus.

Alors il commence à vérifier les comptes. En même temps il pense au foin. Il envoie Frol peser ce qu’il en reste et notre belle-mère doit assister à l’opération, pendant que mon père calcule ce qu’il doit en rester dans la grange. Il découvre qu’il manque une quantité considérable de foin, et Ouliana ne peut rendre compte de l’emploi de quelques livres de telle ou telle provision. La voix de mon père devient de plus en plus menaçante ; Ouliana est toute tremblante. Mais voici le cocher qui entre dans la chambre et c’est sur lui que se déchaîne la tempête. Mon père saute sur lui, le frappe, mais l’autre ne cesse de répéter : « Votre altesse a dû faire une erreur. »

Mon père reprend ses calculs, et cette fois il découvre qu’il y a plus de foin dans la grange qu’il ne devrait y en avoir. Les cris recommencent. Maintenant il reproche au cocher de ne pas avoir donné aux chevaux leurs rations quotidiennes complètes. Mais le cocher prend tous les saints du paradis à témoin qu’il a donné leur dû aux animaux, et Frol invoque la Vierge pour confirmer les dires du cocher.

Mais mon père ne veut pas se calmer. Il fait venir Makar, accordeur de piano et sommelier en second, et lui rappelle tous ses récents péchés. La semaine dernière il était ivre et doit encore l’avoir été hier, car il a brisé une demi-douzaine d’assiettes. En réalité, c’est cet accident qui a été la cause de toute cette scène : notre belle-mère a rapporté le fait à notre père ce matin, et voilà pourquoi Ouliana a été gourmandée plus brutalement que d’ordinaire, pourquoi on a vérifié la quantité de foin, et pourquoi mon père continue maintenant de crier que cette engeance de Cham mérite tous les châtiments de la terre.

Tout à coup la tempête se calme. Mon père s’assied à sa table et écrit une note qu’il confie à Frol : « Mène Makar avec cette note au bureau de police et fais-lui appliquer cent coups de verges. »

Dans la maison règnent la terreur et un silence absolu.

L’horloge sonne quatre heures et nous descendons tous dîner. Mais personne n’a d’appétit et le potage reste intact dans les assiettes. Nous sommes dix à table et derrière chacun de nous se tient un violoniste ou un trombone avec une assiette propre dans la main gauche ; mais Makar n’est pas parmi eux.

— « Où est Makar ? » demande notre belle-mère. « appelez-le. »

Makar ne paraît pas. On répète l’ordre. Il entre enfin, pâle, les traits bouleversés, honteux, les yeux baissés. Notre père regarde son assiette pendant que notre belle-mère, voyant que personne n’a encore touché au potage, essaye de nous encourager. — « Ne trouvez-vous pas, enfants, dit-elle, que la soupe est délicieuse ? »

Les larmes me suffoquent, et dès que le repas a pris fin, je sors en courant ; je trouve Makar dans un couloir sombre et j’essaye de lui baiser la main ; mais lui l’arrache à mon étreinte, et dit — est-ce un reproche ou une simple question ? — : « Laisse-moi ; quand tu seras grand, ne seras-tu pas, toi aussi, tout comme lui ? »

— « Non, non, jamais ! »

Cependant, mon père n’était pas l’un des plus mauvais seigneurs. Au contraire, serviteurs et paysans le considéraient comme l’un des meilleurs. Ce que nous voyions chez nous se passait partout, souvent même avec des détails plus cruels. Donner les verges aux serfs faisait régulièrement partie des attributions de la police et du corps des pompiers.

* * *

Une fois, un seigneur fit à un autre cette remarque : « Comment se fait-il, général, que le nombre des âmes de votre domaine augmente si lentement ? Vous ne vous occupez sans doute pas des mariages. »

Quelques jours après le général se fit apporter la liste de tous les habitants de son village. Il releva les noms des jeunes garçons qui avaient atteint l’âge de dix-huit ans et ceux des filles qui avaient plus de seize ans — c’est, en Russie, l’âge requis par la loi pour le mariage. Alors il écrivit : « Jean épousera Anna, Paul épousera Parachka, » et ainsi de suite pour cinq couples. « Les cinq mariages, ajouta-t-il, devront avoir lieu dans dix jours, ce dimanche en huit. »

Un cri général de désespoir s’éleva dans le village. Dans chaque maison les femmes, jeunes et vieilles, pleuraient. Anna avait espéré épouser Grégoire ; les parents de Paul avaient déjà parlé aux Fédotovs à propos de leur fille qui aurait bientôt l’âge. D’ailleurs, c’était la saison des labours, non des mariages ; et quel mariage peut-on préparer en dix jours ? Les paysans, par douzaines, venaient voir le seigneur ; des paysannes se tenaient en groupe à l’entrée de derrière de la maison, apportant des pièces de fine toile pour la dame du seigneur afin d’obtenir sa médiation. Tout fut inutile. La maître avait dit que les mariages devaient avoir lieu à telle date et il en serait ainsi.

Au jour fixé, les cortèges nuptiaux, plutôt semblables à des convois d’enterrement, se rendirent à l’église. Les femmes sanglotaient, comme elles pleurent pendant les funérailles. Un domestique fut envoyé à l’église, pour prévenir son maître dès que la cérémonie serait terminée ; mais bientôt il revint en courant, la casquette à la main, pâle et défait.

« Parachka, dit-il, résiste ; elle refuse d’épouser Paul. Le Père (c’est-à-dire le prêtre) lui a demandé : « Acceptes-tu ? » mais elle a répondu à haute voix : « Je refuse. »

Le seigneur entra en fureur. « Va dire à cet ivrogne à longue crinière (il désignait ainsi le prêtre : le clergé russe porte les cheveux longs) — que si Parachka n’est pas mariée immédiatement, je le dénonce à l’archevêché comme ivrogne. Comment ce coquin ose-t-il me désobéir ? Dis-lui qu’on l’enverra pourrir dans un monastère et que j’exilerai la famille de Parachka dans les steppes. »

Le valet transmit le message. Les parents de Parachka et le prêtre entourèrent la jeune fille ; sa mère en larmes tomba à genoux devant elle, la suppliant de ne pas causer la perte de toute la famille. La jeune fille ne cessait de dire : « Je ne veux pas », mais d’une voix de plus en plus faible qui ne fut bientôt plus qu’un murmure, et enfin elle se tut. La couronne nuptiale fut posée sur sa tête ; elle n’opposa aucune résistance, et le valet alla en toute hâte annoncer la nouvelle à la maison : « Ils sont mariés. »

Une demi-heure plus tard, les petites clochettes des cortèges nuptiaux résonnaient à la porte de la maison du seigneur. Les cinq couples descendaient de voiture, traversaient la cour et entraient dans le vestibule. Le seigneur les recevait, leur offrant un verre de vin, tandis que les parents, derrière leurs filles en pleurs, leur ordonnaient de s’incliner jusqu’à terre devant leur maître.

Les mariages par ordre étaient si communs que parmi nos serviteurs, chaque fois qu’un jeune couple prévoyait qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, bien qu’ils n’eussent aucune inclination l’un pour l’autre, ils prenaient la précaution d’être parrain et marraine ensemble au baptême d’un enfant d’une famille de paysans. Le mariage devenait alors impossible d’après les canons de l’Église russe. Ordinairement, le stratagème réussissait, mais un jour il eut un résultat tragique. Andréï, le tailleur, devint amoureux d’une jeune fille appartenant à l’un de nos voisins. Il espérait que mon père lui permettrait de s’établir librement comme tailleur, en échange d’une certaine annuité, et qu’en travaillant ferme à son métier il arriverait à mettre de côté quelque argent et à racheter la jeune fille. Autrement, en épousant un des serfs de mon père, elle serait devenue serve du maître de son mari. Or, comme Andréï et l’un des servantes de notre maison prévoyaient qu’on pourrait leur ordonner de s’épouser, ils convinrent de tenir ensemble un enfant sur les fonds baptismaux. Ce qu’ils avaient craint se produisit : un jour, on les appela chez le maître et l’ordre qu’ils appréhendaient leur fut donné.

« Nous obéissons toujours à vos ordres, dirent-ils, mais il y a quelques semaines nous avons été ensemble parrain et marraine à un baptême. » Andréï expliqua aussi ses désirs et ses intentions. Le résultat fut qu’on l’envoya au bureau de recrutement et qu’il devint soldat pour le reste de ses jours.

Sous Nicolas Ier, le service militaire obligatoire pour tous n’existait pas comme aujourd’hui. Les nobles et les marchands étaient exempts, et quand on ordonnait une nouvelle levée de recrues, les propriétaires fonciers devaient prélever sur leurs serfs un certain nombre d’hommes. En général les paysans, dans chaque commune rurale, dressaient eux-mêmes une liste, mais les gens de maison étaient entièrement à la merci de leur seigneur, et s’il était mécontent de l’un d’eux, il l’envoyait au bureau de recrutement et demandait un reçu. Ce reçu avait une valeur considérable, car on pouvait le vendre à tout homme dont le tour était venu d’être soldat.

En ce temps-là, le service militaire était terrible. Un homme devait rester vingt-cinq ans sous les drapeaux et la vie du soldat était extrêmement pénible. Devenir soldat signifiait être arraché à tout jamais à son village natal et aux siens, et être livré à des officiers comme ce Timoféïev dont j’ai déjà parlé. Les coups donnés par les officiers, la bastonnade avec des cannes ou des baguettes de bouleau, pour la faute la plus légère, c’étaient là des faits quotidiens. La cruauté avec laquelle on agissait dépasse toute imagination. Même dans le corps des cadets, où l’on ne recevait que des fils de nobles, on administrait parfois, — pour une cigarette, — mille coups de verges en présence de tout le corps. Le docteur se tenait près du jeune garçon qu’on torturait et n’ordonnait de suspendre la punition que lorsqu’il constatait que le pouls allait cesser de battre. La victime ensanglantée était emmenée sans connaissance à l’hôpital. Le grand-duc Michel, commandant des écoles militaires, aurait bientôt destitué le directeur d’un corps de cadets où de tels cas ne se seraient pas présentés un ou deux fois par an. « Pas de discipline, » aurait-il dit.

Pour les simples soldats, c’était bien pis. Lorsque l’un d’eux comparaissait devant un conseil de guerre, le jugement portait que mille homme seraient placés sur deux rangs se faisant face, chaque soldat armé d’une verge de la grosseur du petit doigt (on donnait à ces verges leur nom allemand spitzruten), et le condamné serait traîné trois, quatre, cinq et même sept fois entre ces deux rangs, chaque soldat administrant un coup. Des sergents suivaient, veillant à ce que l’on frappât de toutes ses forces. Lorsque mille, ou deux mille coups avaient été appliqués, la victime crachant le sang était emmené à l’hôpital où on la soignait, afin que le châtiment pût être repris, dès qu’elle serait plus ou moins remise des suites de la première partie du supplice. Si le soldat mourait dans ces tortures, l’exécution de la sentence s’achevait sur son cadavre. Nicolas Ier et son frère Michel étaient impitoyables : jamais une remise de peine n’était prononcée. « Je te ferai passer par les verges ; tu laisseras ta peau sous le bâton, » étaient des menaces qui faisaient partie du langage courant.

Un effroi sinistre se répandait dans la maison quand on apprenait que l’un des serviteurs devait être envoyé au bureau de recrutement. Pour l’empêcher de se suicider on l’enchaînait dans l’office et on le gardait à vue. Une charrette de paysan s’avançait jusqu’à la porte de l’office et le condamné sortait entre deux gardes. Tous les serviteurs l’entouraient. Il s’inclinait profondément, demandant pardon à chacun de ses offenses voulues ou non. Si son père et sa mère demeuraient dans notre village, ils venaient lui dire adieu. Il s’inclinait jusqu’à terre devant eux, et sa mère et ses autres parents commençaient à psalmodier leurs lamentations — quelque chose qui tenait du chant et du récitatif : « Entre les mains de qui nous laisses-tu ? Qui prendra soin de toi en pays étranger ? Qui me protégera contre les hommes cruels ? » — exactement comme elles chantaient leurs lamentations à un enterrement, et avec les mêmes paroles.

Andréï dut donc pendant vingt-cinq ans subir le terrible sort du soldat : tous ses rêves de bonheur avaient eu une fin tragique.

* * *

Le sort de l’une des servantes, Pauline ou Polia comme on l’appelait d’ordinaire, fut encore plus terrible. On lui avait appris à faire de la broderie fine et elle exécutait des travaux très artistiques. A Nikolskoïé son métier à broder était dans la chambre d’Hélène et souvent elle prenait part aux conversations que tenaient notre sœur et une sœur de notre belle-mère qui demeurait avec Hélène. Bref, par ses manières et son langage, Polia ressemblait plutôt à une jeune personne de bonne éducation qu’à une servante.

Un malheur lui arriva : elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère. Elle raconta tout à notre belle-mère qui éclata en reproches : « Je ne veux pas que cette créature reste plus longtemps chez moi ! Je ne supporterai pas une telle honte dans ma maison ! L’impudique créature !... » Les pleurs d’Hélène n’y firent rien. Polia eut les cheveux coupés court et fut exilée à la laiterie ; et comme elle était en train de broder un très beau jupon, elle dut le terminer à la laiterie, dans une masure sale, près d’une fenêtre microscopique. Elle le termina et fit beaucoup d’autres belles broderies, toujours dans l’espoir d’obtenir son pardon. Mais le pardon ne vint pas.

Le père de son enfant, serviteur de l’un de nos voisins, implora la permission de l’épouser ; mais comme il n’avait pas d’argent à offrir, sa requête fut repoussée. On trouvait que Polia avaient des « manières trop distinguées », on s’en indignait et on lui réserva un sort des plus tristes. Il y avait dans notre maison un homme employé comme postillon à cause de sa petite taille ; on le surnommait « Filka le bancal ». Dans son enfance un cheval lui avait donné un terrible coup de pied, et il ne put grandir. Ses jambes étaient torses, ses pieds tournés en dedans, son nez brisé et déjeté, sa mâchoire déformée. C’est ce monstre que Polia dut épouser — et elle fut mariée de force. On les envoya ensuite comme paysans dans le domaine que possédait mon père dans le gouvernement de Riazan.

On ne reconnaissait pas, on ne soupçonnait même pas chez les serfs l’existence de sentiments humains, et lorsque Tourguénev publia son petit récit : Moumou, et que Grigorovitch commença à faire paraître ses romans saisissants, où il faisait pleurer ses lecteurs sur les infortunes des serfs, ce fut pour beaucoup de personnes une étonnante révélation. « Ils aiment comme nous aimons ; est-ce possible ? » s’écriaient les dames sentimentales qui ne pouvaient lire un roman français sans verser des larmes sur les infortunes des nobles héros et des nobles héroïnes.

* * *

L’éducation que les propriétaires faisaient parfois donner à leurs serfs n’était pour que ceux-ci qu’une nouvelle source de malheur. Un jour, mon père remarqua chez un paysan un jeune garçon intelligent et l’envoya faire ses études de médecin auxiliaire. Le jeune homme était laborieux, et après quelques années d’études il réussit brillamment. Lorsqu’il revint à la maison, mon père acheta tout ce qui était nécessaire pour un dispensaire bien monté, et ce dispensaire fut très gentiment installé dans l’une de nos petites maisons de Nikolskoïé. En été, Sacha le docteur — c’était le nom familier qu’on donnait au jeune homme dans la maison — s’occupait activement de cueillir et de préparer toutes sortes d’herbes, et en peu de temps il devint très populaire dans les environs de Nikolskoïé. Les paysans venaient des villages voisins et mon père était fier du succès de son dispensaire. Mais cet état de choses ne dura pas. Un hiver, mon père vint à Nikolskoïé, y séjourna quelques jours et repartit. Cette nuit-là, Sacha le docteur se tua d’un coup de fusil — par accident, raconta-t-on ; mais il y avait au fond une affaire d’amour. Il aimait une jeune fille qu’il ne pouvait épouser, parce qu’elle appartenait à un autre propriétaire.

Le cas d’un autre jeune homme, Guérasime Krouglov, que mon père envoya à l’Institut agronomique de Moscou, fut presque aussi triste. Il passa ses examens très brillamment et obtint une médaille d’or. Le directeur de l’Institut fit tous ses efforts pour amener mon père à donner la liberté à Guérasime et à le laisser suivre les cours de l’Université — les serfs n’ayant pas ce droit. « Sûrement il deviendra un homme remarquable, disait le directeur, peut-être une des gloires de la Russie, et ce serait un honneur pour vous d’avoir donné un tel homme à la science russe. »

— « J’ai besoin de lui pour mes terres, » répondit mon père à toutes les démarches qu’on faisait près de lui en faveur du jeune homme. En réalité, étant donné les méthodes primitives de culture qui étaient alors en usage, Guérasime Krouglov était absolument inutile. Il arpenta le domaine, mais lorsque ce fut fait on lui donna l’ordre de rester dans l’antichambre et pendant nos repas de se tenir derrière nous, une assiette à la main. Naturellement Guérasime en souffrait beaucoup ; ses rêves le portaient vers l’université, les études scientifiques. Son regard trahissait son mécontentement, et notre belle-mère semblait prendre un plaisir tout particulier à le froisser en toute occasion. Un jour d’automne, un coup de vent ayant ouvert la porte cochère, elle lui cria : « Garaska, va fermer la porte. »

Ce fut la dernière goutte qui fit déborder le vase. Il répondit : « Vous avez un portier pour cela, » et il s’en alla.

Ma belle-mère courut à la chambre de mon père et lui cria : « Vos valets m’insultent dans votre maison ! »

Immédiatement Guérasime fut arrêté et enchaîné, pour être envoyé au régiment. Ses adieux à ses vieux parents furent une des scènes les plus déchirantes que j’aie jamais vues.

Mais cette fois le destin prit sa revanche. Nicolas Ier mourut, et le service militaire devint plus supportable. On remarqua bientôt les grandes aptitudes de Guérasime et au bout de quelques années il était l’un des principaux employés, la véritable cheville ouvrière, d’un des bureaux du Ministère de la Guerre. Or il arriva que mon père, qui était absolument honnête, et qui, en un temps où presque tous étaient accessibles à la corruption et faisaient fortune, ne s’était jamais laissé corrompre, se départit un jour des règles strictes du service afin d’obliger le commandant de son corps d’armée et consentit à commettre quelque irrégularité en sa faveur. Cela faillit lui coûter sa promotion au grade de général. Le but de toute sa carrière de trente-cinq ans allait être manqué. Ma belle-mère se rendit à Pétersbourg pour écarter les difficultés, et un jour, après bien des démarches, on lui dit que le seul moyen d’obtenir ce qu’elle désirait était de s’adresser à un certain employé du ministère. C’était, il est vrai, un simple employé, mais il pouvait tout près de ses supérieurs. Le nom de cet homme était Guérasime Ivanovitch Krouglov.

— « Pense donc, notre Garaska ! me disait-elle plus tard. Je le savais bien, qu’il avait de grandes aptitudes. J’allai le voir, et je lui parlai de l’affaire , et il dit : Je n’en veux pas au vieux prince, et je ferai tout ce que je pourrai pour lui. »

Il tint parole. Il fit un rapport favorable et mon père obtint sa promotion. Il put enfin revêtir le pantalon rouge et la tunique à doublure rouge si longtemps désirés et sur son casque il put porter le plumet.

Ce sont là des choses que j’ai vues moi-même dans mon enfance. Mais si je rapportais ce que j’ai entendu raconter dans ces années-là, ce serait bien plus horrible encore : histoires d’hommes et de femmes arrachés à leur famille et à leur village, et vendus, ou perdus au jeu, ou échangés contre un couple de chiens de chasse, puis transportés vers quelque endroit éloigné pour y créer un nouveau domaine ; histoires d’enfants enlevés à leurs parents et vendus à des maîtres cruels ou dissolus ; de fustigations « dans les écuries », ce qui se passait chaque jour avec une cruauté inouïe ; d’une jeune fille, qui n’échappa au déshonneur qu’en se noyant ; d’un vieillard blanchi au service de son maître et qui se pendit sous la fenêtre du seigneur ; et de révoltes de serfs, que Nicolas Ier étouffait en faisant mourir sous les verges un homme sur dix ou sur cinq et en dévastant le village dont les habitants, après une exécution militaire, allaient mendier leur pain dans les provinces voisines, comme s’ils avaient été victimes d’un incendie.

Quant à la pauvreté que j’ai vue pendant nos voyages dans certains villages, particulièrement dans ceux qui appartenaient à la famille impériale, les mots seraient impuissants à décrire cette misère à des lecteurs qui ne l’ont pas vue de près.

* * *

Devenir libre, c’était pour les serfs le rêve de tous les instants — rêve difficile à réaliser, car une grosse somme d’argent était nécessaire pour décider un propriétaire à se dessaisir d’un serf.

— « Sais-tu, me dit un jour mon père, que ta mère m’est apparue après sa mort ? Vous autres jeunes gens, vous ne croyez pas à ces choses-là, mais c’est ainsi. J’étais assis un soir très tard sur cette chaise, à ma table de travail, et je sommeillais, lorsque tout à coup je la vis entrer par derrière, tout en blanc, très pâle et les yeux luisants. A son lit de mort, elle m’avait prié de lui promettre de donner la liberté à sa servante, Macha, et j’avais promis ; mais par la suite je dus m’occuper de choses et d’autres, et une année presque entière s’était écoulée sans que j’eusse tenu ma promesse. Elle m’apparut donc et me dit à voix basse : « Alexis, tu m’as promis de donner la liberté à Macha : l’as-tu oublié ? » J’étais fort effrayé : je sautai de ma chaise, mais la vision s’était évanouie. J’appelai les serviteurs, mais aucun n’avait rien vu. Le lendemain matin, j’allai sur sa tombe et fis chanter une litanie, puis immédiatement je mis Macha en liberté. »

Lorsque mon père mourut, Macha vint à son enterrement et je lui parlai. Elle était mariée et vivait heureuse au milieu de sa famille. De son ton plaisant, mon frère Alexandre lui raconta ce que mon père avait dit, et nous lui demandâmes si elle le savait.

— « Ces choses, répondit-elle, sont passées depuis bien longtemps, aussi je puis bien vous dire la vérité. Je voyais que votre père avait complètement oublié sa promesse, alors je m’habillai en blanc et pris la voix de votre mère. Je lui rappelai la promesse qu’il lui avait faite — Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas ? »

— « Naturellement non ! »

Dix ou douze ans après les scènes décrites dans la première partie de ce chapitre, je me trouvais un soir dans la chambre de mon père, et nous causions du passé. Le servage avait été aboli, et mon père se plaignait — sans trop d’acrimonie d’ailleurs — du nouvel état de choses : il l’avait accepté sans trop murmurer.

— « Vous devez convenir, père, dis-je, que souvent vous avez puni vos serviteurs cruellement et sans aucune raison. »

— « Avec ces gens-là, répliqua-t-il, il était impossible de faire autrement ; » et se rejetant en arrière dans son fauteuil, il resta plongé dans ses pensées. « Mais ce que j’ai fait ne vaut pas la peine qu’on en parle, » dit-il après un long silence. « Vois par exemple ce Sablev : il a l’air si tendre, il parle d’une voix si douce ; mais avec ses serfs, il était réellement terrible. Combien de fois n’ont-ils pas comploté de le tuer ! Moi, du moins, je n’ai pas abusé de mes servantes, tandis que ce vieux démon de Tonkov y allait de telle sorte que les paysannes voulaient lui infliger un terrible châtiment... Au revoir, bonne nuit ! »

Chapitre V

SOUVENIRS DE LA GUERRE DE CRIMÉE. — MORT DE NICOLAS Ier. — MON DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL. — MES GOÛTS LITTÉRAIRES. — MES ESSAIS DE JOURNALISME.

Je me souviens très bien de la guerre de Crimée. A Moscou on ne s’en occupait pas beaucoup. Naturellement, dans chaque maison, à la veillée, on faisait de la charpie et des bandages pour les blessés. Mais il n’en parvenait guère aux armées russes : d’énormes quantités étaient volées et vendues aux armées ennemies. Ma sœur Hélène et les autres jeunes dames chantaient des chants patriotiques, mais dans la société le ton général n’était guère influencé par la grande lutte qui se déroulait. A la campagne, au contraire, la guerre causait beaucoup de tristesse. Les levées de soldats se suivaient avec rapidité, et continuellement nous entendions les paysannes chanter leurs chants funèbres. Le peuple russe considère la guerre comme une calamité que la Providence lui envoie, et il acceptait cette guerre avec une solennité qui contrastait étrangement avec la légèreté dont j’ai été témoin ailleurs en pareilles circonstances. Malgré ma jeunesse, ce sentiment de résignation solennelle qui régnait dans nos villages ne m’échappa pas.

Mon frère Nicolas, comme beaucoup d’autres, fut atteint par la fièvre de la guerre, et sans achever ses études au corps des cadets, il alla rejoindre l’armée dans le Caucase. Je ne le revis plus jamais.

Pendant l’automne de 1854, notre famille s’accrut par suite de l’arrivée de deux sœurs de notre belle-mère. Elles avaient eu une maison et des vignobles à Sébastopol, mais maintenant elles étaient sans foyer et venaient demeurer avec nous. Lorsque les alliés avaient débarqué en Crimée on avait dit aux habitants de Sébastopol qu’ils n’avaient rien à craindre et pouvaient rester où ils étaient ; mais après la défaite de l’Alma, on leur ordonna de partir en toute hâte, car la ville allait être investie sous peu de jours. Les moyens de transport faisaient défaut, et les routes étaient impraticables à cause des troupes qui avançaient vers le sud. Louer une voiture était presque impossible, et les dames, ayant abandonné sur la route tout ce qu’elles possédaient, eurent beaucoup à souffrir avant d’atteindre Moscou.

La plus jeune des deux sœurs et moi nous devînmes bientôt amis. C’était une dame d’environ trente ans qui fumait cigarette sur cigarette et me racontait toutes les horreurs de leur voyage. Elle parlait avec des larmes dans les yeux des beaux vaisseaux de guerre qu’on avait coulés à l’entrée du port de Sébastopol, et elle ne pouvait comprendre comment les Russes pourraient défendre la ville du côté de la terre, car il n’y avait pas là de fortifications dignes d’être mentionnées.

J’étais dans ma treizième année quand Nicolas Ier mourut. L’après-midi du 18 février (2 mars) était assez avancée lorsque la police distribua dans toutes les maisons de Moscou un bulletin annonçant la maladie du tsar et invitant les habitants à prier dans les églises pour sa guérison. A ce moment il était déjà mort, et les autorités le savaient, car les communications télégraphiques étaient établies entre Moscou et Pétersbourg. Mais comme on n’avait pas encore dit un mot de sa maladie, on pensait que le peuple devait être graduellement préparé à l’annonce de sa mort.

Nous allâmes tous à l’église et priâmes très pieusement.

Le lendemain, un samedi, la même chose eut lieu et on distribua même le dimanche matin des bulletins sur la santé du tsar. La nouvelle de la mort de Nicolas ne nous parvint que vers midi par quelques serviteurs qui avaient été au marché. Une véritable terreur se répandit dans notre maison et dans les maisons de nos voisins lorsque la nouvelle fut connue. On disait que les paysans au marché se comportaient d’une étrange façon, ne montrant aucun regret, et tenant au contraire des propos dangereux. Les grandes personnes parlaient à voix basse, et notre belle-mère ne cessait de répéter en français : « Ne parlez pas devant les domestiques, » tandis que ceux-ci chuchotaient entre eux, s’entretenant probablement de la « liberté » prochaine. La noblesse s’attendait à tout moment à une révolte des serfs, — un nouveau soulèvement de Pougatchov.

Pendant ce temps, à Pétersbourg, des hommes des classes cultivées s’embrassaient dans les rues en se communiquant la nouvelle. Chacun sentait que la fin de la guerre et de la terrible situation qui existait sous le « despote de fer » étaient proches désormais. On parlait d’empoisonnement, parce que le corps du tsar se décomposait très rapidement ; mais la vraie cause de ce fait se fit jour peu à peu : Nicolas avait absorbé une trop forte dose d’un médicament énergique.

A la campagne, pendant l’été de 1855, on suivait avec un intérêt solennel les combats héroïques qui se livraient à Sébastopol autour de chaque pouce de terre et de chaque pierre de ses bastions démantelés. Deux fois par semaine régulièrement on envoyait de chez nous un messager au chef-lieu du district pour chercher les journaux ; et à son retour, avant même qu’il fût descendu de cheval, on lui arrachait les journaux des mains. Hélène ou moi en faisions la lecture à la famille, et les nouvelles étaient transmises immédiatement à la chambre des domestiques, puis à la cuisine, à l’office, à la maison du pope et aux paysans. Les récits sur les derniers jours de Sébastopol, sur l’épouvantable bombardement et finalement sur l’évacuation de la ville par nos troupes, firent couler les larmes. Dans chaque maison des alentours la perte de Sébastopol fut pleurée avec autant de chagrin que l’aurait été la mort d’un proche parent, bien que chacun comprît que désormais la terrible guerre prendrait fin bientôt.

* * *

Ce fut au mois d’août 1857 — j’avais alors près de quinze ans — que mon tour vint d’entrer au corps des pages, et je fus emmené à Pétersbourg. Lorsque je quittai la maison paternelle, j’étais encore un enfant ; mais le caractère de l’homme est formé ordinairement d’une façon définitive plus tôt qu’on ne le suppose en général, et il est évident pour moi qu’en dépit de mon extérieur d’enfant j’étais dès lors bien semblable à ce que j’ai été par la suite. Mes goûts, mes inclinations étaient déjà fixés.

C’est mon précepteur russe, comme je l’ai dit, qui donna la première impulsion au développement de mon esprit. C’est une excellente habitude dans les familles russes — habitudes qui se perd malheureusement aujourd’hui — d’avoir dans la maison un étudiant qui aide les garçons et les filles dans leurs leçons et leurs devoirs, même lorsqu’ils sont au lycée. L’assistance de cet étudiant est inestimable pour rendre plus complète l’assimilation de ce qu’ils apprennent à l’école et pour élargir leurs idées sur les sujets de leurs études. En outre, il introduit dans la famille un élément intellectuel et devient pour les jeunes un frère aîné, responsable de ses élèves ; et comme les méthodes d’enseignement changent rapidement d’une génération à l’autre, il peut aider les enfants beaucoup mieux que ne pourraient le faire les parents les plus instruits.

Nikolaï Pavlovitch Smirnov avait des goûts littéraires. En ce temps-là, sous la censure barbare de Nicolas Ier, beaucoup d’ouvrages absolument inoffensifs de nos meilleurs écrivains ne pouvaient être publiés ; d’autres étaient tellement mutilés que beaucoup de passages avaient perdu toute signification. Dans la joyeuse comédie de Griboïédov, « Le malheur d’avoir trop d’esprit », qu’on peut mettre sur le même rang que les meilleures comédies de Molière, le colonel Skalozoub devait être nommé M. Skalozoub, au détriment du sens et même du rythme des vers ; car représenter un colonel sous un jour comique aurait été considéré comme une insulte à l’armée. Pour un livre aussi inoffensif que les « Âmes mortes »de Gogol, on ne permit pas la publication de la seconde partie ni la réimpression de la première qui était pourtant épuisée depuis longtemps. De nombreux vers de Pouchkine, de Lermontov, de A. K. Tolstoï, de Ryléïev et d’autres poètes n’étaient pas autorisés à voir la lumière. Et je ne dis rien des vers qui avaient quelque signification politique ou qui contenaient une critique de la situation. Tous ces écrits circulaient en manuscrit, et mon précepteur copiait des livres entiers de Gogol et de Pouchkine pour lui-même et ses amis, tâche dans laquelle je l’assistais parfois. En vrai enfant de Moscou, il était imbu de la plus profonde vénération pour ceux de nos écrivains qui vivaient à Moscou. Quelques-uns demeuraient dans le Vieux Quartier des Écuyers. Il me montrait avec respect la maison de la comtesse Salias (Eugénie Tour), qui était notre plus proche voisine, tandis que nous regardions toujours la maison du célèbre exilé Alexandre Herzen avec un mystérieux sentiment, mélange de respect et de terreur. La maison qu’habitait Gogol était pour nous un objet de profond respect, et bien que je n’eusse pas neuf ans lorsqu’il mourut — c’était en 1851 — et que je n’eusse lu aucun de ses ouvrages, je me souviens très bien de la tristesse que sa mort causa à Moscou. Tourguénev rendit très bien ce sentiment en quelques lignes pour lesquelles Nicolas Ier le fit arrêter et exiler dans son domaine.

Le grand poème de Pouchkine, « Evguéniy Oniéguine », ne fit sur moi que peu d’impression, et encore aujourd’ hui j’admire moins le fonds de ce poème que la simplicité et la beauté merveilleuse du style. Mais les ouvrages de Gogol que je lus à l’âge de onze ou douze ans produisirent sur mon esprit un puissant effet, et dans mes premiers essais littéraires, je cherchais à imiter sa manière enjouée. Une nouvelle historique de Zagoskine « Youriy Miloslavskiy » sur l’époque de la grande insurrection de 1612, « la Fille du Capitaine » de Pouchkine, qui traite du soulèvement de Pougatchov et la « Reine Margot » de Dumas éveillèrent en moi un intérêt durable pour l’histoire. Quant aux autres romans français, je ne commençai à en lire que depuis que Daudet et Zola se furent mis en relief. Depuis mes jeunes années Nekrassov était mon poète favori : je savais beaucoup de ses vers par cœur.

Nikolaï Pavlovitch Smirnov se mit en devoir de me faire écrire, et avec son aide, je rédigeai une longue « Histoire d’une pièce de dix sous » pour laquelle nous inventâmes toutes sortes de personnages qui entraient tour à tour en possession de la pièce de monnaie.

A cette époque mon frère Alexandre avait un tour d’esprit beaucoup plus poétique. Il écrivait les histoires les plus romanesques et commença de bonne heure à faire des vers. Il les composait avec une étonnante facilité et dans un style très musical et très aisé. S’il n’avait été absorbé plus tard par les sciences naturelles et les études philosophiques, il serait incontestablement devenu un poète de marque. A cette époque l’endroit où il allait de préférence chercher l’inspiration poétique était le toit en pente douce situé au-dessous de notre fenêtre. Cela excitait toujours en moi l’envie de le taquiner. « Voyez le poète cherchant des rimes au pied de la cheminée ! » disais-je ; et les taquineries se terminaient par une terrible bataille, qui mettait au désespoir notre sœur Hélène.

Mais Alexandre était si peu vindicatif que la paix était bientôt conclue, et nous nous aimions énormément. Entre garçons les coups et l’amitié semblaient toujours marcher de pair.

Je m’étais déjà mis à faire du journalisme. Dans ma douzième année je commençai à éditer un journal quotidien. On n’avait pas de papier à discrétion chez nous et mon journal était d’un format lilliputien. Comme la guerre de Crimée n’avait pas encore éclaté, et que le seul journal que mon père reçût était la Gazette de la Police de Moscou, je n’avais pas un grand choix de modèles. Aussi ma Gazette à moi consistait simplement en courts entrefilets annonçant les nouvelles du jour : « Promenade dans les bois. N.P. Smirnov tua deux grives », ou autres choses semblables.

Cela cessa bientôt de me satisfaire, et en 1855 je lançai une revue mensuelle qui contenait les vers d’Alexandre, mes nouvelles, un certain nombre de variétés. L’existence matérielle de cette revue était complètement assurée, car elle avait suffisamment d’abonnés, à savoir l’éditeur lui-même et Smirnov, qui paya régulièrement son abonnement d’un certain nombre de feuilles de papier, même après qu’il eut quitté la maison. En retour je copiais soigneusement un second exemplaire pour mon fidèle ami.

Lorsque Smirnov nous quitta et qu’un étudiant en médecine N. M. Pavlov prit sa place, celui-ci m’assista dans mes fonctions d’éditeur. Il obtint pour la revue un poème d’un de ses amis, et — chose plus importante encore — la leçon d’ouverture du cours de géographie physique de l’un des professeurs de Moscou. Naturellement c’était de l’inédit : une reproduction n’aurait jamais été admise dans une publication si sérieuse.

Alexandre, cela va sans dire, prenait un vif intérêt à la revue, et l’écho de sa renommée vint jusqu’au corps des cadets. Quelques jeunes écrivains en quête de gloire entreprirent de lancer une publication rivale. L’affaire était grave : pour les poèmes et les nouvelles nous pouvions tenir la partie ; mais ils avaient un « critique » et un critique qui écrit, à propos des personnages d’une nouvelle, toutes sortes de choses sur les conditions de la vie, et touche à mille questions qu’on ne pourrait traiter autre part, voilà ce qui fait l’âme d’une revue russe. Ils avaient un critique et nous n’en avions pas ! Par bonheur, l’article qu’il écrivit pour le premier numéro fut montré à mon frère. C’était plutôt prétentieux et faible, et Alexandre écrivit immédiatement une contre-critique, ridiculisant et démolissant la critique d’une manière violente. Il y eut une grande consternation dans le camp rival quand on apprit que cette contre-critique paraîtrait dans notre prochain numéro. Ils renoncèrent à publier leur revue et les meilleurs écrivains entrèrent dans notre comité de rédaction. Triomphalement nous annonçâmes qu’à l’avenir nous aurions la « collaboration exclusive » de tant d’écrivains distingués.

Au mois d’août 1857, la revue dut cesser de paraître, après environ deux ans d’existence. Un nouveau milieu et une vie nouvelle m’attendaient. Je quittai la maison avec d’autant plus de regret que toute la distance de Moscou à Pétersbourg me séparerait d’Alexandre et que je considérais déjà mon entrée dans une école militaire comme un malheur pour moi.

DEUXIÈME PARTIE : LE CORPS DES PAGES

Chapitre premier

MON ENTRÉE AU CORPS DES PAGES. — « LE COLONEL ». — L’ESPRIT DOMINANT AU CORPS DES PAGES.

Le rêve que mon père avait si longtemps caressé était enfin réalisé. Il y avait dans le corps des pages une place vacante que je pouvais occuper avant d’avoir dépassé la limite d’âge fixée. On m’emmena à Pétersbourg et j’entrai à l’école. Cent cinquante garçons seulement — la plupart enfants de la noblesse de Cour — recevaient l’instruction dans ce corps privilégié qui avait le double caractère d’une école militaire ayant des prérogatives spéciales et d’une institution de cour attachée à la maison impériale. Après un séjour de quatre ou cinq ans dans le corps des pages, ceux qui avaient passé les examens de fin d’études étaient reçus officiers d’un régiment de la Garde ou d’un régiment quelconque de l’armée, à leur choix, qu’il y eût ou non des vacances dans ce régiment. En outre chaque année les seize meilleurs élèves de la première classe étaient nommés pages de chambre, c’est-à-dire qu’ils étaient personnellement attachés à différents membres de la famille impériale — l’empereur, l’impératrice, les grandes duchesses et les grands ducs. C’était considéré naturellement comme un grand honneur. Les jeunes gens à qui cet honneur était accordé se faisaient ainsi connaître à la Cour ; ils avaient alors bien des chances d’être nommés aide de camp de l’empereur ou de l’un des grands ducs, et par conséquent ils avaient toute facilité de faire une brillante carrière au service de l’État. Aussi les pères et les mères s’efforçaient-ils de faire entrer leurs garçons au corps des pages, même aux dépens d’autres candidats qui ne devaient plus jamais voir une vacance se présenter à eux. Maintenant que j’étais dans ce corps choisi mon père pouvait donner libre cours à ses rêves ambitieux.

Le corps était divisé en cinq classes, dont la plus élevée était la première. On avait l’intention de me faire entrer dans la quatrième. Mais comme on découvrit à l’examen d’entrée que je n’étais pas assez familier avec les fractions décimales, et comme la quatrième contenait cette année-là plus de quarante élèves, tandis que la cinquième n’en comptait que vingt, je dus entrer dans cette dernière classe.

Je fus très vexé de cette décision. Je n’entrais qu’à contre-cœur dans une école militaire, et voilà qu’il me fallait y séjourner cinq ans au lieu de quatre. Qu’allais-je faire en cinquième, si je savais déjà tout ce qu’on y enseignerait ? Les larmes aux yeux, j’en parlai à l’inspecteur, Colonel Winckler, placé à la tête de l’enseignement, mais il me répondit en plaisantant : « vous savez bien ce que disait César : il vaut mieux être le premier dans un village que le second à Rome. » Ce à quoi je répondis avec vivacité que je consentirais vraiment à être le dernier, pourvu que je puisse quitter l’école militaire le plus tôt possible. « Peut-être que vous aimerez l’école dans quelque temps, » fit-il observer, et depuis ce jour il se montra très aimable à mon égard.

Le professeur de mathématique essaya aussi de me consoler. Mais je lui donnai ma parole d’honneur que je ne jetterais jamais les yeux dans son livre, et que néanmoins il serait forcé de me donner les meilleures notes. Je tins parole ; mais en réfléchissant aujourd’hui à cette scène il m’apparaît que l’élève n’était pas d’une nature très docile.

Et cependant, lorsque je remonte à ce lointain passé, je ne puis que me féliciter d’avoir été mis dans la dernière classe. N’ayant, durant la première année, qu’à réviser ce que je savais déjà, je pris l’habitude d’apprendre mes leçons en écoutant simplement ce que les professeurs disaient en classe ; et après les classes j’avais assez de loisir pour lire et écrire autant que je voulais. Je ne préparais jamais mes examens, et je passais le temps qui nous était accordé à cet effet à faire à quelques amis la lecture des drames de Shakespeare ou d’Ostrovsky. Lorsque j’arrivai aux classes « spéciales », j’étais ainsi mieux préparé à recevoir l’enseignement très varié qui nous y était donné.

D’autre part je passai à l’hôpital plus de la moitié du premier hiver. Comme tous les enfants qui ne sont pas nés à Pétersbourg, j’eus à payer mon tribut à « la capitale des marais finlandais » sous la forme de quelques attaques de choléra local et d’une attaque de fièvre typhoïde.

* * *

Au moment où j’entrais au corps des pages, il se produisit un profond changement dans sa vie intime. Toute la Russie se réveillait alors du lourd sommeil et du terrible cauchemar qu’avait été le règne de Nicolas 1er. Notre école sentit elle aussi les effets de cette renaissance. Je ne sais en vérité ce qui serait advenu de moi si j’étais entré au corps des pages une ou deux années plus tôt. Ou bien ma volonté aurait été complètement brisée, ou bien j’aurais été expulsé de l’école, et je ne sais quelles en auraient été les conséquences. Heureusement en 1857 la période de transition était déjà fort avancée.

Le directeur du corps, le général Jeltoukhine était un excellent vieillard. Mais le véritable chef de l’école était « le Colonel », le colonel Girardot, un français au service de la Russie. On disait que c’était un Jésuite, et je le crois en effet. Ses manières, en tout cas, étaient absolument conformes aux enseignements de Loyola, et sa méthode d’éducation était celle des collèges de Jésuites français.

Figurez-vous un petit homme, extrêmement maigre, aux yeux perçants, au regard furtif, portant des moustaches coupées court qui lui donnaient une physionomie de chat ; très calme et ferme ; pas remarquablement intelligent, mais excessivement rusé ; despote au fond du cœur, capable de haïr, de haïr de toutes ses forces, l’enfant qui échappait à sa fascination, — capable d’exprimer cette haine, non par de sottes persécutions, mais par son attitude de tous les instants — une parole qu’il laissait tomber à l’occasion, un geste, un sourire, une exclamation. Il ne marchait pas, il glissait plutôt, et les regards investigateurs qu’il jetait à la ronde sans tourner la tête, complétait l’illusion. Ses lèvres avaient quelque chose de froid et de sec, même quand il essayait de prendre un air bienveillant, et cette expression devenait encore plus dure lorsque sa bouche était tordue par un sourire de contentement ou de mépris. Malgré cela il n’y avait rien en lui d’impérieux ; vous l’auriez pris, à première vue, pour un père bénévole qui parle à ses enfants comme s’ils étaient de grandes personnes. Et cependant vous sentiez bientôt que tous et tout devaient plier devant sa volonté. Malheur à l’enfant qui ne se serait pas senti heureux ou malheureux selon que le Colonel était bien ou mal disposé à son égard.

Les mots « le Colonel » était continuellement sur toutes les lèvres. Nous désignions les autres officiers par leurs surnoms, mais personne n’osait donner un surnom à Girardot. Une sorte de mystère s’attachait à sa personne, comme s’il avait été omniscient et omniprésent. Il est vrai qu’il passait tout le jour et une partie de la nuit à l’école. Même lorsque nous étions en classe, il rôdait partout, visitant nos tiroirs, qu’il ouvrait avec ses propres clefs. Il passait une partie de la nuit à inscrire dans des calepins, dont il avait toute une bibliothèque, les divers défauts et les qualités des enfants, dans des colonnes séparées, à l’aide de singes spéciaux et d’encres de différentes couleurs.

Les jeux, les plaisanteries, les conversations s’interrompaient dès que nous le voyions s’avancer lentement à travers nos salles spacieuses, la main dans la main d’un de ses favoris, balançant son corps d’arrière en avant. Il souriait à un des garçons, en regardait un autre fixement dans les yeux, jetait un coup d’œil indifférent à un troisième et sa lèvre avait une légère contorsion quand il passait près d’un quatrième ; et c’est ainsi que chacun savait qu’il aimait le premier enfant, que le second lui était indifférent, qu’à dessein il ne remarquait pas le troisième et qu’il avait de l’antipathie pour le quatrième. Cette antipathie suffisait à terrifier la plupart de ses victimes, d’autant plus qu’on n’en pouvait donner la raison. Cette aversion muette, sans cesse affichée, et ces regards soupçonneux ont réduit plus dun enfant au désespoir. Pour d’autres le résultat fut l’annihilation complète de la volonté, ainsi que l’a montré l’un des Tolstoï — Théodore, un élève de Girardot, lui aussi — dans une nouvelle autobiographique, les Maladies de la Volonté.

La vie intime du corps des pages était misérable sous la direction du Colonel. Dans les internats les élèves nouvellement entrés sont soumis à des brimades. Les « conscrits » sont ainsi mis à l’épreuve. que valent-ils ? Seront-ils « rapporteurs » ? Puis les « vétérans » aiment à montrer aux nouveaux la supériorité d’une fraternité bien établie. C’est ce qui se passe dans toutes les écoles et les prisons. Mais avec Girardot ces persécutions prenaient un caractère plus âpre, et elles venaient non des camarades de la même classe, mais de ceux de la première — des pages de chambre, qui étaient sous-officiers et à qui Girardot avait donné une situation supérieure, tout exceptionnelle. son système était de leur donner carte blanche, d’avoir l’air d’ignorer même les horreurs qu’ils commettaient, et de maintenir par eux une discipline sévère. Rendre un coup qu’on avait reçu d’un page de chambre aurait eu pour résultat, sous le règne de Nicolas Ier, de vous faire envoyer dans un bataillon d’enfants de troupe, si le fait était connu. Et si un élève se révoltait de quelque façon contre le simple caprice d’un page de chambre, les vingt jeunes gens de la première classe, armés de leurs lourdes règles de chêne, se réunissaient dans une salle, et, avec le consentement tacite de Girardot, administraient une sévère correction à l’enfant qui avait montré un tel esprit d’insubordination.

En conséquence, la première classe faisait ce qu’elle vouait. L’hiver précédent un de leurs jeux favoris avait été de réunir les « conscrits » le soir dans une salle, en chemise, et de les faire courir en rond, comme des chevaux dans un cirque, tandis que les pages de chambre, armés de fouets d’élastique et se tenant les uns au centre et les autres à l’extérieur du cercle, fouettaient impitoyablement les enfants. En général, le « cirque » se terminait à l’orientale, d’une manière abominable. Les conceptions morales qui prévalaient à cette époque, et les conversations qui se tenaient à l’école sur ce qui se passait le soir après le cirque, étaient d’une telle nature que moins nous en parlerons, mieux cela vaudra.

Le colonel n’ignorait rien de tout cela. Il avait un service d’espionnage parfaitement organisé, et rien ne lui échappait. Mais tant qu’on ne savait pas qu’il était au courant, tout allait bien. Fermer les yeux sur ce que faisait la première classe, telle était la base du système sur lequel s’appuyait sa discipline.

* * *

Cependant un nouvel esprit d’indépendance s’éveillait dans l’école, et quelques moins avant mon entrée une révolution avait eu lieu. Cette année-là, la troisième était différente de ce qu’elle avait été jusqu’alors. Elle comptait un certain nombre de jeunes gens qui étudiaient réellement et lisaient beaucoup ; quelques-uns devinrent par la suite des hommes de valeur. Je fis la connaissance de l’un d’eux — nous l’appellerons von Schauff — au moment où il lisait la Critique de la Raison pure de Kant. D’autre part il y avait parmi eux quelques-uns des élèves les plus forts de l’école. L’élève le plus grand de l’établissement se trouvait dans cette classe, de même que le plus robuste, Kochtov, un grand ami de von Schauff.

Ces élèves de troisième ne supportèrent pas le joug des pages de chambre, avec la même docilité que leurs prédécesseurs ; ils étaient dégoûtés de ce qui se passait, et à la suite d’un incident que je préfère passer sous silence, une bataille eut lieu entre la troisième et la première, et les pages de chambre reçurent une volée sérieuse de leurs subordonnés. Girardot étouffa l’affaire, mais c’en était fait de l’autorité de la première classe. Les fouets en élastique restèrent, mais on s’en ne servit plus jamais. Le cirque et ce qui s’en suivait étaient devenus des choses du passé.

C’était déjà un grand progrès, mais la dernière classe, la cinquième, composée presque entièrement de jeunes enfants nouvellement entrés à l’école devait toujours obéir aux caprices des pages de chambre. Nous avions un très beau jardin, plein de vieux arbres, mais les élèves de la cinquième ne pouvaient guère en jouir ; on les forçait à faire tourner un carrousel, pendant que les élèves de la première étaient assis au milieu, ou bien on leur faisait renvoyer les boules quand ces messieurs jouaient aux quilles. Quelques jours après mon entrée, voyant ce qui se passait dans le jardin, je ne m’y rendis pas, je restai en haut. J’étais en train de lire lorsqu’un page de chambre aux cheveux rouges carotte et à la figure couverte de taches de rousseur, vint à moi et m’intima l’ordre d’aller au jardin prendre part au carrousel.

« — Je n’en ferai rien. Ne voyez-vous pas que je lis ? » lui répondis-je.

La colère le défigurait : il n’avait d’ailleurs jamais une face bien agréable. Il était sur le point de sauter sur moi. Je pris la défensive. Il essaya de me frapper à la figure avec sa casquette. Je parai du mieux que je pus. Alors il lança sa casquette sur le plancher.

« — Ramassez-la. » « — Ramassez-la vous-même. »

Un tel acte de désobéissance ne s’était jamais vu à l’école. Je ne sais pourquoi il ne me roua pas de coups sur-le-champ. Il était beaucoup plus âgé et plus fort que moi.

Le lendemain et les jours suivants je reçus des ordres semblables, mais obstinément je restai en haut. Alors ce furent à tout propos les brutalités les plus exaspérantes. C’était assez pour réduire un enfant au désespoir. Par bonheur je fus toujours d’un caractère jovial : j’accueillis tout par des plaisanteries et n’en fis guère de cas.

D’ailleurs cela ne dura pas. Le temps se mit à la pluie, et nous passions presque toutes nos récréations à l’intérieur de la maison. Dans le jardin les élèves de la première ne se gênaient pas pour fumer, mais quand nous étions à l’intérieur du bâtiment, le fumoir était « la tour ». Cette tour était entretenue dans un état de parfaite propreté et un feu y flambait toujours. Les pages de chambre auraient sévèrement puni tout autre élève qu’ils auraient vu fumer, mais eux étaient toujours assis au coin du feu causant et grillant des cigarettes. Le moment qu’ils préféraient pour fumer, c’était le soir après dix heures, quand on nous supposait tous couchés. Ils ne se séparaient qu’à onze heure et demie, et pour éviter qu’ils ne fussent surpris à l’improviste par Girardot, nous devions monter la garde. Les petits élèves de cinquième étaient arrachés de leur lit à tour de rôle, deux à la fois, et ils devaient flâner dans l’escalier jusqu’à onze heures et demie et avertir que le colonel approchait.

Nous résoûmes de mettre fin à ces veillées nocturnes. Longues furent les discussions et nous consultâmes les autres classes pour savoir ce que nous devions faire. Voici quelle fut leur décision : « Refusez tous de monter la garde, et lorsqu’ils commenceront à vous battre, ce qu’ils feront certainement, allez en aussi grand nombre que possible trouver en corps Girardot. Il n’ignore rien de tout cela, mais alors il sera forcé d’y mettre un terme. » La question de savoir si cela ne serait pas du « rapportage » fut résolue négativement par des experts en matière d’honneur : les pages de chambre ne se conduisaient pas en camarades envers les autres.

Le tour de garde tombait ce soir-là sur le prince Chahovskoï, un « vieux » et sur Sélanov, un nouveau, garçon extrêmement timide qui avait même une voix de fille. Le vieux fut appelé le premier, mais il refusa et on le laissa tranquille. Alors deux pages de chambre allèrent au timide nouveau, qui était au lit ; et comme il refusait d’obéir, ils commencèrent à le frapper brutalement avec de grosses bretelles de cuir. Chahovskoï éveilla quelques-uns de ses voisins de dortoir, et tous coururent trouver Girardot.

J’étais également au lit lorsque les deux grands vinrent à moi et m’ordonnèrent de prendre la garde. Je refusai. Alors, saisissant deux paires de bretelles — nous mettions toujours nos vêtements bien en ordre sur un banc auprès du lit, les bretelles par-dessus, et sur le tout la cravate de travers — ils se mirent à me frapper. Assis dans mon lit, je me défendais avec les mains, et j’avais déjà reçu plusieurs coups violents, quand l’ordre retentit : « La première, chez le colonel ! » Les fiers combattants se radoucirent aussitôt, et à la hâte, ils remirent mes affaires en ordre.

« — Ne dites pas un mot, » murmurèrent-ils. « — La cravate en travers, bien en ordre, » leur dis-je, alors que mes épaules me cuisaient de douleur. Nous ne sûmes pas ce que Girardot dit à la première ; mais le lendemain, comme nous étions en rangs pour descendre au réfectoire, il nous parla d’un ton doucereux, nous disant combien il était triste que des pages de chambre eussent frappé un enfant qui était dans son droit et qui, de plus, était un nouveau ; un garçon aussi timide que Sélanov ! Toute l’école fut dégoûtée de ce discours jésuitique.

Ce fut aussi un coup porté à l’autorité de Girardot, et il y fut très sensible. Il n’éprouvait que de l’aversion pour notre classe et spécialement pour moi — on lui avait rapporté l’affaire du carrousel — et il nous le montrait à toute occasion.

* * *

Durant le premier hiver, je fus un hôte fréquent de l’hôpital. Après avoir souffert d’une fièvre typhoïde, pendant laquelle le directeur et le docteur me prodiguèrent des soins vraiment paternels, j’eus des inflammations gastriques très douloureuses et très fréquentes. Girardot faisait sa ronde quotidienne à l’hôpital. M’y voyant souvent, il se mit à me dire chaque matin, d’un ton demi-plaisant, et en français : « Voici un jeune homme qui se porte comme le Pont-Neuf et qui flâne à l’hôpital. » Une ou deux fois je répondis en riant, mais à la fin, voyant de la méchanceté dans cette constante répétition, je perdis patience et me mis fortement en colère.

« — Comment osez-vous dire cela ? » m’écriai-je. « Je demanderai au docteur de vous interdire l’entrée de cette salle. » Et je continuai sur ce ton.

Girardot fit deux pas en arrière. Ses yeux noirs lancèrent un éclair. Sa lèvre mince s’amincit encore. Enfin il dit : « Je vous ai offensé, n’est-ce pas ? Eh bien, nous avons dans le vestibule deux pièces d’artillerie : nous battons-nous en duel ? »

« — Je ne plaisante pas, continuai-je, et je vous déclare que je ne tolérerai plus vos insinuations. »

Il ne répéta plus sa plaisanterie, mais il me regarda avec plus d’aversion que jamais.

Par bonheur on ne pouvait guère me punir. Je ne fumais pas. Mes vêtements étaient toujours boutonnés et agrafés et proprement pliés le soir.

Tous les jeux me plaisaient, mais plongé dans la lecture et en correspondance continuelle avec mon frère, je pouvais à peine trouver le temps de prendre part à une partie de lapta(espèce de cricket) au jardin, et je retournais toujours à mes livres. Mais lorsque j’étais pris en faute, ce n’était pas moi que Girardot punissait, mais le page de chambre qui était mon supérieur. Un jour, par exemple, je fis au réfectoire une découverte de physique : je remarquai que le son rendu par un verre dépend de la hauteur de l’eau qui y est contenue, et j’essayai immédiatement d’obtenir un accord parfait avec quatre verres. Mais Girardot était derrière moi, et sans me dire un mot, il mit mon page de chambre aux arrêts. Or, ce jeune homme était un excellent garçon, un cousin à moi au troisième degré ; il ne voulait même pas entendre mes excuses et me dit : « C’est bon. Je sais qu’il te déteste. » Mais ses camarades me donnèrent un avertissement : « Attention, méchant gamin, me dirent-ils. Nous ne voulons pas être punis pour vous. » Et si la lecture ne m’avait absorbé presque tout entier, ils m’auraient probablement fait payer cher mon expérience de physique.

Tous parlaient de la haine qu’avait Girardot pour moi ; mais je n’y faisais pas attention, et il est probable que mon indifférence ne faisait que l’accroître. Pendant dix-huit mois il refusa de me donner les épaulettes qu’on donnait d’ordinaire aux nouveaux après un ou deux mois de séjour à l’école, lorsqu’ils avaient appris les rudiments de l’exercice militaire. Mais je me passais très bien de cet ornement. Enfin, un officier, — le meilleur instructeur militaire de l’école, un homme qui aimait l’exercice à la folie, voulut se charger de moi. Et quand je lui eus donné toute satisfaction, il me présenta à Girardot. Le colonel refusa de nouveau, deux fois de suite, si bien que l’officier considéra ce refus comme une injure personnelle ; et le jour où le directeur du corps lui demanda pourquoi je n’avais pas encore les épaulettes, il répondit sans détour : « Le jeune homme est tout prêt, mais le colonel n’en veut pas. » Alors, probablement sur un mot du directeur, Girardot demanda à m’examiner de nouveau, et il me donna les épaulettes le jour même.

Mais l’influence du colonel diminuait rapidement. L’école changeait complètement de caractère. Durant vingt ans, Girardot avait réalisé son idéal : ses élèves étaient bien peignés, leurs cheveux bien bouclés, ils avaient des physionomies de petites filles ; et il envoyait à la Cour des pages aux manières aussi raffinées que les courtisans de Louis XIV. Il se souciait peu de savoir s’ils apprenaient ou non. Ses favoris étaient ceux dont la trousse de toilette comprenait toute sorte de brosses à ongles et de flacons d’essences, ceux dont les « habits bourgeois » (que nous pouvions revêtir quand nous allions le dimanche à la maison) étaient du bon faiseur, ceux qui savaient faire le « salut oblique » le plus élégant. Autrefois, lorsque Girardot faisait répéter aux élèves les cérémonies de la cour, il enveloppait un page dans une des couvertures de coton rayé rouge emprunté à l’un de nos lits, afin de figurer l’impératrice à un baise-main, et les enfants presque religieusement s’approchaient de l’impératrice imaginaire, lui baisaient sérieusement la main et se retiraient avec un salut oblique fort élégant. Mais maintenant, bien qu’à la Cour ils montrassent une grande distinction de manières, ils faisaient lors de ces répétitions des révérences si grotesques que tous éclataient de rire, ce qui mettait Girardot en fureur. Autrefois, les enfants qu’on avait menés à une réception à la Cour et qui avaient été frisés à cette occasion cherchaient à conserver leurs boucles aussi longtemps que possible. Mais maintenant, à leur retour du Palais, ils couraient mettre la tête sous le robinet pour se débarrasser des boucles. Les manières efféminées étaient l’objet de toutes les moqueries. Être envoyé à une réception, y servir de décor, était maintenant considéré plus comme une corvée que comme une faveur.

Quelquefois on menait des petits pages au Palais jouer avec les jeunes grands-ducs. Un jour un de ceux-ci se servant en jouant de son mouchoir en guise de fouet, un des nôtres en fit autant et frappa le grand-duc qui se mit à pleurer. Girardot était épouvanté, tandis que le vieil amiral de Sébastopol, qui était le tuteur du grand-duc, ne fit que féliciter notre camarade.

Un nouvel esprit se développait dans le corps ainsi que dans toutes les écoles : on devenait studieux et sérieux. Jusqu’alors les pages, sûrs d’une façon ou de l’autre d’obtenir les points nécessaires pour être promus officiers de la Garde, passaient les premières années de leur séjour à l’école sans presque étudier, et ce n’est que dans les deux dernières années qu’ils travaillaient plus ou moins. Maintenant les classes inférieures travaillaient très bien. La moralité n’était plus du tout ce qu’elle avait été quelques années auparavant. Les distractions orientales n’étaient plus considérées qu’avec dégoût, et une ou deux tentatives pour revenir aux anciens errements causèrent des scandales dont l’écho parvint jusqu’aux salons de Pétersbourg. Girardot fut destitué. On lui permit seulement de conserver son appartement de célibataire dans l’établissement du corps des pages, et nous le vîmes souvent par la suite se promener enveloppé dans sa longue capote, plongé dans ses réflexions — tristes, je suppose, car il ne pouvait que condamner le nouvel esprit qui se développait rapidement dans le corps des pages.

Chapitre II

L’ENSEIGNEMENT AU CORPS DES PAGES. — ÉTUDE DE L’ALLEMAND. — GRAMMAIRE ET LITTÉRATURE RUSSE. — NOS RAPPORTS AVEC LES MAÎTRES D’ÉCRITURE ET DE DESSIN. — « UNE SOIRÉE AU BÉNÉFICE » DU MAÎTRE DE DESSIN.

Toute la Russie s’occupait de questions d’éducation. Dès que la paix de Paris fut conclue, et que la sévérité de la censure se fut légèrement relâchée, on commença à discuter avec ardeur de tout ce qui se rattachait à l’enseignement. L’ignorance des masses du peuple, les obstacles qu’on avait jusqu’alors opposés à ceux qui désiraient s’instruire, le défaut d’écoles à la campagne, les méthodes pédagogiques surannées, et les remèdes à tous ces maux étaient devenus les thèmes de discussion favoris dans les milieux instruits, dans la presse et même dans les salons aristocratiques. Les premiers lycées de jeunes filles avaient été ouverts en 1857, avec un programme excellent et un brillant état-major de professeurs. Comme par magie un grand nombre d’hommes et de femmes surgirent, qui non seulement avaient voué leur vie à l’enseignement, mais avaient en outre fait preuve de remarquables talents pédagogiques pratiques : leurs écrits occuperaient une place d’honneur dans la littérature de tout peuple civilisé si on les connaissait à l’étranger.

Le corps des pages ressentit aussi l’effet de cette renaissance. A part quelques exceptions on avait dans les trois classes inférieures le goût de l’étude. L’inspecteur Winkler dirigeait l’enseignement. C’était un colonel d’artillerie de bonne éducation, bon mathématicien et homme de progrès. Il s’avisa d’un excellent moyen de stimuler notre zèle. Au lieu des professeurs quelconques chargés autrefois de donner l’enseignement dans les classes inférieures, il s’efforça d’y placer les meilleurs. Son opinion était qu’un professeur n’est jamais trop bon pour enseigner les éléments d’une matière du programme aux tout jeunes élèves. C’est ainsi que pour commencer l’algèbre en quatrième il fit venir un mathématicien de premier ordre, pédagogue consommé, le capitaine Soukhonine, et la classe s’adonna immédiatement aux mathématiques. Or, ce capitaine était précepteur de l’héritier du trône, — Nikolaï Alexandrovitch, qui mourut à l’âge de vingt-deux ans, — et l’héritier présomptif venait une fois par semaine au corps des pages assister à la leçon d’algèbre du capitaine Soukhonine. L’impératrice Marie Alexandrovna, qui était une femme cultivée, pensait que le contact de jeunes gens studieux serait peut-être pour son fils un stimulant. Il était au milieu de nous et devait comme les autres répondre aux questions. Mais le plus souvent, lorsque le professeur parlait, il dessinait, d’ailleurs très convenablement, ou chuchotait toutes sortes de drôleries à ses voisins. C’était un brave garçon, très gentil dans ses manières, mais superficiel dans ses études et encore plus dans ses affections.

Pour la cinquième l’inspecteur choisit deux hommes remarquables. Il entra dans notre classe un jour, tout radieux, et nous dit que nous avions bien de la chance, car le professeur Klassovsky, un grand savant, très expert dans la littérature russe consentait à nous enseigner la grammaire russe et il nous suivrait de classe en classe pendant nos cinq années. Un autre professeur, Herr Becker, bibliothécaire de la bibliothèque impériale (nationale), ferait de même pour l’allemand. Le professeur Klassovsky, ajouta-t-il, n’était pas en bonne santé cet hiver, mais l’inspecteur était convaincu que nous serions très tranquilles pendant ses leçons. On est trop heureux d’avoir un tel professeur, pour ne pas en profiter.

Il ne s’était pas trompé. Nous fûmes très fiers d’avoir pour maîtres des professeurs d’Université, et bien que dans le Kamtchatka (en Russie, les derniers bancs de la classe portent de nom de cette province éloignée et sauvage) on déclarât que le « fabricant de saucisses », c’est-à-dire l’Allemand, devait être par tous les moyens possibles tenu en lisière, l’opinion publique dans notre division était décidément en faveur des professeurs.

Le « fabricant de saucisses » nous imposa le respect immédiatement. Un homme de grande taille, au front immense, aux yeux très bons et intelligents, légèrement voilés par ses lunettes, entra dans la classe et nous dit dans un russe excellent qu’il avait l’intention de diviser notre classe en trois sections. La première section serait composée d’Allemands, qui connaissaient déjà la langue, et de qui il exigerait un travail plus sérieux. A la seconde section il enseignerait la grammaire et plus tard la littérature allemande, conformément aux programmes ; et la troisième section, conclut-il avec un charmant sourire, serait le Kamtchatka. « Je ne vous demanderai qu’une chose, dit-il : à chaque leçon vous copierez quatre lignes que je choisirai pour vous dans un livre. Les quatre lignes copiées, vous pourrez faire ce que vous voudrez ; mais vous ne gênerez pas les autres. Et je vous promets qu’en cinq ans vous apprendrez un peu d’allemand et de littérature allemande. Allons, quels seront nos Allemands ? Vous, Stackelberg ? Vous, Lamsdorff ? Peut-être aussi quelques Russes ? Et qui formera le Kamtchatka ? » Cinq ou six élèves, qui ne savaient pas un mot d’allemand s’installèrent dans la « presqu’île ». Ils copièrent consciencieusement leurs quatre lignes - leurs douze ou vingt lignes dans les hautes classes - et Becker choisit si bien les lignes et accorda aux élèves tant d’attention qu’à la fin des cinq ans ils savaient réellement un peu d’allemand et de littérature.

Je m’inscrivis parmi les Allemands. Mon frère Alexandre insistait dans ses lettres pour me décider à apprendre l’allemand, parce que la littérature est très riche et que tout livre de valeur est traduit dans cette langue. Je me mis avec ardeur à cette étude. Je traduisais et étudiais à fond une description poétique assez difficile d’un orage ; j’appris par cœur, comme le professeur me l’avait conseillé, les conjugaisons, les adverbes et les prépositions — et je commençai à lire. C’est là une excellente méthode pour l’étude des langues. Becker me conseilla aussi de m’abonner à une revue illustrée bon marché : les illustrations et les courts récits étaient un stimulant continuel à lire quelques lignes ou une colonne par ci par là. Je sus bientôt la langue.

Vers la fin de l’hiver je demandai à Herr Becker de me prêter un exemplaire du Faust de Gœthe. Je l’avais lu dans une traduction russe. J’avais lu aussi la belle nouvelle de Tourgénev, « Faust » ; et maintenant je désirais vivement lire le chef-d’œuvre dans l’original. « Vous n’y comprendrez rien ; c’est trop philosophique, » dit Becker avec son doux sourire ; mais il m’apporta néanmoins un petit livre carré aux pages jaunies par le temps, qui contenait le drame immortel. Il ne sut pas quelle joie infinie ce petit livre me procura. Je bus le sens et la musique de chaque ligne, depuis les tous premiers vers de cette dédicace d’une idéale beauté, et bientôt je sus par cœur des pages entières. Le monologue de Faust dans la forêt et particulièrement les vers où il parle de son intelligence de la nature :



— « Tu m’offris la Nature et la mis sous ma main

En me faisant sentir combien elle était belle.

Tu m’as dit : « Ne sois pas seulement devant elle

Froidement exalté, mais regarde en son sein

Comme au sein d’un ami. »

me transportaient d’enthousiasme, et encore aujourd’hui ce morceau a conservé tout son pouvoir sur moi. Chaque vers devenait pour moi un ami. Est-il une jouissance esthétique plus haute que de lire de la poésie dans une langue qu’on ne possède pas encore complètement ? Le tout est voilé d’une brume légère qui convient admirablement à la poésie. Les mots, dont le sens trivial trouble parfois, quand on connaît le langage de la conversation, l’image poétique qu’ils doivent évoquer, les mots ne retiennent que leur sens subtil et élevé ; et la musique du vers en impressionne l’oreille plus puissamment.

* * *

La première leçon du professeur Klassovsky fut une révélation pour nous. C’était un petit homme, d’environ cinquante ans, aux mouvements très rapides, aux yeux brillants et intelligents, à la physionomie légèrement sarcastique. son front élevé était celui d’un poète. Lorsqu’il entra pour faire sa première leçon, il dit d’une voix basse que, souffrant d’une maladie qui traînait en longueur, il ne pourrait pas parler bien haut, et nous pria en conséquence de nous placer plus près de lui. Il mit sa chaise près de la première rangée de tables et nous nous pelotonnâmes autour de lui comme un essaim d’abeilles.

Il avait à nous enseigner la grammaire russe ; mais au lieu d’une ennuyeuse leçon de grammaire, nous entendîmes quelque chose tout différent de ce que nous attendions. C’était de la grammaire : mais tantôt c’était une comparaison d’une ancienne expression des chants épiques russes avec un vers d’Homère ou du poème sanscrit, la Mahabharata, dont la beauté était rendue en russe ; tantôt c’était un vers de Schiller que suivait une remarque sarcastique sur quelque préjugé et la société moderne ; puis c’était de nouveau de belle et de bonne grammaire, ensuite quelque grande théorie politique ou philosophique.

Naturellement, il y avait là bien des choses que nous ne pouvions comprendre ou dont nous ne saisissions pas le sens profond. Mais la puissance entraînante de toute étude ne provient-elle pas de ce qu’elle nous ouvre continuellement des horizons nouveaux, imprévus, incompris d’abord, qui nous excitent à étudier de plus près ce qui se présentait à nous sous de vagues contours ? Les mains sur les épaules de nos camarades ou courbés sur les tables de la première rangée, ou debout derrière Klossovsky, nous étions tous suspendus à ses lèvres. Lorsque, à la fin de la leçon, sa voix tombait, nous arrêtions notre respiration pour l’entendre. L’inspecteur entrouvrit la porte de la classe pour voir comment nous nous comportions à l’égard de notre nouveau professeur ; mais voyant cet essaim immobile, il se retira sur la pointe des pieds. Même Daourov, garçon fort remuant, avait les yeux fixés sur Klossovsky comme s’il disait : « En voilà un homme ! » Même von Kleinau, un Circassien à l’esprit désespérément fermé, qui portait un nom allemand, se tenait immobile. Chez la plupart des autres élèves quelque chose de bon et de grand palpitait au fond de leur cœur, comme si la vision d’un monde insoupçonné s’était révélé à eux. Klossovsky exerça sur moi une influence énorme qui ne fit que croître avec les années. La prophétie de Winkler que, après tout, j’en viendrais peut-être à aimer l’école, s’était accomplie.

Dans l’Europe occidentale et probablement en Amérique, ce type de professeur semble assez rare ; mais en Russie il n’est pas un homme ou une femme ayant une valeur littéraire ou politique, qui ne doive à son professeur de littérature la première impulsion qui décida de son développement. Toutes les écoles du monde devraient avoir un tel maître. Dans un établissement scolaire chaque professeur a son enseignement particulier et il n’y a pas de lien entre ces différents enseignements. Seul le professeur de littérature guidé par les grandes lignes du programme, mais libre de les traiter comme il lui plaît, peut relier les sciences historiques et humanitaires, en montrer l’unité dans une large conception philosophique et humaine, et éveiller des idées et des inspirations plus hautes dans les cerveaux et les cœurs des jeunes gens. En Russie cette tâche nécessaire incombe naturellement au professeur de littérature russe. En parlant du développement de la langue, de l’épopée primitive, des chants et de la musique populaire, et plus tard du roman moderne, de la littérature scientifique, politique et philosophique de son propre pays, et des courants esthétiques, politiques et philosophiques qui s’y reflètent, il lui faut bien présenter aux élèves cette conception générale de l’évolution de l’esprit humain, qui ne peut rentrer dans le programme des autres enseignements.

On devrait faire de même pour les sciences naturelles. Ce n’est pas suffisant d’enseigner la physique et la chimie, l’astronomie et la météorologie, la zoologie et la botanique. La philosophie de toutes les sciences naturelles — une vue générale de la nature conçue comme un tout, quelque chose dans le genre du premier volume du Cosmosde Humboldt, — devrait être enseignée aux élèves et aux étudiants, quelle que fût l’extension donnée dans l’école à l’enseignement des sciences naturelles. La philosophie et la poésie de la nature, les méthodes des sciences exactes, et une conception élevée de la vie de la nature devrait faire partie de l’éducation. Peut-être le professeur de géographie pourrait-il provisoirement se charger de cette mission, mais alors il nous faudrait avoir pour cette science de tout autres maîtres dans nos écoles, et par conséquent dans nos universités. Ce qu’on enseigne actuellement sous ce nom est tout ce qu’on veut, mais ce n’est pas de la géographie.

* * *

Un autre maître sut conquérir d’une tout autre manière notre classe bruyante. C’était le professeur d’écriture, le dernier du personnel enseignant. Si les « païens » — c’est-à-dire les professeurs d’allemand et de français — étaient peu respectés, le professeur d’écriture Ebert, qui était un Juif allemand, était un véritable martyr. Parmi les pages c’était de bon ton d’être insolent envers lui. Sa pauvreté seule peut expliquer pourquoi il continuait à nous donner ses leçons. Les vieux, qui avaient passé deux ou trois ans en cinquième sans avoir pu changer de classe, le traitaient absolument sans égards. Mais il avait, d’une façon ou de l’autre, fait un arrangement avec eux : « Une farce à chaque leçon, mais jamais plus d’une » — arrangement qui, je le crains bien, ne fut pas toujours honnêtement observé de notre côté.

Un jour, l’un des habitants de la lointaine péninsule imbiba d’encre et de craie l’éponge du tableau noir et la lança au calligraphe martyr. « Attrape, Ebert, » cria-t-il avec un sourire stupide. L’éponge atteignit Ebert à l’épaule, l’encre lui jaillit à la face et éclaboussa sa chemise blanche.

Nous étions convaincus que cette fois Ebert allait quitter la salle et relater le fait à l’inspecteur. Mais il se contenta de dire, en tirant le mouchoir de coton et s’essuyant la face : « Messieurs, une seule farce — pour aujourd’hui c’est assez ! » Il ajouta en baissant la voix : « La chemise est perdue. » Et il continua à corriger le cahier d’un élève.

Nous étions stupéfaits et honteux. Comment, au lieu de nous dénoncer, il avait immédiatement pensé à l’arrangement ? L’opinion de la classe lui était gagnée. Nous fîmes des reproches à notre camarade : « Ce que tu as fait est stupide. » Quelques-uns s’écrièrent : « C’est un pauvre homme, et tu as perdu sa chemise ! C’est honteux ! »

Le coupable alla immédiatement faire des excuses. « Il faut apprendre, monsieur, » fut tout ce que répondit Ebert, avec un accent de tristesse dans la voix.

Tous gardèrent ensuite le silence, et à la leçon suivante comme si nous nous étions entendus, nous nous appliquâmes presque tous à écrire de notre mieux, et nous portâmes nos cahiers à Ebert, le priant de les corriger. Il rayonnait. Ce jour-là, il se sentit heureux.

Cet événement me causa une profonde impression et le souvenir ne s’en est jamais effacé de ma mémoire. Aujourd’hui encore je suis reconnaissant envers cet homme de la leçon qu’il nous donna.

* * *

Quant à notre professeur de dessin, qui avait nom Ganz, nous ne parvînmes jamais à vivre en bons termes avec lui. Il dénonçait toujours ceux qui s’amusaient pendant ses leçons. A notre avis, il n’avait pas le droit de le faire, parce que ce n’était qu’un professeur de dessin et surtout parce que ce n’était pas un honnête homme.

En classe, il ne faisait guère attention à la plupart d’entre nous, et passait son temps à corriger les dessins de ceux qui prenaient des leçons particulières avec lui ou le payaient afin de montrer aux examens un bon dessin et d’obtenir ainsi une bonne note. Nous n’en voulions pas à nos camarades qui agissaient ainsi. Au contraire, nous trouvions très juste que ceux qui n’avaient pas d’aptitude pour les mathématiques ou pas de mémoire pour la géographie, pussent, pour augmenter leur total de points, commander à un dessinateur un dessin ou une carte topographique qui leur voudrait un douze. C’est seulement pour les deux premiers élèves de la classe qu’il n’aurait pas été loyal de recourir à de tels moyens, tandis que les autres pouvaient le faire en toute tranquillité de conscience. Mais le professeur n’avait pas le droit de faire des dessins sur commande ; et s’il agissait ainsi, il devait aussi supporter avec résignation le tapage et les niches de ses élèves. Telle était notre conception de la justice. Mais pas une leçon ne s’écoulait sans qu’il dénonçât quelqu’un de nous, et chaque fois il devenait plus arrogant.

Dès que nous fûmes en quatrième et que nous nous sentîmes naturalisés citoyens du corps, nous décidâmes de lui serrer la bride. « C’est votre faute, nous disaient nos aînés, s’il prend de tels airs avec vous ; nous autres, nous en venions à bout. » Nous prîmes donc la résolution de le mettre au pas.

Un jour, deux de nos excellents camarades de la quatrième s’approchèrent de Ganz la cigarette à la bouche, et lui demandèrent de bien vouloir leur donner du feu. Naturellement, ce n’était là qu’une plaisanterie — personne n’aurait jamais songé à fumer dans les classes — et d’après nos idées, Ganz n’avait qu’à dire aux élèves de regagner leur place ; mais il les inscrivit sur son journal et ils furent sévèrement punis. C’était la dernière goutte qui fait déborder le vase. Il fut décidé que nous lui donnerions une « soirée à son bénéfice », c’est-à-dire qu’un jour toute la classe munie de règles empruntées aux classes supérieures, ferait un tapage infernal en frappant avec les règles sur les tables et cela jusqu’à ce que professeur sortît. Mais le complot présentait bien des difficultés. Dans notre classe nous avions un certain nombre d’enfants « bien sages » qui promettaient de se joindre à la démonstration, mais qui au dernier moment auraient peur et reculeraient ; alors le maître signalerait les autres. Dans de telles entreprises, l’unanimité est la première condition requise, parce que la punition, si sévère qu’elle soit, l’est beaucoup moins quand elle tombe sur toute une classe que si elle frappe un petit nombre.

Les difficultés furent vaincues grâce à un plan vraiment machiavélique. A un signal donné tous devaient tourner le dos à Ganz, et alors, avec les règles placées toutes prêtes sur les pupitres de la rangée de tables suivantes, on commencerait le tapage convenu. De cette façon, les « enfants sages » ne pourraient être terrifiés par les regards de Ganz. Mais le signal ? Siffler, comme dans les contes de brigands, pousser un cri, ou même éternuer, n’eût pas été prudent, car Ganz aurait été capable de dénoncer comme meneur celui d’entre nous qui aurait sifflé ou éternué. Le signal devait donc être un signal silencieux. Il fut décidé que l’un de nous qui dessinait bien irait montrer son dessin à Ganz et au moment où il reviendrait s’asseoir, le « roulement » devait commencer.

Tout marcha admirablement. Nesadov prit son dessin et Ganz le corrigea en quelques minutes qui nous parurent une éternité. Enfin il revint à sa place ; il s’arrêta un moment, nous jeta un regard et s’assit... Toute la classe se retourna d’un seul coup sur les bancs et les règles tambourinèrent gaiement sur les pupitres, tandis que quelques-uns d’entre nous criaient au milieu du bruit : « A la porte, Ganz ! A bas Ganz ! » Le tapage était assourdissant, toutes les classes savaient que Ganz avait sa « représentation à bénéfice ». Il resta là, debout, murmurant quelque chose. Enfin il sortit. Un officier accourut : le bruit continua. Alors le sous-inspecteur entra et ensuite l’inspecteur. Le bruit cessa. Ce fut le tour des remontrances.

« Le premier aux arrêts, à l’instant ! » ordonna l’inspecteur, et comme j’étais le premier de la classe je fus conduit au cachot. Cela m’empêcha de voir ce qui suivit. Le directeur vint ; Ganz fut prié de nommer les meneurs, mais il ne put nommer personne. Il répondit : « Tous m’ont tourné le dos et ont commencé le bruit. » Ensuite on fit descendre la classe, et bien que l’usage des châtiments corporels eût été complètement abandonné à l’école, on frappa à coups de verges les deux élèves qui avaient été dénoncés comme ayant demandé du feu, sous prétexte que le « roulement » était la revanche de leur punition.

J’appris ce qui s’était passé dix jours plus tard, lorsqu’il me fut permis de retourner en classe. Mon nom qui était inscrit au tableau d’honneur de la classe fut effacé, ce qui me laissait indifférent, mais je dois avouer que les dix jours de cellule sans livres, me parurent un peu longs, si bien que je composai — en vers horribles — un poème qui glorifiait les hauts faits de la quatrième.

Naturellement nous étions devenus les héros de l’école. Pendant environ un mois nous dûmes conter toute l’affaire aux autres classes, et on nous félicita d’avoir agi avec une si parfaite unanimité que personne n’ait pu se faire punir isolément. Alors vinrent les dimanches, tous les dimanches jusqu’à Noël, où nous dûmes tous rester à l’école, sans avoir la permission d’aller à la maison. Étant tous retenus ensemble, nous nous arrangeâmes cependant de façon à passer gaiement ces dimanches. Les mamans des « enfants sages » leur apportaient des quantités de douceurs ; ceux qui avaient quelque argent l’employaient à acheter des montagnes de pâtisserie — substantielle pour avant le repas, légère pour le dessert. Et le soir les amis des autres classes introduisaient des quantités de fruits en contrebande pour la vaillante quatrième.

Ganz renonça à ses dénonciations ; mais les leçons de dessin furent complètement perdues pour nous. Personne ne voulait apprendre à dessiner sous ce professeur vénal.

Chapitre III

CORRESPONDANCE AVEC MON FRÈRE SUR LES QUESTIONS DE SCIENCE, DE RELIGION, DE PHILOSOPHIE ET D’ÉCONOMIE POLITIQUE. — ENTREVUES SECRÈTES AVEC MON FRÈRE. — ÉTUDE PRATIQUE D’ÉCONOMIE SOCIALE. — CONTACT AVEC LE PEUPLE.

Mon frère Alexandre était à cette époque à Moscou, dans un corps de cadets, et nous entretenions une correspondance très suivie. Tant que je restai chez mes parents ce fut impossible, parce que notre père regardait comme une prérogative le droit de lire toutes les lettres adressées à la maison, et il aurait bientôt mis un terme à toute correspondance sortant de l’ordinaire.

Maintenant nous étions libres de discuter ce que nous voulions dans nos lettres. La seule difficulté était d’avoir de l’argent pour les timbres ; mais nous apprîmes à écrire si fin que dans une lettre nous pouvions mettre des quantités incroyables de choses. Alexandre, dont l’écriture était très belle, réussissait à faire tenir quatre pages imprimées sur une seule page de papier à lettres, et ses lignes microscopiques étaient aussi lisibles que la typographie la meilleure. C’est dommage que ces lettres, que nous conservions comme de précieuses reliques, aient disparu. Lors d’une perquisition chez mon frère, la police lui ravit nos trésors.

Nos premières lettres ne contenaient guère que de menus détails sur mon nouveau milieu ; mais notre correspondance prit bientôt un caractère plus sérieux. Mon frère ne pouvait pas s’entretenir de bagatelles. Même en société, il ne s’animait que lorsque s’engageait une discussion sérieuse, et il se plaignait d’éprouver « une douleur vague au cerveau » — une douleur physique, disait-il — quand il se trouvait avec des gens qui n’aimaient que les conversations banales. Son développement intellectuel était beaucoup plus avancé que le mien et il me stimulait en soulevant toujours de nouvelles questions scientifiques et philosophiques et en m’indiquant des lectures à faire ou des sujets à étudier. Quel bonheur c’était pour moi d’avoir un tel frère, un frère qui, en outre, m’aimait passionnément ! C’est à lui que je dois la meilleure part de mon développement.

Parfois il me conseillait de lire de la poésie, et m’envoyait dans des lettres des quantités de vers et des poèmes entiers qu’il écrivait de mémoire. « Lis de la poésie, écrivait-il : la poésie rend les hommes meilleurs. » Combien de fois, depuis, n’ai-je pas senti la vérité de cette remarque ! Oui, lisez de la poésie : elle rend l’homme meilleur. Lui-même était poète, et il composait avec une facilité merveilleuse des vers très harmonieux ; en vérité, je crois que ce fut grand dommage qu’il abandonnât la poésie. Mais la réaction contre l’art, qui se répandit vers 1860 dans la jeunesse russe, et que Tourguenev a dépeinte dans Bazarov (Pères et Enfants), fit qu’il regarda ses vers avec dédain et qu’il se jeta à corps perdu dans l’étude des sciences naturelles. Je dois dire cependant que mon poète favori n’était pas de ceux qui plaisaient le plus à mon frère, à cause de ses dons poétiques, de son oreille musicale et de sa tournure d’esprit philosophique. Son poète russe préféré était Venevitinov, tandis que le mien était Nekrassov. Ses vers, souvent peu harmonieux, parlaient à mon cœur à cause de leur sympathie pour « les opprimés et les maltraités. »

« Il faut avoir un but net dans la vie, » m’écrivit Alexandre un jour. « Sans un but, sans un dessein bien arrêté, la vie n’est pas une vie. » Et il me conseillait de choisir un but qui rendît ma vie digne d’être vécue. J’étais trop jeune alors pour en trouver un ; mais quelque chose d’indéterminé, de vague, de bon, s’éveilla déjà en moi à cet appel, bien que je ne pusse dire encore ce que devait être ce but supérieur.

Notre père nous donnait très peu d’argent de poche, et je n’eus jamais de quoi m’acheter un seul livre. Mais si Alexandre recevait quelques roubles d’une de nos tantes, il n’en dépensait pas un sou pour son plaisir, il achetait un livre et me l’envoyait. Il n’admettait pas qu’on choisît ses lectures au hasard. « Il faut, écrivait-il, avoir une question à poser au livre qu’on va lire. » Mais à cette époque, je ne comprenais pas la valeur de cette remarque, et je ne peux aujourd’hui penser sans étonnement au nombre de livres, souvent d’un caractère tout spécial, que je lisais alors : ils appartenaient à toutes les branches des connaissances humaines, mais surtout à l’histoire. Je ne perdais pas mon temps à lire des romans français depuis qu’Alexandre, des années auparavant, les avait caractérisés d’un mot : « Ils sont stupides et on y parle un mauvais langage. »

Les grandes questions concernant la conception que nous devions nous faire de l’univers — notre weltanschauung, comme disent les Allemands — étaient actuellement les principaux sujets de notre correspondance. Dans notre enfance nous n’avions jamais été religieux. On nous menait à l’église ; mais dans une église russe, dans une petite paroisse ou un village, l’attitude solennelle du peuple est beaucoup plus impressionnante que la messe elle-même. De tout ce que j’avais entendu à l’église, deux choses seulement avaient fait impression sur moi : les douze passages de l’Évangile relatifs à la Passion du Christ qu’on lit en Russie au service du soir, la veille du Vendredi saint, et la courte prière qu’on récite pendant le Grand Carême et qui est réellement belle à cause de la simplicité des mots, du sentiment qui l’anime et de l’aversion qu’elle exprime pour l’esprit de domination. Pouchkine l’a traduite en vers russes.

Plus tard, à Pétersbourg, j’allai plusieurs fois dans une église catholique romaine, mais le caractère théâtral du service et le défaut de sentiment réel qu’on y remarque me choquèrent d’autant plus que je voyais avec quelle foi simple un ancien soldat polonais ou une paysanne priaient dans un coin écarté. J’allai aussi dans une église protestante, mais en sortant je murmurai involontairement les paroles de Gœthe : « Vous serez admirés des enfants et des singes ; mais jamais vous n’unirez les cœurs si vos discours ne viennent pas du cœur. »

Cependant Alexandre avait embrassé la religion luthérienne avec sa passion ordinaire. Il avait lu le livre de Michelet sur Servet, et marchant sur les traces de ce grand lutteur il s’était fait à lui-même une religion. Il étudia avec enthousiasme la déclaration d’Augsbourg, qu’il copia et m’envoya, et nos lettres furent dès lors pleines de discussions sur la grâce et de textes empruntés aux apôtres Paul et Jacques. Je suivais mon frère sur ce terrain, mais les discussions théologiques ne m’intéressaient pas profondément. Depuis que j’étais guéri de ma fièvre typhoïde, c’était une toute autre lecture qui m’attirait.

Notre sœur Hélène, qui maintenant était mariée, habitait Pétersbourg, et chaque samedi soir j’allais la voir. Son mari avait une bonne bibliothèque, où les philosophes français du dix-huitième siècle et les historiens français modernes étaient largement représentés, et je me plongeai dans ces lectures. Ces livres étaient prohibés en Russie, et je ne pouvais évidemment pas les emporter à l’école. Aussi passais-je chaque samedi la plus grande partie de la nuit à lire les ouvrages des encyclopédistes, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, les œuvres des Stoïciens, surtout de Marc-Aurèle, etc. L’immensité de l’univers, la magnificence de la nature, sa poésie, sa vie toujours palpitante m’impressionnaient de plus en plus, et cette vie incessante, et ses harmonies me procuraient l’admiration extatique que rêvent les jeunes âmes, tandis que mes poètes favoris me permettaient d’exprimer avec des mots cet amour naissant de l’humanité et cette foi grandissante dans ses progrès qui inspirent la jeunesse et donnent à une vie sa marque caractéristique.

Alexandre en arriva graduellement à un agnosticisme kantien, et dans ses lettres il y avait maintenant des pages remplies de dissertations sur la « relativité des perceptions », et sur les « perceptions dans le temps et l’espace, et dans le temps seulement. » L’écriture devenait de plus en plus microscopique à mesure que croissait l’importance des sujets discutés. Mais ni alors ni plus tard, lorsque nous passâmes des heures à discuter la philosophie de Kant, mon frère ne parvint à faire de moi un disciple du philosophe de Kœnigsberg.

Les mathématiques, la physique et l’astronomie étaient mes principales études. En 1858, avant que Darwin eût publié son immortel ouvrage, un professeur de zoologie à l’Université de Moscou, Roulier, publia trois conférences sur le transformisme, et mon frère adopta immédiatement ses idées sur la variabilité des espèces. Cependant il ne se contentait pas de preuves approximatives, il se mit à étudier un grand nombre d’ouvrages spéciaux sur l’hérédité et me communiqua dans ses lettres les principaux faits ainsi que ses idées et ses doutes. La publication de l’Origine des Espèces ne dissipa pas ses doutes sur certains points, elle ne fit que soulever de nouvelles questions et l’exciter à de nouvelles études.

Nous discutâmes ensuite — et cette discussion dura de longues années — divers points relatifs à l’origine des variations dans les espèces, les chances qu’elles avaient de se transmettre et de s’accentuer, bref, ces questions qui ont été soulevées tout dernièrement dans la controverse Weissmann-Spencer, dans les recherches de Galton et dans les ouvrages des néo-Lamarckiens. Avec son esprit philosophique et critique, Alexandre avait vu immédiatement l’importance de ces questions pour la théorie de la variabilité des espèces, quoiqu’elle échappât alors à bien des naturalistes.

Je dois mentionner aussi une excursion dans le domaine de l’économie politique. Dans les années 1858 et 1859 tout le monde, en Russie, s’entretenait d’économie politique. Les conférences sur le libre-échange et les droits protecteurs attiraient les foules, et mon frère, qui n’était pas encore absorbé par l’étude de la variabilité des espèces, prit pendant quelque temps un vif intérêt aux questions économiques.

Il m’envoya l’Économie politique de J.-B. Say en me priant de la lire. Je ne lus que quelques chapitres : les tarifs et les opérations de banque ne m’intéressaient pas le moins du monde ; mais Alexandre s’en occupait avec tant de passion qu’il écrivit sur ce sujet des lettres jusqu’à notre belle-mère et essaya de l’initier au mystère des questions douanières. Plus tard, en Sibérie, en relisant quelques-uns de nos lettres de cette époque, nous riions comme des enfants lorsque nous tombions sur un de ses épîtres où il se plaignait de l’incapacité de notre belle-mère à s’intéresser à des sujets pourtant si brûlants, et rageait contre un marchand de légumes qui, « le croirais-tu », écrivait-il avec des points d’exclamations, « quoique marchand, affectait une indifférence stupide et obstinée pour les questions de tarif ! »

Tous les étés, la moitié environ des pages était emmenée au camp de Péterhof. Les classes inférieures étaient cependant dispensée de s’y rendre, et je passai les deux premiers étés à Nikolskoïé. Je me faisais une telle joie de quitter l’école, de prendre le train de Moscou et de retrouver Alexandre dans cette ville que je comptais les jours qui me séparaient encore de ce grand événement. Mais une année, un grand désappointement m’attendait à Moscou. Alexandre avait échoué à ses examens et devait redoubler une classe. Il était en réalité trop jeune pour entrer dans les classes spéciales ; mais notre père était cependant très courroucé contre lui et il ne voulut pas nous permettre de nous voir l’un l’autre ! J’étais très triste. Nous n’étions plus des enfants et nous avons tant de choses à nous dire ! J’essayai d’obtenir la permission d’aller chez notre tante Soulima où je pourrais rencontrer Alexandre ; mais on m’opposa un refus absolu. Après que notre père se fut remarié on ne nous autorisa jamais à revoir la famille de notre mère.

Ce printemps-là, notre maison de Moscou était pleine de convives. Chaque soir, les salons étaient inondés de lumière, la musique jouait, le confiseur était fort occupé à faire des glaces et de la pâtisserie ; dans la grande salle on jouait aux cartes jusqu’à une heure fort avancée. J’errais comme une âme en peine à travers les salles brillamment éclairées et je me sentais malheureux.

Un soir, après dix heures, un serviteur me fit signe et me dit de venir au vestibule. J’y allai. « Viens chez les cochers, » me chuchota le veux Frol. « Alexandre Alexeiévitch est ici. »

Je traversai la cour à la hâte, escaladai le perron qui menait chez les cochers et entrai dans une vaste pièce à demi obscure où je vis Alexandre installé à l’immense table des domestiques.

— « Sacha, mon chéri, comment es-tu venu ? » et nous tombâmes immédiatement dans les bras l’un de l’autre, nous caressant et incapables de parler tant nous étions émus.

— « Chut ! chut ! ils peuvent vous entendre, » dit la cuisinière des serviteurs, Praskovia, en essuyant ses larmes avec son tablier. « Pauvres orphelins ! ah, si seulement votre mère vivait ! »

Le vieux Frol inclinait la tête très bas et ses yeux clignotaient.

« — Écoute un peu, Pétia, pas un mot à personne, à personne, » dit-il, tandis que Praskovia posait sur la table pour Alexandre un plat de terre plein de bouillie de gruau.

Lui, brillant de santé dans son uniforme de cadet, avait déjà commencé à parler de toutes sortes de choses tout en vidant le plat de gruau. C’est à peine si je pus lui faire dire comment il était venu à une heure si tardive. Nous demeurions alors près du boulevard de Smolensk, à quelques pas de la maison où mourut notre mère, et le corps des cadets était dans les faubourgs à l’extrémité opposée de la ville, à plus de huit kilomètres.

Il avait fait une espèce de poupée avec des draps de lit, et l’avait mise dans son lit, sous les couvertures. Puis, étant descendu par une fenêtre de la tour, il était sorti sans qu’on s’en aperçût et avait parcouru à pied les huit kilomètres.

— « N’avais-tu pas peur, la nuit, dans ces champs déserts qui entourent le Corps ? » lui demandai-je.

— « Qu’avais-je à craindre ? Seulement quelques chiens qui m’ont poursuivi ; je les avais d’ailleurs excités moi-même. Demain, j’emporterai mon sabre. »

Les cochers et les autres serviteurs entraient et sortaient ; ils soupiraient en nous regardant et s’asseyaient loin de nous, contre les murs, échangeant leurs idées à voix basse pour ne pas nous gêner. Et nous, enlacés l’un à l’autre, restâmes ainsi jusqu’à minuit, parlant des nébuleuses, de l’hypothèse de Laplace, de la structure de la matière, des luttes de la papauté et de la royauté au temps de Boniface VIII...

De temps en temps un des serviteurs entrait précipitamment et disait : « Pétinka, va te montrer dans la salle ; on peut te demander. »

Je suppliai Sacha de ne pas venir le lendemain soir ; mais il vint néanmoins - non sans avoir bataillé contre les chiens, armé cette fois de son sabre. J’accourus avec une hâte fébrile lorsque, plus tôt que la veille, on me dit de venir à la maison des cochers. Alexandre avait fait une partie de la route en fiacre. La veille, l’un des serviteurs lui avait apporté le pourboire que lui avaient donné les joueurs de cartes et il l’avait prié de le prendre. Alexandre prit ce qu’il lui fallait pour louer un fiacre, et c’est ainsi qu’il put arriver plus tôt que lors de sa première visite.

Il avait l’intention de revenir le lendemain, mais c’eût été pour une certaine raison trop dangereux pour les domestiques, et nous décidâmes de nous quitter jusqu’à l’automne. Une courte note « officielle » m’apprit le lendemain qu’on ne s’était pas aperçu de ses escapades nocturnes. Mais comme le châtiment aurait été terrible si on l’avait découvert ! Il est affreux d’y penser : on l’aurait fouetté devant le corps des Cadets, puis on l’aurait emporté, évanoui, sur un drap, et on l’aurait envoyé dans un bataillon de « fils de soldats ». Tout était possible en ces temps-là.

Ce que nos serviteurs auraient eu à souffrir pour nous avoir cachés, si notre père avait eu vent de l’affaire, aurait été également terrible ; mais ils savaient garder un secret et ne pas se trahir les uns les autres. Tous avaient connaissance des visites d’Alexandre, mais aucun d’eux n’en dit mot à quelqu’un de la famille. Eux et moi, nous fûmes les seuls dans la maison à connaître l’affaire.

* * *

Cette même année je pus étudier de plus près la vie du peuple, et cette première tentative me rapprocha davantage de nos paysans en me les faisant voir sous un nouveau jour. Elle me fut aussi très utile plus tard, en Sibérie.

Chaque année au mois de juillet, le jour de « Notre-Dame de Kazan » qui était la fête de notre église, il y avait une foire assez importante à Nikolskoïé. Des marchands venaient des villes voisines, et des milliers de paysans affluaient de cinquante kilomètres à la ronde, ce qui donnait pour quelques jours à notre village un aspect des plus animés. Une remarquable description des foires de la Russie méridionale venait précisément cette année-là d’être publiée par le slavophile Aksakov, et mon frère qui, à ce moment, était à l’apogée de son enthousiasme pour l’économie politique, me conseilla de faire une description statistique de notre foire et de déterminer la quantité et la valeur des marchandises apportées et vendues. Je suivis son conseil, et à mon grand étonnement je réussis parfaitement : mon estimation des échanges, autant que je puis en juger aujourd’hui, n’était pas moins sûre que la plupart des estimations similaires dans les recueils statistiques.

Notre foire ne durait guère plus de vingt-quatre heures. La veille de la fête, la grande place était pleine de vie et d’animation. On édifiait à la hâte de longues rangées de boutiques destinées à la vente des cotonnades, des rubans et de toutes sortes d’objets de parure pour les paysannes. Le restaurant, un solide bâtiment de pierre, était garni de tables, de chaises et de bancs, et sur le plancher on répandait de beau sable jaune. Trois débits de vin étaient érigés en trois points différents, et des balais de bouleau fraîchement coupés, plantés à l’extrémité de hautes perches, s’élevaient très haut dans l’air pour attirer les paysans de loin. Des allées de petites boutiques surgissaient comme par magie pour la vente de la poterie, de la faïence, des chaussures, du pain d’épices et de toutes sortes de menus objets. Dans un coin spécial on creusait dans le sol des trous qui devaient recevoir d’immenses chaudrons où l’on ferait bouillir des boisseaux de millet et de sarrasin et des moutons tout entiers, et où l’on préparerait pour des milliers de visiteurs le chtchi et la kacha (soupe aux choux et bouillie de gruau). L’après-midi, les quatre routes conduisant au village étaient encombrées par des centaines de charrettes. Des bestiaux, du grain, des tonneaux de goudron, des monceaux de poterie étaient étalés le long des routes.

L’office du soir, la veille de la fête, était célébré dans notre église avec une grande solennité. Une demi-douzaine de prêtres et de diacres des villages voisins y prenaient part et leurs chantres, renforcés par de jeunes marchands, chantaient en chœur avec de belles ritournelles comme on n’en entend d’ordinaire qu’à Kalouga, dans l’église épiscopale. L’église était pleine. Tout le monde priait avec ferveur. Entre les marchands c’était à qui allumerait les cierges les plus nombreux et les plus gros devant les icônes, en offrande aux saints locaux, pour le succès de leur commerce. Et la foule était si dense que les derniers arrivants ne pouvaient atteindre l’autel ; alors les cierges de toute taille — gros ou minces, blancs ou jaunes, selon l’aisance de celui qui les offrait — passaient de main en main à travers toute l’église, et l’on se disait à voix basse : « Pour la Sainte-Vierge de Kazan, notre protectrice, » « Pour Nicolas le Favori, » « Pour Frol et Laur » (les saints des chevaux - c’était pour ceux qui avaient des chevaux à vendre), ou simplement « Pour les saints » sans autre spécification.

Immédiatement après l’office du soir commençait l’avant-foire et j’avais dès lors à me consacrer entièrement à ce travail qui consistait à demander à des centaines de personnes la valeur des marchandises qu’elles avaient apportées. A mon grand étonnement, ma tâche s’accomplit très aisément. Naturellement, j’étais moi-même interrogé : « Pourquoi faites-vous cela ? » « N’est-ce pas pour le vieux prince qui aurait l’intention d’augmenter les droits sur les marchés ? » Mais sur l’assurance que le vieux prince n’en savait et n’en saurait rien — il aurait trouvé cette occupation déshonorante pour son fils — toute méfiance disparut immédiatement. Je sus bientôt comment poser les questions, et lorsque j’eux bu une demi-douzaine de verres de thé au restaurant avec quelques marchands (horreur, si mon père l’avait su !), tout marcha à ravir. Vasili Ivanov, l’« ancien » de Nikolskoïé, jeune et beau paysan à la physionomie fine et intelligente, porteur d’une soyeuse barbe blonde, prenait un vif intérêt à mon travail : « Bon, si tu as besoin de cela pour ton instruction, vas-y ; tu nous diras après ce que tu auras trouvé. » Telle fut sa conclusion, et il dit à différentes personnes que « tout allait bien. » Tout le monde le connaissait à plusieurs lieues à la ronde, et toute la foire sut bientôt qu’il ne résulterait pour les paysans aucun dommage des renseignements qu’ils me donneraient.

Bref, les « importations » furent évaluées très aisément. Mais le lendemain, les ventes offrirent certaines difficultés, surtout pour les étoffes, car alors les marchands se savaient pas eux-mêmes la quantité qu’il en avaient vendu. Le jour de la fête les jeunes paysannes assiégeaient littéralement les boutiques : toutes avaient vendu de la toile tissée par elles-mêmes et achetaient maintenant de l’indienne pour se faire une robe, un beau fichu, un mouchoir pour leur mari, peut-être un ou deux rubans, et de petits cadeaux pour la grand’mère, le grand-père et les enfants restés à la maison. Quant aux paysans qui vendaient de la poterie ou du pain d’épice, ou du bétail ou du chanvre, ils indiquaient du premier coup le chiffre de leurs ventes, surtout les vieilles femmes. « Bonne vente, grand’mère ? » demandais-je. — « Pas de motif de nous plaindre, mon fils. Ce serait de l’ingratitude envers la Providence. Presque tout est vendu. » Et sur mon calepin, de leurs chiffres additionnés se dégageaient les dizaines de milliers de roubles. Un seul point restait imprécis. Un grand espace avait été réservé à des centaines de paysannes qui, sous le soleil brûlant, offraient chacune sa pièce de toile tissée à la main et parfois d’une finesse exquise, et on voyait, par douzaines, des acheteurs à faces de tzigane et à mines de fripon se mouvoir dans cette foule et faire leurs achats. Ces ventes ne pouvaient évidemment être évaluées que très approximativement. Je fis cette évaluation avec l’aide de Vasili Ivanov.

A ce moment je ne faisais aucune réflexion sur l’expérience que je venais de faire ; j’étais simplement heureux de n’avoir pas échoué. Mais le sérieux bon sens et le solide jugement des paysans russes que je pus voir dans ces quelques jours, produisirent sur moi une impression durable. Plus tard, quand nous fîmes de la propagande socialiste parmi les paysans, j’étais surpris de voir que quelques-uns de mes amis, qui avaient reçu une éducation en apparence beaucoup plus démocratique que la mienne, ne savaient pas parler aux paysans ou aux ouvriers de fabrique venus de la campagne. Ils essayaient d’imiter le patois du paysan en employant un grand nombre de prétendues « phrases populaires », ce qui ne faisait que rendre leur langage plus incompréhensible.

Cela n’est nullement nécessaire, soit qu’on parle aux paysans, soit qu’on écrive pour eux. Le paysan grand-russien comprend parfaitement bien le langage de l’homme cultivé, pourvu qu’il ne soit pas bourré de mots empruntés aux langues étrangères. Ce que le paysan ne comprend pas, ce sont les notions abstraites quand on ne les explique pas par des exemples concrets. Mais si vous parlez au paysan russe avec simplicité en partant de faits concrets — et cela est vrai des campagnards de tous pays — je sais par expérience qu’il n’est pas de théorie, empruntée au monde scientifique, social ou naturel, que vous ne puissiez exposer à l’homme d’intelligence concrète. La principale différence entre l’homme cultivé et celui qui ne l’est pas, c’est, il me semble, que ce dernier n’est pas capable de suivre un enchaînement de déductions. Il saisit la première, et peut-être la seconde, mais à la troisième il est déjà fatigué s’il ne voit pas où vous voulez en venir. Mais ne rencontrons-nous pas bien souvent la même difficulté chez les gens cultivés ?

Une autre impression que j’éprouvai au cours de ce travail, mais que je ne formulai que beaucoup plus tard, étonnera sans doute plus d’un lecteur. C’est l’esprit d’égalité si puissamment développé chez le paysan russe, et, je crois, chez tous les paysans en général. Le paysan est capable d’une obéissance des plus serviles envers le seigneur ou l’officier de police ; il se courbera bassement devant leur volonté ; mais il ne les considère pas comme des hommes supérieurs, et si un instant après ce même seigneur ou ce fonctionnaire cause avec lui de foin ou de chasse, il conversera avec eux comme un égal avec un égal. En tout cas, je n’ai jamais remarqué chez le paysan russe cette servilité, devenue une seconde nature, avec laquelle un petit fonctionnaire parle à un supérieur, ou un valet à son maître. Le paysan ne se soumet à la force que trop aisément, mais il ne l’adore pas.

* * *

Cet été-là je fis le voyage de Nikolskoïé à Moscou d’une manière toute nouvelle pour moi. Comme il n’y avait pas de chemin de fer entre Kalouga et Moscou, un homme nommé Bouc avait installé un service de voitures entre les deux villes. Mes parents ne songeaient jamais à faire le voyage de cette manière : ils avaient leurs chevaux et leurs moyens de transport. Mais quand mon père, pour épargner à ma belle-mère un double voyage, me proposa, presque par plaisanterie, de faire seul la route par une voiture de Bouc, j’acceptai son offre avec le plus grand plaisir.

La diligence n’était occupée que par une vieille marchande très grosse et moi, assis sur les bancs de derrière, et par un ouvrier et un humble marchand placés en avant. Je trouvai le voyage très agréable — d’abord parce que je voyageais seul (je n’avais pas encore seize ans), et ensuite parce que la vieille dame qui avait apporté avec elle pour un voyage de trois jours un immense panier plein de provisions, me régalait de toutes sortes de friandises. Pendant tout le parcours tout me parut délicieux. Mais le souvenir d’une soirée est resté particulièrement précis dans mon esprit. Nous arrivâmes à la nuit dans un grand village et nous fîmes halte à une auberge. La vieille dame se commanda un samovar, tandis que je sortis dans la rue, errant au hasard. Une petite « auberge blanche », où l’on donne de la nourriture, mais non des boissons alcooliques, attira mon attention. J’y entrai. Quelques paysans étaient assis autour de petites tables, couvertes de nappes blanches, et savouraient leur thé. Je fis comme eux.

Tout ici était nouveau pour moi. C’était un village de « paysans de l’État », c’est-à-dire de paysans qui n’avaient pas été serfs et jouissaient d’un bien-être relatif, dû probablement au profit qu’ils retiraient de la toile tissée à la maison. Autour de ces tables les conversations étaient lentes, graves, parfois seulement ponctuées d’un rire, et après les questions préliminaires d’usage, j’eus bientôt engagé une conversation avec une douzaine de paysans sur les moissons de notre contrée et j’eus à répondre à toutes sortes de questions. Ils voulaient être au courant de ce qui se passait à Pétersbourg, et surtout des rumeurs qui circulaient sur la prochaine abolition du servage.

Et ce soir-là, dans cette auberge, je fus pénétré d’un sentiment de simplicité, d’égalité naturelle et de cordiale bonne volonté, que je devais plus tard toujours éprouver quand je me retrouvai parmi les paysans ou dans leurs demeures. Rien d’extraordinaire ne se passa cette nuit-là, si bien que je me demande même si l’incident vaut la peine d’être mentionné ; et cependant cette chaude soirée, cette petite auberge de village, cette causerie avec les paysans et le vif intérêt qu’ils prenaient à cent choses si en dehors de leur cercle d’idées ordinaire, tout cela fit que, depuis, une pauvre « auberge blanche » exerce sur moi une attraction plus forte que le meilleur restaurant du monde.

Chapitre IV

TEMPS ORAGEUX AU CORPS DES PAGES. — OBSÈQUES SOLENNELLES DE L’IMPÉRATRICE ALEXANDRA. — ÉTUDES DANS LES CLASSES SUPÉRIEURES DU CORPS DES PAGES ; L’ENSEIGNEMENT DE LA PHYSIQUE, DE LA CHIMIE, ET DES MATHÉMATIQUES. — OCCUPATIONS AUX HEURES DE LOISIR. — L’OPÉRA ITALIEN À PÉTERSBOURG.

Des temps orageux vinrent alors pour le corps des Pages. Lorsque Girardot s’était retiré, sa place avait été prise par un de nos officiers, le capitaine B... C’était plutôt un brave homme, mais il s’était mis en tête que nous n’avions pas pour lui la considération qui lui était due, vu la haute situation qu’il occupait, et il essayait de nous inspirer plus de respect et plus de crainte. Il commença par chercher querelle aux classes supérieures à propos de toutes sortes de bagatelles, et — ce qui était encore pis — il essaya de détruire nos « libertés », dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, et qui, insignifiantes en soi, ne nous en étaient peut-être que plus chères.

Il en résulta que l’école fut en révolte ouverte pendant plusieurs jours. Une punition générale fut infligée et deux pages de chambre, des plus sympathiques, furent expulsés.

Ensuite, le capitaine B... se mit à faire des apparitions dans les salles de classe, où nous avions coutume de passer une heure le matin avant la classe à préparer nos leçons. Nous nous considérions comme étant là sous la garde de nos professeurs et nous étions heureux d’échapper ainsi à nos chefs militaires. Nous étions froissés par cette intrusion du capitaine, et un jour j’exprimai hautement notre mécontentement en disant que c’était là la place de l’inspecteur des classes et non la sienne. Cet excès de franchise me coûta plusieurs semaines d’arrêt, et peut-être aurais-je été expulsé de l’école si l’inspecteur des classes, son adjoint et même notre vieux directeur, n’avaient jugé qu’après tout j’avais simplement exprimé tout haut ce qu’ils pensaient tous eux-mêmes.

Ces incidents étaient à peine passés que la mort de l’impératrice douairière, — la veuve de Nicolas Ier, — vint interrompre de nouveau notre travail.

Lors des obsèques des têtes couronnées on essaye toujours de produire une profonde impression sur les foules, et il faut avouer que ce but est atteint. Le corps de l’Impératrice fut amené à Tsarkoïé Selo, où elle était morte, à Pétersbourg. Puis, suivi de la famille impériale, de tous les hauts dignitaires de l’État, et de milliers de fonctionnaires et de corporations, et précédé de centaines d’ecclésiastiques et de chantres, il fut conduit de la gare, à travers les principales rues, à la forteresse où il devait reposer plusieurs semaines sur un lit de parade. Cent mille hommes de la Garde faisaient la haie dans les rues, et des milliers de personnes, vêtues des plus superbes uniformes, précédaient, accompagnaient et suivaient le char mortuaire en une procession solennelle.

Aux principaux carrefours on chantait des litanies ; et les sonneries des cloches des églises, les voix des chœurs innombrables, les musiques militaires, tout cet appareil imposant faisait croire au peuple que des foules immenses pleuraient réellement la perte de l’Impératrice.

Tant que le corps resta sur le lit de parade à la cathédrale de la forteresse, les pages, ainsi que nombre d’officiers et de fonctionnaires, devaient monter la garde autour nuit et jour. Trois pages de chambre et trois demoiselles d’honneur se tenaient toujours près du cercueil placé sur un haut piédestal, tandis qu’une vingtaine de pages étaient postés sur l’estrade où l’on chantait des litanies deux fois par jour en présence de l’empereur et de toute sa famille. Par conséquent, chaque semaine à peu près la moitié du corps des Pages se rendait à la forteresse pour y loger. Nous étions relevés toutes les deux heures, et de jour le service n’était pas difficile ; mais quand nous devions nous lever la nuit, revêtir nos uniformes de Cour, puis traverser les cours intérieures sombres et tristes pour arriver à la cathédrale, au son funèbre du carillon de la forteresse, un frisson me prenait à l’idée des prisonniers emmurés quelque part dans cette Bastille russe. « Qui sait, pensais-je, si à mon tour je n’irai pas les rejoindre un jour ou l’autre ? »

Pendant les obsèques se produisait un accident qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences. On avait élevé un immense dais au-dessus du cercueil, sous le dôme de la cathédrale. C’était imposant, mais nous autres gamins eûmes bientôt découvert que la couronne était faite de carton doré et de bois ; que le manteau n’était de velours que dans sa partie inférieure tandis que plus haut il était de coton rouge ; que la doublure d’hermine n’était que de la flanelle de coton et du cygne sur lequel on avait semé des queues noires d’écureuil ; et que les écussons représentant les armes de la Russie voilés de crêpe noir, étaient en simple carton. Mais la foule qu’on autorisait à certaines heures, le soir, à passer près du cercueil et à baiser hâtivement le brocart d’or qui le couvrait, n’avait sûrement pas le temps d’examiner de près l’hermine en flanelle et les écussons de carton, et l’effet théâtral désire était obtenu à très bon marché.

Quand on chante une litanie en Russie, toutes les personnes présentes tiennent des cierges allumés qu’on doit éteindre après la récitation de certaines prières. Les membres de la famille impériale tenaient aussi des cierges, et un jour le jeune fils du grand-duc Constantin, voyant que les autres éteignaient leurs cierges en les renversant, fit de même. Il mit ainsi le feu derrière lui à la gaze noire qui pendait d’un des écussons, et en une seconde, l’écusson et l’étoffe de coton étaient en flamme. Une immense langue de feu s’éleva le long des lourds plis du manteau de fausse hermine.

Le service fut suspendu. Tous les regards se dirigeaient avec terreur vers cette langue de flammes qui s’élevait de plus en plus vers la couronne de carton et la charpente qui supportait tout le dais. Des lambeaux d’étoffe enflammés commençaient à tomber, menaçant de mettre le feu aux voiles de gaze noire des dames présentes.

Alexandre II ne perdit sa présence d’esprit que pendant quelques secondes ; il se remit immédiatement et dit d’une voix calme : « Il faut enlever le cercueil ! » Les pages de chambre le couvrirent immédiatement de l’épais brocart d’or et nous nous avançâmes tous pour soulever le lourd cercueil ; mais pendant ce temps la longue langue de feu s’était divisée en un grand nombre de petites flammes, qui maintenant dévoraient lentement le léger duvet superficiel du coton. Mais à mesure qu’elles s’élevaient elles rencontraient plus de poussière et de suie, et c’est ainsi qu’elles s’éteignirent peu à peu dans les plis.

Je ne puis dire ce qui attirait le plus mes regards : les progrès des flammes ou les belles figures immobiles des trois demoiselles d’honneur qui se tenaient près du cercueil, avec les longues traînes de leurs robes noires retombant sur les marches, et les voiles de dentelle noire flottant sur leurs épaules. Aucune n’avait fait le moindre mouvement : elles étaient comme trois belles statues taillées dans la pierre. Mais dans les yeux noirs de l’une d’elles, mademoiselle Gamaléïa, des larmes brillaient comme des perles. C’était une fille de la Russie du sud, et elle était la seule personne réellement belle parmi les dames d’honneur de la Cour.

Au corps des pages tout, pendant ce temps, était sens dessus dessous. Les classes étaient interrompues ; ceux d’entre nous qui revenaient de la forteresse étaient logés provisoirement dans tel ou tel quartier, et, n’ayant rien à faire, nous passions tout notre temps à faire toutes sortes de farces. Un jour, nous réussîmes à ouvrir une armoire placée dans une des salles et qui contenait une splendide collection de spécimens de toute espèce d’animaux pour l’enseignement des sciences naturelles. C’était du moins leur destination officielle ; mais on ne nous les montrait même pas, et maintenant que nous les avions sous la main nous les utilisâmes à notre façon. Avec le crâne humain qui faisait partie de la collection nous fîmes un spectre pour effrayer la nuit nos autres camarades et les officiers. Quant aux animaux, nous les groupâmes dans les positions les plus ridicules : on voyait des singes chevaucher des lions, des brebis jouer avec des léopards, la girafe danser avec l’éléphant, et ainsi de suite. Le pis fut que quelques jours plus tard l’un des princes de Prusse qui était venu assister à la cérémonie funèbre — c’était, je crois, celui qui devait être plus tard l’empereur Frédéric — visita notre école, et on lui montra tout ce qui se rapportait à l’éducation. Notre directeur ne manqua pas de faire parade de l’excellence du matériel d’enseignement dont nous disposions, et il conduisit le prince vers l’armoire infortunée... Lorsque le prince allemand eut jeté un coup d’œil sur notre classification zoologique, il fit une grimace et se retourna rapidement. Notre vieux directeur était épouvanté ; il avait perdu la parole et ne pouvait faire une geste, montrant tout le temps de sa main quelques étoiles de mer placées dans des boîtes de verre contre le mur, près de l’armoire. La suite du prince cherchait à se donner l’air de n’avoir rien vu tout en jetant quelques coups d’œil furtifs sur la cause de tout cet embarras, tandis que nous autres, mauvais diables, faisions toutes sortes de grimaces pour ne pas éclater de rire.

Les années d’école des jeunes gens en Russie sont si différentes de ce qu’elles sont dans l’Europe occidentale que je dois encore m’attarder sur ma vie scolaire. En général nos jeunes gens s’intéressent, même pendant leur séjour au lycée ou à l’école militaire, à un grand nombre de questions sociales, politiques et philosophiques. Il est vrai que de toutes les écoles le corps des Pages était le milieu le moins propre à un tel développement ; mais en ces années de renaissance générale, des idées plus larges pénétraient jusque dans notre milieu et entraînaient quelques-uns d’entre nous, sans cependant nous empêcher de prendre une part très importante aux « représentations à bénéfice » et à toutes sortes d’autres farces.

Lorsque j’étais en quatrième, je m’adonnais tout spécialement à l’histoire, et à l’aide de notes prises durant les leçons — je savais que les étudiants des universités procédaient ainsi — et en les complétant par des lectures, je rédigeai tout un cours d’histoire du moyen âge à mon usage. Mon frère Alexandre m’envoya d’ailleurs le cours d’histoire de Lorenz. L’année suivante la lutte entre le pape Boniface VIII et le pouvoir royal attira mon attention plus particulièrement, et alors l’ambition me vint d’obtenir la faveur d’être admis comme lecteur à la bibliothèque impériale, afin d’étudier à fond cette grande époque. C’était contraire aux règlements de la bibliothèque : on n’admettait pas les élèves des écoles secondaires. Mais notre bon Herr Becker aplanit les voies, et un jour je fus autorisé à pénétrer dans le sanctuaire et à m’asseoir à l’une des petites tables de lecture, sur l’un des sofas de velours rouge qui meublaient alors la salle.

Après avoir étudié quelques manuels et quelques livres de notre bibliothèque, j’en vins bientôt aux sources. Je ne savais pas le latin, mais je découvris une grande abondance de sources originales en vieil allemand et en vieux français. Les archaïsmes du langage et la force d’expression des vieux chroniqueurs français me procurèrent une profonde joie esthétique. Tout un organisme social nouveau et tout un monde de relations complexes se révélaient à moi ; et à partir de ce moment, j’appris à apprécier beaucoup plus les sources originales de l’histoire que les ouvrages où l’on adapte aux vues modernes — les préjugés de la politique moderne ou même de simples formules reçues étant substitués à la vie réelle de la période étudiée. Il n’est rien qui donne une impulsion plus forte au développement intellectuel d’un individu que les recherches indépendantes, et ces études que je fis alors me furent par la suite extrêmement utiles.

Malheureusement, je dus les abandonner en entrant dans la seconde classe, l’avant-dernière du corps. Pendant ces deux dernières années, les pages devaient étudier à peu près tout ce qui était enseigné en trois « classes spéciales » dans les autres écoles militaires, et nous avions dès lors une quantité de travail considérable pour l’école. Les mathématiques, les sciences physiques et les sciences militaires reléguèrent nécessairement l’histoire à l’arrière-plan.

En seconde, nous commençâmes à étudier sérieusement la physique. Nous avions un excellent professeur, — un homme très intelligent qui avait un tour d’esprit très sarcastique. Il ne pouvait souffrir qu’on apprît par cœur et réussissait à nous faire penser au lieu de se contenter de nous faire apprendre les faits. C’était un bon mathématicien, et il donnait une base mathématique à son enseignement de la physique, tout en expliquant admirablement les idées directrices des recherches physiques et le principe des appareils employés. Quelques-unes de ses questions étaient si originales, et ses explications si excellentes qu’elles se sont gravées pour toujours dans ma mémoire.

Notre manuel de physique était assez bon (la plupart des livres des écoles militaires avaient été écrits par les hommes les plus compétents de ce temps), mais il était un peu vieux, et notre professeur, qui avait une méthode à lui, commença à préparer un court sommaire de ses leçons, une sorte d’aide-mémoire à l’usage de notre classe. Au bout de quelques semaines le soin d’écrire ce sommaire me fut dévolu ; et le professeur, en vrai pédagogue, s’en rapporta entièrement à moi et se contenta de lire les épreuves. Lorsque nous arrivâmes au chapitre de la chaleur, de l’électricité et du magnétisme, il fallut les rédiger complètement de nouveau, et c’est ce que je fis, préparant ainsi un manuel de physique presque complet, qui fut lithographié pour l’usage de l’école.

En seconde nous commençâmes aussi à étudier la chimie. Nous avions là aussi un professeur de premier ordre : il aimait passionnément la chimie et s’était distingué par d’importantes recherches originales. Les années 1859 à 1861 se signalèrent, on le sait, par un développement particulier du goût des sciences exactes : Grove, Clausius, Joule et Séguin venaient de démontrer que la chaleur et toutes les forces physiques ne sont que des modes différents du mouvement ; Helmholtz commençait vers cette époque ses célèbres recherches sur le son ; et Tyndall, dans ses conférences populaires, faisait toucher du doigt, pour ainsi dire, les atomes et les molécules. Gerhardt et Avogado présentaient la théorie des substitutions, et Mendeléïev, Lothar Meyer et Newlands découvraient la loi périodique des éléments ; Darwin avec son Origine des Espèces révolutionnait toutes les sciences biologiques, tandis que Karl Vogt et Moleschott, marchant sur les traces de Claude Bernard, posaient les fondements de la psycho-physique. Ce fut une grande époque de renaissance scientifique, et le courant qui dirigeait les esprits vers les sciences naturelles fut irrésistible. Un grand nombre d’excellents livres furent à cette époque traduits en russe, et j’eus bientôt compris que, quelles que soient les études ultérieures d’un homme, il faut d’abord qu’il connaisse à fond les sciences naturelles et qu’il soit familiarisé avec leur méthode.

Cinq ou six d’entre nous s’unirent pour avoir un laboratoire à nous. Avec les appareils élémentaires recommandés aux débutants dans l’excellent manuel de Stöckhardt, nous installâmes notre laboratoire dans la petite chambre à coucher de deux camarades, les frères Zasetski. Leur père, un vieil amiral en retraite, était enchanté de voir ses fils s’occuper à une chose aussi utile, et ne s’opposa pas à ce que nous nous réunissions le dimanche et pendant les vacances dans cette chambre voisine de son propre cabinet de travail. Avec le livre de Stöckhardt comme guide, nous fîmes méthodiquement toutes les expériences. Je dois dire qu’un jour, nous faillîmes mettre le feu à la maison et que plus d’une fois nous l’empestâmes avec du chlore et autres matières fétides. Mais le vieil amiral, quand nous racontâmes l’aventure à dîner, prit très bien la chose, et nous conta à son tour comment lui et ses camarades faillirent aussi mettre le feu à une maison en faisant un punch, occupation bien moins sérieuse que la nôtre. Et la mère se contentait d’ajouter, au milieu d’une quinte de toux : « Naturellement, si c’est nécessaire à votre instruction de manier des substances qui sentent aussi mauvais, il n’y a rien à dire ! »

Après dîner elle s’asseyait ordinairement au piano, et jusqu’à une heure assez avancée nous chantions des duos, des trios et des chœurs d’opéra. Parfois aussi nous prenions la partition d’un opéra italien ou russe et nous la chantions du commencement à la fin, les récitatifs compris - la mère et la fille se chargeant des rôles de prime donne, tandis que nous nous répartissions les autres rôles avec plus ou moins de succès. C’est ainsi que la chimie et la musique marchaient la main dans la main.

* * *

Les mathématiques supérieures absorbaient aussi une grande partie de mon temps. Quatre ou cinq d’entre nous avions déjà décidé que nous n’entrerions pas dans un régiment de la Garde, où tout notre temps aurait été consacré aux exercices militaires et aux revues, et nous avions l’intention d’entrer, à notre sortie du corps, dans l’une des académies militaires d’artillerie ou de génie. Pour réussir nous devions préparer la géométrie supérieure, le calcul différentiel et les éléments du calcul intégral, et nous prenions dans ce but des leçons particulières. En même temps, l’astronomie élémentaire nous étant enseignée sous le nom de géographie mathématique, je me plongeai dans des lectures sur l’astronomie, surtout pendant la dernière année de mon séjour à l’école. La vie incessante de l’univers, que je concevais comme vie et comme évolution, devint pour moi une source inépuisable de haute poésie, et peu à peu le sentiment de l’unité de l’homme et de la nature animée et inanimée — la poésie de la nature — devint la philosophie de ma vie.

Si dans notre école l’enseignement avait été limité aux seules matières citées, notre temps aurait été déjà assez bien employé. Mais nos études s’étendaient aussi aux sciences humanitaires : l’histoire, le droit (c’est-à-dire les traits essentiels du code russe), les principes directeurs de l’économie politique et un cours de statistique comparée. En outre nous avions à apprendre des cours formidables de sciences militaires : tactique, histoire militaire (les campagnes de 1812 et de 1815 dans tous leurs détails), artillerie, art de la fortification. Quand je jette un regard rétrospectif sur cet enseignement, je suis convaincu que, abstraction faite des sujets relatifs à l’art de la guerre, qui auraient pu être avantageusement remplacés par une étude plus détaillée des sciences exactes, la variété des sujets qu’on nous enseignait ne dépassait pas les capacités d’un jeune homme d’intelligence moyenne. Grâce à une connaissance assez sérieuse des mathématiques élémentaires et de la physique, que nous avions acquises dans les classes inférieures, nous pouvions presque tous assimiler ces sujets.

Certaines matières du programme étaient négligées par la plupart d’entre nous, surtout le droit, et aussi l’histoire moderne qui nous était malheureusement enseignée par une vieille épave de professeur qu’on maintenait à son poste afin de pouvoir lui donner sa retraite entière. D’ailleurs une certaine latitude nous était laissée dans le choix des matières que nous préférions et tandis que nous subissions des examens sévères pour ces matières, on nous traitait pour les autres avec plus d’indulgence. Mais la principale cause du succès relatif obtenu à l’école c’est que l’enseignement était rendu aussi concret que possible. Dès que nous avions appris la géométrie élémentaire sur le papier, nous la réapprenions sur le terrain avec des jalons et la chaîne d’arpenteur, puis avec le graphomètre, la boussole et la planchette. Après des exercices aussi concrets, l’astronomie élémentaire n’offrait pas de difficultés, et l’arpentage lui-même était une source intarissable de plaisir.

Le même système d’enseignement concret était appliqué à la fortification. En hiver nous résolvions, par exemple, des problèmes comme le suivant : « Vous avez mille hommes et vous disposez de quinze jours. Bâtissez la fortification la plus solide possible pour défendre ce pont qui doit servir à une armée en retraite. » Et nous discutions avec chaleur nos plans avec le professeur quand il en faisait la critique. En été nous appliquions les théories sur le terrain. C’est à ces exercices pratiques et concrets que j’attribue entièrement la facilité avec laquelle la plupart d’entre nous assimilions à l’âge de dix-sept et dix-huit ans des connaissances aussi variées.

Malgré tout ce travail nous avions beaucoup de temps pour nous amuser. Nos jours les plus joyeux, c’était après la fin des examens, quand nous avions trois ou quatre semaines de liberté complète avant d’aller au camp et que nous avions encore trois semaines de liberté complète avant de reprendre nos leçons. Un petit nombre d’entre nous restaient alors à l’école, et il leur était permis pendant les vacances de sortir comme ils voulaient, l’école leur offrant toujours le lit et la nourriture. Je travaillais alors dans la bibliothèque, ou je visitais les galeries de tableaux de l’Hermitage, étudiant un à un les chefs-d’œuvre de chaque école ; ou bien encore j’allais voir dans les manufactures et les usines impériales ouvertes au public, la fabrication des cartes à jouer, du coton, la préparation du fer, de la porcelaine et du verre. Parfois nous faisons une partie de bateau sur la Néva ; nous passions toute la nuit sur la rivière ou dans un golfe de Finlande avec les pêcheurs — une nuit mélancolique du nord où les dernières lueurs du soleil couchant sont presque immédiatement suivies de l’aube matinale, et où l’on peut lire dehors un livre en plein minuit. Nous trouvions du temps pour toutes ces distractions.

A partir de ces visites aux usines je me mis à aimer les machines puissantes et parfaites. En voyant comment un bras gigantesque surgissant d’un hangar saisit un tronc d’arbre flottant sur la Néva, le rentre et le pousse sous des scies qui le transforment en planches, ou comment une énorme barre de fer rouge est transformée en un rail après avoir passé entre deux cylindres, je sentais la poésie de la machine. Dans nos usines d’aujourd’hui, la machine écrase l’ouvrier parce qu’il devient pour la vie le serviteur d’une machine donnée et n’est jamais autre chose. Mais c’est là une conséquence d’une mauvaise organisation, et cela n’a rien à faire avec le machinisme même. Le surmenage et la monotonie perpétuelle sont également mauvais, que le travail soit fait à la main, avec des outils, ou avec une machine. Mais, abstraction faite du surmenage monotone, je comprends très bien le plaisir que peut procurer à l’homme la conscience de la puissance de la machine, le caractère intelligent de son travail, la grâce de ses mouvements et la perfection de ce qu’elle fait. La haine que William Morris avait pour les machines prouvait seulement que la conception de la puissance et de la grâce de la machine avait échappé à son grand génie poétique.

La musique joua aussi un très grand rôle dans mon développement. elle me procura même plus de joie et plus d’enthousiasme que la poésie. L’opéra russe existait à peine à cette époque ; mais l’opéra italien, qui comptait un certain nombre de grands acteurs, était l’institution la plus populaire de Pétersbourg. Lorsque la prima donna Bosio tomba malade, des milliers de personnes, surtout des jeunes gens, stationnaient jusqu’à une heure avancée de la nuit à la porte de son hôtel pour avoir de ses nouvelles.

Elle n’était pas belle, mais elle chantait si admirablement que les jeunes gens follement amoureux d’elle pouvaient se compter par centaines ; et lorsqu’elle mourut elle eut des obsèques comme personne auparavant n’en avait eu à Pétersbourg. Le « Tout-Pétersbourg » était alors divisé en deux camps : les admirateurs de l’Opéra italien et ceux de la scène française qui contenait déjà en germe le genre Offenbach, qui quelques années plus tard devait infecter toute l’Europe. Notre classe aussi se partageait entre ces deux courants, et j’appartenais au premier camp. On ne nous permettait pas d’aller au parterre ni aux galeries, et les loges de l’Opéra italien étaient toujours louées des mois à l’avance ; on se les transmettait même dans certaines familles comme une propriété héréditaire. Mais le samedi soir nous allions aux dernières galeries et il nous fallait y rester debout dans une atmosphère de bains turcs. En outre, pour cacher les trop voyants uniformes que nous portions, nous boutonnions complètement nos capotes noires doublées de ouate et garnies d’un col de fourrure. Il est étonnant qu’aucun de nous ne gagna ainsi une bonne pneumonie, car nous sortions échauffés par les ovations que nous faisons à nos artistes favoris, et ensuite nous restions encore à la porte du théâtre pour les apercevoir une fois de plus et les acclamer. En ce temps-là l’opéra italien était en relation étroite avec le mouvement radical, et les récitatifs révolutionnaires de Guillaume Tell et des Puritains étaient toujours accueillis par des applaudissements frénétiques et des cris qui allaient droit au cœur d’Alexandre II, tandis qu’aux sixièmes galeries, au fumoir de l’Opéra et à la porte du théâtre, l’élite de la jeunesse pétersbourgeoise s’unissait dans l’adoration idéaliste d’un art noble. Tout cela peut paraître puéril ; mais des pensées élevées et de pures inspirations s’éveillaient en nous par cette vénération de la musique et de nos artistes favoris.

Chapitre V

LA VIE DE CAMP À PÉTERHOF. — EXERCICES MILITAIRES EN PRÉSENCE DE L’EMPEREUR. — ENSEIGNEMENT PRATIQUE. — DIFFUSION DES IDÉES RÉVOLUTIONNAIRES. — ABOLITION DU SERVAGE. — IMPORTANCE ET CONSÉQUENCES DE CETTE ABOLITION.

Tous les étés nous allions au camp de Péterhof avec les autres écoles militaires du district de Pétersbourg. Tout bien considéré, notre vie y était agréable, et certainement ce séjour était excellent pour notre santé : nous dormions sous de vastes tentes, nous nous baignions dans la mer et pendant six semaines nous prenions de l’exercice au grand air.

Dans les écoles militaires le principal but qu’on se proposait en venant au camp était évidemment l’exercice militaire, que nous détestions tous, mais dont on atténuait parfois l’ennui en nous faisant prendre part aux manœuvres. Un soir, comme nous allions nous coucher, Alexandre II fit sonner l’alarme, et tout le camp fut sur pied immédiatement — plusieurs milliers de jeunes gens se groupant autour de leurs drapeaux, et les canons de l’école d’artillerie tonnant dans le silence de la nuit. Tout le Péterhof militaire arrivait au galop, mais par suite d’un malentendu l’empereur restait à pied. Des ordonnances furent envoyées dans toutes les directions pour lui chercher un cheval, mais il n’y en avait pas, et lui qui n’était pas bon cavalier, ne voulait pas monter d’autre cheval que l’un des siens. Alexandre II était très irrité et il donnait libre cours à sa colère : « Imbécile (dourak), n’ai-je qu’un cheval ? » l’entendis-je crier à une ordonnance qui l’informait que son cheval était dans un autre camp.

Nous étions très excités par l’obscurité croissante, le grondement des canons, le piétinement de la cavalerie, et lorsque Alexandre donna l’ordre de charger, notre colonne se précipita droit sur lui. Très serrés les uns contre les autres, la baïonnette en avant, nous devions avoir un air menaçant, car je vis Alexandre II, qui était toujours à pied, faire trois bonds formidables pour faire place à la colonne. Je compris alors ce que c’est qu’une colonne qui marche en rangs serrés, excitée par la musique et la marche elle-même. Devant nous était l’empereur — notre chef que tous nous vénérions beaucoup ; mais je sentais que dans cette masse en mouvement pas un page, pas un cadet ne se serait déplacé d’un pouce, ne se serait arrêté une seconde pour lui faire place. Nous étions la colonne en marche — il n’était qu’un obstacle — et la colonne aurait passé sur lui. « Pourquoi était-il sur notre chemin ? » disaient les pages. Des jeunes gens, la carabine au poing, sont encore plus terribles en pareil cas que de vieux soldats.

L’année suivante, quand nous prîmes part aux grandes manœuvres de la garnison de Pétersbourg, je pus jeter un coup d’œil dans les coulisses de l’art militaire. Deux jours de suite nous ne fîmes que parcourir dans tous les sens un espace d’environ 30 kilomètres, sans avoir la moindre idée de ce qui se passait autour de nous et de la raison pour laquelle nous nous déplacions. Le canon tonnait tantôt près de nous, tantôt au loin : on entendait quelque part dans les collines et dans les bois une vive fusillade, des ordonnances passaient au galop, apportant l’ordre d’avancer, puis l’ordre de battre en retraite, — et nous marchions, nous marchions toujours, ne comprenant rien à toutes ces marches et contre-marches. Des masses de cavalerie avaient passé sur la même route qu’elles avaient transformée en une couche épaisse de sable mouvant ; et nous dûmes avancer ou battre en retraite plusieurs fois sur cette route, jusqu’à ce qu’enfin notre colonne ne se pliât plus à aucune discipline et ne fût plus qu’une troupe incohérente de pèlerins plutôt qu’une unité militaire. Seuls les porte-drapeaux restaient sur la route ; les autres avançaient lentement sur les côtés de la route, dans le bois. Les ordres et les supplications des officiers restaient sans effet.

Tout à coup un cri retentit derrière : « Voici l’empereur ! l’empereur ! » Les officiers allaient d’un groupe à l’autre, nous suppliant de reformer les rangs : personne n’écoutait.

L’empereur arriva et il nous donna l’ordre de battre en retraite une fois de plus. — Le commandement retentit : « Demi-tour à droite, marche ! » Les officiers murmuraient : « L’empereur est derrière vous, faites demi-tour, s’il vous plaît. » Mais on ne prêtait guère d’attention au commandement ou à la présence de l’empereur. Heureusement, Alexandre II n’était pas fanatique du militarisme, et après avoir dit quelques mots pour nous encourager par une promesse de repos, il s’éloigna au galop.

Je compris alors combien importe en temps de guerre l’état d’esprit des troupes, et comme on obtient peu de chose avec la seule discipline, quand on exige des soldats un effort extraordinaire. Que peut la discipline quand des troupes fatiguées ont à faire un suprême effort pour atteindre le champ de bataille à une heure donnée ? Elle est absolument impuissante. Seuls l’enthousiasme et la confiance peuvent en de tels moments rendre des soldats capables de « faire l’impossible » — et c’est l’impossible qu’on doit sans cesse accomplir pour atteindre le succès. Combien de fois, plus tard, en Sibérie, ne me suis-je pas rappelé cette leçon de choses lorsque nous avions, nous aussi, à faire l’impossible pendant nos expéditions scientifiques !

Cependant nous consacrions relativement peu de temps aux exercices militaires et aux manœuvres durant notre séjour au camp. Nous étions le plus souvent occupés à des travaux pratiques d’arpentage et de fortification. Après quelques exercices préliminaires, on nous donnait une boussole à réflexion et on nous disait : « Faites le plan, par exemple, de ce lac, ou de ces routes, ou de ce parc, en mesurant les angles avec la boussole et les distances au pas. » Et de très grand matin, après un déjeuner pris à la hâte, le jeune homme remplissait ses vastes poches de tranches de pain de seigle, et il restait quatre ou cinq heures dans les parcs, parcourant des kilomètres, dressant la carte des belles routes ombreuses, des ruisseaux et des lacs. Son travail était ensuite comparé avec de bonnes cartes et on récompensait les élèves en leur donnant, à leur choix, des instruments d’optique ou de dessin. Pour moi, ces exercices d’arpentage étaient une source profonde de plaisir. Ce travail indépendant, cet isolement sous les arbres séculaires, cette vie de la forêt que je pouvais goûter à loisir, et en même temps l’intérêt du travail, — tout cela laissa dans mon esprit des traces profondes, et si plus tard je devins explorateur en Sibérie, et si plusieurs de mes camarades firent des explorations dans l’Asie centrale, ces exercices d’arpentage en furent des causes déterminantes.

Enfin, lorsque nous fûmes dans la dernière classe, tous les deux jours on emmenait des groupes de quatre élèves dans des villages situés à une distance considérable du camp, et là, ils avaient à faire des levés de plan de plusieurs kilomètres carrés à l’aide de la planchette et de la lunette. De temps en temps des officiers d’état-major venaient contrôler leur travail et leur donner des conseils. Cette vie au milieu des villageois exerça la meilleure influence sur le développement intellectuel et moral d’un grand nombre d’élèves.

En même temps, nous nous exercions à construire des coupes de fortifications. Un officier nous emmenait en pleine campagne, et là nous devions faire la coupe d’un bastion, ou une tête de pont, en clouant des pieux et des lattes ensemble, exactement de la même façon que procèdent les ingénieurs quand ils tracent une voie ferrée. Quand on en arrivait aux embrasures et aux barbettes, il fallait bien faire beaucoup de calculs pour obtenir l’inclinaison des différents plans, et après ces travaux la géométrie dans l’espace avait cessé de présenter des difficultés pour nous.

Ce travail nous enchantait. Un jour, en ville, ayant trouvé dans notre jardin un tas d’argile et de gravier, nous commençâmes immédiatement à construire une véritable fortification en miniature, avec des barbettes et des embrasures verticales et obliques bien calculées. Tout fut fait très soigneusement, et notre ambition fut alors d’obtenir quelques planches pour servir de plates-formes aux canons, et d’y placer les canons modèles que nous avions dans nos classes.

Mais, hélas, nos pantalons étaient dans un état effrayant. « Que faites-vous là ? » s’écria notre capitaine. « Regardez-vous donc ! Vous ressemblez à des terrassiers (c’était précisément ce dont nous étions fiers). Si le grand-duc vient et vous trouve dans cet état ! ».

« Nous lui montrerons nos fortifications et nous lui demanderons de nous procurer des outils et des planches pour les plates-formes. »

Toutes les protestations furent vaines. Le lendemain on envoya une douzaine d’ouvriers charger dans leur voiture et emporter notre chef-d’œuvre, comme si cela avait été un tas de boue !

Je mentionne cet incident pour montrer comment les enfants et les jeunes gens ont besoin de trouver une application pratique de ce qu’ils apprennent à l’école théoriquement, et combien sont stupides les éducateurs qui ne peuvent comprendre quelle aide puissante ils pourraient trouver dans des applications concrètes pour aider leurs élèves à saisir le sens réel des choses qu’ils étudient.

Dans notre école tout avait pour but notre éducation militaire. Mais nous aurions travaillé avec le même enthousiasme à tracer une voie ferrée, à construire une cabane ou à cultiver un champ ou un jardin. Cette aspiration des enfants et des jeunes gens vers le travail réel reste inutilisée parce que notre conception de l’école est toujours celle de la scolastique, du monastère du moyen âge !

* * *

Les années 1857 à 1861 furent des plus importantes dans l’histoire de l’évolution intellectuelle de la Russie. Tout ce qu’avait dit tout bas, dans l’intimité des réunions d’amis, la génération représentée dans la littérature russe par Tourguénev, Tolstoï, Herzen, Bakounine, Ogarev, Kavéline, Dostoïevski, Grigorovitch, Ostrovsky et Nekrasov, commençait alors à percer dans la presse. La censure était encore très rigoureuse ; mais ce qu’on ne pouvait dire ouvertement dans les articles politiques, passait en contrebande sous forme de nouvelles, d’esquisses humoristiques, ou de commentaires voilés sur les événements de l’Europe occidentale, et chacun savait lire entre les lignes et comprendre.

N’ayant pas de relations à Pétersbourg, à part les amis de l’école et un petit nombre de parents, je restais en dehors du mouvement radical de cette époque — ou plutôt j’en étais on ne peut plus éloigné. Et cependant ce fut peut-être la caractéristique la plus nette de ce mouvement de pouvoir pénétrer dans une école « bien pensante » comme notre corps, et de trouver un écho dans un cercle comme celui de mes parents de Moscou.

A cette époque je passais mes dimanches et mes jours de congé chez ma tante dont j’ai parlé dans un chapitre précédent sous le nom de princesse Mirski. Le prince Mirski ne songeait qu’aux dîners extraordinaires, tandis que sa femme et leur jeune fille menaient une vie fort gaie. Ma cousine était une très belle fille de dix-neuf ans, d’un caractère très aimable, et presque tous ses cousins en étaient follement amoureux. Elle aimait l’un d’eux et désirait l’épouser. Mais le mariage entre cousins est considéré comme un grand péché par l’Église russe, et c’est en vain que la vieille princesse essaya d’obtenir une dispense spéciale des hauts dignitaires ecclésiastiques. Alors elle emmena sa fille à Pétersbourg dans l’espoir qu’elle choisirait un mari parmi ses nombreux admirateurs. Ce fut peine perdue, d’ailleurs. Mais leur élégant salon était plein de brillants jeunes gens appartenant à la Garde ou à la diplomatie.

Ce n’est pas dans un tel milieu qu’on peut s’attendre à trouver des idées révolutionnaires ; et cependant ce fut dans cette maison que j’entendis pour la première fois parler de la littérature révolutionnaire de l’époque. Le grand exilé Herzen venait de lancer sa revue à Londres, l’Étoile polaire, qui fit sensation en Russie, même dans les cercles de la Cour et dont de nombreux exemplaires circulaient sous le manteau à Pétersbourg. Ma cousine se procura la revue et nous la lisions ensemble. Son cœur se révoltait contre les obstacles qu’on opposait à son bonheur, et son esprit n’en comprenait que plus facilement les critiques puissantes que le grand écrivain lançait contre l’autocratie russe et le système corrompu de gouvernement. C’est avec un sentiment voisin de l’adoration que je contemplais le médaillon que portait la couverture de l’Étoile polaire et qui représentait les nobles têtes de cinq « Décembristes » que Nicolas Ier avait fait pendre après le soulèvement du 14 décembre 1825 — Bestoujev, Kahovsky, Pestel, Ryléïev et Mouraviov-Apostol.

La beauté du style de Herzen — dont Tourguenev a dit avec raison qu’il écrivait avec des larmes et du sang et qu’aucun Russe n’avait jamais écrit ainsi — l’ampleur de ses idées et son profond amour pour la Russie me gagnèrent entièrement et je lisais et relisais ces pages qui parlaient plus encore au cœur qu’à la raison.

En 1859, ou plutôt en 1860, je commençai à éditer ma première publication révolutionnaire. A cet âge, que pouvais-je être, si ce n’est constitutionnel ? — et mon journal montrait la nécessité d’une constitution pour la Russie. J’écrivais sur les folles dépenses de la Cour, les sommes énormes gaspillées pour mettre à Nice toute une escadre à la disposition de l’impératrice douairière qui mourut en 1860 ; je signalais les méfaits des fonctionnaires dont j’entendais continuellement parler ; et j’insistais sur la nécessité des lois constitutionnelles. Je copiais trois exemplaires de mon journal et les glissais dans les pupitres de trois de mes camarades des classes supérieures qui, pensais-je, devaient s’intéresser aux affaires publiques. Je priais mes lecteurs de mettre leurs observations derrière la vieille horloge écossaise de notre bibliothèque.

Tout palpitant j’allais voir le lendemain s’il y avait quelque chose pour moi derrière l’horloge. Il s’y trouvait deux réponses, en effet. Deux camarades écrivaient que mon journal avait toutes leurs sympathies et ils me conseillaient de ne pas trop m’exposer. J’écrivais mon second numéro, insistant avec plus d’énergie encore sur la nécessité d’unir toutes les forces qui travaillent pour la liberté. Cette fois il n’y eut pas de réponse derrière l’horloge ; mais les deux camarades vinrent me trouver.

« — Nous sommes sûrs, dirent-ils, que c’est vous qui rédigez le journal, et nous désirons en causer avec vous. Nous sommes tout à fait de votre avis et nous sommes venus vous dire : Soyons amis. — Votre journal a fait son œuvre : il nous a réunis ; mais cela ne sert à rien de le continuer. Dans toute l’école il n’y a que deux autres camarades qui s’intéresseraient à ces choses, et si on savait qu’il paraît un journal de cette nature les conséquences seraient terribles pour nous tous. Constituons un cercle où nous parlerons de tout cela ; peut-être que nous ferons entrer quelques idées dans la tête d’un petit nombre de camarades. »

C’était si sensé que je ne pouvais qu’accepter et nous scellâmes notre union par une cordiale poignée de mains. Depuis lors nous devînmes de grands amis tous les trois, nous lisions beaucoup ensemble et nous discutions toutes sortes de choses.

L’abolition du servage était la question qui occupait alors l’attention de tous les hommes pensants.

La Révolution de 1848 avait eu son écho dans le cœur des paysans russes, et depuis l’année 1850 les insurrections de serfs révoltés prenaient de graves proportions. Quand la guerre de Crimée éclata et que des milices furent levées dans toute la Russie, ces révoltes se généralisèrent et prirent un caractère de violence jusqu’alors inconnue. Plusieurs propriétaires de serfs furent tués par leurs hommes et les insurrections paysannes devinrent si graves qu’on envoya des régiments entiers avec de l’artillerie pour les réprimer, tandis qu’auparavant de petits détachements auraient suffi pour terroriser les paysans et les faire rentrer dans l’obéissance.

D’une part ces insurrections et d’autre part la profonde aversion pour le servage qu’éprouvait la nouvelle génération lors de l’avènement d’Alexandre II rendaient l’émancipation des paysans de plus en plus urgente. Ce fut l’empereur lui-même, personnellement adversaire du servage et soutenu ou plutôt influencé dans sa propre famille par sa femme, son frère Constantin et la grande-duchesse Hélène, qui fit les premiers pas dans cette direction. Il aurait voulu que l’initiative de la réforme vînt de la noblesse, des propriétaires de serfs eux-mêmes. Mais on ne put décider, dans aucune province de Russie, la noblesse à adresser dans ce but une pétition au tsar. En mars 1856, il entretint lui-même la noblesse de Moscou de la nécessité de la réforme ; mais un silence obstiné fut toute la réponse qu’obtint son discours, si bien qu’Alexandre II se mettant en colère, conclut par les mémorables paroles de Herzen : « Il vaut mieux, messieurs, que cela vienne d’en haut, que d’attendre que cela vienne d’en bas. » Même ces paroles furent sans effet, et ce fut aux provinces de la Vieille-Pologne — Grodno, Vilno et Kovno — où Napoléon Ier avait aboli le servage (sur le papier), qu’on eut recours. Le gouverneur-général de ces provinces, Nazimov, parvint à obtenir de la noblesse lituanienne l’adresse désirée. En novembre 1857 le fameux « rescrit » au gouverneur-général des provinces lituaniennes annonçant l’intention du tsar d’abolir le servage, fut lancé, et nous lûmes, les larmes aux yeux, l’admirable article de Herzen : « Tu as vaincu, Galiléen, » dans lequel les réfugiés de Londres déclaraient qu’il ne considéraient plus Alexandre II comme un ennemi, mais qu’ils l’assisteraient dans la grande œuvre d’émancipation.

L’attitude des paysans fut très remarquable. Dès que la nouvelle se répandit que la libération si longtemps désirée allait venir, les insurrections cessèrent à peu près complètement. Maintenant les paysans attendaient, et pendant un voyage qu’Alexandre fit dans la Russie centrale, ils l’entourèrent en grand nombre à son passage en l’implorant de leur accorder la liberté — supplique qu’Alexandre reçut cependant avec une grande répugnance. Il est très curieux, tant est grande la force de la tradition — que le bruit courait parmi les paysans que c’était Napoléon III, qui dans le traité de paix, avait exigé du tsar l’affranchissement des paysans. J’entendis souvent cette assertion ; et à la veille même de l’émancipation les paysans semblaient douter que cela se fît sans une pression de l’étranger. « Rien ne se fera si Garibaldi ne vient pas, » répondit un paysan à l’un de mes amis qui lui parlait de la « liberté prochaine. »

Mais après ces moments de joie générale vinrent des années d’incertitude et d’inquiétude. Des comités institués tout exprès dans les provinces et à Pétersbourg discutaient la proposition de libération des serfs, mais les intentions d’Alexandre restaient indécises. Continuellement la censure interdisait à la presse de discuter les détails. Des rumeurs sinistres circulaient à Pétersbourg et vinrent jusqu’à notre corps.

Il ne manquait pas de jeunes gens parmi la noblesse qui travaillaient sérieusement et franchement à l’abolition de l’ancien esclavage ; mais le parti du servage serrait de plus en plus les rangs autour de l’empereur et gagnait peu à peu du terrain. On murmurait à ses oreilles que le jour où le servage serait aboli, les paysans commenceraient à tuer en masse les propriétaires fonciers, et que la Russie verrait alors un nouveau soulèvement de Pougatchov, beaucoup plus terrible que celui de 1773. Alexandre, qui était un caractère faible, ne prêtait que trop volontiers l’oreille à ces prédictions.

Mais la machine qui devait élaborer la loi d’émancipation avait été mise en mouvement. Les comités tenaient leurs séances ; par douzaines des projets d’émancipation adressés à l’empereur circulaient en manuscrits ou étaient imprimés à Londres. Herzen, aidé de Tourguénev, qui le tenait au courant de tout ce qui se passait dans les sphères gouvernementales discutait dans sa Clocheet dans son Étoile polaireles détails des différents projets, et Tchernychévsky en faisait autant dans le Contemporain (Sovreménnik). Les slavophiles, surtout Askakov et Bélyaïev, avaient profité des premiers moments de la liberté relative accordée à la presse pour donner à la question une vaste publicité en Russie, et pour discuter en connaissance de cause le côté technique de la question de l’émancipation. Tout le Pétersbourg intellectuel était avec Herzen, et surtout avec Tchernychévsky, et je me souviens que les officiers des Chevaliers-Gardes, que je voyais le dimanche, après la revue qui suivait la messe, chez mon cousin Dimitri Nikolaïevitch Kropotkine, aide-de-camp de ce régiment et aide-de-camp de l’empereur, prenaient fait et cause pour Tchernychévsky, le représentant du parti avancé dans la lutte pour l’émancipation.

Tout Pétersbourg, les salons comme la rue, avait si bien pris position qu’il était impossible de reculer. Les serfs devaient être affranchis ; et un autre point important était gagné : les serfs libérés recevraient, outre leurs maisons, la terre qu’ils avaient jusque-là cultivée pour eux-mêmes.

Cependant le parti de la vieille noblesse n’était pas découragé. Il mettait ses efforts à obtenir un ajournement de la réforme, à réduire l’étendue des lots de terre accordés aux serfs émancipés, et à imposer à ceux-ci une taxe de rachat si élevée pour la terre que cela rendrait leur liberté économique illusoire ; et sur ce point ils réussirent complètement. Alexandre II remercia celui qui avait été l’âme même de toute la réforme, Nikolaï Miloutine, frère du ministre de la guerre, en lui disant : « Je suis vraiment affligé de devoir me séparer de vous, mais il le faut, la noblesse vous désigne comme un Rouge. » Les premiers comités qui avaient élaboré le projet d’émancipation révisèrent toute cette œuvre dans l’intérêt des propriétaires de serfs. La presse, une fois de plus, fut muselée.

Les choses prirent un bien triste aspect. On se demandait maintenant si l’affranchissement des serfs aurait lieu. Je suivais les péripéties de la lutte avec une attention fébrile, et tous les dimanches, lorsque mes camarades revenaient de leurs familles, je leur demandais ce que leurs parents disaient. Vers la fin de 1860 les nouvelles devinrent de plus en plus mauvaises. « C’est le parti Valuïev qui a le dessus. » « On a l’intention de refaire tout le projet. » « Les parents de la princesse (une amie du tsar) le travaillent beaucoup. » « L’émancipation sera ajournée : on craint une révolution. »

En janvier 1861 des bruits un peu plus rassurants commencèrent à circuler, et on espérait que le jour de l’avènement de l’empereur, le 19 février, il serait question de l’affranchissement.

Le 19 vint sans apporter du nouveau avec lui. Ce jour-là j’étais au palais. Il n’y eut pas de grand lever, mais seulement un petit lever ; on envoyait les pages de la seconde classe à ces cérémonies pour les accoutumer à l’étiquette de la Cour. C’était mon tour ce jour-là ; et comme je reconduisais l’une des grandes-duchesses, venue au palais pour assister à la messe, son mari ne se trouvant pas là, j’allai le chercher. Il était dans le cabinet de travail de l’empereur, et je lui fit part, sur un ton à demi badin, de l’inquiétude de sa femme, sans avoir le moindre soupçon de l’importance des questions qu’on venait peut-être de traiter dans ce cabinet de travail. A part quelques initiés, personne au palais ne se doutait que le manifeste avait été signé le 19 février et qu’on n’en ajournait la publication de quinze jours que parce que le dimanche suivant, le 26, commençait la semaine du carnaval, et on craignait que les orgies des villageois, si fréquentes pendant cette semaine, ne dégénérassent en insurrections. La foire du carnaval, qui d’ordinaire se tenait à Pétersbourg sur la place du Palais d’Hiver, fut transférée cette année-là sur une autre place, par crainte d’une émeute populaire dans la capitale. On donna à l’armée les instructions les plus féroces sur la façon de réprimer tout soulèvement des paysans.

Quinze jours plus tard, le dernier dimanche du carnaval, le 5 mars (ou plutôt le 17, nouveau style), j’étais au corps, ayant à prendre part à une revue à l’école d’équitation. J’étais encore couché quand mon ordonnance, Ivanov, entra comme une flèche en apportant le thé et s’écria : « Prince, la liberté ! Le manifeste est apposé au Gostinoï Dvor (magasins situés en face du Corps).

— « L’as-tu vu toi-même ? »

— « Oui. Des gens forment le cercle ; l’un d’eux lit et les autres écoutent. C’est la liberté ! »

Quelques minutes après j’étais habillé et je sortais, lorsqu’un camarade entra.

— « Kropotkine, la liberté ! » s’écria-t-il. « Voici le manifeste. Mon oncle apprit hier soir qu’il serait lu à la première messe à la Cathédrale Isaac. Alors nous y allâmes. Il n’y avait pas beaucoup de gens, rien que des paysans. Le manifeste fut lu et distribué après la messe. Ils comprenaient très bien ce dont il s’agissait : quand je sortis de l’église, deux paysans qui se trouvaient au portail d’entrée, me dirent d’un air si drôle : « Eh bien, monsieur ? Alors — tout est perdu ? » Et il imita le geste des paysans qui lui avaient fait signe de s’en aller. Et dans ce geste qui chassait le maître, il y avait toutes les longues années de l’attente.

Je lus et relus le manifeste. Il était écrit dans un style élevé par le vieux métropolitain de Moscou, Philarète, mais un mélange bien inutile de russe et de vieux-slavon en obscurcissait le sens. C’était la liberté, mais ce n’était pas la liberté immédiate, car les paysans devaient rester serfs pendant deux ans encore, jusqu’au 19 février 1863. Néanmoins, une chose était évidente : le servage était aboli, et les serfs libérés auraient la terre et leurs maisons. Ils devaient racheter cette terre, mais l’antique souillure de l’esclavage était effacée. Ils ne seraient plus esclaves ; la réaction ne l’avait pas emporté.

Nous allâmes à la revue ; et quand elle fut terminée, Alexandre II, restant à cheval, cria : « Messieurs les officiers, approchez ! » Ils se groupèrent autour de lui et il commença à haute voix un discours sur le grand événement du jour.

Des bribes de phrases nous parvenaient :

— « Les officiers... les représentants de la noblesse dans l’armée... Des siècles d’injustice ont pris fin... Je compte sur l’esprit de sacrifice de la noblesse... la loyale noblesse se groupera autour du trône... » Des hourras enthousiastes retentirent dans les rangs des officiers quand il eut terminé.

En revenant au Corps nous courions plutôt que nous marchions — car nous voulions arriver à temps à l’Opéra italien, qui donnait cette après-midi sa dernière représentation de la saison. Certainement il y aurait une manifestation. Nous dépouillâmes notre uniforme en grande hâte et d’un pas léger nous montâmes en assez bon nombre aux sixièmes galeries. La salle était comble.

Durant le premier entracte le fumoir se remplit de jeunes gens excités, qui tous se parlaient les uns aux autres, qu’ils se connussent ou non. Nous décidâmes immédiatement de retourner dans la salle et de chanter en chœur, avec tout le public, l’hymne : Dieu protège le Tsar !

Cependant des accords musicaux frappèrent nos oreilles et nous retournâmes en toute hâte dans la salle. L’orchestre de l’Opéra jouait déjà l’hymne qui fut immédiatement couvert par les applaudissements des galeries, des loges et du parterre. Je voyais bien Bavéri, le chef d’orchestre, agiter son bâton, mais, quoique les musiciens fussent nombreux, aucun son ne pouvait parvenir à nos oreilles. L’hymne se termina, mais les hourras continuaient. Je vis de nouveau le bâton s’agiter dans l’air ; je vis les archets se mouvoir et les musiciens souffler dans leurs instruments de cuivre. Mais le bruit des voix couvrait toujours les sons de l’orchestre. Bavéri recommença et ce ne fut qu’à la fin de cette troisième exécution de l’hymne que quelques sons isolés des cuivres percèrent la clameur des voix humaines.

Dans les rues c’était le même enthousiasme. Une foule de paysans et de gens cultivés s’était massée en face du palais et poussait des hourras, et le tsar ne pouvait pas paraître sans être suivi par des foules de manifestants qui couraient après sa voiture. Deux ans plus tard, lorsque Alexandre étouffait dans le sang la révolution polonaise et que « Mouraviev le Pendeur » l’étranglait sur l’échafaud, Herzen avait raison d’écrire : « Alexandre Nikolaïevitch, pourquoi n’êtes-vous pas mort ce jour-là ? Votre nom aurait été transmis à la postérité comme celui d’un héros. »

* * *

Et les soulèvements prédits par les champions de l’esclavage ? On n’aurait pu inventer une situation moins nette que celle que créait le Polojniié (la loi d’émancipation). Si quelque chose pouvait provoquer des révoltes, c’était précisément l’inquiétante imprécision des conditions faites au paysan par cette loi. Et cependant — excepté en deux endroits où il y eut des insurrections et sur quelques autres points où éclatèrent quelques troubles sans importance, entièrement dus aux malentendus et immédiatement apaisés — la Russie resta calme, plus calme que jamais. Avec leur bon sens habituel, les paysans avaient compris que le servage était aboli, que « la liberté était venue », et ils acceptaient les conditions qui leur étaient imposées, bien que ces conditions fussent très dures.

J’étais à Nikolskoïé en août 1861, et aussi pendant l’été de 1862, et je fus frappé de la façon intelligente et calme dont les paysans avaient accepté la nouvelle situation. Ils savaient parfaitement combien il leur serait difficile de payer l’impôt de rachat pour la terre, qui était en réalité une indemnité accordée aux nobles pour les dédommager des droits qu’ils perdaient sur leurs serfs. Mais les paysans appréciaient tant l’abolition de leur esclavage qu’ils acceptaient les charges ruineuses — non sans murmurer, mais comme une dure nécessité — du moment qu’on leur accordait la liberté individuelle. Durant les premiers mois ils prenaient deux jours de repos par semaine, disant que c’était un péché de travailler le vendredi ; mais quand vint l’été, ils reprirent leur travail avec plus d’énergie que jamais.

Lorsque je vis nos paysans de Nikolskoïé quinze mois après leur affranchissement, je ne pus m’empêcher de les admirer. Ils avaient conservé leur bonté et leur douceur innées, mais toutes traces de servilité avaient disparu. Ils parlaient à leurs maîtres ainsi qu’à des égaux, comme s’ils n’avaient jamais eu d’autres relations. D’autre part, il se trouvait dans leurs rangs des hommes qui savaient défendre leurs droits. Le Polojéniié était un gros livre d’une lecture difficile et dont l’étude me demanda beaucoup de temps ; mais lorsque Vasili Ivanov, l’ancien de Nikolskoïé, vint un jour me demander de lui expliquer un passage obscur, je m’aperçus que lui, qui ne lisait même pas couramment, avait su admirablement se retrouver dans le dédale des chapitres et des paragraphes de la loi.

C’étaient les « gens de maison », c’est-à-dire les serviteurs, qui étaient le moins bien partagés. On ne leur donnait pas de terre, et ils n’en auraient d’ailleurs su que faire. On leur accordait la liberté, mais rien de plus. Dans notre région, presque tous quittaient leurs maîtres ; par exemple, il n’en resta pas un chez mon père. Ils allèrent ailleurs chercher une position, et un bon nombre trouvèrent immédiatement un emploi chez les marchands qui étaient fiers d’avoir le cocher du Prince Untel ou le cuisinier du Général Trois-Étoiles. Ceux qui connaissaient un métier trouvèrent du travail dans les villes : par exemple, la fanfare de mon père resta une fanfare et se tira très bien d’affaire à Kalouga. Elle conserva de bonnes relations avec nous. Mais ceux qui n’avaient pas de métier virent des temps difficiles, et cependant la majorité préférait vivre n’importe comment plutôt que de rester chez leurs anciens maîtres.

Quant aux propriétaires fonciers, les plus importants firent tous leurs efforts à Pétersbourg pour restaurer l’ancien régime sous un autre nom, ce qui leur réussit jusqu’à un certain point sous Alexandre III ; mais les autres, et c’étaient de beaucoup les plus nombreux, se résignèrent à l’abolition du servage comme à une espèce de calamité nécessaire. La jeune génération donna à la Russie ce remarquable état-major de « médiateurs de la paix » et de « juges de paix » qui contribuèrent tant à l’issue pacifique de l’œuvre d’émancipation. Quant à l’ancienne génération, elle avait le plus souvent escompté déjà la somme d’argent considérable qu’elle allait recevoir des paysans pour la terre accordée aux serfs libérés, terre qu’on avait évaluée bien au-dessus du prix marchand. Elle réfléchissait à la façon dont elle gaspillerait cet argent dans les restaurants des capitales ou au tapis vert. Et en effet, cet argent fut en général gaspillé aussitôt que reçu.

Pour beaucoup de seigneurs la libération des serfs était une excellente affaire financière. C’est ainsi que la terre que mon père, en prévision de l’émancipation, avait vendue par parcelles au taux de onze roubles l’hectare, était maintenant estimée quarante roubles dans les lots des paysans — c’est-à-dire trois fois et demie sa valeur marchande — et il en était généralement ainsi dans tout notre voisinage ; tandis que dans le domaine que mon père avait à Tambov, dans les steppes, le mir — c’est-à-dire la communauté de paysans — affermait toute sa terre pour douze ans à un prix deux fois plus élevé que le profit que mon père en retirait en la faisant cultiver par ses serfs.

* * *

Onze ans après cette année mémorable j’allai voir le domaine de Tambov, que j’avais hérité de mon père. J’y restai quelques semaines et le soir de mon départ le prêtre de notre village, un homme intelligent et d’opinions indépendantes — comme on en rencontre parfois dans nos provinces du sud — faisait une ronde dans le village. Le coucher du soleil était splendide ; un souffle embaumé venait des steppes. Il trouva un paysans entre deux âges — Anton Savéliev — assis sur une petite éminence près du village et lisant un livre de psaumes. Le paysan savait à peine épeler le vieux-slavon, et souvent il lisait un livre en commençant par la fin et en tournant les pages à rebours. C’était même la manière de lire qu’il préférait : alors un mot le frappait et sa répétition lui plaisait. Il était en train de lire un psaume dont chaque vers commençait par les mots : « Réjouis-toi. »

« Que lisez-vous, Anton Savéliev ? » demanda le prêtre.

« Ah ! père, je vais vous dire, répondit-il. Il y a quatorze ans le vieux prince vint ici. C’était en hiver. Je venais de rentrer à la maison, entièrement gelé. Une tempête de neige faisait rage. J’avais à peine commencé à me changer que nous entendîmes un coup frappé à la fenêtre ; c’était l’ancien qui criait : « Va trouver le prince ! Il a besoin de toi ! » Nous tous — moi, ma femme et nos enfants — nous étions consternés. « Que peut-il te vouloir ? » demandait ma femme tout apeurée. Je me signai et j’allai. La neige m’aveuglait presque lorsque je passai la digue. Enfin, tout se termina bien. Le vieux prince faisait sa sieste, et quand il s’éveilla, il me demanda si je savais plâtrer un mur et il me dit : « Viens demain refaire les plâtres de cette chambre. » Alors je rentrai tout heureux, et en arrivant à la digue j’y trouvai ma femme. Elle avait attendu tout le temps dans la tourmente de neige, l’enfant sur les bras. « — Qu’est-il arrivé, Savélitch ? » cria-t-elle. « — Oh ! pas de mal, dis-je ; il m’a simplement demandé de faire quelques réparations. » Ceci, Père, se passait sous le vieux prince. Et maintenant le jeune prince est arrivé l’autre jour. Je suis allé le voir et je l’ai trouvé au jardin, prenant le thé, à l’ombre de la maison. Vous, père, étiez assis près de lui avec l’ancien du canton, sa chaîne de maire sur la poitrine. « Veux-tu du thé, Savélitch ? » me demanda-t-il. — « Prends un siège, Petr Grigoriev, — dit-il au vieux — Donne-nous une autre chaise. » Et Petr Grigoriev — vous savez comment il nous terrifiait quand il était l’intendant du prince — apporta la chaise, et nous étions tous assis autour de la table à thé et nous causions et il nous servit du thé à tous. Eh bien, vous voyez, père, la soirée est si belle, les steppes nous envoient leur parfum, et me voilà assis à lire : « Réjouis-toi ! Réjouis-toi ! »

Voilà ce que signifiait pour les paysans l’abolition du servage.

Chapitre VI

LA VIE DE COUR À PÉTERSBOURG. — LE SYSTÈME D’ESPIONNAGE À LA COUR. — CARACTÈRE D’ALEXANDRE II. — L’IMPÉRATRICE. — LE PRINCE HÉRITIER. — ALEXANDRE III.

En juin 1861 je fus nommé sergent du corps des pages. Je dois dire que quelques officiers n’y voulaient pas consentir et disaient qu’il n’y aurait pas de discipline si j’étais sergent. Mais on ne pouvait faire autrement : il était de tradition que le premier élève de la classe supérieure fût nommé sergent, et j’étais à la tête de ma classe depuis plusieurs années. Cette promotion était considérée comme enviable, non seulement parce que le sergent occupait une position privilégiée à l’école et était traité comme un officier, mais surtout parce qu’il était en même temps le page de chambre de l’empereur, et être personnellement connu de l’empereur devait naturellement rendre plus facile l’obtention de nouvelles faveurs. Mais pour moi le point important c’était que cette fonction m’exemptait de toutes les corvées du service intérieur de l’école, qui étaient dévolues aux pages de chambre, et c’était encore que j’aurais, pour étudier, une chambre à part où je pourrais trouver le recueillement. D’autre part, la chose avait aussi son inconvénient : j’avais toujours trouvé ennuyeux de traverser d’un pas lent nos chambres vingt fois par jour, aussi avais-je pris l’habitude de parcourir cette distance en courant, ce qui était sévèrement défendu. Et maintenant il me faudrait marcher d’un pas solennel, le livre de service sous le bras, au lieu de courir ! Quelques-uns de mes amis tinrent conseil sur cette grave question, et il fut décidé que de temps en temps je pourrais encore me permettre de traverser les salles en courant. Quant à mes relations avec tous les camarades, il ne dépendait que de moi de les établir sur un pied fraternel, et c’est ce que je fis.

Les pages de chambre devaient aller souvent au palais, aux grands et aux petits levers, aux bals, aux réceptions, aux dîners de gala, etc. Pendant les semaines de Noël, du nouvel an et de Pâques, nous étions convoqués au palais presque tous les jours, et parfois deux fois par jour. En qualité de sergent, je devais aussi signaler à l’empereur, tous les dimanches, pendant la revue à l’école d’équitation, que « tout allait bien à la compagnie du corps des pages », même lorsqu’un tiers de l’école était atteint de quelque maladie contagieuse. En pareille occasion je demandai un jour au colonel : « Ne dois-je pas dire aujourd’hui que tout ne va pas bien ? » « Dieu vous en garde, s’écria-t-il avec terreur, vous ne devriez dire cela que s’il y avait une insurrection ! »

La vie de cour offre certainement un aspect pittoresque. Avec ses manières élégantes — encore que ce raffinement ne soit que superficiel — avec son étiquette stricte, et son brillant entourage, elle est certainement destinée à faire impression. Un grand lever est un beau spectacle, et même la simple réception de quelques dames par l’impératrice prend un caractère tout différent d’une visite ordinaire quand elle a lieu dans un salon du palais richement décoré — les invités introduits par des chambellans aux uniformes brodés d’or, l’impératrice suivie de pages richement vêtus et de dames d’honneur. Tout s’accomplit avec une solennité impressionnante. Jouer un rôle dans les cérémonies de la cour, être au service des plus hauts personnages, offrait à un jeune homme de mon âge un intérêt différent de celui de la simple curiosité. D’autre part je regardais Alexandre II comme une espèce de héros : c’était un homme qui n’attachait pas d’importance aux cérémonies de la cour, mais qui, à cette époque, commençait sa journée de travail à six heures du matin et avait engagé une lutte énergique contre un puissant parti réactionnaire afin de faire une série de réformes dont l’abolition du servage n’était que la première.

Mais peu à peu, lorsque je pus mieux voir le côté théâtral de la vie de cour, lorsque j’eus pu apercevoir ce qui se passait dans les coulisses, je compris non seulement la futilité de ce spectacle et des choses qu’il avait pour but de voiler, mais je compris aussi que ces vétilles n’absorbaient si complètement la cour que pour l’empêcher de penser à des choses plus sérieuses. Pour la comédie on perdait souvent de vue les réalités. Et plus tard à mes yeux s’évanouit lentement l’auréole dont mon imagination avait entouré Alexandre II. Aussi, si j’avais même caressé au début quelques illusions sur la possibilité de jouer un rôle actif dans les milieux de la Cour, à la fin de l’année j’aurais renoncé à ce rêve.

Il y avait un grand lever au palais tous les jours de grande fête, ainsi qu’à l’anniversaire de la naissance, à la fête patronymique de l’empereur et de l’impératrice, à l’anniversaire du couronnement, et en d’autres occasions analogues. Des milliers de généraux, et les hauts fonctionnaires des administrations civiles étaient rangés en lignes dans les immenses salles du palais, et s’inclinaient au passage de l’empereur et de sa famille lorsqu’ils se rendaient solennellement à l’église. Tous les membres de la famille impériale venaient ces jours-là au palais. Ils se réunissaient dans un salon et bavardaient gaiement jusqu’au moment où ils devaient mettre le masque de la solennité. Alors le cortège se formait. L’empereur, donnant la main à l’impératrice, ouvrait la marche. Il était suivi de son page de chambre, du général aide de camp, de l’aide de camp de service et du ministre de la maison impériale. Au service de l’impératrice ou plutôt de son immense traîne étaient attachés ses deux pages de chambre, qui devaient porter la traîne aux tournants, puis la déployer dans toute sa beauté. L’héritier présomptif, qui était un jeune homme de dix-huit ans, et les autres grands-ducs et grandes-duchesses venaient ensuite, dans l’ordre de leur droit de succession au trône — chacune des grandes-duchesses suivie de son page de chambre. Puis venaient en un long cortège les dames de la suite, jeunes et vieilles, toutes portant le prétendu costume russe — c’est-à-dire une robe de bal qu’on suppose devoir ressembler au costume porté par les femmes de la vieille Russie.

Comme le cortège défilait, je pouvais observer comment chacun des plus hauts fonctionnaires civils et militaires essayait, avant de s’incliner, d’attirer sur soi un regard de l’empereur, et si, à sa révérence, le tsar répondait par un sourire, ou par un imperceptible signe de tête, ou même parfois par un mot ou deux ; alors il regardait ses voisins, plein d’orgueil et attendait leurs félicitations.

Après l’église, le cortège revenait dans le même ordre, et ensuite chacun retournait en hâte à ses propres occupations. A part un petit nombre de dévots et quelques jeunes dames, pas une sur dix des personnes présentes à ces levers n’y voyait autre chose qu’une ennuyante corvée.

Deux ou trois fois durant l’hiver on donnait au palais de grands bals, auxquels des milliers de gens étaient invités. Après que l’empereur avait ouvert la danse par une polonaise, chacun avait pleine liberté pour s’amuser comme il voulait. Dans ces immenses salles brillamment éclairaient il était facile aux jeunes filles de se soustraire aux yeux vigilants de leurs parents ou de leurs tantes, et elles jouissaient complètement de la joie de la danse et du souper pendant lequel les jeunes gens s’arrangeaient toujours pour être seuls.

Pendant ces bals ma tâche était assez difficile. Alexandre II ne dansait pas, mais il ne restait pas assis non plus ; il se promenait tout le temps parmi ses hôtes, et son page de chambre devait le suivre à une distance convenable pour percevoir facilement un appel de l’empereur, sans toutefois être trop proche pour devenir une cause de gêne. Cette combinaison de présence et d’absence n’était pas facile à obtenir, et Alexandre n’y tenait pas : il aurait préféré être laissé entièrement seul ; mais telle était la tradition et il devait s’y soumettre. Ma tâche devenait surtout difficile quand il pénétrait au milieu des rangs serrés des dames qui entouraient le cercle où dansaient les grands-ducs, et qu’il circulait au milieu d’elles. Il n’était pas aisé de se faire un chemin à travers ce jardin vivant qui s’ouvrait pour livrer passage à l’empereur, mais se refermait immédiatement derrière. Au lieu de prendre part à la danse, des centaines de dames et de jeunes filles restaient là serrées les unes contre les autres, espérant toutes que l’un des grands-ducs ferait attention à elles et les inviterait à danser une valse ou une polka. Telle était l’influence de la Cour sur la société de Pétersbourg qui si l’un des grands-ducs jetait les yeux sur une jeune fille, les parents de celle-ci faisaient tout leur possible pour que leur enfant devînt follement amoureuse du grand personnage, bien qu’ils n’ignorassent pas que le mariage était impossible — les grands-ducs de Russie ne pouvant épouser les « sujets » du tsar. Les conversations que j’entendis une fois dans une famille « respectable », après que l’héritier présomptif eut dansé deux ou trois fois avec une jeune fille de dix-sept ans, et les souhaits que formaient ses parents, surpassaient tout ce que j’aurais pu imaginer.

* * *

Chaque fois que nous étions au palais nous y prenions notre déjeuner ou notre dîner, et les valets nous chuchotaient les dernières nouvelles de la chronique scandaleuse de la maison de l’empereur, même si nous ne nous en souciions pas. Ils savaient tout ce qui se passait dans les différents palais — c’était là leur domaine. Par amour de la vérité, je dois reconnaître que durant l’année dont je parle, cette chronique scandaleuse n’était pas aussi riche en événements qu’elle le devint après 1870. Les frères du tsar n’étaient mariés que depuis peu, et ses fils étaient tous jeunes. Mais les domestiques parlaient encore plus librement que la société pétersbourgeoise des relations de l’empereur avec cette princesse X. que Tourguénev a si bien dépeinte dans « Fumée » sous le nom d’Irène. Un jour, cependant, en entrant dans la chambre où nous nous changions, on nous dit : « La X. a reçu son congé aujourd’hui — et définitivement cette fois. » Une demi-heure après nous vîmes la dame en question venir à la messe, les yeux gonflés de pleurs, et cherchant à retenir ses larmes pendant la cérémonie, tandis que les autres dames avaient soin de se tenir à distance pour la mettre en évidence. Les valets étaient déjà informés de l’incident et le commentaient à leur façon. Il y avait quelque chose de vraiment répugnant dans la conversation de ces hommes qui la veille auraient rampé devant cette même dame.

Le système d’espionnage en usage au palais, surtout dans l’entourage de l’empereur, semblerait incroyable aux profanes. L’incident suivant en donnera une idée. Quelques années plus tard l’un des grands-ducs reçut une leçon sévère d’un monsieur de Pétersbourg. Il avait interdit sa maison au grand-duc, mais en rentrant chez lui inopinément, il le trouva dans son salon et se jeta sur lui, la canne levée. Le jeune homme se précipita dehors, et il allait sauter dans sa voiture lorsque l’autre le rattrapa et lui donna un coup de canne. Le policeman qui était à la porte avait tout vu et il se hâta de faire son rapport au chef de la police, le général Trépov, qui à son tour sauta dans une voiture et alla droit chez l’empereur pour être le premier à lui annoncer le « triste » incident. Alexandre II fit venir le grand-duc et eut un entretien avec lui. Quelques jours plus tard un vieux fonctionnaire de la Troisième Section de la chancellerie impériale — c’est-à-dire de la police d’État — qui fréquentait la famille d’un de mes camarades raconta toute la conversation. « L’empereur, dit-il, était très irrité, il il finit par dire au grand-duc : Tu devrais savoir mieux arranger tes petites affaires intimes. » On demanda naturellement à ce fonctionnaire comme il se faisait qu’il connût tous les détails d’une conversation particulière ; mais sa réponse fut très caractéristique : « Il faut bien que notre section connaisse les paroles et les opinions de Sa Majesté. Sans cela comment pourrait fonctionner une institution aussi délicate que la police de l’État ? Soyez sûrs que l’empereur est la personne la plus surveillée de Pétersbourg. »

Et dans ces paroles il n’y avait pas de vantardise. Tous les ministres, tous les gouverneurs généraux, avant d’entrer avec leurs rapports dans le cabinet de l’empereur, avaient un entretien avec son valet de pied, pour savoir de quelle humeur était le maître ce jour-là ; et suivant cette bonne ou mauvaise humeur, ils lui exposaient quelque affaire épineuse ou la laissaient au fond de leur portefeuille en attendant une meilleure occasion. Le gouverneur général de la Sibérie orientale envoyait toujours, quand il venait à Pétersbourg, son aide de camp porter un joli présent au valet de pied de l’empereur. « il y a des jours, disait-il, où l’empereur se mettrait en fureur et ordonnerait une enquête sévère sur n’importe qui, sur moi-même, si je lui soumettais certains rapports en de tels jours. Par contre, il y a des jours où tout marche à souhait. C’est un homme précieux que ce valet. » Savoir chaque jour l’état d’esprit de l’empereur, c’était une part importante de l’art de conserver une haute situation - art que plus tard le comte Chouvalov et le général Trépov comprirent à la perfection, ainsi que le comte Ignatiev qui, d’ailleurs, à en juger d’après ce que j’ai vu, aurait su exercer cet art, même sans l’assistance du valet.

Au début, j’avais une grande admiration pour Alexandre II, le libérateur des serfs. L’imagination emporte souvent un jeune homme au-delà des réalités du moment, et tel était alors mon état d’esprit que si à cette époque on avait commis en ma présence un attentat contre le tsar, je l’aurais couvert de mon corps. Un jour, au commencement de janvier 1862, je le vis quitter le cortège et s’avancer rapidement, seul, vers les salles où des détachements de tous les régiments de la garnison de Pétersbourg étaient alignés pour la parade. Ordinairement cette revue avait lieu dehors, mais cette année, à cause du froid, elle eut lieu à l’intérieur, et Alexandre II, qui généralement passait au galop sur le front des troupes, devait cette fois marcher au pas. Je savais que mon service de Cour finissait dès que l’empereur exerçait ses fonctions de commandant suprême de l’armée, et que je devais l’accompagner jusqu’à ce moment, mais pas après. Cependant, en regardant autour de moi, je vis qu’il était tout seul. Les deux aides de camp avaient disparu, et il n’y avait pas avec lui un seul homme de sa suite. « Je ne veux pas le laisser seul ! » me dis-je à moi-même ; et je le suivis.

Je ne sais si Alexandre II était très pressé ce jour-là ou s’il avait quelque autre raison d’en finir le plus tôt possible avec la revue, mais il passa comme une flèche sur le front des troupes, et traversa leurs rangs à toute vitesse, en faisant de se grands pas — il avait une très haute taille — que j’avais la plus grande difficulté à le suivre, et plusieurs fois je dus presque courir pour pouvoir rester près de lui. Il se hâtait comme s’il avait fui un danger. Son excitation s’empara de moi, et à chaque instant j’étais prêt à bondir devant lui pour le protéger, regrettant seulement d’avoir mon épée d’ordonnance et non ma propre épée, une lame de Tolède qui perçait des sous et était une arme bien meilleure. Ce ne fut qu’après avoir passé devant le dernier bataillon qu’il ralentit le pas. En entrant dans une nouvelle salle, il regarda autour de lui et son regard rencontra mes yeux brillants de l’excitation causée par cette marche rapide. Le plus jeune des aides de camp courait à toute vitesse, encore séparé de nous par deux salles. Je m’attendais à une sévère réprimande ; mais Alexandre II me dit, trahissant peut-être ses pensées intimes : « Toi, ici ? Brave garçon ! » Et en s’éloignant lentement il laissa errer au loin son regard énigmatique et vague, comme je le lui avais vu faire si souvent.

Telles étaient alors mes dispositions à son égard. Cependant quelques petits incidents, ainsi que le caractère réactionnaire que prenait décidément la politique d’Alexandre II, m’inspiraient des doutes de plus en plus grands. Tous les ans, le 6 janvier, on célèbre en Russie la cérémonie semi-chrétienne, semi-païenne, de la bénédiction des eaux. On la célèbre aussi au palais. On construit un pavillon sur la Néva, en face du palais, et la famille impériale, précédée du clergé, sort du palais, traverse le superbe quai, et se rend au pavillon où l’on chante un Te Deum ; puis l’on plonge la croix dans l’eau du fleuve. Des milliers de gens se tiennent sur le quai et sur la glace de la Néva pour assister de loin à la cérémonie. Tous doivent rester tête nue pendant le service. Cette année, comme le froid était assez rigoureux, un vieux général avait mis une perruque, et en s’habillant à la hâte il avait déplacé sa perruque qui maintenant était posée de travers, sans qu’il s’en doutât. Le grand-duc Constantin s’en étant aperçu rit pendant toute la durée du Te Deum avec les autres grands-ducs en regardant dans la direction du malheureux général, qui souriait stupidement sans savoir pourquoi il causait une telle hilarité. Constantin murmura enfin quelques mots à l’oreille de l’empereur qui regarda aussi le général et se mit à rire.

Quelques instants après, comme la procession retraversait le quai en revenant au palais, un vieux paysan, tête nue, franchit la double haie de soldats qui bordait le chemin suivi par la procession, et tomba à genoux aux pieds de l’empereur. Il tenait une supplique à la main et il criait les larmes aux yeux : « Père, défends-nous ! » Dans ce cri on devinait les siècles d’oppression subis par les paysans russes ; mais Alexandre II, qui un instant auparavant riait, pendant l’office religieux, d’une perruque mise de travers, passait maintenant près du paysan sans lui prêter la moindre attention. Je le suivais de très près, et je n’aperçus chez lui qu’un frisson de surprise à l’apparition brusque du paysan ; ensuite il continua son chemin sans daigner même jeter un regard sur cette créature humaine couchée à ses pieds. Je regardai autour de moi. Les aides de camp n’étaient pas là ; le grand-duc Constantin qui suivait ne fit pas plus attention au paysan que son frère. Il n’y avait personne pour prendre la supplique, de sorte que je la pris, tout en sachant que j’aurais un blâme pour cela. Ce n’était pas à moi à recevoir les suppliques, mais je me représentais ce que cela avait dû coûter au paysan avant qu’il pût arriver à la capitale, pour traverser ensuite les lignes de policiers et de soldats qui entouraient le cortège. Comme tous les paysans qui présentent des suppliques au tsar, il allait être enfermé en prison, et nul ne savait combien de temps il y resterait.

* * *

Le jour de l’émancipation des serfs, Alexandre II était adoré à Pétersbourg ; mais il est très remarquable que, abstraction faite de ce moment d’enthousiasme général, il n’était pas aimé dans la capitale. Son frère Nicolas — nul ne pourrait dire pourquoi — était très populaire du moins parmi les petits marchands et les cochers de fiacre. Mais ni Alexandre II, ni son frère Constantin, le leader du parti réformiste, ni son troisième frère, Michel, n’avaient su gagner les cœurs d’aucune classe de la population pétersbourgeoise. Alexandre II avait trop conservé du caractère despotique de son père, et cela perçait de temps à autre à travers ses manières généralement affables. Il perdait souvent patience, et souvent il traitait ses courtisans de la façon la plus dédaigneuse. Ce n’était pas un homme sur qui l’on pût compter, ni dans sa politique, ni dans ses sympathies personnelles, et il était vindicatif. Je doute qu’il fût sincèrement attaché à personne. Quelques-uns des hommes qui le touchaient de plus près étaient des moins sympathiques — le comte Adlerberg, par exemple, qui lui faisait toujours de nouveau payer ses dettes énormes, et quelques autres, célèbres par leurs vols monstrueux. Dès 1862 on put voir que sous Alexandre II les pires errements du règne de son père pourraient se reproduire. On savait qu’il désirait encore accomplir une série d’importantes réformes dans l’organisation juridique et dans l’armée, qu’il était sur le point d’abolir les terribles châtiments corporels, et qu’il accorderait une espèce de self-government local et peut-être même une constitution. Mais le plus petit trouble était par ses ordres réprimé avec la plus impitoyable sévérité ; il considérait tout mouvement populaire comme une injure personnelle, de sorte qu’à tout moment on pouvait attendre de lui les mesures les plus réactionnaires.

Les désordres qui se produisirent dans les universités de Pétersbourg, de Moscou et de Kazan, en octobre 1861, furent réprimés avec une dureté plus grande que jamais. L’université de Pétersbourg fut fermée, et quoique la plupart des professeurs eussent ouvert des cours libres à la Maison de Ville, ces cours furent bientôt fermés également, et les meilleurs professeurs quittèrent l’université. Immédiatement après l’abolition du servage, commença un grand mouvement en faveur de la création d’écoles du dimanche ; partout des particuliers et des associations en ouvraient ; tous les maîtres enseignaient sans être rétribués et les paysans et les ouvriers, les vieux comme les jeunes, arrivaient en foule. Des officiers, des étudiants, même quelques pages se faisaient professeurs dans ces écoles ; et on employait de si excellentes méthodes que nous réussissions — le russe ayant une orthographe phonétique — à apprendre à lire à un paysan en neuf ou dix leçons. Mais tout à coup on ferma toutes les écoles du dimanche, où la masse des paysans aurait, sans qu’il en résultât la moindre dépense pour l’État, appris à lire en quelques années. En Pologne, où une série de manifestations patriotiques avaient eu lieu, on envoya les Cosaques pour disperser les rassemblements à coups de fouet et pour arrêter avec leur brutalité ordinaire des centaines de personnes dans les églises. On tua des hommes à coups de fusil dans les rues de Varsovie vers la fin de 1861, et pour réprimer les quelques insurrections paysannes qui éclatèrent alors on eut recours à l’horrible châtiment favori de Nicolas Ier : on faisait passer les condamnés sous les bâtons à travers une double rangée de soldats. Dès 1862 on pouvait deviner dans Alexandre II le bourreau qu’il fut plus tard, de 1870 à 1881.

De tous les membres de la famille impériale, Marie Alexandrovna était sans conteste la plus sympathique. Elle était sincère et quand elle disait quelque chose d’agréable, elle le pensait. La façon dont elle me remercia une fois d’une petite attention que j’avais eue pour elle (elle venait de recevoir l’ambassadeur des États-Unis qui arrivait à Pétersbourg) me causa une vive impression. Son attitude montrait qu’elle n’était point gâtée par de fréquentes marques de politesse comme on aurait pu pourtant le supposer d’une impératrice. L’empereur ne la rendait certainement pas heureuse. Elle n’était pas aimée non plus par les dames de la Cour qui la trouvaient trop sévère et ne pouvaient comprendre pourquoi elle prenait tant à cœur les étourderies de son mari. On sait aujourd’hui qu’elle joua un rôle assez important dans la question de l’abolition du servage. Mais à cette époque son influence dans ce sens semble avoir été peu connue, car le grand-duc Constantin et la grande-duchesse Hélène Pavlovna, qui était le principal soutien de Nicolas Miloutine à la cour, étaient considérés comme les chefs du parti réformiste dans les sphères du gouvernement. Ce qu’on connaissait mieux c’était la part décisive prise par l’impératrice dans la création de lycées de jeunes filles, qui dès le début furent dotés d’une excellente organisation et reçurent un caractère vraiment démocratique. Ses relations amicales avec Ouchinski empêchèrent ce grand pédagogue de partager le sort de tous les hommes de marque de l’époque — c’est-à-dire l’exil.

Ayant reçu elle-même une excellente éducation, Maria Alexandrovna tâchait de donner à son fils aîné la meilleure éducation possible. On choisit comme professeurs les hommes les plus distingués de toutes les branches du savoir, et elle s’adressa même à Kaéline, quoiqu’elle connût très bien ses rapports avec Herzen. Lorsqu’il lui signala cette amitié, elle répondit qu’elle n’en voulait pas à Herzen, si ce n’est son langage violent à l’égard de l’impératrice douairière.

L’héritier présomptif était très beau — peut-être même d’une beauté trop féminine. Il n’était pas du tout fier, et pendant les levers il causait en bon camarade avec les pages de chambre. (Je me souviens même qu’à la réception du corps diplomatique le jour de l’an, j’essayai de lui faire apprécier la simplicité de l’uniforme de l’ambassadeur des États-Unis, en comparaison des uniformes aux couleurs de cacatoès arborés par les autres ambassadeurs.) Cependant ceux qui le connaissaient le dépeignaient comme un profond égoïste, absolument incapable de se lier à quelqu’un. Ce trait de caractère était encore plus marqué chez lui que chez son père. Quant à son éducation, toutes les peines prises par sa mère furent vaines. Au mois d’août 1861, ses examens, qu’il passa en présence de son père, furent très piteux, et je me souviens que quelques jours après ses examens, Alexandre II, à une revue où le prince héritier commandait les troupes et pendant laquelle il commit une faute, lui cria tout haut, si bien que tout le monde put entendre : « Tu n’as pas même pu apprendre cela ! » Il mourut comme on sait à l’âge de vingt-deux ans d’une maladie de la moelle épinière.

Son frère Alexandre, qui devint l’héritier présomptif en 1865 et qui fut plus tard Alexandre III, formait un contraste absolu avec Nicolaï Alexandrovitch. Il me rappelait tellement Paul Ier par sa physionomie, par toute sa personne et le sentiment de sa grandeur que j’ai souvent dit : « S’il règne jamais, il sera un nouveau Paul Ier dans le palais de Gatchina et il finira comme son arrière-grand-père, sous les coups de ses courtisans. » Il refusait obstinément d’étudier. Le bruit courait qu’Alexandre II, ayant eu beaucoup de difficultés avec son frère Constantin qui était plus instruit que lui, résolut de concentrer toute son attention sur l’héritier présomptif et de négliger l’éducation de ses autres fils. Cependant je doute qu’il en fût ainsi : Alexandre Alexandrovitch doit avoir eu de la répugnance pour l’étude depuis l’enfance. Il est certain que son orthographe dont je pus me rendre compte dans les télégrammes qu’il adressait à sa fiancée à Copenhague, était d’une incorrection inimaginable. Je ne puis figurer ici son orthographe russe, mais en français il écrivait : « Écri à oncle à propos parade... les nouvelles sont mauvaisent... »

On dit que son caractère s’améliora vers la fin de sa vie, mais en 1870 et beaucoup plus tard encore, il était toujours resté un vrai descendant de Paul Ier. Je connaissais à Pétersbourg un officier d’origine suédoise — c’était un Finlandais, qu’on avait envoyé aux États-Unis commander des fusils pour l’armée russe. A son retour il eut à présenter un rapport sur sa mission à Alexandre Alexandrovitch, désigné à cette époque pour diriger de réarmement. Pendant cet entretien le tsarévitch, se laissant complètement aller à son violent caractère, se mit à réprimander l’officier ; celui-ci probablement répliqua avec dignité, ce qui fit entrer l’héritier dans un véritable accès de rage, et il insulta l’officier d’une façon grossière. L’officier appartenait à ce type d’hommes dévoués aux institutions mais soucieux de leur dignité qu’on rencontre fréquemment parmi la noblesse suédoise de Russie ; il sortit immédiatement et écrivit à l’héritier une lettre où il lui demandait de faire des excuses dans les vingt-quatre heures, ajoutant que s’il n’obtenait pas satisfaction il se tuerait. C’était une espèce de duel japonais. Alexandre Alexandrovitch n’envoya pas d’excuses et l’officier tint parole. Je le vis chez un de mes amis intimes, avec lequel il était lui aussi très lié. Il s’attendait à tout instant à recevoir les excuses. Le lendemain il était mort. Le tsar fut fort irrité contre son fils et il lui ordonna de suivre le cercueil de l’officier au cimetière. Mais cette terrible leçon ne suffit même pas à corriger le jeune homme de cette hauteur et de cette impétuosité qu’il tenait des Romanovs.

Chapitre VII

JE CHOISIS UN RÉGIMENT DE COSAQUES SIBÉRIENS. — ÉPOUVANTABLE INCENDIE À PÉTERSBOURG. — COMMENCEMENT DE LA RÉACTION. — J’OBTIENS LE BREVET D’OFFICIER.

Au milieu de mai 1862, quelques semaines avant notre sortie de l’école, le capitaine me dit un jour de dresser la liste définitive des régiments dans lesquels chacun de nous voulait entrer. Nous avions le choix entre tous les régiments de la Garde où nous pouvions entrer avec le premier grade d’officier, et les régiments de l’Armée où nous avions immédiatement le troisième grade de lieutenant. Je dressai la liste des élèves de la classe et j’allai trouver mes camarades tour à tour. Chacun avait depuis longtemps choisi son régiment et même beaucoup portaient dans le jardin la casquette d’officier de ce régiment.

« Cuirassiers de Sa Majesté, » « Garde du Corps, Préobrajenski, » « Chevalier-Garde »..., répondaient mes camarades.

« — Mais toi, Kropotkine ? L’artillerie ? Les cosaques ? » me demandait-on de tous côtés. Je ne pouvais répondre à ces questions, et finalement je priai un camarade de compléter la liste et je montai dans ma chambre pour réfléchir encore une fois à la décision que j’allais prendre.

Depuis longtemps, j’avais résolu de ne pas entrer dans un régiment de la Garde, de ne pas consacrer ma vie aux parades et aux bals de la Cour. Mon rêve était d’entrer à l’université, d’étudier, de vivre la vie d’étudiant.

Il en serait naturellement résulté une rupture complète avec mon père, qui faisait des rêves d’avenir tout à fait différents, et j’aurais été réduit à vivre de cachets. Des milliers d’étudiants russes vivent ainsi, et cette perspective ne m’effrayait aucunement. Mais comment surmonterais-je les premières difficultés de cette vie ? Dans quelques semaines il me faudrait quitter l’école, acheter des vêtements, avoir ma chambre, et je ne voyais pas la possibilité de me procurer le peu d’argent indispensable pour la plus modeste installation. Alors, l’université écartée, j’avais souvent pensé dans ces derniers mois à entrer à l’Académie d’artillerie. Cela m’exempterait pour deux ans des corvées du service militaire, et outre les sciences militaires je pourrais étudier les mathématiques et la physique. Mais il soufflait un vent de réaction, et les officiers des académies avaient été traités comme des écoliers le précédent hiver ; dans deux académies ils s’étaient révoltés et dans l’une d’elles ils étaient partis en masse.

Mes pensées se tournaient de plus en plus vers la Sibérie. La région de l’Amour venait d’être annexée par la Russie. J’avais lu tout ce qu’on avait publié sur ce Mississipi d’Orient, sur les montagnes qu’il perce, la végétation sub-tropicale de son affluent, l’Ousouri, et ma pensée allait plus loin — vers les régions tropicales qu’a décrites Humboldt et vers les belles généralisations géographiques de Ritter que je prenais tant de plaisir à lire. En outre, me disais-je, il y a dans la Sibérie un immense domaine pour l’application des grandes réformes déjà faites ou encore à faire : là-bas les ouvriers doivent être peu nombreux et j’y trouverai un champ d’action tout à fait selon mes désirs. Malheureusement je devrais me séparer de mon frère Alexandre ; mais il avait été forcé de quitter l’université de Moscou, après les derniers désordres, et d’ici un ou deux ans, pensais-je, — et c’est en effet ce qui devait arriver — nous serions de nouveau réunis d’une façon ou de l’autre. Il ne s’agissait plus que de choisir un régiment dans la région de l’Amour. C’était surtout l’Ousouri qui m’attirait. Mais hélas, il n’y avait sur l’Ousouri qu’un bataillon d’infanterie de cosaques. Un cosaque sans cheval — c’était vraiment trop peu séduisant pour le jeune homme que j’étais, et je me décidai pour les « Cosaques montés de l’Amour. »

C’est ce que j’écrivis sur la liste à la grande consternation de tous mes camarades. « C’est si loin, » disaient-ils, tandis que mon ami Daourov, ouvrant le Manuel de l’officier y lut à la grande indignation de chacun : « Uniforme noir, avec un simple col rouge sans galons ; bonnet fourré en peau de chien ou en toute autre fourrure ; pantalon gris. »

« — Mais vois donc cet uniforme ! » s’écria-t-il. « non, mais ce bonnet ! — Enfin tu peux en porter un en fourrure de loup ou d’ours. Mais regarde-moi ces pantalons ! Gris, comme le soldat du train ! » Après cette lecture la consternation atteignit son maximum.

Je tournai aussi bien que je pus l’affaire en plaisanterie et je portai la liste au capitaine.

Il s’écria : « Ce Kropotkine, il faut toujours qu’il fasse des farces ! Mais ne vous ai-je pas dit que la liste doit être envoyée aujourd’hui au grand-duc ! »

J’eus quelques difficultés à lui faire croire que c’était bien mon intention que j’avais exprimée sur la liste.

Cependant, le lendemain je fus sur le point de revenir sur ma décision lorsque je vis l’effet qu’elle produisait sur Klassovski. Il avait espéré me voir à l’université, et m’avait donné dans ce but des leçons de latin et de grec, et je n’osais pas lui dire ce qui réellement m’empêchait d’entrer à l’université. Je savais que si je lui disais la vérité il m’offrirait de partager avec lui le peu qu’il avait.

Ensuite mon père télégraphia au directeur qu’il s’opposait à ce que j’allasse en Sibérie, et la question fut portée devant le grand-duc qui était le chef des écoles militaires. Je fus appelé devant son adjoint et je parlai de la végétation de l’Amour et d’autres choses semblables, car j’avais de fortes raisons de croire que si j’avais avoué que mon désir était d’aller à l’université, mais que je ne le pouvais pas, quelque membre de la famille impériale m’aurait offert une bourse, ce que je voulais éviter à tout prix.

Il est impossible de dire comment tout cela aurait fini, mais un événement très important — le grand incendie de Pétersbourg — vint apporter d’une manière indirecte une solution à mes difficultés.

Le lundi après la Trinité — le jour du Saint-Esprit, qui cette année-là se trouvait le 26 mai (ancien style) — un terrible incendie éclata dans l’Apraxine Dvor. L’Apraxine Dvor était une immense place de plus d’un quart de kilomètre carré et qui était entièrement couverte de petites boutiques, simples baraques de planches, où l’on vendait toutes sortes d’objets d’occasion. Vieux meubles, vieille literie, vieux habits et vieux livres y affluaient de tous les quartiers de la ville, et s’entassaient dans ces petites boutiques, dans les passages qui les séparaient, et même sur les toits. Cette énorme accumulation de matières inflammables était contiguë au ministère de l’Intérieur dont les archives renfermaient tous les documents relatifs à l’émancipation des serfs. Et en face du marché, qui était bordé de ce côté par une rangée de magasins construits en pierre, se trouvait la Banque de l’État. Une étroite ruelle, bordée elle aussi de constructions en pierre, séparait l’Apraxine Dvor d’une aile du Corps des Pages dont l’étage inférieur était occupé par des magasins d’épicerie et d’huiles et l’étage supérieur par les appartements des officiers. Presque en face du ministère de l’Intérieur, de l’autre côté d’un canal, il y avait de vastes chantiers de bois de construction. Ce labyrinthe de petites échoppes et les chantiers situés à l’opposite prirent feu presque au même moment, à quatre heures de l’après-midi.

S’il avait fait du vent ce jour-là, la moitié de la ville serait devenue la proie des flammes : la Banque, plusieurs ministères, le Gostinoï Dvor — autre grande agglomération de boutiques sur la « Perspective Nevsky » — le Corps des Pages et la Bibliothèque nationale auraient été détruits.

Cette après-midi-là, j’étais au corps, je dînais chez un de nos officiers. Nous nous précipitâmes vers le lieu du sinistre, dès que nous vîmes par les fenêtres les premiers nuages de fumée s’élever dans notre voisinage immédiat. Le spectacle était terrifiant. Comme un immense serpent, au milieu de sifflements et de pétillements, l’incendie progressait dans toutes les directions, à droite, à gauche, enveloppait les boutiques, et tout à coup, la flamme s’élevait en une énorme colonne, puis dardait en sifflant ses langues ardentes qui venaient dévorer de nouvelles boutiques avec leur contenu. Des tourbillons de fumée et de flammes se formaient, et lorsque les plumes enflammées des boutiques de literie commencèrent à tournoyer au-dessus de la grande place, il fut impossible de rester plus longtemps sur ce marché en feu. Il fallait tout abandonner.

Les autorités avaient entièrement perdu la tête. Il n’y avait pas, à cette époque, une seule pompe à vapeur à Pétersbourg, et ce furent des ouvriers qui eurent l’idée d’en faire venir une des fonderies de Kolpino situées à trente kilomètres de la capitale, sur la ligne de chemin de fer. Quand la pompe arriva en gare, ce fut la foule qui la traîna sur le lieu de l’incendie. De ses quatre tuyaux, l’un avait été endommagé par une main inconnue et les trois autres furent dirigées sur le ministère de l’Intérieur.

Les grands-duc vinrent, puis repartirent. A une heure assez avancée, l’empereur fit aussi une apparition et dit, ce que chacun savait déjà, que le Corps des Pages était maintenant la clef de la bataille et qu’il fallait le sauver à tout prix. Il était évident que si le Corps des Pages prenait feu, la bibliothèque nationale et la moitié de la « Perspective Nevsky » allaient être détruites.

Ce fut la foule, le peuple, qui empêcha l’incendie de gagner du terrain. Pendant un moment, la Banque fut sérieusement menacée. Les marchandises évacuées des magasins situés en face avait été jetées dans la rue Sadovaïa et elles étaient entassées au pied des murs de l’aile gauche de la Banque. Continuellement les objets qui couraient la rue prenaient feu, mais la foule, rôtie par une chaleur presque insupportable, empêchait les flammes de se communiquer aux piles de marchandises de l’autre côté de la rue. Les gens criaient après les autorités en voyant qu’il n’y avait pas une pompe sur les lieux. Ils disaient : « Que vont-ils s’occuper du ministère de l’Intérieur, lorsque la Banque et l’Hospice des Enfants-Trouvés sont sur le point de prendre feu ? Ils ont tous perdu la tête ! Que fait donc le chef de la police qu’il ne peut envoyer à la Banque une brigade de pompiers ? » Je connaissais personnellement le chef de la police, le général Annenkov, l’ayant rencontré une ou deux fois chez notre sous-inspecteur, où il venait avec son frère, le critique littéraire bien connu. Je m’offris donc pour aller le chercher. Je le trouvai, se promenant sans but dans les rues ; et lorsque je l’eus informé de la situation, il m’ordonna, si incroyable que cela puisse paraître, il m’ordonna, à moi qui n’étais qu’un tout jeune homme de conduire une brigade de pompiers du Ministère à la Banque. Je m’écriais naturellement que les hommes ne m’obéiraient pas, et je demandai un ordre écrit. Mais le général Annenkov n’avait pas ou prétendait ne pas avoir sur lui un bout de papier, de sorte que je priai un de nos officiers, L. L. Gosse, de venir avec moi pour transmettre l’ordre. Nous réussîmes enfin à décider le capitaine d’une brigade de pompiers — qui jurait contre tout le monde et contre ses chefs — à conduire à la Banque ses hommes et ses machines.

Le ministère lui-même n’était pas en feu ; c’étaient les archives qui brûlaient et un grand nombre de jeunes garçons, surtout des cadets et des pages, se mirent avec les employés du ministère à transporter les liasses de papiers hors du bâtiment en feu et à en charger des voitures. Souvent une liasse tombait, et le vent, s’emparant de ses feuilles, les dispersait sur la place. A travers la fumée, on pouvait voir les lueurs sinistres d’un grand incendie qui faisait rage dans les chantiers de bois de l’autre côté du canal.

L’étroite ruelle qui séparait le Corps des Pages de l’Apraxine Dvor était dans un état déplorable. Les boutiques qui s’y trouvaient étaient pleines de soufre, d"huile, de térébenthine et autres substances très inflammables, et d’immenses langues de flamme de toutes couleurs en jaillissaient avec des explosions, léchaient les toits de l’aile du corps qui bordait la ruelle de l’autre côté. Les fenêtres et les pilastres au-dessous du toit commençaient déjà à fumer. Les pages et quelques cadets, après avoir déménagé les chambres, lançaient de l’eau dans de vieux barils qu’on remplissait avec des seaux. Quelques pompiers montés sur le toit brûlant criaient continuellement : « De l’eau ! de l’eau ! » sur un ton déchirant. Je ne pouvais supporter ces cris. Je me précipitai dans la rue Sadovaïa où je contraignis par la force un des hommes de la brigade des pompiers de la police qui conduisait un baril, à entrer dans notre cour et à fournir de l’eau à notre pompe. Mais lorsque j’essayai de recommencer, je me heurtai au refus le plus net de la part du pompier. « Je passerai au conseil de guerre, dit-il, si je vous obéis. » De tous côtés, mes camarades me pressaient : « Va trouver quelqu’un — le chef de la police, le grand-duc, n’importe qui — et dis-lui que si nous n’avons pas d’eau, il nous faudra abandonner aux flammes le Corps des Pages. » Quelqu’un observa : « Nous devrions peut-être en référer à notre directeur ? » — « Que le diable emporte toute la bande ! On ne les trouverait pas avec une lanterne. Va et agis par toi-même. »

J’allai donc une fois de plus à la recherche du général Annenkov, et on finit par me dire qu’il devait être dans la cour de la Banque. Quelques officiers, en effet, formaient le cercle autour d’un général que je reconnus être le gouverneur général de Pétersbourg, le prince Souvorov. Mais le portail était fermé, et un employé qui se trouvait à l’entrée refusa de me laisser passer. J’insistai, je menaçai, et, enfin, je fus admis. Alors, j’allai tout droit au prince Souvorov qui écrivait une note sur l’épaule de son aide de camp. Quand je l’eus informé de la situation, sa première question fut : « Qui vous envoie ? » Je répondis : « Personne... Les camarades. » — « Alors, vous dites que le Corps va prendre feu ? » — « Oui. » Il partit à l’instant, et prenant dans la rue une boîte à chapeau vide, il en couvrit sa tête afin de se protéger contre la chaleur brûlante qui émanait des boutiques en feu, et il courut à toute vitesse vers la ruelle. Des barils vides, de la paille, des boîtes de bois couvraient la ruelle entre les flammes des magasins d’huile et les bâtiments du corps des Pages, dont les châssis des fenêtres et les pilastres fumaient déjà. Le prince Souvorov agit avec résolution. « Il y a une compagnie de soldats dans votre jardin, me dit-il. Prenez un détachement et déblayez la rue tout de suite. On amènera immédiatement un tuyau de la pompe à vapeur. Vous le ferez jouer sans interruption. Je vous le confie personnellement. »

Il ne fut pas facile de faire sortir les soldats du jardin. Ils avaient vidé les barils et les boîtes de leur contenu, et, les poches pleines de café, des débris de pains de sucre cachés dans leurs képis, ils goûtaient pleinement la douceur de cette nuit d’été, en croquant des noix. Personne ne voulu bouger jusqu’à ce qu’un officier intervînt. La rue fut déblayée et la pompe mise en mouvement. Mes camarades étaient enchantés. Toutes les vingt minutes, nous relevions les hommes qui dirigeaient le jet d’eau sous une chaleur presque insupportable.

Vers trois ou quatre heures du matin, il fut évident que la part du feu était faite. Il n’y avait plus à craindre qu’il se communiquât au Corps, et, après avoir étanché ma soif à l’aide d’une demi-douzaine de tasses de thé dans une petite « auberge blanche » qui se trouvait ouverte, je tombai à demi-mort de fatigue sur le premier lit que je trouvai inoccupé dans l’infirmerie du Corps.

Je m’éveillai de bonne heure et j’allai voir le théâtre de l’incendie. A mon retour au Corps, je rencontrai le grand-duc Michel, que j’accompagnai, comme c’était mon devoir, dans sa ronde. La figure toute noire de fumée, les yeux gonflés, les paupières enflammées, les cheveux grillés, les pages soulevaient la tête de leurs oreillers. C’était difficile de les reconnaître. Ils étaient fiers, cependant, de sentir qu’ils n’avaient pas été simplement des « mains blanches » et qu’ils avaient travaillé aussi dur que n’importe qui.

Cette visite du grand-duc eut pour résultat de m’aplanir la route. Il me demanda pourquoi j’avais eu l’idée d’aller dans les provinces de l’Amour — si j’y avais des amis ? si j’étais connu du gouverneur-général ? Et apprenant que je n’avais pas de parents en Sibérie et que je n’y connaissais personne, il s’écria : « Mais pourquoi donc y vas-tu ? On peut t’envoyer dans un lointain village de Cosaques. Qu’y feras-tu ? Le mieux est que j’écrive un mot au gouverneur-général pour te recommander. »

Après une telle offre j’étais sûr que mon père ne ferait plus d’opposition à mon désir. C’est en effet ce qui se passa. J’étais libre d’aller en Sibérie.

* * *

Ce grand incendie marqua un tournant non seulement dans la politique d’Alexandre II, mais aussi dans cette période de l’histoire de la Russie. Il était évident que la catastrophe n’avait pas une cause purement accidentelle.

La Trinité et le jour du Saint-Esprit sont de grandes fêtes en Russie et, à part quelques gardiens, il n’y avait personne sur le marché. D’autre part le marché d’Apraxine et les chantiers de bois avaient pris feu au même instant, et l’incendie de Pétersbourg fut suivi de désastres analogues dans plusieurs villes de province. Le feu avait été mis par quelqu’un, mais par qui ? Cette question reste encore aujourd’hui sans réponse.

Katkov, un ex-libéral, qui était animé de la haine de Herzen et surtout de Bakounine, avec qui il avait dû une fois se battre en duel, accusa le lendemain même du sinistre les Polonais et les révolutionnaires russes d’avoir mis le feu ; et cette opinion prévalut à Pétersbourg.

La Pologne se préparait alors à la révolution qui éclata au moins de janvier suivant ; le comité révolutionnaire secret avait conclu une alliance avec les réfugiés de Londres et il avait des intelligences dans le cœur même de l’administration pétersbourgeoise. Très peu de temps après la catastrophe, un officier russe tira sur le gouverneur de la Pologne, le Comte Lüders ; et lorsque le grand-duc Constantin fut nommé à sa place (avec l’intention, disait-on, de faire la Pologne un royaume à part dont il eût été le souverain) on tira immédiatement aussi sur lui (26 juin 1862). Un attentat semblable eut lieu en août contre le marquis Wielepolsky, le chef polonais du parti russophile de l’Union. Napoléon III et l’Angleterre entretenaient chez les Polonais l’espoir d’une intervention armée en faveur de leur indépendance. Dans de telles conditions, en se plaçant au point de vue militaire étroit, on aurait pu considérer comme de bonne guerre de détruire la Banque de Russie et quelques ministères, et de jeter la panique dans la capitale. Mais on ne put jamais trouver la moindre apparence de preuve pour soutenir cette hypothèse.

D’un autre côté, les partis avancés de Russie voyaient qu’on ne pouvait plus fonder aucun espoir sur l’initiative réformatrice d’Alexandre : il était clair qu’il nagerait de plus en plus dans les eaux réactionnaires. Pour les hommes qui réfléchissaient, il était évident que l’émancipation des serfs, avec la condition de rachat qui leur était imposée, aurait pour résultat leur ruine certaine, et des proclamations révolutionnaires furent lancées en mai à Pétersbourg, invitant le peuple et l’armée à une révolte générale et demandant aux classes cultivées d’insister sur la nécessité d’une Convention nationale. Dans de telles circonstances la désorganisation de la machine gouvernementale aurait pu entrer dans les plans de quelques révolutionnaires.

Enfin le caractère imprécis de l’émancipation avait produit une grande fermentation parmi les paysans, qui constituent une part considérable de la population des villes russes. Et à travers toute l’histoire de la Russie, chaque fois qu’une agitation a commencé il y a eu des lettres anonymes menaçant d’incendie, et les menaces ont été souvent mises à exécution.

Il est possible que l’idée de mettre le feu au marché Apraxine se soit présentée à certains hommes du parti révolutionnaire, mais ni les enquêtes les plus sévères, ni les arrestations en masse auxquelles on procéda dans toute la Russie et la Pologne immédiatement après l’incendie, ne mirent sur la trace de la moindre indication montrant que tel était réellement le cas. Si on avait pu trouver quelque chose de ce genre, le parti réactionnaire aurait su s’en servir. En outre, beaucoup de mémoires et de correspondances de cette époque ont été publiés depuis, mais on n’y peut relever aucun fait à l’appui de cette thèse.

Au contraire, lorsque des incendies analogues éclatèrent dans quelques villes de la Volga et en particulier à Saratov, et lorsque Jdanov, membre du Sénat, fut chargé par le tsar de faire une enquête, il revint avec la ferme conviction que l’incendie de Saratov était l’œuvre du parti réactionnaire. Dans ce parti on croyait généralement qu’il serait possible de décider Alexandre II à ajourner l’abolition définitive du servage qui devait être proclamée le dix-neuf février 1863. On connaissait sa faiblesse de caractère, et immédiatement après le grand incendie de Pétersbourg, on commença une violente campagne en faveur de cet ajournement et en faveur de la révision de la loi d’émancipation dans ses applications pratiques. Le bruit courait dans les sphères juridiques bien informées que le sénateur Jdanov revenait en effet avec des preuves positives de la culpabilité des réactionnaires de Saratov ; mais il mourut pendant le voyage, son portefeuille disparut et on ne l’a jamais retrouvé.

Quoi qu’il en soit, l’incendie du marché Apraxine eut les conséquences les plus déplorables. Alexandre se rendit immédiatement aux réactionnaires et — ce qui était encore pis — cette partie de la société de Pétersbourg et surtout de Moscou qui exerçait le plus d’influence sur le gouvernement, renonça à son libéralisme et se tourna non seulement contre la fraction la plus avancée du parti réformiste, mais même contre sa fraction modérée. Quelques jours après l’incendie, un dimanche, j’allai voir mon cousin, l’aide de camp de l’empereur, chez qui j’avais si souvent entendu les officiers des Chevaliers-Gardes exprimer leurs sympathies pour Tchernychevsky. Mon cousin lui-même avait été jusqu’alors un lecteur assidu du Contemporain, l’organe du parti réformiste avancé. Ce jour-là il apporta quelques numéros du Contemporain et les mettant sur la table près de laquelle j’étais assis, il me dit : « Eh bien, après ce qui s’est passé, je ne veux plus entendre parler de cette revue incendiaire. Cela suffit... » Et ces mots exprimaient l’opinion du « Tout-Pétersbourg ». Il devint inconvenant de parler de réformes. Partout on respirait un air de réaction. Le Contemporain et les autres revues de ce genre furent supprimées. Les écoles du dimanche furent interdites sous toutes leurs formes. On procéda à des arrestations en masse. La capitale fut mise en état de siège.

* * *

Quinze jours plus tard, le 13/15 juin, les pages et les cadets virent enfin le moment après lequel ils soupiraient depuis si longtemps. L’empereur nous fit subir une sorte d’examen militaire sur les diverses évolutions ; nous eûmes à commander les compagnies ; je paradai à cheval devant le bataillon — et nous fûmes promus officiers.

Après la revue, Alexandre II appela les officiers nouvellement promus et nous l’entourâmes. Il resta à cheval.

Je le vis alors sous un jour tout nouveau. L’homme qui l’année suivante se montra si sanguinaire et si vindicatif dans la répression de l’insurrection polonaise, se dressa alors devant moi, de toute sa hauteur, dans le discours qu’il nous adressa.

Il commença d’un ton calme. « Je vous félicite : vous voilà officiers. » Il parla du devoir militaire, de la fidélité au souverain, comme on parle en pareil cas. « Mais si jamais l’un de vous, » continua-t-il en articulant chaque syllabe, et en grimaçant tout à coup de colère, « si jamais l’un de vous — que Dieu vous en préserve ! — venait à manquer de loyauté envers le tsar, le trône et la patrie — notez bien ce que vous dis — il sera traité avec toute la rigueur des lois, sans la moindre com-mi-sé-ra-tion ! »

Sa voix tomba. Sa physionomie prit soudain l’expression de cette rage aveugle que dans mon enfance j’avais vu se peindre sur la face des seigneurs lorsqu’ils menaçaient leurs serfs « de les écorcher à coups de bâtons. » Il éperonna violemment son cheval et s’éloigna de nous. Le lendemain, 14 juin, on fusilla par son ordre trois officiers à Modlin en Pologne, et un soldat nommé Szour fut tué sous les verges.

« Réaction, machine arrière à toute vapeur ! » me disais-je à moi-même en revenant au corps.

Je revis Alexandre II une fois encore avant de quitter Pétersbourg. Quelques jours après notre sortie tous les nouveaux officiers se rendirent au palais pour lui être présentés. Mon uniforme, plus que modeste, avec son pantalon gris qui tirait l’œil, était l’objet de l’attention générale, et à tout moment j’avais à satisfaire la curiosité des officiers de tout rang qui venaient me demander quel uniforme je portais là. Les Cosaques de l’Amour étant alors le dernier créé des régiments de l’armée russe, j’étais présent au dernier rang des centaines d’officiers présents. Alexandre II vint à moi et me dit : « Alors, tu vas en Sibérie ? Ton père y a-t-il consenti à la fin ? » Je répondis affirmativement. « N’as-tu pas peur d’aller aussi loin ? » Je répondis avec chaleur : « Non, je veux travailler. Il doit y avoir tant à faire en Sibérie pour appliquer les grandes réformes qui se préparent. » Il me regarda dans les yeux et devint pensif. Enfin il me dit : « Bon, va. On peut être utile partout, » et sa figure prit une telle expression de fatigue, un air de découragement si complet, que je me dis : « C’est un homme usé, prêt à tout lâcher. »

Pétersbourg avait un aspect morne. Des détachements de soldats parcouraient les rues. Des patrouilles de cosaques circulaient autour du palais. La forteresse était pleine de prisonniers. Partout où j’allais je voyais la même chose : le triomphe de la réaction. Je quittai Pétersbourg sans regret.

Tous les jours j’allais à la direction des régiments de cosaques pour prier les bureaux de faire diligence et de me délivrer mes papiers, et dès que tout fut prêt, je partis immédiatement pour rejoindre mon frère Alexandre à Moscou.

TROISIÈME PARTIE : SIBÉRIE

Chapitre premier

LA SIBÉRIE. — TRAVAUX DE RÉFORME EN TRANSBAÏKALIE. — L’INSURRECTION POLONAISE. — SES CONSÉQUENCES FUNESTES POUR LA POLOGNE ET LA RUSSIE.

Les cinq années que je passai en Sibérie me furent d’une extrême utilité pour la connaissance de la vie et des hommes. J’entrai en contact avec des gens de toute espèce : les meilleurs et les pires ; ceux qui étaient placés en haut de l’échelle sociale et ceux qui végétaient dans les bas-fonds, les vagabonds et les criminels prétendument incorrigibles. J’eus de nombreuses occasions d’observer les us et coutumes des paysans dans leur vie de tous les jours, et je fus encore mieux en situation de juger combien peu l’administration de l’État pouvait les aider, même si elle était animée des meilleures intentions. En outre, mes grands voyages, durant lesquels je parcourus plus de vingt mille lieues en voiture, à bord de steamers, en bateau, mais surtout à cheval, fortifièrent ma santé de façon étonnante. Ils m’apprirent aussi combien l’homme a besoin de peu de choses dès qu’il sort du cercle enchanté de la civilisation conventionnelle. Muni de quelques livres de pain et de quelques onces de thé dans un sac de cuir, d’une marmite et d’une hachette suspendue au pommeau de sa selle et d’une couverture placée au dessous, qu’il étendra au bivouac sur un lit de branches de sapin fraîchement coupées, un homme se sent étonnamment indépendant, même au milieu de montagnes inconnues couronnées de bois épais et couvertes de neige. On pourrait écrire un livre sur cette partie de ma vie, car il y a beaucoup à dire sur les années qui suivirent.

La Sibérie n’est pas la terre glacée ensevelie sous la neige et peuplée uniquement de déportés, comme on se la figure ordinairement en Europe et comme on se la figurait alors, même en Russie. Dans sa partie méridionale elle est aussi riche en productions naturelles que le sont les régions du sud du Canada, auquel elle ressemble beaucoup au point de vue physique. Outre ses naturels au nombre d’un demi-million, elle a une population de plus de quatre millions de Russes. Le sud de la Sibérie occidentale est tout aussi russe que les provinces au nord de Moscou.

En 1862, l’administration supérieure de la Sibérie était beaucoup plus éclairée et bien meilleure que celle des provinces de la Russie d’Europe. Pendant plusieurs années, le poste de gouverneur général de la Sibérie orientale avait été occupé par un remarquable personnage, le comte N. N. Mouraviev, qui annexa à la Russie la région de l’Amour. Il était très intelligent, très actif, extrêmement aimable et désireux de travailler au bien du pays. Comme tous les hommes d’action de l’école gouvernementale, il était despote jusqu’au fond de l’âme ; mais il avait des opinions avancées et une république démocratique ne l’aurait pas entièrement satisfait. Il avait réussi à se débarrasser de la plupart des anciens employés civils, qui considéraient la Sibérie comme un champ à piller, et il s’était entouré d’un certain nombre de jeunes fonctionnaires, très honnêtes et dont beaucoup étaient animés des mêmes intentions que lui. Dans son propre cabinet, les jeunes officiers et l’exilé Bakounine (il s’évada de Sibérie pendant l’automne de 1861), discutaient les chances qu’on avait de pouvoir créer les États-Unis de Sibérie, fédérés par-dessus le Pacifique avec les États-Unis d’Amérique.

Lorsque j’arrivai à Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, le mouvement réactionnaire que j’avais vu commencer à Pétersbourg n’avait pas encore atteint ces lointaines régions. Je fus très bien reçu par le jeune gouverneur-général, Krosakov, qui venait de succéder à Mouraviev, et il me dit qu’il était enchanté d’avoir autour de lui des hommes aux opinions libérales. Quant au chef de l’État-major B.-K. Koukel, jeune général qui n’avait pas trente-cinq ans, et dont je devins l’aide de camp particulier, il me conduisit dans une de ses chambres où je trouvai, avec les meilleures revues russes, les collections complètes des publications révolutionnaires de Herzen éditées à Londres. Nous fûmes bientôt de grands amis.

Le général Koukel occupait alors temporairement le poste de gouverneur de la Transbaïkalie, et quelques semaines plus tard nous traversions le beau lac Baïkal et nous nous dirigeâmes toujours dans la direction de l’est, vers la petite ville de Tchita, capitale de la province. Là, je devais me consacrer, corps et âme, sans perdre de temps, aux grandes réformes qu’on discutait alors. Les ministères de Pétersbourg avaient chargé les autorités locales d’élaborer des plans de réformes complets pour l’administration des provinces, l’organisation de la police, les tribunaux, les prisons, le système de déportation, le self-government des municipalités — le tout sur les bases largement libérales posées par l’empereur dans ses manifestes.

Koukel, assisté d’un homme intelligent et pratique, le colonel Pedachenko, et de quelques fonctionnaires civils bien intentionnés, travaillait toute la journée et parfois une bonne partie de la nuit. Je devins secrétaire de deux comités — l’un s’occupant de la réforme, l’autre, préparant un projet de self-government municipal — et je me mis à l’œuvre avec tout l’enthousiasme d’un jeune homme de dix-neuf ans. Je lus beaucoup de choses sur l’évolution historique de ces institutions en Russie et leur développement actuel à l’étranger, d’excellents ouvrages ayant été publiés sur ces sujets par les Ministères de l’Intérieur et de la Justice. Mais ce que nous faisons en Transbaïkalie était loin d’être purement théorique. Je discutais d’abord les grandes lignes, puis chaque point de détail, avec des hommes pratiques connaissant bien les besoins réels et sachant ce qui pouvait ou ne pouvait pas se faire. Et, dans ce but, je me mis en relation avec un nombre considérable d’hommes de la ville et de la province. Alors les conclusions auxquelles nous arrivions étaient de nouveau discutées avec Koukel et Pedachenko ; et lorsque j’avais indiqué les résultats sous une forme provisoire, chaque point était repris soigneusement dans les comités.

L’un de ces comités, qui préparait le projet de gouvernement municipal, était composé de citoyens de Tchita, élus par toute la population, aussi librement qu’ils auraient pu l’être aux États-Unis. Bref, notre œuvre était très sérieuse ; et aujourd’hui que je considère cette œuvre à travers toutes les années écoulées, je puis dire en toute confiance que si le self-gouvernement municipal avait été alors accordé aux villes de Sibérie, sous la forme modeste à laquelle nous nous étions arrêtés, elles seraient aujourd’hui toutes différentes de ce qu’elles sont. Mais tous ces efforts furent perdus, comme on va le voir.

Par ailleurs l’occupation ne manquait pas. Il fallait trouver de l’argent pour les institutions charitables. Il fallait dresser un tableau économique de la province pour une exposition agricole locale. Ou bien encore c’était quelque sérieuse enquête à faire. Koukel me disait parfois :

« — C’est une grande époque que celle où nous vivons ; travaillez, mon cher ami ; souvenez-vous que vous êtes le secrétaire de tous les comités présents et à venir, » et je redoublais d’énergie.

Un ou deux exemples montreront quels résultats nous obtenions. Il y avait un chef de district — c’est-à-dire un officier de police investi de pouvoirs très étendus et très indéterminés — qui était une véritable honte pour notre province. Il volait les paysans et les faisait fouetter à tort et à travers — même les femmes, ce qui était contraire à la loi ; et lorsqu’une affaire criminelle tombait entre ses mains, elle restait en suspens pendant des mois, et en attendant il faisait garder les hommes en prison jusqu’à ce qu’ils lui fissent un présent. Koukel l’aurait destitué depuis longtemps, mais cette idée ne souriait pas au gouverneur-général, parce que ce policier avait à Pétersbourg de puissants protecteurs. Après bien des hésitations il fut enfin décidé que je ferais une enquête sur place, et que je recueillerais des dépositions contre cet homme. Ce n’était pas des plus faciles, parce que les paysans, terrorisés par lui, et connaissant bien le dicton russe : « Dieu est bien haut, et le tsar bien loin, » n’osaient porter témoignage. Même la femme qu’il avait fait fouetter craignait tout d’abord de faire une déposition écrite. Ce ne fut qu’après avoir passé une quinzaine de jours avec les paysans et avoir gagné leur confiance, que je pus mettre en lumière les méfaits de leur chef. Je recueillis des preuves écrasantes, et le chef de district fut destitué. Nous nous félicitions d’être débarrassé d’une telle peste. Mais quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque, quelques mois plus tard, nous apprîmes qu’il était nommé au poste plus élevé d’ispravnikdans le Kamtchatka ! Là il pouvait piller les habitants en dehors de tout contrôle, et c’est aussi ce qu’il fit. Quelques années plus tard il revint à Pétersbourg : il était riche. Les articles que de temps en temps il publie dans la presse réactionnaire sont, comme on doit s’y attendre, conçus dans un esprit on ne peut plus « patriotique ».

Comme je l’ai déjà dit, le mouvement de réaction n’avait pas alors atteint la Sibérie, et les déportés politiques continuaient à être traités avec toute la douceur possible, comme au temps de Mouraviev. En 1861, lorsque le poète Mikhaïlov fut condamné aux travaux forcés pour avoir publié un manifeste révolutionnaire et fut envoyé en Sibérie, le gouverneur de la première ville sibérienne qu’il traversa, Tobolsk, donna en son honneur un dîner auquel prirent part tous les fonctionnaires. Dans la Transbaïkalie on ne le fit pas travailler, mais on lui permit officiellement de séjourner dans la prison-hôpital d’un petit village minier. Sa santé étant très mauvaise — car il était atteint de phtisie et mourut quelques années plus tard — le général Koukel lui permit d’habiter la maison de son frère, un ingénieur des mines qui avait loué à la Couronne une mine pour l’exploiter à son propre compte. Cela n’était pas officiel, mais toute la Sibérie orientale le savait. Mais un jour nous apprîmes d’Irkoutsk que, à la suite d’une dénonciation secrète, le général de gendarmes (de la police d’État) était en route pour Tchita où il venait faire une enquête sérieuse sur cette affaire. Un aide de camp du gouverneur-général nous en apporta la nouvelle. Je fus dépêché en grande hâte pour avertir Mikhaïlov, et pour lui dire de retourner immédiatement à la prison-hôpital, pendant qu’on retenait le général de gendarmes à Tchita. Comme ce monsieur gagnait toutes les nuits des sommes considérables au tapis vert chez Koukel, il résolut bientôt de ne pas échanger cet agréable passe-temps contre un long voyage aux mines par une température de quelques degrés au-dessous du point de congélation du mercure, et enfin il retourna à Irkoutsk tout à fait satisfait de sa mission lucrative.

L’orage, cependant, approchait de plus en plus, et il balaya tout quelque temps après que l’insurrection eut éclaté en Pologne.

* * *

En janvier 1863, la Pologne se souleva contre la domination russe. Des bandes d’insurgés se formèrent et une guerre commença qui dura dix-huit mois pleins. Les réfugiés de Londres avaient supplié les comités révolutionnaires de Pologne d’ajourner le mouvement. Ils prévoyaient que les insurgés seraient écrasés et que ce soulèvement mettrait fin à la période des réformes en Russie. Mais ce n’était plus possible. La répression brutale des manifestations nationalistes de Varsovie en 1861 et les cruelles exécutions absolument immotivées qui suivirent, exaspérèrent les Polonais. Le sort en était jeté.

Jamais encore la cause polonaise n’avait eu autant de sympathies en Russie. Je ne parle pas des révolutionnaires ; mais même parmi les éléments les plus modérés de la société russe, on pensait et on disait ouvertement que ce serait tout bénéfice pour la Russie si elle avait la Pologne comme voisine pacifique au lieu de l’avoir comme sujet hostile. La Pologne ne perdra jamais son caractère national, elle est trop avancée dans son évolution ; elle possède et possédera toujours sa littérature, son art et son industrie. La Russie ne peut la maintenir en servitude qu’au moyen de la force et de l’oppression — état de choses qui a favorisé jusqu’ici et favorisera nécessairement l’oppression en Russie même. Les pacifiques slavophiles eux-mêmes étaient de cet avis ; et lorsque j’étais à l’école à Pétersbourg, la société pétersbourgeoise accueillit avec des marques d’entière approbation le « rêve » que le slavophile Ivan Aksakov eut le courage de publier dans son journal, Le Jour. Son rêve était que les troupes russes avaient évacué la Pologne et il discutait les excellents résultats de cet événements.

Lorsque la révolution de 1863 éclata, quelques officiers russes refusèrent de marcher contre les Polonais, tandis que d’autres embrassèrent ouvertement leur cause et moururent ou sur l’échafaud ou sur le champ de bataille. Dans la Russie on ouvrait des souscriptions pour les insurgés — en Sibérie même on le faisait au grand jour — et dans les universités russes, les étudiants équipaient ceux de leurs camarades qui allaient rejoindre les révolutionnaires.

Alors, au milieu de cette effervescence, la nouvelle se répandit en Russie que, pendant la nuit du 10 janvier, des bandes d’insurgés étaient tombés sur les soldats cantonnés dans les villages et les avaient assassinés dans leurs lits, bien que la veille même de ce jour les rapports entre les troupes et les Polonais eussent été tout à fait amicaux. Il y avait quelque exagération dans le récit, mais malheureusement le fond en était vrai, et l’impression qu’il produisit en Russie fut des plus désastreuses. Les vieilles antipathies entre les deux nations, si semblables dans leurs origines, mais d’un caractère national si différent, s’éveillèrent encore une fois.

Peu à peu cette mauvaise impression s’évanouit en partie. La lutte courageuse des braves fils de la Pologne et l’indomptable énergie avec laquelle ils résistaient à une armée formidable gagnèrent bien des cœurs à leur cause. Mais on apprit que le comité révolutionnaire polonais, en réclamant le rétablissement de la Pologne dans ses anciennes frontières, y comprenait la Petite Russie, c’est-à-dire l’Oukraine, dont la population grecque orthodoxe avait toujours détesté ses dominateurs polonais et les avait même plus d’une fois massacrés au cours des trois derniers siècles. D’autre part, Napoléon III et l’Angleterre menaçaient la Russie d’une nouvelle guerre — menace vaine qui fit plus de mal aux Polonais que tout le reste. Et, enfin, les radicaux de Russie voyaient avec regret qu’en Pologne c’était le mouvement purement nationaliste qui l’emportait : le gouvernement révolutionnaire ne se souciait guère d’accorder la terre aux serfs — faute grave dont le gouvernement russe ne manqua pas de profiter, afin d’apparaître dans le rôle de protecteur des paysans contre les seigneurs polonais.

Lorsque la révolution éclata en Pologne, on croyait généralement en Russie qu’elle prendrait un caractère démocratique, républicain. On croyait aussi que l’émancipation des serfs sur une base largement démocratique serait la première chose qu’accomplirait un gouvernement révolutionnaire luttant pour l’indépendance du pays.

La loi d’émancipation, telle qu’elle avait été promulguée en 1861 à Pétersbourg, fournissait amplement l’occasion de prendre de telles mesures. Les obligations personnelles des serfs envers leurs seigneurs ne prenaient fin que le 19 février 1863. Après cela il fallait passer par une longue procédure pour arriver à un arrangement entre les seigneurs et les paysans au sujet de la surface et de l’emplacement des lots de terre à donner aux serfs libérés. Les annuités à verser pour ces lots — beaucoup trop élevés d’ailleurs — étaient fixés par la loi à tant par acre. Mais les paysans devaient payer aussi une somme additionnelle pour leurs habitations, et la loi n’avait fixé que le maximum de cette somme : on avait pensé que les seigneurs se décideraient à renoncer en tout ou en partie à ce payement additionnel. Quant au « rachat de la terre », le gouvernement payait au seigneur la valeur entière de la terre en bons sur le Trésor, et les paysans qui recevaient la terre devaient en retour payer pendant quarante-neuf ans 6 pour cent de cette somme pour intérêts et annuités, et ces payements étaient non seulement très exagérés et ruineux pour les paysans, mais on ne fixait même pas un terme pour le rachat : c’était laissé à la volonté du seigneur, et dans un très grand nombre de cas, vingt ans après l’émancipation, on n’avait même fait aucune convention sur le rachat.

Dans de telles conditions, un gouvernement révolutionnaire avait la partie belle pour améliorer la loi russe. Il était tenu d’accomplir un acte de justice envers les serfs, dont la situation en Pologne était aussi mauvaise et même souvent pire qu’en Russie, en leur accordant l’émancipation dans des conditions meilleures et mieux définies. Mais on n’en fit rien. Le parti purement nationaliste et le parti aristocratique s’étant emparés du mouvement, cette question qui primait sur les autres fut entièrement perdue de vue. Il était donc facile au gouvernement russe de gagner les paysans à sa cause.

Alexandre II profita pleinement de cette faute en envoyant Nicolas Miloutine en Pologne avec la mission d’affranchir les serfs comme il avait désiré le faire en Russie. Le tsar lui dit : « Allez en Pologne. Appliquez là-bas votre programme rouge contre la noblesse polonaise ; » et Miloutine, de concert avec le prince Tcherkasky et beaucoup d’autres, fit réellement son possible pour prendre la terre aux seigneurs et la donner aux paysans.

Un jour, je rencontrai l’un des fonctionnaires russes qui allèrent en Pologne sous les ordres de Miloutine et du prince Tcherkasky. « Nous avions pleine liberté, me dit-il, de donner la terre aux paysans. Voici comme je procédais d’ordinaire. Je me rendais dans un village et convoquais l’assemblée des paysans. « Dites-moi d’abord, disais-je, quelle terre vous occupez en ce moment ? » — Ils me l’indiquaient. « Est-ce là toute la terre que vous ayez jamais eue ? » demandais-je alors. — Certainement non, répondaient-ils d’une seule voix. Il y a des années, ces prairies étaient à nous ; ce bois nous a appartenu autrefois ; et ces champs ont été en notre possession. » — Je les laissais parler, puis je leur demandais : « Maintenant, qui de vous peut jurer que telle ou telle terre a autrefois appartenu à la commune ? » — Naturellement personne ne se présentait : il fallait remonter trop loin dans le passé. Enfin, un vieillard qu’on poussait par derrière sortait de la foule pendant que les autres disaient : « Il connaît tout cela, il peut jurer, lui. » — Le vieillard commençait une longue histoire sur ce qu’il connaissait dans sa jeunesse, ou ce qu’il avait entendu dire par son père, mais je l’interrompais. « Indique-moi, sous serment, ce qui, d’après ce que tu sais, a appartenu à la gmina (communauté des paysans) et la terre sera à vous tous. » — Et dès qu’il avait prêté serment (on pouvait avoir une absolue confiance en ce serment), je rédigeais les documents et je déclarais à l’assemblée : « Maintenant, cette terre est à vous. Vous n’avez plus aucune obligation envers vos anciens maîtres ; vous êtes tout simplement leurs voisins. Il ne vous restera plus qu’à payer au gouvernement la taxe de rachat, tant par an. Vos habitations vous sont données avec la terre, gratis, par-dessus le marché. »

On peut s’imaginer les effets d’une telle politique sur les paysans. Un de mes cousins, Petr Nikolaïevitch, frère de l’aide de camp dont j’ai parlé, était en Pologne ou en Lithuanie avec son régiment de uhlans de la Garde. La révolution était si sérieuse qu’on avait même envoyé les régiments de la Garde de Pétersbourg pour la combattre, et on sait aujourd’hui que lorsque Mikhael Mouraviev partit pour la Lithuanie et vint prendre congé de l’impératrice Marie, celle-ci lui dit : « Conservez au moins la Lithuanie à la Russie. » La Pologne était regardée comme perdue.

« Les bandes armées des révolutionnaires tenaient la campagne, me disait mon cousin, et nous étions incapables de les battre ou même de les atteindre. Constamment de petites bandes d’insurgés attaquaient nos détachements isolés, et comme ils combattaient admirablement, qu’ils connaissaient le pays et qu’ils étaient soutenus par la population, ils étaient souvent vainqueurs dans ces escarmouches. Aussi étions-nous forcés de ne marcher qu’en colonnes nombreuses. Il nous arrivait de traverser une région, de parcourir les bois sans trouver aucune trace des bandes ; mais quand nous revenions sur nos pas, nous apprenions que des bandes étaient apparues sur nos derrières, qu’elles avaient levé la contribution patriotique à la campagne, et si quelque paysan avait rendu quelque service à nos troupes, nous le trouvions pendu à un arbre : les révolutionnaires l’avaient exécuté. Telle fut la situation pendant des mois, sans espoir d’amélioration, jusqu’à ce que Miloutine vînt affranchir les paysans et leur donner la terre. Alors tout fut fini. Les paysans se mirent de notre côté ; ils nous aidèrent à arrêter les bandes et l’insurrection prit fin. »

En Sibérie j’ai souvent parlé de cette question avec les exilés polonais, et quelques-uns comprenaient la faute qui avait été commise. Une révolution doit être dès ses premiers débuts, un acte de justice envers les « maltraités et les opprimés » et non une promesse de faire plus tard cet acte de réparation. Sinon elle est sûre d’échouer. Par malheur, il arrive souvent que les chefs sont tellement absorbés par de simples questions de tactique militaire qu’ils oublient le principal. Et lorsque les révolutionnaires ne réussissent pas à prouver aux masses qu’une nouvelle ère a réellement commencé pour eux, ils peuvent être sûrs que leur tentative échouera.

On connaît les désastreuses conséquences que cette révolution eut pour la Pologne : c’est du domaine de l’histoire. On ne sait pas encore aujourd’hui exactement combien d’hommes périrent dans les batailles, combien de centaines furent pendus et combien de dizaines de mille furent déportés dans différentes province de la Russie ou de la Sibérie. Mais les chiffres officiels publiés en Russie il y a quelques années montrent que dans les provinces lituaniennes seules — pour ne rien dire de la Pologne proprement dite — « Mouraviev le Pendeur », cet homme terrible à qui le gouvernement russe vient d’ériger un monument à Vilno, fit pendre, de sa propre autorité, 128 Polonais et fit déporter en Sibérie et en Russie 9 423 hommes et femmes. Des listes officielles, publiées aussi en Russie, indiquent 18 672 personnes exilées de Pologne en Sibérie, sur lesquelles 10 407 furent envoyées dans la Sibérie orientale. Je me souviens que le gouverneur-général de la Sibérie orientale me donna le même nombre, environ 11 000 personnes, condamnées à subir les travaux forcés ou l’exil sur ses domaines. Je vis là-bas les déportés et je fus témoin de leurs souffrances. Tout compté, environ 60 000 à 70 000 personnes, si ce n’est plus, furent arrachées à leur pays et transportées dans différentes provinces de la Russie, de l’Oural, le Caucase et la Sibérie.

Pour la Russie les conséquences furent tout aussi désastreuses. L’insurrection polonaise mit définitivement fin à la période des réformes. Il est vrai que la loi sur le self-government provincial (Zémstvos) et la réforme des tribunaux furent promulguées en 1864 et 1866 ; mais elles étaient prêtes en 1862 et, en outre, au dernier moment — Alexandre II donna la préférence au projet de gouvernement provincial préparé par le parti réactionnaire de Valouïev, rejetant ainsi le projet de Nicolas Miloutine ; et immédiatement après la promulgation de ces deux réformes leur importance fut diminuée, et dans quelques cas même annulée, par toute une série de règlements nouveaux.

Mais le pis fut que l’opinion publique elle-même fit un immense pas en arrière. Le héros du jour devenait Katkov, le meneur du parti du servage, qui se posait maintenant comme un « patriote » russe et entraînait derrière lui la plus grande partie de la société pétersbourgeoise et moscovite. A partir de ce moment tous ceux qui osaient parler de réformes étaient immédiatement dénoncés par Katkov comme des « traîtres à la Russie ».

* * *

Le mouvement réactionnaire atteignit bientôt notre province lointaine. Un jour du mois de mars une note fut apportée par un messager spécial d’Irkoutsk. Cette note intimait au général Koukel d’avoir à quitter immédiatement le poste de gouverneur de Transbaïkalie et de se rendre à Irkoutsk, où il attendrait de nouveaux ordres, mais sans y revêtir de nouveau les fonctions de chef de l’état-major.

Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Il n’y avait pas dans la note un mot d’explication. Le gouverneur-général lui-même, ami personnel de Koukel, n’avait pas osé ajouter un seul mot à l’ordre mystérieux. Cela signifiait-il que Koukel devait être emmené à Pétersbourg entre deux gendarmes et y être emmuré dans cet immense sépulcre de pierre, la forteresse Pierre et Paul ? Tout était possible. Plus tard nous apprîmes qu’on avait eu cette intention ; et elle aurait été mise à exécution sans l’intervention énergique du comte Nicolas Mouraviev, le « conquérant de l’Amour », qui supplia personnellement le tsar d’épargner ce triste sort à Koukel.

Notre séparation d’avec Koukel et sa charmante famille ressembla à des funérailles. Mon cœur était bien gros. Non seulement je perdais en lui un ami cher, mais je sentais aussi que ce départ était la fin de toute une époque pleine d’espérances longuement caressées - « pleines d’illusions », comme ce fut bientôt la mode de s’exprimer.

Je ne me trompais pas. Vint un autre gouverneur, un brave homme « qui ne voulait pas d’histoires ». Avec un redoublement d’énergie, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, je complétai nos projets de réforme du système de déportation et du self-government municipal. Le gouverneur présenta des objections sur quelques points, pour la forme, mais il finit par signer les projets et il les envoya aux bureaux de la capitale. Mais à Pétersbourg on ne demandait plus de réformes. Notre projet est encore enterré dans les cartons avec des centaines d’autres venus de tous les coins de la Russie. Quelques prisons « améliorées », encore plus terribles que celles qui ne l’étaient pas encore, furent construites dans les capitales, pour qu’on pût les montrer lors des congrès pénitentiaires aux étrangers distingués ; mais tout le reste, y compris tout le système de déportation, fut trouvé par George Kennan en 1886 exactement dans le même état que lorsque je quittai la Sibérie en 1867. Ce n’est qu’aujourd’hui, après trente-six ans écoulés, que l’on introduit en Sibérie les tribunaux réformés et une parodie de self-government ; et l’on vient encore (en 1897) de nommer des comités pour étudier le système de déportation.

Lorsque Kennan revint à Londres au retour de son voyage en Sibérie, il trouva moyen de découvrir le lendemain même de son arrivée Stepniak, Tchaïkovsky, moi-même et un autre réfugié russe. Dans la soirée nous nous réunîmes dans la chambre de Kennan, dans un petit hôtel près de Charing Cross. Nous le voyions pour la première fois, et n’ayant point un excès de confiance dans les Anglais entreprenants qui avaient déjà essayé de se renseigner complètement sur les prisons sibériennes, sans même avoir appris un mot de russe, nous nous mîmes à faire subir à Kennan un interrogatoire en règle. A notre grand étonnement, non seulement il parlait un russe excellent, mais il savait sur la Sibérie tout ce qui mérite d’être su. La plupart des exilés politiques de Sibérie étaient connus de l’un ou de l’autre d’entre nous, aussi assiégeons-nous Kennan de questions : « Où est Un Tel ? Est-il marié ? Est-il heureux en ménage ? Ne perd-il pas courage ? » A notre grande satisfaction Kennan savait tout concernant ceux à qui nous nous intéressions.

Lorsque nous eûmes fini de poser ces questions et que nous nous préparions à sortir, je demandai : « Savez-vous, monsieur Kennan, si on a bâti une tour d’observation pour les pompiers de Tchita ? » Stepniak me regarda comme pour me reprocher d’abuser de la bonne volonté de Kennan. Mais Kennan se mit à rire et je l’imitai bientôt. Et au milieu de nos rires, nous nous lancions rapidement des questions et des réponses : « Eh quoi, vous connaissez l’affaire ? — Et vous aussi ? — Est-elle bâtie ? — Oui, ils ont doublé le devis. » Enfin Stepniak intervint et de son air à la fois sérieux et bon enfant il dit : « Dites-nous au moins de quoi vous riez. » Alors Kennan conta l’histoire de cette tour d’observation dont ses lecteurs doivent se souvenir. En 1859 les gens de Tchita voulaient construire une tour et ils ouvrirent une souscription. Mais leur devis dut être envoyé au Ministère de l’Intérieur. Il alla donc à Pétersbourg, mais quand il revint deux ans plus tard, dûment approuvé, tous les prix du bois de construction et de la main-d’œuvre avaient augmenté, car Tchita se développait rapidement. Un nouveau devis fut fait et envoyé à Pétersbourg, et cette histoire se répéta durant vingt-cinq ans. Enfin, perdant patience, les gens de Tchita indiquèrent sur leur devis des prix presque doubles des prix réels. Ce devis fantaisiste fut solennellement examiné à Pétersbourg et approuvé. Et voilà comment Tchita put avoir sa tour d’observation.

On dit souvent qu’Alexandre II commit une grande faute et causa sa propre ruine en faisant naître tant d’espérances qu’il ne devait pas ensuite réaliser.

On peut voir d’après ce que je viens de dire — et l’histoire de la petite ville de Tchita était l’histoire de toute la Russie — on peut voir qu’il fit pis encore. Il ne se contenta pas de faire naître des espérances. Cédant pour un moment au courant de l’opinion publique, il invita dans toute la Russie des hommes à se mettre à l’ouvrage, à sortir du domaine des espoirs et des rêves et à toucher du doigt les réformes nécessaires. Il leur faisait voir ce qui pouvait être fait immédiatement, et combien c’était facile à réaliser ; il les engageait à sacrifier ce qui dans leurs projets idéaux ne pouvait être obtenu immédiatement et à ne demander que ce qui était pratiquement possible à ce moment. Et lorsqu’ils eurent donné un corps à leurs idées, lorsqu’ils leur eurent donné la forme de lois, auxquelles il ne manquait que sa signature pour devenir des réalités, cette signature, il la leur refusa. Pas un réactionnaire ne pourrait prétendre, et aucun non plus ne l’a fait, que les tribunaux non réformés, le défaut d’administration municipale, ou le système de déportation fussent une bonne chose digne d’être conservée. Personne n’a osé le soutenir. Cependant, par crainte de rien faire, tout fut laissé en l’état. Pendant trente-cinq ans ceux qui avaient l’audace de proclamer la nécessité d’un changement étaient traités de « suspects » ; et on laissait subsister des institutions unanimement reconnues mauvaises, afin seulement qu’on n’entendît plus le mot abhorré de « réformes ».

Chapitre II

ANNEXION ET COLONISATION DE LA PROVINCE DE L’AMOUR. — UN TYPHON. — EN MISSION À PÉTERSBOURG.

Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire en fait de réformes à Tchita, j’acceptai avec plaisir l’offre de visiter l’Amour pendant l’été de 1863.

L’immense domaine qui s’étend sur la rive gauche, c’est-à-dire septentrionale de l’Amour et le long de la côte du Pacifique, en descendant vers le sud jusqu’à la baie de Pierre le Grand (Vladivostok) avait été annexé à la Russie par Nicolas Mouraviev, presque malgré la volonté des autorités de Pétersbourg, — en tout cas, sans leur appui. Lorsqu’il conçut le plan hardi de prendre possession du grand fleuve, dont la situation méridionale et les rives fertiles attiraient toujours les sibériens depuis deux siècles ; et lorsque, à la veille de jour où le Japon devait s’ouvrir aux Européens, il résolut de prendre pour la Russie une forte position sur la côte du Pacifique et de donner la main aux États-Unis, il eut presque tout le monde contre lui à Pétersbourg : le ministère de la guerre n’avait pas d’hommes à sa disposition, le ministre des finances n’avait pas de crédits pour les annexions, et surtout le ministre des affaires étrangères presque toujours guidé par la préoccupation d’éviter les complications diplomatiques ». Mouraviev devait donc agir sous sa propre responsabilité et compter sur les maigres ressources que pouvait fournir pour cette grande entreprise la population si clairsemée de la Sibérie orientale. D’ailleurs, on dut agir à la hâte, afin d’opposer le « fait accompli » aux protestations que cette annexion soulèverait certainement de la part des diplomates de l’Europe occidentale.

Une occupation purement nominale n’aurait pas eu de valeur, et on conçut l’idée d’avoir sur toute la longueur du grand fleuve et de son tributaire méridional l’Ousouri — soit plus de 4000 kilomètres — une chaîne de villages russes, afin d’établir une communication régulière entre la Sibérie et la côte du Pacifique. On avait besoin d’hommes pour ces villages, et comme la population insuffisante de la Sibérie orientale ne pouvait les fournir, Mouraviev ne recula devant aucun moyen pour se procurer des hommes. Des forçats libérés qui, après avoir accompli leur peine, étaient devenus serfs dans les mines impériales, furent affranchis et on les organisa en Cosaques transbaïkaliens. Une partie furent établis le long de l’Amour et de l’Ousouri, formant ainsi deux nouvelles communautés cosaques. Puis Mouraviev obtint la libération de mille hommes condamnés aux travaux forcés (la plupart étaient des voleurs et des meurtriers) et ils furent établis comme hommes libres sur l’Amour inférieur. Il vint en personne assister à leur départ et au moment où ils allaient s’éloigner, il les exhorta sur la rive : « Allez, mes enfants ; cultivez le sol et faites-en une terre russe ; commencez une nouvelle vie, » et ainsi de suite. Les paysannes russes suivent presque toujours leur mari, de leur propre mouvement, quand il est condamné aux travaux forcés en Sibérie, et la plupart des futurs colons avaient leur famille avec eux. Mais ceux qui n’en avaient pas firent observer à Mouraviev : « Est-ce que l’agriculture est possible sans femme ? Il faut que nous soyons mariés. » Alors Mouraviev ordonna de mettre en liberté toutes les femmes condamnées aux travaux forcés et détenues en prison — une centaine environ — et leur fit choisir l’homme dont elles voudraient être l’épouse et la compagne. Cependant, il y avait peu de temps à perdre ; les hautes eaux commençaient à baisser ; les radeaux devaient partir, et Mouraviev dit aux hommes et aux femmes de se placer, couple par couple, sur la rive. Il les bénit en leur disant : « Je vous marie, mes enfants. Soyez bons les uns pour les autres. Mais, ne maltraitez pas vos femmes. Soyez heureux ! »

Je vis ces colons environ six ans après cette scène. Leurs villages étaient pauvres, car la terre sur laquelle ils s’étaient établis avait dû être conquise sur la forêt vierge ; mais tout bien considéré, leur colonie n’était pas un insuccès, et les « mariages à la Mouraviev » n’étaient pas moins heureux que ne le sont les mariages en général. Innocentus, l’évêque de l’Amour, un excellent homme et un homme intelligent, reconnut plus tard ces mariages ainsi que les enfants qui en étaient nés et il les fit inscrire sur les registres de l’Église.

Mouraviev fut moins heureux cependant avec une autre espèce de colons qu’il ajouta à la population de la Sibérie orientale. Comme il manquait d’hommes, il avait accepté quelques milliers de soldats des bataillons de discipline. Ils furent placés, comme « fils adoptifs », dans les familles des Cosaques, ou bien on les installa dans les villages. Mais dix ou vingt ans de vie de caserne sous l’horrible discipline du temps de Nicolas Ier, ce n’était sûrement pas une préparation à la vie agricole. Les « fils » désertèrent de chez leurs pères adoptifs et constituèrent la population flottante des villes. Ils vivaient au jour le jour et dépensaient au cabaret tout ce qu’ils venaient de gagner ; puis de nouveau ils vivaient insouciants comme l’oiseau, dans l’attente d’une nouvelle occasion de gagner quelque argent.

Cette foule bigarrée de cosaques transbaïkaliens, d’anciens forçats et de « fils » installés à la hâte et souvent au hasard sur les rives de l’Amour n’atteignirent certes pas la prospérité, surtout sur le cours inférieur du fleuve et sur l’Ousouri, où l’on devait souvent conquérir pied par pied la terre sur une forêt vierge sub-tropicale, et où les pluies diluviennes amenées par les moussons de juillet, les inondations couvrant une grande étendue, les millions d’oiseaux migrateurs, venaient continuellement détruire les récoltes et réduisaient des populations entières au désespoir et à l’apathie.

Des quantités considérables de sel, de farine, de viande conservée, devaient en conséquence être chaque année apportées par voie d’eau pour subvenir aux besoins des troupes régulières et des établissements du bas Amour. Dans ce dessein, on construisait environ cent cinquante chalands à Tchita, on les chargeait et avec la crue du printemps, on les faisait descendre l’Ingoda, la Chilka et l’Amour. Toute la flottille était divisée en détachements de vingt à trente chalands qu’on plaçait sous les ordres d’un certain nombre d’officiers de Cosaques et d’employés civils. La plupart ne connaissaient à peu près rien à la navigation, mais on pouvait du moins compter qu’ils ne voleraient pas les provisions et qu’ensuite ils ne les déclareraient pas perdues. Je fus adjoint au chef de toute cette flottille, que je nommerai le major Marovski.

Mes premiers pas dans mon nouvel emploi de navigateur ne furent point heureux. Je devais me rendre aussi rapidement que possible, avec quelques barques, en un certain point de l’Amour, et là je devais remettre mes embarcations. Pour ce voyage, il me fallut louer des hommes, précisément parmi ces « fils » dont je viens de parler. Aucun d’eux ne savait ce que c’était que la navigation fluviale, ni moi non plus, d’ailleurs. Le matin de mon départ, il fallut aller chercher mon équipage dans les cabarets de l’endroit, et la plupart étaient à cette heure matinale tellement ivres qu’il fut nécessaire de les plonger dans la rivière pour leur faire reprendre leurs sens. Lorsque nous fûmes embarqués, je dus leur montrer tout ce qu’il y avait à faire. Cependant, tout allait assez bien pendant le jour : les barques, entraînées par un courant rapide, descendaient le fleuve, et mon équipage, dépourvu d’expérience, n’avait, du moins, aucun intérêt à jeter les embarcations à la rive : cela aurait demandé un effort tout spécial. Mais quand vint l’obscurité et que nos grandes barques de cinquante tonneaux, lourdement chargées, durent être amenées à la rive et amarrées pour la nuit, l’une d’elles, qui était loin devant celle où je me trouvais, ne fut arrêtée qu’au moment où elle était plantée sur un roc, au pied d’une falaise inaccessible extrêmement élevée. L’embarcation était immobilisée et le fleuve enflé par les pluies baissait rapidement. Mes dix hommes ne pouvaient évidemment la déplacer. Alors, je descendis jusqu’au prochain village pour demander du secours aux Cosaques, et en même temps j’envoyai un message à un de mes amis, officier de Cosaques, qui résidait à environ huit lieues de là et qui avait quelque expérience de ces sortes de choses.

Le matin vint. Une centaine de Cosaques, hommes et femmes, étaient venus à mon aide ; mais il n’y avait pas moyen d’établir une communication entre le bord du fleuve et la barque afin de la décharger, tant l’eau était profonde au-dessous de la falaise. Et dès que nous essayâmes de la pousser vers l’eau, le fond se brisa et l’eau y entra, entraînant la farine et le sel de la cargaison. A mon grand désespoir, je voyais une grande quantité de petits poissons qui entraient par le trou et nageaient dans la barque, et j’étais fort embarrassé ; je ne savais que faire.

En pareille occurrence, il y a un remède simple et efficace. On jette un sac de farine dans le trou, il en prend bientôt la forme, et la croûte extérieure de pâte qui se forme dans le sac empêche l’eau de pénétrer dans la farine ; mais personne parmi nous ne connaissait cet expédient. Par bonheur, quelques instants après, on signala une barque descendant la rivière et s’approchant de nous. L’apparition du cygne qui amenait Lohengrin ne fut pas saluée avec plus d’enthousiasme par Elsa désespérée que ne le fut par moi cette lourde embarcation. La brume qui voilait la belle rivière à cette heure matinale ajoutait encore à la poésie du spectacle. C’était mon ami, l’officier de Cosaques, qui avait compris d’après le tableau que je lui faisais de la situation, qu’aucune force humaine ne pourrait éloigner la barque du rocher et que l’embarcation était perdue. Il avait pris une barque vide que par hasard il avait sous la main et il l’amenait pour y placer la cargaison de mon embarcation condamnée. Le trou fut bouché, on pompa l’eau et la cargaison fut transférée sur la nouvelle barque qu’on avait attachée côte à côte avec la mienne. Le lendemain, je pus continuer mon voyage. Ce petit incident fut pour moi d’un grand profit, et je fus bientôt arrivé à destination, sans autres aventures dignes d’être relatées. Chaque soir nous cherchions un emplacement où la rive escarpée fût cependant relativement basse, afin de nous y arrêter avec les barques pour y passer la nuit, et nous allumions bien vite nos feux sur les bords de la rivière claire et rapide, dans un cadre d’admirables montagnes. Le jour, on ne pouvait guère imaginer un voyage plus agréable qu’à bord d’une barque qui descendait paresseusement au fils de l’eau, sans aucun des bruits de vapeur. De temps en temps on n’avait qu’à donner un coup de barre pour se maintenir au milieu du courant. Celui qui aime la nature admirera comme l’un des plus beaux paysages du monde le cours inférieur de la Chilka et la portion du cours de l’Amour qui vient ensuite. Qu’on se figure un fleuve limpide, large et rapide qui coule au milieu de montagnes à pic, couvertes de forêts et se dressant à plusieurs milliers de pieds au-dessus de l’eau. Mais il en résulte que les communications le long de la rive, à cheval, par un sentier étroit, sont extrêmement difficiles. C’est ce que j’appris à mes dépens pendant l’automne de 1863. Dans la Sibérie orientale les sept dernières stations le long de la Chilka, espacées sur une longueur d’environ cinquante lieues, sont connues sous le nom des Sept-Péchés capitaux. Cette section du Transsibérien — si elle est jamais construite — coûtera des sommes inimaginables, beaucoup plus que n’a coûté la section du Canadian Pacific qui traverse le cañon du Fraser dans les Montagnes Rocheuses.

* * *

Après avoir amené mes barques à destination, je fis sur l’Amour un voyage d’environ quatre cent lieues sur l’un des bateaux-poste qu’on emploie sur ce fleuve. Le bateau est couvert à l’arrière d’un abri. En avant, est une caisse pleine de terre sur laquelle on entretient du feu pour préparer le repas. Mon équipage se composait de trois hommes. Nous devions nous hâter. Aussi ramions-nous tour à tour toute la journée, tandis que la nuit nous laissions le bateau aller au fil de l’eau. J’étais de garde pendant trois ou quatre heures pour maintenir le bateau au milieu du courant et pour éviter qu’il ne dérivât dans un bras du fleuve. Ces heures de garde, pendant lesquelles brillait la pleine lune au-dessus des montagnes qui se reflétaient dans les eaux, étaient plus belles qu’on ne saurait le dire. Mes rameurs étaient toujours des « fils ». C’étaient trois vagabonds qui avaient la réputation d’être des voleurs et des brigands incorrigibles, et je portai avec moi un sac plein de billets de banque, d’argent et de monnaie de billon. Dans l’Europe occidentale, un homme semblable sur un fleuve désert serait considéré comme bien audacieux, mais en Sibérie il n’en est pas ainsi. Je n’avais même pas sur moi un vieux pistolet et je trouvai dans mes trois vagabonds une excellente compagnie. Ce n’est qu’en approchant de Blagovéchtchensk qu’ils devinrent agités. « La khancina (eau-de-vie chinoise) est bon marché là-bas, » disaient-ils avec de profonds soupirs. « Il nous arrivera certainement des désagréments ! Elles est bon marché et vous assomme en un clin d’œil, pour peu que vous n’y soyez pas habitué ! » Je leur offris de remettre l’argent qui leur était dû à un ami qui les ferait partir par le premier vapeur. « Cela ne nous sauverait pas, » répondirent-ils tristement. « Quelqu’un offrira un verre — elle est bon marché — et un verre suffit pour vous assommer ! » répétaient-ils avec insistance. Ils étaient réellement inquiets. Lorsque, quelques mois plus tard, je repassai dans cette ville, j’appris que l’un de mes « fils » avait eu en effet des désagréments. Quand il eut vendu sa dernière paire de bottes pour acheter la funeste boisson, il commit un vol et fut enfermé. Mon ami finit par obtenir son élargissement et il l’embarqua sur un bateau qui remontait l’Amour.

Ceux-là seuls qui ont vu l’Amour ou connaissent le Mississippi ou le Yang-tsé-kiang peuvent se figurer quel fleuve gigantesque devient l’Amour après avoir reçu le Soungari et peuvent s’imaginer les vagues énormes qui remontent son cours les jours de tempêtes. En juillet, lorsque tombent les pluies, dues aux moussons, le Soungari, l’Ousouri et l’Amour sont enflés par des quantités d’eau inimaginables. Des milliers d’îles basses, d’ordinaire couvertes de fourrés de saules, sont inondées ou arrachées et entraînées par le courant. La largeur du fleuve atteint par endroits jusqu’à huit kilomètres. Les eaux forment des centaines de bras et des lacs qui s’échelonnent dans les dépressions le long du lit principal, et lorsqu’un vent frais souffle de l’est, à l’encontre du courant, des vagues monstrueuses, plus hautes que celles qu’on voit dans l’estuaire du Saint-Laurent, remontent le courant principal aussi bien que ses bras secondaires. Et c’est encore pis quand un typhon venant de la mer de Chine s’abat sur la région de l’Amour.

Nous fûmes témoins d’un semblable typhon. J’étais alors à bord d’un grand bateau ponté, avec le major Marovski que j’avais rejoint à Blagobéchtchensk. Il avait largement chargé son bateau de voiles, ce qui nous permettait de serrer le vent de près, et lorsque la tempête commença, nous réussîmes à amener notre bateau du côté abrité du fleuve et à trouver un refuge dans un tributaire. Nous y restâmes deux jours, pendant lesquels la tempête sévit avec une telle furie que, m’étant aventuré à quelques centaines de mètres dans la forêt voisine, je dus battre en retraite à cause des arbres gigantesques que le vent battait autour de moi. Nous commençâmes à être très inquiets pour nos barques. Il était évident que si elles étaient en route dans la matinée, elles n’avaient jamais pu atteindre le côté abrité du fleuve, mais avaient été poussées par le vent du côté opposé ; là, exposées à toute la fureur du vent, elles avaient dû être détruites. Un désastre était presque certain.

Nous remîmes à la voile dès que la tempête se fut un peu calmée. Nous savions que nous devions bientôt rencontrer deux flottilles de barques ; mais nous navigâmes un jour, deux jours, sans en trouver aucune trace. Mon ami Marovski perdit à la fois le sommeil et l’appétit ; il avait la mine d’un homme qui relève d’une maladie grave. Il restait toute la journée assis sur le pont, immobile, et murmurant : « Tout est perdu ! tout est perdu ! » Dans cette partie de l’Amour, les villages sont rares et très espacés, et personne ne pouvait nous enseigner. Une nouvelle tempête survint, et lorsque nous eûmes enfin atteint un village, nous apprîmes qu’aucune barque n’avait passé par là, mais qu’on avait vu des quantités d’épaves descendre le fleuve le jour précédent. Il était évident qu’au moins quarante barques, portant une cargaison d’environ 2000 tonnes, avaient dû périr. Il en résulterait certainement une famine au printemps, dans le bas Amour, si de nouvelles provisions n’arrivaient à temps. La saison était avancée, la navigation devait bientôt prendre fin, et il n’y avait pas encore de télégraphe le long du fleuve.

Nous tînmes conseil et il fut décidé que Marovski se rendrait aussitôt que possible à l’embouchure de l’Amour. On pourrait peut-être faire quelques achats de grains au Japon avant la fin de la saison de navigation. Pendant ce temps, je devais remonter le fleuve aussi vite que possible pour déterminer le chiffre des pertes, et faire mon possible pour parcourir ces huit cent lieues en bateau, à cheval ou à bord d’un vapeur si j’en rencontrais un sur l’Amour ou la Chilka. Il me fallait au plus tôt avertir les autorités de Tchita et expédier ce que je pourrais trouver des provisions. Peut-être qu’une partie de cet envoi atteindrait cet automne même l’Amour supérieur, d’où il serait plus facile de les expédier au commencement du printemps dans les basses terres. Quand on ne gagnerait que quelques semaines ou seulement quelques jours, cela pourrait être d’une extrême importance en cas de famine.

Je commençai mon voyage de huit cents lieues dans un bateau à rames et je changeais de rameurs environ toutes les huit lieues, à chaque village. Je n’avançais que bien lentement, mais il se pouvait qu’aucun vapeur ne vînt à remonter le fleuve avant une quinzaine, et en attendant je pouvais atteindre l’endroit où les barques avaient sombré et voir si une partie des provisions était sauve. Alors, au confluent de l’Ousouri, à Khabarovsk, je pouvais trouver un vapeur. Les bateaux que je prenais dans les villages étaient pitoyables, et le temps était très orageux. Naturellement, nous n’avancions que le long de la rive, mais il nous fallait franchir certains bras très larges, et les vagues, soulevées par un vent très fort, menaçaient toujours d’engloutir notre petite embarcation. Un jour, nous dûmes traverser un bras de l’Amour, large de près de 800 mètres. Des vagues se dressaient hautes et furieuses et remontaient le courant. Mes rameurs, deux paysans, furent saisis de terreur ; leurs faces devinrent blanches comme du papier. Leurs lèvres bleues tremblaient ; ils murmuraient des prières. Seul, un garçon de quinze ans, qui tenait le gouvernail, regardait avec calme les vagues. Il glissait entre elles, quand elles semblaient tomber autour de nous pour un moment ; mais lorsqu’il les voyait se soulever à une hauteur menaçante au devant de nous, il donnait un léger coup de barre et le bateau résistait à la lame. Le bateau, à chaque vague, embarquait de l’eau, que je rejetais à l’aide d’une vieille écope, tout en remarquant à chaque instant qu’il en entrait plus que je n’en pouvais rejeter. Il y eut un moment, quand le bateau embarqua deux grosses lames, où, sur un signe de l’un des rameurs tremblants, je déliai le lourd sac de cuivre et d’argent que je portais sur l’épaule... Plusieurs jours de suite, il nous fallut faire des traversées de ce genre. Jamais je ne forçais les hommes de traverser, mais eux-mêmes, sachant pourquoi j’étais si pressé, décidaient à un moment donné de faire une tentative. « On ne meurt pas sept fois, et quand on meurt, on ne peut l’éviter, » disaient-ils. Puis faisant le signe de la croix, ils saisissaient les avirons et traversaient.

J’eus bientôt atteint l’endroit où la plupart de nos barques s’étaient perdues. La tempête en avait détruit quarante-cinq. Il avait été impossible de les décharger et on n’avait sauvé qu’une bien faible partie de la cargaison. Deux mille tonnes de farine avaient été englouties. Connaissant le chiffre de nos pertes, je continuai mon voyage.

Quelques jours après, un vapeur qui remontait lentement le fleuve me rejoignit, et quand je fus embarqué, les passagers me dirent que le capitaine avait tellement bu qu’il avait été atteint de delirium tremens et s’était jeté par-dessus bord. Il avait été sauvé cependant, et maintenant il était couché dans sa cabine. Ils me demandèrent de prendre le commandement du vapeur et je dus accepter. Mais bientôt je remarquai, à mon grand étonnement, que tout marchait tout seul grâce à une routine excellente, et bien que je fusse toujours sur le pont, je n’avais presque rien à faire. A part quelques instants de véritable responsabilité, lorsque le vapeur devait aborder pour prendre du bois pour la machine, à part les quelques paroles d’encouragement aux chauffeurs et l’ordre de partir aussitôt que l’aube nous permettait de distinguer faiblement les rives, je n’avais jamais à intervenir, car tout marchait tout seul. Un pilote qui aurait su interpréter la carte s’en serait aussi bien tiré.

J’arrivai enfin en Transbaïkalie, après avoir voyagé en vapeur et surtout à cheval. L’idée d’une famine qui pouvait éclater le printemps suivant dans le bas Amour m’obsédait. Je trouvais que le petit vapeur à bord duquel j’étais ne remontait pas assez vite le cours rapide de la Chilka et, pour gagner une vingtaine d’heures ou même moins, je le quittai et parcourus à cheval avec un cosaque quelques centaines de kilomètres dans la vallée de l’Argougne, le long d’un des sentiers de montagnes les plus sauvages de Sibérie, ne nous arrêtant qu’après minuit pour allumer notre feu de campement dans les bois. Mais ces dix ou vingt heures que je gagnais ainsi n’étaient pas à dédaigner, car chaque jour nous rapprochait de la fin de la saison de navigation : la nuit, de la glace se formait déjà sur le fleuve. Enfin je rencontrai le gouverneur de la Transbaïkalie et mon ami, le colonel Pedachenko, sur la Chilka, à la colonie pénitentiaire de Kara, et le colonel se chargea de faire embarquer immédiatement toutes les provisions qu’on pourrait trouver. Quant à moi je partis immédiatement pour aller à Irkoutsk rendre compte de la situation.

A Irkoutsk on s’étonna que j’eusse pu faire ce long voyage si rapidement, mais j’étais complètement épuisé. Il est vrai que la jeunesse recouvre aisément ses forces, et je recouvrai les miennes en dormant chaque jour un tel nombre d’heures que je serais honteux de dire combien.

— « Avez-vous pris du repos ? » me demandait le gouverneur-général une semaine environ après mon arrivée. « Pourriez-vous partir en courrier rapide demain pour Pétersbourg afin d’y faire vous-même un rapport sur la perte des barques ? »

Il s’agissait de couvrir en vingt jours — pas un de plus — la distance de 1300 lieues qui sépare Irkoutsk de Nijni-Novgorod où je prendrais le train pour Pétersbourg. Il fallait galoper nuit et jour dans des chariots qu’on changeait à chaque relais, car pas un véhicule ne supporterait un voyage fait à toute vitesse sur les ornières des routes gelées de la fin de l’automne. Mais voir mon frère était une trop grande attraction pour moi, pour que je n’acceptasse pas la proposition, et je partis le lendemain soir. Lorsque j’arrivai aux basses terres de la Sibérie occidentale et aux monts Ourals, le voyage devint réellement une torture pour moi. Il y avait des jours où les roues des chariots se brisaient à chaque relais dans les ornières glacées. Les rivières se congelaient et il me fallut traverser l’Obi en bateau au milieu des glaces flottantes qui menaçaient à tout moment d’écraser notre petite embarcation. Lorsque j’atteignai les rives du Tom, rivière qui n’était prise que depuis le nuit précédente, les paysans refusèrent d’abord de me faire passer de l’autre côté et me demandèrent un « reçu ».

« — Mais quel reçu me demandez-vous ? « — Voici. Vous écrirez sur un papier : « Je, soussigné, certifie par la présente que j’ai été noyé par la volonté de Dieu et non par la faute des paysans », et vous nous donnerez le papier. » « — Avec plaisir, sur l’autre rive. »

Enfin ils me passèrent. Un jeune garçon courageux et à la mine éveillée, que j’avais choisi dans la foule, ouvrait la marche, éprouvant avec un pieu la force de la glace ; je venais ensuite, portant sur l’épaule mon sac de dépêches, et nous étions attachés tous les deux à de longues rênes tenues par cinq paysans, qui nous suivaient à distance ; l’un d’eux portait une botte de paille qui devait être jetée sur la glace là où elle semblerait pas assez forte.

Enfin j’atteignis Moscou. Mon frère vint me trouver à la gare et nous partîmes immédiatement pour Pétersbourg.

La jeunesse est une belle chose. Lorsque, après de voyage qui avait duré vingt-quatre jours et vingt-quatre nuits, j’arrivai de bon matin à Pétersbourg, j’allai le jour même porter mes dépêches à destination et je ne manquai pas d’aller rendre visite à une tante — ou plutôt à une cousine — qui résidait à Pétersbourg. Elle rayonnait de joie. « Nous avons une soirée dansante aujourd’ hui. Tu viendras ? » demanda-t-elle. — « Bien entendu, j’en serai ! » Et non seulement je m’y rendis, mais je dansai jusqu’à une heure avancée du matin.

* * *

Lorsque j’arrivai à Pétersbourg et que je vis les autorités, je compris pourquoi on m’avait envoyé faire le rapport. Personne ne voulait admettre la possibilité de la destruction des barques. « Avez-vous vu l’endroit ? Avez-vous vu les barques détruites de vos propres yeux ? Êtes-vous absolument sûr qu’ils n’ont pas tout simplement volé les provisions et qu’ensuite ils ne vous ont pas montré les épaves de quelques barques ? » Telles étaient les questions auxquelles j’avais à répondre.

Les hauts fonctionnaires qui à Pétersbourg étaient à la tête des affaires de Sibérie étaient vraiment d’une ignorance charmante sur le pays. « Mais, mon cher, », me disait l’un d’eux qui toujours s’exprimait en français, « comment est-ce possible que quarante barques puissent être détruites sur la Néva sans que personne vienne au secours ? » « — La Néva, m’écriais-je ; mettez trois, quatre Névas l’une à côté de l’autre et vous aurez la largeur du bas Amour ! » « — Est-ce vraiment si large que cela ? » Et deux minutes après, il causait, en excellent français, de toutes sortes de choses. « Quand avez-vous vu Schwartz, le peintre, pour la dernière fois ? Son tableau « Ivan le Terrible » n’est-il pas admirable ? Savez-vous pour quelle raison Koukel a failli être arrêté ? Savez-vous que Tchernychevski est arrêté ? Il est maintenant dans la forteresse. » « — Pourquoi ? Qu’a-t-il fait ? » demandai-je. « — Rien de particulier ; rien ! Mais, mon cher, vous savez, l’intérêt de l’État ! Un homme si intelligent, si terriblement intelligent ! Et il a une si grande influence sur la jeunesse. Vous comprenez qu’un gouvernement ne peut tolérer cela : c’est impossible ! Intolérable, mon cher, dans un État bien ordonné ! »

Le comte Ignatiev ne posa pas de semblables questions. Il connaissait très bien l’Amour et il connaissait aussi Pétersbourg. Au milieu de toute sorte de plaisanteries et de remarques spirituelles sur la Sibérie qu’il faisait avec une étonnante vivacité, il me dit : « Il est très heureux que vous ayez été sur les lieux et que vous ayez vu les épaves. Et ilsont été bien avisés de vous envoyer faire le rapport. C’est fort habile ! D’abord, personne ne voulait croire à l’histoire des barques. On se disait : Bah ! encore une escroquerie. Mais maintenant on sait que vous étiez très connu comme page, et que vous n’avez été que quelques mois en Sibérie ; vous ne couvririez pas les gens de là-bas si c’était une escroquerie. On a confiance en vous. »

Le ministre de la guerre, Dmitri Miloutine, fut le seul haut fonctionnaire qui prit la chose sérieusement. Il me posa un grand nombre de questions, allant toujours au fait. Du premier coup il vit de quoi il s’agissait. Toute notre conversation fut en phrases courtes, prononcées sans hâte, mais sans gaspillage de mots : « Approvisionner les établissements de la côte par voie de mer, dites-vous ? Les autres seulement de Tchita ? Très bien. Mais si l’année prochaine survient une tempête, le même accident se produira-t-il encore ? » « Non, s’il y a deux petits remorqueurs pour traîner les barques. » « Cela suffirait-il ? » « Oui, avec un seul remorqueur, la perte n’aurait pas même été moitié moins élevée. » « Très probablement. Écrivez-moi, je vous prie ; rédigez tout ce que vous avez dit, très simplement ; pas de formalités ! »

* * *

Je ne restai pas longtemps à Pétersbourg. Le même hiver j’étais de retour à Irkoutsk. Mon frère devait m’y rejoindre quelques mois après. Il était admis comme officier des Cosaques d’Irkoutsk.

Un voyage en hiver à travers la Sibérie passe pour une terrible épreuve ; mais tout bien considéré, c’est, somme toute, plus agréable qu’à toute autre époque de l’année.

Les routes couvertes de neige sont excellentes, et, bien que le froid soit terrible, on peut très bien le supporter. Couché de toute sa longueur dans le traîneau — comme chacun fait en Sibérie — enveloppé dans des couvertures fourrées en dedans et en dehors, on ne souffre pas trop du froid, même quand la température est de 40 ou 50 degrés centigrades au-dessous de zéro. Voyageant à la façon des courriers — c’est-à-dire en changeant de cheval à chaque station et ne m’arrêtant qu’une heure par jour pour prendre un repas — j’arrivai à Irkoutsk dix-neuf jours après avoir quitté Pétersbourg. En pareil cas la vitesse moyenne est de 330 kilomètres par jour, et je me souviens d’avoir couvert les 1100 derniers kilomètres avant Irkoutsk en 70 heures. Le froid n’était pas rigoureux, les routes étaient dans un excellent état, les postillons étaient toujours de bonne humeur grâce aux pourboires que je leur donnais, et l’attelage de trois petits chevaux fort légers semblait prendre plaisir à courir rapidement par monts et par vaux, à franchir des rivières durcies par le gel et à traverser des forêts dont la parure argentée brillait aux rayons du soleil.

J’étais maintenant nommé attaché au gouverneur-général de la Sibérie orientale pour les affaires des Cosaques, et je devais résider à Irkoutsk. Mais il n’y avait pas grand’chose à faire. Laisser tout marcher selon la routine, et ne plus parler de réformes, tel était le mot d’ordre venu de Pétersbourg. J’acceptai donc avec plaisir la proposition d’entreprendre une exploration géographique en Mandchourie.

Chapitre III

JE TRAVERSE LA MANDCHOURIE DÉGUISÉ EN MARCHAND. — JE REMONTE LE SOUNGARI JUSQU’À KIRIN. — DES MINES D’OR À TCHITA.

Si l’on jette un coup d’œil sur une carte d’Asie on voit que la frontière russe qui court à peu près selon le cinquantième parallèle, passé la Transbaïkalie, s’infléchit brusquement vers le nord. Elle suit pendant cent vingt lieues l’Argougne ; puis, atteignant l’Amour, elle prend la direction du sud-est ; la ville de Blagovéchtchensk, capitale de la province de l’Amour, étant également située à peu près sur le cinquantième degré de latitude. Entre la pointe sud-est de la Transbaïkalie (Nouveau-Tsouroukhaïtou) et Blagovéchtchensk sur l’Amour, la distance à vol d’oiseau n’est que de 200 lieues ; mais le long de l’Argougne et de l’Amour elle est de plus de 400 lieues et en outre, le voyage le long de l’Argougne, qui n’est pas navigable, est extrêmement difficile. On ne trouve qu’un sentier de montagne des plus difficiles.

La Transbaïkalie est très riche en bétail, et les Cosaques de la région sud-est qui sont de grands éleveurs désiraient établir des communications directes avec l’Amour moyen, qui serait un excellent marché pour leur bétail. Ils faisaient du commerce avec les Mongols, et ils leur avaient entendu dire qu’il ne serait pas difficile d’atteindre l’Amour en se dirigeant vers l’est à travers le Grand Khingan. En allant tout droit vers l’est, leur avait-on dit, on tomberait sur une vieille route chinoise qui traverse le Khingan et conduit à la ville mandchoue de Merghen, sur le Nonni, tributaire du Soungari, d’où une excellente route conduit à l’Amour moyen.

On m’offrit la direction d’une caravane marchande que les Cosaques avaient l’intention d’organiser pour découvrir cette route, et j’acceptai avec enthousiasme. Nul Européen n’avait jamais visité cette région, et un topographe russe qui avait suivi cette route quelques années auparavant avait été tué. Seuls deux jésuites, venus du sud du temps de l’empereur Kan-si, s’étaient avancés jusqu’à Merghen et en avaient déterminé la latitude. Toute l’immense région au nord de cette ville, sur une longueur de deux cents lieues et sur une largeur égale, était totalement, absolument inconnue. Je consultai sur cette contrée toutes les sources dont je pouvais disposer. Tout le monde, même les géographes chinois, l’ignorait. D’autre part, il était très important de relier l’Amour moyen avec la Transbaïkalie ; aujourd’hui Tsouroukhaïtou va devenir la tête de ligne du chemin de fer de Mandchourie. Nous fûmes donc les pionniers de cette grande entreprise.

Cependant il y avait une difficulté. Le traité sino-russe accordait à la Russie la liberté du commerce avec l’« Empire de Chine et la Mongolie ». La Mandchourie n’y était pas mentionnée, et pouvait tout aussi bien être ou n’être pas comprise dans le traité. Les autorités chinoises de la frontière l’interprétaient d’une façon et les Russes de l’autre. D’ailleurs, comme il n’était question que de commerce, un officier ne serait pas autorisé à entrer en Mandchourie. Je devais donc y aller en marchand. En conséquence j’achetai à Irkoutsk différents articles et je me déguisai en marchand. Le gouverneur-général me délivra un passeport, « à Petr Alexéiev, marchand de la seconde corporation d’Irkoutsk et à ses compagnons », et il m’avertit que si les autorités chinoises m’arrêtaient et m’emmenaient à Pékin, puis à la frontière russe à travers le Gobi, dans une cage sur un chameau, comme c’était leur coutume, je ne devrais pas le trahir en me nommant. J’acceptai naturellement toutes les conditions, la tentation de visiter une contrée qu’un Européen n’avait jamais vue étant trop grande pour un explorateur.

Ce n’aurait pas été facile de cacher mon identité tant que je fus en Tranbaïkalie. Les Cosaques sont des gens à l’esprit tout à fait inquisiteur — de vrais Mongols — et dès qu’un étranger vient dans un de leurs villages, tout en le traitant avec la plus grande hospitalité, le maître de la maison où il descend fait subir au nouveau venu un interrogatoire en règle.

— Un voyage ennuyeux, hein ? commencera-t-il ; la route est longue depuis Tchita, n’est-ce pas ? Et peut-être est-elle encore plus longue pour celui qui vient d’au-delà de Tchita ? Par exemple d’Irkoutsk ? Vous y faites du commerce, je pense ? Beaucoup de marchands viennent de là. Vous allez aussi à Nertchinsk, probablement ? — Puis on est souvent marié à votre âge ; et vous aussi, vous devez avoir laissé une famille derrière vous, je suppose ? Beaucoup d’enfants ? Pas rien que des garçons, je pense ? » Et il continuera ainsi pendant des heures.

Le chef des Cosaques de l’endroit, le capitaine Buxhövden connaissait ses gens, aussi avions-nous pris nos précautions. A Tchita et à Irkoutsk nous nous étions souvent amusés, entre amateurs, à jouer des pièces, de préférence des drames d’Ostrovsky, où les scènes se passent presque toujours entre gens de la classe marchande. Je jouai plusieurs fois dans différents drames et je trouvais tant de plaisir à tenir un rôle, qu’un jour j’écrivis à mon frère une lettre enthousiaste, pour lui confesser mon désir passionné d’abandonner la carrière militaire et de me consacrer à la scène. En général je jouais les jeunes marchands, et j’avais si bien attrapé leur manière de parler et de gesticuler et de boire le thé dans la soucoupe — je savais cela depuis mon séjour à Nikolskoïé — que maintenant j’avais une excellente occasion de jouer mon rôle au sérieux.

— « Approchez-vous, Pietr Alexéiévitch, » me disait le capitaine Buxhövden tandis qu’on plaçait sur la table le samovar brûlant d’où s’échappaient des nuages de vapeur.

— « Merci ; nous pouvons bien rester ici, » répliquais-je, assis à distance sur le bord de la chaise, et en me mettant à boire mon thé comme un vrai marchand moscovite. Buxhövden éclatait de rire lorsqu’il me voyait souffler sur ma soucoupe tout en roulant de gros yeux et détacher avec mes dents quelques parcelles microscopiques d’un petit morceau de sucre qui devait servir pour une douzaine de tasses.

Nous savions que les Cosaques auraient tôt fait de découvrir la vérité sur mon compte, mais l’important était de gagner quelques jours seulement et de traverser la frontière avant que mon identité fût découverte. Il faut que j’aie bien joué mon rôle, car les Cosaques me considéraient comme un petit marchand. Dans un village, une vieille me fit signe au passage et me dit : « Y a-t-il encore des gens qui vous suivent sur la route, mon cher ? » « Pas un, grand’mère, que nous sachions. » « On dit qu’un prince, Rapotski, allait venir ? Est-il en route ? »

— « Oh, je sais. Vous avez raison, grand’mère. Son altesse voulait venir en effet d’Irkoutsk. Mais comment le ferait-elle ? Un si long voyage ! Cela ne lui conviendrait pas. Alors elle est restée où elle était. »

— « En effet, comment pourrait-elle venir ? »

Bref, nous passâmes la frontière sans ennui. Notre troupe se composait de onze Cosaques, d’un Toungouse et de moi-même ; nous étions à cheval. Nous avions environ quarante chevaux à vendre et deux voitures dont l’une, à deux roues, m’appartenait et contenait le drap, le velours de coton, le galon doré et autres articles que j’emportais, conformément à mon rôle de marchand. Je m’occupai moi-même de la voiture et des chevaux. Nous choisîmes l’un des Cosaques comme « ancien » de la caravane. C’était à lui qu’incombaient tous les entretiens diplomatiques avec les autorités chinoises. Tous les Cosaques de la caravane savaient naturellement qui j’étais — l’un d’eux m’avait connu à Irkoutsk — mais jamais ils ne me trahirent, comprenant que le succès de l’entreprise en dépendait. Je portais, comme les autres, un long vêtement de coton bleu, et les Chinois ne faisaient pas attention à moi, de sorte que, sans être observé, je pouvais faire le levé de la route à la boussole. Le premier jour seulement, lorsque toute sorte de soldats chinois nous suivaient dans l’espoir d’avoir un verre d’eau-de-vie, j’étais souvent obligé de ne jeter sur ma boussole qu’un coup d’œil à la dérobée et d’inscrire les altitudes et les distances dans ma poche, sans en sortir mon papier. Nous n’avions aucune espèce d’armes. Seul, notre Toungouse, qui allait se marier, avait pris son fusil à mèche, et il s’en servait pour chasser le daim, nous approvisionnant ainsi de viande pour le souper et faisant une provision de fourrures avec lesquelles il pourrait acheter sa future femme.

Quand ils ne purent plus avoir d’eau-de-vie, les soldats chinois nous laissèrent tranquilles. Nous allions tout droit vers l’est, cherchant notre chemin comme nous pouvions par monts et par vaux, et après une marche de quatre ou cinq jours, nous tombâmes en effet, comme on nous l’avait dit, sur la route chinoise qui nous menait à Merghen à travers le Khingan.

A notre grand étonnement, nous vîmes que cette traversée de la chaîne de montagnes qui avait l’air si noir et si terrible sur les cartes, était des plus faciles. Nous rejoignîmes sur la route un vieux fonctionnaire chinois, à la mine pitoyable, qui voyageait dans la même direction dans une voiture à deux roues. Pendant les deux derniers jours la route monta et le pays témoignait lui-même de sa grande altitude. Le sol devint marécageux et la route boueuse ; l’herbe était très misérable et les arbres étaient minces, chétifs, souvent rabougris et couverts de lichens. Des montagnes dénudées s’élevaient à droite et à gauche, et nous pensions déjà à la difficulté que nous aurions à traverser la chaîne, lorsque nous vîmes le vieux fonctionnaire chinois descendre de voiture devant un obo — c’est-à-dire un tas de pierres et de branches d’arbres auxquels on avait attaché des mèches de crins de cheval et de petits morceaux d’étoffe. Il arracha quelques poils à la crinière de son cheval et il les attacha aux branches.

— « Qu’est-ce que c’est que cela ? » demandâmes-nous.

— « L’obo. Les eaux à partir d’ici coulent vers l’Amour. »

— « Sommes-nous au bout du Khingan ? »

— « Oui. D’ici l’Amour il n’y a plus de montagnes à traverser, des collines seulement ! »

Toute la caravane était émue. « Les eaux coulent vers l’Amour, vers l’Amour ! » s’écriaient les Cosaques les uns aux autres. Toute leur vie ils avaient entendu les vieux Cosaques parler du grand fleuve où pousse la vigne à l’état sauvage, où les prairies, qui s’étendent sur des centaines de lieues, pourraient donner le bien-être à des millions d’hommes. Puis, après que l’Amour eut été annexé à la Russie, ils entendirent parler de la longueur du voyage, des difficultés qu’avaient rencontrées les premiers colons, de la prospérité de leurs parents établis sur le haut Amour ; et voilà que nous avions trouvé le plus court chemin pour y aller. Nous avions devant nous une rampe très raide que la route descendait en zigzags. Elle conduisait à une petite rivière qui se frayait un chemin à travers un dédale de montagnes aux contours tourmentés et appartenait au bassin de l’Amour. Nous n’étions plus séparés du grand fleuve par aucun obstacle. Un voyageur seul saura quelle fut ma joie lorsque je fis cette découverte géographique inattendue. Quant aux Cosaques, ils se hâtèrent de descendre et d’attacher à leur tour des mèches de crins de cheval aux branches jetés sur l’obo. Les dieux des païens inspirent en général une certaine crainte aux Russes. Il ne les estiment guère, mais ces dieux, disent-ils, sont de méchantes créatures, portées au mal, et il n’est jamais bon d’être en mauvais termes avec eux. Il est bien préférable de les corrompre par quelques témoignages de respect.

— « Regardez donc ; voici un drôle d’arbre : cela doit être un chêne, » s’écriaient-ils comme nous descendions la rampe. C’est qu’en effet le chêne ne croît pas en Sibérie ; on n’en trouve pas avant d’arriver aux pentes orientales du grand plateau.

« Tiens, des noyers ! » s’écriaient-ils ensuite. « Et qu’est ce que cet arbre-là ? » demandaient-ils en regardant un tilleul ou quelque arbre également inconnu en Sibérie, mais que je savais faire partie de la flore mandchoue. Ces hyperboréens, qui, depuis des siècles, rêvaient des pays chauds et les voyaient enfin, étaient enchantés. Couchés sur le sol couvert d’un épais tapis d’herbe, ils le caressaient des yeux, — ils l’auraient baisé. Maintenant ils brûlaient du désir d’atteindre l’Amour le plus tôt possible. Lorsque, quinze jours plus tard, nous allumâmes notre dernier feu de bivouac à moins de huit lieues du fleuve, ils étaient impatients comme des enfants. Ils se mirent à seller leurs chevaux quelques instants après minuit et me pressèrent de partir longtemps avant l’aube, et lorsqu’enfin nous pûmes d’une hauteur embrasser d’un coup d’œil le puissant fleuve, les yeux de ces sibériens si peu impressionnables, ordinairement fermés à la poésie, brillaient d’une flamme poétique à la vue des flots bleus du majestueux Amour. Il était évident que, tôt ou tard, avec ou sans l’appui du gouvernement russe, ou même contre son désir, les deux rives de ce fleuve — aujourd’hui désert, mais riche d’espérances — ainsi que les immenses étendues inhabitées du nord de la Mandchourie, seraient envahis par des colons russes, tout comme les bords du Mississippi furent colonisés par les voyageurs canadiens.

Entre-temps, le vieux Chinois avec qui nous avions traversé le Khingan, ayant revêtu son manteau blanc et mis son chapeau de fonctionnaire surmonté d’un bouton de verre, nous déclara le lendemain qu’il ne nous laisserait pas aller plus loin. Notre « ancien » l’avait reçu, lui et son scribe, dans notre tente, et le vieillard, répétant ce que le scribe lui soufflait tout bas, soulevait toute sorte d’objections contre la continuation de notre voyage. Il voulait nous faire rester sur place pendant qu’il enverrait notre passeport à Pékin en demandant des ordres, mais nous nous y opposâmes absolument. Alors il souleva des difficultés à propos du passeport.

« Qu’est-ce que c’est que ce passeport ? » dit-il en jetant un regard dédaigneux sur cette pièce qui était rédigée en quelques lignes sur une simple feuille de papier écolier en russe en en mongol et qui n’était munie que d’un simple sceau à la cire. « Vous pouvez bien l’avoir écrit vous-même et l’avoir scellé avec une pièce de monnaie, observa-t-il. Regardez-moi mon passeport, voilà qui en vaut la peine, » et il déroula à nos yeux une feuille de papier, longue de deux pieds, couverte de caractères chinois.

Durant cette discussion, j’étais assis tranquillement à l’écart et je mettais quelque chose dans mon coffre, lorsqu’un numéro de la Gazette de Mouscou me tomba sous la main. La Gazette étant la propriété de l’Université de Moscou, portait un aigle imprimé sur la première page. « Montrez-lui ceci, » dis-je à notre ancien. Il déplia la grande feuille de papier et montra l’aigle. « L’autre passeport, c’est ce que nous devons vous montrer, mais voici celui que nous avons pour nous. » « Quoi, tout cela est écrit sur votre compte ? » demanda le vieillard avec terreur. « Tout, » répondit notre ancien, sans même un battement de paupières.

Le vieux — un vrai fonctionnaire — avait l’air tout abasourdi de voir une telle profusion d’écriture. Il nous examina tous, en hochant la tête. Mais le scribe murmurait toujours quelques paroles à l’oreille de son chef, qui finit par déclarer qu’il ne nous laisserait pas continuer notre voyage.

« Assez parlé », dis-je à l’ancien ; « donne l’ordre de seller les chevaux. » Les Cosaques étaient du même avis et quelques instants après notre caravane partait. Nous dîmes adieu au vieux fonctionnaire et nous lui promîmes de déclarer que, sans recourir toutefois à la violence — ce qu’il était incapable de faire — il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour nous empêcher d’entrer en Mandchourie et que c’était par conséquent de notre faute si nous y étions quand même.

Quelques jours après nous étions à Merghen, où nous fîmes un peu de commerce, et bientôt nous atteignîmes la ville chinoise d’Aïgoun sur la rive droite de l’Amour et la ville russe de Blagovéchtchensk sur la rive gauche. Nous avions découvert la route directe et beaucoup d’autres faits intéressants : le caractère de chaîne bordière du Grand-Khingan, la facilité avec laquelle on peut la franchir, ces volcans tertiaires de la région de l’Ouioun Kholdontsi, qui, pendant si longtemps ont été une énigme dans la littérature géographique, et diverses autres choses. Je ne puis dire que je fus un bon marchand, car, à Merghen, je persistai à demander en un mauvais chinois trente-cinq roubles pour une montre quand l’acheteur chinois m’en avait déjà offert quarante-cinq ; mais les cosaques firent de très bonnes affaires. Ils vendirent très bien leurs chevaux, et lorsque mes chevaux, mes marchandises, et tout le reste eurent été vendus par les Cosaques, on trouva que l’expédition avait coûté au gouvernement la modeste somme de vingt-deux roubles — soit un peu plus de cinquante francs.

* * *

Tout cet été-là, je voyageai dans le bassin de l’Amour. J’allai jusqu’à son embouchure, ou plutôt son estuaire, à Nikolaïevsk, rejoindre le gouverneur-général, avec qui je remontai ensuite l’Ousouri sur un vapeur. Et, plus tard, durant l’automne, je fis un voyage encore plus intéressant : je remontai le Soungari, jusqu’au cœur même de la Mandchourie, à Ghirine (ou Kirin, d’après la prononciation méridionale).

En Asie, beaucoup de rivières sont formées par la jonction de deux cours d’eau également importants, si bien qu’il est difficile au géographe de dire quel est le principal et quel est le tributaire. L’Ingoda et l’Onone s’unissent pour former la Chilka ; la Chilka et l’Argougne s’unissent pour former l’Amour ; et l’Amour s’unit au Soungari pour former ce puissant fleuve qui coule vers le nord-est et se jette dans le Pacifique sous les latitudes inhospitalières du détroit de Tartarie.

Jusqu’en 1864, la grande rivière de la Mandchourie est restée très peu connue. Tout ce qu’on en savait datait du temps des jésuites, et c’était peu de chose. Maintenant que les explorations de la Mongolie et de la Mandchourie allaient revenir en faveur, et que la crainte de la Chine qu’on avait eue jusque-là en Russie semblait être exagérée, tous les jeunes gens insistaient auprès du gouverneur-général sur la nécessité d’explorer le Soungari. Cela nous apparaissait comme une provocation d’avoir à nos portes cette immense région presque aussi peu connue que l’étaient autrefois les déserts d’Afrique. Tout à fait inopinément, le général Korsakov résolut cet automne même d’envoyer un vapeur sur le Soungari, sous prétexte de porter un message au gouverneur-général de la province de Ghirine. Le consul russe d’Ourga devait transmettre ce message. Un docteur, un astronome, deux topographes et moi, tous placés sous le commandement du colonel Tchernyaïev, fûmes désignés pour prendre part à l’expédition, à bord d’un petit vapeur, l’Ousouri, qui remorquait une barque chargée de charbon. Vingt-cinq soldats, dont les fusils furent soigneusement dissimulés sous le charbon, nous accompagnaient dans la barque.

Tout fut organisé très vite, et le petit vapeur n’était pas préparé pour recevoir une si nombreuse compagnie. Mais nous étions tous pleins d’enthousiasme et nous nous entassâmes comme nous pûmes dans les petites cabines. L’un de nous devait dormir sur une table, et quand nous partîmes, nous vîmes qu’il n’y avait même pas assez de couteaux et de fourchettes pour nous tous. Et je ne parle pas des autres choses indispensables. L’un de nous avait recours à son canif quand nous prenions nos repas, et mon couteau chinois avec ses deux bâtonnets fut un complément bienvenu à notre équipement.

Ce n’était pas une tâche aisée de remonter le Soungari. La grande rivière, dans son cours inférieur, où elle coule à travers les mêmes basses terres que l’Amour, est très peu profonde, et bien que notre vapeur n’eût que trois pieds de tirant d’eau, souvent nous ne pouvions trouver un chenal pour passer. Certains jours nous n’avancions que de quinze ou seize lieues et nous raclions souvent avec notre quille le fond sablonneux de la rivière. A chaque instant, nous envoyions un canot pour découvrir des endroits ayant la profondeur suffisante. Mais notre jeune capitaine s’était mis en tête d’atteindre Ghirine cet automne-là, et chaque jour nous faisions quelque progrès. A mesure que nous avancions nous trouvions la rivière de plus en plus belle et de plus en plus navigable ; et lorsque nous eûmes passé les déserts sablonneux qui s’étendent à son confluent avec sa sœur, la rivière Nonni, la navigation devint facile et agréable. En quelques semaines, nous eûmes atteint la capitale de cette province de la Mandchourie. Une excellente carte de la rivière fut faite par les topographes.

Malheureusement il n’y avait pas de temps à perdre, aussi nous ne pouvions que très rarement descendre dans un village ou une ville. Les villages sont peu nombreux et distants les uns des autres sur les bords de cette rivière, et, dans son cours inférieur, nous ne trouvâmes que des terrains bas qui sont inondés tous les ans. Plus en amont, nous navigâmes pendant quarante lieues au milieu des dunes de sable. Ce ne fut que lorsque nous atteignîmes le haut Soungari et que nous approchâmes de Ghirine que nous trouvâmes une population assez dense.

Si notre but avait été d’établir des relations amicales avec la Mandchourie — et non tout simplement d’apprendre ce qu’est le Soungari — notre expédition aurait été un échec complet. Les autorités mandchoues se souvenaient encore trop bien comment huit ans auparavant, la « visite » de Mouraviev avait eu pour conséquence l’annexion de l’Amour et de l’Ousouri, et elles ne pouvaient que considérer avec méfiance ces nouveaux et importuns visiteurs. Les vingt-cinq fusils cachés dans le charbon et qui avaient été naturellement signalés aux autorités chinoises avant notre départ, provoquaient plus encore leurs soupçons. Et lorsque notre vapeur jeta l’ancre en face de la populeuse ville de Ghirine, nous en trouvâmes tous les marchands armés de sabres rouillés, déterrés de quelque ancien arsenal. On ne nous empêcha pas cependant de nous promener dans les rues, mais toutes les boutiques se fermaient dès que nous débarquions et on ne permit pas aux marchands de rien nous vendre. Des provisions furent envoyées à bord du vapeur — en guise de présent, mais on n’accepta pas d’argent en retour.

L’automne approchait rapidement de sa fin, les froids commençaient déjà, et nous devions nous hâter de revenir, car nous ne pouvions hiverner sur le Soungari. Bref, nous vîmes Ghirine, mais nous ne parlâmes à personne, sauf aux quelques interprètes qui venaient chaque matin à bord du vapeur. Notre but, cependant, était atteint. Nous nous étions assurés que la rivière est navigable, et une carte détaillée en avait été dressée depuis son confluent jusqu’à Ghirine, carte à l’aide de laquelle nous pouvions revenir à toute vapeur sans crainte d’accident. Notre vapeur ne toucha le fond qu’une seule fois. Mais les autorités de Ghirine, désireuses avant tout que nous ne fussions pas forcés d’hiverner sur la rivière, nous envoyèrent deux cents Chinois qui nous aidèrent à sortir des sables. Lorsque je sautai dans l’eau, et que, prenant aussi un bâton, je me mis à chanter notre chanson de rivière, Doubinouchka, qui aide tout le monde à donner au même moment une poussée soudaine, cela amusa beaucoup les Chinois, et après quelques poussées, le vapeur fut remis à flot. Les plus cordiales relations s’établirent après cette petite aventure entre nous et les Chinois — j’entends le peuple naturellement, qui semblait détester beaucoup ses fonctionnaires mandchous.

Nous visitâmes quelques villages chinois peuplés de déportés du Céleste Empire et nous fûmes reçus de la plus cordiale façon. Le souvenir d’une soirée m’est tout particulièrement resté en mémoire. Nous arrivâmes à un petit village pittoresque comme la nuit tombait déjà. Quelques-uns d’entre nous descendirent à terre, et je me promenais tout seul à travers le village. Bientôt une foule d’une centaine de Chinois m’entoura, et bien que je ne connusse pas un mot de leur langue, nous causâmes de la manière la plus agréable du monde au moyen de gestes et nous nous comprenions les uns les autres. Tapoter quelqu’un sur les épaules en signe d’amitié, c’est décidément le langage international. S’offrir du tabac et du feu est aussi un moyen international d’exprimer l’amitié. Quelque chose les intéressait : pourquoi avais-je de la barbe, moi si jeune ? Ils n’en portaient pas avant soixante ans. Et quand je leur fis comprendre par signes qu’au cas où je n’aurais rien à manger, je pourrais m’en nourrir, la plaisanterie se transmit de l’un à l’autre à travers toute la foule. Ils éclatèrent de rire et se mirent à me tapoter sur les épaules avec encore plus de sympathie. Ils me promenèrent, me montrant leurs demeures. Chacun m’offrit sa pipe et toute la foule m’accompagna comme un ami au vapeur. Je dois dire qu’il n’y avait pas un seul bochko (policier) dans ce village. Dans d’autres villages nos soldats et les jeunes officiers étaient dans les meilleurs termes avec les Chinois, mais dès que le bochko paraissait, tout était fini. En revanche, il fallait voir quelles grimaces ils faisaient au bochko quand il avait le dos tourné ! Ils haïssaient évidemment ces représentants de l’autorité.

Depuis lors notre expédition a été oubliée. L’astronome Th. Ouzoltzev et moi en avons publié un compte rendu dans les « Mémoires » de la Société de Géographie de Sibérie. Mais quelques années plus tard un grand incendie à Irkoutsk détruisit tous les exemplaires qui restaient des Mémoires ainsi que la carte originale du Soungari, et ce ne fut que l’an dernier (1896), lorsqu’on commença à construire le chemin de fer de Mandchourie que les géographes russes déterrèrent nos comptes rendus et découvrirent que la grande rivière avait été explorée trente-cinq ans auparavant.

* * *

Comme il n’y avait plus moyen de s’occuper de réformes, j’essayai de faire ce qu’il semblait possible étant données les circonstances. Mais ce ne fut que pour me convaincre de l’inutilité absolue de pareils efforts. Comme attaché au gouverneur général pour les affaires cosaques, je fis par exemple un examen des plus approfondis des conditions économiques des Cosaques de l’Ousouri, dont les moissons étaient perdues tous les ans, de sorte que le gouvernement, chaque hiver, était obligé de les nourrir pour les sauver de la famine. Lorsque je revins de l’Ousouri avec mes rapports, je reçus des félicitations de tous côtés, j’eus une promotion, j’eus des récompenses spéciales. Toutes les mesures que je recommandais furent acceptées et des fonds spéciaux furent accordés pour aider les uns à émigrer, pour fournir du bétail aux autres, ainsi que je l’avais suggéré. Mais pour la réalisation pratique de ces mesures on s’en remit à un vieil ivrogne qui gaspillait l’argent et faisait impitoyablement donner le fouet aux Cosaques pour les convertir en bons agriculteurs. Et c’est ainsi qu’il en était partout, depuis le Palais d’Hiver à Pétersbourg jusqu’à l’Ousouri et au Kamchatka. Les efforts de quelques-uns dans la bonne direction se brisaient contre l’apathie ou la vénalité de la bureaucratie.

L’administration supérieure en Sibérie avait d’excellentes intentions, et je ne puis que répéter que, tout bien considéré, elle était bien meilleure, bien plus éclairée, beaucoup plus soucieuse du bien-être du peuple, que l’administration de toute autre province russe. Mais c’était une administration — une branche de l’arbre qui a ses racines à Pétersbourg — et c’était assez pour paralyser les meilleures intentions et pour étouffer dans le germe, par sa seule intervention toute vie locale et tout progrès. On regardait avec défiance tout ce que des personnalités locales faisaient pour le bien du pays, et on leur suscitait des montagnes de difficultés, non pas tant à cause des mauvaises intentions des administrateurs, mais uniquement parce que ces fonctionnaires appartenaient à une administration pyramidale, centralisée. Le seul fait d’appartenir à un gouvernement qui rayonnait tout autour d’une lointaine capitale, les portait à voir tout en fonctionnaires, qui se demandent d’abord ce que diront leurs supérieurs et quelle place tiendra telle ou telle chose dans la machine administrative. Les intérêts du pays sont alors secondaires.

Peu à peu je tournai toute mon énergie vers les explorations scientifiques. En 1865 j’explorai le Sayan occidental, ce qui me permit de mieux comprendre la structure des hautes terres sibériennes et de découvrir une importante région volcanique sur la frontière chinoise. Enfin, l’année suivante, j’entrepris un long voyage pour trouver une communication directe entre les mines d’or de la province de Yakoutsk (sur le Vitim et l’Olokma) et la Transbaïkalie. Pendant plusieurs années les membres de l’expédition sibérienne (1860-1864) avaient essayé de trouver ce passage et avaient tenté de traverser la série des chaînes parallèles, sauvages et rocailleuses, qui séparent ces mines des plaines de la Transbaïkalie. Mais lorsqu’ils eurent atteint, en venant du sud, cette région montagneuse désolée, et qu’ils eurent vu devant eux ces montagnes arides s’étendre vers le nord sur des centaines de kilomètres, tous ces explorateurs, sauf un qui fut tué par les naturels, revinrent vers le sud. Il était évident que pour réussir l’expédition devait se diriger du nord vers le sud, de la triste solitude inconnue du nord, vers les régions plus chaudes et habitées du sud. Il arriva aussi que, pendant que je me préparais pour l’expédition on me montra une carte qu’un Toungouse avait tracée avec son couteau sur un morceau d’écorce. Cette petite carte — preuve merveilleuse de l’utilité du sens de la géométrie pour les gens les moins civilisés — me parut devoir être si exacte que je m’y fiai complètement. Je commençai mon voyage par le nord, en suivant les indications de la carte.

En compagnie d’un jeune naturaliste d’avenir, Polakov, et d’un topographe, nous descendîmes tout d’abord la Léna, nous dirigeant vers les mines d’or du nord. Là, nous organisâmes l’expédition. Nous prîmes des provisions pour trois mois et nous partîmes dans la direction du sud. Un vieux chasseur akoute, qui, vingt ans auparavant, avait suivi le passage indiqué sur la carte du Toungouse, se chargea de nous servir de guide et de traverser la région montagneuse, large de 100 lieues, en suivant les vallées et les gorges que le Toungouse avait indiquées à l’aide de son couteau sur sa carte d’écorce de bouleau. Il accomplit en effet cet étonnant tour de force, bien qu’il n’y eût aucun sentier et que toutes les vallées qu’on apercevait du haut d’un col parussent absolument semblables à l’œil inexpérimenté. Cette fois le passage fut découvert. Pendant trois mois nous parcourûmes les montagnes désertes les plus totalement inhabitées qu’on puisse voir ; nous traversâmes le plateau marécageux ; enfin nous atteignîmes notre but, Tchita. On m’a dit qu’aujourd’hui ce passage est très utile pour mener le bétail du sud aux mines d’or. Quant à moi, ce voyage me fut d’un grand secours pour découvrir la clef de la structure des montagnes et des plateaux de Sibérie — mais je n’écris pas une relation de voyages, et je dois m’arrêter ici.

Chapitre IV

CE QUE J’AI APPRIS EN SIBÉRIE. — EXILÉS POLONAIS DANS LA SIBÉRIE ORIENTALE. — LEUR RÉVOLTE. — JE QUITTE LE SERVICE MILITAIRE.

Les années que je passai en Sibérie m’apprirent bien des choses que j’aurais difficilement apprises ailleurs. Je compris bientôt l’impossibilité absolue de rien faire de réellement utile aux masses par l’intermédiaire de la machine administrative. Je me défis de cette illusion à tout jamais. Puis je commençai à comprendre non seulement les hommes et les caractères, mais aussi les ressorts intimes de la vie sociale. Le travail édificateur des masses inconnues, dont on parle si rarement dans les livres, et l’importance de ce travail édificateur dans l’évolution des formes sociales, m’apparurent en pleine lumière. Voir, par exemple, comment les communautés de Doukhobortsy (frères de ceux qui à cette heure colonisent le Canada et qui trouvent une aide si généreuse en Angleterre et aux États-Unis) émigrèrent vers la région de l’Amour ; constater les avantages immenses qu’ils trouvaient dans leur organisation fraternelle semi-communautaire ; être témoin du succès de leur colonisation au milieu des échecs de la colonisation par l’État, c’étaient là des enseignements que les livres ne peuvent point donner. Puis les années que je vécus avec les naturels, le spectacle du fonctionnement des formes complexes d’organisation sociale qu’ils avaient élaborées loin de toute civilisation, devaient répandre des flots de lumière sur toutes mes études ultérieures. L’observation directe rendit évidente pour moi l’importance du rôle joué par les masses inconnues dans tous les événements historiques, même pendant la guerre, et j’en vins à partager les idées que Tolstoï exprime au sujet des chefs et des masses dans son ouvrage monumental « Guerre et Paix ».

Ayant été élevé dans une famille de propriétaires de serfs, j’entrai dans la vie, comme tous les jeunes gens de mon temps, avec une confiance très arrêtée dans la nécessité de commander, d’ordonner, de tracer et de punir. Mais lorsque, de très bonne heure d’ailleurs, j’eus à diriger de sérieuses entreprises et que j’eus affaire aux hommes, lorsque toute faute aurait entraîné après elle de graves conséquences, je commençai à apprécier la différence entre ce qu’on obtient par le commandement et la discipline et ce qu’on obtient par l’entente entre tous les intéressés. Le premier procédé réussit très bien dans une parade militaire, mais il ne vaut rien dans la vie réelle, lorsque le but ne peut être atteint que par l’effort sérieux d’un grand nombre de volontés convergentes. Bien qu’alors je n’aie pas formulé mes observations en termes empruntés aux luttes des partis, je puis dire aujourd’hui que je perdis en Sibérie ma foi en cette discipline d’État. J’étais ainsi tout préparé à devenir anarchiste.

Entre dix-neuf et vingt-cinq j’eus à élaborer d’importants projets de réforme, j’eus affaire à des centaines d’hommes dans la région de l’Amour, je dus préparer et exécuter d’audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l’attribue au seul fait que j’eus bientôt compris le peu d’importance du commandement et de la discipline dans une œuvre séreuse. Il faut partout des hommes d’initiative ; mais une fois l’impulsion donnée, on doit mener l’entreprise, surtout en Russie, non pas militairement, mais d’une manière communiste, par l’entente entre tous. Je voudrais que tous ceux qui charpentent des plans d’organisation sociale pussent passer par l’école de la vie réelle avant de commencer à construire leurs utopies : nous entendrions alors beaucoup moins souvent parler de ces projets pyramidaux d’organisation militaire de la société.

* * *

Cependant, la vie en Sibérie devenait de moins en moins attrayante pour moi, bien que mon frère Alexandre m’eût rejoint en 1864 à Irkoutsk, où il commandait un escadron de Cosaques. Nous étions heureux d’être ensemble ; nous lisions beaucoup et nous discutions toutes les questions philosophiques, scientifiques et sociologiques à l’ordre du jour ; mais nous avions tous deux soif de vie intellectuelle, et la Sibérie ne pouvait nous satisfaire sous ce rapport. Le passage à Irkoutsk de Raphaël Pumpelly et d’Adolphe Bastian — les deux seuls hommes de science qui aient visité notre capitale pendant mon séjour là-bas — fut tout un événement pour nous deux. La vie scientifique et surtout la vie politique de l’Europe occidentale, dont nous entendions parler par les journaux, nous attiraient, et le retour en Russie était le sujet auquel nous revenions toujours dans nos conversations. Finalement, l’insurrection des déportés polonais en 1866 nous ouvrit les yeux sur la fausse position que nous occupions tous deux comme officiers de l’armée russe.

J’étais très loin, dans les montagnes du Vitim, quand les déportés polonais, employés à percer une nouvelle route dans les rochers qui entouraient le lac Baïkal, firent une tentative désespérée pour rompre leurs chaînes et passer en Chine en traversant la Mongolie. On envoya des troupes contre eux et un officier russe fut tué par les insurgés. J’appris ces événements à mon retour à Irkoutsk où une cinquantaine de Polonais devaient être jugés par un conseil de guerre. Les séances des conseils de guerre étant publiques en Russie, j’assistai à ce procès, prenant sur les débats des notes détaillées que j’envoyai à un journal de Pétersbourg et qui furent publiées in-extenso au grand mécontentement du gouverneur-général.

Onze mille Polonais, hommes et femmes, avaient été transportés dans la Sibérie orientale à la suite de l’insurrection de 1863. La plupart étaient des étudiants, des artistes, d’anciens officiers, mais surtout d’habiles artisans, de cette population d’ouvriers si distinguée de Varsovie et d’autres villes. Un grand nombre d’entre eux étaient aux travaux forcés, tandis que les autres avaient été établis dans des villages de toute la région où ils ne pouvaient trouver de travail et où ils mouraient presque de faim. Ceux qui étaient condamnés aux travaux forcés étaient employés ou bien à Tchita à construire des barques pour l’Amour, — c’étaient les plus heureux — ou bien dans les salines impériales. Je vis quelques-uns de ceux-ci, demi-nus dans une cabane, autour d’un immense chaudron plein d’une saumure épaisse et bouillante qu’ils remuaient à l’aide de longues pelles, par une température infernale, et les portes de la cabane étaient grandes ouvertes, ce qui produisait un courant d’air glacial. Après deux ans de ce travail, ces martyrs étaient sûrs de mourir phtisiques.

Plus tard on employa un grand nombre de déportés polonais comme terrassiers, à la construction d’une route longeant la côte méridionale du lac Baïkal. Ce lac étroit, mais long de 160 lieues, entouré de magnifiques montagnes se dressant à 3000 et même à 5000 pieds au-dessus de son niveau, sépare Irkoutsk de la Transbaïkalie et de l’Amour. En hiver on peut le traverser sur la glace et en été il y a un service de vapeurs, mais pendant six semaines, au printemps, et pendant six semaines, à l’automne, le seul moyen d’aller d’Irkoutsk à Tchita et à Kiakhta (sur la route de Pékin) c’était de suivre à cheval une longue route sinueuse qui franchissait les montagnes à sept mille pieds d’altitude. Je suivis une fois cette route ; j’admirai, il est vrai, le pittoresque des montagnes encore couvertes de neiges en mai, mais à part cela, le voyage était réellement épouvantable. Pour parvenir au sommet du principal col, Khamardaban, c’est-à-dire pour avancer de treize kilomètres seulement, je mis tout un jour, de trois heures du matin à huit heures du soir. Nos chevaux tombaient continuellement à travers la neige qui fondait. A chaque instant, ils plongeaient avec leur cavalier dans l’eau glacée qui coulait sous la croûte de neige. On décida donc de construire une route permanente longeant la côte sud du lac. On perçait à l’aide de mines un passage dans les falaises escarpées presque verticales, qui se dressent le long de la côte, et on lançait des ponts sur des centaines de torrents sauvages qui se précipitent avec furie des montagnes dans le lac. Ce fut aux déportés polonais qu’on fit faire ce dur travail.

Dans le cours du dernier siècle, on a envoyé en Sibérie plus d’une fournée de déportés politiques. Mais avec la soumission au destin qui caractérise les Russes, ils ne se révoltèrent jamais ; ils se laissaient anéantir lentement, mais jamais ils ne tentaient de résister. Les Polonais, au contraire — ceci soit dit en leur honneur — ne furent jamais si soumis, et cette fois encore une révolte éclata. Ils n’avaient évidemment aucune chance de réussir ; ils se révoltèrent néanmoins. Ils avaient devant eux le grand lac, et derrière eux une ceinture de montagnes absolument impraticables, au-delà desquelles commençaient les solitudes sauvages de la Mongolie septentrionale ; mais ils n’en conçurent pas moins le projet de désarmer les soldats qui les gardaient, de se forger ces terribles armes de l’insurrection polonaise — des faux plantées comme des piques au bout de longs pieux, — de s’échapper à travers les montagnes, de traverser la Mongolie et d’aller en Chine où ils trouveraient des navires anglais qui les accueilleraient. Un jour la nouvelle arriva à Irkoutsk qu’une partie des Polonais qui travaillaient à la route du Baïkal avaient désarmé une douzaine de soldats et s’étaient révoltés. On ne put envoyer contre eux d’Irkoutsk que quatre-vingt soldats, qui traversèrent le lac sur un vapeur et marchèrent à la rencontre des insurgés sur l’autre rive du lac.

L’hiver de 1866 avait été tout particulièrement ennuyeux à Irkoutsk. Dans la capitale sibérienne il n’existe pas les mêmes barrières entre les différentes classes que dans les villes de province en Russie ; et à Irkoutsk la « société », composée d’officiers et de fonctionnaires nombreux, ainsi que des femmes et des filles des commerçants de la ville et même des prêtres, se réunissait durant l’hiver, tous les jeudis, au club. Mais cet hiver-là les soirées manquaient d’entrain. Même les théâtres d’amateurs n’avaient pas de succès, et le jeu, auquel, d’ordinaire, on se livrait sur une grande échelle, était languissant : les fonctionnaires manquaient d’argent et l’arrivée même de quelques officiers des mines n’apporta pas les monceaux de billets de banque qui d’ordinaire permettaient à ces heureux privilégiés de mettre en train les chevaliers du tapis vert. La saison était décidément ennuyeuse — elle était donc tout à fait propice pour faire des expériences de spiritisme et pour faire parler les tables et les esprits. Un monsieur qui, l’hiver précédent, avait été choyé par cette société d’Irkoutsk à cause de ses récits qu’il contait avec un grand talent, voyant que l’intérêt de ses récits faiblissait, eut l’idée de tirer du spiritisme une nouvelle distraction. Il était habile, et au bout d’une semaine les dames d’Irkoutsk ne parlaient plus, ne rêvaient plus que d’esprits parleurs. Une nouvelle vie anima ceux qui ne savaient plus comment tuer le temps. Dans tous les salons apparurent des tables tournantes, et le flirt fut favorisé par ces séances de spiritisme. Un officier, que j’appellerai Potalov, prit au sérieux les tables et l’amour. Peut-être fut-il moins heureux avec l’amour qu’avec les tables. En tout cas, quand vint la nouvelle de l’insurrection polonaise, il demanda à être envoyé sur les lieux avec les quatre-vingts soldats. Il espérait revenir avec une auréole de gloire militaire. « Je pars contre les Polonais, » écrivait- il dans son journal ; « ce serait si intéressant d’être légèrement blessé ! »

Il fut tué. Il était à cheval, à côté du colonel qui commandait les soldats, lorsque « la bataille contre les insurgés » — on peut en voir la brillante description dans les annales de l’État-major — commença. Les soldats avançaient lentement sur la route, lorsqu’ils rencontrèrent une cinquantaine de Polonais, dont cinq ou six étaient armés de fusils et les autres de bâtons et de faux. Ils occupaient la forêt, et de temps en temps déchargeaient leurs fusils. Les soldats en firent autant. Deux fois le lieutenant Potalov demanda la permission de descendre de cheval et de courir à la forêt. Le colonel finit par se fâcher et lui ordonna de rester où il était. Néanmoins, un instant après le lieutenant avait disparu. Plusieurs coups de feu retentirent dans les bois, puis des cris sauvages ; les soldats se précipitèrent dans cette direction et trouvèrent le lieutenant étendu dans l’herbe teinte de son sang. Les Polonais tirèrent leurs dernières balles et se rendirent ; la « bataille » était finie, Potalov était mort. Il s’était lancé, le revolver au poing, au milieu du fourré où il avait trouvé plusieurs Polonais armés de piques. Il avait tiré toutes ses balles sur eux au hasard et en avait blessé un. Alors les autres s’étaient précipités sur lui avec leurs piques.

A l’autre extrémité de la route, de ce côté du lac, deux officiers russes se conduisirent de la façon la plus abominable envers les Polonais qui construisaient la même route, mais n’avaient pas pris part à l’insurrection. L’un des deux officiers entra dans leur tente en jurant et en déchargeant son revolver sur ces pacifiques déportés. Il en blessa deux grièvement.

La logique des autorités militaires de Sibérie exigeait que, puisque un officier russe avait été tué, on exécutât plusieurs Polonais. Le conseil de guerre en condamna cinq à mort : Szaramowicz, un pianiste, homme d’une trentaine d’années qui avait été le chef de l’insurrection ; Celinski, ancien officier de l’armée russe, âgé de soixante ans, condamné parce qu’il avait été officier autrefois ; et trois autres dont j’ai oublié les noms.

Le gouverneur-général télégraphia à Pétersbourg pour demander la permission de surseoir à l’exécution des insurgés, mais on ne répondit pas. Il nous avait promis de ne pas les faire fusiller, mais après avoir attendu la réponse plusieurs jours, il ordonna d’exécuter la sentence, en secret, de grand matin. La réponse de Pétersbourg vint quatre semaines plus tard, par poste : le gouverneur était autorisé à agir « au mieux de son jugement. » Dans l’intervalle cinq braves avaient été fusillés.

Cette révolte des Polonais, disait-on, était folie. Et cependant cette poignée d’insurgés obtint quelque chose. La nouvelle de l’insurrection parvint en Europe. Les exécutions, les brutalités des officiers, qu’on connut par les débats du conseil de guerre, produisirent une grande émotion en Autriche, et l’Autriche intervint en faveur des Galiciens qui avaient pris part à la révolution de 1863 et avaient été envoyés en Sibérie. Peu de temps après l’insurrection du Baïkal, le sort des déportés polonais en Sibérie fut notablement amélioré et ils le durent aux insurgés, à ces cinq braves qu’on avait fusillés à Irkoutsk et à ceux qui avaient combattu à leurs côtés.

Pour mon frère et pour moi cette révolte fut une grande leçon. Nous comprîmes ce que cela signifiait d’appartenir à l’armée. J’étais en voyage ; mais mon frère était à Irkoutsk et son escadron fut envoyé contre les insurgés. Par bonheur, le chef du régiment auquel appartenait mon frère le connaissait bien, et sous un prétexte quelconque, il ordonna à un autre officier de prendre le commandement du détachement mobilisé. Autrement Alexandre aurait carrément refusé de marcher, et si j’avais été à Irkoutsk j’aurais fait comme lui.

Nous résolûmes donc de quitter le service militaire et de retourner en Russie. Ce n’était pas chose facile, surtout pour Alexandre qui s’était marié en Sibérie ; mais enfin tout s’arrangea, et au commencement de l’année 1867, nous nous mettions en route pour Pétersbourg.

QUATRIÈME PARTIE : SAINT-PÉTERSBOURG — PREMIER VOYAGE DANS L'EUROPE OCCIDENTALE

Chapitre premier

À L’UNIVERSITÉ DE PÉTERSBOURG. — CORRECTIONS APPORTÉES À L’OROGRAPHIE ET À LA CARTOGRAPHIE DE L’ASIE SEPTENTRIONALE. — EXPLORATEURS RUSSES À CETTE ÉPOQUE. — PLANS D’EXPÉDITIONS ARCTIQUES. — ÉTUDES GLACIAIRES EN FINLANDE.

Aux premiers mois de l’automne de 1867, mon frère et moi, ainsi que sa famille, étions installés à Pétersbourg. J’entrai à l’université, où je me trouvai au milieu de jeunes gens beaucoup plus jeunes que moi, presque des enfants. Ce qui avait été pendant cinq ans l’objet de mes rêves se réalisait : je pouvais me consacrer à l’étude. Pénétré de l’idée qu’une sérieuse éducation mathématique est la seule base solide pour toutes les études scientifiques, j’entrai à la section mathématique de la faculté des sciences physiques et mathématiques. Mon frère entra à l’Académie militaire de Jurisprudence, tandis que je renonçai entièrement au service militaire, au grand mécontentement de mon père, qui ne pouvait supporter même la vue d’un vêtement civil. Nous avions désormais, mon frère et moi, à ne compter que sur nous-mêmes.

Pendant les cinq années qui suivirent, les études universitaires et les recherches scientifiques absorbèrent tout mon temps. Un étudiant en mathématiques a naturellement beaucoup à faire ; cependant comme j’avais déjà étudié les mathématiques supérieures, je pus consacrer une partie de mon temps à la géographie. D’ailleurs, je n’avais pas perdu en Sibérie l’habitude de travailler.

Le compte rendu de ma dernière expédition était sous presse ; mais à ce moment un vaste problème se dressait devant moi. Mes voyages en Sibérie m’avaient convaincu que les montagnes qui étaient alors représentées sur les cartes de l’Asie septentrionale étaient tout à fait fantaisistes, et ne donnaient aucune idée de la structure du pays. Les grands plateaux qui sont un trait si caractéristique de l’Asie n’étaient même pas soupçonnés par ceux qui dessinaient les cartes. Dans les bureaux topographiques, au lieu de ces plateaux s’étaient développées, contrairement aux indications et même aux croquis d’explorateurs comme L. Schwartz, de grandes chaînes de montagnes, telles que, par exemple, la partie orientale des monts Stanivoï, qu’on représentait comme une chenille noire rampant vers l’est. Ces chaînes de montagnes n’existent pas dans la nature. Les sources des fleuves qui se dirigent vers l’océan Arctique d’une part, et le Pacifique de l’autre, sont situées les uns et les autres à la surface d’un même grand plateau. Ces cours d’eau prennent naissance dans les mêmes marais. Mais dans l’imagination des topographes européens, les plus hautes chaînes doivent suivre les principales lignes de partage des eaux, et ils ont dessiné des Alpes gigantesques, là où dans la réalité on n’en trouve pas la moindre trace. Beaucoup de montagnes imaginaires ont été ainsi tracées dans toutes les directions sur les cartes de l’Asie septentrionale.

Dès lors mon attention fut absorbée pendant des années par la recherche des grandes lignes de structure de l’Asie septentrionale et de l’harmonie que l’on peut deviner dans l’orographie asiatique. Pendant fort longtemps les anciennes cartes et plus encore les théories d’Alexandre de Humbold, qui, après une longue étude des sources chinoises, avait couvert l’Asie d’un réseau de montagnes se dirigeant selon les méridiens et les parallèles, m’arrêtèrent dans mes recherches, jusqu’au jour où je vis enfin que même les théories de Humboldt, encore qu’elles aient été pour les géographes un excellent stimulant, étaient en complet désaccord avec les faits.

Commençant alors par le commencement, j’eus recours à la méthode purement inductive : je recueillis toutes les observations barométriques des voyageurs qui m’avaient précédé, et à l’aide de ces données, je calculai des centaines d’altitudes. Sur une carte à grande échelle, je reportai toutes les observations géologiques et physiques qui avaient été faites par différents voyageurs — les faits, non les hypothèses, — et j’essayai de découvrir quelles lignes de structure répondraient le mieux aux faits observés. Ce travail préparatoire me prit plus de deux ans. Puis vinrent des mois d’intense réflexion, pour m’y reconnaître dans ce chaos d’observations isolées. Enfin, soudain le tout m’apparut clair et compréhensible, comme illuminé d’un jet de lumière. Les principales lignes de structure de l’Asie ne se dirigent pas du nord au sud ou de l’est à l’ouest, mais bien du sud-ouest au nord-est - de même qu’elles vont du nord-ouest au sud-est dans les Montagnes Rocheuses et les plateaux d’Amérique ; des chaînes secondaires seules se dirigent vers le nord-ouest. D’autre part, les montagnes de l’Asie ne sont pas des faisceaux de chaînes indépendantes comme les Alpes, mais elles se rattachent à un plateau immense, ancien continent dont la pointe était tournée vers le détroit de Behring. De hautes chaînes bordières se sont formées sur les rebords de ce continent, et dans les cours des âges des terrasses, formées par des sédiments plus récents, ont émergé de l’Océan, augmentant ainsi la largeur de cette arête primitive de l’Asie.

Dans la vie humaine, il n’y a pas beaucoup de joies égales à celle de voir naître tout à coup une théorie illuminant l’esprit après une longue période de patientes recherches. Ce qui durant des années semblait si chaotique, si contradictoire et si problématique se range tout à coup en un ensemble harmonieux. De la confusion effrayante des faits, du brouillard des hypothèses — infirmées aussitôt que nées — surgit un tableau imposant, telle une chaîne alpine émergeant soudain dans toute sa magnificence des nuées qui la voilaient encore un moment auparavant et brillant aux rayons du soleil dans toute sa simplicité et sa variété, dans toute sa puissance et sa beauté. Et lorsque la théorie est soumise à l’épreuve, lorsqu’on l’applique à ces centaines de faits isolés qui semblaient à l’instant même irrémédiablement contradictoires, chacun de ces faits se classe à la place qui lui revient, augmentant ainsi l’effet produit par le tableau, accentuant ici quelque ligne caractéristique, ajoutant là un détail imprévu mais important. La théorie se consolide et se développe ; ses fondements s’élargissent et s’affermissent ; tandis qu’au loin, à travers les brumes de l’horizon lointain, l’œil devine les contours de nouvelles théories plus vastes encore.

Celui qui a une fois dans sa vie ressenti cette joie de la création scientifique ne l’oubliera jamais ; il lui tardera de la renouveler ; et il souffrira à la pensée que genre de bonheur est le lot d’un bien petit nombre d’entre nous, tandis que tant de gens pourraient prendre leur part, plus ou moins grande, à ce bonheur, — si les méthodes scientifiques et les loisirs n’étaient pas le privilège d’une poignée d’hommes.

C’est ce travail que je considère comme ma principale contribution à la science. Ma première intention était de produire un gros volume où l’exposé de nouvelles idées sur les montagnes et les plateaux de l’Asie septentrionale se serait appuyé sur un examen détaillé de chaque région. Mais en 1873, quand je vis que je serais bientôt arrêté, je me contentai de préparer une carte dessinée d’après mes vues, et j’écrivis un aperçu explicatif. La carte et l’aperçu furent publiés par la Société Géographique, sous la direction de mon frère, au moment où j’étais déjà enfermé dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul. Petermann, qui préparait alors une carte de d’Asie et avait connaissance de mon travail préliminaire, adopta mon système pour sa carte, et il a été accepté depuis par la plupart des cartographes. La carte d’Asie, comme elle est comprise aujourd’hui, explique, je crois, les principaux traits physiques du grand continent, ainsi que la distribution des climats, des faunes et des flores et même son histoire. Elle révèle aussi, comme je pus le constater durant mon dernier voyage en Amérique, des analogies frappantes entre la structure et l’évolution géologique des deux continents de l’hémisphère boréal. Un bien petit nombre de cartographes pourraient dire aujourd’hui d’où sont venus tous ces changements dans la carte d’Asie ; mais dans toutes les choses de la science, il vaut mieux que les idées nouvelles fassent leur chemin indépendamment d’un nom qui y serait attaché. Les erreurs, qui sont inévitables dans une première théorie, sont ainsi plus faciles à corriger.

* * *

A la même époque, je travaillais beaucoup pour la Société de Géographie de Russie, en qualité de secrétaire de la section de géographie physique.

On prenait alors beaucoup d’intérêt à l’exploration du Turkestan et du Pamir. Siévertsov revenait à ce moment d’un voyage qui avait duré plusieurs années. Grand zoologiste, géographe bien doué, l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés, il n’aimait pas écrire — semblable en cela à beaucoup de Russes. Lorsqu’il avait fait une communication orale à une séance de la Société, on ne pouvait le décider à la rédiger : tout au plus, revoyait-il les comptes rendus de sa communication, de sorte que tout ce qui a été publié sous sa signature est loin de donner une idée exacte de la valeur réelle des observations et des théories qu’il a faites. Cette répugnance à consigner par écrit les résultats de la réflexion et de l’observation est par malheur chose trop fréquente en Russie. Les remarques que je l’ai entendu exposer sur l’orographie du Turkestan, sur la distribution géographique des plantes et des animaux et particulièrement sur le rôle joué par les hybrides dans la production de nouvelles espèces d’oiseaux, et la note sur l’importance de l’aide mutuelle dans le développement progressif des espèces, que je vis plus tard mentionnée en quelques lignes dans un compte-rendu de séance, portent le cachet d’un talent et d’une originalité au-dessus de l’ordinaire. Mais il ne possédait pas dans l’expression de sa pensée cette force exubérante qui la revêt d’une forme belle, et qui aurait fait de lui un des hommes de science les plus éminents de notre temps.

Mikloukho Maklaï, bien connu en Australie — vers la fin de sa vie ce pays devint sa patrie d’adoption — appartenait à la même classe d’hommes : à ces hommes qui auraient eu bien autre chose à faire connaître que ce qu’ils ont fait imprimer. C’était un homme chétif, nerveux, souffrant toujours de la malaria. Il revenait des côtes de la Mer Rouge, lorsque je fis sa connaissance. Disciple de Hæckel, il s’était beaucoup occupé des invertébrés marins et des milieux où ils vivent. La Société de Géographie réussit bientôt à le faire envoyer à bord d’un navire de guerre russe, sur une partie inconnue de la côte de la Nouvelle-Guinée, où il désirait étudier les sauvages les plus primitifs. Accompagné d’un seul matelot, il fut déposé sur ce rivage inhospitalier dont les habitants avaient la réputation d’être cannibales. On construisit une hutte pour les deux Robinsons et ils vécurent plus de dix-huit mois tout près d’un village de naturels et en excellents termes avec ceux-ci. Maklaï avait pour principe d’être toujours loyal envers eux, et de ne jamais les tromper, pas même pour des choses sans importance, pas même dans un but scientifique. Sur ce point il était on ne peut plus scrupuleux. Lorsqu’il voyageait quelque temps après à travers la presqu’île de Malacca, il était accompagné d’un naturel qui n’était entré à son service qu’à la condition expresse de ne jamais être photographié. Les sauvages, comme on le sait, considèrent que quelque chose de leur individu disparaît lorsqu’on prend leur ressemblance à l’aide de la photographie. Maklaï, qui collectionnait alors des documents anthropologiques, confessait qu’un jour que l’homme était profondément endormi, il fut fortement tenté de le photographier. La tentation était d’autant plus forte que c’était un représentant typique de sa tribu et de d’ailleurs il n’aurait jamais su qu’il avait été photographié. Mais Maklaï se souvint de sa promesse et il ne la viola jamais. Lorsqu’il quitta la Nouvelle-Guinée, les naturels lui firent promettre de revenir ; et quelques années plus tard, bien que gravement malade, il tint parole et retourna là-bas. Malheureusement, cet homme remarquable n’a publié qu’une partie infinitésimale des observations inappréciables qu’il avait faites.

Fedtchenko, qui avait fait de grands voyages et des observations zoologiques dans le Turkestan — en compagnie de sa femme, Olga Fedtchenko, naturaliste elle aussi, — était, comme nous disions un « Occidental ». Il travaillait beaucoup pour présenter sous une forme soignée les résultats de ses observations. Mais il périt, malheureusement, en faisait l’ascension du Mont-Blanc. Plein d’une ardeur juvénile au retour de ses voyages dans les montagnes du Turkestan et rempli de confiance en ses propres forces, il entreprit cette ascension sans guides convenables et il périt dans une tempête de neige. Sa femme, heureusement, acheva la publication de ses « Voyages » après sa mort, et je crois que le fils continue l’œuvre du père et de sa mère.

Je voyais souvent aussi Prjevalski ou plutôt Przewalski, comme on devrait écrire son nom, — car c’est un nom Polonais, bien que lui-même préférât être considéré comme un « patriote russe ». C’était un chasseur passionné, et l’enthousiasme avec lequel il entreprenait ses explorations de l’Asie centrale provenait presque autant de son désir de chasser toute sorte de gibier difficile — chevreuils, chameaux sauvages, chevaux sauvages, etc., — que de son désir de découvrir des terres nouvelles d’accès difficile. Quand on l’avait amené à parler de ses découvertes, il interrompait bientôt ses modestes descriptions pour s’écrier avec enthousiasme : « Mais quel gibier il y avait là-bas ! Quelles chasses !... » et il racontait avec flamme comment il avait rampé sur une grande distance pour arriver à la portée d’un cheval sauvage. Dès qu’il était de retour à Pétersbourg, il projetait une nouvelle expédition. Il était le type du voyageur, avec sa nature robuste et ses qualités d’endurance pour la vie du chasseur de montagne. Cette vie faite de privations, il l’adorait. Il fit son premier voyage avec trois camarades seulement et il resta toujours en excellents termes avec les naturels. Mais les expéditions qu’il fit par la suite prirent un caractère plus militaire, et par malheur, il préféra compter davantage sur la force de son escorte armée que sur des relations pacifiques avec les naturels. J’ai même entendu dire dans des cercles bien informés que s’il n’était pas mort dès le début de son expédition du Thibet — si admirablement et si pacifiquement conduite après sa mort par ses compagnons, Pievstov, Roborovsky et Kozlov — il ne serait probablement pas revenu vivant.

A cette époque régnait sur la Société de Géographie une activité considérable, et nombreuses furent les questions géographiques auxquelles notre section, et par suite son secrétaire, prirent un vif intérêt. La plupart sont trop techniques pour être mentionnées ici, mais il me faut signaler un réveil qui se produisit de l’intérêt porté à la navigation, aux pêcheries et au commerce dans la région russe de l’Océan Arctique.

Un Sibérien, Sidorov, marchand et chercheur d’or, fit les efforts les plus persévérants pour éveiller cet intérêt. Il prévoyait que la création d’écoles navales, l’exploration de la côte de Mourman et de la Mer Blanche auraient pour résultat de développer largement les pêcheries et la marine russe. Mais, par malheur, cette initiative devait venir entièrement de Pétersbourg, et dans cette cité élégante, bureaucratique, officielle, littéraire, artistique et cosmopolite, on ne pouvait obtenir des dirigeants qu’ils prissent un intérêt quelconque à une chose « provinciale ». Les efforts de Sidorov ne firent que le rendre ridicule. C’est l’étranger qui devait obliger la Société de Géographie de Russie à s’occuper de notre extrême septentrion.

Dans les années 1869-71 de hardis Norvégiens, chasseurs de phoques, avaient, d’une façon tout à fait imprévue, ouvert la Mer de Kara à la navigation. Un jour, à la Société nous apprîmes à notre grand étonnement qu’un certain nombre de petits schooners norvégiens avaient parcouru dans tous les sens la mer située entre la Nouvelle-Zemble et la côte sibérienne, cette mer que nous décrivions dans nos publications comme « une vraie glacière, constamment prise par les glaces. » Même le lieu d’hivernage du célèbre Hollandais Barenz, ce point que nous croyions caché aux yeux des hommes par des banquises séculaires, avait été visité par ces Norvégiens aventureux.

« Une saison exceptionnelle, un état exceptionnel de la glace, » répondaient nos officiers de marine. Mais pour quelques-uns d’entre nous, il était de toute évidence qu’avec leurs petits schooners et leurs équipages peu nombreux, les hardis chasseurs norvégiens, qui au milieu des glaces se sentent chez eux, avaient osé franchir la glace flottante dont l’entrée de la Mer de Kara est ordinairement encombrée, tandis que les capitaines des navires de l’État, retenus par le souci des responsabilités de leur service, ne s’étaient jamais risqués à le faire.

Ces découvertes éveillèrent un intérêt général pour les explorations arctiques. En réalité, ce sont les chasseurs de phoques qui ouvrirent cette nouvelle période d’enthousiasme pour les choses arctiques, période signalée plus tard par le voyage de circumnavigation de l’Asie et la découverte du passage du Nord-Est par Nordenskjöld, la découverte du Groenland septentrional par Perry, et l’expédition de Nansen sur son Fram. Notre Société de Géographie de Russie commença aussi à se remuer, et on nomma un comité pour préparer le plan d’une expédition arctique russe et pour indiquer l’œuvre scientifique qui échoirait à cette expédition. Des spécialistes se chargèrent de rédiger chacun des chapitres scientifiques de ce rapport ; mais, ainsi qu’il arrive souvent, quelque chapitres seulement — la botanique, la géologie et la météorologie — furent prêts à temps, et moi, en qualité de secrétaire du comité, j’eus à écrire le reste. Plusieurs sujets, tels la zoologie marine, les marées, les observations sur le pendule, et le magnétisme terrestre, étaient entièrement nouveaux pour moi ; mais on ne saurait s’imaginer la somme de travail qu’un homme bien portant peut accomplir en peu de temps, s’il y met toutes ses forces et va droit à la racine du sujet. Et c’est ainsi que mon rapport fut prêt.

Je concluais en proposant une grande expédition arctique, qui éveillerait en Russie un intérêt durable pour les questions arctiques et la navigation arctique, et en attendant, une reconnaissance à bord d’un schooner affrété en Norvège, avec un capitaine norvégien, — reconnaissance poussée au nord ou au nord-est de la Nouvelle-Zemble. Cette expédition, suggérions-nous, pourrait aussi essayer d’atteindre, ou tout au moins d’apercevoir, une terre inconnue qui ne doit pas être située à une grande distance de la Nouvelle-Zemble. L’existence probable de cette terre avait été indiquée par un officier de la marine russe, le baron Schilling, dans un travail excellent mais peu connu sur les courants de l’Océan Arctique. Lorsque j’eus lu ce travail, ainsi que le « Voyage à la Nouvelle-Zemble » de Lütke, et étudié les conditions générales de cette partie de l’Océan Arctique, je compris immédiatement que l’hypothèse devait répondre à la réalité. Il devait y avoir une terre au nord-ouest de la Nouvelle-Zemble et elle devait s’étendre jusqu’à une latitude plus élevée que le Spitzberg. L’immobilité de la glace à l’ouest de la Nouvelle-Zemble, la boue et les pierres dont elle est couverte, et différents autres indices moins importants confirmaient l’hypothèse. D’autre part, si une terre n’était pas située en cet endroit, le courant de glace qui se dirige vers l’ouest, du méridien du détroit de Behring au Groenland (le courant de dérive du Fram) atteindrait, comme l’avait justement remarqué Schilling, le cap Nord et couvrirait les côtes de Laponie de masses de glace, tout comme il en couvre l’extrémité septentrionale du Groenland. Le courant de température plus élevé, — faible continuation du Gulf Stream — n’aurait pu à lui seul empêcher l’accumulation des glaces sur les côtes de l’Europe septentrionale. Cette terre, comme on sait, fut découverte quelques années plus tard par l’expédition autrichienne, dont elle reçut le nom de Terre François-Joseph.

Ce rapport sur les questions arctiques eut un résultat tout à fait inattendu pour moi. On m’offrit la direction d’une expédition de reconnaissance, à bord d’un schooner norvégien affrété dans ce but. Je répondis naturellement que je n’avais jamais été en mer ; mais on me dit qu’en combinant l’expérience d’un Carlsen ou d’un Johansen avec l’initiative d’un homme de science, on pourrait espérer d’excellents résultats ; et il m’aurait fallu accepter si le Ministère des Finances n’était alors intervenu en opposant son veto. Il répondait que le Trésor ne pouvait accorder les soixante-quinze mille ou cent mille francs requis pour mener à bien cette expédition. Depuis lors la Russie n’a pris aucune part à l’exploration des mers arctiques. La terre que nous distinguions à travers les brumes subpolaires fut découverte par Payer et Weyprecht, et les archipels qui — j’en suis aujourd’hui plus persuadé qu’alors — doivent exister au nord-est de la Nouvelle-Zemble, attendent encore celui qui les découvrira.

Au lieu de me joindre à une expédition arctique, je fus envoyé par la Société de Géographie faire en Finlande et en Suède un modeste voyage pour explorer les dépôts glaciaires, et ce voyage m’entraîna dans une direction toute différente.

L’Académie des Sciences avait chargé cet été-là deux de ses membres — le vieux géologue et général Helmersen et Friedrich Schmidt, l’infatigable explorateur de la Sibérie — d’étudier la structure de ces longues traînées de galets connues sous le nom deasaren Suède et Finlande, et sous ceux de esker, kames, etc. dans les Îles Britanniques. La Société de Géographie m’envoya en Finlande dans le même but. Nous visitâmes, tous les trois, les magnifiques hauteurs du Pungaharju, puis nous nous séparâmes. Je travaillai beaucoup pendant cet été-là. Je voyageai beaucoup en Finlande et je passai en Suède où je vécus de bonnes heures en la société de A. Nordenskjöld. Il me parla déjà — c’était en 1871 — de son projet d’atteindre les embouchures des fleuves sibériens et même le détroit de Behring par la route du nord. De retour en Finlande, je continuai mes études jusque vers la fin de l’automne et je recueillis un grand nombre d’observations intéressantes sur les traces de la période glaciaire dans ce pays. Mais durant mon voyage, je réfléchis aussi beaucoup aux questions sociales, et ces réflexions eurent une influence décisive sur mon développement ultérieur.

Toutes sortes de précieux renseignements relatifs à la géographie de la Russie passaient par mes mains à la Société de Géographie, et l’idée me vint peu à peu d’écrire un ouvrage détaillé sur la géographie physique de cette immense région du monde. Mon intention était de donner une description géographique complète du pays, description basée sur les principaux traits de la structure orographique, que je commençais à démêler pour la Russie d’Europe, et d’esquisser les différentes formes de vie économique qui devraient prévaloir dans les différentes régions physiques. Prenez, par exemple, les vastes prairies de la Russie méridionale, si souvent éprouvées par la sécheresse et les mauvaises récoltes. Ces sécheresses et ces mauvaises récoltes ne devraient pas être traitées comme des calamités naturelles — elles sont un caractère naturel de cette région, au même titre que sa situation sur le versant méridional du plateau central de la Russie, son sol, sa fertilité, etc. Et toute la vie économique des steppes méridionales devrait être organisée en prévision de l’inévitable retour périodique des sécheresses. Toutes les régions de l’Empire russe devraient être étudiées de la même façon, en suivant la méthode scientifique que Karl Ritter avait suivie dans ses belles monographies de différentes parties de l’Asie.

Mais une telle œuvre aurait réclamé beaucoup de temps, et il aurait fallu que l’auteur fût entièrement libre. Souvent, je m’étais dit que je pourrais rendre ce service à la science, si je venais à occuper un jour la position de secrétaire de la Société de Géographie. Or, dans l’automne de 1871, comme je travaillais en Finlande, avançant lentement à pied, dans la direction de la côte, le long de la nouvelle voie ferrée, et cherchant attentivement où apparaîtraient les premières traces indubitables de l’ancienne mer post-glaciale, je reçus un télégramme de la Société de Géographie : « Le Conseil vous prie d’accepter la charge de secrétaire de la Société. » En même temps, le secrétaire sortant me priait instamment d’accepter la proposition.

Mes rêves étaient réalisés. Mais, depuis quelque temps, d’autres pensées et d’autres désirs s’étaient emparés de mon esprit. Je réfléchis sérieusement à la réponse à faire, et je télégraphiai : « Remerciements les plus sincères, mais ne puis accepter. »

Il arrive souvent que les hommes jouent un certain rôle politique, social ou familial, simplement parce qu’ils n’ont jamais eu le temps de se demander si la position où ils se trouvent et l’œuvre qu’ils accomplissent leur conviennent ; si leurs préoccupations s’accordent réellement avec leurs désirs intimes et leurs aptitudes, et leur procurent la satisfaction que chacun est en droit d’attendre de son travail. Les hommes actifs sont tout particulièrement exposés à se trouver dans cette situation. Chaque jour apporte une nouvelle tâche, et le soir on se jette au lit sans avoir achevé ce qu’on avait espéré faire ; puis, le lendemain matin, on se remet à la hâte à finir la tâche de la veille. La vie s’écoule, et on ne trouve pas le temps de penser, on ne trouve pas le temps de regarder la direction que prend votre vie. Tel était le cas pour moi.

Mais, à cette époque, pendant mon voyage en Finlande, j’avais des loisirs. Lorsque, dans une karria finlandaise à deux roues, je traversais quelque plaine dépourvue d’intérêt pour le géologue, ou bien lorsque j’allais, le marteau sur l’épaule, d’une sablonnière à l’autre, je pouvais réfléchir ; et au milieu de mes travaux géologique, certainement fort intéressants, je poursuivais une idée qui parlait plus fortement à mon cœur que la géologie, et qui obsédait mon esprit.

Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d’argile, et je me disais : « J’écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j’indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d’une moisson à l’autre, quand le fermage qu’il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu’il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu’il cuit deux fois l’an. Avec ce pain, il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu’il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c’est que je vive avec lui, pour l’aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant. »

Et ma pensée allait de la Finlande à nos paysans de Nikolskoïé, que j’avais vu récemment. Maintenant ils sont libres et prisent beaucoup la liberté. Mais ils n’ont pas de prairies. D’une façon ou de l’autre, les seigneurs ont gardé pour eux à peu près toutes les prairies. Dans mon enfance, les Savokhines menaient six chevaux à paître la nuit et les Tolkatchovs en avaient sept. Maintenant ces familles n’avaient plus que trois chevaux chacune ; d’autres familles qui autrefois avaient trois chevaux n’en avaient plus qu’un ou même n’en avaient plus du tout. Pas de prairies, pas de chevaux, pas de fumier ! Comment puis-je leur parler de faire des fourrages ? Ils sont déjà ruinés — pauvres comme Job — et dans quelques années un système d’impôts insensé les aura rendu encore plus pauvres. Comme ils furent heureux, quand je leur dis que mon père leur permettait de faucher l’herbe dans les petites clairières de sa forêt de Kostino ! « Vos paysans de Nikolskoïé sont acharnés à l’ouvrage, » disait-on communément dans notre voisinage ; mais la terre arable que notre belle-mère avait prélevée sur leurs lots en vertu de la « loi du minimum » — clause diabolique introduite par les propriétaires de serfs quand on leur permit de réviser la loi sur l’émancipation — cette terre arable est maintenant une forêt de chardons, et les « acharnés » travailleurs ne sont pas autorisés à la cultiver. C’est ce qui a lieu dans toute la Russie. Même à cette époque il était évident, et les commissaires officiels l’annonçaient, qu’une terrible famine serait la conséquence de la première mauvaise récolte dans la Russie centrale — et la famine se produisit en 1876, en 1884, en 1891, en 1895, et de nouveau en 1898.

La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu’elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues. A cette époque même, lorsque je visitais les lacs et les collines de la Finlande, de nouvelles et belles théories scientifiques se dressaient devant moi. Je voyais dans un lointain passé, à l’aurore même de l’humanité, les glaces s’accumulant d’année en année dans les archipels du nord, sur la Scandinavie et la Finlande. L’invasion colossale de la glace s’étendait sur le nord de l’Europe et progressait lentement jusqu’aux régions centrales. La vie s’évanouissait dans cette partie de l’hémisphère boréal, et elle fuyait, misérable, incertaine, de plus en plus vers le sud, sous le souffle glacial qui venait de cette immense masse congelée. L’homme, — pitoyable, faible, ignorant — avait toutes les peines du monde à prolonger sa précaire existence. Des siècles passèrent, puis la glace commença à fondre, et alors vint la période lacustre, où des lacs innombrables se formèrent dans les dépressions, et où une misérable végétation subpolaire commença à envahir timidement les insondables marécages dont chaque lac était environné. Une autre série de siècles s’écoula, puis commença une période de dessiccation extrêmement lente, et la végétation s’étendit peu à peu du sud au nord. Et maintenant, nous sommes en plein dans la période de dessiccation rapide, accompagnée de la formation de prairies sèches et de steppes, et il faut que l’homme découvre les moyens d’arrêter les progrès de cette dessiccation dont a déjà été victime l’Asie centrale et qui menace le sud-est de l’Europe.

C’était alors une grave hérésie de croire que la nappe de glace eût atteint l’Europe centrale. Mais un tableau grandiose se dressait devant moi, et j’aurais voulu le décrire avec les mille détails que j’y voyais ; j’aurais voulu m’en servir comme d’une clef pour expliquer la distribution actuelle des flores et des faunes ; j’aurais voulu ouvrir de nouveaux horizons à la géologie et à la géographie physique.

Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m’attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n’avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu’un, parce que la production totale de l’humanité est encore trop peu élevée.

Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l’homme sache. Mais nous savons déjà beaucoup de choses ! Qu’adviendrait-il si ces connaissances — et rien que ces connaissances devenaient le bien commun de tous ? La science ne progresserait-elle pas alors par bonds, et l’humanité n’avancerait-elle pas à pas de géant dans le domaine de la production, de l’invention et de la création sociale, avec une rapidité que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui ?

Les masses ont besoin d’apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre. Là-bas, sur la crête de cette immense moraine qui serpente entre les lacs comme si des géants en avaient à la hâte amoncelé les blocs pour joindre les deux côtes, voilà un paysan finlandais plongé dans la contemplation des admirables lacs semés d’îles qui s’étendent devant lui. Pas un de ces paysans, fût-il le plus pauvre, le plus accablé de tout, ne passerait là sans s’arrêter pour admirer le paysage. Plus loin, sur la rive d’un lac, un autre paysan chante un si beau chant que le meilleur musicien lui envierait sa mélodie pour le sentiment puissant et la profonde rêverie qui s’en dégagent. Tous deux sentent profondément, tous deux méditent, tous deux pensent ; ils ont mûrs pour étendre le cercle de leurs connaissances ; mais permettez- le-leur, mais donnez-leur les moyens d’avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l’humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu’ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d’échapper à une irritante contradiction.

Et voilà pourquoi j’envoyai à la Société de Géographie une réponse négative.

Chapitre II

LA SITUATION À PÉTERSBOURG. — DOUBLE NATURE D’ALEXANDRE II. — CORRUPTION DANS L’ADMINISTRATION. — EMPÊCHEMENTS À L’ENSEIGNEMENT. — DÉCADENCE DE LA SOCIÉTÉ PÉTERSBOURGEOISE. — L’AFFAIRE KARAKOSOV.

Pétersbourg avait beaucoup changé depuis que je l’avais quitté en 1862. « Ah ! oui, vous connaissiez le Pétersbourg de Tchernychevsky, » me dit un jour le poète Maïkov. En effet, je connaissais le Pétersbourg dont Tchernychevsky était le favori. Mais comment qualifierai-je la ville que je trouvais à mon retour ? Peut-être comme le Pétersbourg des cafés-chantants, si les mots « le Tout-Pétersbourg » doivent réellement signifier le grand monde, les milieux qui prenaient le la à la Cour.

A la Cour et dans les cercles qui en dépendaient, les idées libérales étaient vues d’un mauvais œil. Tous les hommes éminents des années qui suivirent 1860, même des modérés comme le comte Nicolas Mouraviev et Nicolas Miloutine, étaient traités en suspects. Seul Dmitri Miloutine, le Ministre de la Guerre, fut maintenu à son poste par Alexandre II, parce que la réalisation de la réforme qu’il avait à accomplir dans l’armée exigeait un certain nombre d’années. Tous les autres hommes actifs de la période des réformes avaient été mis de côté.

Je causais un jour avec un haut dignitaire du Ministère des Affaires Étrangères. Il critiquait âprement un autre haut fonctionnaire, et, prenant la défense de ce dernier, je fis remarquer : « Cependant il faut dire à sa décharge que jamais il ne consentit à servir sous Nicolas Ier. » — « Et maintenant, répondit-il, il sert sous le règne de Chouvalov et de Trépov ! » Et cette réponse peignait si bien la situation que je pus rien ajouter.

Le général Chouvalov, chef de la police de l’État, et le général Trépov, chef de la police de Pétersbourg, étaient en effet les vrais maîtres de la Russie. Alexandre II était l’exécuteur de leurs volontés, leur instrument. Et ils gouvernaient par la terreur. Trépov avait tellement réussi à effrayer Alexandre par le spectre d’une révolution sur le point d’éclater à Pétersbourg, que si le chef omnipotent de la police apportait au palais son rapport avec quelques minutes de retard, l’empereur ne manquait pas de demander : « Tout est-il tranquille à Pétersbourg ? »

Peu de temps après qu’Alexandre eut donné « complètement congé » à la princesse X***, il conçut une chaude amitié pour le général Fleury, l’aide de camp de Napoléon III, l’homme sinistre qui fut l’âme du coup d’État du 2 décembre 1852. On les voyait continuellement ensemble, et Fleury fit part un jour aux Parisiens du grand honneur que lui avait fait le tsar de Russie. Comme celui-ci se promenait sur la Perspective Nevsky il aperçut Fleury et lui demanda de montrer dans son drojki découvert, une égoïste qui avait un siège large de douze pouces seulement pour une personne seule. Et le général français racontait avec force détails comment le tsar et lui, se tenant l’un l’autre, avaient la moitié du corps en dehors de la voiture à cause de l’exiguïté du siège. Il suffit de nommer cet ami, ami nouvellement arrivé de Compiègne, pour faire deviner ce qu’était cette amitié.

Chouvalov tirait tout le parti possible de l’état d’esprit de son maître. Il préparait mesure de réaction sur mesure de réaction, et si Alexandre montrait quelque velléité de refuser sa signature, Chouvalov parlait de la prochaine révolution et du sort de Louis XVI, et « pour le salut de la dynastie » il le suppliait d’approuver ces nouvelles dispositions qui complétaient les lois de répression. De temps en temps, la tristesse et le remords assiégeaient l’esprit d’Alexandre. Il tombait en une sombre mélancolie, et parlait d’un ton triste du brillant début de son règne et de la tournure réactionnaire qu’il avait prise par la suite. Alors Chouvalov organisait une chasse à l’ours tout particulièrement animée. Des chasseurs, de joyeux courtisans, des voitures emplies de demoiselles du corps de ballet se rendaient aux forêts de Novgorod. Quelques ours étaient tués par Alexandre II, qui était bon tireur et avait coutume de laisser l’animal approcher jusqu’à une distance de quelques mètres de son fusil. Alors, dans l’excitation produite par le plaisir de la chasse, Chouvalov obtenait le consentement de son maître pour tous les projets de répression qu’il avait inventés.

Alexandre II n’était certainement pas un homme médiocre ; mais deux hommes différents vivaient en lui, tous deux fortement développés et luttant l’un contre l’autre. Et cette lutte intime devint de plus en plus violente à mesure qu’il avança en âge. Il pouvait être charmant dans ses manières, et l’instant d’après déployer une brutalité extrême. Il possédait un courage calme et raisonné en face d’un réel danger, mais il vivait dans la crainte constante de dangers qui n’existaient que dans son imagination. Il n’était certainement pas lâche ; il faisait face bravement à un ours : un jour que l’animal ne fut pas tué immédiatement par sa première balle, et que l’homme qui se tenait derrière lui avec une lance s’élança en avant mais fut terrassé par l’ours, le tsar vint à son secours et tua l’ours à bout portant (je tiens le fait de l’homme lui-même) ; et cependant toute sa vie il fut hanté par les terreurs nées de sa propre imagination et de sa conscience troublée. Il était très aimable dans ses relations avec ses amis, mais cette amabilité n’excluait pas la terrible et froide cruauté — une cruauté digne du dix-septième siècle — dont il fit preuve dans la répression de l’insurrection de Pologne, et plus tard, en 1880, quand il prit des mesures analogues pour étouffer la révolte de la jeunesse russe — une cruauté dont nul ne l’aurait cru capable. Il vivait une double vie, et à l’époque dont je parle il signait d’un cœur léger les décrets les plus réactionnaires et ensuite il en était désespéré. Vers la fin de sa vie, cette lutte intérieure, comme on le verra plus loin, devint de plus en plus violente et prit un caractère presque tragique.

En 1872, Chouvalov fut nommé ambassadeur en Angleterre, mais son ami, le général Potapov, continua la même politique jusqu’au commencement de la guerre avec la Turquie en 1877. Durant tout ce temps on se livra sur une grande échelle au plus scandaleux pillage des finances de l’État, des terres de la Couronne, des biens confisqués en Lituanie après l’insurrection, des terres des Bachkirs d’Orembourg, etc. Plusieurs scandales de ce genre éclatèrent, furent mis en lumière par la suite, et quelques-uns furent portés devant le Sénat faisant fonction de Haute-Cour de Justice, lorsque, Potapov étant devenu fou et Trépov ayant été destitué, leurs rivaux au Palais voulurent les montrer à Alexandre II sous leur vrai jour. Dans une de ces enquêtes judiciaires on découvrit qu’un ami de Potapov avait, avec une impudence extrême, dépouillé de leurs terres les paysans d’un domaine de Lituanie, et qu’ensuite, recevant plein pouvoir de ses amis du Ministère de l’Intérieur, il avait fait emprisonner les paysans qui demandaient justice, leur avait fait appliquer la peine du fouet et les avait fait fusiller par les troupes. Ç’avait été là une des histoires les plus révoltantes de ce genre, même dans les annales de la Russie, qui de tout temps abondent en iniquités analogues. Ce ne fut qu’après que Véra Zasoulitch eut tiré sur Trépov et l’eut blessé — pour venger un prisonnier politique fouetté en prison sur son ordre — que les vols commis par cette bande furent connus de tous et que Trépov fut destitué. Croyant qu’il allait mourir, il écrivit son testament, et c’est ainsi qu’on apprit que cet homme, qui s’était fait passer pour pauvre aux yeux du tsar, bien qu’il eût occupé pendant des années le poste lucratif de chef de la police de Pétersbourg, laissait en réalité une fortune considérable à ses héritiers. Quelques courtisans en informèrent le tsar, Trépov perdit son crédit et ce fut alors qu’on porta devant le Sénat quelques-uns des faits de brigandage de la bande Chouvalov-Potapov-Trépov.

* * *

C’était dans tous les ministères un pillage gigantesque, à l’occasion surtout des chemins de fer et des entreprises industrielles. Des fortunes colossales furent faites à cette époque. La marine, comme disait Alexandre II lui-même à l’un de ses fils, était « dans les poches de M. Un Tel. » Les chemins de fer garantis par l’État coûtèrent des sommes fabuleuses. Quant aux entreprises commerciales, on savait partout qu’on ne pouvait en lancer une sans promettre à certains fonctionnaires de différents ministères un tant pour cent. Un de mes amis voulait lancer une affaire à Pétersbourg : on lui dit nettement au Ministère de l’Intérieur qu’il aurait à payer vingt-cinq pour cent des bénéfices nets à une certaine personne, quinze pour cent à un employé du Ministère des Finances, dix pour cent à une quatrième personne. On traitait ces marchés sans mystère et Alexandre II en avait connaissance. Ses propres remarques, écrites sur les rapports du Contrôleur Général, en témoignent. Mais dans ces voleurs il voyait ceux qui le protégeaient contre la Révolution et il les gardait jusqu’au jour où le scandale éclaterait.

Les jeunes grands-ducs, à l’exception de l’héritier présomptif, le futur Alexandre III, qui fut toujours un bon et économe pater familias, enchérissaient sur l’exemple du chef de famille. Les orgies que l’un d’eux organisait dans un restaurant de la Perspective Nevsky étaient si ignobles qu’une nuit le chef de la police dut intervenir et il prévint le propriétaire du restaurant qu’il serait envoyé en Sibérie s’il louait de nouveau au grand-duc son « cabinet du grand-duc. » « Imaginez ma perplexité, » disait un jour cet homme en me montrant cette salle dont les murs et le plafond étaient revêtus d’épais coussins de satin. « D’un côté je devais offenser un membre de la famille impériale qui pouvait faire de moi ce qu’il voulait, et d’autre part le général Trépov me menaçait de la Sibérie ! Naturellement j’obéis au général : il est, comme vous savez, tout-puissant aujourd’hui. » Un autre grand-duc devint fameux pour ses manières relevant de l’aliénation mentale ; et un troisième, qui vola les diamants de sa mère, fut exilé au Turkestan.

L’impératrice Marie Alexandrovna, délaissée par son mari, et probablement terrifiée par la tournure que prenait la vie de Cour, devint de plus en plus dévote, et bientôt elle était entièrement entre les mains du prêtre du Palais, un représentant d’un type tout nouveau dans l’Église russe — le jésuite. Ce nouveau genre de clergé, bien peigné, dépravé et jésuitique, fit à cette époque de rapides progrès ; déjà il travaillait assidûment et avec succès à devenir un État dans l’État et à mettre la main sur les écoles.

On a démontré mainte et mainte fois qu’en Russie le clergé de village est tellement absorbé par ses fonctions, tellement occupé à baptiser, à marier, à donner la communion aux mourants, qu’il ne put consacrer son temps aux écoles. Même lorsque le prêtre est payé pour donner l’instruction religieuse dans un village, il la passe ordinairement à un autre, parce qu’il n’a pas le temps de la donner lui-même. Cependant le haut clergé exploitant la haine d’Alexandre II contre l’« esprit révolutionnaire », commençait sa campagne qui devait aboutir à la main mise sur les écoles. La devise du haut clergé fut : « Pas d’autres écoles que les écoles cléricales. » La Russie entière réclamait l’instruction, mais même cette somme ridiculement minime de deux millions de roubles, inscrite chaque année au budget de l’État pour les écoles primaires, n’était pas dépensée par le Ministère de l’Instruction publique ; si bien qu’on finit par la donner presque entièrement au Synode pour l’aider à fonder des écoles placées sous la direction du clergé de campagne — écoles dont la plupart n’existaient et n’existent encore que sur le papier.

La Russie tout entière demandait l’enseignement technique, mais le ministre n’ouvrait que des gymnases classiques, parce qu’on considérait un cours formidable de latin et de grec comme le meilleur moyen d’empêcher les élèves de lire et de penser. Dans ces gymnases deux ou trois pour cent seulement des élèves réussissaient à aller jusqu’au bout de leurs huit années de cours, car tous les jeunes gens qui promettaient de devenir quelque chose étaient soigneusement écartés avant de pouvoir atteindre la dernière classe, et l’on prenait toute sorte de mesures pour réduire le nombre des élèves. L’éducation était considérée comme une sorte de luxe, réservé à un petit nombre. En même temps, le Ministère de l’Instruction publique était engagé dans une lutte continuelle et passionnée contre tous les particuliers et toutes les institutions — conseils de district et de province, municipalités, etc., — qui s’efforçaient d’ouvrir des écoles normales ou des écoles professionnelles, ou même de simples écoles primaires. L’enseignement technique — dans un pays qui manquait à ce point d’ingénieurs, d’agronomes et de géologues — était considéré comme une chose révolutionnaire. Cet enseignement était prohibé, persécuté, tant et si bien qu’aujourd’hui encore, chaque année, à l’automne, on refuse, faute de place, l’entrée des hautes écoles professionnelles à deux ou trois mille jeunes gens. Un sentiment de désespoir s’emparait de tous ceux qui voulaient se rendre utiles dans la vie publique, au moment même où on accumulait les ruines dans les campagnes, en exigeant du paysan des impôts exagérés, en lui arrachant les arrérages des impôts à l’aide d’exécutions militaires qui le ruinaient à tout jamais. Les gouverneurs de province qui faisaient rentrer ces impôts par les moyens les plus rigoureux étaient seuls en faveur dans la capitale.

Voilà quel était le Pétersbourg officiel. Voilà l’influence qu’il exerçait sur la Russie.

* * *

En quittant la Sibérie, nous nous entretenions souvent, mon frère et moi, de la vie intellectuelle que nous trouverions à Pétersbourg et des connaissances intéressantes que nous ferions dans les cercles littéraires. Nous fîmes en effet quelques-unes de ces connaissances, tant dans le parti radical que parmi les slavophiles modérés ; mais je dois avouer que nous fûmes désappointés. Nous trouvâmes une foule d’hommes excellents, — la Russie abonde en hommes excellents — mais ils ne répondaient nullement à l’idéal que nous nous faisions de l’écrivain politique. Les meilleurs écrivains — Tchernychevsky, Mikhailov, Lavrov — étaient en exil, ou étaient enfermés, comme Pisarev, dans la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul. D’autres, voyant la situation sous de sombres couleurs, avaient changé d’opinions et inclinaient à une sorte d’absolutisme paternel ; tandis que le plus grand nombre, tout en restant encore fidèles à leurs idées, mettaient tant de prudence à les exprimer que leur circonspection ressemblait presque à une trahison.

A l’époque où le mouvement réformiste était dans tout son éclat, la plupart des membres des cercles littéraires avancés avaient été en relation soit avec Herzen, soit avec Tourguénev et ses amis, soit avec les sociétés secrètes, « Grande-Russie » ou « Pays et Liberté », qui eurent durant cette période une existence éphémère. Maintenant, ces mêmes hommes étaient surtout préoccupés d’enterrer leurs sympathies anciennes aussi profondément que possible, afin de se mettre à l’abri de tout soupçon d’ordre politique.

Une ou deux des revues libérales qui étaient tolérées à cette époque, — grâce surtout aux remarquables talents diplomatiques de leurs éditeurs, — étaient très bien rédigées ; elles montraient la misère sans cesse grandissante et la situation désespérée de la grande masse des paysans, et faisaient voir assez clairement les obstacles que les ouvriers du progrès trouvaient sur leur route. Les faits étaient si bien mis en relief que leur ensemble aurait suffi à en entraîner plus d’un au désespoir. Mais personne n’osait proposer un remède ou suggérer quelque plan d’action ou une issue quelconque à une situation que l’on représentait comme inextricable. Quelques écrivains nourrissaient toujours l’espoir qu’Alexandre II reprendrait encore une fois son rôle de réformateur, mais chez la plupart d’entre eux, la crainte de voir leurs revues supprimées et leurs directeurs et collaborateurs exilés « dans une partie plus ou moins éloignée de l’empire » étouffait tout autre sentiment. Ils étaient également paralysés par la crainte et l’espoir.

Plus leur radicalisme s’était affirmé dix ans auparavant, plus ils se montraient maintenant timorés. Mon frère et moi étions fort bien reçus dans quelques-uns de ces cercles littéraires et nous assistions quelquefois à leurs réunions amicales ; mais quand l’entretien commençait à sortir de son caractère frivole ou que mon frère, qui avait un grand talent pour soulever les questions sérieuses, amenait la conversation sur les affaires du pays ou sur la situation de la France, où Napoléon marchait à grands pas à sa chute (1870), on était sûr d’être bientôt interrompu. « Que pensez-vous, messieurs, de la dernière représentation de « la Belle Hélène » ou « Comment trouvez-vous le poisson fumé ? » demandait tout à coup un des hôtes les plus âgés, et sur ce la conversation prenait fin.

En dehors des cercles littéraires les choses étaient pire encore. De 1860 à 1870 la Russie, et spécialement Pétersbourg foisonnaient d’homme avancés qui paraissaient alors prêts à tout sacrifier à leurs idées. « Que sont-ils devenus ? » me demandai-je. J’en recherchai quelques-uns ; mais tout ce qu’ils avaient à me dire était : « De la prudence, jeune homme ! » — « Le fer est plus fort que la paille, » ou bien « On ne renverse pas un mur avec la tête » et autres proverbes analogues, malheureusement trop nombreux dans la langue russe, qui constituaient maintenant leur code de philosophie pratique. « Nous avons fait quelque chose dans notre vie : ne nous en demandez pas davantage ; » ou bien : « Prenez patience, un pareil état de choses ne peut pas durer, » nous disaient-ils, tandis que nous autres jeunes gens étions prêts à reprendre la lutte, à agir, à tout risquer et à tout sacrifier, si cela était nécessaire, ne réclamant d’eux qu’un conseil, un avis, un appui moral.

Dans « Fumée », Tourguénev a dépeint quelques-uns des ex-réformateurs des hautes classes de la société, et son portrait est déjà décourageant. Mais c’est surtout dans les nouvelles et les esquisses navrantes de Madame Hvoschinskaïa, qui écrivit sous le pseudonyme de V. Krestovsky (ne pas la confondre avec un autre romancier, Vsévolod Krestovsky), qu’on peut suivre sous tous leurs aspects les progrès de la dégradation des « libéraux de 1860 ». La joie de vivre, — peut-être la joie d’avoir survécu — devint leur déesse, dès que la foule sans nom, qui dix ans auparavant faisait la force du mouvement réformiste, refusa de prêter l’oreille « à tout ce sentimentalisme ». Ils se hâtèrent de jouir des richesses qui pleuvaient dans les mains des hommes « pratiques ».

Depuis l’abolition du servage on avait ouvert beaucoup de nouvelles voies menant à la fortune, et la foule s’y précipitait avec ardeur. On construisait fiévreusement des chemins de fer en Russie ; dans les banques privées, récemment ouvertes, les propriétaires fonciers allaient en grand nombre hypothéquer leurs domaines ; les notaires privés et les avocats à la Cour, de création récente, étaient maintenant en possession de gros revenus ; les sociétés par actions se multipliaient avec une rapidité effrayante et les promoteurs de ces entreprises prospéraient. Des hommes qui auraient autrefois vécu à la campagne du modeste revenu d’un petit domaine cultivé par une centaine de serfs, ou du salaire plus modeste encore de fonctionnaire près d’un tribunal, faisaient maintenant fortune ou jouissaient de revenus comparables seulement à ceux des grands seigneurs au temps du servage.

Les goûts même de la « société » baissaient de plus en plus. L’Opéra italien, autrefois forum des démonstrations radicales, était maintenant désert ; l’Opéra russe, qui affirmait encore timidement les droits de ses grands compositeurs, n’était fréquenté que par une poignée d’enthousiastes. On trouvait ces deux théâtres « ennuyeux », et la crème de la société pétersbourgeoise préférait un vulgaire théâtre où les étoiles de seconde grandeur des petits théâtres de Paris remportaient de faciles lauriers et se faisaient admirer de la jeunesse dorée. Ou bien on allait entendre la « Belle Hélène » qu’on représentait sur la scène russe, tandis que nos grands auteurs étaient oubliés. La musique d’Offenbach régnait en souveraine.

Il faut bien dire que l’atmosphère politique était telle que ces gens-là avaient des raisons, ou tout au moins avaient de solides excuses pour se tenir tranquilles. Après l’attentat de Karakosov sur Alexandre II, en avril 1866, la police politique devint toute-puissante. Tout individu suspect de « radicalisme », qu’il eût fait quelque chose ou n’eût rien fait, devait vivre dans la crainte d’être arrêté la nuit à cause de la sympathie qu’il avait pu montrer à une personne impliquée dans telle ou telle affaire politique, ou bien à cause d’une lettre inoffensive saisie dans une perquisition nocturne, ou bien tout simplement à cause de ses opinions « dangereuses ». Et une arrestation pour des motifs politiques pouvait signifier des années de réclusion dans la forteresse de Pierre et Paul, la déportation en Sibérie, ou même la torture dans les casemates de la forteresse.

Jusqu’à aujourd’hui cette agitation des cercles de Karakosov est restée très imparfaitement connue, même en Russie. J’étais à cette époque en Sibérie et je ne la connais que par ouï-dire. Il semble cependant que dans ce mouvement deux courants différents se firent sentir. L’un d’eux fut le commencement du grand mouvement « vers le peuple » (v narod) qui prit plus tard une extension si formidable, tandis que l’autre courant était surtout politique. Des groupes de jeunes gens, dont quelques-uns étaient en passe de devenir de brillants professeurs d’université, des historiens, ou des ethnographes de valeur, s’étaient formés vers 1864 dans l’intention d’aller porter au peuple l’éducation et la science, en dépit de l’opposition du gouvernement. Ils s’installaient comme simples artisans dans les grandes cités industrielles et y fondaient des associations coopératives, ainsi que des écoles irrégulières, dans l’espoir qu’avec beaucoup de tact et de patience ils pourraient instruire le peuple, et créer ainsi les premiers centres d’où des conceptions plus larges et meilleures rayonneraient peu à peu parmi les masses. Leur but était haut ; des sommes considérables furent mises au service de la cause ; et j’incline à croire que cette tentative, si on la compare aux entreprises similaires qui l’ont suivie, reposait au point de vue pratique sur les bases les plus solides. En tout cas ses promoteurs étaient en rapports très étroits avec le peuple des travailleurs.

D’autre part, sous l’impulsion de quelques membres de ces cercles — Karakosov, Ichoutine et leurs amis — le mouvement prit une direction politique. Dès 1862 la politique d’Alexandre II avait reçu un caractère nettement réactionnaire ; il s’était entouré des hommes les plus rétrogrades et en avait fait ses conseillers les plus intimes. Les réformes qui avaient fait la gloire du commencement de son règne furent alors stérilisées ou annihilées par des règlements particuliers et des circulaires ministérielles. Dans le camp réactionnaire on affichait ouvertement l’espoir de rétablir sous une forme déguisée la justice seigneuriale et le servage, et personne ne pouvait espérer à ce moment que la réforme capitale — l’abolition du servage — résisterait aux assauts dirigés contre elle et partis du Palais d’Hiver même. C’est ce qui dut amener Karakosov et ses amis à penser que la continuation du règne d’Alexandre II serait une menace pour les résultats acquis jusqu’ici et que la Russie retomberait dans les horreurs du règne de Nicolas Ier, si Alexandre continuait de régner. On fondait en même temps de grandes espérances — comme cela arrive toujours malgré tant de déceptions — sur les tendances libérales de l’héritier du trône et de son oncle Constantin. Je dois ajouter qu’avant 1886, ces craintes et ces considérations étaient assez fréquemment exprimées dans des milieux plus élevés que ceux que Karakosov semble avoir fréquentés. Quoi qu’il en soit, Karakosov tira sur Alexandre II, au moment où celui-ci sortait du Jardin d’Été pour monter en voiture. Il manqua son coup et fut arrêté sur-le-champ.

Katkov, le chef du parti réactionnaire à Moscou, passé maître dans l’art de faire argent de chaque trouble politique, accusa aussitôt tous les radicaux et tous les libéraux de complicité avec Karakosov — ce qui était certainement faux — et il insinua dans son journal, — si bien que Moscou tout entier y crut — que Karakosov n’était qu’un instrument aux mains du grand-duc Constantin, le chef du parti réformiste dans les hautes sphères gouvernementales. On s’imagine si Chouvalov et Trépov exploitèrent ces accusations et les craintes d’Alexandre II. Mikhael Mouraviev, qui avait mérité pendant l’insurrection de Pologne le surnom de « pendeur », reçut l’ordre de faire une enquête approfondie et de découvrir par tous les moyens possibles le complot dont on supposait l’existence. Il opéra des arrestations dans toutes les classes de la société, ordonna des centaines de perquisitions et se vanta « qu’il trouverait le moyen de rendre les prisonniers plus loquaces. » Il n’était certainement pas homme à reculer même devant la torture, et à Pétersbourg l’opinion publique était unanime à prétendre que Karakosov avait été torturé pour lui arracher des aveux, que du reste il ne fit pas.

Les secrets d’État sont bien gardés dans les forteresses, principalement dans cette énorme masse de pierre en face du Palais d’Hiver, qui a vu tant de monstruosités, dévoilées dans ces derniers temps seulement par les historiens. Elle garde encore les secrets de Mouraviev. Quoi qu’il en soit, ce qui suit jettera peut-être quelque lumière sur cette affaire.

En 1886 j’étais en Sibérie. Un de nos officiers sibériens, qui se rendait vers la fin de l’année, de la Russie à Irkoutsk, rencontra deux gendarmes à un relais de poste. Ils avaient accompagné un fonctionnaire exilé pour vol et rentraient en Russie. Notre officier d’Irkoutsk, qui était un très aimable homme, trouvant les gendarmes en train de prendre le thé par une froide nuit d’hiver, s’assit à leur table et se mit à causer avec eux pendant qu’un changeait les chevaux. Un de ces hommes connaissait Karakosov.

« — Pour être rusé, il l’était, » dit-il. « Quand il était à la forteresse deux d’entre nous — nous étions relevés toutes les deux heures — avaient l’ordre de l’empêcher de dormir. Nous le faisions donc asseoir sur un étroit tabouret et dès qu’il commençait à s’assoupir, nous le secouions pour le réveiller... Que voulez-vous ? c’était la consigne ! Eh bien, voyez combien il était rusé : il était assis les jambes croisées et balançait une de ses jambes pour nous faire croire qu’il était éveillé, et pendant ce temps il faisait un somme, tout en continuant de balancer sa jambe. Mais nous ne tardâmes pas à découvrir sa ruse et nous racontâmes la chose à ceux qui venaient nous relever, de sorte qu’on le secouait et l’éveillait à chaque instant, qu’il balançât sa jambe ou non. » « — Et combien de temps cela dura-t-il ? » demanda mon ami. « — Oh ! plusieurs jours, plus d’une semaine ! »

Le caractère ingénu de ce récit est à lui seul une preuve de véracité : il ne pouvait pas avoir été inventé ; et on peut admettre que Karakosov a été torturé à ce point.

Quand Karakosov fut pendu, un de mes camarades du corps des pages assista à l’exécution avec son régiment de cuirassiers. « Quand on le fit sortir de la prison, me raconta mon camarade, et que je le vis sur la haute plate-forme de la charrette qui cahotait sur le glacis inégal de la forteresse, ma première impression fut qu’on allait pendre un mannequin de caoutchouc et que Karakosov était déjà mort. Imagine-toi que la tête, les bras et tout le corps étaient absolument flasques, comme si les os manquaient à ce corps, ou qu’ils eussent été tous brisés. C’était un spectacle atroce et c’était une chose terrible de penser à ce que cela signifiait.

« Cependant, quand deux soldats le descendirent de la charrette, je remarquai qu’il remuait les jambes et qu’il faisait d’héroïques efforts pour marcher seul et monter les marches de l’échafaud. Ce n’était donc pas un mannequin, et il ne pouvait pas avoir eu une syncope. Les officiers présents étaient très surpris de tout cela et ne pouvaient se l’expliquer. » Mais quand je suggérai à mon camarade que Karakosov avait peut-être été torturé, il rougit et répliqua : « C’est ce que nous pensions tous. »

La privation de sommeil durant des semaines suffirait seule à expliquer l’état dans lequel se trouvait au moment de l’exécution cet homme doué d’une très grande force morale. J’ajouterai, et je suis absolument certain du fait, que, dans un cas au moins, des drogues furent administrées à un prisonnier de la forteresse, nommé Sabourov, en 1879. Mouraviev se borna-t-il à torturer Karakosov de la façon susdite ? L’a-t-on empêché d’aller plus loin ? Je l’ignore. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai souvent entendu dire par de hauts fonctionnaires de Pétersbourg que la torture a été employée dans ce cas particulier.

Mouraviev avait promis d’anéantir les éléments radicaux de Pétersbourg, et tous ceux dont le passé était à un degré quelconque entaché de radicalisme vivaient dans la crainte de tomber sous les griffes du « bourreau ». Ils évitaient avant tout de fréquenter des jeunes gens, de peur d’être impliqués avec eux dans quelques sociétés politiques dangereuses. C’est ainsi qu’un abîme se creusait, non seulement entre les « pères » et les « fils », comme Tourguénev l’a décrit dans son roman, non seulement entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes entre deux générations, mais aussi entre tous les hommes qui avaient passé la trentaine et les jeunes gens qui venaient d’avoir vingt ans. Ainsi les jeunes Russes étaient non seulement mis dans la nécessité de combattre dans leurs pères les défenseurs du servage, mais ils se voyaient complètement abandonnés par leurs frères aînés, qui ne voulaient pas les suivre dans leurs tendances socialistes et redoutaient même de leur prêter appui dans leur lutte pour la conquête d’une plus grande liberté politique. Je me demande s’il n’y a jamais eu dans l’histoire un fait pareil à celui-ci : une armée de jeunes gens engageant la lutte contre un ennemi aussi formidable que l’absolutisme russe, abandonnés par leurs pères et même par leurs frères aînés, quoique ces jeunes gens se fussent simplement efforcés de réaliser dans la vie l’héritage intellectuel de ces mêmes pères et frères ? Livra-t-on jamais un combat dans des conditions plus tragiques que celles-ci ?

Chapitre III

MOUVEMENT RÉFORMISTE DANS LA JEUNESSE RUSSE. — ACTIVITÉ DES JEUNES FILLES, LEUR ARDEUR POUR L’ÉTUDE. — CRÉATIONS DE NOMBREUX COURS DE FEMMES. — LA VIE NOUVELLE DANS LE VIEUX QUARTIER DES ÉCUYERS.

Le seul point lumineux que je découvrais dans la vie de Pétersbourg était le mouvement qui se produisait parmi la jeunesse des deux sexes. Des courants divers se rencontraient pour produire la puissante agitation qui prit bientôt un caractère secret et révolutionnaire et qui captiva l’attention de la Russie durant les quinze années qui suivirent. J’en parlerai dans un des chapitres suivants ; mais il faut que je mentionne à cette place le mouvement qui fut ouvertement déterminé par les femmes russes pour obtenir l’accès des écoles supérieures. Pétersbourg en était alors le principal foyer.

Toutes les après-midi, la jeune femme de mon frère, revenant des cours pédagogiques de femmes qu’elle suivait, avait quelque chose de nouveau à nous raconter au sujet de l’animation qui y régnait. On y étudiait le projet d’ouvrir une école de médecine et des universités pour les femmes. Les cours étaient suivis de discussions sur les écoles et les différentes méthodes d’enseignement, et des centaines de femmes prenaient un intérêt passionné à ces questions, les discutant sous toutes les faces dans leurs réunions particulières. On fondait des sociétés de traductrices, d’éditrices, d’imprimeuses et de relieuses, pour procurer du travail aux membres les plus pauvres de cette association fraternelle. Car les femmes allaient à Pétersbourg, prêtes à accepter n’importe quelle besogne pour vivre, soutenues par l’espoir de pouvoir elles aussi obtenir un jour leur part de haute culture intellectuelle. Une vie intense, exubérante régnait dans ces milieux féministes, offrant un violent contraste avec ce que je rencontrais ailleurs.

Comme le gouvernement avait nettement déclaré qu’il n’admettrait pas les femmes dans les universités déjà existantes, celles-ci faisaient tous leurs efforts pour obtenir la création d’universités spéciales. On leur disait au Ministère de l’Instruction Publique que les jeunes filles qui avaient passé par les Gymnases (lycées de jeunes filles) n’étaient pas préparées à suivre les cours des universités. « Très bien, répondaient-elles, permettez-nous d’ouvrir des cours intermédiaires, préparatoires à l’université et imposez-nous le programme qu’il vous plaira. Nous ne demandons à l’État aucun appui. Donnez-nous l’autorisation, et nous nous chargeons de tout. » L’autorisation, cela va sans dire, ne fut pas accordée.

Alors elles ouvrirent dans tous les quartiers de Pétersbourg des cours privés et des conférences de salon. Plusieurs professeurs d’université, favorables au nouveau mouvement, consentirent à y faire des cours. Quoique pauvres eux-mêmes, ils prévinrent les organisatrices que toute proposition d’honoraires serait considérée par eux comme une offense personnelle. En outre, tous les étés, on avait l’habitude de faire, sous la direction de professeurs de l’Université, des excursions scientifiques dans les environs de Pétersbourg, et la majeure partie des excursionnistes étaient des femmes.

Celles qui suivaient les cours d’accouchement obligeaient les professeurs à traiter chaque sujet d’une manière plus approfondie que ne l’exigeait le programme, ou réclamaient des cours complémentaires. Elles profitaient de toutes les possibilités qui leur étaient offertes et de toutes les brèches de la forteresse pour lui donner l’assaut. Elles obtinrent leur admission au laboratoire anatomique du vieux Dr Gruber et y firent de tels progrès qu’elles gagnèrent entièrement à leur cause l’enthousiaste anatomiste. Dès qu’elle apprenaient qu’un professeur était disposé à les laisser travailler dans son laboratoire le dimanche et le soirs des jours de semaine, elles profitaient de la permission et travaillaient très tard les jours de semaine et tous les dimanches. Finalement, elles ouvrirent, malgré l’opposition du Ministère, des cours préparatoires, sauf qu’elles les qualifièrent de cours pédagogiques. Etait-il possible, en effet, d’interdire à de futures mères de famille l’étude des méthodes d’enseignement ? Mais comme les méthodes d’enseignement de la botanique ou des mathématiques ne sauraient être confinées dans le domaine de l’abstraction, l’étude de la botanique, des mathématiques, et du reste, fut introduite dans le programme des cours de pédagogie, qui devinrent ainsi préparatoires à l’Université.

Ainsi les femmes élargissaient pas à pas le cercle de leurs droits. Dès qu’on apprit qu’un professeur d’une université allemande admettait quelques femmes à ses cours, des femmes russes allèrent frapper à sa porte et y furent admises. Elles étudièrent le droit et l’histoire à Heidelberg et les mathématiques à Berlin. A Zurich, plus de cent jeunes filles ou femmes suivaient les cours de l’université et de l’école polytechnique. Elles y acquirent quelque chose de plus précieux que le grade de docteur en médecine ; elles y gagnèrent l’estime des plus savants professeurs qui ne laissaient pas de la leur témoigner publiquement. Quand j’arrivai à Zurich en 1872 et que j’y fis la connaissance de quelques étudiantes, je vis avec étonnement de très jeunes filles qui suivaient les cours de l’école polytechnique, résoudre les problèmes compliqués de la théorie de la chaleur à l’aide du calcul différentiel, avec autant d’aisance que si elles avaient étudié les mathématiques pendant des années. Une de ces jeunes filles russes, qui étudiait les mathématiques sous la direction de Weierstrass à Berlin, Sophie Kovalevsky, devint un mathématicien de haute valeur, et fut appelée comme professeur à Stockholm ; elle fut, je crois, la première femme de notre siècle qui exerçât le professorat dans une université d’hommes. Et elle était si jeune qu’en Suède on ne l’appelait pas autrement que Sonia, diminutif de Sophie. Malgré la haine manifeste d’Alexandre II pour les femmes instruites — quand il rencontrait au cours de ses promenades une jeune fille en lunettes et en chapeau garibaldien, il se mettait à trembler, pensant que c’était une nihiliste prête à tirer sur lui — malgré l’opposition acharnée de la police politique, qui considérait toute étudiante comme une révolutionnaire ; malgré les menaces et les viles accusations que Katkov dirigeait contre l’ensemble du mouvement dans presque tous les numéros de son journal venimeux, les femmes réussirent à ouvrir, contrairement aux intentions du gouvernement, une série de hautes écoles. Quelques-unes ayant obtenu à l’étranger le grade de docteur, elles forcèrent le gouvernement, en 1872, à leur permettre d’ouvrir avec leurs propres deniers une école de médecine. Et quand le gouvernement rappela les femmes russes de Zurich, pour les empêcher de se mêler aux réfugiés révolutionnaires, elles obtinrent de celui-ci l’autorisation de fonder en Russie quatre universités de femmes qui comptèrent bientôt près de mille élèves. Cela paraît presque impossible, mais il n’en est pas moins certain que, malgré les persécutions que l’école de médecine pour femmes a eu à subir, malgré son interdiction temporaire, il y a actuellement en Russie plus de six cent soixante-dix femmes exerçant la médecine.

Ce fut certainement un mouvement considérable, dont le succès fut merveilleux et la portée très haute. C’est avant tout à l’esprit de sacrifice absolu, que la plupart de ces femmes montrèrent dans toutes les situations possibles, qu’elles durent leur succès. Elles avaient déjà travaillé comme sœurs de charité pendant la guerre de Crimée, plus tard comme organisatrices d’écoles, comme dévouées institutrices de village, comme sages-femmes instruites et aides-médecins pour soigner les paysans. Pendant la guerre de Turquie, en 1878, elles entrèrent en qualité de gardes-malades dans les hôpitaux ravagés par le typhus et provoquèrent l’admiration des chefs militaires et d’Alexandre II lui-même. Je connais deux dames, toutes deux très activement recherchées par la police, qui servirent comme gardes-malades pendant la guerre, sous des noms d’emprunt, confirmés par de faux passeports ; l’une d’elle, la plus grande « criminelle » des deux, qui avait pris une part active à mon évasion, fut même nommée garde-malade en chef, tandis que son amie faillit mourir de la fièvre typhoïde. Bref, les femmes occupaient n’importe quelle situation, quelle qu’en fût l’infériorité dans l’échelle sociale et quelles que fussent les privations qu’elle leur imposât, pourvu qu’elles pussent être utiles au peuple ; et il ne s’agit pas ici de personnes isolées, mais de centaines et de milliers de femmes. Elles ont conquis leurs droits dans la véritable acception du terme.

Un autre caractère de ce mouvement était que la scission qui s’était produite entre les deux générations — les sœurs aînées et les sœurs cadettes — n’existait pas ou avait en grande partie disparu. Celles qui avaient dirigé le mouvement dès son origine n’avaient jamais brisé le lien qui les unissait à leurs sœurs cadettes, bien que ces dernières fussent beaucoup plus avancées dans leurs idéaux que leurs aînées.

Celles-ci, poursuivant leurs buts dans les sphères plus hautes, se tenaient rigoureusement à l’écart de toute agitation politique ; mais elles ne commirent jamais la faute d’oublier que leurs principales forces résidaient dans la masse des femmes plus jeunes, dont un grand nombre se joignit finalement aux cercles radicaux et révolutionnaires. Ces chefs du mouvement étaient la correction même — je les trouvais même trop correctes — mais elles ne rompirent jamais avec les étudiantes plus jeunes qui, en leur qualité de parfaites nihilistes, portaient les cheveux courts, dédaignaient la crinoline et manifestaient dans leur tenue et leur conduite leur esprit démocratique. Celles qui dirigeaient le mouvement ne se mêlaient pas à elles, et il y eut parfois des froissements, mais elles ne renièrent jamais les autres, et c’était, à mon avis, un fait très important en ces temps de persécution acharnée.

Elles semblaient dire à celles qui étaient plus jeunes et plus démocrates : « Nous continuerons à porter nos habits de velours et nos chignons, parce que nous avons affaire à des fous qui voient dans une robe de velours et un chignon des gages « de confiance politique » ; mais vous autres, jeunes filles, vous êtes libres de suivre vos goûts et vos inclinations. » Quand les étudiantes russes de Zurich reçurent du gouvernement l’ordre de rentrer en Russie, ces dames correctes ne se tournèrent pas contre les rebelles. Elles dirent simplement au gouvernement : « Cela ne vous convient pas ? Eh bien, alors, ouvrez des universités de femmes en Russie ; sinon nos filles iront à l’étranger en plus grand nombre, et, naturellement, elles entreront en relation avec les réfugiés politiques. » Quand on leur reprochait de ne former que des révolutionnaires et qu’on les menaçait de fermer leur académie et leurs universités, elles répliquaient : « Oui, beaucoup d’étudiants deviennent des révolutionnaires, mais est-ce une raison pour fermer toutes les universités ? » Combien peu de chefs politiques ont le courage de ne pas se tourner contre les membres plus avancés de leur propre parti !

Le véritable secret de leur attitude intelligente et couronnée de succès, réside dans ce fait que les femmes, qui étaient l’âme du mouvement, n’étaient pas simplement des féministes, désireuses de conquérir leur part des positions privilégiées dans la société et dans l’État. Bien au contraire. Les sympathies de la plupart d’entre elles allaient à la masse du peuple. Je me rappelle la part active que mademoiselle Satasova, le vieux chef de l’agitation féministe, prit en 1861, aux écoles du dimanche, les liens d’amitié qu’elle et ses amies nouèrent avec les ouvrières de fabriques, l’intérêt qu’elles témoignèrent pour la dure existence de ces jeunes filles en dehors de l’école, les luttes qu’elles soutinrent contre leurs avides patrons.

Je me souviens du vif intérêt que ces femmes montraient dans leurs cours de pédagogie pour les écoles de village et pour l’activité de ce petit nombre d’hommes, qui, comme le baron Korff, put, pendant quelque temps, faire quelque chose dans cette direction, et je me souviens aussi de l’esprit social qui régnait dans leurs cours. Les droits pour lesquels la plus grande partie de ces femmes combattaient étaient non seulement le droit individuel à une haute culture intellectuelle, mais plus encore, le droit de travailler utilement parmi le peuple et les masses. Et c’est ce qui explique leur succès.

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Durant ces dernières années la santé de mon père était allée de mal en pis, et quand nous vînmes le voir, mon frère Alexandre et moi, au printemps de 1871, nous apprîmes par les médecins qu’il ne survivrait pas aux premiers froids. Il avait continué de vivre comme autrefois dans le Vieux Quartier des Écuyers, mais tout avait changé autour de lui dans ce quartier aristocratique. Les riches propriétairesfonciers qui y jouaient autrefois le principal rôle, avaient disparu. Après avoir dissipé rapidement l’indemnité de rachat qu’ils avaient reçue au moment de l’émancipation des serfs, après avoir hypothéqué et surhypothéqué leurs terres dans les nouvelles banques foncières qui exploitaient leur situation embarrassée, ils avaient fini par se retirer à la campagne ou dans les villes de province, pour y être bientôt oubliés. Leurs maisons étaient occupées par les « nouveaux venus » — négociants riches, constructeurs de chemins de fer, etc. — tandis que dans presque toutes les anciennes familles qui restaient encore dans le Vieux Quartier des Écuyers, une vie nouvelle s’agitait cherchant à établir ses droits sur les ruines de l’ancienne. Quelques généraux en retraite qui fulminaient contre le nouvel état de choses et soulageaient leur colère en prédisant à la Russie une ruine certaine et rapide sous le régime nouveau étaient désormais, avec quelques parents de passage à Moscou, la seule compagnie de mon père. De notre nombreuse parenté, qui comptait dans ma jeunesse près de vingt familles rien qu’à Moscou, il n’en restait que deux dans la capitale, et encore avaient-elles suivi le courant de la vie nouvelle, les mères discutant avec leurs fils et leurs filles les questions d’écoles populaires et d’universités pour femmes. Mon père les considérait avec mépris. Ma belle-mère et ma plus jeune demi-sœur Pauline, qui n’avaient pas changé, le consolaient de leur mieux ; mais elles-mêmes se sentaient étrangères dans ce milieu inaccoutumé.

Mon père avait toujours été dur et extrêmement injuste à l’égard de mon frère Alexandre, mais Alexandre était absolument incapable de garder rancune à qui que ce fût. Lorsqu’il entra dans la chambre de malade de mon père, avec ce regard profond et bienveillant de ses yeux bleu foncé et ce sourire où se révélait son infinie bonté, il trouva immédiatement ce qu’il fallait faire pour accommoder plus confortablement le malade dans son fauteuil et il le fit aussi naturellement que s’il n’avait quitté la chambre que quelques heures auparavant. Mon père en fut abasourdi et il le regardait, incapable de comprendre. Notre visite apporta un peu de vie dans la maison solitaire et sombre ; des soins plus éclairés furent prodigués au malade ; ma belle-mère, Pauline, les serviteurs eux-mêmes montrèrent plus d’empressement et mon père se ressentit de ce changement.

Une chose l’inquiétait cependant. Il avait espéré que nous reviendrions en fils repentants, implorant son appui. Mais lorsqu’il voulait amener la conversation sur ce sujet, nous l’interrompions si gaiement en disant : « Ne vous préoccupez donc pas de cela ; nous faisons très bien notre chemin » qu’il était encore plus déconcerté. Il s’attendait à une scène dans le style d’autrefois — pensant que ses fils allaient implorer son pardon et lui demander de l’argent — peut-être même regretta-t-il un moment que cela ne se produisît pas ; mais il nous tint depuis ce temps en plus grande estime. Au moment du départ nous étions tous les trois très affectés. Il semblait presque redouter de rentrer dans sa sombre solitude au milieu des ruines d’un système qu’il avait défendu toute sa vie. Mais Alexandre devait reprendre son service et moi je partais pour la Finlande. Quand je fus rappelé de Finlande à Moscou, je rentrai en toute hâte et j’arrivai juste au moment où commençait la cérémonie des funérailles dans la même vieille église peinte en rouge, dans laquelle mon père avait été baptisé et où l’on avait dit les dernières prières sur le cercueil de sa mère. Pendant que le cortège funèbre suivait les rues dont chaque maison m’était familière depuis mon enfance, je remarquai que les maisons avait peu changé, mais je savais que dans toutes avait commencé une vie nouvelle.

* * *

Dans la maison, qui avait jadis appartenu à notre grand’mère paternelle et par suite à la Princesse Mirski, et qui avait été achetée par un certain général N..., un ancien habitant du quartier, la fille unique de cette famille soutenait depuis quelques années une lutte douloureuse contre ses parents, braves gens au fond et qui adoraient leur fille ; mais ils s’obstinaient à l’empêcher de suivre les cours de l’université qui venait d’être ouverte pour les femmes à Moscou. Finalement elle obtint la permission de s’y rendre, mais on l’y conduisait dans une élégante voiture, sous la surveillance de sa mère, qui restait courageusement assise pendant des heures sur les bancs parmi les étudiantes, aux côtés de sa fille chérie ; et pourtant, malgré tous ces soins et toute cette sollicitude, sa fille s’affilia quelques années plus tard au parti révolutionnaire : elle fut arrêtée et passa un an dans la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.

Dans la maison d’en face, deux despotes chefs de famille, le comte et la comtesse Z..., étaient en lutte terrible avec leurs deux filles, qui étaient lasses de la vie oisive et inutile que leurs parents les forçaient à mener et qui désiraient se joindre à ces autres jeunes filles qui se portaient en foule, libres et heureuses, au cours de l’université. La lutte dura des années. Les parents, cette fois, ne cédèrent pas et le résultat fut que l’aînée s’empoisonna, et qu’on permit alors à la plus jeune de suivre ses inclinations.

Je revins un jour avec Tchaïkovsky dans la maison voisine, que notre famille avait habitée pendant un an, pour y tenir la première réunion secrète d’un « cercle » que nous avions fondé à Moscou, et je reconnus les pièces qui m’avaient été si familières dans mon enfance et où j’avais respiré un air si différent. Elle appartenait maintenant à la famille de Nathalie Armfeld, la si sympathique déportée de Kara, dont George Kennan a parlé d’une façon si touchante dans son livre sur la Sibérie.

Et c’est dans une maison située à quelques pas à peine de celle où mourut mon père, et quelques mois seulement après sa mort, que je reçus Stepniak, déguisé en paysan ; il venait de s’échapper d’un village où il avait été arrêté pour cause de propagande socialiste parmi les paysans.

Tels étaient les changements qui s’étaient accomplis dans le Vieux Quartier des Écuyers en ces quinze dernières années. La dernière citadelle de la vieille noblesse était maintenant envahie par l’esprit nouveau.

Chapitre IV

PREMIER VOYAGE À L’ÉTRANGER. — SÉJOUR À ZURICH. — L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS. — SON ORIGINE. — SON ACTIVITÉ. — SA DIFFUSION. — ÉTUDES DU MOUVEMENT SOCIALISTE PAR LA LECTURE DES JOURNAUX SOCIALISTES. — LES SECTIONS GENEVOISES DE L’INTERNATIONALE.

L’année suivante, au commencement du printemps, je fis mon premier voyage dans l’ouest de l’Europe. En franchissant la frontière russe, j’éprouvai, avec plus d’intensité que je ne m’y attendais, ce que tout Russe ressent quand il quitte la mère patrie. Tant que le train roule sur le territoire russe, à travers les provinces faiblement peuplées du nord-ouest, on a la sensation qu’on traverse un désert. Le pays est couvert sur une étendue de plusieurs centaines de lieues d’une végétation rabougrie qui mérite à peine le nom de forêt. Çà et là l’œil découvre un misérable petit village, enseveli sous la neige ou une route impraticable, boueuse, étroite et tortueuse. Mais tout, — décors et paysage — change soudainement dès que le train entre en Prusse, avec ses villages proprets, ses fermes, ses jardins et ses chemins pavés ; et le sentiment de ce contraste grandit de plus en plus à mesure qu’on pénètre en Allemagne. Berlin même, malgré sa tristesse, paraît animé après nos villes russes. Et le contraste du climat ! Deux jours auparavant j’avais quitté Pétersbourg couvert d’une épaisse couche de neige, et maintenant dans l’Allemagne centrale je me promenais sur le quai de la gare sans pardessus, par un chaud soleil, admirant les fleurs en boutons. Puis ce fut le Rhin, et enfin la Suisse, baignée dans les rayons d’un soleil éclatant, avec ses petites auberges propres, où l’on vous sert à déjeuner devant la porte, en face des montagnes couvertes de neige. Je n’avais jamais compris aussi vivement l’inconvénient qu’a eu pour la Russie sa situation septentrionale et combien l’histoire du peuple russe a été influencée par ce fait que les principaux centres de son activité ont dû se développer sous des latitudes aussi élevées que celles des côtes du Golfe de Finlande. C’est seulement alors que j’ai compris d’une façon concrète l’irrésistible attraction que les pays du sud ont exercée sur les Russes, les efforts soutenus qu’ils ont faits pour atteindre la Mer Noire et l’incessante poussée des colons sibériens vers le sud, jusqu’à la Mandchourie.

* * *

A cette époque, Zurich était plein d’étudiants et d’étudiantes russes. Le fameux quartier de l’Oberstrass, près du Polytechnikum, était un petit coin de Russie, où la langue russe l’emportait sur toutes les autres. Les étudiants, principalement les femmes, vivaient comme la plupart des étudiants russes, c’est-à-dire très frugalement. Du thé et du pain, un peu de lait et une mince tranche de viande cuite sur une lampe à esprit de vin, tel était leur régime ; mais le repas était assaisonné de discussions animées sur les dernières nouvelles du monde socialiste ou sur le dernier livre lu. Ceux qui avaient plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour vivre de cette façon, le donnaient pour « la cause commune » — la bibliothèque, la revue russe, qu’on allait publier, ou pour soutenir les journaux socialistes suisses. Les étudiantes apportaient dans leur manière de se vêtir la plus parcimonieuse économie. Pouchkine a écrit dans un vers bien connu, « Quel chapeau ne siérait pas à une jeune fille de seize ans ? » Nos jeunes filles de Zurich semblaient poser d’un air provocant cette question aux habitants de la vieille cité de Zwingle : « Peut-il y avoir une simplicité de mise qui ne convienne pas à une femme, quand celle-ci est jeune, intelligente et pleine d’énergie ? »

Avec tout cela la petite communauté laborieuse travaillait avec plus d’ardeur que n’en ont jamais montré des étudiants depuis qu’il y a des universités, et les professeurs de Zurich ne se lassaient pas de montrer les progrès accomplis par les étudiantes de l’université comme un exemple proposé aux étudiants.

* * *

Depuis plusieurs années j’avais ardemment désiré connaître de plus près l’Association Internationale des travailleurs. Les journaux russes la mentionnaient assez souvent dans leurs colonnes, mais il leur était interdit de parler de ses principes ou de ce qu’elle faisait. Je sentais bien que le mouvement devait être considérable et gros de conséquences, mais je ne pouvais en saisir ni les tendances, ni le but.

Maintenant que j’étais en Suisse, je résolus de m’instruire à ce sujet.

L’Internationale était alors à l’apogée de son développement. De grandes espérances avaient été éveillées de 1840 à 1848 dans les cœurs des travailleurs de l’Europe. C’est seulement maintenant que nous commençons à nous faire une idée de l’énorme production de la littérature socialiste durant cette période par les réformateurs de toute nuance, socialistes chrétiens, socialistes d’État, fouriéristes, saint-simoniens, owénistes, etc. ; et c’est seulement maintenant que nous commençons à comprendre la profondeur de ce mouvement et à découvrir combien d’idées, que notre génération a considérées comme le produit de la pensée contemporaine, avaient déjà été émises et développées, — souvent avec une grande profondeur, — dès cette époque. Les républicains entendaient alors sous le nom de « république » une chose toute différente de l’organisation démocratique d’un gouvernement capitaliste qui porte maintenant ce nom. Quand ils parlaient des États-Unis d’Europe, ils entendaient par là une association fraternelle des travailleurs, la transformation des armes de guerre en instruments de travail, et la libre disposition de ces instruments pour tous les membres de la société et au profit de tous — « le fer aux mains du travailleur, » — comme le disait Dupont dans une de ses chansons. Ils réclamaient non seulement l’égalité devant la loi et l’égalité des droits politiques, mais encore et surtout l’égalité au point de vue économique. Les nationalistes eux-mêmes voyaient dans leurs rêves la jeune-Italie, la jeune-Allemagne et la jeune-Hongrie prendre la tête d’un vaste mouvement de réformes agraires et économiques.

L’échec de l’insurrection de juin à Paris, la défaite des Hongrois par les armées de Nicolas Ier et celle de l’Italie par les Français et les Autrichiens, et la formidable réaction politique et intellectuelle qui suivit partout en Europe, arrêtèrent complètement le mouvement. Sa littérature, son œuvre, ses principes de révolution économique et de fraternité universelle tombèrent purement et simplement dans l’oubli et disparurent dans les vingt années qui suivirent.

Cependant une idée avait survécu — l’idée d’une association fraternelle internationale de tous les travailleurs, que quelques émigrés français continuaient de prêcher aux États-Unis, et les continuateurs de Robert Owen en Angleterre. L’entente réalisée par quelques travailleurs anglais et un petit nombre de travailleurs français délégués à l’exposition internationale de Londres en 1862, devint alors le départ d’un formidable mouvement qui se répandit bientôt sur toute l’Europe et engloba plusieurs millions de travailleurs. Les espérances qui avaient sommeillé pendant vingt ans, se réveillèrent de nouveau quand les travailleurs furent appelés à s’unir « sans distinction de religion, de sexe, de nationalité, de race ou de couleur, » pour proclamer que « l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs », et consacrer tout l’effort d’une organisation internationale, forte et unie, à l’évolution de l’humanité, — non pas au nom de l’amour et de la charité, mais au nom de la justice et de la force que possède une société d’hommes unie par la conscience raisonnée de ses aspirations et de son but.

Deux grèves qui éclatèrent à Paris en 1868 et en 1869, plus ou moins soutenue par les maigres subsides envoyés de l’étranger et principalement d’Angleterre, furent, il est vrai, assez insignifiantes en elles-mêmes, mais par suite des persécutions dirigées par le gouvernement impérial contre l’Internationale, elles devinrent l’origine d’un immense mouvement, où fut proclamée la solidarité des travailleurs de tous les pays en face de la rivalité des États. L’idée d’une union internationale de tous les corps de métier et d’une lutte contre le Capital à l’aide d’un appui international, entraîna les travailleurs les plus indifférents. Le mouvement s’étendit comme une traînée de poudre sur la France, la Belgique, l’Italie et l’Espagne. Il mit en relief un grand nombre de travailleurs intelligents, actifs et dévoués, et il attira même un certain nombre d’hommes et de femmes tout à fait supérieurs, appartenant aux classes riches et cultivées. Une puissance que l’on ne soupçonnait pas jusqu’alors, s’affirma de jour en jour grandissante, en Europe ; et si le mouvement n’avait pas été arrêté dans son développement par la guerre franco-allemande, de grandes choses se seraient probablement accomplies en Europe, modifiant profondément l’aspect de notre civilisation et accélérant indubitablement le progrès de l’humanité. Malheureusement la victoire écrasante des Allemands détermina en Europe une situation anormale, elle arrêta pour un quart de siècle le développement régulier de la France et pour l’Europe entière s’ouvrit une ère de militarisme où nous nous débattons encore en ce moment.

Diverses solutions partielles de la question sociale avaient cours à cette époque parmi les travailleurs ; coopératives de consommation et coopératives de production soutenues par l’État, banques populaires, établissements de crédit gratuit, etc. Chacune de ces solutions était proposée aux Sections de l’Association, puis aux Congrès locaux, régionaux et internationaux, et discutée avec ardeur. Chaque Congrès annuel de l’Internationale marquait un nouveau pas en avant, dans le développement des idées touchant le grand problème social, qui est posé à notre génération et qui réclame une solution. La somme d’intelligence manifestée dans ces congrès, et la quantité d’idées scientifiquement exactes mises en circulation c’étaient là les résultats de la pensée collective des travailleurs — n’ont jamais encore été suffisamment appréciées ; mais il n’est pas exagéré de dire que tous les plans de reconstruction sociale qui sont actuellement en vogue sous le nom de « socialisme scientifique » et « d’anarchisme » ont eu leur origine dans les discussions et les rapports des différents congrès de l’Association Internationale. Les quelques personnes cultivées qui s’étaient jointes au mouvement, n’avaient fait que donner une forme théorique aux critiques et aux aspirations exprimées dans les sections, et ensuite dans les congrès, par les travailleurs eux-mêmes.

La guerre de 1870-71 avait, il est vrai, enrayé le développement de l’Association, mais elle ne l’avait pas arrêté. Dans tous les centres industriels de la Suisse des sections nombreuses et actives de l’Internationale existaient encore et des milliers de travailleurs affluaient à leurs meetings, dans lesquels on déclarait la guerre au système existant de la propriété privée de la terre et des fabriques et l’on annonçait la fin prochaine du régime capitaliste. On tenait des congrès locaux sur différents points du pays, et dans chacune de ces assemblées les problèmes les plus ardus et les plus difficiles de l’organisation sociale actuelle étaient discutés avec une connaissance de la question et une profondeur de conception qui alarmaient encore plus la bourgeoisie que le nombre des adhérents affiliés aux sections ou groupes de l’Internationale. Les jalousies et les préjugés qui avaient existé jusqu’ici en Suisse entre les métiers privilégiés (ceux des horlogers et des bijoutiers) et les métiers plus grossiers (tisserands, ouvriers du bâtiment, etc.) et qui avaient empêché une action commune dans les questions de travail et de salaire, disparaissaient. Les travailleurs affirmaient avec une énergie croissante que de toutes ces différences qui existent dans la société moderne, la plus importante est celle qui sépare les capitalistes de ceux qui non seulement viennent au monde sans un sou, mais qui sont condamnés, toute leur vie, à gagner de l’argent pour une minorité favorisée.

L’Italie, spécialement l’Italie centrale et l’Italie du nord, était couverte de groupes et de sections de l’Internationale ; et on y comprenait que l’unité italienne, si longtemps cherchée, n’avait rien donné au peuple. Les ouvriers étaient invités à faire eux-mêmes leur révolution, à s’emparer de la terre pour les paysans, et des fabriques pour les travailleurs et à abolir l’organisation oppressive et centralisée de l’État, dont la mission historique avait toujours été de protéger et de maintenir l’exploitation de l’homme par l’homme.

En Espagne des organisations similaires couvraient la Catalogne, Valence et l’Andalousie ; elles étaient unies aux puissantes associations ouvrières de Barcelone, qui les soutenaient et avaient déjà introduit la journée de huit heures dans l’industrie du bâtiment. L’Internationale n’avait pas moins de quatre-vingt mille membres payant régulièrement leur cotisation en Espagne ; elle comprenait tous les éléments actifs et pensants de la population ; et en refusant nettement de se mêler aux intrigues politiques de 1871-72, elle avait conquis à un haut degré la sympathie des masses. Les débats de ses congrès provinciaux et nationaux et les manifestes qui en étaient sortis étaient des modèles de critique rigoureusement logique des conditions existantes, et un exposé merveilleusement clair des idées de la classe ouvrière.

En Belgique, en Hollande et même en Portugal le même mouvement s’étendait et il avait déjà amené dans les rangs de l’Association la plus grande partie et les meilleurs éléments des mineurs et des tisserands belges. En Angleterre les trade unionss’étaient aussi jointes au mouvement, du moins en principe, et, sans s’engager dans le socialisme, elles étaient prêtes à soutenir leurs frères du continent dans leurs luttes contre le Capital, principalement dans les grèves. En Allemagne les socialistes avaient conclu une alliance avec les partisans assez nombreux de Lassalle et jeté les premiers fondements d’un parti social-démocrate. L’Autriche et la Hongrie suivaient la même voie, et bien qu’une organisation internationale ne fût pas possible alors en France après la défaite de la Commune et avec la réaction qui suivit (des lois draconiennes avaient été édictées contre les membres de l’Association) on n’en était pas moins convaincu que cette période de réaction ne durerait pas et que la France reviendrait à l’Association et prendrait la tête du mouvement.

En arrivant à Zurich, je m’affiliai à une des sections locale de l’Association Internationale des Travailleurs. Je demandai aussi à mes amis russes où je pourrais me renseigner davantage sur le grand mouvement qui se produisait dans les autres pays. « Lisez », me répondirent-ils ; et ma belle-sœur, qui étudiait alors à Zurich, m’apporta un grand nombre de livres et des collections de journaux des deux dernières années. Je passai des jours et des nuits à lire et je retirai de ce travail une impression profonde que rien ne saurait effacer. Le flot de pensées nouvelles éveillées en moi par ces lectures est associé dans mon esprit à une étroite chambre proprette de l’Oberstrass, de la fenêtre de laquelle l’œil découvre le lac bleu, les montagnes où les Suisses combattirent pour leur indépendance, et les hautes tours de la vieille ville, théâtre de tant de luttes religieuses.

La littérature socialiste n’a jamais produit beaucoup de livres. Elle s’adresse aux travailleurs, pour lesquels un sou est de l’argent, et sa principale force réside dans ses petites brochures et dans ses journaux. C’est pourquoi celui qui cherche à s’éclairer sur le socialisme ne trouve dans les livres qu’une petite partie de ce qu’il cherche. Ceux-ci contiennent les théories ou les arguments scientifique en faveur des aspirations socialistes, mais ils ne disent pas comment les travailleurs conçoivent l’idéal socialiste, ni combien ils sont préparés pour le réaliser pratiquement. Il n’y a donc qu’à prendre des collections de journaux et à les lire d’un jour à l’autre — les nouvelles aussi bien que les articles de fond — les premières peut-être plus encore que les derniers. Tout un mode nouveau de relations sociales et de méthodes nouvelles de pensée et d’action se dégage de cette lecture qui nous découvre ce que nous ne trouverions pas ailleurs, — notamment la profondeur et la force morale du mouvement — et nous montre à quel degré ces hommes sont pénétrés des théories nouvelles, qu’ils sont prêts à les appliquer à chaque jour de leur existence et pour lesquelles ils sont prêts à souffrir. Toutes les discussions relatives à l’impraticabilité du socialisme et à la nécessité d’une évolution lente sont de peu de valeur, car la marche de l’évolution ne peut être jugée qu’avec une connaissance exacte des êtres humains dont l’évolution est en cause. Comment saurait-on faire la somme de nombres dont on ignore la valeur ?

Plus je lisais, plus je voyais que je me trouvais en présence d’un monde nouveau, inconnu pour moi et totalement inconnu des savants auteurs de théories sociologiques — un monde que je ne pouvais connaître qu’en faisant partie de l’Association et en vivant de la vie des ouvriers. Je résolus donc de consacrer quelques mois à cette vie.

Mes amis russes m’y encouragèrent et après avoir passé quelques jours à Zurich, je partis pour Genève qui était alors un des principaux foyers du mouvement internationaliste.

Les sections genevoises se réunissaient alors dans le vaste Temple Unique, siège de la Loge maçonnique. Plus de deux mille personnes pouvaient trouver place les jours de réunions générales dans la vaste salle, tandis que les autres locaux étaient occupés chaque soir par les réunions des comités et des sections ou par les cours d’histoire, de physique, de mécanique. Les travailleurs recevaient l’instruction gratuite d’un petit, très petit nombre d’hommes de la classe moyenne, qui s’étaient joints au mouvement, la plupart réfugiés français de la Commune de Paris. C’était à la fois une université populaire et un forum populaire.

L’un des principaux chefs du mouvement qui avait pour centre le Temple Unique, était un Russe, Nicolas Outine, un homme éclairé, adroit et actif ; mais l’âme véritable de ces réunions était une femme russe très sympathique, connue au loin à la ronde parmi les ouvriers sous le nom de madame Olga ; elle était la force active de tous les comités. Tous deux, Outine et madame Olga, me firent un cordial accueil, me mirent en rapport avec toutes les personnes de marque des sections des différents corps de métier et m’invitèrent à assister aux séances des comités. Je répondis à cette invitation, mais je restais de préférence avec les ouvriers eux-mêmes. Tout en prenant un verre de vin aigrelet à une des tables de la salle de réunions, je passais toutes mes soirées parmi les ouvriers et bientôt je me liais d’amitié avec quelques-uns d’entre eux, particulièrement avec un Alsacien, tailleur de pierres, qui avait quitté la France après l’insurrection de la Commune. Il avait des enfants, qui par hasard étaient presque du même âge que les deux enfants que mon frère avait perdus quelques mois auparavant, et je nouai bientôt d’excellentes relations avec la famille et les amis de celle-ci. Je pus ainsi suivre le mouvement dans son caractère plus intime et apprendre ce que les ouvriers eux-mêmes en pensaient.

Les ouvriers avaient mis toutes leurs espérances dans le mouvement international. Jeunes et vieux se rendaient en foule au Temple Unique après leur longue journée de travail, pour y recevoir quelques bribes d’instruction ou pour écouter les orateurs qui leur promettaient un grand avenir, basé sur la communauté de ce qui est nécessaire à la production de la richesse, et sur la fraternité des hommes, sans distinction de caste, de race ou de nationalité. Tous espéraient qu’une grande révolution sociale, pacifique ou non, éclaterait bientôt et changerait complètement les conditions économiques. Pas un ne désirait la guerre sociale, mais tous disaient que si les classes dirigeantes rendaient la lutte inévitable par leur obstination aveugle, il faudrait combattre à outrance, pourvu que la lutte procurât aux masses opprimées le bien-être et la liberté.

Il faut avoir vécu à cette époque parmi les ouvriers pour se faire une idée de l’effet produit sur leurs esprits par l’extension soudaine de l’Internationale — de la confiance qu’ils avaient en elle, de l’amour avec lequel il en parlaient, et des sacrifices qu’ils faisaient pour elle. Des milliers d’ouvriers donnaient, jour par jour, semaine par semaine, année par année, leur temps et leur argent, prenant même sur leur nourriture, pour assurer l’existence de chaque groupe et la publication des journaux, pour défrayer les dépenses des congrès et venir en aide aux camarades qui avaient souffert pour la cause du parti. Je fus également frappé de l’influence moralisante exercée par l’Internationale. La plupart des internationalistes parisiens s’abstenaient presque complètement de boire et tous avaient renoncé à fumer. « Pourquoi nourrir en moi cette faiblesse ? » disaient-il. La vulgarité, la trivialité disparaissaient pour faire place à des aspirations nobles et élevées.

Les bourgeois ne comprendront jamais les sacrifices faits par les ouvriers pour soutenir leur cause. Il ne fallait pas peu de courage pour s’affilier ouvertement à une section de l’Internationale, et affronter le mécontentement d’un patron, s’exposer à être probablement renvoyé à la première occasion et condamné à rester de longs mois sans travail ; même dans les circonstances les plus favorables le fait d’appartenir à une association ouvrière ou à un parti avancé entraîne une série de sacrifices continuels. Il n’y a pas jusqu’à la minime cotisation donnée pour la cause commune qui ne représente une lourde charge pour le maigre budget d’un ouvrier européen, et il faut débourser plusieurs gros sous chaque semaine. C’est aussi un sacrifice que d’assister fréquemment aux réunions. Pour nous ce peut être un plaisir de passer quelques heures dans une assemblée, mais pour des hommes dont la journée commence à cinq ou six heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire.

Cet esprit de sacrifice était pour moi un reproche de tous les instants. Je voyais avec quelle ardeur les ouvriers cherchaient à s’instruire, et combien peu nombreux étaient ceux qui se dévouaient à les aider dans cette tâche. Je voyais combien la masse des travailleurs avait besoin d’être soutenue par des hommes ayant l’instruction et des loisirs, dans les efforts qu’elle faisait pour étendre et développer l’organisation du parti. Mais combien rares étaient ceux qui leur prêtaient leur appui sans l’arrière-pensée de tirer un profit politique de cette impuissance du peuple ! Je sentais de plus en plus que mon devoir était d’associer ma destinée à la leur. Stepniak dit dans sa « Carrière d’un Nihiliste » que tout révolutionnaire a eu dans sa vie un moment où il a été amené par une circonstance, si insignifiante fût-elle, à faire le serment de se consacrer à la cause de la révolution. Je sais quel fut pour moi ce moment ; je l’ai vécu après un des meetings tenus au Temple Unique, où je ressentis avec plus d’acuité que jamais combien lâches sont les hommes instruits qui hésitent à mettre leur culture intellectuelle, leur savoir, leur énergie au service de ceux qui ont tant besoin de cette culture et de cette énergie. « Voici des hommes, me disais-je, qui sont conscients de leur servitude, qui travaillent à s’en affranchir ; mais où sont ceux qui seraient prêts à venir en aide aux masses — sans essayer de les faire servir à leurs ambitions ? »

* * *

Peu à peu des doutes commencèrent, cependant, à grandir dans mon esprit sur la sincérité de l’agitation organisée au Temple Unique. Un soir, un avocat genevois bien connu, M. A., vint à la réunion et déclara que s’il ne s’était pas affilié jusqu’ici à l’Internationale, c’était parce qu’il avait dû mettre d’abord de l’ordre dans ses propres affaires ; ayant réussi sur ce point, il venait se joindre au mouvement ouvrier. Je fus choqué de cet avis cynique et quand je fis part de mes réflexions à mon ami, le tailleur de pierres, il m’expliqua que ce monsieur, ayant été battu aux dernières élections, où il avait cherché l’appui du parti radical, espérait maintenant se faire élire par le parti ouvrier. « Nous acceptons, pour le moment, les services de ces gens-là, conclut mon ami, mais quand la révolution viendra, notre premier mouvement sera de les flanquer à la porte. »

Il y eut alors un grand meeting convoqué à la hâte, pour protester, comme on disait, contre les calomnies du « Journal de Genève ». Cet organe de la classe capitaliste avait osé insinuer qu’on tramait un noir complot au Temple Unique et que les ouvriers du bâtiment projetaient encore une fois une grève générale, comme celles qu’ils avaient faites en 1869. Les chefs du mouvement convoquèrent une assemblée générale. Des milliers d’ouvriers répondirent à l’appel et Outine leur demanda de voter une motion dont la teneur me parut très étrange : elle contenait une protestation indignée contre cette affirmation inoffensive que les ouvriers projetaient de se mettre en grève. « En quoi cette insinuation peut-elle être considérée comme calomnieuse ? » me demandais-je. « Est-ce donc un crime de se mettre en grève ? »

Outine, se hâtant de clore toute discussion, terminait en même temps son discours par ces mots : « Citoyens, si vous acceptez cette résolution, je vais l’envoyer de suite à la presse. » Il allait déjà quitter la tribune, quand un membre de l’assemblée suggéra qu’il serait bon cependant de discuter la résolution, avant de l’envoyer à la presse ; et alors les représentants de toutes les branches de l’industrie du bâtiment se présentèrent l’un après l’autre, déclarant que les salaires avaient tellement baissé dans ces derniers temps que les ouvriers avaient de la peine à vivre ; qu’il y avait pour le commencement du printemps beaucoup de travaux en perspective ; qu’ils entendaient en tirer profit pour faire monter les salaires, et que si une augmentation leur était refusée, ils avaient en effet l’intention de déclarer la grève générale.

J’étais furieux, et, le lendemain, je reprochai durement sa conduite à Outine. « Vous auriez dû savoir, lui dis-je, en votre qualité de meneur, qu’il était réellement question d’une grève. » Dans ma naïveté, je ne soupçonnais même pas les vrais motifs qui guidaient les chefs, et ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu’une grève en ce moment serait désastreuse pour l’élection de l’avocat, M. A...

Je ne pouvais concilier cette conduite alambiquée de la part des chefs avec les discours enflammés que je les avais entendu prononcer du haut de la tribune. Je me sentais découragé, et je déclarais à Outine mon intention de faire la connaissance de l’autre fraction de l’Association Internationale de Genève, dont les membres étaient connus sous le nom de Bakouninistes. Le nom d’« anarchistes » n’étaient pas encore très usité alors.

Outine me donna aussitôt un mot d’introduction pour un autre Russe, Nicolas Joukovsky, qui appartenait à cette section, et, me regardant droit en face, il ajouta avec un soupir : « Je crois que vous ne nous reviendrez pas ; vous resterez avec eux. » Il avait deviné juste.

Chapitre V

CHEZ LES HORLOGERS DU JURA. — LES DÉBUTS DE L’ANARCHISME — MES AMIS DE NEUCHÂTEL. — LES RÉFUGIÉS DE LA COMMUNE. — INFLUENCE DE BAKOUNINE — MON PROGRAMME SOCIALISTE.

Je me rendis d’abord à Neuchâtel et je passai environ une semaine parmi les horlogers du Jura. Je fis alors une première fois connaissance avec la fameuse Fédération Jurassienne qui joua durant les quelques années qui suivirent un rôle si important dans le développement du socialisme, en y introduisant la tendance anti-gouvernementale ou anarchiste.

En 1872, la Fédération Jurassienne était en train de devenir rebelle à l’autorité du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. L’Internationale était essentiellement une organisation du prolétariat, pour la lutte directe économique de l’ouvrier contre le patron. Les ouvriers la considéraient comme un mouvement ouvrier et non comme un parti politique. Dans l’est de la Belgique, par exemple, ils avaient introduit dans leurs statuts une clause d’après laquelle on ne pouvait être membre d’une section que si l’on exerçait un métier manuel ; les contremaîtres en étaient exclus.

Les ouvriers étaient en outre fédéralistes en principe. Chaque nation, chaque région séparée et même chaque section locale restait libre de se développer suivant ses propres principes. Mais les révolutionnaires de la vieille école qui appartenaient à la classe moyenne et étaient entrés dans l’Internationale, imbus des idées d’autrefois sur les sociétés secrètes, centralisées et hiérarchiquement organisées, avaient apporté ces idées avec eux dans l’Association Internationale.

A côté des conseils fédéraux et nationaux, un conseil général était établi à Londres pour constituer une sorte d’intermédiaire entre les conseils des différentes nations. Marx et Engels en étaient les esprits directeurs. Mais on s’aperçut bientôt que le simple fait d’avoir une organisation centrale devenait une source de difficultés considérables.

Le conseil général n’était pas satisfait de jouer le rôle de bureau central de correspondance ; il prétendait diriger le mouvement, approuver ou critiquer l’action des fédérations et des sections locales et même des membres individuels. Quand l’insurrection de la Commune commença à Paris — et que les chefs n’avaient qu’à obéir, sans pouvoir dire où le peuple les mènerait dans les vingt-quatre heures, — le conseil général prétendit diriger de Londres l’insurrection. Il réclamait des rapports journaliers sur les événements, donnait des ordres, approuvait ceci et désapprouvait cela, mettant ainsi en évidence l’inconvénient qu’il y a à avoir un centre de direction, même dans une association révolutionnaire. L’inconvénient devint encore plus évident lorsque dans le conciliabule secret tenu en 1871, le conseil général, soutenu par un petit nombre de délégués, décida d’employer les forces de l’Association à provoquer une agitation électorale. Ceci fit réfléchir les gens à l’action funeste de tout gouvernement, même quand ses origines sont démocratiques. Ce fut la première étincelle de l’anarchisme. La Fédération Jurassienne devint le centre de l’opposition organisée contre le conseil général.

La division en deux couches, — les chefs et les ouvriers, que j’avais observée à Genève au Temple Unique, n’existait pas dans les montagnes du Jura. Il y avait là un certain nombre d’hommes qui étaient plus intelligents et surtout plus actifs que les autres : mais c’était tout. James Guillaume, un des hommes les plus intelligents et les plus instruits que j’aie jamais rencontrés, était correcteur d’épreuves et directeur d’une petite imprimerie. Son salaire pour ce travail était si modique qu’il devait passer ses nuits à traduire des romans allemands en français, travaux qu’on lui payait à raison de huit francs pour seize pages. Lorsque j’arrivai à Neuchâtel, il me dit qu’il ne pouvait malheureusement pas distraire quelques heures pour causer avec moi ce jour-là. L’imprimerie publiait une feuille locale, et en dehors de sa tâche habituelle de traducteur et de coéditeur, il devait écrire sur des bandes les adresses d’un millier de personnes, à qui on devait envoyer les trois premiers numéros, et mettre lui-même les journaux sous bande.

Je lui offris mon aide pour écrire les adresses, mais ceci n’était pas possible parce qu’elles étaient mises par lui de mémoire ou inscrites sur des bouts de papier d’une écriture illisible... « Bien, dis-je, dans ce cas je viendrai dans l’après-midi à l’imprimerie et je collerai les bandes, et vous me consacrerez le temps que je vous aurai épargné. »

Nous nous comprîmes immédiatement. Guillaume me donna une chaude poignée de main et ce fut le commencement de notre amitié. Pendant les quelques jours que je fus à Neuchâtel, nous passions nos après-midi à l’imprimerie, lui, écrivant les adresses, moi, collant les bandes, et un communard français, qui était compositeur, causait avec nous, tandis qu’il composait rapidement un roman, entremêlant des phrases dont il disposait les caractères et qu’il lisait à haute voix.

« Le combat dans les rues, disait-il, devint très violent... — « Chère Marie, je vous aime !... » — Les ouvriers étaient furieux et combattaient à Montmartre comme des lions... « et il tomba à genoux devant elle »... et cela dura quatre jours. Nous savions que Gallifet faisait fusiller tous les prisonniers, et la lutte était d’autant plus terrible », et il continuait ainsi — tout en levant rapidement les caractères dans les cases.

Ce n’était que le soir très tard que Guillaume quittait sa blouse de travail et que nous pouvions sortir et consacrer quelques heures à une causerie amicale ; car il reprenait ensuite son travail en sa qualité de rédacteur du Bulletin de la Fédération Jurassienne.

A Neuchâtel, je fis aussi la connaissance de Malon. Il était né dans une famille de paysans et avait été berger dans son enfance. Plus tard, il vint à Paris, y apprit un métier, celui de vannier, et, comme le relieur Varlin et le charpentier Pindy, avec lesquels il s’était affilié à l’Internationale, il était arrivé à se faire connaître comme un des esprits dirigeants de l’Association, quand celle-ci fut poursuivie par Napoléon III, en 1869. Tous les trois avaient su gagner les cœurs des ouvriers parisiens et quand l’insurrection de la Commune éclata, ils furent membres du Conseil de la Commune avec un nombre de voix considérable. Malon fut aussi maire d’un des arrondissements de Paris. Maintenant, il gagnait sa vie en Suisse comme vannier. Il avait loué pour quelques sous par mois une petite échoppe ouverte en dehors de la ville, sur le penchant d’une colline, d’où il jouissait, tout en travaillant, d’une vue magnifique sur le lac de Neuchâtel. Le soir, il écrivait des lettres, un livre sur la Commune, de courts récits pour les journaux ouvriers — et c’est ainsi qu’il devint écrivain. J’allais le voir tous les jours pour entendre ce que ce Communard au large visage et un peu poétique, avait à me raconter sur l’insurrection dans laquelle il avait joué un rôle prépondérant et qu’il a décrite dans un livre intitulé : La troisième défaite du prolétariat français.

Un matin que j’avais monté la colline, il m’accueillit tout radieux à mon entrée dans sa cabane. — « Savez-vous que Pindy est encore vivant ! Voici une lettre de lui ; il est en Suisse, » s’écria-t-il. Personne n’avait entendu parler de Pindy depuis qu’on l’avait vu pour la dernière fois aux Tuileries, le 25 ou le 26 mai, et on l’avait cru mort, tandis qu’en réalité il était resté caché à Paris. Et pendant que ses doigts continuaient à ployer les brins d’osier et à les façonner en une élégante corbeille, Malon me racontait de sa voix tranquille, qu’agitait seulement par instants un léger tremblement, combien d’hommes avaient été fusillés par les Versaillais parce qu’on les soupçonnait d’être Pindy, Varlin, Malon ou quelque autre chef. Il me racontait ce qu’il savait du relieur Varlin, que les ouvriers de Paris adoraient, ou du vieux Delécluze, qui ne voulut pas survivre à la défaite, et de tant d’autres ; il me parlait des horreurs dont il avait été le témoin pendant l’orgie de sang par laquelle les classes riches de Paris avaient célébré leur rentrée à Paris, et aussi l’esprit de vengeance qui s’était emparé d’un certain nombre de Parisiens, conduits par Raoul Rigault, qui exécutèrent les otages de la Commune.

Ses lèvres frémissaient quand il parlait de l’héroïsme de la jeunesse ; et il était prêt d’éclater en sanglots quand il me racontait l’histoire de ce jeune homme que les troupes de Versailles allaient fusiller et qui demanda à l’officier la permission de remettre auparavant la montre en argent qu’il avait sur lui à sa mère qui demeurait près de là. Cédant à un mouvement de pitié, l’officier le laissa partir, espérant probablement qu’il ne reviendrait pas. Mais un quart d’heure plus tard, l’enfant était de retour et prenant place devant le mur au milieu des cadavres, il dit : « Je suis prêt. » Douze balles mirent fin à sa jeune existence.

Je crois que je n’ai jamais tant souffert qu’en lisant le livre terrible intitulé : Le Livre Rouge de la Justice rurale, qui ne contenait rien que des extraits des lettres écrites au Standard, au Daily Telegraph et au Times par leurs correspondants parisiens pendant les derniers jours de mai 1871, et relatant les horreurs commises par l’armée de Versailles commandée par Gallifet. Il y avait aussi quelques articles du Figaro de Paris, inspirés par une haine de cannibale contre les insurgés. En lisant ces pages, je désespérais de l’humanité et je n’aurais pas cessé d’en désespérer si je n’avais vu par la suite chez les membres du parti vaincu, qui avaient traversé toutes ces horreurs, cette absence de haine, cette confiance dans le triomphe final de leurs idées, — le regard triste mais calme de leurs yeux fixés sur l’avenir, — cette volonté d’oublier le cauchemar du passé, qui me frappait chez Malon et chez presque tous les réfugiés de la Commune rencontrés à Genève et que je retrouve encore chez Louise Michel, Lefrançais, Élisée Reclus et d’autres amis.

* * *

De Neuchâtel j’allai à Sonvilliers. Dans un vallon des monts du Jura se trouve une série de petites villes et de villages dont la population de langue française s’occupait à cette époque exclusivement d’horlogerie : des familles entières travaillaient dans d’étroits ateliers. Dans l’un d’eux, je trouvai un autre homme influent du parti, Adhémar Schwitzguébel, avec lequel je me liai, dans la suite, d’une étroite amitié. Il était assis au milieu de jeunes gens qui gravaient des boîtes de montres en or et en argent. On m’invita à prendre place sur un banc ou une table et bientôt nous fûmes tous engagés dans une conversation animée sur le socialisme, le gouvernement ou la suppression de tout gouvernement et sur les congrès en perspective.

Le soir, se déchaîna une violente tempête de neige qui nous aveuglait et glaçait le sang dans nos veines, tandis que nous nous rendions au prochain village. Mais malgré la tempête, une cinquantaine d’horlogers, des gens âgés pour la plupart, arrivèrent des bourgs et des villages voisins — quelques-uns éloignés de plus de dix kilomètres, pour assister à une petite réunion extraordinaire qui avait été fixée pour ce soir-là.

L’organisation même de l’industrie horlogère, qui permet aux hommes de se connaître parfaitement l’un l’autre, et de travailler dans leurs propres maisons, où ils ont la liberté de parler, explique pourquoi le niveau intellectuel de cette population est plus élevé que celui des ouvriers qui passent toute leur vie, et cela dès l’enfance, dans les fabriques. Il y a plus d’indépendance et plus d’originalité chez les ouvriers des petites industries. En outre, l’absence de distinctions entre chefs et membres dans la Fédération Jurassienne faisait aussi que chaque membre de la fédération s’efforçait de se former sur toutes les questions une opinion personnelle et indépendante. Je vis là que les ouvriers n’étaient pas une masse menée par une minorité dont ils servaient les buts politiques ; leurs leaders étaient simplement des camarades plus entreprenants — des initiateurs plutôt que des chefs. La netteté de vue, la rectitude de jugement, la faculté de résoudre des questions sociales complexes, que je constatais chez ces ouvriers, principalement chez ceux qui étaient entre deux âges, firent sur moi une impression profonde ; et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions.

L’exposé théorique de l’Anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du Socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste.

Un voyage que je fis ensuite en Belgique, où j’eus l’occasion de comparer une fois de plus l’agitation politique centralisée à Bruxelles avec l’agitation économique et indépendante, qui était en train de se développer parmi les ouvriers drapiers de Verviers, ne fit que me confirmer dans mes opinions. Ces tisserands en drap étaient une des populations les plus sympathiques que j’aie jamais rencontrées dans l’ouest de l’Europe.

Bakounine était à cette époque à Locarno. Je ne le vis pas, et je le regrette maintenant beaucoup, car il était mort quand je retournai en Suisse, quatre ans plus tard. C’était lui qui avait aidé les camarades du Jura à mettre de l’ordre dans leurs idées et à formuler leurs aspirations ; lui qui leur avait inspiré son enthousiasme révolutionnaire, puissant, ardent, irrésistible. Dès qu’il vit que le modeste journal que Guillaume commençait à publier à Locle dans le Jura, faisait entendre dans le mouvement socialiste des idées nouvelles et indépendantes, il vint à Locle, s’entretint pendant des journées et des nuits entières avec ses nouveaux amis sur la nécessité historique de faire un nouveau pas dans le sens anarchique : il écrivit pour ce journal une série d’articles profonds et brillants sur le progrès historique de l’humanité vers la liberté ; il communiqua son enthousiasme de liberté à ses nouveaux amis, et créa ce centre de propagande d’où l’anarchisme rayonna dans la suite sur toutes les parties de l’Europe.

Après son départ pour Locarno — d’où il détermina un mouvement analogue en Italie et aussi en Espagne par l’intermédiaire de Fanelli, son sympathique et intelligent émissaire — l’œuvre qu’il avait commencée dans les montagnes du Jura fut continuée d’une façon indépendante par les Jurassiens eux-mêmes. Le nom de « Michel » revenait sans cesse dans leurs conversations, non pas comme le nom d’un chef absent dont les opinions feraient loi, mais comme celui d’un ami personnel, dont chacun parlait avec amour et dans un esprit de camaraderie. Ce qui me frappait le plus, c’était que l’influence de Bakounine tenait moins à sa supériorité intellectuelle qu’à sa personnalité morale. Dans les conversations sur l’anarchisme ou sur l’attitude de la Fédération, je n’ai jamais entendu dire : « Bakounine a dit cela » ou « Bakounine pense ainsi », comme si un pareil argument pouvait clore la discussion. Ses écrits et ses paroles n’avaient pas force de loi, comme c’est malheureusement souvent le cas dans les partis politiques. Dans toutes les questions où l’intelligence juge en dernier ressort, chacun apportait dans la discussion ses arguments personnels. Ils pouvaient avoir été suggérés dans leur forme et leur teneur générales par Bakounine, ou bien Bakounine avait pu les emprunter à ses amis du Jura ; en tous cas, ils revêtaient chez tous un caractère individuel et propre. Je n’ai jamais entendu invoquer le nom de Bakounine comme une autorité qu’une seule fois, et cela me surprit tellement que je me souviens encore du lieu où cette conversation eut lieu et des circonstances qui l’entourèrent. Des jeunes gens s’étaient mis un jour à tenir devant des femmes des propos peu respectueux pour l’autre sexe. L’une des femmes présentes y mit tout à coup fin en s’écriant : « Dommage que Michel ne soit pas ici ; il vous aurait remis à votre place ! » Ils étaient toujours sous l’influence de la grande figure du révolutionnaire qui avait tout sacrifié pour la cause de la révolution, qui ne vivait que pour elle, et tirait de la conception qu’il s’en faisait des idées les plus hautes et les plus pures pour la vie pratique en général.

Je revins de ce voyage avec des idées sociologiques arrêtées que j’ai gardées jusqu’à ce jour, et j’ai fait ce que j’ai pu pour les développer et leur donner une forme de plus en plus claire et concrète.

Il y avait cependant un point un point que je n’acceptai qu’après y avoir beaucoup réfléchi et consacré une partie de mes nuits. Je voyais clairement que l’immense changement qui ferait passer dans les mains de la société tout ce qui est nécessaire à la vie et à la production — que ce fût l’État populaire des social-démocrates ou l’union libre de groupes librement associés, comme le veulent les anarchistes, — je voyais, dis-je, qu’un pareil changement impliquait l’idée d’une révolution infiniment plus profonde que toutes celles dont l’histoire fait mention.

De plus les ouvriers avaient contre eux, s’ils voulaient tenter une semblable révolution, non plus l’aristocratie pourrie contre laquelle les paysans et les républicains français avaient eu à lutter au siècle dernier, — et cette lutte même avait été une lutte désespérée — mais les classes moyennes, infiniment plus puissantes au point de vue intellectuel et physique, qui ont à leur service l’organisme puissant de l’État moderne. Mais je reconnus bientôt qu’il ne se produirait aucune révolution, pacifique ou violente, tant que les idées nouvelles et le nouvel idéal n’auraient pas pénétré profondément dans la classe même dont les privilèges économiques et politiques étaient menacés. J’avais été témoin de l’abolition du servage en Russie et je savais que si un grand nombre de propriétaires de serfs n’avaient pas été pénétrés de l’injustice de leurs droits (c’était là une conséquence de l’évolution qui suivait les révolutions de 1789 et 1848), l’émancipation des serfs ne se serait jamais accomplie aussi aisément qu’elle le fut en 1861. Et je voyais que l’idée d’une émancipation des ouvriers du système actuel du salariat faisait son chemin au sein des classes moyennes elles-mêmes. Les plus ardents défenseurs des conditions économiques présentes avaient déjà renoncé à défendre les privilèges existants en se plaçant sur le terrain du « droit » : ils ne discutaient déjà plus la question d’« opportunité » d’une pareille transformation. Ils ne niaient pas qu’un changement fût désirable, et contestaient seulement que la nouvelle organisation économique réclamée par les socialistes fût réellement préférable à l’état de choses actuel : ils se demandaient si une société dans laquelle les ouvriers auraient voix prépondérante serait capable de diriger la production avec plus de succès que les capitalistes, agissant individuellement et uniquement guidés par leur intérêt personnel.

De plus, je commençai à comprendre peu à peu que des révolutions, c’est-à-dire, des périodes d’évolution accélérée et de transformations rapides, sont aussi conformes à la nature de la société humaine que l’évolution lente qui s’accomplit actuellement au sein des races civilisées ; je compris aussi que chaque fois qu’une période d’évolution rapide et de reconstitution sociale commence, la guerre civile peut éclater sur une échelle plus ou moins vaste. La question est alors, non pas tant de savoir comment éviter les révolutions, que de trouver le moyen d’obtenir les meilleurs résultats en enrayant le plus possible la guerre civile, en restreignant le nombre des victimes, en y mettant réciproquement le moins d’acharnement. Il n’y a pour cela qu’un moyen : c’est que la partie opprimée de la société ait une idée aussi claire que possible du but qu’elle prétend atteindre et des moyens qu’elle veut employer, et qu’elle soit pénétrée de l’enthousiasme qui lui est nécessaire pour accomplir son œuvre ; car dans ce cas elle est assurée d’attirer à elle les éléments les meilleurs, les forces intellectuelles les plus saines de la classe en possession des privilèges accumulés par le passé.

La Commune de Paris fut un exemple terrible d’une révolution sans but déterminé. Quand les ouvriers devinrent, en mars 1871, les maîtres de la grande cité, ils n’attaquèrent pas les droits de propriété appartenant à la bourgeoisie. Au contraire, ils prirent ces droits sous leur protection. Les chefs de la Commune firent à la Banque de France un rempart de leurs corps, et malgré la crise qui avait paralysé l’industrie et par suite privé de leur salaire une foule de travailleurs, ils protégèrent par leurs décrets les droits des propriétaires de fabriques, d’établissements de commerce et de maisons habitées. Mais quand le mouvement fut vaincu, les classes moyennes ne tinrent aucun compte de la modération qu’avaient montrée les insurgés dans leurs revendications communistes. Ayant vécu pendant eux mois dans la terreur que les ouvriers ne vinssent à s’attaquer à leurs droits de propriété, les riches se vengèrent des ouvriers, absolument comme s’ils avaient justifié ces craintes par des actes. Près de trente mille ouvriers furent massacrés, comme on le sait, non pas pendant la lutte mais après la défaite de l’insurrection. Si les ouvriers avaient fait une tentative pour socialiser la propriété, la vengeance n’aurait pas été plus terrible.

Je concluais donc que, s’il y a ans l’évolution de l’humanité des périodes où un conflit est inévitable et où la guerre civile éclate en dépit de la volonté des individus pris en particulier, il faut au moins que ces conflits soient déterminés, non par de vagues aspirations, mais par une vue claire du but visé ; non par des considérations secondaires, dont l’insignifiance n’atténue pas la violence de ce conflit, mais par de grandes idées qui exaltent les hommes en leur ouvrant un large et vaste horizon.

Dans ce dernier cas, la solution dépendra beaucoup moins de l’efficacité des armes à feu et des canons que de la force du génie créateur mis en œuvre pour la reconstitution de la société sur des bases nouvelles. La solution dépendra surtout des forces reconstitutrices de la société, qui pourront, pendant quelque temps, exercer librement leur action, et de la valeur morale du but poursuivi ; car alors le parti trouvera plus de sympathie chez ceux-là même qui, en tant que classes, sont opposés au changement. Le conflit étant ainsi engagé sur des questions plus hautes, purifiera l’atmosphère sociale ; et le nombre des victimes sera certainement, de part et d’autre, beaucoup plus restreint qu’il ne l’aurait été si la lutte s’était engagée sur des questions d’importance secondaire, où les hommes trouvent à satisfaire leurs plus vils instincts.

C’est pénétré de ces idées que je rentrai en Russie.

Chapitre VI

LIVRES INTERDITS INTRODUITS PAR CONTREBANDE. — LE NIHILISME. — MÉPRIS DE LA FORME EXTÉRIEURE. — LE MOUVEMENT « VERS LE PEUPLE ». — LE CERCLE DE TCHAÏKOVSKY. — COURANTS POLITIQUES ET SOCIAUX. — PAS D’ESPOIR DE RÉFORMES. — LA PERSONNE DU TSAR PROTÉGÉE PAR LA JEUNESSE.

Pendant mon voyage j’avais acheté un certain nombre de livres et de collections de journaux socialistes. En Russie ces sortes d’ouvrages étaient rigoureusement prohibés par la censure ; et quelques-unes de ces collections de journaux, quelques-uns de ces rapports des congrès internationaux étaient introuvables, même en Belgique et à des prix élevés. « Dois-je m’en séparer alors que mon frère et mes amis auraient tant de plaisir à les lire à Pétersbourg ? » me demandais-je ; et je résolus de les introduire en Russie d’une façon ou de l’autre.

Je retournai à Pétersbourg, via Vienne et Varsovie. Des milliers de juifs vivent de contrebande sur la frontière polonaise et je pensais que si je réussissais à en découvrir un seul, mes livres seraient transportés en toute sûreté au-delà de la frontière. Cependant il ne me semblait pas pratique de descendre à une petite station près de la frontière pour y chercher un contrebandier, tandis que les autres voyageurs poursuivaient leur route ; je pris donc une ligne secondaire et j’arrivai à Cracovie. « La capitale de l’ancienne Pologne est près de la frontière, pensais-je, et j’y trouverai bien quelque juif qui me mènera chez les gens que je cherche. »

J’arrivai le soir dans cette ville jadis célèbre et florissante, et dès le lendemain matin, je me mis en campagne. A mon grand étonnement, je vis à chaque coin de rue et partout où je dirigeai mes regards sur la place du marché, du reste déserte, un juif portant la traditionnelle houppelande et les longs cheveux de ses ancêtres, qui attendait qu’un noble polonais ou un négociant l’envoyât faire une commission pour quelque menue monnaie. Je désirais en trouver un, et voilà qu’il y en avait trop. A qui devais-je m’adresser ? Je fis le tour de la ville et me décidai enfin, en désespoir de cause, à accoster celui qui se tenait à la porte d’entrée de mon hôtel, — un vieux et immense palais dont les salons étaient remplis autrefois d’une foule élégante de danseurs en habits de gala et qui n’avait plus maintenant que la prosaïque destination de procurer le couvert et la table à quelques voyageurs d’occasion. J’expliquai à mon homme mon intention d’introduire en contrebande en Russie un assez lourd ballot de livres et de journaux.

— « Rien n’est plus facile, monsieur, » me répondit-il. « Je vais vous envoyer de suite le représentant de la Compagnie Universelle des (disons) os et chiffons. Cette société brasse les plus grandes affaires de contrebande du monde entier, et son représentant pourra sûrement vous obliger. » Une demi-heure plus tard il revenait effectivement avec le représentant de la Compagnie - un jeune homme très élégant qui parlait admirablement le russe, l’allemand et le polonais.

Il examina mon paquet, le pesa avec les mains, et me demanda quelle sorte de livres il contenait.

— Toutes sortes de livres rigoureusement prohibés par la censure russe ; c’est pour cela qu’il faut les introduire en contrebande.

— « Les livres, dit-il, ne sont pas précisément notre genre de commerce ; nous nous occupons surtout de soieries de prix. Si je payais mes hommes au poids du colis, en appliquant notre tarif de soieries, je serais forcé de vous demander un prix vraiment exorbitant. Et puis, à dire vrai, je n’aime pas beaucoup m’occuper de livres. S’il arrivait la moindre des choses, « ils » en feraient une affaire politique et il en coûterait à la Compagnie Universelle des os et chiffons une somme d’argent effrayante pour se tirer d’affaire. »

J’avais probablement l’air bien triste, car l’élégant jeune homme qui représentait la Compagnie Universelle des os et chiffons ajouta aussitôt : « Tranquillisez-vous. Il (le commissionnaire de l’hôtel) trouvera un autre moyen de vous arranger. »

— « Ah oui ; il y a vingt moyens d’arranger une pareille bagatelle, pour obliger monsieur », remarqua gaiement le commissionnaire, en me quittant.

Au bout d’une heure il revint avec un autre jeune homme. Celui-ci prit mon paquet, le mit à côté de la porte et me dit : « C’est bien. Si vous partez demain, vous trouverez vos livres à telle station russe » et il m’expliqua comment se ferait la chose.

— « Combien cela coûtera-t-il ? » demandai-je.

— « Combien êtes-vous disposé à payer ? » répliqua-t-il.

Je vidai ma bourse sur la table, en disant : « Voilà ce qu’il me faut pour mon voyage. Le reste est pour vous. Je voyagerai en troisième classe. »

— « Comment ! comment ! s’écrièrent mes deux hommes d’une seule voix. Que dites-vous là, monsieur ? Un gentilhomme comme vous, voyager en troisième classe ? Jamais de la vie ? Non, non, non, cela n’est pas possible. Huit roubles nous suffiront, plus un rouble pour le commissionnaire, si vous voulez bien — nous nous en rapportons à vous. Nous ne sommes pas des voleur de grand chemin, mais d’honnêtes commerçants. » Et ils refusèrent carrément d’accepter davantage.

J’avais souvent entendu parler de l’honnêteté des contrebandiers juifs de la frontière ; mais je ne me serais jamais attendu à en rencontrer une pareille preuve. Plus tard, quand notre cercle importait beaucoup de livres de l’étranger, ou plus tard encore, lorsque tant de révolutionnaires et de réfugiés traversaient la frontière pour entrer en Russie ou pour en sortir, il n’y eut jamais d’exemple que les contrebandiers en eussent trahi un seul ou qu’ils eussent profité des circonstances pour se faire payer leurs services à un prix exagéré.

Le lendemain je quittai Cracovie ; et, à la station russe désignée, un porteur s’approcha de mon compartiment et, parlant à haute voix, de façon à être entendu par le gendarme qui se promenait le long du quai, il me dit : « Voilà la valise que votre Altesse a laissée hier, » et il me remit le précieux paquet.

J’étais si heureux de l’avoir que je ne m’arrêtai même pas à Varsovie, et continuai mon voyage directement jusqu’à Pétersbourg, pour montrer mes trophées à mon frère.

A cette époque, un formidable mouvement se développait parmi la jeunesse russe cultivée. Le servage était aboli. Mais pendant les deux cent cinquante ans qu’avait duré le servage, il était né toute une série d’habitudes d’esclavage domestique, de mépris extérieur de la personnalité individuelle, de despotisme de la part des pères et d’hypocrite soumission de la part des femmes, des fils et des filles. Au commencement du siècle, le despotisme domestique régnait partout en Europe à un haut degré — comme en témoignent les écrits de Thackeray et de Dickens — mais nulle part cette tyrannie n’avait pris un développement aussi considérable qu’en Russie. La vie russe tout entière, dans la famille, dans les relations entre les chefs et leurs subordonnés, entre les officiers et les soldats, les patrons et leurs employés, en portait l’empreinte. Tout un monde d’habitudes et de façons de penser, de préjugés et de lâcheté morale, de coutumes engendrées par une vie d’oisiveté, s’était formé peu à peu ; même les meilleurs hommes de cette époque payaient un large tribut à ces produits de la période de servage.

La loi n’a pas de prise sur ces choses. Un énergique mouvement social était seul capable de réformer les habitudes et les mœurs et la vie journalière en attaquant le mal dans sa racine ; et en Russie ce mouvement — cette révolte de l’individu — prit un caractère beaucoup plus énergique et plus impétueux dans sa critique de l’état de choses existant que dans tout autre pays de l’Europe occidentale ou de l’Amérique. Tourguénev lui donna le nom de « Nihilisme » dans son célèbre roman, « Pères et Fils », et ce nom fut accepté généralement.

Ce mouvement a été souvent mal compris dans l’ouest de l’Europe. Dans la presse, par exemple, on a confondu nihilisme et terrorisme. Les troubles révolutionnaires qui éclatèrent en Russie vers la fin du règne d’Alexandre II et aboutirent à la mort tragique du tsar, sont constamment désignés sous le nom de nihilisme. C’est pourtant une erreur. Confondre le nihilisme avec le terrorisme est une méprise aussi grave que d’identifier un mouvement philosophique comme le stoïcisme ou le positivisme avec un mouvement politique, tel, par exemple, que le républicanisme.

Le terrorisme est né de certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un moment donné de l’histoire. Il a vécu et a pris fin. Il peut renaître et disparaître encore. Mais le nihilisme a mis son empreinte sur la vie tout entière des classes cultivées de la Russie et cette empreinte persistera pendant de nombreuses années. C’est le nihilisme qui, dépouillé de ce qu’il y a en lui d’exagéré — l’exagération était inévitable dans un mouvement de cette sorte provoqué par la jeunesse — donne encore actuellement à la vie d’une grande partie des classes cultivées de la Russie un certain caractère particulier que nous autres Russes regrettons de ne pas trouver dans la vie de l’Europe Occidentale. C’est le nihilisme aussi qui dans ses manifestations variées donne à un grand nombre de nos écrivains cette sincérité remarquable, cette habitude de « penser tout haut » qui étonne les lecteurs occidentaux.

Tout d’abord, le nihiliste déclarait la guerre à tout ce qu’on peut appeler « les mensonges de la société civilisée ». La sincérité absolue était sa marque distinctive et au nom de cette sincérité il renonçait et demandait aux autres de renoncer aux superstitions, aux préjugés, aux habitudes et aux mœurs que leur propre raison ne pouvait justifier. Il refusait de se plier devant toute autre autorité que la raison, et dans l’analyse de chaque institution ou habitude sociale, il se révoltait contre toute sorte de sophisme plus ou moins déguisé.

Il rompit, naturellement, avec les superstitions de ses pères, et ses idées philosophiques furent celles du positivisme, de l’agnosticisme, de l’évolutionnisme à la façon de Spencer ou du matérialisme scientifique ; et tandis qu’il n’attaquait jamais la foi religieuse simple et sincère, lorsqu’elle est une nécessité psychologique de l’être sensible, il combattait violemment l’hypocrisie qui pousse les gens à se couvrir du masque d’une religion, qu’ils jettent à chaque instant par-dessus bord comme un fardeau inutile.

La vie des peuples civilisés est pleine de ces petits mensonges conventionnels. Quand les gens, qui ne peuvent se supporter, se rencontrent dans la rue, ils prennent un air radieux et sourient de joie ; le nihiliste restait froid et ne souriait qu’à ceux qu’il était vraiment heureux de rencontrer. Toutes ces formes de politesse extérieure qui ne sont que pure hypocrisie lui répugnaient et il affectait une certaine rudesse de manières pour protester contre la plate amabilité de ses pères. Il remarquait que ceux-ci affectaient dans leurs paroles un idéalisme sentimental et qu’ils se comportaient en même temps comme de véritables barbares à l’égard de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs serfs ; et il se révoltait contre cette sorte de sentimentalisme qui s’accommodait si bien aux conditions d’une vie qui n’avait en soi rien d’idéal.

L’art était soumis avec la même rigueur à cette critique négative. Ces continuels bavardages sur la beauté, l’idéal, l’art pour l’art, l’esthétique, etc., auxquels on se livrait si volontiers, alors que tout objet d’art était payé avec l’argent extorqué à des paysans affamés ou à des ouvriers mal rétribués, et que le soi-disant « Culte de la Beauté » n’était qu’un masque destin à couvrir la plus vulgaire corruption de mœurs — ne lui inspiraient que du dégoût ; et la critique de l’art que l’un des plus grands artistes du siècle, Tolstoï, a formulé depuis d’une manière si saisissante, était exprimée par le nihiliste dans cette affirmation catégorique : « Une paire de bottes vaut beaucoup mieux que toutes vos Madones et que toutes vos discussions raffinées sur Shakespeare. »

Tout mariage sans amour, toute familiarité sans amitié étaient condamnés. La jeune fille nihiliste, contrainte par ses parents de jouer le rôle d’une poupée dans une « maison de poupées », et de faire un mariage d’argent, préférait quitter sa maison et ses toilettes de soie ; elle prenait une robe de laine noire très simple, coupait ses cheveux et allait à l’université, pour pouvoir vivre d’une vie indépendante. La femme qui s’apercevait que son mariage n’était plus un mariage — que ni l’amour, ni l’amitié n’unissaient plus ceux qui restaient de par la loi époux et femme — aimait mieux briser un lien qui n’avait plus rien de son caractère essentiel ; et souvent elle s’en allait avec ses enfants, bravant la pauvreté, préférant l’isolement et la misère à une vie toute conventionnelle qui aurait été une perpétuelle négation de sa propre personnalité.

Le nihiliste portait cet amour de la sincérité jusque dans les plus minces détails de la vie de tous les jours. Il rejetait les formes conventionnelles du langage de la société et exprimait ses opinions simplement et sans fard, et même en apparence avec une certaine affectation de rudesse.

Nous avions coutume à Irkoutsk de nous réunir une fois par semaine au club, et de danser. Je fus pendant quelque temps un hôte assidu de ces soirées, mais peu à peu, ayant à travailler, je cessai d’y aller. Un soir, comme je ne m’y étais pas montré pendant plusieurs semaines de suite, une des dames présentes demanda à un jeune homme de mes amis pourquoi je ne venais plus à leurs réunions. « Il monte maintenant à cheval quand il veut prendre de l’exercice, » répondit mon ami un peu rudement. — Mais il pourrait venir passer quelques heures avec nous, sans danser, se permit de remarquer une dame. — Que viendait-il faire ici ? répliqua mon ami, le nihiliste. — Causer avec vous de mode et de chiffons ? Il en avait assez de ces niaiseries. — Mais il fréquente pourtant de temps en temps mademoiselle X***, remarqua timidement une des jeunes dames présentes. — En effet, mais mademoiselle X***, c’est une jeune fille studieuse, répliqua sèchement mon ami, il l’aide à apprendre l’allemand. » Je dois ajouter que cette rebuffade évidemment grossière eut pour effet que les jeunes filles d’Irkoutsk se mirent aussitôt à nous assiéger, mon frère, mon ami et moi, de questions sur ce que nous leur conseillions de lire ou d’étudier. Le nihiliste parlait à tous ceux qu’il connaissait avec la même franchise, leur disant que leurs bavardages sur « les pauvres gens » n’étaient que pure hypocrisie, tant qu’ils vivaient du travail mal rétribué de ces gens, qu’ils plaignaient à leur aise tout en bavardant dans leurs salons richement décorés ; et avec la même franchise un nihiliste déclarait à un haut fonctionnaire que celui-ci ne se souciait pas le moins du monde du bien-être de ses subordonnés, mais qu’il était simplement un voleur.

Le nihiliste montrait une certaine rudesse, quand il reprochait à une femme d’aimer les bavardages futiles et de se montrer fière de ses manières élégantes et de ses toilettes recherchées, ou quand il disait sans ambages à une jeune fille : « Comment n’avez-vous pas honte de dire de pareilles sornettes et de porter un chignon de faux cheveux ? » Il désirait trouver dans la femme une camarade, une personnalité humaine — non une poupée ou un mannequin — et il se refusait absolument à ces menus témoignages de politesse dont les hommes entourent celles qu’ils aiment tant à considérer comme « le sexe faible ».

Quand une dame entrait dans un salon, un nihiliste ne s’empressait pas de se lever de son siège pour le lui offrir — à moins qu’elle ne fût fatiguée et qu’il n’y eût pas d’autre siège dans la pièce. Il se comportait vis-à-vis d’elle comme il l’aurait fait avec un camarade de son propre sexe ; mais si une fille — lui fût-elle complètement inconnue — manifestait le désir d’apprendre quelque chose qu’il savait et qu’elle ignorait, il n’hésitait pas à aller chaque soir à l’autre bout de la ville pour l’aider dans ses études. Tel jeune homme qui n’aurait pas fait un mouvement pour présenter à une dame une tasse de thé, abandonnait à une jeune fille, qui venait à Moscou ou à Pétersbourg pour étudier, la seule leçon particulière qu’il avait pu trouver et qui lui procurait son maigre pain quotidien. Il lui disait simplement : « Il est plus facile à un homme qu’à une femme de trouver du travail. Il n’y a rien de chevaleresque dans mon offre, c’est une simple question d’égalité. »

Les deux plus grands romanciers russes, Tourguénev et Gontcharov, ont essayé de représenter ce type nouveau dans leurs romans. Gontcharov a fait, dans le « Précipice », une caricature du nihilisme, en prenant un personnage réel, il est vrai, mais qui ne pouvait nullement être pris pour un représentant du type nihiliste. Tourgénev était un trop grand artiste et il avait une trop grande admiration pour ce nouveau type, pour se laisser aller à en faire une caricature ; et pourtant son nihiliste, Bazarov, ne nous satisfit pas. Nous le trouvions trop rude, principalement dans ses relations avec ses vieux parents, et nous lui reprochions surtout de paraître négliger ses devoirs de citoyen. La jeunesse russe ne pouvait se contenter de l’attitude purement négative du héros de Tourguénev. Le nihilisme, en affirmant les droits de l’individu et en condamnant toute hypocrisie, n’était qu’un premier pas vers un type plus élevé d’hommes et de femmes, qui sont également libres et consacrent leur vie à une grande cause. Les nihilistes se reconnaissaient bien mieux dans les hommes et les femmes que Tchernychevsky a mis en scène dans son roman « Que faire ? » inférieur sans doute au point de vue artistique mais qui par ses idées exerça une influence considérable sur la jeunesse russe.

« Amer est le pain fait par les esclaves », a écrit notre poète Nekrasov. La jeune génération refusait positivement de manger ce pain, et de jouir des richesses accumulées dans leurs maisons paternelles par le travail des serfs, que les ouvriers fussent de véritables serfs ou des esclaves salariés du système industriel existant.

Toute la Russie apprit avec étonnement, par l’acte d’accusation produit devant le tribunal contre Karakosov et ses amis, que ces jeunes gens, propriétaires de fortunes considérables, vivaient à trois ou à quatre dans la même chambre, ne dépensant pas plus de dix roubles (25 francs) chacun par mois pour leur entretien, et donnant tout leur argent aux coopératives de consommation, aux coopératives de production où ils travaillaient eux-mêmes, et à d’autres institutions analogues. Cinq ans plus tard, des milliers et des milliers de jeunes gens — la meilleure partie de la jeunesse russe - imitaient cet exemple. Leur mot d’ordre était : « V narod ! » (allez au peuple : soyez le peuple).

Dès 1860, dans presque chaque famille riche une lutte acharnée s’engagea entre les pères, qui voulaient maintenir les anciennes traditions, et les fils et les filles qui défendaient leur droit de disposer de leur vie suivant leur propre idéal. Les jeunes gens quittaient le service militaire, le comptoir, l’atelier et affluaient dans les villes universitaires. Des jeunes filles, issues des familles les plus aristocratiques, accouraient sans un sou à Pétersbourg, à Moscou et à Kiev, avides d’apprendre une profession qui les affranchît du joug domestique, et un jour, peut-être, même du joug du mari. Beaucoup d’entre elles parvenaient à conquérir cette liberté individuelle après des luttes rudes et acharnées. Elles cherchaient alors à l’utiliser, non pour leur satisfaction personnelle, mais pour apprendre au peuple la science qui les avait émancipées.

Das chaque ville russe, dans chaque quartier de Pétersbourg, des petits groupes de jeunes gens se constituaient pour se former et s’instruire mutuellement. Les œuvres des philosophes, les écrits des économistes, les recherches de la jeune école historique russe étaient lus dans ces cercles, et ces lettres étaient suivies de discussions interminables. Le but de toutes ces lectures et de toutes ces discussions était d’aboutir à la solution de cette grande question qui dominait toutes les autres : comment les jeunes gens pourraient-ils devenir utiles aux masses ? Peu à peu ils en venaient à cette idée que le seul moyen était de s’établir parmi les gens du peuple et de vivre leur vie. Des jeunes gens allaient alors se fixer dans les villages comme médecins, aide-médecins, instituteurs, scribes, et même comme agriculteurs, forgerons, bûcherons, etc. et ils essayaient de vivre là en contact intime avec les paysans. Des jeunes filles passaient leurs examens d’institutrice, apprenaient le métier de sages-femmes et de gardes-malades et se rendaient par centaines dans les villages, se dévouant corps et âme à la partie la plus pauvre de la population.

Ils y allaient sans même avoir un idéal quelconque de reconstitution sociale et la moindre pensée révolutionnaire ; mais purement et simplement pour enseigner à lire à la masse des paysans, pour les instruire, leur prêter leur assistance médicale ou les aider d’une façon ou d’une autre à sortir de leurs ténèbres et de leur misère, et en même temps, apprendre de ces masses ce qui était leuridéal populaire d’une vie sociale meilleure.

A mon retour de la Suisse, je trouvai ce mouvement en plein essor.

* * *

Je m’empressai naturellement de faire part à mes amis de mes impressions sur l’Association Internationale des Travailleurs et de leur prêter mes livres. A l’Université je n’avais pas d’amis à proprement parler ; j’étais plus âgé que la plupart de mes compagnons, et entre jeunes gens une différence de quelques années est toujours un obstacle à une camaraderie complète. Il faut dire aussi que depuis que les nouveaux règlements d’admission à l’Université étaient entrés en vigueur en 1861, les jeunes gens les meilleurs, les plus développés et les plus indépendants au point de vue intellectuel, étaient éliminés par les gymnases et n’étaient pas admis à l’Université. En conséquence, la majeure partie de mes camarades étaient de bons garçons, laborieux, peut-être, mais ne s’intéressant en rien en dehors de leurs examens.

Je ne m’étais lié d’amitié qu’avec un seul d’entre eux : appelons-le Dmitri Kelnitz. Il était originaire de la Russie méridionale, et, quoique son nom fût allemand, il parlait difficilement cette langue ; sa physionomie était celle d’un Russe du sud plutôt que celle d’un Teuton. Il était très intelligent, lisait beaucoup et avait sérieusement réfléchi sur ce qu’il avait lu. Il aimait la science et avait pour elle une vénération profonde ; mais, comme beaucoup d’entre nous, il aboutit bientôt à cette conclusion, qu’en suivant la carrière scientifique il ne ferait que grossir l’armée des Philistins et qu’il y avait une foule de choses beaucoup plus urgentes auxquelles il pourrait se vouer. Il suivit pendant deux ans les cours de l’Université, puis il y renonça pour s’adonner entièrement à l’œuvre sociale. Il trouvait je ne sais comment moyen de vivre ; j’ignore même s’il avait un logement permanent. De temps en temps il venait chez moi et me demandait : « Avez-vous du papier ? » Il en prenait une provision et, s’installant à un coin de table, il travaillait pendant une heure ou deux à une traduction. Le peu qu’il gagnait par ce moyen lui était plus que suffisant pour satisfaire ses modestes besoins. Ensuite il courait dans un quartier éloigné de la ville pour voir un camarade ou aider un ami nécessiteux ; ou bien il traversait tout Pétersbourg à pied, et allait dans quelque faubourg éloigné pour obtenir une bourse dans un collège en faveur d’un enfant auquel s’intéressait les camarades. C’était certainement un homme très bien doué. Dans l’Europe occidentale un homme de moindre valeur aurait réussi à devenir un chef de parti politique ou socialiste. Jamais pareille pensée ne vint à l’esprit de Kelnitz. Il n’eut jamais l’ambition de diriger des hommes et il n’y avait pas de travail, si insignifiant fût-il, qu’il ne fît. Il faut dire aussi que ce trait de caractère ne lui était pas particulier ; tous ceux qui avaient vécu quelques années dans les millieux d’étudiants de cette époque le possédaient à un haut degré.

Bientôt après mon retour, Kelnitz m’invita à faire partie du cercle qui était connu de la jeunesse sous le nom de « Cercle de Tchaïkovsky ». C’est sous ce nom qu’il a joué un rôle important dans l’histoire du mouvement social en Russie et c’est sous ce nom qu’il passera à la postérité. « Ses membres, me dit Kelnitz, ont été jusqu’ici pour la plupart constitutionnalistes ; mais ce sont d’excellents hommes, ouverts à toute idée honnête ; ils ont de nombreux amis dans toute la Russie et vous verrez plus tard ce que vous pouvez en tirer. » Je connaissais déjà Tchaïkovsky et quelques autres membres de ce cercle. Tchaïkovsky avait gagné mon cœur à notre première rencontre et notre amitié est restée inébranlable depuis, pendant vingt-sept ans.

Au début, ce cercle ne comprenait qu’un très petit groupe de jeunes gens et de jeunes femmes — l’une d’elles était Sophie Pérovskaya — qui s’étaient unis pour travailler à leur éducation et à leur instruction mutuelle. Tchaïkovsky en faisait partie. En 1869, Nétchaïev avait essayé de fonder une société secrète révolutionnaire parmi la jeunesse désireuse, comme je l’ai dit plus haut, de travailler au milieu des gens du peuple ; et pour parvenir à son but il employait les procédés des anciens conspirateurs, ne reculant même pas devant un mensonge quand il voulait forcer ses associés à lui obéir. De pareils procédés ne pouvaient avoir de succès en Russie, et peu de temps après cette association disparut. Presque tous les membres furent arrêtés et quelques-uns des meilleurs et des plus purs de la jeunesse russe furent envoyés en Sibérie avant d’avoir fait quelque chose. Le cercle d’éducation mutuelle, dont je parle, était institué en opposition aux méthodes de Nétchaïev. Ces quelques amis avaient jugé très sainement que le développement moral de l’individu doit être la base de toute organisation, quel que soit le caractère politique qu’elle puisse revêtir dans la suite, et quel que soit le programme qu’elle puisse adopter au cours des événements. C’est pour cela que le cercle de Tchaïkovsky, en développant graduellement son programme, prit une extension si considérable en Russie et obtint de si importants résultats ; c’est pour cela que plus tard, quand les féroces persécutions du gouvernement provoquèrent une lutte révolutionnaire, il produisit ce groupe remarquable d’hommes et de femmes qui succombèrent dans le combat terrible qu’ils avaient osé engager contre l’autocratie.

A cette époque, cependant — c’est-à-dire en 1872 — le cercle n’avait rien de révolutionnaire. S’il était resté un simple cercle d’études, il se serait figé dans une immobilité de monastère. Mais les membres trouvèrent une occupation suffisante. Ils se mirent à répandre de bons livres. Ils achetaient des ouvrages de Lassalle, de Bervi (sur la condition des classes ouvrières en Russie), de Marx, des ouvrages d’histoire russe, etc., — toute l’édition à la fois — et les distribuaient aux étudiants des provinces. En quelques années il n’y eut pas de ville d’une certaine importance dans les « trente-huit provinces de l’Empire russe », pour me servir du langage officiel, où ce cercle n’eût pas un groupe de camarades occupés à répandre ce genre de littérature. Peu à peu, suivant l’impulsion générale des événements, et stimulé par les nouvelles qui lui parvenaient de l’Europe Occidentale, au sujet de l’extension rapide du mouvement ouvrier, le cercle devint de plus en plus un centre de propagande socialiste parmi la jeunesse instruite et un intermédiaire naturel entre les nombreux cercles de la province. Et un jour vint alors où la glace entre étudiants et ouvriers fut brisée et où des relations directes furent établies entre ce cercle et les ouvriers de Pétersbourg ainsi que de certaines villes de province. Ce fut dans ces conjonctures que j’entrai dans le cercle, au printemps de 1872.

Toutes les sociétés secrètes sont cruellement persécutées en Russie, et le lecteur occidental attendra peut-être de moi une description de mon initiation et du serment de fidélité que j’y fis. Je suis contraint de le désappointer, car rien de semblable n’existait et ne pouvait exister. Nous aurions été les premiers à rire de pareilles cérémonies, et Kelnitz n’aurait pas manqué l’occasion de placer une de ses remarques sarcastiques qui aurait mis fin à toute sorte de rituel. Il n’y avait même pas de statuts. Le cercle n’acceptait comme membres que les personnes qui lui étaient bien connues, qui avaient fait leurs preuves dans diverses circonstances, et en qui on savait qu’on pouvait avoir une absolue confiance. Avant de recevoir un nouveau membre, on discutait son caractère avec la gravité et la franchise qui étaient la caractéristique du nihiliste. Le plus léger signe de duplicité ou d’ambition constaté chez un candidat aurait empêché son admission. Le cercle n’ajoutait pas d’importance au nombre de ses membres et il n’avait pas non plus la tendance d’accaparer toute l’activité déployée par la jeunesse ou de réunir en une seule association les nombreux cercles différents qui existaient dans les deux capitales et les provinces. Il entretenait des relations amicales avec la plupart d’entre eux ; ils s’aidaient mutuellement, quand la nécessité s’en faisait sentir, mais on n’essayait pas de toucher à leur autonomie.

Le cercle préférait rester un groupe d’amis intimement unis ; et je n’ai jamais rencontré nulle part une réunion d’hommes et de femmes supérieurs au point de vue moral comparable aux vingt ou vingt-cinq personnes dont je fis la connaissance à la première assemblée du cercle de Tchaïkovsky. Je me sens encore fier d’avoir été reçu dans cette famille.

* * *

En entrant au cercle de Tchaïkovsky, je trouvai ses membres discutant avec chaleur sur la direction qu’ils devaient donner à leur activité. Quelques-uns étaient d’avis de continuer à faire de la propagande radicale et socialiste parmi la jeunesse instruite ; mais d’autres pensaient que le seul but de leurs efforts devait être de préparer des hommes capables de soulever la grande masse des ouvriers et qu’ils devaient employer toute leur activité à travailler les paysans et les ouvriers des villes. Dans tous les cercles et groupes qui se formaient à cette époque en très grand nombre, à Pétersbourg et dans les provinces, les mêmes discussions se produisaient, et partout ce deuxième programme prévalait sur le premier.

Si notre jeunesse n’avait fait que du socialisme théorique, elle se serait contenté d’une simple déclaration de principes socialistes, y compris la socialisation des moyens de production comme but final, et elle se serait lancée en même temps dans une agitation politique. C’est le chemin suivi en réalité par beaucoup de politiciens socialistes de la bourgeoisie dans l’Ouest de l’Europe et en Amérique. Mais nos jeunes gens avaient été attirés vers le socialisme d’une tout autre façon. Ils n’étaient pas des théoriciens du socialisme, mais il étaient devenus socialistes en vivant de la vie modeste des ouvriers, en ne faisant pas de distinction entre « le mien et le tien », entre membres du même cercle, et en refusant de jouir pour leur satisfaction personnelle des richesses qu’ils avaient hérité de leurs pères. Ils avaient fait pour le capitalisme ce que Tolstoï conseille de faire pour la guerre — à savoir que les gens au lieu de critiquer la guerre, tout en continuant de porter l’uniforme militaire, devraient refuser, chacun en particulier, d’être soldat et de se servir de ses armes. De même, nos jeunes gens et nos jeunes filles russes refusèrent, chacun de leur côté, de tirer un profit personnel des revenus de leurs pères. Une pareille jeunesse appartenait au peuple, et elle allait au peuple.

Des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes avaient déjà quitté leurs maisons et essayaient maintenant de vivre dans les villages et les villes industrielles, en exerçant toutes les professions possibles. Ce n’était pas un mouvement organisé : c’était une de ces poussées qui entraînent les masses à certaines époques, lors d’un éveil soudain de la conscience humaine. Maintenant que de petits groupes organisés se formaient, prêts à tenter un effort systématique pour répandre en Russie les idées de liberté et de révolte, ils étaient forcément amenés à exercer leur propagande parmi les masses des paysans et des ouvriers des villes.

Divers écrivains ont essayé d’expliquer ce mouvement « vers le peuple » par des influences venues de l’étranger — les agitateurs étrangers sont partout une explication favorite. Il est certain que notre jeunesse prêtait l’oreille à la voix puissante de Bakounine et que l’agitation de l’Internationale exerçait sur nous une irrésistible influence. Mais le mouvement « V narod ! » — Vers le peuple ! — avait une origine beaucoup plus profonde : il avait commencé avant que les « agitateurs étrangers » eussent parlé à la jeunesse russe, et même avant que l’Internationale eût été fondée. Il avait déjà commencé dans les groupes de Karakosov en 1866 ; Tourguénev le vit venir, et dès 1859 il en fait une faible esquisse. Je fis tout mon possible pour favoriser ce mouvement dans le cercle de Tchaïkovsky ; mais je ne faisais que suivre le courant, qui était infiniment plus puissant que tous les efforts individuels. Entraîné par ce courant, le cercle devint bientôt le centre principal de la propagande socialiste parmi les ouvriers des villes, en même temps qu’il commençait à s’occuper de la propagande dans les campagnes.

Nous parlions naturellement souvent de la nécessité d’une agitation politique contre notre gouvernement absolu. Nous remarquions déjà que la masse des paysans était poussée à une ruine irrémédiable et inévitable par les impôts insensés qui l’accablaient et par la vente encore plus insensée de leur bétail, lorsqu’il s’agissait de couvrir les arriérés de l’impôt. Nous autres « visionnaires » nous voyions venir la ruine complète de toute une population, ruine qui a pris dans la Russie Centrale une extension effrayante et dont le gouvernement lui-même n’ose plus faire mystère. Nous savions comment la Russie était pillée de tous côtés de la façon la plus scandaleuse.

Nous connaissions et nous apprenions tous les jours davantage les procédés illégaux des fonctionnaires et l’incroyable brutalité d’un grand nombre d’entre eux. Nous entendions continuellement parler d’amis, chez qui la police avait fait une nuit une visite domiciliaire, qui disparaissaient en prison et qui, comme nous pûmes nous en convaincre plus tard — avaient été transportés sans jugement dans les hameaux de quelque province reculée de la Russie. Nous sentions donc le besoin d’une lutte politique contre ce redoutable pouvoir, qui détruisait les meilleures forces intellectuelles de la nation. Mais nous ne trouvions pas de base possible, légale ou semi-légale, pour entamer une pareille lutte.

Nos frères aînés ne partageaient pas nos idées socialistes et nous ne pouvions y renoncer. Même si quelques-uns de nous l’avaient fait, cela n’eût servi de rien. La jeune génération était traitée en bloc de « suspecte » et la vieille génération craignait de se compromettre avec nous. Tout jeune ayant des tendances démocratiques, toute jeune femme suivant les cours d’une école supérieure étaient suspects aux yeux de la police politique et dénoncés à Katkov comme ennemis de l’État. Une jeune fille portait-elle les cheveux courts et des lunettes bleues ; un étudiant s’habillait-il en hiver d’un plaid écossais, au lieu de revêtir un pardessus, cela suffisait pour les dénoncer comme suspects, alors qu’ils manifestaient simplement ainsi leurs goûts simples et démocratiques de nihilistes. Si un logement d’étudiants recevait la visite fréquente d’autres étudiants, il était périodiquement envahi et fouillé par la police. Ces descentes de police pendant la nuit étaient si communes dans certains logements d’étudiants que Kelnitz dit un jour, avec sa bonhomie sarcastique, à l’officier de police qui fouillait les chambres : « Pourquoi vous donnez-vous la peine de visiter tous nos livres, chaque fois que vous venez ici ? Vous pourriez aussi bien en avoir la liste et venir une fois par mois pour voir s’ils sont bien tous sur leur rayon ; et vous pourrez y ajouter de temps en temps les titres des nouveaux ! » Le plus léger soupçon était un motif suffisant pour arracher un jeune homme à ses études, l’emprisonner pendant plusieurs mois et finalement l’envoyer dans quelque province reculée de l’Oural « pour un terme illimité », suivant l’expression d’usage dans le jargon bureaucratique... Même à l’époque où le cercle de Tchaïkovsky ne faisait que distribuer des livres, tous visés par la censure, Tchaïkovsky fut arrêté deux fois et fit quatre ou six mois de prison — la seconde fois à un moment critique de sa carrière de chimiste : ses recherches venaient d’être publiées dans le Bulletin de l’Académie des Sciences et il allait passer ses derniers examens universitaires. Il fut finalement relâché, parce que la police ne put pas découvrir un prétexte suffisant pour motiver sa déportation dans l’Oural ! « Mais si nous vous arrêtons une autre fois, lui dit-on, nous vous enverrons en Sibérie. » C’était en effet un des rêves favoris d’Alexandre II d’avoir quelque part dans les steppes une ville spéciale, gardée nuit et jour par des patrouilles de Cosaques, où on enverrait tous les jeunes gens suspects, de façon à en réunir dix ou douze mille. Le danger que pouvait offrir une pareille ville l’empêcha seul de réaliser ce rêve vraiment asiatique.

Un des membres de notre cercle, un officier, avait fait partie d’un groupe de jeunes gens dont l’ambition était de servir dans les zemstvos provinciaux (conseils de districts et de provinces). Ils regardaient cette tâche comme une haute mission et s’y préparaient par de sérieuses études sur les conditions économiques de la Russie centrale. De nombreux jeunes gens nourrissaient à cette époque les mêmes espérances ; mais toutes ces espérances s’évanouirent dès le premier contact avec le système de gouvernement en vigueur.

A peine le gouvernement avait-il accordé à quelques provinces russes une certaine autonomie, très limitée au fond, qu’il employait tous ses efforts pour annihiler cette réforme et lui enlever toute sa valeur et toute sa force.

Le gouvernement autonome des provinces devait se borner au rôle de fonctionnaire public, chargé de recueillir les taxes additionnelles locales et de les employer aux besoins de l’État dans leurs circonscriptions. Toute tentative de la part des conseils de districts pour prendre l’initiative d’améliorations quelconques — écoles, écoles normales, mesures sanitaires, perfectionnements relatifs à l’agriculture, etc. — était considérée par le gouvernement comme suspecte — et même comme dangereuse — et dénoncée par la « gazette de Moscou » comme une tendance « séparatiste », comme la création « d’un État dans l’État », comme un acte de rébellion contre l’autocratie.

Si quelqu’un voulait raconter par exemple l’histoire véridique de l’école normale de Tver, ou de toute tentative analogue faite à cette époque par un zemstvo, avec les persécutions mesquines, les interdictions, les suppressions et autres mesures dont on accablait ces sortes d’institutions, pas un lecteur de l’Ouest de l’Europe et surtout de l’Amérique ne voudrait y ajouter foi. Il mettrait le livre de côté, en disant ; « Cela n’est pas possible : c’est trop stupide pour être vrai. » Et pourtant cela était. Des groupes entiers de représentants élus de plusieurs zemstvos étaient privés de leurs fonctions et recevaient l’ordre de quitter leur province et leurs biens, ou étaient simplement exilés, pour avoir osé adresser une pétition à l’empereur, de la façon la plus loyale, au sujet des droits garantis par la loi aux zemstvos.

« Les membres élus de ces conseils provinciaux doivent être de simples fonctionnaires ministériels et obéir au Ministre de l’Intérieur. » Telle était la théorie du gouvernement de Pétersbourg. Quant aux gens de moindre importance — professeurs, médecins, etc. au service des conseils locaux — ils étaient cassés et exilés par la police dans les vingt-quatre heures, sans autre cérémonie ; il suffisait pour cela d’un ordre de l’omnipotente Troisième Section de la chancellerie impériale. Pas plus tard que l’année dernière (1896), une dame, dont le mari, riche propriétaire foncier, occupe une haute fonction dans un des zemstvos, et qui s’intéresse elle-même beaucoup aux questions d’enseignement, avait invité huit maîtres d’école à la fête de son anniversaire de naissance. « Pauvres gens, se disait-elle, ils n’ont jamais l’occasion de voir d’autres personnes que des paysans. » Le lendemain de la fête, le policier du village se présentait au château et insistait pour avoir les noms des huit maîtres d’école, pour les envoyer à ses chefs. La dame refusa de donner les noms. « Très bien, répliqua-t-il, je les trouverai quand même et je ferai mon rapport. Les maîtres d’école ne doivent pas se réunir et je suis tenu de faire un rapport s’il le font. » La haute situation de la dame couvrit cette fois les maîtres d’école, mais s’ils s’étaient rencontrés dans la maison de l’un d’eux, ils auraient reçu la visite de la police secrète et la moitié d’entre eux aurait été cassée par le ministère de l’Instruction publique ; et si, par hasard, l’un d’eux avait laissé échapper un mot de mécontentement pendant la descente de police, il aurait été interné dans quelque province lointaine. C’est ce qui arrive aujourd’hui, trente-trois ans après l’ouverture des conseils provinciaux et de districts ; mais cela était bien pis entre 1870 et 1880. Quelle base offraient de pareilles institutions pour entreprendre une lutte politique ?

Lorsque mon père me laissa en mourant sa propriété de Tambov, je songeai très sérieusement pendant quelque temps à m’établir sur ces terres et à consacrer toute mon activité au zemstvo local. Quelques paysans et les prêtres les plus pauvres du voisinage me priaient de le faire. Pour moi, je me serais contenté de n’importe quelle occupation, si humble fût-elle, pourvu que je pusse contribuer à élever le niveau intellectuel et à améliorer la condition des paysans. Mais un jour que plusieurs de ceux qui me donnaient ce conseil étaient réunis, je leur demandai : « En supposant que j’essaie de fonder une école, une ferme modèle, une entreprise coopérative, et que je prenne en même temps sur moi la défense des paysans de notre village qui a été dernièrement victime d’une injustice, les autorités me le laisseraient-elles faire ? » — « Jamais ! » répondirent-ils d’une voix unanime.

Un vieux pope à cheveux gris, un homme que tout le monde dans notre voisinage tenait en grande estime, vint me trouver quelques jours plus tard, avec deux chefs de sectes dissidentes influents et me dit : « Parlez à ces deux hommes. Si vous pouvez le faire, allez avec eux et, la Bible à la main, prêchez aux paysans... vous savez bien ce que vous devez leur prêcher... Pas une police au monde ne vous découvrira, s’ils vous cachent... Il n’y a pas autre chose à faire ; c’est le conseil que moi, vieillard, je vous donne. »

Je lui expliquai franchement pourquoi je ne pouvais assumer le rôle d’un Wicleff. Mais le vieillard avait raison. Un mouvement semblable à celui des Lollards est en train de se développer parmi les paysans russes. Les tourments tels que ceux qu’on a infligés aux Doukhobors, qui refusent de faire la guerre, les persécutions comme celles qui ont été exercées en 1887 contre les paysans dissidents du sud de la Russie, auxquels on enlevait leurs enfants pour les élever dans des couvents orthodoxes, ne font que donner au mouvement une force qu’il ne pouvait avoir il y a vingt-cinq ans.

* * *

Comme la question d’une agitation dans le but d’obtenir une constitution était toujours soulevée dans nos discussions, je proposai une fois à notre cercle de l’examiner sérieusement et de s’entendre sur un plan d’action approprié. J’étais déjà d’avis que lorsque le cercle décidait quelque chose à l’unanimité, chaque membre devait mettre de côté tous ses sentiments personnels et consacrer toutes ses forces à l’objet de cette décision. « Si vous décidez de faire de l’agitation pour obtenir une constitution, disais-je, voici mon plan : je me séparerai de vous, pour sauver les apparences, et je ne conserverai de relations qu’avec un seul membre du cercle, — par exemple Tchaïkovsky — je saurai par lui les résultats de votre agitation et je pourrai vous faire savoir d’une façon générale ce que je ferai moi-même. Mon rôle consistera à travailler les gens de la Cour et les hauts fonctionnaires. J’ai parmi eux de nombreuses connaissances et je connais un certain nombre de personnes qui sont dégoûtées du régime actuel. Je les rapprocherai, je les unirai, si cela est possible, en une sorte d’organisation et alors, une occasion se présentera certainement un jour d’opérer avec ces forces réunies une pression sur Alexandre II et de l’amener à donner une constitution à la Russie. Il viendra certainement un temps où tous ces gens, sentant qu’ils sont compromis, feront dans leur propre intérêt un pas décisif. Si cela est nécessaire, quelques-uns d’entre nous, qui ont été officiers, pourraient nous être d’un grand secours en étendant la propagande parmi les officiers de l’armée ; mais cette action doit être absolument indépendante de la propagande parmi les ouvriers, tout en se produisant simultanément. J’ai sérieusement réfléchi à cela. Je connais bien mes relations et je sais ceux en qui je puis avoir confiance ; je crois même que quelques-uns des mécontents ont déjà jeté les yeux sur moi, comme le centre possible d’une entreprise de ce genre. Ce n’est pas là le plan que j’adopterais si j’étais libre de choisir ; mais si vous pensez que c’est le meilleur, je m’emploierai de tout mon pouvoir à le faire aboutir. »

Le cercle n’adopta pas cette proposition. Nous connaissant parfaitement les uns et les autres, mes camarades pensaient probablement qu’en suivant cette ligne de conduite je cesserais d’agir conformément à ma nature. Dans l’intérêt de mon propre bonheur et de ma propre existence, je ne saurais leur être assez reconnaissant d’avoir repoussé ma proposition. J’aurais suivi là une direction qui n’était pas dans mon caractère et je n’y aurais pas trouvé le bonheur que j’ai rencontré sur d’autres chemins.

Mais lorsque, six ou sept ans plus tard, les terroristes eurent engagé leur lutte terrible contre Alexandre II, je regrettai que quelque autre n’eût pas tenté de mettre à exécution le projet que je proposais d’accomplir dans les hautes sphères de Pétersbourg. Si on avait préparé le terrain, le mouvement, en se ramifiant probablement dans tout l’empire, aurait sans doute empêché que les holocaustes de victimes restassent sans effet. En tout cas le travail souterrain du Comité exécutif devait être soutenu par une action parallèle exercée au Palais d’Hiver.

La nécessité d’un effort politique revenait ainsi continuellement en discussion dans notre petit groupe, mais sans résultat. L’apathie et l’indifférence des classes riches ne laissait aucun espoir, et l’exaspération de la jeunesse persécutée n’avait pas encore atteint ce paroxysme qui aboutit, six ans plus tard, à la lutte engagée par les terroristes sous la direction du Comité exécutif. Bien plus, — et c’est là une des plus tragiques ironies de l’histoire — ce fut cette même jeunesse qu’Alexandre II, dans sa crainte et sa fureur aveugle, faisait envoyer par centaines aux travaux forcés et condamner à une mort lente en exil, — ce fut cette même jeunesse qui le protégea de 1871 à 1878. Les doctrines mêmes des cercles socialistes étaient telles qu’elles prévinrent le retour d’un attentat comme celui de Karakosov contre la vie du tsar. « Préparez en Russie un grand mouvement socialiste parmi les ouvriers et les paysans, » tel était le mot d’ordre à cette époque. « Ne vous préoccupez pas du tsar et de ses conseillers. Si un pareil mouvement commence, si les paysans se joignent à ce mouvement en masse pour réclamer la terre et abolir les taxes de rachat du servage, le gouvernement impérial sera le premier à chercher un appui dans les classes riches et les grands propriétaires fonciers, et à convoquer un Parlement, — absolument comme le soulèvement des campagnes en France en 1789 obligea le pouvoir royal à convoquer une Assemblée Nationale : il en sera de même en Russie. »

Mais ce n’était pas tout. Des hommes et des groupes isolés, voyant que le règne d’Alexandre II était irrémédiablement condamné à s’enfoncer de plus en plus profondément dans la réaction et fondant en même temps de vagues espérances sur le prétendu « libéralisme » de l’héritier présomptif du trône — tous les jeunes héritiers présomptifs sont supposés libéraux — persistaient à croire que l’exemple de Karakosov devait être suivi.

Or, les cercles organisés combattaient énergiquement cette opinion et détournaient leurs camarades de recourir à un pareil moyen. Je puis divulguer aujourd’hui le fait suivant qui jusqu’ici était resté ignoré. Un jeune homme étant arrivé un jour de l’une des provinces méridionales à Pétersbourg avec la ferme intention de tuer Alexandre II, quelques membres du cercle de Tchaïkovsky en eurent connaissance et employèrent leurs meilleurs arguments pour dissuader le jeune homme ; et comme ils ne parvenaient pas à la convaincre, ils l’informèrent qu’ils le surveilleraient et qu’ils l’empêcheraient de force d’accomplir un pareil attentat. Sachant combien le Palais d’Hiver était mal gardé à cette époque, je puis affirmer qu’ils sauvèrent la vie Alexandre II. Tellement les jeunes gens étaient opposés alors à une guerre à laquelle ils prirent part avec tant d’entrain quelques années plus tard, quand le calice de leurs souffrances fut plein jusqu’à déborder.

Chapitre VII

LES MEMBRES INFLUENTS DU CERCLE DE TCHAÏKOVSKY. — MON AMITIÉ AVEC STEPNIAK. — PROPAGANDE DANS LES CAMPAGNES ET PARMI LES TISSERANDS DE PÉTERSBOURG.

Les deux années que je passai, avant mon arrestation, à travailler avec le cercle de Tchaïkovsky ont laissé une impression profonde sur toute ma vie ultérieure. Durant ces deux années je menai une existence pleine d’une activité intense — je connus cette exubérance de vie où l’on sent à chaque instant battre toutes les fibres de son être intime et qui seule vaut réellement la peine d’être vécue. Je faisais partie d’une famille d’hommes et de femmes si intimement unis par la communauté du but poursuivi et animés dans leurs relations réciproques d’une humanité si profonde et si délicate, que je ne puis me rappeler un seul moment où la vie de notre cercle ait été troublée par un froissement passager. Ceux qui ont quelque expérience de ce qu’est une agitation politique apprécieront la valeur de ce que je dis.

Avant d’abandonner entièrement ma carrière scientifique, je me considérais comme obligé d’achever mon rapport à la Société de Géographie sur mon voyage en Finlande ainsi que quelques travaux que j’avais entrepris pour la même Société, et mes nouveaux amis étaient les premiers à me confirmer dans cette résolution. Ce ne serait pas bien, disaient-ils, d’agir autrement. Je me mis donc énergiquement au travail pour terminer mes ouvrages de géologie et de géographie.

Les réunions de notre cercle étaient fréquentes et je n’en manquais pas une. Nous avions l’habitude de nous rencontrer dans un quartier suburbain de Pétersbourg, dans une petite maison que Sophie Pérovskaïa avait louée sous le faux nom et avec le faux passeport d’une femme d’ouvrier. Elle appartenait à une famille très aristocratique et son père avait été pendant quelque temps gouverneur militaire de Pétersbourg ; mais avec l’assentiment de sa mère, qui l’adorait, elle avait quitté la maison paternelle pour suivre les cours d’une école supérieure et avec les trois sœurs Kornilov — filles d’un riche manufacturier — elle avait fondé ce petit cercle d’études qui dans la suite devint notre cercle. Et maintenant, en voyant cette femme d’artisan, vêtue d’une robe de coton, les pieds chaussés de bottes d’hommes, la tête couverte d’un fichu de cotonnade, porter sur ses épaules ses deux seaux d’eau puisés dans la Néva, personne n’aurait reconnu en elle la jeune fille qui quelques années auparavant brillait dans les salons les plus aristocratiques de la capitale. Elle était notre favorite à tous, et chacun de nous, en entrant dans la maison, avait pour elle un sourire particulièrement amical — même quand elle nous cherchait querelle à cause de la boue que nous apportions avec nos grosses bottes de paysans et nos peaux de moutons, après avoir traversé les rues fangeuses des faubourgs, car elle se faisait un point d’honneur de tenir la maison relativement propre. Elle s’efforçait alors de donner à son petit visage de jeune fille, innocent et pétillant d’intelligence, l’expression la plus sévère. Au point de vue moral c’était une « rigoriste », mais elle n’avait rien de la sermonneuse. Quand elle n’était pas contente de la conduite de quelqu’un, elle lui lançait de dessous ses sourcils un regard sévère ; mais on décelait dans ce regard sa nature franche et généreuse, qui comprenait toutes les faiblesses humaines. Sur un point seulement elle était inexorable : « Un homme à femmes, » dit-elle un jour, en parlant de quelqu’un, et l’expression avec laquelle elle énonça ces paroles, sans interrompre son travail, est restée gravée dans ma mémoire.

Pérovskaïa était, jusqu’au fond du cœur, une « Amie du peuple » et en même temps une révolutionnaire, une militante loyale et ferme comme l’acier. Elle n’avait pas besoin de parer les ouvrières et les ouvriers de vertus imaginaires pour les aimer et travailler pour eux. Elle les prenait comme ils étaient et me disait une fois : « Nous avons entrepris une grande chose. Deux générations, peut-être, succomberont à la tâche et pourtant il faut qu’elle s’accomplisse. » Aucune des femmes de notre cercle n’aurait reculé devant une mort certaine ou devant l’échafaud. Toutes auraient regardé la mort en face. Mais pas une d’elles ne songeait à un pareil destin, à cette époque de simple propagande. Le portrait bien connu de Pérovskaïa est exceptionnellement bon ; il reflète aussi bien son courage réfléchi que sa haute intelligence et sa nature aimante. Jamais une femme n’exprima mieux les sentiments d’une âme affectueuse que Pérovskaïa dans la lettre qu’elle écrivit à sa mère quelques heures avant de monter à l’échafaud.

L’incident suivant montrera ce qu’étaient les autres femmes de notre cercle. Une nuit, nous allâmes, Koupréïanov et moi, chez Varvara B., à qui nous avions à faire une communication urgente. Il était minuit passé, mais voyant de la lumière à sa fenêtre, nous montâmes. Elle était assise à une table dans son étroite chambre et copiait un programme de notre cercle. Nous savions combien elle était résolue et l’idée nous vint de faire une de ces plaisanteries stupides, que l’on croit quelquefois spirituelles. « B., dis-je, nous venons vous chercher ; nous voulons tenter un coup un peu fou pour délivrer nos amis enfermés dans la forteresse. » Elle ne nous fit pas une question. Elle déposa tranquillement sa plume, se leva de sa chaise et dit simplement : « Allons. » Elle parlait d’une voix si simple, si exempte d’affectation que je sentis tout à coup combien j’avais agi légèrement et je lui dis la vérité. Elle retomba sur sa chaise, les larmes aux yeux, et me demanda d’une voix désespérée : « Ce n’était qu’une plaisanterie ? Pourquoi faites-vous de telles plaisanteries ? » Je compris alors pleinement la cruauté de mes paroles.

* * *

Un autre favori, aimé de tous les membres du cercle était Sergheï Kravtchinsky, qui devint si célèbre en Angleterre et aux États-Unis, sous le nom de Stepniak. On l’appelait souvent « l’Enfant » — tant il se préoccupait peu de sa propre sécurité ; mais cette insouciance en ce qui le concernait provenait simplement de ce qu’il ignorait complètement la peur, ce qui, après tout, est souvent le meilleur moyen d’échapper aux recherches de la police. Il devint bientôt très connu à cause de la propagande qu’il faisait dans les cercles d’ouvriers sous son véritable prénom de Serge et il fut naturellement recherché activement par la police. Malgré cela, il ne prenait aucune précaution pour se cacher et je me souviens qu’un jour il fut sévèrement blâmé à une de nos réunions pour une grave imprudence dont il s’était rendu coupable. Étant en retard à une de nos assemblées, comme cela lui arrivait souvent, et ayant une longue distance à parcourir pour arriver jusqu’à la maison, il avait couru au trot, vêtu d’une pelisse de mouton comme un paysan, tout le long d’une grande rue fréquentée, en se tenant au beau milieu de la chaussée. « Comment avez-vous pu faire cela ? » lui demandait-on d’un ton de reproche. « Vous auriez pu éveiller les soupçons et vous faire arrêter comme un voleur. » Mais je souhaiterais que chacun se fût montré aussi prudent que lui quand il s’agissait d’affaires où d’autres personnes pouvaient être compromises.

Nous fîmes d’abord plus intimement connaissance à propos du livre de Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone. Un soir que notre réunion avait duré jusqu’à minuit et que nous étions sur le point de partir, une des Kornilovs entra avec un livre à la main et demanda qui de nous pourrait se charger de traduire pour le lendemain matin, à huit heures, seize pages imprimées du livre de Stanley. Je regardai le format du livre et je dis que si quelqu’un voulait m’aider, le travail serait fait dans la nuit. Serge y consentit et à quatre heures du matin les seize pages étaient finies. Nous nous lûmes réciproquement nos traductions, l’un de nous suivant sur le texte anglais ; puis nous vidâmes une écuelle de gruau russe qu’on nous avait laissée sur la table et nous rentrâmes ensemble chez nous. Depuis cette nuit nous devînmes amis intimes.

J’ai toujours aimé les gens actifs et qui s’acquittent sérieusement de leur besogne. La traduction de Serge et sa facilité de travail avaient déjà fait sur moi une impression favorable. Mais quand je le connus davantage, je me mis à l’aimer réellement pour sa nature honnête et franche, pour son énergie juvénile et son bon sens, pour son courage et sa ténacité. Il avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi, et nous paraissions avoir les mêmes opinions sur le caractère révolutionnaire de la lutte que nous avions entreprise. Il avait dix ans de moins que moi, et peut-être ne se rendait-il pas bien compte du grave conflit que provoquerait la future révolution. Il nous a parlé plus tard avec beaucoup de verve, de l’époque où il travaillait à la campagne parmi les paysans. « Un jour, nous dit-il, je suivais la route avec mon camarade, quand nous fûmes rejoints par un paysan en traîneau. Je me mis à dire au paysan qu’il ne devait pas payer ses impôts, que les fonctionnaires pillaient le peuple et j’essayai de la convaincre, par des citations de la Bible, qu’il devait se révolter. Le paysan fouetta son cheval, mais nous le suivîmes vivement ; il mit son cheval au trot et nous nous mîmes à courir derrière lui ; je ne cessai pendant tout ce temps de lui parler d’impôts et de révolte. Finalement, il mit son cheval au galop, mais l’animal ne valait pas grand-chose — c’était un petit cheval de paysan mal nourri — aussi, nous pûmes, mon camarade et moi, nous maintenir à sa hauteur et poursuivre notre propagande jusqu’à ce que nous fussions complètement hors d’haleine. »

Serge resta quelque temps à Kazan et je dus correspondre avec lui. Comme il n’avait jamais aimé les lettres chiffrées, je lui proposai un moyen de correspondre qui a été souvent employé autrefois entre conspirateurs. Vous écrivez une lettre ordinaire sur toutes sortes de sujets, mais il n’y a dans cette lettre que certains mots — par exemple chaque cinquième mot — qui comptent. Vous écrivez par exemple : « Excusez ma lettre hâtive. Venez me voir ce soir ; demain je dois me rendre chez ma sœur. Mon frère Nicolas est malade ; il était tard pour faire une opération. » En lisant chaque cinquième mot, on trouve : « Venez demain chez Nicolas tard. » Nous étions forcés d’écrire des lettres de cinq ou six pages pour nous envoyer une page de nouvelles et nous devions avoir recours à toutes les ressources de notre imagination pour remplir les lettres de toutes sortes d’histoires. Serge, dont il était impossible d’obtenir une lettre chiffrée, aima ce genre de correspondance et il m’envoyait des lettres contenant des histoires remplies d’incidents palpitants et de dénouements dramatiques. Il m’a dit plus tard que cette correspondance lui avait servi à développer son talent littéraire. Quand on a du talent, tout contribue à le développer.

En janvier ou en février 1874, j’étais à Moscou, dans une des maisons où j’avais passé mon enfance. Un matin, de bonne heure, on vint me dire qu’un paysan désirait me parler. Je sortis et je me trouvai en présence de Serge, qui venait de s’échapper de Tver. Il était doué d’une grande force physique, et en compagnie d’un autre ancien officier, Rogatchov, qui lui aussi était très vigoureux, il parcourait la campagne et travaillait comme scieur de long. Le travail était très dur, surtout pour des bras inexpérimentés, mais tous deux le faisaient avec plaisir ; personne n’aurait songé à reconnaître deux officiers déguisés dans la personne de ces robustes scieurs. Ils voyageaient sous ce déguisement depuis environ quinze jours, sans éveiller un soupçon et faisaient sans aucune crainte, à droite et à gauche, de la propagande révolutionnaire. Souvent, Serge, qui connaissait le Nouveau Testament presque par cœur, parlait aux paysans comme un prédicateur, leur prouvant par des citations de la Bible qu’ils devaient se révolter. Les paysans les écoutaient comme deux apôtres, les conduisaient hospitalièrement d’une maison à l’autre et refusaient d’accepter de l’argent pour leur nourriture. En quinze jours, ils avaient produit une véritable effervescence dans un certain nombre de villages. Leur renommée s’était répandue au loin à la ronde. Les paysans, jeunes et vieux, commençaient à s’entretenir en secret dans les granges au sujet des « envoyés » ; ils commençaient à dire, plus haut qu’ils ne le faisaient d’habitude, qu’on dépouillerait bientôt les grands propriétaires fonciers de leurs terres, et que ceux-ci recevraient en retour des pensions du tsar. Les jeunes gens devenaient plus agressifs vis-à-vis des agents de police, en disant : « Attendez un peu ; votre tour viendra bientôt ; vous autres Hérodes, vous ne gouvernerez plus pendant longtemps. » Mais la renommée des deux scieurs de long parvint aux oreilles de quelque fonctionnaire de la police et ils furent arrêtés. L’ordre fut donné de les remettre au prochain fonctionnaire de la police, à quinze kilomètres de là.

Ils furent placés sous la garde de quelques paysans et durent passer par un village qui célébrait sa fête patronale. « Quoi ? des prisonniers ? Très bien ! Venez donc, » disaient les paysans, qui étaient en train de boire en l’honneur de la fête.

Ils passèrent presque toute la journée dans le village, emmenés par les paysans d’une maison à l’autre, où on leur servait de la bière de ménage. Les gardiens ne se faisaient pas prier deux fois. Ils buvaient et insistaient pour que les prisonniers bussent aussi. « Heureusement, disait Serge, qu’ils offraient de la bière dans de grandes écuelles de bois qui circulaient à la ronde, de sorte que je pouvais mettre mes lèvres au bord du vase et faire semblant de boire sans que personne pût voir exactement ce que j’avais bu. » Vers le soir tous les gardiens étaient gris, et préférant ne pas se montrer dans cet état à l’officier de police, ils décidèrent de rester dans le village jusqu’au matin. Serge leur parlait et tous l’écoutaient avec attention, regrettant qu’on eût arrêté un aussi brave homme. Comme ils allaient se coucher, un jeune paysan murmura à l’oreille de Serge : « Quand j’irai fermer la porte cochère, je ne mettrai pas le verrou. » Serge et son camarade comprirent l’avertissement et dès que tout le monde fut endormi, ils gagnèrent la route. Ils allongèrent le pas et à cinq heures du matin ils étaient à vingt-cinq kilomètres du village et arrivaient à une petite gare de chemin de fer, où ils prirent le premier train qui les amena à Moscou. Serge y resta, et plus tard, quand nous fûmes tous arrêtés à Pétersbourg, le cercle de Moscou devint sous son inspiration le principal foyer de l’agitation.

* * *

Çà et là, de petits groupes de propagandistes s’étaient établis sous des formes variées dans les villes et les villages. Des ateliers de forgerons et de petites fermes avaient été installés, dans lesquels travaillaient des jeunes gens des classes aisées, pour être en contact journalier avec les masses ouvrières.

A Moscou, un certain nombre de jeunes filles appartenant à des familles riches, qui avaient étudié à l’université de Zurich et fondé une association particulière, allèrent jusqu’à entrer dans des fabriques de coton où elles travaillaient de 14 à 16 heures par jour, partageant dans ces casernes manufacturières l’existence misérable des ouvrières russes. Ce fut un grand mouvement auquel deux ou trois mille personnes, au bas mot, prirent une part active, tandis qu’un nombre deux ou trois fois plus grand de sympathiques amis soutenaient de diverses façons cette courageuse avant-garde. Notre cercle de Pétersbourg était en correspondance régulière, — toujours chiffrée, cela va sans dire, — avec une bonne moitié de cette armée de propagandistes.

Les ouvrages que l’on pouvait publier en Russie sous une censure rigoureuse — la moindre velléité de socialisme étant prohibée — furent bientôt considérés comme insuffisants et nous fondâmes à l’étranger une imprimerie pour nous-mêmes. Il s’agissait de faire des brochures pour les ouvriers et les paysans, et notre petit « comité littéraire » dont je faisais partie avait de la besogne par-dessus la tête. Serge écrivit deux brochures — une dans le style de Lamennais et une autre contenant un exposé des doctrines socialistes sous la forme d’un conte de fées — et toutes les deux furent très répandues. Les livres et les pamphlets imprimés à l’étranger étaient introduits en contrebande en Russie par milliers, centralisés en certains endroits et envoyés aux cercles ouvriers. Tout cela exigeait une vaste organisation ainsi qu’un grand nombre de voyages, et une correspondance colossale, particulièrement pour protéger de la police ceux qui nous aidaient et pour tenir secrets nos dépôts de livres. Nous avions des chiffres spéciaux pour les différents cercles des provinces, et souvent, après avoir passé six ou sept heures à discuter tous les points de détail, les femmes qui ne se fiaient pas à nous pour faire avec tout le soin désirable la correspondance chiffrée, passaient toute la nuit à couvrir des feuilles de papier de signes cabalistiques et de fractions.

La plus grande cordialité présida toujours à nos réunions. L’esprit russe répugne tellement à toute sorte de formalisme que nous n’avions jamais de président, et quoique nos débats fussent quelquefois extrêmement vifs, surtout quand on discutait des questions de programme, nous nous entendions toujours très bien sans être forcés de recourir aux formalités usitées en Occident. Il suffisait pour cela d’une absolue sincérité, d’un désir général de résoudre le mieux possible toutes les difficultés et d’un mépris franchement exprimé pour tout ce qui ressemblait le moins du monde à une affectation théâtrale. Si l’un de nous s’était hasardé à prononcer un discours, avec des effets oratoires, on lui aurait montré aussitôt par d’amicales plaisanteries que ce n’était pas le lieu de faire de l’éloquence. Souvent, nous étions forcés de prendre nos repas pendant ces réunions et ils se composaient invariablement de pain de seigle avec des concombres salés et d’un morceau de fromage, le tout arrosé d’un grand nombre de tasses de thé faible. Non que l’argent nous fît défaut ; il y en avait toujours assez en caisse, mais jamais assez pour couvrir les dépenses toujours croissantes, nécessaires pour imprimer et transporter nos livres, pour soustraire nos amis aux recherches de la police, et mettre en œuvre de nouvelles entreprises.

A Pétersbourg, nous ne tardâmes pas à avoir de nombreuses connaissances parmi les ouvriers. Serdioukov, un jeune homme d’une haute culture intellectuelle, avait fait des amis parmi les mécaniciens employés pour la plupart dans un arsenal de l’État, et il avait organisé un cercle d’environ trente membres qui se réunissaient pour causer et discuter. Les mécaniciens étaient bien payés à Pétersbourg, et ceux qui n’étaient pas mariés étaient dans une assez bonne situation. Ils furent bientôt au courant des principaux ouvrages de la littérature radicale et socialiste — les noms de Burckle, de Lassalle, de Mill, de Draper, de Spielhagen, leur étaient familiers ; et au point de vue des idées, ces mécaniciens différaient peu des étudiants. Quand Kelnitz, Serge et moi, nous entrâmes dans le cercle, nous fîmes de fréquentes visites à leur groupe et nous leur donnâmes des conférences sur toutes sortes de sujets. Cependant nos espérances de voir ces jeunes gens devenir d’ardents propagandistes parmi les classes moins privilégiées des ouvriers ne se réalisèrent pas complètement. Dans un pays libre ils auraient été les orateurs habituels des réunions publiques ; mais, de même que les ouvriers privilégiés du corps des bijoutiers à Genève, ils traitaient la masse des ouvriers de fabrique avec une sorte de mépris et ne se montraient pas empressés à devenir des martyrs de la cause socialiste. Ce fut seulement après avoir été arrêtés et fait trois ou quatre années de prison pour oser penser comme des socialistes, et quand ils eurent sondé la profondeur de l’absolutisme russe, que plusieurs d’entre eux se consacrèrent à une ardente propagande, principalement en faveur d’une révolution politique.

* * *

Mes sympathies allaient surtout aux tisserands et aux ouvriers des fabriques de coton. Il y en a des milliers à Pétersbourg, qui y travaillent durant l’hiver et retournent passer les trois mois d’été dans leurs villages natals pour y cultiver la terre. Moitié paysans et moitié ouvriers des villes, ils avaient généralement gardé l’esprit social des villageois russes. Le mouvement se répandit parmi eux comme une traînée de poudre. Nous devions tempérer le zèle de nos nouveaux amis ; sans cela ils auraient amené chez nous, à la fois, des centaines de leurs amis, jeunes et vieux. La plupart d’entre eux vivaient en petites associations ou « artels » de dix ou douze personnes qui louaient un appartement commun et prenaient leurs repas ensemble, chacun payant sa quote-part mensuelle des dépenses générales. C’est dans ces logements que nous avions l’habitude d’aller et les tisserands nous mettaient en relation avec d’autres « artels » de maçons, de charpentiers et autres corps de métiers. Dans quelques-uns de ces « artels » Serge, Kelnitz et deux ou trois autres de nos amis étaient comme chez eux et ils y passaient des nuits entières à parler de socialisme. De plus nous avions dans différents quartiers de Pétersbourg des appartements spéciaux, loués par quelques-uns des nôtres, où se réunissaient chaque soir dix ou douze ouvriers pour apprendre à lire et à écrire et pour causer ensuite. De temps en temps, l’un de nous se rendait au village natal de nos amis de la ville et consacrait une quinzaine de jours à faire une propagande presque ouverte parmi les paysans.

Naturellement, tous ceux de nous qui travaillaient avec cette classe d’ouvriers devait s’habiller comme les ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire porter le caftan du paysan. L’abîme qui sépare les paysans des gens instruits est si profond en Russie et le contact est si rare entre eux, que la seule présence dans un village d’un homme vêtu en citadin éveille l’attention générale ; mais même en ville, si un homme dont le langage et le costume ne sont pas ceux d’un ouvrier, se montre dans un milieu ouvrier, il éveille aussitôt les soupçons de la police. « Pourquoi fréquenterait-il le bas peuple, s’il n’avait pas de mauvaises intentions ? » Souvent, après un dîner dans une riche maison, ou même au Palais d’Hiver, où j’allais quelquefois voir un ami, je prenais un fiacre et je courrais dans un pauvre logis d’étudiant, dans un faubourg éloigné ; je troquais mes vêtements élégants contre une chemise de coton, de grosses bottes de paysan et une pelisse de mouton et plaisantant avec les paysans que je rencontrais sur la route, j’allais rejoindre mes amis les ouvriers. Je leur racontais ce que j’avais vu du mouvement ouvrier à l’étranger, de la puissance de l’Internationale, de la Commune de 1871. Ils m’écoutaient avec la plus grande attention, ne perdant pas un mot de ce que je disais ; et alors venait la question : « Que pouvons-nous faire en Russie ? » — « Faire de l’agitation, nous organiser, leur répondions-nous ; il n’y a qu’une voie pour y arriver » ; et nous leur lisions une histoire populaire de la Révolution française, une adaptation de l’admirable « Histoire d’un Paysan » d’Erckmann-Chatrian. Tout le monde admirait M. Chovel, qui s’en allait faire de la propagande à travers les villages en colportant des livres prohibés et tous brûlaient de marcher sur ses traces. « Parlez aux autres, disions-nous, réunissez les hommes et quand nous serons plus nombreux, nous verrons ce que nous pourrons obtenir. » Ils comprenaient parfaitement et nous n’avions qu’à modérer leur zèle.

C’est au milieu d’eux que je passais mes heures les plus heureuses. Le premier de l’année 1874, le dernier jour de l’an que je passai en Russie en liberté, s’est particulièrement gravé dans ma mémoire. La veille, je m’étais trouvé dans une société choisie. On avait parlé en termes nobles et enthousiastes des devoirs des citoyens, du bien-être du pays, etc. Mais une note dominait tous ces pathétiques discours : chacun des convives semblait surtout préoccupé d’assurer son propre bien-être, quoique personne n’eût le courage de dire franchement et ouvertement, qu’il n’était prêt à faire que ce qui ne compromettrait pas sa propre sécurité.

Des sophismes — et encore des sophismes — sur la lenteur de l’évolution, sur l’inertie des classes inférieures, sur l’inutilité du sacrifice, servaient de justifications aux paroles qu’on ne disait pas, et chacun ajoutait à toutes ces considérations l’assurance qu’il était prêt, lui, à faire tous les sacrifices. Je rentrai chez moi, pris tout à coup d’un dégoût prorfond au milieu de tous ces bavardages.

Le lendemain matin, j’allais à une de nos réunions de tisserands. Elle se tenait dans un sous-sol sombre. J’étais habillé en paysan et perdu dans la foule des assistants vêtus comme moi de pelisses de mouton. Mon camarade, qui était connu des ouvriers, me présenta par ces simples mots : « Borodine, un ami. » « Racontez-nous, Borodine, dit-il, ce que vous avez vu à l’étranger. » Et je leur parlai du mouvement prolétarien dans l’ouest de l’Europe, de ses luttes, de ses difficultés et de ses espérances.

L’assistance se composait surtout de gens entre deux âges. Ils étaient puissamment intéressés. Ils me posaient des questions, toutes à propos, sur des points de détail du mouvement ouvrier, sur le but de l’Internationale et sur les chances de succès ; puis venaient les questions relatives à ce que nous pouvions faire en Russie et aux résultats de notre propagande. Je n’atténuais jamais les dangers de notre agitation et je disais franchement ce que j’en pensais. « Nous serons probablement envoyés en Sibérie un de ces jours ; et vous — quelques-uns de vous — passerez de longs mois en prison pour nous avoir écoutés. » Cette sombre perspective ne les refroidissait pas. « Après tout, il y a aussi des hommes en Sibérie, il n’y a pas que des ours. » « Où vivent des hommes d’autres peuvent y vivre. » « Le diable n’est pas aussi terrible qu’on le représente. » « Quand on a peur du loup, il ne faut pas aller dans le bois, » disaient-ils comme nous les quittions. Et lorsque quelques-uns d’entre eux furent arrêtés plus tard, ils se comportèrent presque tous bravement ; ils nous couvrirent et ne trahirent personne.

Chapitre VIII

NOMBREUSES ARRESTATIONS DE PROPAGANDISTES À PÉTERSBOURG. — MA CONFÉRENCE À LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE. — MON ARRESTATION. — INTERROGATOIRE INUTILE. — MON INCARCÉRATION À LA FORTERESSE DE PIERRE ET PAUL.

Pendant les deux années dont je parle en ce moment, de nombreuses arrestations furent faites tant à Pétersbourg que dans les provinces. Il ne se passait pas un mois sans que nous perdions l’un de nous ou sans que nous apprenions la disparition de membres appartenant à tel ou tel cercle de la province. Vers la fin de 1873 les arrestations devinrent de plus en plus fréquentes. En novembre l’un de nos principaux lieu de réunions, situé dans un faubourg de Pétersbourg, fut envahi par la police. Nous perdîmes Pérovskaïa et trois autres amis et nous dûmes suspendre toutes nos relations avec les ouvriers de ce faubourg. Nous trouvâmes un nouveau local, plus éloigné de la ville, mais nous dûmes l’abandonner bientôt. La police devenait très vigilante et la présence d’un étudiant dans les quartiers ouvriers était aussitôt signalée. Des mouchards circulaient parmi les ouvriers, qui étaient étroitement surveillés. Dmitri Kelnitz, Serge et moi, avec nos peaux de mouton et notre air de paysans, nous passions inaperçus et nous continuions nos visites dans ces lieux dangereux. Mais Dmitri et Serge, dont les noms avaient acquis une grande notoriété dans les quartiers populaires, étaient activement recherchés par la police ; et s’ils avaient été rencontrés par hasard au cours d’une descente de police chez des amis, ils auraient été arrêtés sur-le-champ. Il y eut des moments où Dmitri était obligé de chercher chaque soir un nouvel abri pour pouvoir y passer la nuit dans une sécurité relative. « Puis-je passer la nuit chez vous ?... » demandait-il, en entrant dans la chambre de quelque camarade à dix heures du soir. « Impossible ! mon logement a été étroitement surveillé. Allez plutôt chez N***. » « J’en viens justement et il me dit que les mouchards foisonnent dans le voisinage. » — « Alors, allez chez M*** ; c’est un de mes grands amis et il est à l’abri de tout soupçon. Mais c’est loin d’ici, et il faut que vous preniez une voiture. Voilà de l’argent ! » Mais, par principe, Dmitri ne voulait pas prendre de voiture, et il allait à pied à l’autre bout de la ville pour chercher un refuge, ou bien il finissait par aller chez un ami dont l’appartement pouvait recevoir à chaque instant la visite de la police.

Au commencement de janvier 1874, un autre lieu de réunion, notre principal foyer de propagande parmi les tisserands, fut découvert. Quelques-uns de nos meilleurs propagandistes disparurent derrière les portes de la mystérieuse Troisième Section. Notre cercle se rétrécissait, les réunions générales étaient de plus en plus difficiles, et nous faisions d’énergiques efforts pour former de nouveaux cercles de jeunes gens qui pourraient continuer notre œuvre quand nous serions tous arrêtés. Tchaïkovsky était dans le sud et nous obligeâmes positivement Dmitri et Serge à quitter Pétersbourg. Nous ne restions plus que cinq ou six pour expédier toutes les affaires de notre cercle. Je me proposais aussi, dès que j’aurais déposé mon rapport à la Société de Géographie, d’aller vers le sud-ouest de la Russie et d’y fonder une sorte de ligue agraire, analogue à celle qui devint si puissante en Irlande vers 1880.

Après deux mois de tranquillité relative, nous apprîmes au milieu de mars que presque tous les membres du cercle des mécaniciens avaient été arrêtés et avec eux un jeune homme du nom de Nizovkine, un ex-étudiant, qui, malheureusement, avait leur confiance, et, qui, nous en étions certains, ne tarderait pas à essayer de se tirer d’embarras en racontant tout ce qu’il savait à notre sujet. Outre Dmitri et Serge, il connaissait Serdioukov, le fondateur de ce cercle, et moi-même, et il était certain qu’il nous dénoncerait dès qu’on le presserait de questions. Quelques jours plus tard, on arrêta deux tisserands — des gaillards extrêmement suspects, qui avaient même escroqué de l’argent à leurs camarades et qui me connaissaient sous le nom de Borodine. Ces deux hommes allaient sûrement mettre la police sur les traces de Borodine, l’homme déguisé en paysan, qui prenait la parole aux réunions des tisserands. Dans l’espace d’une semaine tous les membres de notre cercle, à l’exception de Serdioukov et de moi, furent arrêtés.

Il ne nous restait plus qu’à fuir de Pétersbourg : c’était justement ce que nous ne voulions pas faire.

Mais notre immense organisation pour faire imprimer des brochures à l’étranger et les introduire en contrebande en Russie ; tout ce réseau de cercles, de fermes et autres foyers d’agitation établis à la campagne, avec lesquels nous entretenions une correspondance dans près de 40 provinces sur 50 que compte la Russie d’Europe et que nous avions eu tant de peine à fonder pendant ces deux dernières années ; enfin, nos groupes d’ouvriers à Pétersbourg et nos quatre différents cercles de propagande parmi les ouvriers de la capitale — comment pouvions-nous abandonner tout cela avant d’avoir trouvé des hommes capables de conserver nos relations et d’entretenir notre correspondance ? Serdioukov et moi décidâmes d’admettre dans notre cercle deux nouveaux membres et de leur confier les affaires. Nous nous rencontrions chaque soir dans différents quartiers de la ville, et comme nous ne portions jamais sur nous des adresses et des noms par écrit — seule la liste chiffrée des contrebandiers était déposée en lieu sûr — nous étions forcés d’apprendre de mémoire à nos nouveaux membres des centaines de noms et d’adresses et une douzaine de chiffres, les leur répétant à plusieurs reprises, jusqu’à ce que nos amis les sussent par cœur. Chaque soir nous parcourions toute la carte de Russie, nous arrêtant surtout à la frontière occidentale, où demeuraient un grand nombre d’hommes et de femmes chargés de recevoir les livres des mains des contrebandiers, et aux provinces de l’est, où se trouvaient nos principaux foyers de propagande.

Ensuite il fallait présenter, toujours sous des déguisements, les nouveaux membres à nos amis de la ville et les mettre en relations avec ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés.

La difficulté, alors, était de disparaître de son logement et de reparaître ailleurs sous un nom supposé, avec un faux passeport en règle. Serdioukov avait abandonné son appartement, mais n’ayant pas de passeport, il se cachait dans des maisons amies. J’aurais dû faire de même, mais une circonstance étrange m’en empêcha.

Je venais de terminer mon rapport sur les formations glaciaires en Finlande et en Russie et ce rapport devait être lu à une séance de la Société de Géographie. Les invitations étaient déjà lancées, mais il arriva qu’au jour fixé les deux sociétés de géologie de Pétersbourg avaient une réunion générale et elles demandèrent à la Société de Géographie d’ajourner la lecture de mon rapport à la semaine suivante. On savait que je devais présenter certaines idées sur l’extension des formations glaciaires jusque dans la Russie centrale et nos géologues, à l’exception de mon maître et ami, Friedrich Schmidt, considéraient cette opinion comme excessive et désiraient la soumettre à une discussion approfondie. Je dus donc rester encore une semaine.

Des étrangers rôdaient autour de ma maison et se présentaient chez moi sous toute sorte de prétextes fantaisistes : l’un d’eux voulait acheter une forêt de ma propriété de Tambov, qui ne comprenait que des prairies absolument dépourvues d’arbres. Je remarquai dans ma rue — l’élégante Morskaïa — un des deux tisserands arrêtés dont j’ai déjà parlé. J’appris ainsi que ma maison était surveillée. Il fallait cependant agir comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé, puisque je devais assister à la réunion de la Société de Géographie le soir du vendredi suivant.

Le jour de la séance vint. Le débat fut très animé et un point, au moins, resta acquis. On reconnut que toutes les anciennes théories relatives à la période diluvienne en Russie étaient absolument sans fondement et que la question devait être étudiée à nouveau. J’eus la satisfaction d’entendre notre vénéré géologue, Barbot de Marny dire : « Formation glaciaire ou non, nous devons reconnaître, messieurs, que tout cee que nous avons dit jusqu’ici sur l’action des glaces flottantes ne repose actuellement sur aucune base sérieuse. » Et on m’offrit à cette séance la présidence de la section de géographie physique, tandis que je me demandais si je ne passerais pas la nuit dans la prison de la Troisième Section.

J’aurais mieux fait de ne pas retourner du tout dans mon appartement, mais j’étais brisé de fatigue à la suite des travaux de ces derniers jours et je rentrai chez moi. Il n’y eut pas de descente de police cette nuit-là. Je fis une revue de tous mes papiers, je détruisis tout ce qui pouvait compromettre quelqu’un, je fis mes paquets et je me préparai à partir. Je savais que mon appartement était surveillé, mais j’espérais que la police ne me rendrait pas visite avant une heure avancée de la nuit et que je pourrais me glisser à la faveur des ténèbres hors de la maison sans être remarqué. Le soir vint et je sortais déjà quand une de nos servantes me dit : « Vous feriez mieux de passer par l’escalier de service. » Je compris ce qu’elle voulait dire ; je descendis vivement l’escalier et sortis. Un seul fiacre était à la porte : j’y montais rapidement. Le cocher se dirigea vers la Perspective Nevsky. Je ne fus pas poursuivi tout d’abord et je me crus sauvé : mais j’aperçus alors une autre voiture qui nous suivait à toute vitesse ; notre cheval fut retardé, je ne sais comment, et l’autre fiacre — découvert, comme le sont les fiacres à Pétersbourg — nous rejoignit.

A mon grand étonnement, j’y vis l’un des deux tisserands arrêtés, en compagnie d’une autre personne. Il fit un signe de la main comme s’il voulait me dire quelque chose. Je dis à mon cocher d’arrêter. « Peut-être, pensais-je, a-t-il été relâché et il a une importante communication à me faire. » Mais à peine étions nous arrêtés que l’homme assis à côté du tisserand — c’était un agent de police — me cria : « Monsieur Borodine — Prince Kropotkine, je vous arrête ! » Il fit signe aux agents, qui fourmillent sur cette grande artère de Pétersbourg, et en même temps il sautait dans ma voiture et me montrait un papier portant l’estampille de la police secrète de Pétersbourg : « J’ai l’ordre de vous conduire devant le gouverneur général pour lui fournir une explication, » dit-il. Toute résistance était impossible — quelques agents de police nous entouraient déjà — et je donnai l’ordre à mon cocher de tourner bride et d’aller à la maison du gouverneur général. Le tisserand, qui était resté dans sa voiture, nous suivit. Il était évident que la police avait hésité pendant dix jours à m’arrêter, parce qu’elle n’était pas sûre que Borodine et moi nous n’étions qu’une seule et même personne. Ma réponse à l’appel du tisserand avait levé les derniers doutes.

Il arriva aussi que juste au moment où j’allai quitter ma maison un jeune homme venant de Moscou m’apporta une lettre de la part de mon ami Voïnaralsky et une autre de Dmitri, adressée à notre ami Polakov. La première m’annonçait la création à Moscou d’une imprimerie clandestine et était pleine de nouvelles précieuses concernant l’activité de notre parti dans cette ville. Je la détruisis après l’avoir lue. La seconde ne contenait qu’un innocent bavardage d’ami, je la gardai sur moi. Mais maintenant que j’étais arrêté, je pensai qu’il valait mieux la détruire aussi, et, demandant à l’agent de police de me montrer de nouveau son mandat d’arrêt, je profitai du moment où il fouillait dans sa poche pour laisser glisser la lettre sur le pavé sans qu’il s’en aperçût. Cependant, en arrivant au palais du gouverneur général, le tisserand la remis à l’agent en disant : « J’ai vu que Monsieur avait laissé tomber cette lettre sur le pavé, et je l’ai ramassée. »

Je dus attendre pendant de longues heures le représentant de l’autorité judiciaire, le procureur. Ce fonctionnaire joue le rôle d’homme de paille, destiné à couvrir les opérations de la police secrète et leur donner une apparence de légalité. Il fallut plusieurs heures pour le trouver et pour qu’il s’acquittât de ses fonctions de faux représentant de la justice. Je fus ramené chez moi et on opéra une perquisition en règle de mes papiers ; cela dura jusqu’à trois heures du matin, mais on ne put pas découvrir le moindre chiffon de papier compromettant pour d’autres ou pour moi.

De ma maison je fus amené à la Troisième Section, cette institution omnipotente qui a gouverné la Russie depuis le commencement du règne de Nicolas Ier jusqu’à notre époque — un véritable « État dans l’État ». Elle commença sous Pierre Ier par le « département secret », où les adversaires du fondateur de l’empire militaire russe furent soumis aux plus abominables tortures, au milieu desquelles ils expiraient ; celui-ci fut continué par la « chancellerie secrète » pendant les règnes des impératrices, à l’époque où la chambre de torture du tout-puissant Minich remplissait la Russie d’épouvante ; enfin elle reçut son organisation actuelle du despote de fer, Nicolas Ier, qui y rattacha le corps des gendarmes, si bien que le chef de la gendarmerie devint dans l’empire russe un personnage beaucoup plus redouté que l’empereur lui-même.

Dans chaque province de Russie, dans chaque ville populeuse, et même à chaque station de chemin de fer, il y a des gendarmes qui adressent directement leurs rapports à leurs propres généraux et colonels, lesquels sont de leur côté en relation directe avec le chef de la gendarmerie ; et ce dernier, voyant l’empereur tous les jours, lui rapporte sur ce qu’il juge nécessaire de lui communiquer. Tous les fonctionnaires de l’empire sont placés sous la surveillance des gendarmes ; c’est le devoir des généraux et des colonels de surveiller la vie publique et privée de chaque sujet du tsar — même les gouverneurs des provinces les ministres et les grands-ducs. L’empereur lui-même est soumis à leur étroite surveillance, et comme ils sont parfaitement informés des potins du palais et qu’ils sont au courant du moindre pas fait par l’empereur en dehors du palais, le chef de la gendarmerie devient, pour ainsi dire, le confident des affaires les plus intimes des empereurs de Russie.

A cette époque du règne d’Alexandre II, la Troisième Section était absolument toute-puissante. Les colonels de gendarmerie faisaient des perquisitions par milliers, sans se soucier le moins du monde de l’existence du code ou de la justice russes. Ils arrêtaient qui ils voulaient, gardaient les gens en prison aussi longtemps que cela leur plaisait, et exilaient des centaines de personnes dans le nord-est de la Russie ou en Sibérie, suivant le bon plaisir du général ou le leur propre ; la signature du ministre de l’Intérieur était une simple formalité, car il n’avait sur eux aucun contrôle et ignorait même leurs agissements.

Il était quatre heures du matin quand mon interrogatoire commença.

— « Vous êtes accusé, me dit-on solennellement, d’appartenir à une société secrète qui a pour objet de renverser la forme actuelle du gouvernement, et de conspirer contre la personne sacrée de Sa Majesté Impériale. Vous reconnaissez-vous dans ce crime ?

— Tant que vous ne m’aurez pas traduit devant un tribunal où je puisse parler publiquement, je ne vous donnerai aucune espèce de réponse.

— Écrivez, dicta le procureur à son greffier, qu’il ne se reconnaît pas coupable. Je dois encore vous poser certaines questions, continua-t-il après un silence. Connaissez-vous une personne du nom de Nicolas Tchaïkovsky ?

— Si vous persistez dans vos questions, écrivez « Non » à toutes celles qu’il vous plaira de me poser.

— Mais si je vous demande si vous connaissez, par exemple, M. Polakov, dont vous avez parlé il y a un moment ?

— Dès que vous me posez une pareille question, je n’hésite pas, écrivez : « Non. » Et si vous me demandez si je connais mon frère, ou ma sœur, ou ma belle-mère, écrivez : « Non. » Vous n’aurez pas de moi une autre réponse ; car si je répondais « Oui » au sujet de quelqu’un, vous prépareriez aussitôt quelque méchante affaire contre lui, vous feriez chez lui une descente de police ou quelque chose de pire et vous diriez ensuite que je l’ai nommé. »

On me lut un long questionnaire auquel je répondis patiemment. « Écrivez : Non. » Cela dura une heure, pendant laquelle j’appris que tous ceux qui avaient été arrêtés, à l’exception des deux tisserands, s’étaient bravement comportés. Ceux-ci savaient seulement que je m’étais rencontré deux fois avec une douzaine d’ouvriers, et les gendarmes ne savaient rien de notre cercle.

— Que faites-vous, prince ? me dit un officier de gendarmerie, en m’amenant dans ma cellule. On va se faire une arme terrible contre vous de votre refus de répondre aux questions.

— C’est mon droit, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mais — vous savez... J’espère que vous trouverez votre chambre confortable. On y a fait du feu depuis votre arrestation...

Je la trouvai très confortable et j’y dormis d’un profond sommeil. Je fus éveillé le lendemain matin par un gendarme, qui m’apportait le thé du déjeuner. Il fut suivit bientôt après d’une autre personne qui me murmura d’une façon tout à fait inattendue : « Voici un bout de papier et un crayon, écrivez votre lettre. » C’était un des nôtres, que je connaissais de nom : c’était lui qui faisait passer notre correspondance aux prisonniers de la troisième section.

De tous côtés j’entendais des coups frappés contre les murs, se succédant rapidement. C’était le moyen employé par les prisonniers pour communiquer entre eux ; mais, en ma qualité de nouveau venu, je ne pouvais rien comprendre à ce système de coups, qui semblaient provenir de tous les points du bâtiment à la fois.

* * *

Une chose me tourmentait. Pendant la perquisition dans ma maison, j’avais saisi quelques paroles murmurées par le procureur à l’oreille de l’officier de gendarmerie au sujet d’une perquisition imminente dans l’appartement de mon ami Polakov, à qui était adressée la lettre de Dmitri. Polakov était un jeune étudiant, un zoologiste et un botaniste très bien doué avec lequel j’avais fait mon expédition de Vitim en Sibérie. Il était né dans une pauvre famille de cosaques sur la frontière de Mongolie et après avoir triomphé de mille difficultés, il était venu à Pétersbourg, était entré l’Université, où il avait acquis la réputation d’un zoologiste de grand avenir, et il était sur le point de subir ses examens de sortie. Nous avions été de grands amis depuis notre long voyage et nous avions même vécu ensemble pendant quelque temps à Pétersbourg ; mais il ne s’intéressait pas du tout à mon activité politique.

Je parlai de lui au procureur : « Je vous donne ma parole d’honneur, lui dis-je, que Polakov n’a jamais participé à aucune affaire politique. Il doit passer demain un examen et vous ne voudrez pas briser pour toujours la carrière scientifique d’un jeune homme qui a traversé de dures épreuves et lutté pendant des années contre toutes sortes d’obstacles pour arriver à sa situation actuelle. Je sais que vous ne faites pas grand cas de tout cela, mais à l’Université on le considère comme une des futures gloires de la science russe. »

La perquisition eut lieu quand même, mais on lui laissa trois jours pour passer ses examens. Peu de temps après je fus appelé devant le procureur qui me montra triomphalement une enveloppe écrite de ma main et dans cette enveloppe une note, également de mon écriture, qui disait : « Veuillez remettre ce paquet à V. E. et priez de le garder jusqu’à ce qu’on le réclame en bonne et due forme. »

La personne à qui la note était adressée n’y était pas mentionnée. « Cette lettre, dit le procureur, a été trouvée chez M. Polakov ; et maintenant, prince, son sort est entre vos mains. Si vous me dites qui est ce V. E., je fais relâcher M. Polakov ; mais si vous refusez de le faire, je le ferai garder jusqu’à ce qu’il se décide à nous dire le nom de cette personne. »

En examinant l’enveloppe, dont l’adresse était écrite au crayon Comté, et la lettre avec un crayon ordinaire, je me rappelai immédiatement dans quelles circonstances l’une et l’autre avaient été écrites. « Je suis certain, m’écriai-je tout à coup, que la note et l’enveloppe n’ont pas été trouvées ensemble ! C’est vous qui avez mis la lettre dans l’enveloppe. »

Le procureur rougit. « Vous ne me ferez pas croire, continuai-je, que vous, un homme expérimenté, vous n’avez pas remarqué que les deux papiers sont écrits avec des crayons différents. Et maintenant vous essayez de me faire accroire que cette enveloppe appartient à cette lettre ! Eh bien, monsieur, je vous déclare que la lettre n’était pas adressée à Polakov. »

Il fut abasourdi pendant quelques instants, puis, retrouvant son audace, il dit : « Polakov a reconnu cependant que cette lettre lui a été adressée par vous. »

A présent, je savais qu’il mentait ; Polakov aurait reconnu n’importe quoi le concernant ; mais il aurait préféré être envoyé en Sibérie plutôt que de compromettre une autre personne. Fixant alors le procureur dans les yeux, je répondis : « Non, monsieur, il n’a jamais dit cela, et vous savez parfaitement bien que ce que vous dites est faux. »

Il devint furieux, ou feignit de l’être. « Eh bien alors, dit-il, si vous voulez attendre ici un moment, je vous apporterai la déclaration écrite de Polakov. On l’interroge dans la pièce voisine. »

« Je suis prêt à attendre tant que vous voudrez. »

Je m’assis sur un sofa et je me mis à fumer cigarettes sur cigarettes. Mais la déclaration ne vint pas ; elle n’est jamais venue.

Il va sans dire que cette déclaration n’existait pas. Je rencontrai Polakov en 1878, à Genève, d’où nous fîmes une délicieuse excursion au glacier de l’Aletsch. Je n’ai pas besoin de dire que ses réponses avaient été conformes à ce que je supposais : il avait nié avoir connaissance de la lettre ou de la personne désignée par les initiales V. E. Nous avions l’habitude de nous prêter mutuellement des quantités de livres et la lettre avait été trouvée dans un livre, tandis que l’enveloppe avait été découverte dans la poche d’un vieux paletot. On le garda quelques semaines sous les verrous, puis on le relâcha, sur l’intervention de ses amis de l’Université. On n’apprit jamais qui était V. E., et mes papiers furent repris au moment nécessaire.

Dans la suite, chaque fois que je revoyais le procureur, je l’agaçais de ma question : « Eh bien, et cette déclaration de Poliakov ? »

Je ne fus pas ramené dans ma cellule, mais une heure plus tard, le procureur entra accompagné d’un officier de gendarmerie. « Votre interrogatoire, me dit-il, est maintenant terminé ; vous allez être conduit dans un autre lieu. »

Une voiture à quatre roues stationnait devant la porte. On m’invita à y monter et un robuste officier de gendarmerie, Circassien d’origine, s’assit à mes côtés. Je lui parlai, mais il ne répondit que par un grognement. La voiture traversa le pont des Chaînes, puis le Champ de Mars, et longea les canaux, comme si l’on voulait éviter les rues plus fréquentées. « Allons-nous à la prison Litovsky ? » demandai-je à l’officier, sachant que plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà. Il ne me répondit pas. Le système de silence absolu auquel je fus soumis pendant les deux années qui suivirent commença dans cette voiture ; mais quand nous traversâmes le pont du Palais, je compris moi-même qu’on m’emmenait à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.

J’admirais le beau fleuve, sachant que je ne le reverrais pas de si tôt. Le soleil se couchait. D’épais nuages gris s’étendaient à l’ouest au-dessus du golfe de Finlande tandis que de légères nuées flottaient au-dessus de ma tête, laissant voir çà et là des pans de ciel bleu. Enfin la voiture tourna à gauche et roula sous une voûte sombre, — la porte de la forteresse.

« Ce sera maintenant pour quelques années ! » fis-je remarquer à l’officier.

« Oh ! pourquoi si longtemps ? » répliqua le Circassien qui, maintenant que nous étions entrés dans la forteresse, avait recouvré la parole. « Votre affaire est presque terminée et peut être jugée dans une quinzaine de jours. »

« Mon affaire, répondis-je, est très simple ; mais avant de me juger, vous voudrez arrêter tous les socialistes de Russie, et ils sont nombreux, très nombreux ; dans deux ans vous ne serez pas au bout. » Je ne savais pas alors combien mon observation était prophétique.

La voiture s’arrêta à la porte du gouverneur militaire de la forteresse et nous montâmes dans son salon de réception.

Le général Korsakov, un vieillard maigre, entra, l’air renfrogné. L’officier lui parla à voix basse et le vieux général répondit : « C’est bien ! » en lui jetant un regard méchant, puis il tourna les yeux de mon côté. Il était évident qu’il n’était pas du tout charmé de recevoir un nouveau pensionnaire et qu’il avait un peu honte de son rôle ; mais il semblait dire : « Je suis soldat, et je ne connais que la consigne. » Là-dessus, nous remontâmes en voiture, pour nous arrêter bientôt devant une autre porte, où nous attendîmes assez longtemps qu’un détachement de soldats l’ouvrît du dedans. Nous suivîmes alors à pied d’étroites allées et nous arrivâmes à une troisième porte de fer, s’ouvrant sur un sombre passage voûté, au bout duquel nous entrâmes dans une pièce exiguë, obscure et humide.

Plusieurs sous-officiers de la garnison de la forteresse allaient et venaient dans leurs bottes de feutre assourdissant le bruit des pas, sans dire un mot, pendant que le gouverneur signait le livre du Circassien et accusait réception du nouveau prisonnier. On m’invita à quitter tous mes vêtements et à revêtir la tenue de la prison — une robe de chambre de flanelle verte, d’immenses bas de laine d’une épaisseur incroyable, et des pantoufles jaunes en forme de bateau, si larges, que je ne pouvais les conserver aux pieds lorsque j’essayais de marcher. J’ai toujours eu les robes de chambre et les pantoufles en horreur, et les gros bas de laine m’inspiraient du dégoût. Je dus quitter jusqu’à ma chemise de dessous en soie que j’aurais surtout désirer conserver dans cette prison humide, mais qu’on ne voulut pas me laisser. Je me mis naturellement à protester bruyamment et au bout d’une heure elle me fut rendue par ordre du général Korsakov.

On me conduisit alors à travers un passage obscur, où je vis des sentinelles armées aller et venir, et on m’introduisit dans une cellule. Une lourde porte de chêne se referma derrière moi, une clef tourna dans la serrure, et je me trouvai seul dans une pièce à demi plongée dans l’obscurité.

CINQUIÈME PARTIE : LA FORTERESSE — L’ÉVASION

Chapitre premier

LA FORTERESSE DE PIERRE ET PAUL. — MA CELLULE. — EXERCICES DE GYMNASTIQUE. — MON FRÈRE ALEXANDRE ACCOURT À MON AIDE. — J’OBTIENS LA PERMISSION D’ÉCRIRE. — MES LECTURES. — MONOTONIE DE LA VIE DE PRISON. — ARRESTATION DE MON FRÈRE. — RELATIONS SECRÈTES AVEC MES CO-DÉTENUS. — UNE VISITE DU GRAND DUC NICOLAS.

C’était donc là la terrible forteresse dans laquelle avait péri pendant les deux derniers siècles tout ce qui faisait la vraie force de la Russie, et dont le nom à Pétersbourg n’était prononcé qu’à voix basse.

C’était là que Pierre Ier avait torturé son fils Alexis et qu’il l’avait tué de sa propre main ; là que la princesse Tarakanova fut enfermée dans une cellule qui s’emplit d’eau à la suite d’une inondation, de sorte que les rats grimpaient sur elle pour ne pas se noyer ; là que le terrible Minich torturait ses ennemis, et que Catherine II fit enterrer vivants ceux qui lui reprochaient d’avoir assassiné son mari. Et depuis le règne de Pierre Ier, c’est-à-dire pendant cent soixante-dix ans, les annales de cette messe de pierre qui se dresse au bord de la Néva, en face du Palais d’Hiver, ont été des annales de meurtre et de torture, pleines de récits d’hommes enterrés vivants, condamnés à une mort lente, ou poussés à la folie dans l’isolement des oubliettes obscures et humides.

C’est ici que commença le martyre des Décembristes qui arborèrent les premiers en Russie le drapeau de la république et de l’anti-esclavagisme, et on peut encore retrouver leurs traces dans la Bastille russe. C’est ici que furent emprisonnés les poètes Ryléïev et Chevtchenko, Dostoïevsky, Bakounine, Tchernychevsky, Pisarev, et tant d’autres de nos meilleurs écrivains contemporains ; ici que Karakosov fut torturé et pendu.

C’est ici, dans quelque partie du ravelin d’Alexis que fut enfermé Netchaïev, qui fut extradé par la Suisse pour un crime de droit commun, mais qui fut traité comme un prisonnier politique dangereux et ne revit jamais la lumière du jour. Dans ce même ravelin se trouvaient aussi deux ou trois hommes qui, d’après la rumeur publique, avaient été condamnés à la prison perpétuelle par ordre d’Alexandre II, parce qu’ils étaient au courant de certaines histoires du palais, que d’autres ne devaient pas connaître. L’un d’eux, orné d’une longue barbe grise, avait été vu récemment par un de mes amis dans la mystérieuse forteresse.

Toutes ces sombres histoires étaient évoquées par mon imagination. Mais mes pensées s’arrêtaient surtout sur Bakounine, qui, après avoir passé deux ans, après 1848, dans une prison autrichienne, rivé au mur par une chaîne, avait été livré à Nicolas Ier. Il resta enfermé pendant six ans dans cette forteresse. Et quand après la mort du tsar il fut enfin relâché, il était plus dispos et plus vigoureux après ces huit années de réclusion que ses camarades qui étaient restés en liberté. « Il a supporté cette existence, me disais-je, et il faut que je l’endure aussi ; je ne veux pas mourir ici. »

Mon premier mouvement fut de m’approcher de la fenêtre qui était placée si haut que je pouvais à peine y atteindre en lavant le bras. C’était une ouverture large et basse, pratiquée dans une muraille de quatre pieds d’épaisseur et garnie d’une grille de fer et d’un double châssis de fer.

A douze ou quinze mètres de cette fenêtre, je voyais le mur extérieur de la forteresse, d’une énorme épaisseur, au sommet duquel je distinguai une guérite peinte en gris. Je ne pouvais apercevoir un coin de ciel qu’en regardant en l’air.

Je fis une minutieuse inspection de la pièce où j’étais condamné à passer qui sait combien d’années. D’après la position de la haute cheminée de l’Hôtel de la Monnaie je conjecturai que j’étais à l’angle sud-ouest de la forteresse, dans un bastion regardant la Néva. Le bâtiment dans lequel j’étais incarcéré n’était cependant pas le bastion lui-même, mais ce qu’on appelle dans une fortification un réduit, c’est-à-dire, un ouvrage de maçonnerie intérieure à deux étages et de forme pentagonale qui est un peu plus élevé que les murs du bastion et destiné à recevoir deux rangs de canons. Ma prison était une casemate pour un gros canon et la fenêtre en était l’embrasure. Les rayons du soleil ne pouvaient y pénétrer ; même en été ils se perdaient dans l’épaisseur de la muraille. La pièce contenait un lit de fer, une petite table de chêne et un tabouret de chêne. Le sol était couvert d’un tapis de feutre peint à l’huile, et les murs tapissés d’un papier jaune. Mais pour assourdir les sons, on n’avait pas collé le papier sur le mur même ; il était posé sur une toile, derrière laquelle je découvris un treillis de fer, doublé lui-même d’une couche de feutre ; c’est seulement à travers le feutre que je pus atteindre le mur de pierre. Près du mur intérieur était une table de toilette et dans ce mur une épaisse porte de chêne où je remarquai une ouverture pour passer la nourriture et une petite fente protégée par un verre et fermée à l’extérieur par un petit volet à coulisses : c’était le judas à travers lequel on pouvait épier le prisonnier à chaque instant. La sentinelle qui montait la garde dans le corridor poussait fréquemment le volet et regardait à l’intérieur — on entendait le craquement de ses bottes chaque fois qu’elle se glissait vers la porte. J’essayai de lui parler ; mais alors les yeux que je pouvais apercevoir à travers la fente prenaient une expression de terreur, et le volet était immédiatement refermé, pour être rouvert furtivement une ou deux minutes plus tard ; mais je ne pus obtenir un mot de réponse de la sentinelle.

Un silence absolu régnait autour de moi. Je plaçai mon tabouret près de la fenêtre et je regardai le petit coin de ciel que je pouvais apercevoir ; j’essayai de saisir quelque bruit venant de la Néva, ou de la ville située sur la rive opposée ; mais je n’y réussis pas. Ce silence de mort commençait à m’accabler et j’essayai de chanter, d’abord à mi-voix, puis de plus en plus fort.

Je me surpris chantant un passage de mon opéra favori, « Rouslan et Loudmila » de Glinka : « Amour, faut-il que je te dise adieu pour toujours ?... »

— Monsieur, veuillez ne pas chanter, me dit une voix de basse à travers l’ouverture destinée au passage de la nourriture.

— Je veux chanter et je chanterai.

— Vous ne devez pas chanter.

— Je chanterai quand même.

Alors vint le colonel qui essaya de me persuader que je ne devais pas chanter et qu’on en avertirait le commandant de la forteresse, etc.

— Mais mon gosier va se boucher et mes poumons vont devenir inutiles si je ne parle pas et si je ne puis chanter, essayai-je d’objecter.

— Essayez plutôt de chanter tout bas, plutôt pour vous-même, dit le vieux gouverneur d’un ton de prière.

Mais tout cela était inutile. Au bout de peu de jours j’avais perdu toute envie de chanter. J’essayai de chanter pour le principe, mais cela n’allait pas.

« Le principal, me disais-je, est de conserver ma vigueur physique. Je ne veux pas tomber malade. Je n’ai qu’à m’imaginer que je dois passer une couple d’années dans une hutte dans l’extrême nord, pendant une expédition polaire. Je veux prendre beaucoup d’exercice, faire de la gymnastique, et ne pas me laisser abattre par ce qui m’entoure. »

« Dix pas d’un angle à l’autre de ma casemate c’est déjà quelque chose. Si je répète cet exercice cent cinquante fois, j’aurai fait une verste (c’est-à-dire un kilomètre). » Je résolus de faire chaque jour sept verstes, environ deux lieues : deux verstes le matin, deux avant le dîner, deux après, et une avant de me coucher. « En mettant sur la table dix cigarettes et en en retournant une chaque fois que je dépasserai la table, je compterai aisément les trois cents fois que je dois faire le chemin aller et retour. Il faut que je marche rapidement, mais que je me retourne lentement dans le coin de la pièce pour ne pas avoir le vertige, et chaque fois d’un autre côté. Ensuite je ferai deux fois par jour de la gymnastique pratique avec mon lourd tabouret. » Je l’enlevais par un pied et le tenais à bras tendu. Je le faisais tourner comme une roue et bientôt j’appris à le lancer d’une main à l’autre par dessus ma tête, derrière mon dos, et entre mes jambes.

Quelques heures après mon incarcération, le gouverneur vont m’offrir des livres et parmi ceux-ci je retrouvai une vieille connaissance et un de mes ouvrages favoris, le premier volume de « La Physiologie » de George Lewes, traduite en russe ; mais il manquait le deuxième volume que je désirais particulièrement relire. Je demandai naturellement du papier, des plumes et de l’encre, mais on refusa absolument de m’en donner. On ne donne jamais de plumes ni d’encre dans la forteresse, à moins d’une permission spéciale de l’empereur lui-même. Je souffris beaucoup de cette inactivité forcée et je me mis à composer dans mon imagination une série de nouvelles populaires empruntées à l’histoire de Russie — quelque chose d’analogue aux « Mystère du Peuple » d’Eugène Sue. Je composais le plan, les descriptions, les dialogues et j’essayais de fixer le tout dans ma mémoire depuis le commencement jusqu’à la fin. On comprendra aisément combien un pareil travail aurait été exténuant si j’avais dû le continuer pendant plus de deux ou trois mois.

Mais mon frère Alexandre obtint pour moi des plumes et de l’encre. Un jour on me fit monter dans une voiture en compagnie du même officier de gendarmerie géorgien, ce personnage muet dont j’ai déjà parlé. On m’amena à la Troisième Section, où je fus autorisé à voir mon frère, en présence de deux officiers de gendarmerie.

Alexandre était à Zurich au moment de mon arrestation. Depuis son enfance, il avait désiré aller à l’étranger, où les gens pensent comme ils veulent, lisent ce qu’ils veulent, et expriment ouvertement leurs pensées. La vie russe lui était odieuse. La sincérité — une sincérité absolue — et la plus grande franchise étaient les traits dominants de son caractère : il ne pouvait supporter le mensonge et même la moindre affectation. Sa nature franche et ouverte répugnait à l’absence de franchise en Russie, à la condescendance avec laquelle les Russes se soumettaient à l’oppression, au style euphémique de nos écrivains. Aussitôt après mon retour de l’Europe Occidentale, il était parti pour la Suisse avec l’intention de s’y fixer. Depuis qu’il avait perdu ses deux enfants — l’un emporté par le choléra en quelques heures, l’autre par la phtisie — le séjour de Pétersbourg lui était devenu doublement insupportable.

Mon frère ne prenait aucune part à notre œuvre d’agitation. Il ne croyait pas à la possibilité d’un soulèvement populaire et il ne concevait une révolution que comme l’œuvre d’une assemblée des représentants de la Nation, analogue à l’Assemblée Nationale de 1789. Quant à l’agitation socialiste, il ne l’admettait que si elle était menée au moyen de réunions publiques, et il ne voyait l’utilité de l’œuvre secrète et minutieuse de propagande personnelle que nous avions entreprise. En Angleterre il aurait été partisan de John Bright ou des Chartistes. S’il avait été à Paris pendant l’insurrection de juin 1848 il aurait certainement combattu avec la dernière poignée d’ouvriers derrière la dernière barricade ; mais dans la période préparatoire il aurait suivi Louis Blanc ou Ledru-Rollin.

En Suisse il s’établit à Zurich et ses sympathies allèrent au groupe modéré de l’Internationale. Socialiste par principe, il conformait ses actes à ses idées en vivant de la façon la plus frugale et la plus laborieuse, en travaillant passionnément à son grand ouvrage scientifique qui fut le but principal de sa vie. Cet ouvrage devait être pour le dix-neuvième siècle la contrepartie du fameux Tableau de la Nature des Encyclopédistes. Il devint bientôt l’ami intime d’un vieux réfugié, le colonel P. L. Lavrov, qui partageait comme lui les idées philosophiques de Kant.

Quand il apprit mon arrestation, Alexandre quitta aussitôt ses occupations — l’ouvrage auquel il consacrait sa vie, la vie de liberté qui lui était aussi nécessaire que l’air à un oiseau — et il revint à Pétersbourg, qu’il détestait, dans le seul espoir de me venir en aide dans ma captivité.

Notre rencontre fut émouvante. Alexandre était extrêmement surexcité. La seule vue de l’uniforme bleu des gendarmes — ces bourreaux de toute liberté intellectuelle en Russie — éveillait en lui des pensées de haine et il exprima franchement ses sentiments devant eux. Quant à moi, je fus assailli des plus fâcheux pressentiments en le voyant de retour à Pétersbourg. J’étais heureux de revoir son visage honnête, ses yeux affectueux, et d’apprendre que je le verrais une fois par mois ; mais j’aurais voulu le savoir à des centaines de lieues de l’endroit où il venait librement ce jour-là, et où il serait amené inévitablement quelque nuit par une escorte de gendarmes. « Pourquoi es-tu venu de jeter dans la gueule du loup ? Repars immédiatement ! » criait tout mon être intime, et pourtant je savais qu’il resterait, tant que je serais en prison.

Il comprenait mieux que tout autre que l’inactivité me tuerait et il avait déjà fait des démarches pour obtenir pour moi l’autorisation de me remettre eu travail. La Société de Géographie désirait me voir finir mon livre sur la période glaciaire et mon frère remua tout le monde scientifique de Pétersbourg pour l’amener à appuyer sa demande. L’Académie des Sciences s’intéressa à l’affaire, et finalement, deux ou trois mois après mon incarcération, le gouverneur entra un jour dans ma cellule et m’annonça que j’étais autorisé par l’empereur à compléter mon rapport à la Société de Géographie et qu’on me donnerait des plumes et de l’encre. « Seulement jusqu’au coucher du soleil, » ajouta-t-il. A Pétersbourg le soleil se couche à trois heures de l’après-midi en hiver ; mais il n’y avait pas autre chose à faire. « Jusqu’au coucher du soleil, » avait dit Alexandre II, en accordant la permission.

* * *

Ainsi je pouvais travailler !

Il me serait difficile d’exprimer maintenant le sentiment d’immense soulagement que j’éprouvai à pouvoir enfin recommencer à écrire. J’aurais consenti à ne vivre que de pain et d’eau, dans le plus humide des cachots, pourvu qu’il me fût permis de travailler.

J’étais le seul prisonnier auquel on eût accordé ce qui est nécessaire pour écrire. Plusieurs de mes camarades passèrent trois ans et plus en prison avant le fameux procès des Cent quatre-vingt-treize et ils n’avaient qu’une ardoise. Naturellement l’ardoise elle-même était la bienvenue dans cette triste solitude et ils s’en servaient pour faire des exercices de langues étrangères ou pour résoudre des problèmes de mathématiques ; mais ce qu’ils écrivaient sur l’ardoise ne pouvait y rester que quelques heures.

Ma vie de réclusion prit alors un caractère plus régulier. J’avais désormais un but immédiat en perspective. A neuf heures du matin j’avais déjà fait les premiers cent tours de cellule et j’attendais les crayons et les plumes qu’on devait me donner. L’ouvrage que j’avais préparé pour la Société de Géographie contenait, outre un rapport de mes explorations en Finlande, une discussion détaillée des fondements mêmes de l’hypothèse glaciaire. Sachant que j’avais maintenant beaucoup de temps devant moi, je résolus de refaire et de développer cette partie de mon travail. L’Académie des Sciences mit son admirable bibliothèque à mon service, et un coin de ma cellule s’emplit bientôt de livres et de cartes, parmi lesquels se trouvaient la collection complète des excellents relevés géologiques de la Société de géologie suédoise, une collection presque complète de rapports sur toutes les expéditions au pôle arctique et des années entières de la Revue trimestrielle de la Société de géologie de Londres (Quaterly Journal of the London Geological Society). Mon livre grossit dans la forteresse au point de former deux forts volumes. Le premier fut imprimé par les soins de mon frère et de Polakov (dans les Mémoires de la Société de Géographie) ; tandis que le second, qui n’était pas complètement achevé, resta entre les mains de la troisième section, lorsque je m’évadai. Le manuscrit ne fut retrouvé qu’en 1895 et remis à la Société de Géographie de Russie qui me l’envoya à Londres.

A cinq heures de l’après-midi — à trois heures en hiver — c’est-à-dire dès qu’on m’apportait ma petite lampe, on m’enlevait crayons et plumes et je devais suspendre mon travail. Je me mettais alors à lire, le plus souvent des ouvrages historiques. Toute une bibliothèque avait été formée dans la forteresse par les générations de prisonniers politiques qui y avaient été enfermés. Je fus autorisé à enrichir la bibliothèque d’un certain nombre d’ouvrages importants sur l’histoire de la Russie, et avec les livres que m’apportaient mes parents je fus en mesure de lire presque tous les ouvrages et collections d’actes et de documents relatifs à la période moscovite de l’histoire de la Russie. Je pris goût non seulement à la lecture des Annales Russes, particulièrement celles de la République démocratique de Pskov au moyen âge — c’est peut-être le meilleur document qu’il y ait en Europe pour l’étude de ce genre de cités médiévales — mais je lus aussi avec plaisir toutes sortes de documents arides — contrats, inventaires, etc., de cette époque - et jusqu’à la Vie des Saints, qui contient parfois des faits de la vie réelle des masses que l’on ne saurait trouver ailleurs. Je lus aussi un grand nombre de romans et je m’arrangeai même une petite fête pour le soir de Noël. Mes parents m’avaient envoyé pour ce jour-là les Contes de Noël, de Dickens, et je passai ce jour de fête à lire les belles créations du grand romancier, qui m’arrachaient des rires et des larmes.

* * *

Ce qu’il y avait de terrible, c’était le silence lugubre qui régnait tout autour de moi. En vain je frappais contre les murs et je battais le plancher du pied, attendant que le moindre bruit me répondît. Je n’entendais rien. Un mois se passa, puis deux, trois, quinze mois, mais personne ne répondait à mes coups. Nos n’étions que six, disséminés dans les trente-six casemates d’un étage de ce bastion — la plupart de mes camarades arrêtés étaient enfermés dans la prison Litovski. Quand le sous-officier venait me prendre dans ma cellule pour faire une promenade et que je lui demandais : « Quel temps avons-nous aujourd’hui ? Pleut-il ? » il me jetait un furtif regard de côté et sans dire un mot il se retirait promptement derrière la porte, où une sentinelle et un autre sous-officier l’observaient. Le seul être vivant de qui je pouvais entendre quelques mots était le colonel, qui venait tous les matins dans ma cellule me dire « bonjour » et de demander si je désirais acheter du tabac ou du papier. J’essayais d’engager une conversation avec lui, mais il jetait aussi des regards furtifs sur le sous-officier qui se tenait dans l’entre-baillement de la porte, comme pour dire : « Vous voyez, je suis surveillé aussi. » Les pigeons seuls n’avaient pas peur d’entrer en relations avec moi. Tous les matins et toutes les après-midi ils venaient à ma fenêtre recevoir leur nourriture à travers les barreaux.

Je n’entendais d’autres bruits que le craquement des bottes de la sentinelle, le glissement à peine perceptible du judas et le tintement des cloches de la cathédrale de la forteresse. Elles sonnaient un « seigneur ayez pitié de nous » (Gospodi pomilouï) à chaque quart d’heure, une, deux, trois ou quatre fois suivant le cas. Puis la grosse cloche sonnait lentement les heures avec de longs intervalles entre chaque coup. Les autres cloches se mettaient alors de la partie, sonnant un cantique lugubre ; et comme elles changeaient de ton à chaque changement brusque de température, il en résultait alors une horrible cacophonie qui ressemblait à la sonnerie des cloches pour un enterrement. A l’heure sombre de minuit, le cantique était en outre suivi des notes discordantes d’un « Dieu protège le tsar ». La sonnerie durait alors un bon quart d’heure ; et à peine avait-elle pris fin qu’un nouveau « Seigneur, ayez pitié de nous » annonçait au prisonnier privé de sommeil qu’un quart d’heure de son existence inutile venait de s’écouler et que beaucoup de quarts d’heure, et d’heures, et de jours, et de mois de cette même vie végétative s’écouleraient encore avant que ses geôliers, ou, peut-être la mort, vinssent le délivrer.

Tous les matins on venait me chercher pour une promenade d’une demi-heure dans la cour de la prison. Cette cour peu spacieuse était pentagonale et entourée d’un étroit trottoir ; au milieu se trouvait un petit bâtiment, la salle de bains. Mais j’aimais ces promenades.

Le besoin d’impressions nouvelles est si grand en prison que pendant ma promenade dans mon étroite cour, je tenais mes regards sans cesse fixés sur la haute flèche dorée de la cathédrale de la forteresse.

C’était la seule chose dans mon entourage qui changeât d’aspect et je prenais plaisir à la voir briller comme l’or pur quand le soleil étincelait dans l’azur clair du ciel, revêtir un air de mystère quand une légère vapeur bleuâtre s’étendait sur la ville, ou prendre les tons gris de l’acier quand de sombres nuages se rassemblaient au-dessus d’elle.

Pendant ces promenades, j’apercevais parfois la fille de notre colonel, une jeune fille de dix-huit ans, car en sortant de l’appartement de son père elle était forcée de faire quelques pas dans notre cour pour gagner la porte voûtée, — la seule issue du bâtiment.

Elle pressait toujours le pas pour traverser la cour, et baissait les yeux, comme si elle avait honte d’être la fille d’un geôlier. Son jeune frère, au contraire, qui était au Corps des Cadets et que j’aperçus aussi deux ou trois fois dans la cour, me regardait toujours fixement avec une expression si franche et si sympathique que j’en fus frappé et que j’en fis même ultérieurement la remarque à quelqu’un de mes camarades. Quatre ou cinq ans plus tard, étant officier, il fut exilé en Sibérie. Il s’était joint au parti révolutionnaire et il avait dû l’aider, je suppose, à entretenir une correspondance avec les prisonniers de la forteresse.

L’hiver est triste à Pétersbourg pour ceux qui ne peuvent pas sortir dans les rues brillamment éclairées. Il était plus triste encore, cela va sans dire, dans la casemate.

Mais l’humidité était pire encore que l’obscurité. Pour combattre cette humidité, on chauffait la casemate à l’excès et je ne pouvais respirer ; mais dès que j’eus enfin obtenu que l’on abaissât la température e la pièce, le mur extérieur se mit à ruisseler ; les tentures de papier étaient aussi mouillées que si on les avait arrosées tous les jours avec un seau d’eau... Le résultat fut que je souffris beaucoup des rhumatismes.

* * *

Malgré tout cela j’étais de bonne humeur ; je continuais à écrire et à dessiner des cartes dans l’obscurité, taillant mon crayon avec un morceau de verre brisé que j’avais réussi à trouver dans la cour. Je faisais régulièrement mes sept kilomètres par jour dans ma cellule et j’exécutais mes exercices de gymnastique avec mon tabouret de chêne. Le temps passait. Mais alors le chagrin se glissa dans ma cellule et je fus sur le point d’y succomber. Mon frère Alexandre fut arrêté.

Vers la fin de décembre 1874, je fus autorisé à avoir une entrevue avec lui et notre sœur Hélène, dans la prison, en présence d’un officier de gendarmerie. Les entrevues, accordées à de longs intervalles, mettent toujours un prisonnier et ses parents dans un état d’énervement. On revoit des visages chéris, on entend des voix aimées — et on sait que tout cela ne durera que quelques instants. On se sent si près l’un de l’autre et pourtant d’autant plus loin qu’on ne peut avoir une conversation intime devant un étranger, qui est en même temps un ennemi et un espion. En outre, ma sœur et mon frère étaient inquiets pour ma santé, anxieux des jours tristes et sombres de l’hiver et de l’humidité, qui avaient déjà produit sur moi leurs premiers effets. Nous nous séparâmes le cœur gros.

Une semaine après cette entrevue, je reçus, au lieu de la lettre que j’attendais de mon frère au sujet de l’impression de mon livre, une courte note de Polakov. Il m’informait que désormais c’était lui qui reverrait les épreuves et que je devais lui adresser tout ce qui était relatif à l’impression du livre. Au simple ton de la note je compris aussitôt qu’il avait dû arriver un malheur à mon frère. S’il n’avait été question que de maladie, Polakov m’en aurait parlé. Je passai plusieurs jours dans une anxiété cruelle. Alexandre devait avoir été arrêté et c’était moi qui devais en être la cause. La vie cessa tout à coup d’avoir quelque importance pour moi. Mes promenades, mes exercices de gymnastique, mes travaux me devinrent indifférents. Je passais toute la journée à marcher sans relâche de long en large dans ma cellule, ne songeant qu’à l’arrestation d’Alexandre. Pour moi, célibataire, la prison n’état qu’un inconvénient personnel ; mais mon frère était marié, il aimait passionnément sa femme, et ils avaient maintenant un petit garçon, sur lequel ils avaient concentré toute l’affection qu’ils avaient éprouvée pour leurs deux premiers enfants.

Le pire de tout était l’incertitude. Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir fait ? Pour quelle raison avait-il été arrêté ? Qu’allait-on faire de lui ? Des semaines passèrent ; mon anxiété croissait de plus en plus ; mais j’étais sans nouvelles, jusqu’à ce qu’enfin j’appris par un moyen détourné qu’il avait été arrêté pour avoir écrit une lettre à P. L. Lavrov.

J’appris les détails beaucoup plus tard. Après sa dernière entrevue avec moi, il écrivit à son vieil ami, qui publiait alors à Londres une revue socialiste russe, intitulée : En avant ! Il exprimait dans cette lettre les craintes que lui inspiraient ma santé ; il parlait des nombreuses arrestations que l’on faisait en Russie ; et il ne cachait pas sa haine pour le gouvernement despotique. La lettre fut interceptée au bureau de poste par la Troisième Section, et une perquisition fut opérée chez lui le soir de Noël. On apporta dans ces recherches plus de brutalité encore que d’habitude. Une demi-douzaine d’agents firent irruption après minuit dans son appartement et mirent tout sens dessus dessous. Ils sondèrent jusqu’aux murs eux-mêmes ; ils arrachèrent l’enfant malade de son lit pour pouvoir inspecter la literie et les matelas. Ils ne trouvèrent rien — parce qu’il n’y avait rien à trouver.

Mon frère fut exaspéré par cette perquisition. Avec sa franchise coutumière, il dit à l’officier de gendarmerie qui la dirigeait : « Je n’ai pas de rancune contre vous, capitaine. Vous n’avez reçu que peu d’éducation et vous ne ne pouvez comprendre ce que vous faites. Mais vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant au procureur, vous savez quel rôle vous jouez dans cette affaire. Vous avez reçu une éducation universitaire. Vous connaissez la loi, et vous savez que vous foulez aux pieds toutes les lois et que vous couvrez de votre présence les actes illégaux de ces gens ; vous êtes simplement — un gredin ! »

On jura de se venger de lui et on le garda prisonnier à la Troisième Section jusqu’au mois de mai. L’enfant de mon frère — un charmant garçon que la maladie avait rendu encore plus affectueux et intelligent — se mourait de la phtisie. Les médecins disaient qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. Alexandre, qui n’avait jamais demandé une faveur à ses ennemis, implora alors la permission de voir son enfant une dernière fois. Il demanda l’autorisation d’aller chez lui pour une heure, donna sa parole d’honneur qu’il reviendrait, ou d’y être amené sous escorte. Elle lui fut refusée. Il ne voulurent pas se priver de cette vengeance.

L’enfant mourut et sa mère fut une fois de plus sur le point de devenir folle, quand mon frère fut informé qu’il allait être transporté à Minousinsk, petite ville de la Sibérie orientale.

Il devait s’y rendre en voiture entre deux gendarmes, et sa femme était autorisée à le rejoindre plus tard, mais elle ne devait pas voyager avec lui.

« Dites-moi enfin quel est mon crime ! » demanda-t-il ; mais il n’y avait pas d’autre charge contre lui que la lettre. Sa déportation paraissait si arbitraire, elle semblait tellement un acte de pure vengeance de la part de la Troisième Section que personne parmi nos parents ne pouvait croire que son exil durerait plus de quelques mois. Mon frère adressa une plainte au Ministre de l’Intérieur. Le Ministre répondit qu’il ne pouvait rien faire contre la volonté du chef de la gendarmerie. Une autre plainte fut adressée au Sénat. Elle n’eut aucune réponse.

Deux années plus tard, notre sœur Hélène, agissant de sa propre initiative, écrivit une pétition au tsar. Notre cousin Dmitri, gouverneur général de Kharkov, aide de camp de l’empereur et favori à la cour, était profondément irrité des agissements de la Troisième Section ; il remit lui-même la pétition au tsar et il ajouta en même temps quelques mots pour l’appuyer. Mais l’esprit de vengeance, ce trait de famille des Romanovs, était fortement développé chez Alexandre II. Il écrivit sur la pétition « Poust posidit » (qu’il y reste quelque temps). Mon frère resta douze ans en Sibérie et ne revint jamais en Russie.

* * *

Les innombrables arrestations opérées dans l’été de 1874 et les poursuites acharnées dirigées par la police contre notre cercle, amenèrent un changement profond dans les opinions de la jeunesse russe. Jusqu’ici, l’idée dominante avait été de choisir parmi les ouvriers, et éventuellement parmi les paysans, un certain nombre d’hommes, qu’on préparerait à devenir agitateurs socialistes. Mais les usines étaient maintenant envahies par des nuées d’espions et il était évident que les uns et les autres, propagandistes et ouvrier, ne tarderaient pas à être arrêtés et déportés pour le reste de leur vie en Sibérie. Alors le mouvement « vers le peuple » prit une autre forme. Plusieurs centaines de jeunes gens et de femmes, dédaignant toutes les précautions prises jusqu’à ce jour, se précipitèrent dans les campagnes, et, parcourant les villes et les villages, se mirent à inciter les masses à la révolution et à distribuer presque ouvertement des brochures, des chansons et des proclamations. Dans notre cercle, cet été reçut le nom de « fol été ».

Les gendarmes perdaient la tête. Ils n’avaient pas assez de bras pour faire les arrestations, ni assez d’yeux pour suivre les traces de chaque propagandiste à travers les villes et les villages. Cependant on n’arrêta pas moins de quinze cents personnes pendant cette chasse à l’homme, et la moitié d’entre elles furent gardées en prison pendant des années.

Un jour de l’été 1875, j’entendis distinctement dans la cellule voisine de la mienne les pas légers de bottes à talons et quelques minutes plus tard je saisis des fragments de conversation. Une voix de femme parlait de la cellule et une voix de basse profonde — évidemment celle de la sentinelle — grognait quelque chose en guise de réponse. Ensuite, je reconnus le bruit de éperons du colonel, son pas rapide ; j’entendis les reproches qu’il faisait à la sentinelle et le grincement de la clef dans la serrure. Il dit quelque chose et une voix de femme répondit tout haut : « Nous ne causions pas. Je l’ai seulement prié d’appeler le sous-officier. » Alors la porte se referma et j’entendis le colonel jurer à voix basse contre la sentinelle.

Ainsi je n’étais plus seul. J’avais une voisine, et elle rompait tout à coup la rigoureuse discipline qui avait régné jusqu’ici parmi les soldats. Depuis ce jour, les murs de la forteresse qui avaient été muets pendant ces quinze derniers mois, commencèrent à s’animer. De tous les côtés, j’entendais des coups de pieds frappant le sol : un, deux, trois, quatre... onze coups ; vingt-quatre coups, quinze coups ; puis une série de trente-trois coups. Ces coups se répétaient toujours jusqu’à ce que le voisin remarquât que cela voulait dire « Kto vy ? » (qui êtes-vous ?) ; la lettre v était la troisième de notre alphabet. Là-dessus une conversation ne tardait pas à s’établir et on la poursuivait d’ordinaire d’après un alphabet abrégé, c’est-à-dire qu’il était divisé en six groupes de cinq lettres, chaque lettre étant désignée par son groupe et la place qu’elle y occupait.

J’appris avec grand plaisir que j’avais à ma gauche mon ami Serdioukov, avec qui je pus bientôt m’entretenir de toutes sortes de choses, surtout quand nous nous servîmes de notre chiffre. Mais ces rapports avec d’autres avaient leurs douleurs aussi bien que leurs joies. Au-dessous de moi était enfermé un paysan que connaissait Serdioukov. Il lui parlait en frappant des coups ; et je suivais sans le vouloir et inconsciemment leur conversation pendant que je travaillais. Je lui parlai aussi. Mais si l’isolement dans l’inaction absolue est dur pour un homme cultivé, il l’est infiniment plus pour un paysan accoutumé au travail physique, et qui n’est pas préparé à passer des années à lire. Notre ami le paysan se sentait très malheureux, et ayant déjà passé près de deux ans dans une autre prison avant d’être transféré dans la forteresse — son crime était d’avoir écouté les discours des socialistes — c’était déjà un homme fini. bientôt je commençai à remarquer avec terreur que de temps en temps il déraisonnait. Peu à peu ses pensées devinrent de plus en plus confuses, et nous acquîmes, pas à pas, jour par jour, la preuve qu’il perdait la raison, jusqu’à ce qu’enfin ses discours devinrent ceux d’un dément. Des bruits effrayants et des cris farouches montaient de l’étage inférieur ; notre voisin était fou ; cependant on le laissa encore quelques mois dans la casemate avant de le faire transporter dans un asile, dont il ne devait jamais sortir. C’était une chose terrible que d’assister dans ces conditions à la destruction progressive de l’intelligence d’un homme. Je suis sûr que cela dut contribuer à accroître l’irritabilité nerveuse de mon bon et fidèle ami Serdioukov. Lorsque, après quatre années d’emprisonnement, il fut acquitté par les tribunaux et remis en liberté, il se brûla la cervelle.

* * *

Un jour, je reçus une visite tout à fait inattendue. Le grand-duc Nicolas, frère d’Alexandre II, inspectant la forteresse, entra dans ma cellule, suivi seulement de son aide de camp. La porte fut fermée derrière lui. Il s’approcha de moi rapidement en disant : « Bonjour, Kropotkine. » Il me connaissait personnellement et me parlait sur un ton familier et bienveillant, comme à une vieille connaissance : « Comment est-il possible, Kropotkine, que toi, un page, un page de la chambre impériale, un sergent du corps des pages, tu te sois mêlé de ces affaires et que tu sois maintenant ici dans cette horrible casemate ? »

« Chacun a ses opinions personnelles, » lui répondis-je. — « Ses opinions ! Les tiennes étaient-elles donc que tu devais travailler à fomenter une révolution ? »

Que devais-je répondre ? Oui ! Mais alors on aurait tiré de ma réponse cette conclusion que moi, qui avais refusé de répondre aux gendarmes, j’avais « tout avoué » devant le frère du tsar. Il me parlait sur le ton d’un commandant d’école militaire qui essaierait de tirer des « aveux » d’un cadet. Je ne pouvais pas dire davantage : « Non » ; car cela eût été un mensonge. Je ne savais que dire et je restai muet.

« Tu vois bien ! Tu en as honte maintenant. » Cette observation m’irrita et je répliquai aussitôt d’un ton un peu tranchant : « J’ai répondu au juge d’instruction et je n’ai rien de plus à ajouter. »

« Mais comprends-moi bien, je te prie, Kropotkine, dit-il alors de son ton le plus familier : je ne te parle pas ici en magistrat instructeur. Je te parle comme homme privé, — tout à fait comme homme privé, » répéta-t-il en baissant la voix.

Un flot de pensées s’agitait dans mon esprit ; Devais-je jouer le rôle du Marquis de Posa ? Parler à l’empereur par l’intermédiaire de son frère de la désolation de la Russie, de la ruine des paysans, de l’arbitraire des fonctionnaires, de la perspective de famines terribles ? Dire que je voulais aider les paysans à sortir de leur condition désespérée, leur faire relever la tête — et par lui essayer d’influencer Alexandre III ? Ces pensées se succédaient rapidement dans mon esprit, jusqu’à ce qu’enfin je me dise en moi-même : « Jamais ! C’est de la folie !... Ce sont des ennemis du peuple et de pareilles paroles ne les changeraient pas. »

Je répondis qu’il restait toujours un personnage officiel et que je ne pouvais le considérer comme un homme privé.

Il se mit alors à me poser différentes questions. « N’est-ce pas en Sibérie, dans tes relations avec les Décembristes, que tu as puisé ces idées ? »

— « Non, je ne connaissais d’un Décembriste et je n’ai pas eu avec lui de conversations de portée. »

— C’est donc à Pétersbourg ?

— J’ai toujours eu ces idées-là.

— Comment ! tu avais ces idées au Corps des pages ? », me demanda-t-il avec terreur.

— Au Corps des pages, j’étais un enfant, et ce qui est à l’état latent dans l’enfance se précise à l’âge d’homme. »

Il me fit encore quelques question analogues, et à sa façon de parler, je vis clairement à quoi il voulait en venir. Il essayai de m’arracher « des aveux » et mon imagination me le représentait vivement disant à son frère : « Tous ces juges d’instruction sont des imbéciles. Il ne leur a même pas répondu ; moi, je ne lui ai parlé que dix minutes et il m’a tout raconté. » tout cela commençait à m’ennuyer et comme il me disait quelque chose dans ce genre : « Comment pouvais-tu te commettre avec tous ces gens-là, des paysans, des individus sans nom ? » je lui répliquai d’un ton tranchant : « Je vous ai déjà dit que j’avais répondu au juge d’instruction. Je n’ai rien à ajouter. » Il sortit alors brusquement de ma cellule.

Plus tard les soldats de garde firent toute une légende de cette visite. La personne qui vint me prendre en voiture au moment de mon évasion portait une casquette militaire, et, avec ses favoris blonds, elle avait une vague ressemblance avec le grand-duc Nicolas. Une tradition se forma parmi les soldats de la garnison de Pétersbourg, d’après laquelle le grand-duc en personne était venu me délivrer et m’avait enlevé. C’est ainsi que se créent les légendes même en ces temps de journalisme et de dictionnaires biographiques.

Chapitre II

MON TRANSFERT À LA MAISON DE DÉTENTION. — MA MALADIE. — À L’HÔPITAL MILITAIRE. — PLANS DE FUITE. — MON ÉVASION. — VOYAGE À L’ÉTRANGER.

Deux années s’étaient écoulées. Plusieurs de mes camarades étaient morts, quelques-uns étaient devenus fous, mais il n’était pas encore question de juger notre affaire.

Ma santé était déjà ébranlée avant la fin de la seconde année. A présent le tabouret de chêne paraissait lourd à mon bras et les sept kilomètres me semblaient une distance sans fin. Comme nous étions près de soixante dans la forteresse et que les journées d’hiver étaient courtes, on ne nous faisait sortir pour la promenade dans la cour que pendant vingt minutes tous les trois jours. Je faisais de mon mieux pour garder toute mon énergie, mais « l’hivernage polaire » sans l’interruption de l’été avait raison de moi. J’avais rapporté de mes voyages en Sibérie de légers symptômes de scorbut qui se développaient maintenant plus sérieusement dans l’obscurité et l’humidité de la casemate ; le fléau des prisons m’avait atteint.

Au mois de mars ou d’avril 1876, nous fûmes enfin informés que la Troisième Section avait terminé son enquête préliminaire. Le dossier de l’affaire avait été transmis à l’autorité judiciaire et nous fûmes en conséquence transférés à la prison dépendant du Tribunal, ou Maison de Détention.

C’était une immense prison modèle, de construction récente, bâtie sur les plans des prisons de France et de Belgique, et consistant en quatre étages d’étroites cellules ; chaque cellule avait une fenêtre donnant sur la cour intérieure et une porte ouvrant sur un balcon de fer. Les balcons de chacun des divers étages étaient reliés entre eux par des escaliers de fer.

Pour la plupart de mes camarades ce changement de prison était un grand adoucissement à leurs peines. Il y avait là beaucoup plus de vie que dans la forteresse ; plus de facilité pour correspondre, pour voir ses parents et entretenir des relations réciproques. Les coups frappés contre les murs se succédaient tout le long du jour sans qu’on fût dérangé, et je pus par ce moyen raconter à mon jeune voisin l’histoire de la Commune de Paris depuis le commencement jusqu’à la fin. J’y employai, il est vrai, toute une semaine.

Quant à ma santé, elle était encore plus mauvaise qu’elle n’avait été dans les derniers temps de mon séjour à la forteresse. Je ne pouvais supporter l’atmosphère lourde de l’étroite cellule, qui ne mesurait que quatre pas d’un coin à l’autre et dans laquelle, dès que le calorifère à vapeur commençait à fonctionner, la température passait sans transition du froid glacial à une chaleur intolérable.

Étant forcé de tourner si souvent, j’avais le vertige après quelques minutes de marche, et dix minutes d’exercice au-dehors, dans le coin d’une cour entourée de hautes murailles de briques, ne suffisaient pas à me délasser. Quant au médecin, qui ne voulait pas entendre parler de « scorbut » « dans sa prison », mieux vaut n’en rien dire.

On m’autorisa à faire venir ma nourriture de chez une de mes parentes, mariée à un avoué, qui demeurait par hasard à quelques pas du tribunal. Mais ma digestion était devenue si mauvaise que je ne pouvais plus manger qu’un petit morceau de pain et un ou deux œufs par jour. Mes forces déclinaient rapidement et l’opinion générale était que je n’avais plus que quelques mois à vivre. Pour monter l’escalier qui menait à ma cellule au second étage, j’étais forcé de m’arrêter deux ou trois fois et je me souviens qu’un vieux soldat de garde me dit un jour avec pitié : « Pauvre homme, vous ne verrez pas la fin de l’été. »

Mes parents en furent très alarmés. Ma sœur Hélène essaya d’obtenir mon élargissement sous caution, mais le procureur Choubine lui répondit avec un sourire ironique : « Si vous m’apportez un certificat du médecin attestant qu’il mourra dans dix jours, je le relâcherai. »

Il eut la satisfaction de voir ma sœur s’affaisser sur une chaise et sangloter en sa présence. Elle réussit cependant à avoir gain de cause et obtint que je fusse examiné par un bon médecin — le médecin en chef de l’hôpital militaire de la garnison de Pétersbourg. C’était un vieux général, distingué et intelligent ; il m’examina de la façon la plus scrupuleuse et conclut que je n’avais aucune maladie organique. Les troubles dont je souffrais provenaient d’une oxygénation insuffisante du sang. « L’air, voilà tout ce qui vous manque, » dit-il. Puis il hésita pendant quelques minutes et ajouta d’un ton décisif : « C’est certain ; vous ne pouvez pas rester ici ; il faut qu’on vous transfère ailleurs. »

Je fus transféré à l’Hôpital militaire, qui est situé dans un quartier excentrique de Pétersbourg et qui possède une petite prison spéciale pour les officiers et les soldats qui tombent malades, étant sous le coup d’une instruction judiciaire. Deux de mes camarades avaient déjà été transférés à la prison de l’hôpital, quand il fut certain qu’ils mourraient bientôt de la phtisie.


A l’hôpital je ne tardai pas à me rétablir. J’occupais une grande pièce au rez-de-chaussée, tout près du poste militaire. J’avais une immense fenêtre grillée donnant sur le midi, qui s’ouvrait sur un étroit boulevard bordé d’arbres ; derrière le boulevard s’étendait un vaste espace, où deux cents charpentiers étaient en train de construire des baraquements en planches pour les typhiques. Tous les soirs ils consacraient une heure à chanter en chœur ; c’était un de ces chœurs comme de grands artels de charpentiers peuvent seuls en former. Sur le boulevard allait et venait une sentinelle dont la guérite se trouvait en face de ma chambre.

Ma fenêtre restait ouverte toute la journée et je me chauffais aux rayons du soleil dont j’étais privé depuis si longtemps. J’aspirais à pleins poumons l’air embaumé du mois de mai et ma santé s’améliorait rapidement, trop rapidement même, à mon gré. Je fus bientôt capable de digérer une légère nourriture, je pris des forces et je me remis au travail avec une nouvelle énergie. Ne voyant pas comment je pourrais finir le second volume de mon ouvrage, j’en écrivis un résumé qui fut imprimé à la suite du premier volume.

J’avais appris à la forteresse, par un camarade qui avait été à la prison de l’hôpital, qu’il ne me serait pas difficile de m’évader, c’est pourquoi je fis savoir à mes amis où je me trouvais. Cependant une évasion était beaucoup plus difficile que je n’avais été porté à le croire. J’étais soumis à une surveillance plus étroite que jamais. La sentinelle placée dans le corridor se tenait à ma porte et je ne sortais jamais de ma chambre. Les soldats de l’hôpital et les officiers de la garde qui y entraient semblaient craindre de s’y arrêter plus d’une minute ou deux.

Mes amis combinaient divers plans pour me délivrer, quelques-uns, entre autres, très amusants. Je devais, par exemple, limer les barreaux de fer de ma fenêtre. Puis, par une nuit pluvieuse, tandis que la sentinelle du boulevard sommeillait dans sa guérite, deux de mes amis devaient se glisser par derrière et renverser la guérite, de façon à prendre la sentinelle dessous, comme une souris dans une souricière, sans la blesser. En même temps je devais sauter par la fenêtre. Mais une meilleure solution se présenta d’une façon inattendue.

« Demandez la permission de sortir pour faire une promenade », me murmura un jour un des soldats. C’est ce que je fis. Le médecin appuya ma demande et chaque après-midi à quatre heures, je fus autorisé à me promener pendant une heure dans la cour de la prison. Je devais garder la robe de chambre de flanelle verte portée par les malades de l’hôpital, mais on me rendait tous les jours mes bottes et mon pantalon.

Je n’oublierai jamais ma première promenade. Quand on me fit sortir, j’aperçus devant moi une cour, longue d’au moins trois cents mètres et large de plus de deux cents, toute couverte de gazon. La porte cochère était ouverte et je pouvais voir à travers la rue l’immense hôpital situé en face, et les gens qui passaient devant. Je m’arrêtai sur les marches de la prison, incapable de faire un mouvement à la vue de cette cour et de cette porte ouverte.

A l’une des extrémités de la cour était la prison — un étroit bâtiment d’environ cent cinquante pas de long, flanqué à chaque extrémité d’une guérite. Les deux sentinelles montaient la garde devant le bâtiment et leurs allées et venues avaient tracé un sentier dans l’herbe. On me dit de me promener le long de ce sentier, tandis que les sentinelles continuaient à aller et venir, de sorte que je n’étais jamais à plus de dix ou quinze pas de l’une ou de l’autre. Trois soldats de l’hôpital s’étaient assis sur les marches de la porte.

A l’autre extrémité de cette vaste cour, on déchargeait d’une douzaine de charrettes du bois de chauffage que des paysans empilaient le long du mur. Toute la cour était entourée d’une haute palissade de planches épaisses. La porte cochère restait ouverte pour faire entrer et sortir les charrettes.

Cette porte me fascinait. « Je ne dois pas la fixer ainsi, » me dis-je, et pourtant je ne pouvais en détacher mes regards. Dès qu’on m’eût ramené dans ma cellule, j’écrivis à mes amis pour leur communiquer la bonne nouvelle. « Je me sens presque incapable de me servir de chiffres, » écrivis-je d’une main tremblante, qui traçait des signes presque illisibles. « Celle liberté si près de moi me fait trembler comme si j’avais la fièvre. On m’a fait sortir aujourd’hui dans la cour ; la porte était ouverte et il n’y avait aucune sentinelle. Je fuirai par cette porte non gardée, les sentinelles ne me rattraperont pas, » — et je leur expliquai mon plan de fuite. « Une dame vient à l’hôpital en voiture découverte. Elle descend et la voiture l’attend dans la rue à une cinquantaine de pas de la porte. Quand je sortirai, à quatre heures, je me promènerai un instant avec mon chapeau à ma main, et quelqu’un, en passant devant la porte, comprendra à ce signal que tout va bien dans la prison. De votre côté, vous devrez me faire signe que « la rue est libre ». Sans cela je ne bougerai pas : car une fois la porte franchie, on ne doit pas me rattraper. Vous ne pouvez vous servir pour ce signal que de la lumière ou du son. Le cocher peut envoyer un rayon de lumière, — les rayons du soleil, par exemple, réfléchis par son chapeau de toile cirée sur le corps du bâtiment principal de l’hôpital qui à cette heure est à l’ombre ; ou mieux encore, quelqu’un peut chanter une chanson tant que la rue sera libre ; à moins que vous ne puissiez occuper la petite maison grise, à un étage, que j’aperçois de la cour, et me faire signe par la fenêtre. La sentinelle courra après moi comme un chien après un lièvre, décrivant une courbe, tandis que j’irai en droite ligne, et je m’arrangerai pour conserver cinq ou six pas d’avance sur elle. Une fois dans la rue, je sauterai dans la voiture et nous filerons au galop. Si la sentinelle tire, eh bien, nous n’y pouvons rien. Cela échappe à nos prévisions ; et puis, devant la certitude de mourir en prison, la chose vaut la peine qu’on la risque. »

On fit des contre-propositions, mais ce plan fut finalement adopté. Notre cercle prit l’affaire en main ; des gens qui ne m’avaient jamais connu entrèrent dans le complot, comme s’il s’agissait de sauver le plus cher de leurs frères. Cependant l’entreprise était hérissée de difficultés et le temps passait avec une effrayante rapidité. Je travaillais beaucoup, et j’écrivais une partie de la nuit ; mais ma santé s’améliorait, néanmoins, avec une rapidité qui m’affligeait. Lorsque j’étais sorti dans la cour pour la première fois, je pouvais à peine marcher comme une tortue le long du sentier ; maintenant je me sentais assez fort pour courir. Naturellement, je continuais d’aller à mon pas de tortue, pour que mes promenades ne fussent pas suspendues ; mais ma vivacité naturelle pouvait me trahir à chaque instant. En même temps, mes camarades devaient enrôler plus de vingt personnes pour mener l’affaire à bonne fin, trouver un bon cheval et un cocher expérimenté, et régler des centaines de détails imprévus qui surgissent toujours dans ces sortes de conspirations. Les préparatifs prirent environ un mois, et à chaque instant je pouvais être ramené à la Maison de Détention.

* * *

Enfin le jour de l’évasion fut arrêté. Le 29 juin (ancien style) est le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul. Mes amis, mettant à leur entreprise une pointe de sentimentalisme, voulaient que je fusse libre ce jour-là. Ils me firent savoir qu’en réponse à mon signal, « tout va bien à l’intérieur », ils lanceraient un de ces petits ballons rouges qui servent de jouet aux enfants, pour m’apprendre que « tout allait bien au-dehors ». Alors la voiture arriverait et on chanterait une chanson pour m’avertir que la rue était libre.

Je sortis le 29, j’ôtai mon chapeau et j’attendis le ballon. Mais je n’aperçus rien qui y ressemblât. Une demi-heure passa. J’entendis une voix d’homme chanter une chanson qui m’était inconnue : mais il n’y avait pas de ballon. L’heure était écoulée et le cœur brisé je rentrai dans ma chambre...

Il a dû se passer quelque chose de mauvais, me dis-je.

Il s’était passé quelque chose d’impossible en apparence. On trouve toujours à Pétersbourg, près du Gostinoï-Dvor, des centaines de petits ballons d’enfants à acheter. Ce matin-là il n’y en avait pas un ; impossible de trouver le moindre ballon. On finit par en découvrir un, entre les mains d’un enfant, mais il était vieux et ne s’enlevait pas. Mes amis coururent alors chez un opticien, achetèrent un appareil pour faire de l’hydrogène et en remplirent le ballon ; mais il ne s’enlevait pas davantage : l’hydrogène n’était pas assez sec. Alors une dame attacha le ballon à son ombrelle, et le tenant très haut au-dessus de sa tête, elle se promena dans la rue le long de la muraille de notre cour ; mais je n’en vis rien ; le mur étant trop élevé et la dame trop petite.

Cependant le retard occasionné par l’incident du ballon avait été on ne peut plus heureux. Quand l’heure de ma promenade fut passée, la voiture repartit par la rue que je devais suivre après mon évasion, et là, dans une ruelle étroite, elle fut arrêtée par une douzaine et plus de charrettes qui amenaient du bois à l’hôpital. Les chevaux de ces charrettes couvraient toute la ruelle, les uns prenant à droite, les autres à gauche ; la voiture dut s’avancer au pas au milieu d’elles et finalement elle fut complètement arrêtée à un tournant. Si j’avais été dedans, j’aurais été repris.

On établit alors tout un système de signaux le long des rues par lesquelles nous devions passer après l’évasion, pour nous avertir au cas où les rues ne seraient pas libres. Sur une longueur de trois kilomètres à partir de l’hôpital mes camarades se mirent en sentinelle. L’un devait se promener un mouchoir dans la main, qu’il remettrait dans sa poche à l’approche des chariots ; un autre, assis sur une borne, devait manger des cerises et s’arrêter si les chariots s’approchaient, etc. Tous ces signaux, transmis le long des rues devaient être continués jusqu’à la voiture. Mes amis avaient aussi loué la maisonnette grise que je pouvais apercevoir de la cour, et à la fenêtre ouverte de cette petite maison devait se tenir un violoniste, son instrument à la main, prêt à jouer quand le signal « la route est libre » lui parviendrait.

L’entreprise avait été fixée au lendemain, car tout délai aurait été dangereux. En effet, la voiture avait été remarquée par les gens de l’hôpital et quelques soupçons devaient être parvenus aux oreilles des autorités, car la veille de mon évasion j’entendis l’officier de patrouille demander à la sentinelle qui se tenait en face de ma fenêtre ; « Où sont tes cartouches ? » Le soldat se mit à les retirer lentement de sa cartouchière, ce qui prit une ou deux minutes. L’officier de patrouille se fâcha : « Ne vous a-t-on pas dit de prendre cette nuit quatre cartouche dans votre poche ? » Et il resta près de la sentinelle jusqu’à ce que celle-ci eût mis quatre cartouches dans sa poche. « Tiens l’œil ouvert, » lui dit l’officier en s’en allant.

Il fallait me communiquer sans retard les nouveaux arrangements relatifs aux signaux. Et le lendemain à deux heures, une dame — une de mes chères parentes — vint à la prison, demandant à me faire remettre une montre. Tous les objets qu’on me transmettait devaient passer par les mains du procureur ; mais comme il s’agissait ici d’une simple montre, sans boîte, on passa outre, et on me la remit de suite. Elle contenait une minuscule note chiffrée qui donnait le plan tout entier. En le voyant, je fus saisi de terreur en présence de tant d’audace. Cette dame, qui était elle-même recherchée par la police politique, aurait été arrêtée sur-le-champ si quelqu’un avait eu l’idée d’ouvrir le couvercle de la montre. Mais je la vis quitter tranquillement la prison et s’en aller lentement le long du boulevard.

Je sortis à quatre heures et fis mon signal. J’entendis bientôt le roulement de la voiture, et quelques minutes après les sons du violon de la maison grise retentirent dans notre cour. Mais à ce moment j’étais à l’autre bout du bâtiment. Lorsque je fus revenu à l’extrémité de mon sentier qui était le plus rapproché de la porte cochère, c’est-à-dire à environ cent pas - la sentinelle se trouvait sur mes talons. « Encore un tour, » pensai-je ; mais avant que j’eusse atteint l’autre extrémité du sentier, le violon cessa de jouer.

Plus d’un quart d’heure s’écoula, gros d’anxiété, avant que je pusse comprendre la cause de cette interruption. Alors une douzaine de lourdes charrettes, chargées de bois, entrèrent par la porte se dirigeant à l’autre bout de la cour.

Aussitôt le violoniste — un bon musicien, je dois le dire — se mit à exécuter une mazurka pleine de feu et d’entrain, de Kontsky, comme s’il voulait dire : « En avant maintenant — c’est le moment ! » Je m’avançai lentement vers l’extrémité du sentier, tremblant à la pensée que la mazurka s’arrêtât avant que je l’eusse atteint.

Arrivé au bout, je fis volte-face. La sentinelle était arrêtée à cinq ou six pas derrière moi. Elle regardait de l’autre côté. « Maintenant ou jamais ! » Je me souviens que cette pensée traversa mon cerveau comme un éclair. Je me débarrassai vivement de ma robe de chambre de flanelle verte et je me mis à courir.

Pendant plusieurs jours de suite je m’étais exercé à quitter ce vêtement incommode et démesurément long. Il était si long en effet que je portais le bas sur mon bras gauche, comme les dames portent la traîne de leurs amazones. J’avais beau faire, je ne parvenais pas à m’en débarrasser d’un seul coup. Je l’avais décousu sous les bras, mais cela ne m’avançait pas. Alors je me décidai à apprendre à m’en défaire en deux mouvements : d’un coup je lançais le bas de la robe que je portais sur le bras, de l’autre je jetais à terre le reste de la robe. Je m’exerçai patiemment dans ma chambre jusqu’à ce que je pus le faire avec la précision de soldats maniant leurs fusils : « Une, deux », et la robe était à terre.

Je n’avais pas grande confiance en ma vigueur et courus d’abord assez lentement, pour ménager mes forces. Mais je n’eus pas plutôt fait quelques pas que les paysans, qui empilaient le bois à l’autre bout de la cour, se mirent à crier : « Il se sauve ! Arrêtez-le ! Attrapez-le ! » et ils essayèrent de me barrer le chemin en courant vers la porte. Alors je volai, car il y allait de ma vie. Je ne songeai plus à rien qu’à courir, pas même au trou que les charrettes avaient creusées à la porte. « Cours, cours, de toutes tes forces ! »

La sentinelle, comme me l’ont raconté plus tard les amis qui assistaient à la scène de la fenêtre de la petite maison grise, courait derrière moi, suivie de trois soldats qui se tenaient assis sur le seuil de la porte. C’était un jeune soldat, agile. Il était si près de moi quand je me mis à courir qu’il se croyait certain de me rattraper. A plusieurs reprises il lança son fusil en avant, essayant de me piquer par derrière avec sa baïonnette. Un instant mes amis placés à la fenêtre crurent même qu’il me tenait. Il était si convaincu qu’il m’arrêterait ainsi qu’il ne tira pas. Mais je conservai ma distance, et arrivé à la porte, il dut abandonner sa poursuite. Ayant franchi la porte, j’aperçus, à mon grand étonnement, que la voiture — une voiture découverte — était occupée par un civil coiffé d’une casquette militaire. Il était assis de façon à me tourner le dos. « Vendu, » telle fut ma première pensée. Dans leur dernière lettre les camarades m’avaient écrit : « Une fois dans la rue, quoi qu’il arrive, ne vous rendez pas : il y aura des amis pour vous défendre en cas de besoin, » et je ne voulais pas bêtement sauter dans la voiture si elle était occupée par un ennemi. Cependant, en approchant du coche, je remarquai que l’homme qui y était avait des favoris blonds, qui ressemblaient à ceux d’un de mes meilleurs amis. Il n’appartenait pas à notre cercle, mais nous nous connaissions personnellement, et en plus d’une circonstance j’avais pu apprécier son audace, son courage admirable et sa force qui devenait soudain herculéenne, quand le danger était menaçant. « Pourquoi serait-il là ? Est-ce possible ? » me dis-je, et j’allai l’appeler par son nom, quand je me retins au bon moment ; au lieu de cela, je battis des mains, tout en courant pour attirer son attention. Il tourna son visage de mon côté — et je vis qui il était.

« Saute dans la voiture, vite, vite ! » me cria-t-il d’une voix terrible ; et un revolver à la main, prêt à tirer, il cria au cocher : « Au galop ! au galop ! ou je te tue ! » Le cheval — un superbe trotteur, acheté tout exprès — partit au grand galop. Des voix nombreuses criaient derrière nous : arrêtez-les ! attrapez-les ! tandis que mon ami profitait du moment pour me passer un élégant pardessus et me mettait un chapeau haute forme sur la tête. Mais le réel danger ne venait pas tant des soldats qui nous poursuivaient que d’un soldat posté à la porte principale de l’hôpital, presque en face de l’endroit où la voiture m’attendait. Celui-ci aurait pu m’empêcher de monter dans la voiture ou arrêter le cheval en faisant seulement quelques pas en avant. Un ami était donc chargé de détourner son attention en le faisant parler. Il s’acquitta de son rôle avec le plus grand succès. Le soldat ayant été employé à un moment au laboratoire de l’hôpital, mon ami donna un tour scientifique à la conversation, parlant du microscope et des choses merveilleuses qu’on y voyait. A propos de certain parasite de l’homme, il lui demanda : « Avez-vous déjà vu quelle formidable queue il possède ! — Comment, une queue ! — Sans doute ; vue au microscope elle est aussi grosse que ça. - Vous voulez m’en faire accroire !... répliqua le soldat, je sais cela mieux que vous. C’est la première chose que j’ai regardée au microscope » Cette discussion animée avait lieu juste au moment où je passais près d’eux en courant et où je sautais dans la voiture. Cela a l’air d’une fable, mais c’est la vérité.

La voiture tourna brusquement dans une rue étroite, pour longer le mur de la cour où les paysans empilaient leur bois, qu’ils avaient tous quitté pour courir après moi. Elle vira si court qu’elle faillit verser ; mais, d’un brusque mouvement j’attirai mon ami vers moi ; nous nous penchâmes du côté intérieur de la courbe et ce mouvement rapide redressa la voiture.

Le cheval suivit au trot la ruelle étroite, puis tourna à gauche. Deux gendarmes étaient là, à la porte d’un cabaret, et ils firent le salut militaire à mon ami, toujours coiffé de sa casquette militaire. « Assez, assez, tranquillise-toi, » lui chuchotai-je, car il était dans un état de surexcitation terrible, — « Tout va bien ! tu vois bien, les gendarmes nous saluent ! » A ce moment le cocher tourna son visage de mon côté et je reconnus en lui un autre ami, qui souriait d’un air heureux.

De tous côtés, nous apercevions des amis, qui nous faisaient signe ou nous souhaitaient bonne chance, tandis que nous passions au grand trot de notre magnifique cheval. Nous entrâmes enfin dans la Perspective Nevsky ; puis nous tournâmes dans une rue latérale. La voiture s’arrêta devant une maison et nous renvoyâmes le cocher. J’escaladai un escalier et arrivé en haut je tombai dans les bras de ma belle-sœur, qui m’avait attendu dans une douloureuse anxiété. Elle riait et pleurait à la fois ; elle me fit changer rapidement de costume et couper ma barbe compromettante. Dix minutes après, mon ami et moi quittions la maison et prenions un fiacre.

Pendant ce temps l’officier de garde à la prison et les soldats de l’hôpital s’étaient précipités dans la rue, ne sachant quelles mesures prendre. Il n’y avait pas un fiacre à des kilomètres à la ronde : tous étaient loués par nos amis. Une vieille paysanne dans la foule qui s’était rassemblée fut plus avisée que tout le monde. « Pauvres diables, disait-elle, comme se parlant à elle-même, ils vont sûrement passer par la Perspective et si quelqu’un suit en courant la rue qui mène droit à la Perspective, il la rattrapera. » Elle avait parfaitement raison, et l’officier courut au tramway qui stationnait tout près de là, et demanda aux conducteurs de lui prêter leurs chevaux pour envoyer quelqu’un jusqu’à la Perspective. Mais les conducteurs refusèrent énergiquement de donner leurs chevaux et l’officier n’osa pas les prendre de force.

Quant au violoniste et à la dame qui avaient loué la maison grise, ils s’étaient précipités dehors et s’étaient mêlés au groupe où se trouvait la vieille dame. Ils l’entendirent donner son avis, et quand la foule se fut dispersée, ils s’en allèrent tranquillement.

C’était une belle après-midi. Nous allâmes aux îles, où l’aristocratie pétersbourgeoise va voir le coucher du soleil pendant les beaux jours du printemps. Sur notre route, j’entrai chez un coiffeur dans une rue écartée et je me fis raser ma barbe, ce qui me changea naturellement, mais pas énormément. Nous errâmes sans but d’île en île, car, comme nous ne devions rentrer que très tard dans notre logement, nous ne savions où aller. « Qu’allons-nous faire en attendant ? » demandai-je à mon ami. Il examinait aussi la question. « Chez Donon ! » cria-t-il soudain à notre cocher ; c’était le nom de l’un des meilleurs restaurants de Pétersbourg. « Personne ne songera à nous chercher chez Donon, » remarqua-t-il tranquillement. « Ils nous chercheront partout ailleurs, excepté là ; nous ferons un bon dîner et nous boirons en l’honneur du succès de ton évasion. » Que pouvais-je répondre à une aussi raisonnable proposition ? Nous allâmes donc chez Donon, nous traversâmes les salons inondés de lumière et remplis de clients à l’heure du dîner et nous prîmes un cabinet particulier, où nous passâmes la soirée jusqu’au moment où nous étions attendus. La maison où nous étions descendus avait été fouillée deux heures à peine après notre départ, ainsi que les appartements de tous les amis. Personne ne songea à faire des recherches chez Donon.

Deux jours après je devais prendre possession d’un appartement qu’on avait loué pour moi et que je devais occuper avec un faux passeport. Mais la dame qui devait me conduire en voiture à cette maison, prit la précaution d’aller d’abord la visiter elle-même. Elle la trouva entourée d’une nuée de mouchards. Il était venu un si grand nombre de mes amis pour s’informer si j’étais sain et sauf que les soupçons de la police avaient été éveillés. De plus, la Troisième Section avait fait reproduire mon portrait à des centaines d’exemplaires qui avaient été distribués aux agents de la sûreté et aux agents de police. Tous les agents qui me connaissaient de vue me cherchaient dans les rues et ceux qui ne me connaissaient pas étaient accompagnés de soldats et de gardiens qui m’avaient vu pendant mon emprisonnement.

Le tsar était furieux qu’une pareille évasion eût pu se produire dans sa capitale en plein jour, et il avait donné l’ordre : « Il doit être retrouvé. »

Il était impossible de rester à Pétersbourg et je me cachai dans des fermes aux environs de la ville. Je me trouvais en compagnie d’une demi-douzaine d’amis, dans un village fréquenté à cette époque de l’année par des Pétersbourgeois qui s’y rendent en pique-nique. Il fut décidé que je devais passer à l’étranger. Mais j’avais appris par un journal allemand que toutes les stations de la frontière et les points terminus des lignes de chemin de fer dans les provinces de la Baltique et en Finlande étaient étroitement surveillés par des agents qui me connaissaient de vue. Je résolus donc de prendre une direction où l’on m’attendait le moins. Muni du passeport d’un ami, je traversai la Finlande et, me dirigeant au nord, j’arrivai dans un petit port éloigné du golfe de Botnie, d’où je passai en Suède.

Une fois à bord du bateau et au moment de partir, l’ami qui m’avait accompagné jusqu’à la frontière me fit part des nouvelles de Pétersbourg, qu’il avait promis à nos amis de ne pas me faire connaître auparavant. Ma sœur Hélène avait été arrêtée, ainsi que la sœur de la femme de mon frère, qui me visitait en prison une fois par mois après le départ de mon frère et de sa femme pour la Sibérie.

Ma sœur ne savait absolument rien des préparatifs de mon évasion. Ce fut seulement après ma fuite qu’un ami courut chez elle pour lui apporter la bonne nouvelle. En vain protesta-t-elle de son ignorance. Elle fut séparée de ses enfants et emprisonnée pendant quinze jours. Quant à la sœur de ma belle-sœur, elle avait su vaguement que l’on projetait quelque chose, mais elle n’avait pris aucune part aux préparatifs. Le simple bon sens aurait dû faire comprendre aux autorités qu’une personne qui me visitait ouvertement dans ma prison, ne pouvait être mêlée à une affaire de ce genre. Néanmoins elle resta en prison pendant plus de deux mois. Son mari, un avoué bien connu, essaya en vain d’obtenir sa mise en liberté.

« Nous savons maintenant, lui dirent les officiers de gendarmerie, qu’elle n’a pas eu de part à l’évasion ; mais, voyez-vous, nous l’avons dit à l’empereur, le jour où nous l’avons arrêtée, que la personne qui avait organisé l’évasion était découverte, et en état d’arrestation. Il nous faut maintenant quelque temps pour préparer l’empereur à l’idée qu’elle n’est pas la vraie coupable. »

Je traversai la Suède sans m’arrêter nulle part, et j’arrivai à Christiana, où j’attendis quelques jours un bateau en partance pour Hull ; je profitai de mon séjour pour étudier l’organisation du parti agraire du Storthing norvégien. En me rendant au vapeur, je me demandais avec anxiété : « Sous quel pavillon voyage-t-il ? Est-il norvégien, allemand, anglais ? » Je vis alors flotter au-dessus de l’arrière le pavillon anglais (l’Union Jack), sous lequel tant de fugitifs russes, italiens, français, hongrois, et de toutes les nations, ont trouvé asile. Je saluai ce pavillon du fond de mon cœur.

SIXIÈME PARTIE : L’EUROPE OCCIDENTALE

Chapitre premier

BUT DE MON ACTIVITÉ DANS L’EUROPE OCCIDENTALE. — SÉJOUR À ÉDIMBOURG ET À LONDRES. — JE COLLABORE À LA Nature ET AU Times. — DÉPART POUR LA SUISSE. — L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS ET LA SOCIAL-DÉMOCRATIE ALLEMANDE. — PROGRÈS DE L’INTERNATIONALE EN FRANCE, EN ESPAGNE ET EN ITALIE.

Une tempête était déchaînée sur la Mer du Nord, lorsque nous approchions des côtes d’Angleterre. Je contemplai avec joie la lutte de notre bateau contre les vagues qui déferlaient avec fureur et je restai assis sur le pont pendant des heures, tandis que les embruns venaient me mouiller le visage. Après les deux années que j’avais passées dans une obscure casemate, toutes les fibres de mon être intime semblaient frémir d’une vie nouvelle et aspiraient fiévreusement à une existence pleine d’activité.

Mon intention n’était pas de rester plus de quelque semaines ou quelques mois à l’étranger, juste le temps nécessaire pour permettre au bruit causé par mon évasion de se calmer, et aussi pour rétablir un peu ma santé. Je débarquai sous le nom de Levachov, nom sous lequel j’avais quitté la Russie, et, évitant Londres, où les espions de l’ambassade de Russie n’auraient pas tardé à être sur mes talons, je gagnai d’abord Édimbourg.

Cependant, je ne devais jamais retourner en Russie. Je fus bientôt entraîné dans le tourbillon du mouvement anarchiste, qui se propageait alors dans l’Europe occidentale, et je sentis que je serais plus utile ici pour aider le mouvement à trouver sa véritable expression que je ne pouvais l’être en Russie. Dans mon pays natal, j’étais trop connu pour faire de la propagande ouvertement, surtout parmi les ouvriers et les paysans, et, plus tard, quand le mouvement russe devint une conspiration et une lutte à main armée contre le représentant de l’autocratie, on renonça nécessairement à l’idée d’un mouvement populaire, tandis que mes inclinations me portaient de plus en plus à partager le sort de ceux qui travaillent et peinent. Répandre parmi eux les idées susceptibles de les aider à diriger leurs efforts pour le bien général des ouvriers ; approfondir et élargir l’idéal et les principes qui seront la base de la future révolution sociale ; développer cet idéal et ces principes devant les ouvriers, non comme un ordre émané des chefs du parti, mais comme la résultante de leur propre raison ; et ainsi éveiller leur propre initiative, maintenant qu’ils étaient appelées à descendre dans l’arène de l’histoire pour travailler à une organisation nouvelle et équitable de la société : voilà ce qui me semblait aussi nécessaire au développement de l’humanité que tout ce que je pouvais accomplir alors en Russie. Je me joignis donc au petit nombre d’hommes qui travaillaient dans ce sens dans l’ouest de l’Europe, et je pris la place de ceux qui avaient succombé après des années de lutte acharnée.

* * *

Lorsque j’eus débarqué à Hull et que je me fus rendu à Édimbourg, j’informai seulement quelques amis de Russie et de la Fédération Jurassienne de mon arrivée en Angleterre. Un socialiste doit toujours gagner sa vie par son propre travail ; en conséquence, je me mis à chercher du travail dès que je me fus établi dans la capitale de l’Écosse, où je louai dans un faubourg une petite chambre.

Parmi les passagers de notre bateau, il y avait un professeur norvégien, avec lequel je causais, essayant de me rappeler le peu que j’avais su autrefois de la langue suédoise. Il parlait allemand. « Mais puisque vous parlez un peu le norvégien, me dit-il, et que vous voulez l’apprendre, parlons-le tous les deux. »

« Vous voulez dire le suédois ? » osai-je lui demander. « Je parle suédois, n’est-ce pas ? »

« Ma foi, je croirais plutôt que c’est du norvégien, mais sûrement pas du suédois, » répondit-il.

Il m’arrivait ce qui arriva à l’un des héros de Jules Verne, Paganel, qui avait appris par mégarde le portugais au lieu de l’espagnol. En tout cas, je m’entretins beaucoup avec le professeur - admettons que c’était en norvégien - et il me donna un journal de Christiana, contenant le rapport de l’expédition norvégienne qui venait rentrer après avoir étudié les grands fonds de l’Océan Atlantique Nord. Aussitôt après mon arrivée à Édimbourg, j’écrivis un article en anglais sur ces explorations et je l’envoyai à la Nature, que mon frère et moi lisions régulièrement à Pétersbourg depuis sa première apparition. Le directeur en prit connaissance et me remercia en me faisant remarquer avec une extrême bienveillance, que j’ai souvent rencontrée depuis en Angleterre, que mon anglais était « très bon » et qu’il ne lui manquait que d’être « un peu plus idiomatique ». Je dois dire que j’avais appris l’anglais en Russie et que j’avais traduit avec mon frère la Philosophie de la Géologie de Page, et les Principes de la Biologie, d’Herbert Spencer. Mais je l’avais appris dans les livres, et je le prononçais très mal, de sorte que j’éprouvais la plus grande difficulté à me faire comprendre de ma propriétaire écossaise ; sa fille et moi avions l’habitude d’écrire sur des bouts de papier ce que nous avions à nous dire, et comme je n’avais pas idée « de l’anglais idiomatique », je devais faire les fautes les plus amusantes. Je me souviens notamment d’une histoire de tasse de thé où mon ignorance de la langue dut me faire passer pour un glouton auprès de ma propriétaire. Mais je dois dire, pour ma défense, que je n’avais jamais trouvé dans les livres de géologie que je lisais en anglais, ni dans la Biologie de Spencer, la moindre allusion à cet important sujet qu’est une tasse de thé.

Je fis venir de Russie le Bulletin de la Société russe de géographie, et aussitôt je commençai à envoyer au Times quelques articles sur les explorations géographiques des Russes. Prjévalski était, à cette époque, dans l’Asie centrale, et en Angleterre on s’intéressait à son voyage.

Cependant, l’argent que j’avais apporté avec moi disparaissait rapidement, et, comme toutes les lettres que j’envoyais en Russie étaient interceptées, je ne pouvais réussir à faire connaître mon adresse à mes parents. Je partis donc au bout de quelques semaines pour Londres, pensant que je pourrais y trouver une occupation plus régulière. Le vieux réfugié, P. L. Lavrov, continuait à Londres la publication de son journal : En avant ; mais comme j’espérais retourner en Russie et que les bureaux de ce journal russe devaient être étroitement surveillés par des espions, je n’y allai pas.

Je me rendis naturellement au bureau de rédaction de la Nature, où je reçus un cordial accueil de son sous-directeur, Mr. J. Scotte Keltie. L’éditeur désirait donner plus de place dans son journal aux courtes Notes, et il trouvait que je les écrivais exactement comme on les désirait. On m’assigna donc dans les bureaux une table sur laquelle était un monceau de revues scientifiques publiées dans toutes les langues possibles. « Venez tous les lundis, Mr. Levachov, me dit-il, parcourez ces revues et si vous trouvez quelque article qui vous paraisse intéressant, écrivez un compte-rendu ou notez l’article : nous l’enverrons à un spécialiste. » Mr Keltie ne savait naturellement pas que je devais écrire et corriger chacune de mes notes deux ou trois fois avant d’oser lui soumettre mon anglais ; mais on me permit d’emporter les revues scientifiques chez moi, et, bientôt, je pus gagner ma vie avec mes comptes rendus de la Nature et de mes « paragraphes » du Times. Ces derniers m’étaient payés régulièrement le jeudi de chaque semaine et je trouvai ce mode de payement excellent. Assurément, il y avait des semaines où je n’avais aucune nouvelle intéressante de Prjévalski, et où mes notes sur d’autres parties de la Russie n’étaient pas acceptées, comme manquant d’intérêt : ces semaines-là, je me contentais de boire du thé et de manger du pain.

Un jour, cependant, M. Keltie prit quelques livres russes sur les rayons de son office et me pria d’en faire un compte rendu pour la Nature. Je regardai ces livres : à mon grand embarras, je vis que c’étaient mes propres ouvrages sur la période glaciaire et l’orographie de l’Asie. Mon frère n’avait pas manqué de les envoyer à notre revue favorite, la Nature. J’étais dans une grande perplexité, et mettant les livres de ma serviette, je rentrai chez moi pour réfléchir à la chose.

« Que vais-je en faire ? » me demandais-je. « Je ne puis pas en faire l’éloge, puisqu’ils sont de moi ; je ne puis pas non plus être sévère envers l’auteur puisque je partage les vues qu’il exprime dans ces livres. » Je décidai de les rapporter le lendemain et d’expliquer à M. Keltie que je m’étais introduit chez lui sous le nom de Levachov, mais que j’étais, en réalité, l’auteur de ces livres et que je ne pouvais en faire la critique.

M. Keltie connaissait par les journaux l’évasion de Kropotkine et il fut enchanté de savoir le réfugié sain et sauf en Angleterre. Quant à mes scrupules, il me fit remarquer justement que je n’avais besoin ni de blâmer ni de louer l’auteur, mais de raconter simplement aux lecteurs ce que les livres contenaient.

A partir de ce jour commença entre nous une amitié qui dure encore.

* * *

En novembre ou décembre 1876, je remarquai dans le journal de P. L. Lavrov, sous la rubrique « Boîte aux Lettres » un avis à K., le priant de passer au bureau du journal pour retirer une lettre venant de Russie. Pensant que l’avis était pour moi, je me rendis au bureau, et bientôt des relations amicales s’établirent entre le directeur du journal, les jeunes gens qui l’imprimaient et moi.

Quand je me présentai pour la première fois au bureau du journal — ma barbe rasée et mon chapeau haut de forme sur la tête — et que je demandai dans mon plus pur anglais à la dame qui m’avait ouvert la porte : « M. Lavrov est-il là ? », je m’imaginais que personne au monde ne reconnaîtrait qui j’étais, avant que j’eusse dit mon nom. Il paraît cependant que la dame, — qui ne me connaissait pas du tout, mais qui connaissait bien mon frère quand il demeurait à Zurich — me reconnut tout de suite ; elle monta l’escalier en courant pour dire qui était le visiteur. Elle me dit ensuite : « Je vous ai reconnu immédiatement à vos yeux, qui me rappelaient ceux de votre frère. »

Mon séjour en Angleterre fut alors de courte durée. J’entretenais une correspondance active avec mon ami James Guillaume, de la Fédération Jurassienne et dès que j’eus trouvé un travail de géographie suivi, que je pouvais faire en Suisse aussi bien qu’à Londres, je partis pour ce pays. Les dernières lettres que j’avais reçues de la maison me disaient que je ferais aussi bien de rester à l’étranger, car il n’y avait rien de particulier à faire en Russie.

Un souffle d’enthousiasme passait alors sur le pays en faveur des Slaves, qui venaient de se soulever contre l’oppression séculaire des Turcs, et mes meilleurs amis Serghéi (Stepniak), Kelnitz et quelques autres étaient partis pour la péninsule des Balkans afin de se joindre aux insurgés. « Nous lisons, écrivaient mes amis, les correspondances du « Daily News » sur les horreurs commises en Bulgarie ; nous pleurons en les lisant et nous allons nous enrôler soit comme volontaires dans les bandes des insurgés des Balkans, soit comme infirmières. »

Je partis pour la Suisse ; je me donnai corps et âme à la Fédération Jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs, et suivant le conseil de mes amis suisses, je me fixai à La Chaux-de-Fonds.

* * *

La Fédération du Jura a joué un rôle important dans le développement du socialisme moderne. Il arrive souvent qu’un parti politique, après s’être proposé un but et avoir proclamé qu’il ne sera satisfait que s’il atteint complètement ce but, se divise en deux fractions. L’un d’elle reste ce qu’était le parti, tandis que l’autre, tout en prétendant n’avoir pas changé un mot à son programme originel, accepte une sorte de compromis et se trouve entraînée de compromis en compromis très loin de son programme primitif, et devient un parti de réformes modestes et d’expédients.

Une scission analogue s’était produite au sein de l’Association Internationale des Travailleurs.

Le but avoué de l’Association était dès son origine l’expropriation des propriétaires actuels du sol et des capitalistes, et la remise de tout ce qui est nécessaire à la production des richesses aux mains des producteurs eux-mêmes. Les ouvriers de toutes les nations étaient invités à s’organiser pour mener directement la lutte contre le capitalisme ; à rechercher les moyens de réaliser la socialisation des moyens de production et de consommation ; et quand ils seraient prêts à le faire, à prendre possession des moyens de production et à régler cette production sans tenir compte de l’organisation politique présente qui devait être soumise à une complète reconstruction. L’Association devait donc préparer elle-même une immense révolution, — une révolution qui ouvrirait à l’humanité une ère nouvelle de progrès basée sur la solidarité universelle. C’était là l’idéal qui tirait de leur assoupissement des millions d’ouvriers en Europe et amenait à l’Association ses meilleures forces intellectuelles.

Mais bientôt deux fractions se développèrent dans le sein de l’Internationale. Lorsque la guerre de 1870 eut abouti à la défaite complète de la France, lorsque l’insurrection de la Commune de Paris eut été écrasée et que les lois draconiennes dirigées contre l’Association eurent interdit aux ouvriers de France d’en faire partie ; et lorsque, d’un côté, un gouvernement parlementaire — but des radicaux depuis 1848 — eut été introduit dans « l’Allemagne unifiée », les Allemands s’efforcèrent de modifier la méthode et le but du mouvement socialiste tout entier. « La conquête du pouvoir politique dans les États existants » devint le mot d’ordre du groupe qui prit le nom de « Social-démocratie ». Les premiers succès électoraux de ce parti aux élections du Reichtag allemand firent naître de grandes espérances. Le nombre des députés social-démocrates s’étant élevé de deux à sept et bientôt à neuf, des hommes, autrement raisonnables, se mirent à prédire qu’avant la fin du siècle les social-démocrates auraient la majorité au parlement allemand et organiseraient alors par des lois appropriées un « État populaire » socialiste. L’idéal socialiste de ce parti perdit graduellement son caractère de mouvement qui devait être déterminé par la masse des travailleurs organisés ; il visa l’exploitation des industries par l’État — c’était en fait, le socialisme d’État, c’est-à-dire, le capitalisme d’État. En Suisse, les efforts des social-démocrates tendent actuellement, au point de vue politique, à la centralisation et combattent le fédéralisme, et au point de vue économique à l’exploitation des chemins de fer par l’État et à la monopolisation des banques et de la vente des alcools. L’exploitation du sol par l’État, la socialisation des grandes industries et même des moyens de consommation viendraient ensuite, dans un avenir plus ou moins éloigné.

Peu à peu toute la vie et toute l’activité de la social-démocratie allemande furent subordonnées à des considérations électorales. On traitait avec dédain les syndicats ouvriers et on désapprouvait les grèves, parce que les uns et les autres détournaient l’attention des ouvriers des luttes électorales. Tout mouvement populaire, toute agitation révolutionnaire dans un pays quelconque de l’Europe était accueilli par les chefs du parti social-démocrate avec plus d’animosité encore que par la presse capitaliste.

Dans les pays latins, cependant, cette tendance nouvelle ne trouvait que peu de partisans. Les sections et fédérations de l’Internationale restaient fidèles aux principes qui avaient présidé à la fondation de l’Association. Fédéralistes par leur passé historique, hostiles à l’idée d’un gouvernement centralisé et en possession de traditions révolutionnaires, les ouvriers de race latine ne pouvaient suivre l’évolution qui s’opérait chez les Allemands.

La scission entre les deux branches du mouvement socialiste devint apparente aussitôt après la guerre franco-allemande. L’Internationale avait créé, comme je l’ai déjà dit, une organisation centrale, sous la forme d’un conseil général résidant à Londres ; et les esprits directeurs de ce conseil étant deux Allemands, Engels et Marx, le conseil devint la citadelle de la nouvelle tendance des social-démocrates ; tandis que les fédérations latines recevaient leur inspiration de Bakounine et de ses amis.

Le conflit entre les marxistes et les bakouninistes ne fut pas une affaire personnelle. Ce fut le conflit nécessaire entre les principes de fédéralisme et les principes de centralisation, entre la Commune libre et le gouvernement paternel de l’État, entre l’action libre des masses populaires marchant vers leur affranchissement et le perfectionnement légal du capitalisme en vigueur — un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand, qui, après avoir battu la France sur le champ de bataille, prétendait à la suprématie dans le domaine de la science, de la politique, de la philosophie et aussi du socialisme et représentait sa conception du socialisme comme « scientifique », tandis qu’il qualifiait toutes les autres conceptions d’« utopiques ».

Au congrès de l’Association internationale tenu en 1872 à La Haye, le conseil général de Londres exclut de l’Internationale, au moyen d’une majorité fictive, Bakounine, son ami Guillaume et même la Fédération jurassienne. Mais comme il est certain que la plus grande partie de ce qui restait de l’Internationale — c’est-à-dire les Fédérations espagnole, italienne et belge — suivrait les Jurassiens, le congrès essaya de dissoudre l’Association. Un nouveau conseil général, composé d’un petit nombre de social-démocrates, fut nommé à New York, où il n’y avait pas d’organisation ouvrière appartenant à l’Association qui pût le contrôler ; et on n’en a plus entendu parler depuis. Pendant ce temps les Fédérations espagnole, italienne, belge et jurassienne continuèrent à exister et à tenir comme d’habitude pendant les cinq ou six années qui suivirent les congrès internationaux annuels.

A l’époque où je vins en Suisse, la Fédération jurassienne était le centre et le foyer des fédérations internationales. Bakounine venait de mourir (1er juillet 1876), mais la fédération conservait la position qu’elle devait à son impulsion.

En France, en Espagne et en Italie, la situation était telle que la persistance de l’esprit révolutionnaire, qui s’était développé parmi les ouvriers internationalistes avant la guerre franco-allemande, empêchait seule les gouvernements de faire un pas décisif pour écraser l’ensemble du mouvement prolétaire et inaugurer le règne de la Terreur Blanche. On sait très bien que la restauration de la monarchie des Bourbons en France fut sur le point de devenir un fait accompli. Le maréchal Mac-Mahon ne fut maintenu comme Président de la République que pour préparer une restauration monarchique. Le jour même de l’entrée solennelle de Henri V à Paris était fixé et les carapaçons des chevaux, ornées de la couronne et du chiffre du prétendant, étaient déjà prêts. On sait aussi que ce projet de restauration ne fut empêché que parce que Gambetta et Clemenceau — l’opportuniste et le radical — avaient couvert une grande partie de la France de comités armés et prêts à se soulever contre toute tentative de coup d’État. Mais la véritable force de ces comités résidait dans les ouvriers, dont un grand nombre avaient appartenu autrefois à l’Internationale et qui en avaient conservé le vieil esprit. Je puis dire, d’après ce que j’en sais personnellement, que dans ces comités, les chefs du parti radical appartenant à la classe moyenne auraient peut-être hésité au moment psychologique, tandis que les ouvriers auraient saisi la première occasion favorable pour se soulever, d’abord pour la défense de la République et peut-être ensuite pour le triomphe de la cause socialiste.

Il en était de même en Espagne. Dès que l’entourage clérical et aristocratique du roi le poussait à accentuer sa politique de réaction, les républicains les menaçaient d’une insurrection, dans laquelle, ils ne l’ignoraient pas, les ouvriers représentaient le principal élément de lutte. Dans la seule province de Catalogne il y avait plus de cent mille ouvriers solidement organisés en syndicats, et plus de quatre-vingt mille Espagnols faisaient partie de l’Internationale, tenant régulièrement des congrès, et payant régulièrement leur cotisation à l’Association avec un sentiment du devoir vraiment espagnol. Je puis parler de ces organisations en connaissance de cause, acquise sur les lieux mêmes, et je sais qu’elles étaient prêtes à proclamer les États-Unis d’Espagne, à renoncer au gouvernement des colonies et à faire dans les régions les plus avancées de sérieux essais dans le sens collectiviste. Ce fut cette menace permanente qui empêcha la monarchie espagnole de supprimer toutes les organisations de paysans et d’ouvriers et d’inaugurer une réaction franchement cléricale.

Des conditions analogues existaient aussi en Italie. Les syndicats du nord de l’Italie n’avaient pas encore la puissance qu’ils ont actuellement ; mais certaines régions d’Italie fourmillaient de sections de l’Internationale et de groupes républicains. La monarchie était sous la continuelle menace d’un renversement, si les républicains de la classe moyenne venaient à faire appel aux éléments révolutionnaires de la classe ouvrière.

Bref, en jetant un regard en arrière sur ces années, dont près d’un quart de siècle nous sépare maintenant, je suis fermement persuadé que si l’Europe ne traversa pas une période de réaction terrible après 1871, elle le dut surtout à l’esprit qui s’était éveillé dans l’Europe occidentale avant la guerre franco-allemande et qui s’était conservé chez les internationalistes anarchistes, les Blanquistes, les Mazzinistes et les républicains « cantonalistes » d’Espagne.

Naturellement, les Marxistes, absorbés par leurs luttes électorales locales, s’occupaient peu de cette situation. Préoccupés de détourner de leurs têtes les foudres de Bismark et craignant avant tout qu’un esprit révolutionnaire ne fît son apparition en Allemagne et n’attirât des mesures de répression qu’ils n’avaient pas la force de braver, ils répudiaient, par tactique, non seulement toute sympathie pour les révolutionnaires de l’ouest de l’Europe, mais ils se laissaient peu à peu animer d’une véritable haine contre l’esprit révolutionnaire en général. Ils le dénonçaient avec virulence partout où il se signalait, — même quand ils en remarquèrent les premiers signes en Russie.

Aucun journal révolutionnaire ne pouvait être imprimé en france à cette époque, sous le maréchal Mac-Mahon. Chanter la Marseillaise était considéré comme un crime ; et je fus frappé un jour en voyant quelques-uns de mes compagnons de route (en troisième, bien entendu) saisis d’effroi lorsqu’ils entendirent quelques conscrits chanter le chant révolutionnaire dans une gare de chemin de fer (en mai 1878). « Est-ce qu’il est de nouveau permis de chanter la Marseillaise ? » se demandaient-ils l’un l’autre avec anxiété. La presse française ne comptait donc aucun journal socialiste. Les journaux espagnols étaient très bien rédigés, et quelques-uns des manifestes de leurs congrès contenaient d’admirables exposés du socialisme anarchiste ; mais, qui est au courant des idées des Espagnols en dehors de l’Espagne ? Quant aux journaux italiens, ils n’avaient tous qu’une existence éphémère, apparaissant, disparaissant, et réapparaissant autre part sous d’autres titres ; et bien que quelques-uns d’entre eux fussent admirables, ils ne se répandaient pas hors de l’Italie. Il en résultat que la Fédération jurassienne, avec ses journaux rédigés en Français, devint pour les pays de race latine le foyer où se maintint et se formula cet esprit révolutionnaire qui — je le répète — sauva l’Europe d’une sombre période de réaction. Ce fut aussi cette Fédération qui servit de base aux théories de l’anarchisme, formulées par Bakounine et ses amis, dans une langue qui était comprise dans toute l’Europe continentale.

Chapitre II

LA FÉDÉRATION JURASSIENNE ET SES MEMBRES INFLUENTS. — SÉJOUR À LA CHAUX-DE-FONDS. — INTERDICTION DU DRAPEAU ROUGE EN SUISSE. — UN NOUVEL ORDRE SOCIAL.

La Fédération jurassienne comptait parmi ses membres toute une pléiade d’hommes remarquables de différentes nationalités, qui presque tous avaient été des amis personnels de Bakounine. Le rédacteur en chef de notre principal journal, le Bulletin de la Fédération, était James Guillaume, professeur de son métier, qui appartenait à l’une des familles aristocratiques de Neuchâtel. Maigre et sec, il avait quelque chose de la raideur et de l’esprit résolu de Robespierre, et un vrai cœur d’or qui ne s’ouvrait qu’à ses seuls amis intimes ; sa prodigieuse puissance de travail et son activité infatigable en faisaient un vrai meneur d’hommes. Pendant huit ans il lutta contre toutes sortes d’obstacles pour faire vivre le journal, prenant la part la plus active aux moindres détails de la Fédération : finalement il dut quitter la Suisse, où il ne pouvait plus trouver du travail, et il vint s’établir en France où son nom sera cité un jour avec le plus profond respect dans les annales de la réforme anti-cléricale des écoles primaires.

Adhémar Schwitzguébel, Suisse lui aussi, était le type de ces horlogers de langue française, pleins de gaieté, de vivacité et de clairvoyance, qu’on rencontre dans le Jura bernois. Graveur en montres de son métier, il ne songea jamais à quitter le travail manuel, et, toujours content et actif, il fit vivre sa nombreuses famille pendant les plus mauvaises périodes où le métier allait mal et où les gains étaient misérables. Il avait une aptitude merveilleuse à démêler un problème difficile de politique ou d’économie, qu’il exposait, après y avoir longtemps réfléchi, au point de vue de l’ouvrier, sans lui rien enlever de sa profondeur et de son importance. Il était connu au loin à la ronde dans les « montagnes » et il était le favori des ouvriers de tous les pays.

Il avait son penchant exact dans la personne d’un autre Suisse, Spichiger, horloger lui aussi. Celui-ci était un philosophe, lent de corps et d’esprit, qui avait le physique d’un Anglais ; il s’efforçait toujours d’aller au fond de toutes choses et il nous surprenait tous par la justesse des conclusions auxquelles il parvenait en réfléchissant sur toutes sortes de sujets, tout en travaillant à son métier de guillocheur.

Autour de ces trois hommes se groupaient un certain nombre d’ouvriers sérieux et intelligents, les uns entre deux âges, les autres déjà âgés, aimant passionnément la liberté, heureux de prendre part à un mouvement si rempli de promesses, et une centaine de jeunes gens éveillés et ardents, également horlogers pour la plupart — tous profondément indépendants et dévoués, pleins d’activité et prêts à aller jusqu’au bout dans le sacrifice de leur personne.

Quelques réfugiés de la commune de Paris s’étaient joints à la Fédération. Élisée Reclus, le grand géographe, était du nombre — le type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle ; l’homme, qui inspire les autres, mais qui n’a jamais gouverné et ne gouvernera jamais personne ; l’anarchiste dont l’anarchisme n’est que l’abrégé de sa vaste et profonde connaissance des manifestations de la vie humaine sous tous les climats et à tous les âges de la civilisation ; dont les livres comptent parmi les meilleurs du siècle ; dont le style, d’une beauté saisissante, émeut l’âme et la conscience ; c’est l’homme qui, en entrant dans les bureaux d’un journal anarchiste, dit au rédacteur — même si celui-ci n’est auprès de lui qu’un enfant : « Dites-moi ce que je dois faire ? » et qui s’assoit, comme un simple chroniqueur, pour remplir une lacune de tant et tant de lignes dans le numéro du journal qui doit paraître. Pendant la Commune de Paris il prit simplement un fusil et se mit dans les rangs ; et s’il invite un collaborateur à travailler à un volume de sa Géographie, célèbre dans le monde entier, et que le collaborateur lui demande timidement : « Que dois-je faire ? » il lui répond : « Voici les livres, voilà une table. Faites comme il vous plaira. »

À côté de lui il y avait Lefrançais, un homme déjà âgé, ancien professeur, qui avait été exilé trois fois dans sa vie : après les Journées de juin 1848, après le Coup d’État de Napoléon, et après 1871. Ex-membre de la Commune, et par conséquent l’un de ceux qui avaient, dit-on, quitté Paris en emportant des millions dans leurs poches, il travaillait comme homme d’équipe au chemin de fer de Lausanne, et il faillit succomber à cette tâche qui réclamait des épaules plus jeunes que les siennes : une lourde plaque de tôle, qu’il déchargeait d’un wagon avec trois autres ouvriers, faillit lui arracher la vie. Son livre sur la Commune de Paris est le seul qui mette dans sa vraie lumière la véritable importance historique — communaliste — de ce mouvement. « Pardon, je suis un communaliste, et non un anarchiste, disait-il. Je ne puis pas travailler avec des fous comme vous ; » et il ne travaillait avec personne qu’avec nous, « car, disait-il, vous autres fous, vous êtes encore les hommes que j’aime le mieux. Avec vous on peut travailler et rester soi-même. »

Un autre ex-membre de la Commune de Paris qui vivait avec nous, était Pindy, un charpentier du nord de la France, un enfant adoptif de Paris. Il s’était fait beaucoup connaître à Paris, pendant une grève que soutenait l’Internationale, par la vigueur et la vivacité de son intelligence, et il avait été élu membre de la Commune, qui le nomma commandant du Palais des Tuileries. Quand les Versaillais entrèrent à Paris, fusillant leurs prisonniers par centaines, trois personnes furent exécutées sur différents points de la ville, parce qu’on les avait prises pour Pindy. Mais après le combat, il fut caché par une brave jeune fille, une couturière, qui le sauva grâce au calme qu’elle montra au cours d’une perquisition faite par les troupes dans la maison, et qui devint plus tard sa femme. Ils ne réussirent à quitter Paris incognito que dix mois plus tard et ils vinrent en Suisse. Là, Pindy apprit l’art de l’essayeur en métaux et y devint très habile. Il passait ses journées à côté de son fourneau incandescent, et le soir il se dévouait avec passion à l’œuvre de propagande, dans laquelle il savait admirablement allier la passion du révolutionnaire avec le bon sens et la faculté organisatrice qui caractérisent l’ouvrier parisien.

Paul Brousse était alors un jeune médecin, d’une grande activité intellectuelle, bruyant, caustique et vif, prêt à développer une idée avec une logique mathématique jusque dans ses dernières conséquences ; critiquant avec une grande force d’expression l’État et son organisation ; trouvant le temps de rédiger deux journaux en français et en allemand, d’écrire des quantités de lettres volumineuses et d’être l’âme des soirées familières des ouvriers ; constamment occupé à organiser de nouveaux groupes avec la finesse d’un vrai méridional.

Parmi les Italiens qui collaboraient avec nous en Suisse, il y avait deux hommes dont les noms furent toujours associés et dont plus d’une génération gardera le souvenir en Italie : je veux parler des deux amis intimes de Bakounine, Cafiero et Malatesta. Cafiero était un idéaliste du type le plus élevé et le plus pur ; il dépensa une fortune considérable au service de notre cause, et ne se préoccupa jamais dans la suite de ce qu’il mangerait le lendemain. C’était un penseur plongé dans les spéculations philosophiques ; un homme qui n’aurait jamais fait de mal à qui que ce fût, et qui pourtant épaula un jour un fusil et se jeta dans les montagnes du Bénévent, lorsque ses amis et lui pensèrent qu’ils devaient tenter un soulèvement ayant un caractère socialiste, ne fût-ce que pour montrer au peuple que les émeutes populaires devraient avoir une signification plus profonde qu’une simple révolte contre les collecteurs d’impôts.

Malatesta était étudiant en médecine ; mais il renonça à la profession médicale et aussi à sa fortune pour se vouer à la cause révolutionnaire ; plein de feu et d’intelligence, il était aussi un pur idéaliste, et durant toute sa vie — il approche maintenant de la cinquantaine — il ne s’est jamais préoccupé de savoir s’il aurait un morceau de pain pour son souper et un lit pour passer la nuit. Sans avoir seulement une chambre qu’il pût appeler sienne, il vendra, s’il le faut, des sorbets dans les rues de Londres, pour gagner sa vie, et le soir il écrira de brillants articles pour les journaux italiens.

Emprisonné en France, puis relâché et expulsé ; condamné de nouveau en Italie et relégué dans une île ; échappé et rentré encore une fois sous un déguisement, — il est toujours au fort de la lutte, en Italie ou ailleurs. Il a mené cette vie pendant trente ans. Et lorsque nous le rencontrons, sortant de prison ou évadé d’une île, nous le retrouvons tel que nous l’avons vu la dernière fois ; et toujours il recommence à lutter, avec le même amour des hommes, la même absence de haine envers ses ennemis et ses geôliers, le même sourire cordial pour un ami, les mêmes caresses pour un enfant.

Les Russes étaient peu nombreux parmi nous ; la plupart d’entre eux suivaient les social-démocrates allemands. Nous avions, cependant, Joukovsky, un ami de Herzen, qui avait quitté la Russie en 1863. C’était un gentilhomme très séduisant, élégant, d’une haute intelligence, qui était le favori des ouvriers. Il possédait plus qu’aucun d’entre nous ce que les Français appellent l’oreille du peuple, parce qu’il savait enflammer les travailleurs en leur montrant le grand rôle qu’ils avaient à jouer dans la rénovation de la société, élever leurs esprits en leur exposant de hauts aperçus historiques, éclairer d’une vive lumière les problèmes économiques les plus compliqués, et électriser son auditoire par son sérieux et sa sincérité. Solokov, un ancien officier de l’état-major général russe, admirateur de l’audace de Paul-Louis Courrier et des idées philosophiques de Proudhon, écrivain de talent qui avait gagné en Russie de nombreux partisans au socialisme par ses articles de revues, était aussi des nôtres de temps en temps.

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Je mentionne seulement ceux qui se firent un nom comme écrivains, ou comme délégués aux congrès ou de toute autre façon. Et pourtant je me demande si je ne devrais pas plutôt parler de ceux dont les noms n’ont jamais été imprimés, mais qui n’en étaient pas moins importants pour l’existence de la Fédération que n’importe lequel des écrivains ; de ceux qui combattaient dans les rangs et étaient toujours prêts à prendre part à n’importe quelle entreprise, ne demandant jamais si l’œuvre serait grandiose ou insignifiante, remarquable ou modeste, si elle aurait de grandes conséquences ou si elle leur attirerait simplement, à eux et à leurs familles, une infinité de désagréments.

Je devrais citer aussi les Allemands Werner et Rinke, l’Espagnol Albarracin et beaucoup d’autres ; mais je crains que mes faibles esquisses ne suffisent à éveiller chez le lecteur les mêmes sentiments de respect et d’amour que chacun des membres de cette petite famille inspirait à ceux qui les connaissaient personnellement.

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De toutes les villes de Suisse que je connais, La Chaux-de-Fonds est peut-être la moins attrayante. Elle est située sur un haut plateau entièrement dépourvu de végétation et exposé aux vents glacés en hiver, où la neige est aussi épaisse qu’à Moscou et où elle fond et tombe de nouveau aussi souvent qu’à Pétersbourg. Mais il était important pour nous de répandre nos idées dans ce milieu et de donner plus d’activité à la propagande locale. Pindy, Spichiger, Albarracin et deux blanquistes, Ferré et Jeallot, y étaient, et de temps en temps je pouvais visiter Guillaume à Neuchâtel et Schwitzguébel dans le vallon de Saint-Imier.

Une vie pleine d’activité, comme je l’aimais, commença alors pour moi. Nous tenions de nombreuses réunions, distribuant nous-mêmes nos annonces dans les cafés et les atÉliers. Une fois par semaine nous avions nos réunions de section, où avaient lieu les discussions les plus animées, et nous allions aussi prêcher l’anarchisme aux assemblées convoquées par les partis politiques. Je voyageai beaucoup, visitant et soutenant d’autres sections.

Pendant cet hiver nous gagnâmes les sympathies d’un grand nombre de personnes, mais nous fûmes considérablement retardés dans notre travail régulier par une crise survenue dans l’horlogerie. La moitié des ouvriers étaient sans travail ou seulement occupés une partie du temps, de sorte que la municipalité dut ouvrir un restaurant communal pour procurer à peu de frais une nourriture vendue à prix coûtant. L’atÉlier coopératif établi par les anarchistes à La Chaux-de-Fond, dans lequel les gains étaient divisés également entre tous les membres, avait une grande difficulté à trouver du travail, en dépit de sa haute réputation, et Spichiger dut à plusieurs reprises se mettre à peigner de la laine pour un tapissier pour gagner sa vie.

Nous prîmes tous part, cette année-là, à une manifestation pour porter le drapeau rouge dans les rues de Berne. Le mouvement de réaction se répandait en Suisse, et la police de Berne, violant la constitution, avait interdit le port de la bannière des ouvriers. Il était donc nécessaire de montrer, au moins par-ci par-là, que les ouvriers ne laisseraient pas fouler aux pieds leurs droits et qu’ils résisteraient. Nous allâmes tous à Berne lors de l’anniversaire de la Commune de Paris pour déployer le drapeau rouge dans les rues, malgré cette interdiction. Il y eut naturellement une collision avec la police, au cours de laquelle deux de nos camarades reçurent des coups de sabre et deux officiers de la police furent assez sérieusement blessés. Mais nous réussîmes à apporter le drapeau rouge jusque dans la salle, où fut tenu un meeting splendide. J’ai à peine besoin de dire que les soi-disants chefs du parti étaient dans les rangs et qu’ils combattaient comme tous les autres. Près de trente citoyens suisses furent impliqués dans l’instruction de cette affaire ; tous avaient demandé eux-mêmes à être poursuivis, et ceux qui avaient blessé les deux officiers de police se firent spontanément connaître. Ce procès valut à notre cause un grand nombre de sympathies ; on comprit que toutes les libertés doivent être jalousement défendues par la force, s’il le faut, si on ne veut pas les perdre. Les peines édictées par le tribunal furent donc très légères et ne dépassèrent pas trois mois de prison.

Cependant le Gouvernement de Berne interdit le port du drapeau rouge sur toute l’étendue du canton ; alors la Fédération jurassienne résolut de le déployer malgré cette défense, au congrès que nous devions tenir cette année-là à Saint-Imier. Cette fois, la plupart d’entre nous étaient armés et prêts à défendre le drapeau jusqu’à la dernière extrémité. Un corps de troupes de police avait été posté sur une place pour arrêter notre colonne ; un détachement de la milice se tenait prêt dans un champ voisin, sous prétexte de faire des exercices de tir : nous entendions distinctement leurs coups de fusil tandis que nous traversions la ville. Mais lorsque notre colonne apparut sur la place et qu’on jugea à notre air qu’une agression finirait par une sérieuse effusion de sang, le maire nous laissa continuer notre marche sans nous inquiéter, jusqu’à la salle où la réunion devait voir lieu. Aucun de nous ne désirait un conflit ; mais cette marche, en ordre de bataille, aux sons d’une musique militaire, nous avait mis dans un tel état d’excitation que je ne saurais dire quel sentiment l’emportait chez la plupart d’entre nous en arrivant dans la salle : si c’était la joie d’avoir évité un combat que l’on ne désirait pas, ou le regret que ce combat n’eût pas eu lieu. L’homme est un être bien complexe.

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Nos efforts principaux tendaient cependant à formuler le socialisme anarchiste au point de vue théorique et pratique, et dans cette direction la Fédération a certainement accompli une œuvre durable.

Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d’une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l’ancienne ; le germe d’une société composée d’individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production — dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, — pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l’initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d’une multitude d’associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun : fédérations de producteurs pour tous les genres de production, agricole, industrielle, intellectuelle, artistique, communes pour la consommation, se chargeant de pourvoir à tout ce qui concerne le logement, l’éclairage, le chauffage, l’alimentation, les institutions sanitaires, etc. ; fédérations des communes entre elles, et fédérations des communes avec les groupes de production ; enfin, des groupes plus étendus encore, englobant tout un pays ou même plusieurs pays, et composés de personnes qui travailleront en commun à la satisfaction de ces besoins économiques, intellectuels et artistiques, qui ne sont pas limités à un territoire déterminé. Tous ces groupes combineront librement leurs efforts par une entente réciproque, comme le font déjà actuellement les compagnies de chemins de fer et les administrations des postes de différents pays, qui n’ont pas de direction centrale des chemins de fer ou des postes, bien que les premières ne recherchent que leur intérêt égoïste et que les dernières appartiennent à des États différents et ennemis ; ou mieux encore comme les météorologistes, les clubs alpins, les stations de sauvetage en Angleterre, les cyclistes, les instituteurs, etc., qui unissent leurs efforts pour l’accomplissement d’œuvres de toutes sortes, d’ordre intellectuel, ou de simple agrément. Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d’invention et d’organisation ; l’initiative individuelle sera encouragée et toute tendance à l’uniformité et à la centralisation combattue.

De plus, cette société ne se figera en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d’un gouvernement parce que l’accord et l’association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de ces conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l’arbitrage.

Pas un de nous ne se dissimulait l’importance et la profondeur du changement que nous proposions. Nous comprenions que les opinions courantes - d’après lesquelles la propriété privée du sol, des usines, des mines, des maisons d’habitation, etc., serait nécessaire pour assurer le progrès industriel et le salariat indispensable pour forcer les hommes à travailler, — ne laisseraient pas de sitôt le champ libre aux conceptions plus hautes de la propriété et de la production socialisées. Nous savions qu’il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l’humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d’un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l’autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite de révoltes partielles contre l’autorité, ainsi qu’une révision complète des doctrines actuellement déduites de l’histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu’ils s’étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n’était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. Nous savions tout cela. Mais nous savions aussi qu’en prêchant une transformation dans ces deux directions, nous serions portés par le courant de l’humanité en marche vers le progrès. Nous marcherions avec la vague montante — non contre elle.

A mesure que je faisais plus intimement connaissance avec la population ouvrière et avec les hommes des classes cultivées qui sympathisaient avec elle, je m’apercevais qu’ils tenaient beaucoup plus à leur liberté personnelle qu’à leur bien-être. Il y a cinquante ans les ouvriers étaient prêts à vendre leur liberté individuelle à toutes sortes de maîtres, et même à un César, en échange d’une promesse de bien-être matériel. Mais maintenant ce n’était plus le cas. Je voyais que la confiance aveugle dans les chefs élus, même quand ceux-ci étaient choisis parmi les meilleurs esprits du mouvement prolétaire, disparaissait chez les ouvriers de race latine. « Nous devons savoir d’abord ce dont nous avons besoin, et alors nous pourrons le faire nous-mêmes mieux que quiconque, » c’était là l’idée que je trouvais répandue partout parmi eux, et beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Le principe posé par les statuts de l’Association Internationale : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, » avait été bien accueilli de tous et avait jeté des racines profondes dans les esprits. La triste expérience de la Commune de Paris n’avait fait que confirmer ce principe.

Quand cette insurrection éclata, un nombre considérable d’hommes appartenant aux classes moyennes elles-mêmes, étaient préparés à faire, ou du moins à accepter une transformation sociale... « Quand mon frère et moi nous sortions de notre petit appartement pour descendre dans la rue, me disait un jour Élisée Reclus, nous étions assaillis de questions par des gens appartenant aux classes aisées : « Dites-nous ce qu’il faut faire ! Nous sommes prêts à nous lancer vers l’avenir, » nous disait-on de tous côtés ; mais nous, nous n’étions pas préparés à leur répondre ! » Jamais un gouvernement n’avait encore représenté aussi complètement tous les partis avancés que le Conseil de la Commune de Paris, élu le 25 mars 1871. Toutes les nuances de l’opinion révolutionnaire — Blanquistes, Jacobins, Internationalistes — étaient représentées dans leur véritable proportion. Mais comme les ouvriers eux-mêmes n’avaient pas des idées nettes de réforme sociale à suggérer à leurs représentants, le gouvernement de la Commune ne fit rien dans ce sens. Le seul fait d’être restés isolés des masses et enfermés dans l’enceinte de l’Hôtel de Ville paralysa leurs efforts. Il fallait donc, pour assurer le succès du socialisme, prêcher les idées de suppression de tout gouvernement, d’indépendance, de libre initiative individuelle, — en un mot les idées d’anarchisme, — en même temps que les idées de socialisation de la propriété et des moyens de production.

Nous ne nous dissimulions pas que si une entière liberté et pensée et d’action était laissée à l’individu, nous devions nous attendre jusqu’à un certain point à des exagérations, parfois extravagantes, de nos principes. J’en avais vu un exemple dans le mouvement nihiliste en Russie. Mais nous espérions — et l’événement a prouvé que nous étions dans le vrai — que la vie sociale elle-même, unie à la critique libre et franche des opinions et des actes, serait le moyen le plus efficace pour dépouiller les opinions de leurs exagérations inévitables. Nous agissions donc conformément au vieil adage que la liberté est encore le plus sage remède contre les inconvénients passagers de la liberté. Il y a dans la nature humaine un noyau d’habitudes sociales, héritages du passé, que l’on n’a pas encore apprécié comme il convient ; ces habitudes ne nous sont imposées par aucune contrainte ; elles sont supérieures à toute contrainte. C’est là-dessus qu’est basé tout le progrès de l’humanité, et tant que les hommes ne dégénéreront pas physiquement et intellectuellement, ce noyau d’habitudes résistera à toutes les attaques de la critique et à toutes les révoltes occasionnelles. L’expérience que j’ai peu à peu acquise des hommes et des choses ne fait que me confirmer de plus en plus dans cette opinion.

Nous nous rendions compte en même temps qu’une telle transformation ne pouvait être l’œuvre d’un homme de génie, ni constituer une découverte, mais qu’elle devait être le résultat de l’effort créateur des masses, exactement comme les formes de procédure judiciaire du moyen âge, l’organisation des communes rurales, des corporations, des municipalités médiévales, ou les fondements du droit international étaient l’œuvre du peuple lui-même.

Beaucoup de nos prédécesseurs avaient formé des projets de républiques idéales, basées sur le principe d’autorité, ou, plus rarement, sur le principe de liberté. Robert Owen et Fourier avaient exposé au monde leur idéal de société libre et se développant organiquement, en opposition à l’idéal de société hiérarchiquement organisée qui a été réalisé par l’Empire romain et l’Église romaine. Proudhon avait continué leur œuvre, et Bakounine, appliquant sa vaste et claire intelligence de la philosophie de l’histoire à la critique des institutions actuelles, « édifia, tout en démolissant ». Mais tout cela n’était qu’un travail préparatoire.

L’Association Internationale des travailleurs inaugura une méthode nouvelle pour résoudre les problèmes de sociologie pratique, en appelant les ouvriers eux-mêmes à prendre part à la solution. Les hommes instruits qui s’étaient joints à l’Association se chargeaient seulement de tenir les ouvriers au courant de ce que se passait dans les différents pays du monde, d’analyser les résultats obtenus, et plus tard, d’aider les ouvriers à formuler leurs revendications. Nous n’avions pas la prétention de faire sortir de nos vues théoriques un idéal de république, une société « telle qu’elle devrait être », mais nous invitions les ouvriers à rechercher les causes des maux actuels, et à considérer dans leurs discussions et leurs congrès les côtés pratiques d’une organisation sociale meilleure que celle que nous avons actuellement. Une question, posée à un congrès international, était recommandée comme sujet d’étude à toutes les associations ouvrières. Dans le courant de l’année, elle était discutée dans toute l’Europe, dans les petites assemblées des sections, avec la pleine connaissance des besoins locaux de chaque corporation et de chaque localité ; puis le résultat de ce travail des sections était présenté au prochain congrès de chaque fédération et soumis finalement sous une forme plus étudiée au prochain congrès international. L’organisation future de la société réformée était ainsi élaborée en théorie et en pratique, de bas en haut, et la Fédération jurassienne prit une large part à cette élaboration de l’idéal anarchiste.

Pour moi, placé comme je l’étais, dans des conditions aussi favorables, j’arrivai peu à peu à comprendre que l’anarchisme représente autre chose qu’un simple mode d’action, autre chose que la simple conception d’une société libre ; mais qu’il fait partie d’une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu’ici dans les sciences sociologiques.

Je voyais qu’elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles ; non pas, cependant, comme l’entend Spencer, en s’appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l’induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir.

Chapitre III

LUTTE ENTRE L’ANARCHISME ET LA SOCIAL-DÉMOCRATIE. — EXPULSION DE BELGIQUE. — SÉJOUR À PARIS. — RENAISSANCE DU SOCIALISME EN FRANCE. — TOURGUÉNEV ET LE NIHILISME. — BAZAROV DANS Pères et Fils..

Deux congrès furent tenus en Belgique dans l’automne de 1877 ; l’un par l’Association Internationale des travailleurs à Verviers ; l’autre à Gand sous le nom de Congrès Socialiste international. Ce dernier était particulièrement important, car on savait qu’une tentative y serait faite par les social-démocrates allemands pour organiser le mouvement prolétarien dans toute l’Europe en un seul faisceau, soumis à un comité central, qui ne serait autre que l’ancien Conseil général de l’Internationale sous un autre nom. Il était donc nécessaire de défendre l’autonomie des organisations ouvrières dans les contrées de race latine, et nous fîmes de notre mieux pour être bien représentés à ce congrès. Je m’y rendis sous le nom de Levachov ; deux Allemands, le compositeur Werner et le serrurier Rinke, firent presque tout le chemin à pied de Bâle en Belgique ; et quoique nous ne fussions à Gand que neuf anarchistes, nous réussîmes à déjouer le plan de centralisation.

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ; on a tenu un grand nombre de congrès socialistes internationaux et à chacun d’eux la même lutte a recommencé — les social-démocrates essayant d’enrôler tout le mouvement prolétaire de l’Europe sous leur bannière et de le soumettre à leur contrôle, — et les anarchistes s’opposant à ces tentatives et les faisant échouer. Que d’énergie dépensée en pure perte, que de paroles amères échangées, que d’efforts dispersés et perdus ! Et cela simplement parce que ceux qui ont adopté la formule de « la conquête du pouvoir politique dans les États existants » ne comprennent pas que leurs efforts dans ce sens ne peuvent englober tout le mouvement socialiste. Dès ses débuts, le socialisme se développa dans trois directions indépendantes l’une de l’autre, dont chacune a trouvé son expression dans les théories de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen. Le saint-simonisme a abouti à la social-démocratie, le fouriérisme à l’anarchisme ; tandis que de l’owenisme sont sortis en Angleterre et en Amérique le trade-unionisme, la coopération et ce qu’on appelle le socialisme municipal. En même temps l’owenisme reste hostile au socialisme d’État social-démocrate, tandis qu’il a de nombreux points de contact avec l’anarchisme. Mais faute de reconnaître que ces trois directions tendent par des chemins différents vers un but commun et que les deux dernières fournissent leur contribution précieuse au progrès de l’humanité, on a tenté pendant un quart de siècle de réaliser l’irréalisable utopie d’un mouvement socialiste unique calqué sur le modèle de la social-démocratie allemande.

* * *

Le congrès de Gand se termina pour moi d’une façon inattendue. Trois ou quatre jours après son ouverture, la police belge apprit qui était Levachov et reçut l’ordre de m’arrêter pour avoir violé les règlements de police en donnant à l’hôtel un faux nom. Mes amis de Belgique me prévinrent. Ils maintenaient que le ministère clérical qui était au pouvoir était capable de me livrer à la Russie et ils insistaient pour que je quitte le congrès sur-le-champ. Ils ne voulurent pas me laisser retourner à mon hôtel ; Guillaume me barra la route, en disant qu’il me faudrait user de violence contre lui si je persistais à retourner là-bas. Je dus suivre quelques camarades de Gand et dès que je fus au milieu d’eux, des appels étouffés et des coups de sifflet retentirent de tous les coins de la place plongée dans l’obscurité, sur laquelle se trouvaient des groupes d’ouvriers. Tout cela avait un air de mystère. Enfin, après des murmures prolongés et de légers coups de sifflet, un groupe de camarades me conduisit sous bonne escorte chez un ouvrier social-démocrate, où je devais passer la nuit ; et quoique je fusse anarchiste, celui-ci me reçut comme un frère et de la façon la plus touchante. Le lendemain matin, je partis une fois de plus pour l’Angleterre, à bord d’un bateau, et je provoquai les sourires bienveillants des employés de la douane anglaise qui me demandaient à visiter mes bagages, quand ils virent que je n’avais pas autre chose à leur montrer qu’une petite sacoche.

Je ne restai pas longtemps à Londres. J’étudiai dans les admirables collections du British Museum les débuts de la Révolution française, surtout pour déterminer comment commencent les révolutions ; mais j’avais besoin d’une vie plus active et je partis bientôt pour Paris. Le mouvement socialiste commençait à y renaître après l’impitoyable écrasement de la Commune. Avec l’Italien Costa et quelques amis anarchistes que nous avions parmi les ouvriers de Paris, et avec Jules Guesde et ses collègues, qui à cette époque n’étaient pas encore de rigides social-démocrates, nous formâmes les premiers groupes socialistes.

Nos débuts furent ridiculement modestes. Une demi-douzaine d’entre nous se réunissaient dans les cafés et nous nous estimions heureux quand nous avions dans notre salle un auditoire d’une centaine de personnes. Il eût été impossible de prévoir alors que deux ans après le mouvement serait un plein essor. Mais en France les choses se développent d’une manière particulière. Quand la réaction l’a emporté, toutes les traces visibles d’un mouvement disparaissent. Ceux qui luttent contre le courant sont en petit nombre. Mais par des voies mystérieuses, par une sorte d’infiltration invisible d’idées, la réaction est minée peu à peu ; un nouveau courant se forme, et alors on s’aperçoit, tout à coup, que l’idée que l’on croyait morte, était toujours vivante, et qu’elle n’a fait que se développer et grandir, et aussitôt qu’une agitation politique devient possible, des milliers d’adhérents surgissent, dont personne ne soupçonnait l’existence. « Il y a à Paris, disait le vieux Blanqui, cinquante mille hommes qui ne viennent jamais à une réunion ou à une manifestation ; mais quand ils sentent que le peuple peut descendre dans la rue pour imposer son opinion, ils sont là pour donner l’assaut à la position. » Nous n’étions pas vingt pour alimenter le mouvement, ni deux cents pour le soutenir ouvertement. Au premier anniversaire de la Commune, en mars 1878, nous n’étions sûrement pas deux cents. Mais deux ans après, l’amnistie en faveur des Communards était votée et la population ouvrière de Paris était dans les rues pour fêter leur retour. Des milliers d’ouvriers accouraient dans les réunions pour les saluer de leurs acclamations, et le mouvement socialiste prit une soudaine expansion, entraînant avec lui les radicaux. Mais le moment n’était pas encore propice à ce réveil du socialisme. Une nuit, en avril 1878, Costa et un camarade français furent arrêtés. Le tribunal les condamna à dix-huit mois de prison comme internationalistes. Je n’échappai à une arrestation que par suite d’un malentendu. La police recherchait Levachov et elle se lança chez un étudiant russe dont le nom ressemblait à mon nom d’emprunt. J’avais donné mon vrai nom et je restai encore un mois à Paris sous ce nom. Je fus alors appelé en Suisse.

* * *

Pendant mon séjour à Paris, je fis pour la première fois connaissance avec Tourguénev. Il avait exprimé à notre ami commun, P.-L. Lavrov, le désir de me voir, et de célébrer, en vrai Russe, le succès de mon évasion par un petit dîner d’amis. J’éprouvais presque un sentiment de religieux respect en franchissant le seuil de sa chambre. S’il avait rendu à la Russie, par ses Mémoires d’un Chasseur, l’immense service de faire détester le servage (j’ignorais alors qu’il avait pris une part importante à la Cloche, le journal puissant de Herzen), il ne l’avait pas moins servi par ses romans. Il a montré ce qu’est la femme russe ; quels trésors d’intelligence et de cœur elle possède, et quelle bienfaisante influence elle exerce sur les hommes ; et il nous a appris comment des hommes supérieurs considèrent des femmes et comment ils les aiment. A ce point de vue il a fait sur moi et sur des milliers de mes contemporains une impression ineffaçable, beaucoup plus forte que celle que peuvent produire les meilleurs traités sur les droits de la femme.

Son portrait est bien connu. Grand, de constitution vigoureuse, la tête couverte de cheveux gris épais et soyeux, il était vraiment beau ; ses yeux pétillaient d’intelligence, avec une légère pointe de malice, et toute sa personne respirait cette simplicité et cette absence d’affectation qui caractérisent les meilleurs écrivains russes. Sa belle tête révélait le vaste développement de sa puissance cérébrale, et lorsque, après sa mort, Paul Bert et Paul Reclus (le chirurgien) pesèrent son cerveau, ils trouvèrent qu’il était beaucoup plus lourd que le plus lourd cerveau connu, — celui de Cuvier : son poids dépassait deux mille grammes, si bien qu’ils ne voulurent pas se fier à leur balance et qu’ils répétèrent leur expérience avec une autre.

Sa parole était particulièrement remarquable. Il parlait, comme il écrivait, en images. quand il voulait développer une idée, il n’avait pas recours à des arguments, quoiqu’il fût un maître dans la discussion philosophique ; il illustrait son idée par une scène d’une forme si achevée qu’on l’eût dite empruntée à l’un de ses romans.

« Vous devez avoir acquis beaucoup d’expérience au cours de votre existence au milieu des Français, des Allemands, et des autres peuples — me dit-il un jour. N’avez-vous pas remarqué qu’il y a un abîme profond et insondable entre un certain nombre de leurs conceptions et nos ides russes sur les mêmes sujets — des points sur lesquels nous ne pouvons pas nous entendre ? »

Je répondis que je n’avais pas remarqué cela.

« Pourtant cela existe. En voici un exemple. Un soir, nous assistions à la première représentation d’une pièce nouvelle. J’étais dans une loge avec Flaubert, Daudet, Zola... (Je ne suis pas très sûr qu’il nomma Daudet et Zola, mais il cita certainement l’un des deux.) Ils avaient tous des opinions avancées. Le sujet de la pièce était ceci : Une femme s’était séparée de son mari ; elle s’était éprise d’un autre homme et était venue vivre avec lui. Cet homme était représentée dans la pièce comme une excellente personne. Il avaient été très heureux pendant des années. Les deux enfants de la femme, une fille et un garçon, étaient tous petits au moment de la séparation ; mais ils avaient grandi et durant tout ce temps ils avaient considéré le second mari, — l’amant, comme diraient les Français — comme leur véritable père. Le jeune fille était dans sa dix-huitième, le jeune homme dans sa dix-septième année. L’homme les traitait comme ses enfants, il les chérissait et en était aimé. La scène représentait donc la famille réunie pour le déjeuner. La jeune fille entre, s’approche de son père supposé, et lui se dispose à l’embrasser — quand le jeune homme, qui a appris je ne sais comment qu’il n’est pas leur père, se précipite vers lui et s’écrie : « N’osez pas ! »

« Cette exclamation souleva une tempête dans le public. Ce fut une explosion d’applaudissements frénétiques. Flaubert et les autres applaudissaient aussi. Moi, j’étais indigné. « Comment, dis-je, voilà une famille qui était heureuse, voilà un homme qui était pour ces enfants un père meilleur que leur vrai père... une mère qui l’aimait et était heureuse avec lui... Ce gamin, méchant et pervers, mériterait simplement une correction pour ce qu’il vient de dire. » Ce fut en vain. Après le théâtre, je discutai pendant des heures avec eux sur ce sujet, aucun d’eux ne put me comprendre ! »

Je partageais, naturellement d’une façon absolue la manière de voir de Tourguénev ; je lui fis cependant remarquer que ses mais appartenaient surtout à la classe moyenne et que là, la différence de nation à nation est en effet considérable. Mais mes connaissances à moi appartenaient exclusivement à la classe ouvrière et il y a une immense ressemblance entre les ouvriers, et, spécialement, entre les paysans de tous les pays.

Mais ce que je disais là n’était pas exact.

Quand j’eus fait plus ample connaissance avec les ouvriers français, je songeai souvent à la justesse de la remarque faite par Tourguénev. Il y a en effet un véritable abîme entre les idées qui règnent en Russie sur le mariage et celles qui existent en France, et cela parmi les ouvriers aussi bien que dans la classe moyenne. Sur un grand nombre d’autres questions il y a presque le même abîme entre le point de vue russe et celui des autres nations.

J’ai entendu dire quelque part après la mort de Tourguénev qu’il s’était proposé d’écrire un roman sur ce sujet. Si l’ouvrage a été commencé, la scène dont je viens de parler doit se trouver dans son manuscrit. Quel dommage qu’il n’ait pas écrit ce roman ! Lui, qui était foncièrement un occidental par sa manière de penser, aurait pu dire des choses très profondes sur un sujet qui devait l’avoir si profondément affecté personnellement durant toute sa vie.

De tous les romanciers de notre siècle, c’est Tourguénev, qui a certainement le plus haut degré de perfection artistique, et sa prose est pour les oreilles d’un Russe une véritable musique — une musique aussi profonde que celle de Beethoven. Ses principaux romans — la série des Dmitri Roudine, Une nichée de gentilhommes, A la veille, Pères et Fils, Fumée, et Terre Vierge, nous offrent les types les plus caractéristiques des classes cultivées de Russie, qui prirent un développement rapide et continu après 1848 ; tous sont dessinés avec une profondeur philosophique, une intelligence de la nature humaine et un art que l’on ne retrouve dans aucune littérature. Et pourtant Pères et Fils, que l’auteur considérait avec raison comme son œuvre la plus profonde, la jeunesse russe l’accueillit par de violentes protestations. Nos jeunes gens trouvaient que le nihiliste Bazarov n’était à aucun point de vue le représentant véritable de sa classe ; beaucoup le considéraient même comme une caricature du nihilisme. Ce malentendu affecta profondément Tourguénev, et, bien qu’il se fût réconcilié plus tard à Pétersbourg avec la jeune génération après la publication de Terre Vierge, la blessure que lui avait faite ces attaques, ne se cicatrisa jamais.

Il savait par Lavrov que j’étais un admirateur enthousiaste de ses écrits ; et un jour que nous revenions en voiture de visiter l’atÉlier du sculpteur Antokolsky, il me demanda ce que je pensais de Bazarov. Je lui répondis franchement : « Bazarov est une admirable peinture du nihiliste, mais on sent que vous ne l’aimez pas autant que vous aimiez vos autres héros. » — « Au contraire, répliqua Tourguénev avec une fougue inattendue, je l’aimais, je l’aimais passionnément. En rentrant à la maison, je vous montrerai mon journal, dans lequel j’ai noté combien j’ai pleuré lorsque j’ai fait mourir Bazarov à la fin de mon roman. »

Tourguénev aimait certainement le côté intellectuel de Bazarov. Il s’identifiait tellement avec la philosophie nihiliste de son héros qu’il tenait un journal sous son nom, dans lequel il appréciait les événements courants en se plaçant au point de vue de Bazarov. Mais je crois qu’il l’admirait plus qu’il ne l’aimait. Dans une étincelante conférence sur Hamlet et Don Quichotte, il divisait les hommes importants pour l’histoire de l’humanité en deux classes, représentés par l’un et l’autre de ces deux caractères. « D’abord et avant toute chose l’analyse, puis l’égoïsme et, partant, aucune croyance — un égoïste ne peut croire à rien, pas même à soi-même. » Voilà comment il caractérisait Hamlet. « Il est par conséquent sceptique et n’accomplira jamais rien ; tandis que Don Quichotte, qui se bat contre des moulins, et prend un plat à barbe pour le casque magique de Mambrin (qui de nous n’a jamais commis pareille méprise ?), est un meneur des masses, parce que les masses suivent toujours ceux qui, insoucieux des sarcasmes de la majorité, ou même des persécutions, marchent droit devant eux, les yeux fixés sur le but, qu’ils sont peut-être seuls à voir. Ils luttent ; ils tombent ; mais ils se relèvent et finissent par l’atteindre — et ce n’est que justice. Cependant, quoique Hamlet soit un sceptique et qu’il ne croie pas au bien, il ne met pas le mal en doute. Il le hait. Il est l’ennemi du mal et des imposteurs ; son scepticisme n’est pas de l’indifférence, mais seulement négation et doute, et c’est cela qui finit par user sa volonté. »

Ces pensées de Tourguénev nous fournissent, je crois, la véritable clef pour comprendre ses rapports avec ses héros. Lui-même et plusieurs de ses meilleurs amis ressemblaient plus ou moins à ce type d’Hamlet. Il aimait Hamlet et admirait Don Quichotte. C’est ainsi qu’il admirait aussi Bazarov. Il représentait admirablement sa supériorité intellectuelle ; il comprenait le caractère tragique de son isolement ; mais il ne pouvait l’entourer de cet amour poétique et tendre qu’il prodiguait à ses héros, comme à un ami malade, quand ceux-ci ressemblaient au type d’Hamlet. Cela eût été déplacé.

— Avez-vous connu Mychkine ? me demanda-t-il un jour, en 1878. Pendant le procès de notre cercle, Mychkine s’était révélé, comme la personnalité la plus puissante du groupe. « Je voudrais connaître tout ce qui le concerne, continua-t-il. Voilà un homme ! et pas la moindre trace d’hamlétisme chez lui. » Et tout en disant cela on voyait qu’il méditait sur ce type nouveau dans le mouvement révolutionnaire russe, — type qui n’existait pas encore dans la phase décrite par Tourguénev dans « Terre Vierge », mais qui devait apparaître deux ans plus tard.

Je le vis pour la dernière fois à la fin de l’été de 1881. Il était très malade et tourmenté par la pensée qu’il était de son devoir d’écrire à Alexandre III, qui venait de monter sur le trône et qui hésitait sur la politique à suivre, pour lui conseiller de donner à la Russie une constitution et lui démontrer par de solides arguments la nécessité de cette mesure. Il me dit avec un regret marqué : « Je sens que je dois le faire, mais je sens aussi que je n’en serai pas capable. » En effet, il souffrait déjà d’atroces douleurs occasionnées par un cancer de la moelle épinière et il éprouvait la plus grande difficulté à se tenir assis et à parler pendant quelques instants. Il n’écrivit pas à ce moment-là et quelques semaines plus tard, sa lettre aurait été inutile. Alexandre III avait annoncé dans un manifeste son intention de rester le souverain absolu de la Russie.

Chapitre IV

MÉCONTENTEMENT CROISSANT EN RUSSIE APRÈS LA GUERRE RUSSO-TURQUE. — LE PROCÈS DES 193. — ATTENTAT CONTRE TRÉPOV. — QUATRE ATTENTATS CONTRE DES TÊTES COURONNÉES. — PERSÉCUTION DE LA FÉDÉRATION JURASSIENNE. — NOUS FONDONS LE RÉVOLTÉ. — CE QUE DOIT ÊTRE UN JOURNAL SOCIALISTE. — DIFFICULTÉS FINANCIÈRES ET TECHNIQUES.

En 1878, les affaires prenaient en Russie une tournure toute nouvelle. Le résultat de la guerre entreprise par la Russie contre la Turquie en 1877 avait provoqué un désappointement général. Avant la déclaration de la guerre, le pays avait montré un grand enthousiasme pour les populations slaves. Beaucoup de Russes croyaient que la guerre de libération entreprise dans les Balkans déterminerait en Russie même un mouvement progressif. Mais l’affranchissement des populations slaves n’avait été que partiellement accompli. Les épouvantables sacrifices faits par les Russes avaient été rendus inefficaces par les fautes du haut commandement militaire. Des centaines de mille hommes avaient trouvé la mort dans des batailles, qui n’étaient que des demi-victoires, et les concessions arrachées à la Turquie furent annulées au congrès de Berlin. On savait très bien aussi que les fonds de l’État avaient été détournés pendant la guerre presque sur une aussi vaste échelle que pendant la guerre de Crimée.

Ce fut au milieu du mécontentement général qui régnait en Russie à la fin de 1877, que cent quatre-vingt-treize personnes arrêtées depuis 1873-1875, pour avoir pris part à notre agitation, furent traduites en justice. Les accusés, défendus par un certain nombre d’avocats de talent, gagnèrent tout de suite les sympathies du public. Ils produisirent une impression très favorable sur la société de Pétersbourg ; et quand on apprit que la plupart d’entre eux avait fait trois pou quatre années de prison préventive, en attendant leurs jugements, et que pas moins de vingt et un avaient mis fin à leurs jours par le suicide ou étaient devenus fous, la sympathie qu’ils éveillaient s’accrut encore, même parmi leurs propres juges. Le tribunal prononça contre un petit nombre des peines très dures, tandis que les autres ne furent condamnées qu’à des peines relativement légères ; le tribunal déclarait que la détention préventive avait duré si longtemps et constituait par elle-même une punition si dure qu’il n’y avait pas lieu, en bonne justice, d’aggraver encore la peine des prévenus. On espérait même que l’empereur atténuerait encore les condamnations. Mais il arriva, à l’étonnement de tous, qu’il ne revisa les arrêts de justice que pour les aggraver. Ceux que la Cour avait acquittés furent exilés dans des régions reculées de Russie et en Sibérie, et on infligea de cinq à douze ans de travaux forcés à ceux que la Cour avait condamnés à de courtes peines d’emprisonnement. Ce fut l’œuvre du chef de la troisième section, du général Mésentsov.

A la même époque, le chef de la police de Pétersbourg, le général Trépov, remarquant, au cours d’une visite à la maison de détention, que l’un des prisonniers politiques, Bogoloubov, ne quittait pas son chapeau pour saluer le satrape omnipotent, se précipita sur lui et lui donna un coup, et comme le prisonnier avait essayé de le rendre, il donna l’ordre de le fouetter. Les autres prisonniers, apprenant la chose dans leurs cellules, exprimèrent hautement leur indignation et furent, à cause de cette protestation, affreusement mutilés par leurs gardiens et la police.

Les prisonniers politiques enduraient sans murmurer toutes les misères auxquelles on les condamnait en Sibérie et pendant les travaux forcés, mais ils étaient fermement décidés à ne pas tolérer un châtiment corporel. Une jeune fille, Véra Zasoulitch, qui ne connaissait même pas personnellement Bogoloubov, prit un revolver, alla chez le chef de la police et tira sur lui. Trépov fut seulement blessé. Alexandre II, qui vint visiter le blessé, se fit ouvrir la porte de la salle où l’on tenait Véra Zasoulitch arrêtée, et jeta un coup d’œil sur l’héroïque jeune fille. Elle dut faire impression sur lui, par l’extrême douceur de sa physionomie et la modestie de son maintien. Trépov avait tant d’ennemis à Pétersbourg qu’on réussit à porter l’affaire devant le jury de la cour d’assises. Là, Véra Zasoulitch déclara qu’elle n’avait recouru au revolver qu’après que tous les moyens employés pour porter l’affaire à la connaissance du public et obtenir réparation avaient été épuisés. Même le correspondant pétersbourgeois du Times de Londres, qu’on avait prié de raconter l’affaire dans son journal, n’en avait rien fait, pensant peut-être que le fait était invraisemblable. Alors, sans faire part à personne de ses intentions, elle était allé chez Trépov et avait tiré sur lui. Maintenant que l’affaire était devenue publique, elle était très heureuse de savoir que Trépov n’avait été que légèrement blessé. Le jury l’acquitta, et lorsque la police essaya de l’arrêter de nouveau, au moment où elle quittait le palais de justice, les jeunes gens de Pétersbourg, qui se tenaient aux alentours du palais, la sauvèrent des griffes des agents. Elle passa à l’étranger et bientôt elle fut des nôtres en Suisse.

Cette affaire fit sensation dans toute l’Europe. J’étais à Paris quand arriva la nouvelle de l’acquittement et mes affaires m’avaient appelé ce jour-là dans les bureaux de plusieurs journaux. Je trouvai les rédacteurs transportés d’enthousiasme, et écrivant des articles enflammés en l’honneur de cette jeune fille russe. La Revue des Deux Mondes, elle-même, déclarait, dans sa revue des événements de l’année 1878, que les deux personnes qui avaient le plus impressionné l’opinion publique en Europe pendant cette année étaient le prince Gortchakov au congrès de Berlin et Véra Zasoulitch. Son portrait parut coup sur coup dans plusieurs almanachs. Le dévouement de Véra Zasoulitch produisit une impression profonde sur les ouvriers de l’Europe occidentale. En Italie, un drame, Véra Zasoulitch, que l’on avait joué dans une des grandes villes, fut bientôt interdit, parce que le public des galeries applaudissait frénétiquement les nihilistes, lorsqu’ils apparaissaient sur la scène, et faillit assommer l’acteur qui jouait Trépov, en lui lançant toute sorte de projectiles.

Pendant cette même année 1878, quatre attentats furent commis à de courts intervalles contre des têtes couronnées, sans qu’il y eût le moindre complot. L’ouvrier Hœdel, et aprés lui le docteur Nobiling, tirèrent sur l’empereur d’Allemagne ; quelques semaines après avait lieu l’attentat d’un ouvrier espagnol, Oliva Moncasi, qui tira sur le roi d’Espagne ; et le cuisinier Passamante se précipita armé d’un couteau sur le roi d’Italie. Les gouvernements de l’Europe ne pouvaient pas croire que de pareils attentats, dirigés contre la vie de trois rois, fussent possibles sans qu’il y eût au fond de l’affaire quelque conspiration internationale, et ils aboutirent à cette conclusion que la fédération anarchiste du Jura était le centre de cette conspiration.

Plus de vingt ans se sont écoulés depuis et je puis affirmer de la façon la plus positive que cette supposition était absolument dénuée de tout fondement. Cependant les gouvernements européens tombèrent sur la Suisse, lui reprochant de donner asile aux révolutionnaires qui fomentaient de pareils complots. Paul Brousse, rédacteur de notre journal, l’Avant-Garde, fut arrêté et poursuivi. Les juges suisses, constatant qu’il n’y avait pas le plus léger motif d’impliquer Brousse ou la Fédération dans les attentats récemment commis, ne condamnèrent Brousse qu’à deux mois de prison pour ses articles ; mais le journal fut supprimé et toutes les imprimeries de la Suisse furent invitées par le gouvernement fédéral à n’imprimer ni ce journal, ni « aucune autre feuille similaire ». La Fédération jurassienne était ainsi réduite au silence.

De plus, les personnages politiques de la Suisse, qui voyaient d’un œil défavorable l’agitation faite dans le pays par les anarchistes, réussirent par leur influence privée à mettre les Suisses les plus actifs de la Fédération dans l’alternative de renoncer à la vie publique ou de mourir de faim. Brousse fut expulsé du territoire suisse. James Guillaume, qui pendant huit ans avait fait paraître en dépit de tous les obstacles le « bulletin » de la Fédération, et qui vivait surtout en donnant des leçons, ne put plus trouver de travail et fut obligé de quitter la Suisse et d’aller en France. Adhémar Schwitzguébel, boycotté comme horloger et chargé d’une nombreuse famille, dut finalement se retirer de la lutte. Spichiger, qui était dans les mêmes conditions, émigra. Il arriva donc que moi, un étranger, je dus entreprendre la publication d’un journal pour la fédération. J’hésitai, cela va sans dire, mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et avec deux amis, Dumartheray et Herzig, je lançai à Genève, en février 1879, un nouveau journal bi-mensuel sous le titre, Le Révolté. Je dus me charger de le rédiger presque en entier. Nous n’avions que vingt-trois francs pour commencer le journal, mais nous nous mîmes tous à l’œuvre pour obtenir des abonnements et nous réussîmes à faire paraître le premier numéro. Il était modéré dans la forme, mais révolutionnaire par le fond, et je fis de mon mieux pour faire le journal dans un style de nature à rendre les questions historiques et économiques les plus compliquées compréhensibles à tout ouvrier intelligent. Autrefois, le tirage de nos journaux n’avait jamais pu dépasser six cents exemplaires. Nous tirâmes deux mille exemplaires du Révolté et ils furent épuisés au bout de peu de jours. C’était un succès, et le journal existe encore actuellement à Paris sous le titre de Temps Nouveaux.

Les journaux socialistes ont souvent une tendance à devenir de simples recueils de plaintes sur les conditions existantes. On y relate l’oppression des ouvriers qui travaillent dans les mines, dans les fabriques, dans les campagnes : on y dépeint sous de vives couleurs la misère et les souffrances des ouvriers pendant les grèves ; on insiste sur leur impuissance à lutter contre leurs patrons : et cette succession d’efforts inutiles et sans espoir, décrite dans chaque numéro, finit par exercer sur le lecteur l’influence la plus déprimante. Pour contrebalancer l’effet ainsi produit, le journaliste doit alors compter surtout sur la magie des mots, au moyen desquels il essaie de relever le courage de ses lecteurs et de leur inspirer confiance. J’estimais, au contraire, qu’un journal révolutionnaire doit s’appliquer, avant tout, à recueillir les symptômes qui de toutes parts présagent l’avènement d’une ère nouvelle, la germination de nouvelles formes de vie sociale, la révolte grandissante contre des institutions vieillies. Il faut rechercher ces symptômes, en découvrir le lien intime et les grouper de façon à montrer aux esprits hésitants l’appui invisible et souvent inconscient que rencontrent partout les idées de progrès, lorsqu’une renaissance intellectuelle se produit dans une société.

Faire sentir à l’ouvrier que son cœur bat avec le cœur de l’humanité dans le monde tout entier ; qu’il participe à sa révolte contre l’injustice séculaire, à ses tentatives, pour créer de nouvelles conditions sociales, — voilà quelle devrait être, à mon avis, la tâche principale d’un journal révolutionnaire. C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès des révolutions.

Les historiens nous disent souvent que tel ou tel système philosophique a déterminé certains changements dans les idées des hommes, et, subséquemment, dans les institutions. Mais cela n’est pas de l’histoire. Les plus grands philosophes n’ont fait que saisir les signes avant-coureurs des changements qui se préparaient déjà, indiquer les liens intimes qui les rattachaient, et, à l’aide de l’induction et de l’intuition, — prédire ce qui arriverait. Ils constataient la révolution, dont ils voyaient déjà les germes ; mais ce n’est pas eux qui l’ont préparée. D’autre part, des sociologues ont dressé des plans de réorganisation sociale, en partant de quelques principes et en tirant les conséquences nécessaires, comme on déduit une conclusion géométrique de quelques axiomes ; mais ce n’était pas là non plus de la sociologie. Un véritable plan d’organisation sociale ne peut être édifié que si l’on s’attache à considérer les innombrables symptômes de la vie nouvelle, en séparant les faits accidentels de ceux qui sont organiques et essentiels, et si l’on s’appuie sur cette base des faits pour deviner le changement qui se prépare.

C’était là les idées avec lesquelles je m’efforçais de familiariser nos lecteurs, et j’usais pour cela des expressions les plus claires, pour habituer le plus modeste d’entre eux à juger par lui-même du but vers lequel tend la société et à corriger lui-même le penseur, si ce dernier aboutissait à de fausses conclusions. Quant à la critique de ce qui existe, je me contentais de mettre à nu les racines du mal, et de montrer qu’un fétichisme profondément enraciné et soigneusement entretenu à l’égard des antiques vestiges de phases déjà anciennes dans l’évolution de l’humanité, et une immense lâcheté de pensée et de volonté sont les principales sources de tous les maux.

Dumartheray et Herzig me soutinrent de tout leur pouvoir dans cette entreprise. Dumartheray était issu de l’une des plus pauvres familles de paysans de la Savoie. Son instruction n’était pas allée au delà des premiers rudiments de l’école primaire. I1 était cependant un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés. Ses jugements sur les événements courants et sur les hommes étaient si justes et marqués au coin d’un si rare bon sens qu’ils étaient souvent prophétiques. Il était aussi un des plus fins critiques de la nouvelle littérature socialiste et il ne se laissait jamais prendre au simple étalage de belles paroles ou de prétendue science.

Herzig était un jeune commis de Genève ; c’était un homme réservé et timide, qui rougissait comme une jeune fille quand il exprimait une pensée personnelle ; et qui, ayant accepté, après mon arrestation, la responsabilité de poursuivre la publication de notre journal, apprit, par la seule force de sa volonté, à écrire très bien. Boycotté par tous les patrons de Genève, il tomba avec sa famille dans une véritable misère ; il n’en continua pas moins à soutenir le journal, jusqu’au moment où celui-ci put être transféré à Paris.

Je pouvais me fier complètement au jugement de ces deux amis. Quand Herzig fronçait le sourcil et murmurait : « Oui, bien, cela peut aller, » je savais que cela n’irait pas. Et quand Dumartheray, qui se plaignait toujours du mauvais état de ses lunettes, lorsqu’il lui fallait lire un manuscrit mal écrit et qui préférait pour cette raison lire les épreuves de mes articles, interrompait sa lecture pour s’écrier : « Non, ça ne va pas ! » — je comprenais aussitôt que quelque chose ne marchait pas, et je cherchais à découvrir la pensée ou l’expression qui avait provoqué ce mouvement de désapprobation. Je savais qu’il était inutile de lui demander : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il m’aurait répondu : « Eh ! ce n’est pas mon affaire ; c’est la vôtre. Ça ne va pas ; c’est tout ce que je vous dis. » Mais je sentais qu’il avait raison, et je m’asseyais simplement pour retoucher le passage, ou bien, prenant le composteur, je composais à la place un nouveau passage.

Je dois avouer que nous avions aussi de durs moments à passer avec notre journal. A peine en avions-nous publié cinq numéros que l’imprimeur nous prévint d’avoir à chercher une imprimerie. Pour les ouvriers et leurs publications, la liberté de la presse inscrite dans les constitutions est soumise à de nombreuses restrictions, en dehors des paragraphes de la loi. L’imprimeur n’avait rien à reprocher à notre journal — il lui plaisait même ; mais en Suisse, toutes les imprimeries dépendent du gouvernement, qui les emploie plus ou moins pour la publication des rapports de statistiques et autres travaux analogues ; et notre imprimeur avait été carrément informé que s’il continuait à imprimer notre feuille, il n’avait pas besoin de s’attendre à recevoir la moindre commande du gouvernement genevois. Je parcourus toute la Suisse française et je m’adressai à tous les imprimeurs, mais partout, même de la part de ceux qui n’avaient rien à objecter à la tendance de notre journal, je reçus la même réponse : « Nous ne pouvons pas vivre sans les commandes du gouvernement, et nous n’en aurions aucune si nous acceptions d’imprimer Le Révolté. »

Je retournai à Genève profondément découragé, mais Dumartheray n’en était que plus ardent et plus rempli d’espoir. — « C’est bien, disait-il. Nous allons nous acheter une imprimerie avec trois mois de crédit, et dans trois mois nous l’aurons payée. » « Mais nous n’avons pas d’argent, nous n’avons que quelques centaines de francs, » objectai-je. « De l’argent ? Quelle sottise ! Nous en aurons ! Commandons seulement les types tout de suite, et publions immédiatement notre prochain numéro — et l’argent viendra ! » Encore une fois il avait jugé juste. Lorsque notre premier numéro sortit des presses de notre propre Imprimerie Jurassienne, quand nous eûmes expliqué les difficultés où nous nous trouvions et que nous eûmes publié en outre deux ou trois petites brochures, — nous aidions tous à l’impression — l’argent vint, le plus souvent en monnaie de cuivre et d’argent, mais il vint. Toute ma vie, je n’ai cessé d’entendre les partis avancés se plaindre du manque d’argent, mais plus je vis et plus je me persuade que notre principale difficulté ne réside pas tant dans le besoin d’argent que dans l’absence d’hommes, marchant avec fermeté et constance dans le droit chemin vers un but déterminé et inspirant les autres. Pendant vingt et un ans, notre journal n’a cessé de vivre au jour le jour, et, dans presque chaque numéro, nous faisions des appels de fonds à la première page ; mais tant qu’il y a des hommes qui persévèrent et consacrent toute leur énergie à une oeuvre, comme Herzig et Dumartheray l’ont fait à Genève, et comme Grave l’a fait depuis seize ans à Paris, l’argent vient et les dépenses d’impression sont plus ou moins couvertes, principalement grâce aux sous des ouvriers. Pour un journal, comme pour toute autre entreprise, les hommes sont d’une importance infiniment plus grande que l’argent.

Nous établîmes notre imprimerie dans une étroite pièce, et notre compositeur fut un Petit-Russien qui se chargea de composer notre journal pour la modique somme de soixante francs par mois. Du moment qu’il avait de quoi faire un dîner frugal et de quoi aller entendre de temps en temps un opéra, il n’en demandait pas davantage. « Est-ce que vous allez aux bains, Jean ? » lui demandai-je un jour que je le rencontrai à Genéve dans la rue, portant sous son bras un paquet enveloppé de papier brun. « Non, je déménage, » me répondit-il de sa voix mélodieuse, avec son sourire habituel.

Malheureusement, il ne savait pas le français. J’écrivais mon manuscrit de ma plus belle écriture — songeant souvent avec regret au temps que j’avais perdu à l’école pendant les leçons de calligraphie de notre bon Ebert — mais Jean lisait un manuscrit français de la façon la plus fantastique et composait les mots les plus extraordinaires qui étaient de son invention ; cependant, comme il observait bien ses espaces et que la longueur de ses lignes n’avait pas besoin d’être modifiée en faisant les corrections, il suffisait de changer une douzaine de lettres par ligne et tout marchait très gentiment. Nous étions en excellents termes avec lui, et, sous sa direction, j’appris bientôt un peu la gravure au noir. Le journal était toujours prêt à temps, de sorte que nous pouvions apporter les épreuves à notre camarade suisse qui était l’éditeur responsable, et à qui nous soumettions scrupuleusement toutes les feuilles avant de les imprimer ; puis l’un de nous voiturait les formes à l’imprimerie. Notre Imprimerie Jurassienne fut bientôt très connue par ses publications, et, surtout par ses brochures, qui, sur les instances de Dumartheray, n’étaient jamais vendues plus d’un sou. Il fallut créer un style tout nouveau pour ces brochures. Je dois dire que j’eus souvent la faiblesse d’envier le sort de ces écrivains qui peuvent développer leurs idées pendant des pages et se servir de l’excuse bien connue de Talleyrand : « Je n’ai pas eu le temps d’être bref. »

Quand il me fallait condenser les résultats d’un travail de plusieurs mois, — par exemple sur l’origine des lois — dans une brochure à un sou, il me fallait encore travailler dur pour arriver à être assez bref. Par contre, nous avions la satisfaction de voir nos brochures à un sou et à dix centimes vendues par milliers, et reproduites en traductions dans tous les pays. Mes articles de fond ont été édités plus tard, pendant que j’étais en prison, par Élisée Reclus sous le titre de Paroles d’un Révolté.

La France était toujours notre principal objectif, mais Le Révolté était sévèrement prohibé en France, et les contrebandiers ont tant de bonnes choses à importer de Suisse en France qu’ils ne se souciaient pas de compromettre leur situation en s’occupant de nos journaux. Je me joignis une fois à eux et passai la frontière de France en leur compagnie ; je trouvai en eux des hommes courageux et sûrs, mais je ne pus les décider à se charger de passer notre journal en contrebande. Tout ce que nous pûmes faire fut de l’envoyer sous plis cachetés à une centaine de personnes en France. Nous ne réclamions rien pour le port, nous en remettant à la bonne volonté de nos souscripteurs pour nous couvrir de nos dépenses, — ce qu’ils faisaient toujours — mais il nous vint souvent à l’esprit que la police française laissait échapper là une belle occasion de ruiner Le Révolté, car elle n’aurait eu qu’à souscrire à une centaine d’exemplaires, sans envoyer de cotisations volontaires.

Pendant les premiers mois nous fûmes réduits à nos seules ressources ; mais peu à peu Élisée Reclus s’intéressa beaucoup à notre œuvre et finalement il se joignit à nous, et après mon arrestation, il donna à notre journal une impulsion plus énergique que jamais. Reclus m’avait invité à l’aider dans la préparation du volume de sa monumentale géographie, qui traite des possessions russes en Asie. Il connaissait lui-même le russe, mais il pensait qu’étant au courant de la géographie de la Sibérie, je pourrais lui être utile ; et comme la santé de ma femme était mauvaise et que le médecin lui avait conseillé de quitter immédiatement Genève à cause des vents froids qui y régnaient, nous nous rendîmes au commencement du printemps de 1880 à Clarens, où Élisée Reclus demeurait alors. Nous nous établîmes dans un petit village au-dessus de Clarens, dans une petite maison de paysans, d’où l’on découvrait les eaux bleues du lac et le sommet couvert de neige de la Dent du Midi à l’arrière-plan. Un petit ruisseau qui grossit comme un torrent puissant après les pluies, charriant d’énormes blocs de rochers dans son lit étroit, coulait sous nos fenêtres et sur le penchant de la colline située en face se dressait le vieux château de Châtelard, dont les propriétaires avaient levé, jusqu’au soulèvement des Burla papei (brûleurs de documents en 1799), des taxes féodales sur les serfs du voisinage à l’occasion des naissances, des mariages et des morts. C’est là, qu’aidé de ma femme, avec laquelle je discutais toujours chaque événement et chaque projet d’article avant de l’écrire, je produisis ce que j’ai écrit de meilleur pour le Révolté, notamment l’appel Aux Jeunes Gens, qui fut répandu à des centaines de mille exemplaires et traduit dans toutes les langues. C’est là en réalité que j’ai jeté le fondement de presque tout ce que j’ai écrit plus tard. Des relations avec des hommes instruits et qui partagent nos idées, c’est ce qui nous manque plus que toute autre chose à nous autres écrivains anarchistes, que la persécution disperse dans le monde entier. A Clarens j’avais ces relations dans la personne d’Élisée Reclus et de Lefrançais et j’étais en outre en contact permanent avec les ouvriers, car je continuais à visiter les sections suisses ; et quoique je fusse très occupé par mes travaux géographiques, je pouvais travailler plus que jamais à la propagande anarchiste.

Chapitre V

LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE PREND UN CARACTÈRE PLUS GRAVE EN RUSSIE. — ATTENTATS CONTRE L’EMPEREUR DIRIGÉS PAR LE COMITÉ EXÉCUTIF. — MORT D’ALEXANDRE II. — FONDATION DE LIGUES DESTINÉES A COMBATTRE LES RÉVOLUTIONNAIRES ET A PROTÉGER L’EMPEREUR. — MA CONDAMNATION A MORT. — MON EXPULSION DE SUISSE.

En Russie, la lutte pour la liberté revêtait un caractère de plus en plus aigu. Plusieurs procès politiques avaient été jugés par les tribunaux : le procès des « cent quatre-vingt-treize », celui des « cinquante », celui du « Cercle Dolgouchine », etc., et tous avaient donné lieu aux mêmes constatations.

La jeunesse était allée prêcher le socialisme aux paysans et aux ouvriers ; des brochures socialistes, imprimées à l’étranger, avaient été distribuées ; il y avait eu des appels assez vagues à la révolte contre les conditions économiques oppressives. Bref, on n’avait pas fait autre chose que ce que font les agitateurs socialistes dans tous les autres pays du monde. La police n’avait pas trouvé la moindre trace de conspiration contre le tsar, pas les moindres préparatifs en vue d’une action révolutionnaire ; et en effet il n’y avait rien de tout cela. La grande majorité de nos jeunes gens était alors hostile à une action de ce genre. Et en considérant maintenant le mouvement de 1870 à 1878, je puis même dire, sans craindre de me tromper, que la plupart de ces jeunes gens auraient été satisfaits, s’il leur avait été simplement permis de vivre au milieu des paysans et des ouvriers de fabrique, de les instruire, de travailler avec eux, soit individuellement, soit comme membres du gouvernement provincial, en exerçant une des innombrables fonctions, dans lesquelles un homme ou une femme instruit et sérieux peut se rendre utile aux masses populaires. Je connais ces hommes et j’en parle en parfaite connaissance de cause.

Cependant les condamnations furent impitoyables — stupidement barbares, parce que le mouvement qui était issu de l’état même des choses en Russie, avait des racines trop profondes pour pouvoir être enrayé par la simple violence. Cinq, dix et même douze ans de travaux forcés dans les mines, suivis du bannissement à vie en Sibérie, constituaient une peine ordinaire. Il y eut des cas comme celui de cette jeune fille qui fit neuf ans de travaux forcés et fut ensuite exilée en Sibérie pour le reste de sa vie, et dont le seul crime était d’avoir remis une brochure socialiste à un ouvrier.

Une autre jeune fille de quatorze ans, mademoiselle Goukovskaïa, fut exilée à perpétuité dans un village reculé de la Sibérie, pour avoir essayé, comme la Claire de Gœthe, d’exciter une foule indifférente à délivrer Kovalsky et ses amis, au moment où ils allaient être pendus — acte d’autant plus naturel en Russie, même au point de vue de l’autorité, que la peine capitale n’existe pas dans notre législation pour les crimes de droit commun, et que l’application de la peine de mort pour des crimes politiques était alors un fait nouveau, un retour à des traditions presque tombées dans l’oubli.

Reléguée dans le désert, cette jeune fille ne tarda pas à se noyer dans l’Iénisséi. Ceux mêmes qui étaient acquittés par les tribunaux étaient bannis par les gendarmes dans de petits hameaux de la Sibérie ou du nord-est de la Russie, où ils étaient condamnés à végéter avec les sept ou huit francs que leur allouait par mois le gouvernement. I1 n’y a aucune industrie dans ces hameaux et il était strictement interdit aux exilés de donner des leçons.

Pour exaspérer encore davantage la jeunesse russe, on n’envoyait pas leurs amis condamnés directement en Sibérie. On les enfermait pendant quelques années dans des prisons centrales, qui leur faisaient envier le sort des criminels condamnés à travailler dans les mines de Sibérie. Ces prisons étaient en effet épouvantables. Dans l’une d’elles — un foyer de fièvre typhoïde, comme le disait dans son sermon l’aumônier particulier de cette geôle, — la mortalité atteignit 20 pour 100 en douze mois. Dans les prisons centrales, dans les bagnes de la Sibérie, dans les forteresses, les prisonniers se voyaient obligés de faire leurs terribles « grèves de la faim », c’est-à-dire, de refuser toute nourriture pendant une semaine ou plus, pour se soustraire aux mauvais traitements de la part de leurs gardiens, ou pour obtenir quelque amélioration de leur situation, qui leur permît d’échapper à la folie, comme l’autorisation de se livrer à quelque travail ou de lire dans leurs cellules. L’horrible spectacle qu’offraient ces hommes ou ces femmes, quand ils avaient refusé toute nourriture pendant sept ou huit jours de suite et qu’ils gisaient sur le sol immobiles et l’esprit égaré, ne semblait pas émouvoir les gendarmes. A Kharkov les prisonniers mourants étaient liés avec des cordes et gavés de force.

Le bruit de ces horreurs transpirait hors des prisons, franchissait les immenses régions de la Sibérie, et se répandait de tous côtés parmi la jeunesse. Il y eut un temps où il ne se passait pas une semaine sans qu’on découvrît quelque nouvelle infamie de ce genre, ou pire encore.

Une véritable exaspération s’empara alors de nos jeunes gens. « Dans d’autres pays, disaient-ils, on a le courage de résister. Un Anglais, un Français ne toléreraient pas de pareils outrages. Comment pouvons-nous les endurer ? Résistons, les armes à la main, aux visites domiciliaires faites la nuit par les gendarmes. Montrons-leur que nous sommes résolus à nous défendre jusqu’à la mort, puisqu’une arrestation aboutit à une mort lente et obscure entre leurs mains. »

A Odessa, Kovalsky et ses amis reçurent à coups de revolver les gendarmes qui venaient les arrêter pendant la nuit.

Alexandre II répondit à cette nouvelle phase du mouvement, proclamant l’état de siège. La Russie fut divisée en un certain nombre de districts, et chacun d’eux fut placé sous le commandement d’un gouverneur général, qui reçut l’ordre de faire pendre impitoyablement les révolutionnaires. Kovalsky et ses amis — qui, soit dit en passant, n’avaient tué personne avec leurs revolvers, — furent exécutés. La pendaison devint à l’ordre du jour. Trente-trois personnes furent pendues en deux ans, y compris un jeune homme de dix-neuf ans, qui avait été pris en train d’afficher une proclamation révolutionnaire dans une gare ; c’était la seule charge qu’il y eût contre lui. Ce n’était qu’un enfant, mais il mourut en homme.

Alors le mot d’ordre des révolutionnaires devint « défense personnelle » : défense personnelle contre les espions qui s’introduisaient dans les cercles sous le masque de l’amitié et en dénonçaient les membres à droite et à gauche, simplement parce qu’ils n’étaient pas payés quand ils ne dénonçaient pas un nombre de personnes suffisant ; défense personnelle contre ceux qui maltraitaient les prisonniers et contre les chefs omnipotents de la police.

Trois fonctionnaires de marque et deux ou trois espions subalternes furent frappés pendant cette nouvelle phase de la lutte. Le général Mézentsov, qui avait poussé le tsar à doubler les condamnations après le procès des cent quatre-vingt-treize, fut tué en plein jour à Pétersbourg ; un colonel de gendarmerie, coupable de quelque chose de pire encore, eut le même sort à Kiev ; et le gouverneur général de Kharkov — mon cousin, Dmitri Kropotkine, fut tué d’un coup de feu en rentrant du théâtre chez lui. La prison centrale, où les prisonniers, qui voulaient se laisser mourir de faim, avaient été gavés de force, était sous ses ordres. Au fond, ce n’était pas un mauvais homme — je sais que ses sentiments personnels étaient jusqu’à un certain point favorables aux prisonniers politiques ; mais il était faible et courtisan, et il craignait d’intervenir. Un mot de lui aurait mis un terme aux mauvais traitements infligés aux prisonniers. Alexandre II avait tant d’affection pour lui et sa situation à la Cour était si solide, que son intervention aurait très probablement été approuvée. « Je vous remercie, vous avez agi conformément à mes désirs, » lui avait dit Alexandre II deux ans auparavant, quand il était venu à Pétersbourg pour informer le tsar qu’il avait observé une attitude pacifique dans l’insurrection de la plus pauvre population de Kharkov et qu’il avait traité les insurgés avec beaucoup d’indulgence. Mais cette fois il donna raison aux geôliers, et les jeunes gens de Kharkov furent si exaspérés du traitement infligé à leurs amis que l’un d’eux tira sur lui et le tua.

* * *

Cependant, la personne du tsar restait encore en dehors de la lutte et jusqu’en 1879 il n’y eut aucun attentat contre sa vie. La personne du Libérateur des serfs était entourée d’une auréole qui le protégeait infiniment mieux que la multitude des agents de police. Si Alexandre II avait montré dans ces circonstances le moindre désir d’améliorer la situation politique en Russie ; s’il avait seulement fait appel à un ou deux de ces hommes qui avaient travaillé avec lui à élaborer les réformes et qu’il les eût chargés de faire une enquête sur la situation du pays, ou tout au moins des paysans ; s’il avait témoigné la moindre intention de restreindre les pouvoirs de la police secrète, ses tentatives auraient été saluées par des acclamations enthousiastes. Un mot de lui en aurait fait de nouveau « le Libérateur » , et la jeunesse aurait répété une fois de plus les paroles de Herzen : « Tu as vaincu, Galiléen. » Mais, de même que le despote s’était éveillé en lui pendant l’insurrection de Pologne et qu’inspiré par Katkov, il avait eu recours à la pendaison, de même, maintenant, suivant les conseils de ce même Katkov, véritable génie du mal, il n’avait pas trouvé autre chose à faire que de nommer des gouverneurs militaires extraordinaires — pour pendre.

Alors, mais alors seulement, une poignée de révolutionnaires — le Comité Exécutif — soutenu, je dois le dire, par le mécontentement croissant des classes cultivées et même de quelques personnages de l’entourage immédiat du tsar, déclara à l’absolutisme cette guerre, qui, après plusieurs tentatives, aboutit en 1881 à la mort d’Alexandre II.

Il y avait deux hommes, je l’ai déjà dit, dans Alexandre II, et maintenant le conflit entre ces deux côtés de sa nature, conflit qui n’avait fait que s’accentuer pendant toute sa vie, prenait un caractère véritablement tragique. Quand il fut assailli par Soloviov, qui tira sur lui et le manqua de son premier coup, il eut la présence d’esprit de courir vers la porte la plus proche, non en droite ligne, mais en zigzags, pendant que Soloviov continuait de faire feu ; il échappa ainsi à la mort et s’en tira avec une éraflure à son manteau. Le jour de sa mort, il donna une nouvelle preuve de son incontestable courage. En face d’un danger réel, il était courageux ; mais il ne cessa de trembler devant les fantômes enfantés par son imagination.

Un jour il tira sur un aide de camp, parce que celui-ci avait fait un brusque mouvement et qu’Alexandre avait cru qu’il voulait attenter à sa vie. C’est seulement parce qu’il craignait d’être assassiné, qu’il abandonnait entièrement le pouvoir impérial aux mains de ces gens qui se souciaient si peu de lui et ne tenaient qu’à leurs fonctions lucratives.

Il avait certainement gardé de l’attachement pour la mère de ses enfants, quoiqu’il eût déjà alors des relations avec la princesse Dolgorouki, qu’il épousa immédiatement après la mort de l’impératrice. « Ne me parlez pas de l’impératrice, cela me fait trop souffrir, » disait-il souvent à Loris Melikov. Et pourtant il délaissait complètement l’impératrice Marie, qui l’avait soutenu fidèlement tant qu’il avait été le Libérateur. Il la laissa mourir lentement dans le palais, abandonnée de tous, assistée seulement de deux dames de la cour qui lui étaient entièrement dévouées, tandis qu’il demeurait lui-même dans un autre palais, et se contentait de lui faire de brèves visites officielles.

Un médecin russe bien connu, mort depuis, racontait à ses amis que lui, un étranger, était indigné de voir avec quelle négligence l’impératrice avait été traitée pendant sa dernière maladie, — abandonnée, naturellement, par les dames de la cour, qui réservaient toutes leurs attentions pour la princesse Dolgorouki.

Lorsque le comité exécutif conçut la tentative hardie de faire sauter le Palais d’Hiver lui-même, Alexandre II fit une chose sans précédent. Il créa une sorte de dictature, et investit Loris Mélikov de pouvoirs illimités. Ce général était un Arménien, à qui Alexandre II avait déjà donné autrefois un semblable pouvoir dictatorial, quand la peste bubonique éclata dans les provinces de la basse Volga et que l’Allemagne menaça la Russie de mobiliser ses troupes et de la mettre en quarantaine, si le fléau n’était pas enrayé. Maintenant, voyant qu’il ne pouvait se fier à la vigilance même de la police du Palais, Alexandre II donna un pouvoir dictatorial à Mélikov ; et comme Mélikov avait la réputation d’être libéral, on interpréta cet acte comme un indice qu’une Assemblée Nationale ne tarderait pas à être convoquée. Mais comme aucun attentat ne s’était produit contre la vie du tsar immédiatement après l’explosion du Palais d’Hiver, le souverain reprit confiance et quelques mois après, Mélikov devenait, de dictateur, simple ministre de l’Intérieur, avant d’avoir pu faire la moindre chose.

Les brusques attaques de mélancolie, dont j’ai déjà parlé, et durant lesquelles Alexandre II se reprochait à lui-même d’avoir donné à son règne un caractère réactionnaire, prirent alors la forme de violentes crises de larmes. Il restait assis et pleurait pendant des heures, remplissant Mélikov de désespoir. Il demandait alors à son ministre : « Quand votre projet de réforme constitutionnel sera-t-il prêt ? » Mais quand Mélikov venait lui dire deux jours après que son projet était prêt, l’empereur semblait avoir tout oublié ! « Vous ai-je parlé de cela ? demandait-il. A quoi bon ? Il vaut mieux laisser ce soin à mon successeur. Ce sera son don de joyeux avènement à la Russie. »

Lorsque le bruit d’un nouveau complot parvenait à ses oreilles, il était prêt à entreprendre quelque chose, pour donner satisfaction au Comité Exécutif ; mais quand tout semblait être calme dans le camp révolutionnaire, il prêtait de nouveau l’oreille aux conseils des réactionnaires et laissait les choses aller leur train. Mélikov s’attendait tous les jours à être renvoyé.

En février 1881, Mélikov informa l’Empereur qu’un nouveau complot avait été ourdi par le Comité Exécutif, mais qu’il n’avait rien pu savoir de précis sur le plan adopté, en dépit des nombreuses recherches qu’il avait faites.

Alexandre II décida alors qu’une sorte d’assemblée consultative, composée de délégués des provinces, serait convoquée. Toujours hanté par la pensée qu’il partagerait le sort de Louis XVI, il conçut cette assemblée comme une sorte d’Assemblée des Notables, analogue à celle qui fut convoquée par Louis XVI avant l’Assemblée Nationale de 1789. Le projet devait être préalablement soumis au Conseil d’État, mais alors le tsar hésita de nouveau. Ce fut seulement le matin du 1er/13 mars 1881, après un nouvel avertissement de Loris Mélikov, qu’il ordonna de présenter le projet au Conseil d’État le jeudi suivant.

On était au dimanche, et Mélikov le pria de ne pas sortir pour assister à la parade ce jour-là ; sa vie était menacée par un danger imminent. Il alla quand même. Il voulait aller voir la grande-duchesse Catherine (fille de sa tante, Hélène Pavlovna, qui avait été un des chefs du parti des réformes en 1861) et lui apporter la bonne nouvelle, peut-être comme un sacrifice expiatoire à la mémoire de l’impératrice Marie. On raconte qu’il lui dit en français : « Je me suis décidé à convoquer une Assemblée des Notables. » Cependant cette demi-mesure tardive n’avait pas été rendue publique et il fut tué en rentrant au Palais d’Hiver.

On sait comment l’attentat eut lieu. Une bombe fut lancée sous sa voiture blindée, pour l’arrêter. Quelques Circassiens de l’escorte furent blessés. Ryssakov, qui avait lancé la bombe, fut arrêté sur-le-champ. Alors, malgré les conseils pressants du cocher qui le priait de rester, en disant qu’il pourrait le ramener encore au palais dans la voiture légèrement endommagée, le tsar voulut absolument descendre. Il sentait que sa dignité militaire exigeait qu’il s’informât des Circassiens blessés et qu’il leur apportât quelque consolation. C’est ainsi qu’il avait agi envers les blessés pendant la guerre contre la Turquie, quand on donna, le jour de sa fête, cet assaut insensé contre Plevna, qui devait finir par un terrible désastre. Il s’approcha de Ryssakov et lui demanda quelque chose, et comme il passait tout près d’un autre jeune homme, nommé Grinevetsky, qui se tenait là avec une bombe, celui-ci jeta sa bombe entre lui et le tsar, pour se tuer avec lui. Tous deux furent affreusement blessés, et ne survécurent que quelques heures.

Alexandre II resta là, étendu sur la neige, abandonné de toute son escorte. Tout le monde avait disparu. Ce furent quelques cadets revenant de la parade qui relevèrent le tsar mourant et déposèrent sur un traîneau son corps encore palpitant, qu’ils couvrirent d’un manteau de cadet. Et ce fut un des terroristes, Emélianov, qui, avec une bombe enveloppée de papier sous le bras, se précipita avec les cadets pour les aider à relever le blessé, au risque d’être arrêté sur-le-champ et pendu. La nature humaine est pleine de ces contrastes.

Ainsi finit la tragédie de la vie d’Alexandre II. On n’a pas compris qu’un tsar qui avait tant fait pour la Russie ait pu mourir de la main des révolutionnaires. Pour moi, qui fus le témoin des premières tendances réactionnaires d’Alexandre II, tendances qui n’avaient fait que s’accentuer graduellement ; pour moi, qui avais pénétré la dualité de sa nature et reconnu en lui l’autocrate né, dont la violence n’était que partiellement atténuée par l’éducation, — l’homme plein de bravoure militaire, mais dépourvu du courage de l’homme politique, ayant de fortes passions, mais une volonté faible, — il me semblait que cette tragédie s’était déroulée avec l’inévitable fatalité d’un drame de Shakespeare. Le dernier acte du drame était déjà écrit pour moi, le jour où je l’entendis nous adresser son allocution, à l’occasion de notre promotion au grade d’officiers, le 13 juin 1862, immédiatement après qu’il eut ordonné les premières exécutions sanglantes en Pologne.

* * *

Une terreur folle s’empara de la cour de Pétersbourg. Alexandre III, qui en dépit de sa texture colossale et de sa force n’était pas très courageux, refusa de s’installer au Palais d’Hiver et se retira à Gatchina dans le palais de son grand-père, Paul Ier. Je connais cette vieille forteresse à la Vauban, entourée de fossés et protégée par des donjons, du sommet desquels des escaliers secrets mènent au cabinet de travail de l’empereur. J’ai vu dans ce cabinet les trappes à travers lesquelles on peut tout à coup précipiter un ennemi sur les rochers à pic, dans l’eau qui se trouve au pied du mur, et l’escalier secret qui conduit aux cachots, ainsi qu’à un passage souterrain ouvrant sur un lac. Tous les palais de Paul Ier avaient été construits sur un plan analogue. Pendant ce temps, une galerie souterraine, munie d’avertisseurs électriques automatiques, destinés à empêcher les révolutionnaires de pratiquer des travaux de mines, était creusée tout autour du palais Anitchkov, dans lequel résidait Alexandre III quand il était héritier présomptif.

On fonda une Ligue secrète pour la protection du tsar. Des officiers de tous grades reçurent triple traitement pour y entrer et se charger d’un service d’espionnage volontaire dans toutes les classes de la société. Des scènes amusantes se produisaient, cela va sans dire. Deux officiers, ignorant qu’ils appartenaient tous les deux à la Ligue, cherchaient à s’entraîner réciproquement dans une conversation compromettante, au cours d’un voyage en chemin de fer, et ils voulaient ensuite s’arrêter l’un l’autre ; mais au dernier moment ils s’apercevaient à leur grand regret qu’ils avaient perdu leur temps. Cette Ligue existe encore sous une forme plus officielle, sous le nom d’Okhrana (Protection) et de temps en temps elle effraie le tsar actuel par la menace de dangers imaginaires, sous prétexte d’assurer son existence.

Une organisation encore plus secrète, la Sainte Ligue, fut formée à la même époque sous la direction de Vladimir, frère du tsar, dans le but de combattre les révolutionnaires par tous les moyens. L’un de ces moyens était de tuer ceux des réfugiés que l’on supposait avoir été les chefs des dernières conspirations. J’étais de ce nombre. Le grand-duc reprocha violemment aux officiers de la Ligue leur lâcheté, exprimant le regret qu’il n’y eût personne parmi eux qui voulût se charger de tuer ces réfugiés ; et un officier, qui avait été page de chambre à l’époque où j’étais au corps des pages, fut chargé par la Ligue de mettre ce projet à exécution.

La vérité est que les réfugiés établis à l’étranger n’étaient mêlés en rien à ce que faisait ce Comité Exécutif. Prétendre diriger de Suisse des conspirations, alors que ceux qui étaient à Pétersbourg agissaient sous une perpétuelle menace de mort, aurait été pire qu’une absurdité ; et comme Stepniak et moi avions écrit à plusieurs reprises, pas un de nous n’aurait accepté la tâche douteuse de diriger les autres sans être sur la brèche. Mais il entrait naturellement dans les plans de la police pétersbourgeoise de prétendre qu’elle était impuissante à protéger la vie du tsar, parce que tous les complots étaient ourdis à l’étranger, et ses espions, — je le sais très bien, — la pourvoyaient de tous les rapports désirés.

Skobelev, le héros de la guerre turque, fut aussi invité à entrer dans la Ligue, mais il refusa carrément. On sait par les papiers posthumes de Loris Mélikov, dont une partie a été publiée à Londres par un de ses amis, que lorsque Alexandre III monta sur le trône et qu’il hésitait à convoquer l’Assemblée des Notables, Skobelev offrit à Loris Mélikov et au comte Ignatiev (le Pacha Menteur, comme l’appelaient en plaisantant les ambassadeurs à Constantinople) d’arrêter le tsar et de l’obliger à signer un manifeste constitutionnel. Mais on prétend qu’Ignatiev dénonça le plan au tsar et qu’il obtint ainsi sa nomination de premier ministre. C’est en cette qualité que, sur les conseils de M. Andrieux, l’ex-préfet de police de Paris, il eut recours à divers stratagèmes pour paralyser l’action des révolutionnaires.

Si les libéraux Russes avaient montré alors un certain courage et avaient disposé d’une organisation suffisamment puissante, une Assemblée Nationale aurait été convoquée. Il ressort des mêmes papiers posthumes de Loris Mélikov, qu’Alexandre III fut disposé pendant quelques semaines à convoquer une Assemblée Nationale. Il s’était décidé à le faire et l’avait annoncé à son frère. Le vieux Guillaume Ier le fortifiait dans cette intention.

Ce fut seulement quand il vit que les libéraux ne bougeaient pas, tandis que le parti de Katkov travaillait activement en sens contraire — M. Andrieux lui conseillant aussi d’anéantir les nihilistes et lui indiquant les moyens de le faire (la lettre de l’ex-préfet a été publiée dans les papiers en question) — ce fut seulement alors qu’Alexandre III se décida finalement à déclarer qu’il continuerait à gouverner l’empire en monarque absolu.

* * *

Quelques mois après la mort d’Alexandre II, je fus expulsé de Suisse par ordre du Conseil fédéral. Je n’en pris pas ombrage. Attaqué par les gouvernements monarchiques au sujet de l’asile offert par la Suisse aux réfugiés politiques, menacé par la presse officielle russe de voir expulser toutes les bonnes d’enfants et les domestiques suisses, qui sont nombreux en Russie, le gouvernement suisse donnait, en me bannissant, une sorte de satisfaction à la police russe. Mais je regrettai beaucoup cette mesure pour la Suisse elle-même. Car c’était là sanctionner la théorie « des conspirations fomentées en Suisse » et faire l’aveu d’une faiblesse, dont les gouvernements tirèrent aussitôt profit. Deux ans après, quand Jules Ferry proposa à l’Italie et à l’Allemagne le partage de la Suisse, il dut se servir de cet argument, que le gouvernement suisse lui-même avait reconnu que la Suisse était un foyer de conspirations internationales. Cette première concession amena des réclamations de plus en plus arrogantes et elle a certainement beaucoup plus compromis l’indépendance de la Suisse que si le Conseil fédéral avait résisté avec dignité aux exigences du gouvernement russe.

Le décret d’expulsion me fut remis aussitôt après mon retour de Londres, où j’avais assisté à un congrès anarchiste en juillet 1881. Après le congrès, j’étais resté pendant quelques semaines en Angleterre, et j’écrivais pour la Newcastle Chronicle mes premiers articles sur la situation en Russie, considérée à notre point de vue. La presse anglaise, à cette époque, était un écho des opinions de madame Novikov — c’est-à-dire de Katkov et de la police russe — et je fus très heureux quand Mr. Joseph Cowen consentit à me donner l’hospitalité de son journal pour y développer notre point de vue.

J’étais justement allé rejoindre ma femme, qui faisait un séjour dans les montagnes non loin de la maison d’Élisée Reclus, quand je fus invité à quitter la Suisse. Nous envoyâmes notre petit bagage à la prochaine gare et nous allâmes à pied à Aigle, jouissant pour la dernière fois de la vue des montagnes que nous aimions tant. Nous franchissions les collines en prenant le plus court chemin, tout en riant beaucoup quand nous nous apercevions que les chemins de traverse nous obligeaient à faire de longs circuits. Lorsque nous eûmes atteint le fond de la vallée, nous suivîmes la route poussiéreuse. L’incident comique, qui survient toujours en pareil cas, fut provoqué par une dame anglaise. Une dame richement vêtue, renversée sur les coussins d’une calèche de louage à côté d’un monsieur, jeta en passant quelques brochures aux deux piétons pauvrement habillés. Je ramassai les brochures dans la poussière. C’était évidemment une de ces dames qui se croient chrétiennes et considèrent de leur devoir de distribuer des brochures religieuses aux « étrangers impies. » Pensant que nous retrouverions sûrement la dame à la gare, j’écrivis sur l’une des brochures les versets bien connus de la Bible, où il est question du riche et du royaume de Dieu, et autres citations analogues, appropriées à la circonstance, sur les pharisiens, qui sont les pires ennemis du christianisme. Quand nous arrivâmes à Aigle, la dame était en train de prendre des rafraîchissements dans sa voiture. Évidemment elle préférait continuer ainsi son voyage le long de la délicieuse vallée, plutôt que s’enfermer dans un étroit compartiment de chemin de fer. Je lui rendis poliment ses brochures, en disant que j’y avais ajouté quelque chose qu’elle trouverait utile pour sa propre instruction. La dame ne savait si elle devait se jeter sur moi ou accepter la leçon avec une résignation chrétienne. Ses yeux exprimaient alternativement ces deux sentiments.

Ma femme était sur le point de passer son examen de bachelier ès-sciences à l’université de Genève, c’est pourquoi nous nous fixâmes à Thonon, petite ville française, située en Savoie sur les rives de Léman et nous y restâmes deux mois environ.

Quant à la sentence de mort prononcée contre moi par la Sainte-Ligue, j’en fus averti par un très haut personnage de Russie. J’appris même le nom de la dame envoyée de Pétersbourg à Genève pour y être le chef de la conspiration. Je fis simplement part du fait au correspondant genevois du Times en le priant de publier l’affaire si quelque chose venait à se passer, et j’écrivis une courte note à cet effet dans le Révolté. Après cela je ne me tracassai plus à ce sujet. Mais ma femme ne prit pas la chose si légèrement, et une bonne paysanne, madame Sansaux, qui nous donnait pension et logement à Thonon, et qui avait appris le complot par une autre voie (par une sœur qui était nourrice dans une famille d’un agent russe), prit soin de moi de la manière la plus touchante.

Sa maison était située en dehors de la ville, et chaque fois que j’allais le soir à Thonon elle trouvait toujours un prétexte pour me faire accompagner par son mari avec une lanterne. « Attendez donc un instant, monsieur Kropotkine, me disait-elle ; mon mari y va aussi pour faire ses achats, et vous savez qu’il porte toujours une lanterne. » Ou bien elle chargeait son frère de me suivre à distance, sans que je m’en aperçusse.

Chapitre VI

UNE ANNÉE A LONDRES. — PREMIERS SYMPTÔMES DU RÉVEIL DE L’ESPRIT SOCIALISTE EN ANGLETERRE. — DÉPART POUR THONON. — LES MOUCHARDS. — COMPROMIS D’IGNATIEV AVEC LES TERRORISTES. — LA FRANCE EN 1881-82. — MISÈRE DES TISSEURS DE LYON. — EXPLOSION DANS UN CAFÉ DE LYON. — MON ARRESTATION ET MA CONDAMNATION.

Au mois d’octobre ou de novembre 1881, dès que ma femme eut passé son examen, nous partîmes de Thonon pour Londres, où nous restâmes près de douze mois. Peu d’années nous séparent de ce temps et pourtant je puis dire que la vie intellectuelle de Londres et de toute l’Angleterre était alors toute différente de ce qu’elle devint un peu plus tard. On sait que de 1840 à 1850 l’Angleterre était presque à la tête du mouvement socialiste en Europe ; mais durant les années de réaction qui suivirent, ce grand mouvement, qui avait affecté si profondément les classes ouvrières, et proclamé déjà tout ce qui est actuellement connu sous le nom de socialisme scientifique et d’anarchie, subit un arrêt soudain. Il fut oublié en Angleterre aussi bien que sur le continent, et ce que les écrivains français décrivent comme « le troisième réveil du prolétariat » n’avait pas encore commencé dans la Grande-Bretagne. Les travaux de la commission agricole de 1871, la propagande faite parmi les ouvriers des champs, et les efforts antérieurs des socialistes chrétiens avaient certainement contribué à préparer les voies ; mais l’explosion de sentiments socialistes, qui suivit en Angleterre la publication de Progrès et Pauvreté d’Henry George, ne s’était pas encore produite à cette époque (1881).

L’année que je passai alors à Londres fut une véritable année d’exil. Pour un homme qui professait des opinions socialistes avancées, il n’y avait pas d’atmosphère, de milieu. Il ne se manifestait pas alors le moindre signe de ce mouvement socialiste, plein d’animation, que je trouvai quand je revins en 1886. Burns, Champion, Hardie et les autres leaders du parti ouvrier n’avaient pas encore fait apparition ; les Fabiens n’existaient pas ; Morris n’avait pas encore fait sa profession de foi socialiste, et les trade-unions, limitées à Londres à quelques associations ouvrières privilégiées, étaient hostiles au socialisme. Les seuls représentants actifs et francs du mouvement socialiste étaient Mr. et Mrs. Hyndman, qui groupaient un très petit nombre de socialistes autour d’eux. Ils avaient tenu à l’automne de 1881 un petit congrès et nous disions en plaisantant — mais l’expression était presque exacte — que Mrs. Hyndnan avait reçu tout le congrès dans sa maison. Quant au mouvement radical, plus ou moins socialiste, qui se produisait certainement dans les opinions, il ne s’affirmait pas encore franchement. On ne constatait à ce moment aucune trace de cette phalange considérable d’hommes et de femmes instruits qui devaient entrer en scène quatre ans plus tard, et qui, sans faire profession de socialisme, prirent part aux divers mouvements en faveur du bien-être et de l’éducation des masses, et firent éclore plus tard, dans presque toutes les villes d’Angleterre et d’Ecosse, un nouvel esprit de réforme. Cette société nouvelle de réformateurs n’existait pas en 1882. C’est-à-dire, les individus existaient bien ; ils pensaient et parlaient ; tous les éléments nécessaires à un vaste mouvement étaient là ; mais comme ils ne trouvaient pas de ces centres d’attraction, qui furent formés plus tard par les groupes socialistes, ils restaient perdus dans la foule ; ils ne se connaissaient pas les uns les autres, et ils n’avaient pas même conscience d’eux-mêmes.

Tchaïkovsky était alors à Londres, et, comme autrefois, nous nous mîmes à faire de la propagande parmi les ouvriers. Aidés de quelques ouvriers anglais, dont nous avions fait connaissance au congrès de 1881, ou que les poursuites exercées contre John Most avaient attirés dans le camp socialiste, nous allions dans les clubs radicaux, parlant de la situation en Russie, du mouvement de notre jeunesse russe vers le peuple, et du socialisme en général. Nous avions un auditoire très restreint, rarement de plus de dix personnes. Quelquefois un vieux Chartiste à barbe grise se levait dans l’auditoire et nous disait que tout ce que nous racontions avait été exprimé quarante ans auparavant et accueilli alors avec enthousiasme par la foule des ouvriers, mais que tout cela était mort désormais et qu’il n’y avait pas d’espoir de le faire revivre.

Hyndman venait de publier son excellente étude sur le socialisme de Marx, sous le titre de England for All ; et je me souviens qu’un jour de l’été de 1882, je lui conseillai sérieusement de fonder un journal socialiste. Je lui racontai avec quelles ressources modiques nous avions commencé à publier Le Révolté et je lui prédisais un succès certain, s’il voulait tenter la chose. Mais la situation générale était si pauvre de promesses que même Hyndman prévoyait un échec certain, à moins de disposer de l’argent nécessaire pour couvrir toutes les dépenses. Il avait peut-être raison ; mais lorsqu’il fonda la Justice trois années plus tard, il trouva le plus cordial appui auprès des ouvriers ; en 1886 il y avait trois journaux socialistes et la fédération social-démocratique était alors une association influente.

Pendant l’été de 1882, je parlai en mauvais anglais devant les mineurs de Durham à leur grande assemblée annuelle ; je donnai des conférences à Newcastle, à Glasgow et à Edimbourg sur le mouvement socialiste en Russie, et je fus reçu avec enthousiasme... après les réunions la foule poussait dans les rues des hourras bruyants en l’honneur des nihilistes. Mais ma femme et moi nous nous sentions si seuls à Londres et nos efforts pour éveiller un mouvement socialiste en Angleterre paraissaient avoir si peu de chances de succès que nous nous décidâmes à partir pour la France dans l’automne de 1882. Nous étions sûrs qu’en France je ne tarderais pas à être arrêté ; mais nous nous disions souvent : « Mieux vaut la prison en France, que ce tombeau. »

Ceux qui aiment à parler des lenteurs de toute évolution feraient bien d’étudier le développement du socialisme en Angleterre. L’évolution est lente ; mais sa marche n’est jamais uniforme. Elle a ses périodes de sommeil comme elle a ses périodes de progrès soudains.

* * *

Nous nous fixâmes une fois encore à Thonon, chez notre ancienne hôtesse, madame Sansaux, Un frère de ma femme qui se mourait de la phtisie et qui était arrivé en Suisse, vint demeurer avec nous.

Je n’avais jamais vu un si grand nombre d’espions russes que durant les deux mois de notre séjour à Thonon. A peine avions-nous arrêté notre logement, qu’un personnage suspect, qui se faisait passer pour un Anglais, loua l’autre partie de la maison. Des bandes, de vrais troupeaux de mouchards russes, assiégeaient la maison, cherchant à s’y introduire sous tous les prétextes possibles, ou se contentant de se promener devant la porte par couples, ou par groupes de trois et de quatre. Je m’imagine les merveilleux rapports qu’ils devaient écrire, car un espion doit faire des rapports. S’il se contentait de dire qu’il a monté la garde dans la rue pendant une semaine sans remarquer quoi que ce soit de mystérieux, il serait bientôt mis à la demi-solde ou congédié.

C’était alors l’âge d’or de la police secrète en Russie. La politique d’Ignatiev avait porté ses fruits. Il y avait deux ou trois corps de police rivalisant de zèle, ayant chacun à sa disposition un énorme budget et ourdissant les intrigues les plus audacieuses. Ainsi, par exemple, le colonel Soudéikine, chef de l’un de ces corps, de connivence avec un certain Degaïev, qui du reste le tua, dénonçait les agents d’Ignatiev aux révolutionnaires, et offrait aux terroristes toutes les facilités nécessaires pour se débarrasser du comte Tolstoï, ministre de l’Intérieur, et du grand-duc Vladimir ; il ajoutait qu’il serait alors nommé lui-même ministre de l’intérieur, avec un pouvoir dictatorial, et qu’il aurait le tsar complètement dans sa main. Cette phase d’épanouissement de la police secrète russe atteignit plus tard son apogée dans l’enlèvement du prince de Battenberg de la Bulgarie.

La police française était aussi en éveil. La question de savoir ce que je faisais à Thonon l’intriguait. Je continuais à rédiger Le Révolté et j’écrivais des articles pour l’Encyclopædia Britannica et la Newcastle Chronicle. Mais quels sujets de rapports cela pourrait-il bien fournir ?

Un jour un gendarme de la localité vint voir ma propriétaire. Il avait entendu de la rue le ronflement d’une machine et il rêvait déjà de la découverte chez moi d’une imprimerie clandestine. I1 vint donc pendant mon absence et demanda à ma propriétaire de lui montrer la presse. Elle répondit qu’il n’y en avait pas et ajouta que le gendarme avait peut-être entendu le bruit de sa machine à coudre. Mais le représentant de l’autorité ne se contenta pas d’une explication aussi prosaïque et ma propriétaire dut faire marcher sa machine à coudre, pendant qu’il écoutait dans la maison et du dehors, pour s’assurer que le bruit était bien celui qu’il avait entendu.

— Que fait-il tout le long du jour ? demanda-t-il à mon hôtesse.

— Il écrit...

— Il ne peut pas écrire toute la journée.

— A midi, il scie du bois dans le jardin, et il fait une promenade à pied chaque après-midi entre quatre et cinq. — On était en novembre.

— Ah ? c’est ça ! A la tombée de la nuit ? » Et il écrivit dans son carnet :

« Ne sort jamais, que lorsqu’il fait nuit. »

Je ne pouvais pas bien m’expliquer à cette époque la surveillance spéciale des espions russes ; mais elle doit avoir eu quelque rapport avec ce qui suit. Quand Ignatiev fut nommé premier ministre, il conçut un nouveau plan, sur les conseils de l’ex-préfet de police de Paris, Andrieux. Il envoya une nuée de ses agents en Suisse et l’un d’eux entreprit la publication d’un journal qui prétendait plaider la cause de l’extension des zemtsvos (gouvernement provincial en Russie), mais dont le but principal était de combattre les révolutionnaires et de rallier sous sa bannière ceux des réfugiés qui étaient hostiles au terrorisme. C’était certainement un moyen de semer la division dans nos rangs. Puis, quand presque tous les membres du Comité exécutif eurent été arrêtés en Russie et que quelques-uns d’entre eux se furent réfugiés à Paris, Ignatiev envoya un agent à Paris pour proposer un armistice. Il promit qu’il n’y aurait plus désormais d’exécutions pour les complots remontant au règne d’Alexandre II, même si ceux qui n’avaient pas été arrêtés tombaient entre les mains du gouvernement ; que Tchernychevsky serait rappelé de Sibérie ; et qu’une commission serait nommée pour réviser les cas de ceux qui avaient été exilés en Sibérie sans jugement. D’un autre côté, il demandait au Comité exécutif de promettre de ne pas attenter à la vie du tsar jusqu’après le couronnement. Peut-être fut-il aussi question des réformes projetées par Alexandre III en faveur des paysans. L’entente se fit à Paris et fut observée des deux côtés. Les terroristes suspendirent les hostilités. Personne ne fut exécuté pour avoir pris part aux conspirations antérieures : ceux qui furent arrêtés plus tard sous cette accusation furent enfermés dans la Bastille russe de Schlüsselbourg, où on n’entendit plus parler d’eux pendant quinze ans et où ils se trouvent encore pour la plupart. Tchernychevsky fut ramené de Sibérie et on lui assigna comme séjour Astrakhan, où il était séparé du monde intellectuel de Russie et où il ne tarda pas à mourir. Une commission parcourut la Sibérie, rendant la liberté à quelques exilés et fixant un terme à l’exil des autres. Mon frère Alexandre fut condamné par elle à cinq années de plus.

Lorsque j’étais à Londres, en 1882, on me dit un jour qu’un homme qui se prétendait agent bona fide du gouvernement russe et s’offrait à en fournir la preuve, désirait entrer en pourparlers avec moi. « Dites-lui que s’il entre chez moi, je le jetterai au bas de l’escalier, » répondis-je. Le résultat de tout cela fut, à ce que je suppose, que si Ingatiev croyait le tsar à l’abri des attaques du conité exécutif, il pensait que les anarchistes pourraient bien comploter un attentat ; et c’est probablement pour cela qu’il désirait se débarrasser de moi.

* * *

Le mouvement anarchiste avait pris en France un développement considérable pendant les années 1881-1882. On croyait généralement que l’esprit français était hostile au communisme, et pour cette raison on prêchait au sein de l’Association Internationale des travailleurs le « collectivisme », par lequel on exprimait à cette époque « la possession en commun des moyens de production, et la liberté, pour chaque groupe de producteurs, de régler la consommation sur des bases individuelles ou communistes ». Au fond, l’esprit français n’était hostile qu’au communisme monastique du Phalanstère de la vieille école. Quand la Fédération Jurassienne se déclara hardiment anarchiste-communiste, à son congrés de 1880 — c’est-à-dire, favorable au communisme libre — l’anarchie gagna de nombreux partisans en France. Notre journal commença à s’y répandre, des lettres furent échangées en grand nombre avec les ouvriers français, et un mouvement anarchiste important se développa rapidement à Paris et dans quelques provinces, notamment dans la région de Lyon. Lorsque je traversai la France en 1881, pour me rendre de Thonon à Londres, je visitai Lyon, Saint-Etienne et Vienne, où je fis des conférences ; et je trouvai dans ces villes un nombre considérable d’ouvriers prêts à accepter nos idées.

Vers la fin de 1882 une crise terrible régnait dans la région lyonnaise L’industrie de la soie était paralysée et la misère était si grande parmi les tisserands que des bandes d’enfants se tenaient tous les matins aux portes des casernes, où les soldats leur distribuaient ce qu’ils pouvaient prélever sur leur pain et leur soupe. Ce fut le début de la popularité du général Boulanger, qui avait autorisé ces distributions de nourriture. Les mineurs de la région étaient aussi dans une situation très misérable.

Je savais qu’une grande fermentation travaillait les esprits, mais pendant les onze mois de mon séjour à Londres, j’avais perdu tout contact avec le mouvement français. Quelques semaines après mon retour à Thonon, j’appris par les journaux que les mineurs de Montceau-les-Mines, exaspérés par les vexations des propriétaires ultra-catholiques des mines, avaient commencé une sorte de mouvement ; ils tenaient des meetings secrets et parlaient de grève générale ; les croix de pierre érigées sur tous les chemins, autour des mines, furent renversées ou détruites au moyen de cartouches de dynamite, dont les mineurs se servaient fréquemment dans leurs travaux souterrains et qui, souvent, restent en leur possession. A Lyon, l’agitation prit aussi un caractère plus violent. Les anarchistes qui étaient assez nombreux dans la ville ne laissaient pas passer une seule des réunions tenues par les opportunistes sans s’y faire entendre, prenant la tribune d’assaut, quand on leur refusait la parole. Ils réclamaient alors la socialisation immédiate des mines et de tous les moyens de production, ainsi que des maisons d’habitation ; et les résolutions qu’ils proposaient a cet effet étaient accueillies et votées avec enthousiasme, à la terreur des classes moyennes.

Le mécontentement des ouvriers allait chaque jour grandissant contre le conseil municipal opportuniste, contre les chefs politiques, comme aussi contre la presse qui parlait à la légère d’une crise aussi aiguë et ne faisait rien pour combattre la misère croissante. Comme il arrive en pareille circonstance, la fureur des pauvres se tourna principalement contre les lieux de plaisirs et de débauche, qui frappent d’autant plus les esprits aux époques de désolation et de misère qu’ils personnifient pour l’ouvrier l’égoïsme et la dépravation des riches. Un endroit particulièrement détesté par les ouvriers était le café situé dans les sous-sols du théâtre Bellecour, qui restait ouvert toute la nuit et où on pouvait voir des journalistes et des hommes politiques festoyer et boire jusqu’au matin avec des filles de joie. Pas une réunion d’ouvriers n’était tenue sans qu’on n’y fit quelque menaçante allusion à ce café, et une nuit, une cartouche allumée de dynamite y fut déposée par une main inconnue. Un ouvrier socialiste qui se trouvait là par hasard, s’élança pour éteindre la mèche de la cartouche et fut tué, tandis que quelques politiciens en train de souper furent légèrement blessés.

Le lendemain, une cartouche de dynamite éclatait à la porte d’un bureau de recrutement et on racontait que les anarchistes se proposaient de faire sauter la statue de la Vierge qui s’élève sur la colline de Fourvière. Il faut avoir vécu à Lyon ou dans les environs pour comprendre à quel point la population et les écoles sont encore actuellement entre les mains du clergé catholique et pour se faire une idée de la haine que la partie masculine de la population nourrit contre le clergé.

Une véritable panique s’empara alors des classes riches de Lyon. Une soixantaine d’anarchistes, — tous ouvriers, à l’exception d’Emile Gautier, qui faisait une série de conférences dans la région — furent arrêtés. Les journaux de Lyon poussèrent alors le gouvernement à m’arrêter aussi, me représentant comme le chef de l’agitation, venu de Londres exprès, pour diriger le mouvement. Les espions russes commencèrent à se montrer en plus grand nombre encore dans notre petite ville. Presque chaque jour, je recevais des lettres, évidemment écrites par la police internationale, où il était question de complots de dynamite, ou qui m’annonçaient mystérieusement que des envois de dynamite m’avaient été adressés. Je fis toute une collection de ces lettres, sur chacune desquelles j’écrivis : « Police internationale. » Elles furent emportées par la police quand celle-ci vint faire une perquisition dans ma maison ; mais on n’osa pas les produire en justice, et elles ne me furent jamais rendues. En décembre, la maison où je demeurais fut fouillée, tout comme si c’eut été en Russie, et ma femme, qui se rendait à Genève, fut arrêtée à la gare de Thonon et fouillée aussi. Mais on ne trouva naturellement rien de compromettant, ni pour moi, ni pour qui que ce fût.

Dix jours se passèrent, pendant lesquels j’avais été libre de partir, si j’en avais eu le désir. Je reçus plusieurs lettres me conseillant de disparaître. L’une d’elles me venait d’un ami inconnu Russe, peut-être membre du corps diplomatique, qui paraissait m’avoir connu et qui m’écrivait de partir immédiatement, si je ne voulais pas être la première victime d’un traité d’extradition que la France était en train de conclure avec la Russie. Je restai où j’étais ; et quand le Times publia un télégramme disant que j’avais disparu de Thonon, j’écrivis une lettre à ce journal pour lui donner mon adresse et déclarer que, après l’arrestation d’un si grand nombre de mes amis, je n’avais nullement l’intention de partir.

Dans la nuit du 21 décembre, mon beau-frère mourut dans mes bras. Nous savions que sa maladie était incurable, mais c’est une chose terrible que de voir une jeune existence s’éteindre sous vos yeux après une lutte héroïque contre la mort. Ma femme et moi nous avions le cœur brisé. Trois ou quatre heures après, comme le jour gris en cette matinée d’hiver commençait à poindre, des gendarmes entrèrent dans la maison pour m’arrêter. Voyant l’état dans lequel se trouvait ma femme, je demandai à rester près d’elle jusqu’après les funérailles, leur donnant ma parole d’honneur de me trouver à l’heure fixée devant la porte de la prison ; mais cela fut refusé et la nuit suivante, je fus transféré à Lyon. Élisée Reclus, averti par dépêche, vint aussitôt et témoigna à ma femme toute la bonté de son grand coeur ; des amis vinrent de Genève ; et quoique l’enterrement fût absolument civil, ce qui était une nouveauté dans cette petite ville, la moitié de la population y assista pour montrer à ma femme que les cœurs des pauvres gens et des paysans savoyards étaient avec nous et non avec leurs gouvernants. Quand mon procès eut lieu, les paysans le suivirent avec le plus vif intérêt et ils venaient tous les jours de leurs villages dans la montagne à la ville pour avoir les journaux.

Un autre incident, qui me toucha profondément, fut l’arrivée à Lyon d’un ami d’Angleterre. Il était envoyé par un radical bien connu et très estimé dans le monde politique anglais, dans la famille duquel j’avais passé quelques heures heureuses à Londres en 1882. Il était porteur d’une somme considérable d’argent destinée à obtenir ma liberté sous caution, et il était chargé en même temps de me dire, de la part de mon ami de Londres, que je n’avais pas besoin de me préoccuper de la caution, mais que je devais quitter immédiatement la France. D’une façon ou d’une autre, il trouva moyen de me voir librement — et non dans la cage de fer à double grille où il m’était permis d’avoir des entrevues avec ma femme — et il se montra aussi affecté de mon refus d’accepter l’offre qui m’était faite, que je fus moi-même touché de ce témoignage d’amitié de la part d’un homme que j’avais déjà appris à estimer si hautement, ainsi que son excellente et admirable femme.

Le gouvernement français voulut avoir un de ces grand procès qui produisent une impression sur la population, mais il lui était impossible de poursuivre les anarchistes arrêtés pour les attentats à la dynamite. Il aurait été obligé pour cela de nous traduire devant la Cour d’Assises et le jury nous aurait probablement acquittés. En conséquence, le gouvernement adopta le plan machiavélique de nous poursuivre comme membres de l’Association Internationale des Travailleurs. Il y a en France une loi, votée immédiatement après la chute de la Commune, d’après laquelle on peut être traduit devant un tribunal de simple police pour avoir appartenu à cette association. Le maximum de la peine est de cinq années de prison ; et on est toujours sûr qu’un tribunal correctionnel prononcera les condamnations désirées par le gouvernement.

Les débats commencèrent à Lyon dans les premiers jours de janvier 1883 et durèrent une quinzaine de jours. L’accusation était ridicule, car tout le monde savait que pas un ouvrier de Lyon n’était affilié à l’Internationale et elle tomba piteusement, comme on peut le voir, par l’épisode suivant. Le seul témoin à charge était le chef de la police secrète de Lyon, un homme âgé, que le tribunal traitait avec le plus grand respect. Son rapport, je dois le dire, était tout à fait exact en ce qui concerne les faits. « Les anarchistes, dit-il, ont fait de nombreux prosélytes parmi la population, ils ont rendu impossibles les réunions opportunistes, en prenant la parole dans toutes ces réunions, en y prêchant le communisme et l’anarchie et en entraînant les auditeurs. » Voyant qu’il était à ce point sincère dans sa déposition, je me hasardai à lui demander :

— « Avez-vous jamais entendu parler à Lyon de l’Association Internationale des Travailleurs ? »

— « Jamais ! » répondit-il d’un ton maussade.

— « Quand je revins du congrès de Londres en 1881, et que je fis tous mes efforts pour reconstituer en France l’Internationale, eus-je du succès ? »

— « Non. Les ouvriers ne trouvaient pas l’Internationale assez révolutionnaire. »

— « Je vous remercie, » dis-je, et, me retournant du côté du procureur de la République, j’ajoutai : « Voilà tout l’échafaudage de votre accusation renversé par votre propre témoin ! »

Néanmoins, nous fûmes tous condamnés pour avoir fait partie de l’Internationale : quatre d’entre nous, au maximum de la peine, c’est-à-dire, à cinq ans de prison et à deux mille francs d’amende ; les autres, à une peine variant de un à quatre ans de prison. En réalité, nos accusateurs n’essayèrent pas de prouver quoi que ce fût au sujet de l’Internationale. On semblait l’avoir oublié. On nous demanda simplement de nous expliquer sur l’anarchie, et c’est ce que nous fîmes. Pas un mot ne fut prononcé sur les explosions de dynamite ; et lorsque un ou deux de nos camarades lyonnais demandaient des éclaircissements sur ce point, on leur fit brutalement remarquer qu’ils n’étaient pas poursuivis pour cela, mais pour s’être affiliés à l’Internationale, — dont je faisais seul partie.

Ces sortes de procès présentent toujours quelque incident comique et cette fois il fut amené par une lettre de moi. L’accusation ne reposait sur rien du tout. Des quantités de perquisitions avaient été faites chez les anarchistes, mais on n’avait trouvé que deux lettres de moi. L’accusation essaya d’en tirer le meilleur parti possible. L’une d’elles était adressée à un ouvrier français, qui se sentait découragé. Je lui parlais dans ma lettre de la grande époque où nous vivions, des grands changements qui se préparaient, des idées qui se faisaient jour et se répandaient. La lettre n’était pas longue, et le ministère public n’en tira pas grand-chose. Quant à l’autre, elle avait douze pages. Je l’avais écrite à un autre Français de mes amis, un jeune cordonnier. Il gagnait sa vie à faire des souliers dans sa chambre pour un magasin. A sa gauche il avait un petit poêle de fonte, sur lequel il préparait lui-même son repas de chaque jour, et à sa droite un banc étroit sur lequel il écrivait de longues lettres aux camarades, sans quitter son petit escabeau de cordonnier. Dès qu’il avait fait assez de paires de souliers pour couvrir les dépenses de sa vie matérielle, extrêmement modeste, et pour envoyer quelque argent à sa vieille mère à la campagne, il passait de longues heures à écrire des lettres, dans lesquelles il développait les principes théoriques de l’anarchisme avec une intelligence et un bon sens admirables. C’est maintenant un écrivain, bien connu en France et universellement respecté pour l’intégrité de son caractère. Malheureusement, il était capable à cette époque de couvrir huit ou douze pages de papier à lettre sans mettre un seul point, ni même une simple virgule, Je m’assis donc un jour à ma table et lui écrivis une longue lettre dans laquelle je lui expliquai comment nos pensées se subdivisent en groupes de propositions, qui doivent être séparés par des points, ou des points-virgules, et finalement en propositions d’ordre secondaire, auxquelles on fait au moins la charité d’une virgule. Je lui montrai, combien ses écrits gagneraient s’il prenait cette simple précaution.

La lettre fut lue par le procureur devant le tribunal et illustrée par les commentaires les plus pathétiques : « Vous avez entendu la lecture de cette lettre, commença-t-il, en s’adressant à la Cour, vous l’avez entendue, messieurs ! A première vue, elle n’offre rien de particulier. Il donne une leçon de grammaire à un ouvrier... Mais — et ici sa voix vibrait d’une vive émotion — ce n’était pas dans le but de compléter l’instruction d’un pauvre ouvrier, instruction que celui-ci avait négligé, probablement par paresse, d’acquérir à l’école. Ce n’était pas pour l’aider à gagner honnêtement sa vie... Non, messieurs ! Cette lettre a été écrite pour lui inspirer la haine de nos grandes et belles institutions, pour lui infuser d’autant mieux le venin de l’anarchie, pour faire de lui un ennemi d’autant plus terrible de la société... Maudit soit le jour où Kropotkine a mis le pied sur le sol de France ! » s’écria-t-il, pour finir, avec une merveilleuse emphase.

Nous ne pouvions nous empêcher de rire comme des gamins tout le temps que dura ce réquisitoire ; les juges regardaient le procureur comme pour lui dire « assez ! » mais il paraissait ne rien remarquer, et, emporté par son éloquence, il continua de parler avec des gestes et des intonations de plus en plus théâtrales. Il fit vraiment de son mieux pour obtenir sa récompense du gouvernement russe, qu’il obtint en effet.

Peu de temps après notre condamnation, le président du tribunal fut nommé conseiller à la cour. Quant au procureur et à un autre magistrat, — chose à peine croyable — le gouvernement russe leur offrit la croix de Sainte-Anne, et ils furent autorisés par la République à l’accepter. C’est ainsi que le procès de Lyon a été l’origine de la fameuse alliance franco-russe.

Ce procès, qui dura quinze jours, pendant lesquels les plus brillantes professions de foi anarchistes, reproduites par tous les journaux, furent faites par des orateurs de premier ordre, comme l’ouvrier Bernard et Emile Gautier, — procès pendant lequel tous les accusés montrèrent la plus ferme attitude, proclamant à chaque instant leurs doctrines, — eut une puissante influence sur le développement des idées anarchistes en France et contribua assurément dans une certaine mesure au réveil du socialisme dans les autres pays.

Quant à notre condamnation, elle était si peu justifiée par les faits que la presse française — à l’exception des journaux dévoués au gouvernement — blâma ouvertement les magistrats. Le Journal des Economistes lui-même, organe pourtant modéré, désapprouva ouvertement cette « condamnation que rien dans les faits produits au procès ne pouvait faire prévoir ». Le débat engagé entre nos accusateurs et nous, fut gagné par nous devant l’opinion publique. Une proposition d’amnistie fut immédiatement déposée à la Chambre des députés et recueillit une centaine de voix. Elle revint chaque année en discussion et chaque fois elle réunit un nombre de voix de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’enfin nous fûmes graciés.

Chapitre VII

EFFETS NÉFASTES DU RÉGIME DES PRISONS AU POINT DE VUE SOCIAL. — A LA PRISON CENTRALE DE CLAIRVAUX. — OCCUPATIONS DES DÉTENUS. — TRISTE CONDITION DES VIEUX PRISONNIERS. — RELATIONS ACTIVES DES DÉTENUS ENTRE EUX. — INFLUENCE DÉMORALISATRICE DES PRISONS.

Le procès était terminé, mais nous restâmes encore environ deux mois dans la prison de Lyon. La plupart de mes compagnons avait interjeté appel du jugement prononcé par le tribunal de simple police et nous devions en attendre les résultats. Quatre de mes camarades et moi, nous refusâmes de signer notre pourvoi et je continuai de travailler dans ma pistole. Un de mes grands amis, Martin — tisseur à Vienne — occupait une autre pistole à côté de la mienne, et comme nous étions déjà condamnés, nous fûmes autorisés à nous promener ensemble ; et quand nous avions quelque chose à nous dire entre les promenades, nous correspondions en frappant des coups au mur, comme en Russie.

Déjà pendant mon séjour à Lyon, je commençai à me rendre compte de l’influence démoralisatrice du régime des prisons sur les détenus, et mes observations m’amenèrent plus tard, pendant mon séjour de trois ans à Clairvaux, à condamner d’une manière absolue l’institution des prisons tout entière.

La prison de Lyon est une maison « moderne », bâtie en forme d’étoile, d’après le système cellulaire. Les intervalles situés entre les rayons du bâtiment angulaire sont occupés par de petites cours au sol d’asphalte, et quand le temps le permet, les prisonniers y sont amenés pour y travailler en plein air. La plupart d’entre eux s’occupent du battage des cocons de vers à soie dont ils retirent la bourre de soie. Des bandes d’enfants sont aussi admis dans ces cours à certaines heures. Je contemplai souvent de ma fenêtre ces être amaigris, épuisés, mal nourris, — des fantômes d’enfants. Tous ces minces visages, tous ces corps maigres et grelottants portaient les marques évidentes de l’anémie, et le mal s’aggravait non seulement dans les dortoirs, mais encore dans les cours, en plein soleil. Que peuvent devenir ces enfants quand ils sortent de pareilles écoles, la santé ruinée, la volonté annihilée, l’énergie brisée ? L’anémie, qui tue l’énergie et le goût du travail, qui affaiblit la volonté, détruit l’intelligence et pervertit l’imagination, est l’instigatrice du crime à un beaucoup plus haut degré que la pléthore, et c’est précisément cet ennemi du genre humain qui est engendré dans les prisons. Et puis, quels sont les enseignements que ces enfants reçoivent dans un pareil milieu ! L’isolement pur et simple, même rigoureusement appliqué, — ce qui est chose impossible — ne présenterait qu’un mince avantage. L’air qu’on respire dans toutes les prisons n’est qu’une glorification de cette passion des jeux de hasards qui constitue la véritable essence du vol, de l’escroquerie et d’autres actes anti-sociaux de même nature. Des générations entières de futurs détenus sont élevées dans ces établissements que l’État entretient et que la société tolère, simplement parce qu’ils ne veulent pas que leurs propres maux soient discutés et disséqués. — « Quiconque est mis en prison dans sa jeunesse, devient gibier de prison pour la vie » ; voilà ce que j’ai entendu dire depuis par tous ceux qui s’étaient occupés du régime pénitentiaire. Et quand je voyais ces enfants et que je me représentais ce que l’avenir leurs réservait, je ne pouvais que me demander : « Lequel des deux, est le plus criminel, de cet enfant ou du juge qui condamne tous les ans des centaines d’enfants à cette destinée ? » J’admets bien volontiers que le crime de ces juges est inconscient. Mais tous les crimes, pour lesquels on met les gens en prison, sont-ils aussi conscients qu’on le suppose d’ordinaire ?

Je fus vivement frappé, dès les premières semaines de mon emprisonnement, d’une autre chose qui, cependant, échappe à l’attention des juges et des criminalistes. Je veux dire que la prison, dans la majorité des cas, sans parler des erreurs judiciaires, est une punition qui frappe des gens complètement innocents, beaucoup plus sévèrement que les condamnés eux-mêmes.

Presque chacun de mes camarades, qui représentaient la véritable moyenne de la population ouvrière, avait soit une femme et des enfants à nourrir, soit une soeur ou une vieille mère, qui n’avaient pour vivre que son salaire. Maintenant, abandonnées à elles-mêmes, ces femmes faisaient tout leur possible pour trouver du travail, et quelques-unes en trouvaient, mais pas une d’elle n’arrivait à gagner régulièrement un franc cinquante par jour. Neuf francs et souvent sept francs par semaine, c’était tout ce qu’elles pouvaient gagner pour vivre, elles et leurs enfants. Et cela voulait dire : nourriture insuffisante, privations de toute sorte, et dépérissement de la santé de la femme et des enfants ; affaiblissement de l’intelligence, de l’énergie et de la volonté. Je compris ainsi que nécessairement les condamnations prononcées par les tribunaux, infligent à des gens tout à fait innocents toutes sortes de souffrances, qui dans la plupart des cas, sont pires que celles, imposées aux condamnés eux-mêmes. On croit généralement que la loi punit l’homme en lui infligeant diverses tortures physiques ou morales. Mais l’homme est un être qui s’habitue peu à peu à toutes les conditions de vie qu’on lui impose. Ne pouvant s’y soustraire, il les accepte, et au bout d’un certain temps il s’en accommode, tout comme il s’habitue à une maladie chronique. Mais que deviennent, pendant son emprisonnement, sa femme et ses enfants, c’est-à-dire ces innocents, dont la vie dépend de son travail ? Ils sont punis bien plus cruellement que lui-même. Et grâce à notre esprit routinier, personne de nous ne songe à l’immense injustice qui se commet ainsi. Je n’y ai songé moi-même que parce que l’évidence des faits m’y a contraint.

Au milieu de mars 1883, vingt-deux d’entre nous, qui avaient été condamnés à plus d’un an de prison, furent transférés dans le plus grand secret à la prison centrale de Clairvaux. C’était autrefois une abbaye de saint Bernard, dont la Grande Révolution avait fait un asile pour les pauvres. Plus tard, elle devint une Maison de détention et de correction, à laquelle les prisonniers et les fonctionnaires eux-mêmes ont donné le sobriquet bien mérité de « Maison de détention et de corruption ».

Tant que nous fûmes à Lyon, on nous traita comme les prévenus le sont en France, c’est-à-dire que nous conservions nos propres vêtements, que nous pouvions faire venir nos repas du restaurant et louer pour quelques francs par mois une plus grande cellule, ou pistole. J’en profitai pour travailler à mes articles pour l’Encyclopédie Britannique et le Nineteenth century. Il s’agissait maintenant de savoir comment nous serions traités à Clairvaux. Mais il est généralement admis en France que pour les prisonniers politiques la privation de liberté et l’inactivité forcée sont des châtiments assez durs par eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de leur infliger d’autres peines. Nous fûmes donc informés que nous resterions sous le régime des prévenus. Nous aurions des chambres séparées, nous garderions nos vêtements, nous serions dispensés de tout travail forcé et nous aurions l’autorisation de fumer. — « Ceux d’entre vous, nous dit le directeur de la prison, qui désireront gagner quelque chose en faisant quelques travaux manuels, pourront s’employer à coudre des corsets ou à graver de petits objets de nacre. Ce travail est très mal payé ; mais vous ne pouvez être employés dans les atÉliers de la prison à la fabrication des lits de fer, ou des cadres pour tableaux, et ce — parce que vous seriez obligés de demeurer avec les détenus de droit commun. » Comme les autres détenus, nous étions autorisés à faire venir de la cantine de la prison quelque supplément de nourriture et un demi-litre de vin, le tout à des prix très modérés et de bonne qualité.

La première impression que Clairvaux produisit sur moi fut des plus favorables. Nous avions passé toute la journée du voyage, depuis deux ou trois heures du matin, enfermés dans les cages étroites qui composent ordinairement les voitures cellulaires. A notre arrivée à la prison, on nous conduisit provisoirement dans le quartier cellulaire, destiné aux prisonniers de droit commun, dont les cellules étaient du type ordinaire, mais très propres. On nous servit, malgré l’heure avancée de la nuit, un repas chaud, simple, mais de bonne qualité, et chacun de nous put avoir un verre de bon vin du pays, que la cantine de la prison vendait au prisonnier au prix très modique de 24 centimes le litre. Le directeur et les gardiens étaient très polis à notre égard.

Le surlendemain, le directeur de la prison me montra les chambres qu’il avait l’intention de nous donner, et comme je lui faisais remarquer qu’elles étaient très convenables mais seulement un peu trop petites pour nous tous — nous étions vingt-deux — et que cet entassement pourrait être la cause de maladies, il nous donna une série d’autres pièces dans le bâtiment qui avait servi autrefois de logement au supérieur de l’abbaye et où se trouvait maintenant l’hôpital. Nos fenêtres donnaient sur un petit jardin, au-delà duquel nous jouissions d’une vue magnifique sur la campagne environnante. C’est dans une chambre voisine de ce même quartier que le vieux Blanqui avait passé ses trois ou quatre dernières années avant sa libération. Il avait été enfermé auparavant dans le quartier cellulaire.

Outre les trois chambres spacieuses qui nous furent assignées, on nous donna, à Émile Gautier et à moi, une pièce plus petite où nous pûmes continuer nos travaux littéraires. Nous dûmes probablement cette faveur à l’intervention d’un grand nombre de savants anglais, qui, aussitôt après ma condamnation, avaient adressé une pétition au Président de la République pour demander ma libération. Plusieurs collaborateurs de l’Encyclopédie Britannique, ainsi que Herbert Spencer et Swinburne, avaient signé, et Victor Hugo avait joint à sa signature quelques mots éloquents. L’opinion publique — en France avait accueilli très défavorablement notre condamnation et quand ma femme dit à Paris que j’avais besoin de livres, l’Académie des Sciences mit sa bibliothèque à ma disposition : Ernest Renan m’offrit, dans une lettre charmante qu’il écrivit à ma femme, sa bibliothèque particulière.

Nous avions un petit jardin, dans lequel nous pouvions jouer aux boules. Nous nous mîmes en outre à cultiver une étroite plate-bande le long du mur, et sur une surface de quatre-vingts mètres carrés nous obtînmes une quantité presque incroyable de laitues et de radis, ainsi que quelques fleurs. Je n’ai pas besoin de dire que nous organisâmes immédiatement des classes, et pendant les trois ans que nous passâmes à Clairvaux, je donnai à mes camarades des leçons de cosmographie, de géométrie, de physique, et je les aidai à apprendre les langues étrangères. Presque chacun d’eux apprit au moins une langue — l’anglais, l’allemand, l’italien ou l’espagnol — quelques-uns en apprirent deux. Nous nous occupions aussi un peu de reliure, que nous avions apprise dans l’un des petits volumes de l’excellente Encyclopédie Roret.

Cependant, à la fin de la première année, ma santé redevint mauvaise. Clairvaux est bâti sur un sol marécageux, où la malaria est endémique, et je fus atteint a la fois de cette maladie et du scorbut. Alors ma femme, qui étudiait à Paris et travaillait au laboratoire de Würtz, pour préparer sa thèse de doctorat ès sciences, abandonna tout et vint s’établir au hameau de Clairvaux, qui comprend à peine une douzaine de maisons groupées au pied de la haute muraille d’enceinte de la prison Naturellement, sa vie dans ce hameau, en face du mur de la prison n’avait rien de gai ; elle y resta cependant jusqu’à ma libération. Pendant la première année, elle ne fut autorisée à me voir qu’une fois tous les deux mois, et toutes nos entrevues avaient lieu en présence d’un gardien, assis entre nous deux. Mais quand elle se fut établie à Clairvaux et qu’elle eut déclaré sa ferme intention d’y rester, on lui permit bientôt de me voir tous les jours dans une des petites maisons occupées par un poste de gardiens, dans l’enceinte de la prison, et on m’apporta ma nourriture de l’auberge où elle demeurait. Plus tard, nous eûmes même l’autorisation de nous promener dans le jardin du directeur, — tout en étant toujours étroitement surveillés, et d’ordinaire un de nos camarades partageait notre promenade.

Je fus très surpris de découvrir que la prison centrale de Clairvaux offrait tout à fait l’aspect d’une petite ville manufacturière, entourée de potagers et de champs de blé, le tout environné d’un mur d’enceinte. Le fait est que si les pensionnaires d’une prison centrale française dépendent peut-être plus du bon plaisir et des caprices du directeur et des gardiens qu’ils ne paraissent en dépendre dans les prisons anglaises, ils sont traités cependant d’une façon beaucoup plus humaine que de l’autre côté de la Manche. On a renoncé depuis longtemps en France à cet esprit de vengeance, reste du moyen âge, qui règne encore dans les prisons anglaises. Le prisonnier n’est pas contraint de dormir sur des planches et il n’a pas un matelas tous les deux jours ; dès le jour de son arrivée dans la prison, il reçoit un lit convenable et il le garde. On ne l’oblige pas à faire un travail dégradant, soit à grimper dans une roue ou à faire de l’étoupe ; il est employé, au contraire, à un travail utile, et c’est pour cela que la prison de Clairveaux ressemble à une ville manufacturière, dans laquelle près de 1600 prisonniers fabriquent des meubles en fer, des cadres pour tableaux, des miroirs, des mètres, du velours, de la toile, des corsets, de petits objets de nacre, des sabots, etc.

Si l’insubordination est punie de châtiments abominables (que j’ai racontés dans mon livre sur les prisons, dont le chapitre concernant la France fut reproduit par le Temps), on ne pratique plus la flagellation comme cela se fait encore dans les prisons anglaises : un pareil traitement serait absolument impossible en France. En somme, la prison centrale de Clairvaux peut être considérée comme une des meilleures prisons d’Europe. Et pourtant, les résultats obtenus à Clairvaux sont aussi mauvais que dans toute autre prison construite d’après le vieux ou le nouveau système. « Le mot d’ordre est aujourd’hui de dire que les prisonniers deviennent meilleurs dans nos prisons, me disait un jour un des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire. C’est une absurdité et je ne me laisserai jamais aller à dire un pareil mensonge. »

* * *

La pharmacie de Clairvaux se trouvait au-dessous des chambres que nous occupions, et nous avions de temps en temps quelques rapports avec les prisonniers qui y étaient employés. L’un d’eux était un homme aux cheveux gris, âgé d’une cinquantaine d’années, qui achevait sa peine au moment où nous faisions la nôtre. Son départ de la prison fut touchant. I1 savait qu’il reviendrait dans quelques mois ou quelques semaines, et il pria le docteur de lui conserver sa place à la pharmacie. I1 n’en était pas à son premier séjour à Clairvaux, et il savait que ce ne serait pas le dernier. Il n’avait pas une âme au monde auprès de laquelle il pût passer ses vieux jours, à sa sortie de prison, « Qui voudra me donner du travail ? disait-il. Est-ce que j’ai un métier ? Aucun ! Une fois dehors, il me faudra retourner auprès de mes vieux camarades ; eux, au moins, me recevront sûrement comme un vieil ami. »

Il buvait alors un coup de trop en leur compagnie, on s’excitait en paroles à quelque bonne farce, un de ces bons coups qui finissent par un vol, et moitié par faiblesse de volonté, moitié pour obliger ses seuls amis, il prenait part à l’affaire et se faisait pincer une fois de plus. C’est ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois dans sa vie. Cependant deux mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait été libéré, et il n’était pas encore revenu à Clairvaux. Alors les prisonniers et même les gardiens commencèrent à être inquiets à son sujet. « A-t-il eu le temps d’aller se faire juger dans un autre ressort, qu’il n’est pas encore de retour ?

« — Espérons qu’il ne s’est pas trouvé mêlé à quelque méchante affaire, » disait-on. « Ce serait dommage : un si brave homme, et si tranquille ! » Mais on apprit bientôt par une lettre venant d’une autre prison que le vieux y était enfermé et qu’il cherchait à se faire transférer à Clairvaux.

Les vieux prisonniers offraient le plus pitoyable spectacle. Beaucoup d’entre eux avaient commencé à connaître la prison dès l’enfance ou dans leur première jeunesse, d’autres à l’âge mûr. Mais « une fois en prison, c’est la prison pour toujours » et l’expérience prouve la vérité de cet adage. Et quand ils ont atteint ou passé la soixantaine, ils savent qu’ils finiront forcément leur vie entre les quatre murs d’une prison. Pour hâter leur mort, l’administration pénitentiaire les envoyait travailler dans des atÉliers où l’on fabrique des chaussons de feutre faits avec toutes sortes de déchets de laine.

La poussière soulevée dans ces atÉliers ne tardait pas à communiquer à ces vieillards la phtisie qui finissait par les emporter. Alors quatre codétenus emportaient le vieux camarade dans la fosse commune ; le gardien fossoyeur et son chien noir étaient les seuls êtres qui suivaient le cortège. Et tandis que l’aumônier de la prison marchait en tête, marmottant machinalement ses prières et regardant distraitement les châtaigniers et les pins qui bordaient la route, et que les quatre camarades portant le cercueil se réjouissaient de leur liberté momentanée, le chien noir était peut-être le seul être vivant qui parût touché par la solennité de la cérémonie.

Quand on fit en France la réforme des prisons centrales, on crut qu’on pourrait y appliquer le principe du silence absolu. Mais cela est si contraire à la nature humaine que l’application stricte du régime dut être abandonnée, d’autant plus que la défense de parler n’est nullement un obstacle pour empêcher les prisonniers de communiquer entre eux.

Pour l’observateur placé au dehors, la prison paraît être complètement muette ; mais en réalité la vie circule entre ses murs, aussi active que dans une petite ville. A voix étouffée, à l’aide de mots murmurés, vivement jetés en passant, ou de bouts de papier griffonnés à la hâte, toutes les nouvelles offrant quelque intérêt se répandent immédiatement par toute la prison. Rien ne peut arriver, soit parmi les détenus eux-mêmes, soit dans la Cour d’honneur, où sont situés les logements de l’administration, soit dans le village de Clairvaux, où les industriels logent, soit dans le vaste monde du Paris politique, qui ne soit aussitôt communiqué à travers tous les dortoirs, les atÉliers et les cellules. Les Français sont d’une nature trop communicative pour qu’on puisse les empêcher complètement de parler. Nous n’avions aucun rapport avec les prisonniers de droit commun et pourtant nous savions toutes les nouvelles du jour.

— Jean, le jardinier, est revenu pour deux ans.

— La femme de tel inspecteur a eu une scène terrible avec la femme d’Untel. Jacques, qui est en cellule, a été pris au moment où il remettait un mot amical à Jean de l’atelier des encadreurs... Cette vieille bête de X... n’est plus ministre de la justice : le ministère est tombé... » et ainsi de suite. Et quand on apprenait « que Jean venait d’échanger deux gilets de flanelle contre deux paquets de tabac de cinquante centimes, » la nouvelle se répandait en un clin d’œil dans toute la prison.

Les demandes de tabac pleuvaient chez nous. Un petit huissier, détenu dans la prison, voulant me faire passer un billet pour demander à ma femme, qui demeurait dans le village, d’aller voir de temps en temps la sienne qui s’y trouvait aussi, un nombre considérable de détenus prirent le plus vif intérêt à la transmission de ce message, qui dut passer par je ne sais combien de mains avant d’arriver à destination. Et quand il y avait quelque chose qui pût nous intéresser particulièrement dans un journal, celui-ci nous parvenait par la voie la plus inattendue, avec un petit caillou enveloppé dedans, pour permettre de le lancer par-dessus le mur élevé de notre jardin.

Le régime cellulaire n’empêche pas non plus les détenus de communiquer entre eux. Quand nous arrivâmes à Clairvaux et qu’on nous logea dans le quartier cellulaire, il faisait un froid terrible dans les cellules ; un tel froid que j’avais les mains engourdies et que lorsque j’écrivis à ma femme, qui était alors à Paris, elle ne reconnut pas mon écriture. On donna l’ordre de chauffer les cellules autant que possible, mais on avait beau faire, elles restaient toujours aussi froides. On s’aperçut alors que toutes les conduites d’air chaud étaient bouchée par de petits bouts de papier, des fragments de billets, des canifs et toutes sortes de menus objets que des générations de détenus y avaient cachés.

Martin, cet ami dont j’ai déjà parlé, obtint l’autorisation de faire une partie de sa peine en cellule. Il préférait l’isolement à la vie en commun avec une douzaine de camarades, et on le mit dans le bâtiment où se trouvaient les cellules. A son grand étonnement il s’aperçut qu’il n’était pas du tout seul dans sa cellule. Les murailles et les trous des serrures parlaient tout autour de lui. Dans l’espace d’un jour ou deux tous les détenus du quartier cellulaire savaient qui il était, et de son côté il avait lié connaissance avec tous les prisonniers du bâtiment. Entre ces cellules en apparence isolées, toute une vie circulait comme dans une ruche d’abeilles ; seulement cette vie prenait souvent un caractère tel qu’elle appartient entièrement au domaine de l’aliénation mentale. Krafft-Ebing lui-même ne se faisait pas une idée des aberrations auxquelles arrivent certains prisonniers enfermés en cellule.

Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit dans mon livre « In Russian and French Prisons », que j’ai publié en Angleterre en 1886, aussitôt après ma sortie de Clairvaux, sur l’influence morale qu’exercent les prisons sur les détenus. La population des geôles se compose d’éléments hétérogènes ; mais en ne considérant que ceux qui sont habituellement désignés sous le nom de criminels proprement dits, et sur lesquels nous avons entendu dire tant de choses dans ces derniers temps par Lombroso et ses disciples, je fus particulièrement frappé par ce fait, que les prisons, qui sont considérées comme un moyen préventif contre les délits anti-sociaux, sont justement l’institution qui contribue le plus à les multiplier et à les aggraver, par suite de « l’éducation pénitentiaire » que reçoivent les détenus. Chacun sait que le manque d’instruction, un dégoût de tout travail régulier, contracté dès l’enfance, l’incapacité physique d’un effort soutenu, l’amour des aventures, la passion du jeu, l’absence d’énergie et le défaut de volonté, ainsi que l’indifférence à l’égard du bonheur d’autrui, sont les causes qui amènent cette catégorie d’individus devant les tribunaux. Or, je fus profondément frappé pendant mon séjour à Clairvaux de ce fait que ce sont précisément ces défauts de la nature humaine - et chacun d’eux en particulier — qui sont développés chez les détenus. La prison les développe nécessairement parce qu’elle est la prison, et elle les développera aussi longtemps qu’il y aura des institutions de ce genre.

En effet, il est certain que la détention prolongée détruit nécessairement, fatalement, l’énergie d’un homme, et elle tue plus encore en lui la volonté. L’homme ne trouve pas dans la vie de la prison le moyen d’exercer sa volonté. En avoir une, pour un détenu, c’est se préparer sûrement des misères. La volonté du détenu doit être brisée, et elle l’est. On trouve encore moins l’occasion d’exercer le besoin d’affection, inné dans l’homme, car tout est combiné de façon à empêcher tout rapport entre le prévenu et ceux pour lesquels il éprouve quelque sympathie, soit au dehors, soit parmi ses camarades. Physiquement et intellectuellement il est rendu de plus en plus incapable d’un effort soutenu ; et s’il a eu autrefois le dégoût du travail régulier, ce dégoût ne fait que s’accroître pendant les années de détention. Si, avant d’entrer pour la première fois en prison, il se sentait dégoûté d’un travail monotone, qu’il ne pouvait faire convenablement faute de connaître à fond aucun métier, ou s’il avait de la répugnance pour un travail mal rétribué, son dégoût se change maintenant en haine. S’il avait quelque doute au sujet de l’utilité sociale des lois morales courantes, il les jette maintenant par-dessus bord, dès qu’il a pu juger les défenseurs officiels de ces lois et apprendre de ses codétenus leur opinion à ce sujet. Et si le développement morbide du côté passionné et sensuel de sa nature l’a entraîné à des actes mauvais, ce caractère morbide se développe encore davantage quand il a passé quelques années en prison — et dans beaucoup de cas d’une façon effrayante. C’est à ce point de vue — le plus dangereux de tous — que l’éducation pénitentiaire est le plus funeste.

J’avais vu en Sibérie quels abîmes de corruption, quels foyers de dépravation physique et morale étaient les vieilles geôles russes, sales, encombrées de détenus, et à dix-neuf ans, je m’imaginais que l’institution pourrait être améliorée considérablement, si on n’entassait pas ainsi les détenus, si on les divisait en un certain nombre de groupes et si on leur faisait faire un travail sain. Il fallait maintenant renoncer à ces illusions. Je pouvais me convaincre qu’au point de vue des effets produits sur les condamnés et des résultats obtenus pour la société en général, les meilleures prisons réformées, cellulaires ou non, sont aussi mauvaises, ou même pires, que les sales geôles d’antan.

Ces maisons modernes ne réforment certainement pas les détenus. Au contraire, dans l’immense et écrasante majorité des cas, elles exercent sur eux les plus désastreux effets. Le voleur, l’escroc, le brutal, etc., qui a passé quelques années en prison, en sort forcé, plus que jamais, à reprendre son ancien métier ; il y est mieux préparé ; il a appris à mieux l’exercer ; il est plus acharné contre la société et il trouve une justification plus fondée à se révolter contre les lois et les usages. Il doit nécessairement, inévitablement, commettre de nouveau les actes anti-sociaux, qui l’ont amené une première fois devant les tribunaux ; mais les fautes qu’il commettra après son incarcération seront plus graves que celles qui l’ont précédée ; et il est condamné à finir sa vie en prison ou dans une colonie pénitentiaire. Dans le livre cité plus haut, je disais que les prisons sont « des universités du crime, entretenues par l’État. » Et maintenant, en songeant à cette expression à quinze ans de distance, je ne puis que la confirmer, car elle s’appuie sur toute l’expérience que j’ai acquise depuis.

Je n’ai personnellement aucune raison de me plaindre en quoi que ce soit des années que j’ai passées à Clairvaux. Un homme actif et indépendant souffre tellement de se voir privé de liberté et condamné à une inactivité relative, que toutes les petites misères de la vie de prison sont sans importance. Quand nous entendions parler de l’activité politique intense qui se manifestait en France, nous ressentions naturellement plus vivement notre inactivité forcée. La fin de la première année, surtout pendant les sombres jours d’hiver, est toujours pénible pour les détenus. Et quand le printemps revient on sent plus fortement que jamais la privation de la liberté. Quand je voyais de mes fenêtres les prairies se couvrir de leur robe de verdure et les collines se voiler d’une brume printanière, ou quand j’apercevais un train fuyant dans la vallée entre les collines, j’éprouvais sans doute un désir violent de le suivre, de respirer l’air des bois, de me sentir emporté par le flux de la vie humaine vers une ville pleine d’activité. Mais celui qui lie sa destinée à celle d’un parti avancé doit être préparé à passer un certain nombre d’années en prison et il ne doit pas s’en plaindre. Il sent que même pendant sa détention, il ne cesse pas tout à fait de contribuer pour sa part à la marche du progrès de l’humanité, qui développe et fortifie les idées qui lui sont chères.

A Lyon, les gardiens étaient d’une brutalité incroyable : nous tous — mes camarades, ma femme et moi-même eûmes l’occasion de nous en convaincre. Mais après quelques escarmouches tout s’était arrangé. Du reste, l’administration savait bien que nous avions pour nous la presse parisienne et elle ne tenait pas à s’attirer les foudres de Rochefort ou les critiques cinglantes de Clemenceau. A Clairvaux il ne fut pas nécessaire d’en venir là, l’administration tout entière ayant été changée avant notre arrivée. Un détenu avait été tué dans sa cellule par les gardiens, et on avait pendu son cadavre pour simuler un suicide ; mais cette fois l’affaire fut ébruitée par le médecin. Le directeur fut destitué et à partir de ce moment un régime meilleur fut établi. Pour ma part, j’emportai de Clairvaux le meilleur souvenir de son directeur ; et je songeai plus d’une fois, pendant mon séjour là-bas, que les hommes sont après tout souvent meilleurs que les institutions, qu’ils servent. Mais n’ayant aucun grief personnel, je puis d’autant plus librement et de la façon la plus absolue condamner l’institution elle-même, comme un reste du sombre passé, défectueux dans son principe, et comme une source inépuisable de mal pour la société.

Je dois aussi mentionner une chose qui m’a frappé peut-être plus encore que l’action démoralisatrice des prisons sur les détenus. Quel foyer d’infection est chaque prison, et même chaque tribunal, pour ceux qui les entourent, pour les gens qui vivent dans leurs voisinage ! Lombroso a fait beaucoup de bruit autour du « type du criminel », qu’il croit avoir découvert parmi les pensionnaires des geôles. S’il avait observé avec la même attention les gens qui gravitent autour d’un tribunal — agents secrets, espions, avocats marrons, délateurs, attrape-nigauds, etc., il serait probablement arrivé à cette conclusion que son « type de criminel » n’est pas confiné entre les murs des prisons, et que son domaine est beaucoup plus vaste. Je n’ai jamais vu une collection de visages d’une humanité plus ignoble et plus inférieure à la moyenne du type humain, que celle que je vis autour et à l’intérieur du palais de justice de Lyon, où ces gens rôdaient par douzaines. Je n’ai certainement rien rencontré de pareil dans l’enceinte de Clairvaux. Dickens et Cruikshank ont immortalisé quelques-uns de ces types ; mais ils représentent tout un monde qui gravite autour des tribunaux et contamine tout ce qui se trouve autour de lui. Et cela est vrai de toutes les maisons centrales, comme celle de Clairvaux. Toute une atmosphère de menus vols, de petites escroqueries, d’espionnage et de corruption de tous genres se répand de tous côtés, pareille à une tache d’huile, autour de chaque prison. J’ai vu tout cela, et si je savais déjà avant ma condamnation que le système actuel de répression est mauvais, j’avais appris en quittant Clairvaux, que ce système est non seulement mauvais et injuste, mais que c’est une pure folie de la part de la société d’entretenir à ses frais, inconsciemment ou dans une feinte ignorance de la réalité, ces « universités du crime » et ces sentines de corruption, sous ce prétexte qu’elles lui sont nécessaires pour refréner les instincts criminels de quelques hommes.

Chapitre VIII

MES AVENTURES AVEC LA POLICE SECRÈTE. — AMUSANT RAPPORT D’UN AGENT SECRET. — MOUCHARDS DÉMASQUÉS. — UN FAUX BARON. — CONSÉQUENCE DE L’ESPIONNAGE.

Tout révolutionnaire rencontre sur sa route un certain nombre d’espions et d’agents provocateurs, et j’en ai rencontré ma bonne part. Tous les gouvernements dépensent des sommes considérables d’argent pour entretenir ce genre de reptiles. Mais ils sont surtout dangereux pour les jeunes gens. Celui qui a une certaine expérience de la vie et des hommes ne tarde pas à découvrir que ces créatures portent en elles quelque chose qui le met sur ses gardes. Ils sont recrutés dans la lie de la société, parmi les individus tombés au dernier degré de dépravation morale, et celui qui observe le caractère moral des gens qu’il a l’occasion de rencontrer, ne tarde pas à démêler dans les manières de ces « piliers de la société » quelque chose de répulsif. Il se pose alors à lui-même cette question : « Qu’est-ce qui m’amène cet individu ? Que diable peut-il bien avoir de commun avec nous ? » Dans la plupart des cas, cette simple question suffit à mettre un homme sur ses gardes.

Quand j’arrivai pour la première fois à Genève, l’agent du gouvernement russe chargé d’espionner les réfugiés était bien connu de nous tous. Il portait le nom de comte X... ; mais comme il n’avait ni valet de pied, ni voiture sur laquelle il put étaler sa couronne de comte et ses armes, il les avait fait broder sur une sorte de paletot que portait son petit chien. Nous l’apercevions de temps en temps dans les cafés, sans lui parler ; c’était au fond un « inoffensif » qui se contentait d’acheter dans les kiosques les publications des exilés — auxquelles il joignait probablement tels commentaires qu’il croyait devoir faire à ses chefs.

Une autre sorte d’individus commencèrent à affluer à Genève, lorsque le nombre des réfugiés appartenant à la jeune génération devint plus considérable ; et cependant, nous arrivions aussi à les connaître d’une façon ou de l’autre.

Quand un étranger apparaissait à notre horizon, on l’interrogeait avec la franchise habituelle des nihilistes sur son passé, sur ses projets actuels, et on s’apercevait bientôt à qui on avait affaire. La franchise dans les relations réciproques est toujours le meilleur moyen d’établir de bons rapports entre les hommes. Mais en pareil cas elle était inestimable. Beaucoup de gens que personne de nous ne connaissait, même pour en avoir entendu parler, des gens absolument étrangers aux cercles révolutionnaires, arrivaient à Genève, et un grand nombre d’entre eux établissaient les relations les plus amicales avec la colonie des réfugiés, quelques jours ou même quelques heures après leur arrivée ; mais d’une façon ou de l’autre les espions ne réussissaient jamais à devenir de nos amis. Un espion pouvait avoir avec nous des connaissances communes ; il pouvait fournir les références les meilleures et même quelquefois exactes sur son passé en Russie ; il pouvait posséder à la perfection l’argot et les manières des nihilistes, mais il ne pouvait jamais s’assimiler ces idées morales nihilistes spéciales qui s’étaient développées parmi la jeunesse russe — et cela suffisait pour le tenir à distance de notre colonie. Les espions peuvent tout feindre, excepté ces idées morales.

Lorsque je travaillais avec Reclus, il y avait à Clarens un de ces individus, que nous évitions de fréquenter. Nous n’avions aucun renseignement sur son compte, mais nous sentions qu’il n’était pas des nôtres, et comme il cherchait à pénétrer dans notre société, nous conçûmes des soupçons à son endroit. Je ne lui avais jamais adressé la parole et c’est pour cela qu’il me recherchait particulièrement. Voyant qu’il ne pouvait pas m’approcher par les voies ordinaires, il se mit à m’écrire des lettres, me donnant des rendez-vous mystérieux dans des buts mystérieux, soit dans les bois, soit en des lieux analogues. Par plaisanterie, j’acceptai une fois son invitation et je vins à l’endroit désigné, suivi à distance par un de mes bons amis ; mais le gaillard, qui avait probablement un complice, devait avoir appris que je n’étais pas seul et il ne vint pas. Je fus ainsi privé du plaisir de lui adresser jamais un simple mot. En outre, je travaillais à cette époque avec tant d’ardeur que toutes mes minutes étaient prises, soit par la géographie de Reclus, soit par Le Révolté et que je n’avais pas le temps de conspirer. Nous apprîmes cependant plus tard que cet individu envoyait à la Troisième Section des rapports détaillés sur les conversations supposées qu’il avait eues avec moi, sur mes prétendues confidences et sur les complots terribles que j’ourdissais à Pétersbourg contre la vie du tsar ! Et tout cela était pris pour argent comptant à Pétersbourg. Et en Italie, aussi. Quand Cafiero fut arrêté un jour en Suisse, on lui montra des rapports formidables d’espions italiens, qui avertissaient leur gouvernement que Cafiero et moi nous préparions à passer la frontière avec des bombes. Or je n’ai jamais été en Italie et je n’avais jamais eu la moindre intention de visiter ce pays.

Cependant, on ne peut pas dire que les espions fabriquent toujours leurs rapports de toutes pièces. Ils racontent souvent des choses vraies, mais tout dépend de la façon dont une histoire est racontée. Nous devons quelques joyeux moments à un rapport adressé au gouvernement français par un espion français qui nous suivit, ma femme et moi, lors de notre voyage de Paris à Londres en 1881. L’espion, jouant probablement un double rôle, comme ils le font souvent, avait vendu ce rapport à Rochefort, qui le publia dans son journal. Tout ce qu’il avait raconté dans ce rapport était exact, mais il fallait voir comment il le racontait !

Il écrivait par exemple : « Je pris un compartiment voisin de celui qu’occupaient Kropotkine et sa femme. » Parfaitement exact, il était là. Nous l’avions remarqué, car notre attention avait été attirée par sa mine désagréable d’abruti. « Ils parlaient russe tout le temps, pour n’être pas compris des autres voyageurs. » Encore très exact : nous parlions russe, comme nous le faisons toujours. « En arrivant à Calais, ils prirent tous les deux un bouillon. » Tout ce qu’il a de plus vrai : nous prîmes un bouillon. Mais c’est ici que commence la partie mystérieuse du voyage. « Après cela, ils disparurent tout à coup tous les deux, et je les cherchai en vain sur le quai et ailleurs, et quand ils reparurent, Kropotkine était déguisé et suivi d’un prêtre russe, qui ne le quitta pas jusqu’à son arrivée à Londres, où je perdis le prêtre de vue. » Tout cela était encore vrai. Ma femme avait un peu mal aux dents et je demandai au patron du buffet de nous laisser passer dans une chambre particulière, pour qu’elle pût soigner sa dent. Ainsi nous avions disparu en effet ; et comme nous devions traverser la Manche, je mis mon chapeau de feutre mou dans ma poche et je pris ma casquette de fourrure : j’étais donc « déguisé ». Quant au prêtre mystérieux, il était aussi là. Il n’était pas russe, mais c’est un détail : il portait en tout cas le costume des prêtres orthodoxes. Je l’avais aperçu debout devant le buffet et demandant quelque chose que personne ne comprenait : « Agua ! agua ! » répétait-il d’une voix plaintive. « Donnez donc un verre d’eau à ce monsieur, » dis-je au garçon. Là-dessus le prêtre se mit à me remercier de mon intervention, avec une effusion vraiment orientale. Ma femme eut pitié de lui et lui parla en différentes langues, mais il ne comprenait que le grec moderne. Il se trouva à la fin qu’il savait quelques mots des langues parlées par les Slaves du sud et nous comprîmes qu’il disait : « Je suis Grec, ambassade turque, à Londres ». Nous lui fîmes comprendre, surtout par signes, que nous allions aussi à Londres et qu’il pouvait faire le voyage avec nous.

Le plus amusant de l’histoire fut que je finis réellement par lui trouver l’adresse de l’ambassade turque, avant d’arriver à la gare de Charing Cross. Le train s’était arrêté en cours de route à quelque station et deux dames élégantes étaient montées dans notre compartiment de troisième classe qui était déjà au complet. Toutes deux avaient des journaux à la main. L’une était anglaise, et l’autre — une jolie personne à la taille svelte, qui parlait bien français — se donnait pour une anglaise. Après avoir échangé quelques mots avec moi, elle me demanda à brûle-pourpoint : « Que pensez-vous du comte Ignatiev ? » Et immédiatement après : « Allez-vous tuer bientôt le nouveau tsar ? » Je savais à quoi m’en tenir sur sa profession après ces deux questions ; mais songeant à mon prêtre, je lui dis : « Connaissez-vous par hasard l’adresse de l’ambassade de Turquie ? » — Telle rue, tel numéro, répondit-elle sans hésitation, comme une écolière qui récite sa leçon. « Vous pourriez, je suppose, me donner aussi l’adresse de l’ambassade de Russie ? — lui demandai-je et celle-ci m’ayant été donnée avec la même promptitude, je les communiquai toutes deux au prêtre. A notre arrivée à Charing Cross, la dame s’occupa avec tant d’empressement et d’obséquiosité de mon bagage, — elle voulait même porter avec ses mains gantées une lourde valise — que je lui dis finalement, à sa grande surprise : « Cela suffit ; les dames ne portent pas les bagages des messieurs. Allez-vous-en. »

Mais pour en revenir à mon espion français digne de foi, voici la suite de son rapport : « Il descendit à Charing Cross, mais il resta plus d’une demi-heure à la gare après l’arrivée du train, jusqu’à ce qu’il se fût assuré que tout le monde en était parti. Pendant ce temps je me tenais à l’écart, me dissimulant derrière un pilier. Quand ils virent que tous les voyageurs avaient quitté la gare, ils sautèrent tout à coup dans un cab. Je les suivis néanmoins et j’entendis l’adresse que le cocher donnait à la porte au policeman, — rue X***, numéro 12 — et je ne mis à courir derrière la voiture. Il n’y avait pas un fiacre dans le voisinage ; je courus ainsi jusqu’à Trafalgar Square, où j’en trouvai un. Alors je les suivis et je les vis descendre à l’adresse que je viens de citer. »

Tous les faits de ce récit sont parfaitement exacts, — l’adresse et le reste ; mais comme tout cela a l’air mystérieux ! J’avais prévenu un ami russe de mon arrivée, mais il y avait ce matin-là un épais brouillard et mon ami se réveilla trop tard. Nous l’attendîmes une demi-heure, et alors, laissant nos bagages à la consigne, nous partîmes en voiture pour nous rendre chez lui.

« Ils y restèrent jusqu’à deux heures, les rideaux tirés, et alors un homme de haute taille sortit de la maison et revint une heure après avec leurs bagages. » Même la remarque faite au sujet des rideaux était exacte : nous dûmes allumer le gaz à cause du brouillard et nous tirâmes les rideaux, pour ne pas avoir la vilaine vue d’une étroite rue d’Islington, ensevelie dans un épais brouillard.

* * *

Lorsque je travaillais avec Élisée Reclus à Clarens, j’allais tous les quinze jours à Genève pour m’occuper de la publication du Révolté. Un jour que je me rendais à l’imprimerie, on me dit qu’un Russe désirait me voir. Il avait déjà vu mes amis et leur avait dit qu’il venait pour m’engager à fonder un journal russe analogue au Révolté. Il offrait pour cela tout l’argent nécessaire. J’allai le trouver dans un café, où il se présenta à moi sous un nom allemand — disons : Tohnlehm — et me dit qu’il était originaire des provinces de la Baltique. Il se vantait de posséder une grande fortune en propriétés et en manufactures et il se montrait très irrité contre les projets de russification du gouvernement. En somme il produisait une impression difficile à définir, ni bonne, ni mauvaise, de sorte que mes amis insistaient pour me faire accepter son offre ; mais à première vue l’homme ne me revenait pas.

Du café, il me conduisit dans sa chambre d’hôtel ; là, il commença à se montrer moins réservé et plus sous son véritable jour, c’est-à-dire sous un jour encore plus désagréable. « Ne doutez pas de ma fortune, me dit-il ; j’ai fait une invention considérable. Il y a là gros d’argent à gagner. Je vais prendre un brevet, et j’en tirerai un fort bénéfice, que je consacrerai tout entier à la cause de la révolution en Russie. » Et il me montra, à mon étonnement, un affreux chandelier, dont toute l’originalité consistait à être très laid et à être muni de trois tiges de laiton destinées à recevoir la bougie. La plus pauvre ménagère n’aurait pas voulu d’un pareil bougeoir, et même s’il avait été breveté, pas un fabricant n’aurait voulu le payer à son inventeur plus de deux ou trois pièces de cent sous. « Un homme riche qui fonde des espérances sur un pareil chandelier ! Il ne doit pas en avoir vu de plus beaux, » pensais-je. Et j’en arrivai à cette conclusion, qu’il n’était pas riche du tout et que l’argent qu’il m’offrait n’était pas le sien. Je lui dis donc à brûle-pourpoint : « C’est parfait ; si vous avez tant envie de fonder un journal révolutionnaire russe et si vous avez de moi une opinion aussi flatteuse que vous le dites, vous n’avez qu’à déposer l’argent à mon nom dans une banque et à le mettre à mon entière disposition. Mais je vous avertis que vous n’aurez absolument rien a voir dans le journal. » — « Naturellement, naturellement, dit-il, je me contenterai d’y jeter un coup d’œil et de vous donner un conseil de temps en temps, et je vous aiderai à l’introduire en Russie en contrebande. » — « Non, non, rien de tout cela ! Vous n’avez pas besoin de me voir du tout ! » Mes amis étaient d’avis que j’étais trop dur à son égard ; mais quelque temps après nous reçûmes une lettre de Pétersbourg, nous avertissant que nous aurions la visite d’un espion de la Troisième Section, du nom de Tohnlehm. Le chandelier nous avait alors rendu un grand service.

Que ce fût par un chandelier ou par tout autre chose, ces gens-là se trahissaient toujours de quelque façon. Pendant notre séjour à Londres en 1881, nous reçûmes, un matin de brouillard, la visite de deux Russes. J’en connaissais un de nom ; l’autre, un jeune homme qu’il recommandait comme un de ses amis, était un étranger qui avait consenti à l’accompagner dans un voyage de quelques jours en Angleterre. Comme il était introduit par un ami, je n’avais pas sur lui le moindre soupçon ; mais j’étais très occupé ce jour-là par quelque travail et je priai un autre camarade, qui demeurait tout près de nous, de leur trouver des chambres et de les promener dans Londres. Ma femme ne connaissait pas encore Londres à ce moment et elle alla avec eux. Dans l’après-midi elle rentra en me disant : « Sais-tu, cet homme ne me plaît pas du tout. Méfie-t’en. » — Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. — « Rien, absolument rien, mais il n’est sûrement pas des nôtres. A la façon dont il traitait le garçon de café, et dont il maniait l’argent, j’ai vu tout de suite qu’il n’était pas des « nôtres », et s’il n’en est pas, pourquoi vient-il chez nous ? » Elle était si certaine que ses soupçons étaient fondés, que tout en accomplissant ses devoirs d’hospitalité, elle s’arrangea de façon à ne pas laisser le jeune homme seul dans mon cabinet, ne fût-ce qu’une minute. Nous nous mîmes à causer, et le visiteur commença à montrer de plus en plus la bassesse de son caractère, à tel point que son ami en avait honte pour lui, et lorsque je l’interrogeai avec plus de détails sur sa vie, les explications qu’il donna furent encore moins satisfaisantes. Nous étions tous les deux sur nos gardes. Bref, tous deux quittèrent Londres au bout de deux ou trois jours, et quinze jours plus tard je reçus une lettre de mon ami le Russe, où il s’excusait d’avoir introduit chez moi ce jeune homme, qui, d’après ce qu’on avait découvert, était un espion aux gages de l’ambassade de Russie à Paris. Je consultai alors une liste des agents secrets de la Russie en France et en Suisse, liste que nous autres réfugiés avions reçue récemment du Comité Exécutif, — car il avait partout des attaches à Pétersbourg — et j’y trouvai le nom du jeune homme, avec un simple changement de lettre.

* * *

La publication d’un journal, subventionné par la police avec un agent secret à sa tête, est un vieux moyen, auquel le préfet de police de Paris, Andrieux, eut recours en 1881. J’étais avec Élisée Reclus dans les montagnes de la Suisse, quand nous reçûmes une lettre d’un Français, ou plutôt d’un Belge, qui nous annonçait qu’il allait fonder un journal anarchiste à Paris et nous demandait notre collaboration. La lettre, remplie de flatteries, produisit sur nous une impression désagréable, et Reclus se rappela en outre vaguement avoir entendu le nom de notre correspondant au sujet d’une assez méchante affaire. Nous décidâmes de refuser notre collaboration, et j’écrivis à un ami de Paris que nous tenions avant tout à connaître d’une façon certaine la provenance de l’argent, avec lequel le journal devait être lancé. « Il vient peut-être des Orléanistes — c’est une vieille habitude de la famille d’avoir recours à ces moyens — et nous devons en connaître l’origine... » Mon ami de Paris, avec la franchise propre aux ouvriers, lut ma lettre dans une réunion, à laquelle assistait le futur éditeur du journal. Il feignit d’être offensé et je dus répondre à plusieurs lettres à ce sujet ; mais je m’en tins à ceci : « Si la personne en question a sérieusement l’intention de fonder un journal, il doit nous dire d’où vient l’argent. »

Il finit par le dire. Pressé de questions, il nous dit que l’argent lui venait de sa tante — une dame riche professant de vieilles idées, mais qui avait cédé à la fantaisie de son neveu et lui avait fourni l’argent. La dame n’était pas en France ; elle était établie à Londres. Nous insistâmes cependant pour avoir son nom et son adresse et notre ami Malatesta nous offrit d’aller la voir. Il se rendit chez elle avec un Italien de ses amis, marchand de meubles d’occasion. Ils trouvèrent une dame occupant un petit appartement, et pendant que Malatesta lui parlait et était de plus en plus convaincu qu’elle jouait simplement le rôle de tante dans cette comédie, son ami le brocanteur, jetant un coup d’œil circulaire sur les chaises et les tables, découvrit qu’elles avaient toutes été prises la veille - probablement en location — chez un marchand de meubles d’occasion, qui était son voisin. L’adresse du marchand était encore attachée aux chaises et aux tables. Cela ne prouvait pas grand-chose mais corroborait cependant nos soupçons. Je refusai absolument d’avoir le moindre rapport avec ce journal.

Le journal était d’une violence inouïe. Il n’y était question que d’incendie, d’assassinat, de bombes, de dynamite. Je rencontrai mon homme, le rédacteur du journal, au Congrès de Londres, et il me suffit de voir sa mine désagréable, de l’entendre dire quelques mots et de jeter un coup d’œil sur la femme qui l’accompagnait partout, pour avoir de lui une opinion arrêtée. Au Congrès, où il proposa toutes sortes de motions terribles, les délégués le tinrent à l’écart, et lorsqu’il insista pour avoir les adresses des anarchistes du monde entier, on lui opposa un refus qui n’était rien moins que flatteur

Pour abréger cette histoire déjà trop longue, il fut démasqué quelques mois plus tard, et dès le lendemain le journal disparut pour toujours. Deux ans après cette affaire, le préfet de police, Andrieux, publiait ses Mémoires ; il racontait dans son livre toute l’histoire de ce journal fondé par lui, et parlait de l’explosion organisée à Paris par ses propres agents, qui avaient mis une boîte de sardines, chargée de « quelque chose », sous la statue de Thiers.

On peut s’imaginer la quantité d’argent que ces sortes de choses coûtent à la France et à toutes les autres nations.

* * *

Je pourrais écrire plusieurs chapitres sur ce sujet, mais je me contenterai de raconter encore l’histoire de deux aventuriers qui s’est passée à Clairvaux.

Ma femme logeait dans l’unique auberge du petit village, qui s’est formé à l’ombre des murs de la prison. Un jour, l’hôtesse entra dans sa chambre avec une lettre de deux messieurs, qui venaient d’arriver à l’hôtel et désiraient voir ma femme. L’hôtesse intercédait de toute son éloquence en leur faveur... « Oh ! je connais mon monde, disait-elle, et je puis vous assurer madame, que ce sont des messieurs d’une correction parfaite. C’est tout ce qu’il y a de plus comme il faut. L’un d’eux s’est donné pour un officier allemand, mais il est sûrement baron ou « mylord » et l’autre, est son interprète. Ils vous connaissent très bien. Le baron va partir pour l’Afrique, peut-être pour ne jamais revenir, et il désire vous voir avant son départ.

Ma femme regarda l’adresse de la lettre, qui portait : « A madame la principesse Kropotkine (sic !), » et elle n’eut pas besoin d’autre preuve pour être fixée sur ces messieurs comme il faut. Quant au contenu de la lettre, il était encore pis que l’adresse. Le « baron » y parlait contre toutes les règles de la grammaire et du sens commun d’une communication mystérieuse qu’il désirait lui faire. Elle refusa tout carrément de recevoir le baron et son interprète.

Là-dessus, le baron écrivit à ma femme lettre sur lettre, qu’elle lui renvoya sans les décacheter.

Tout le village se partagea bientôt en deux camps ; l’un, avec l’hôtelière en tête, soutenait le baron ; l’autre, dirigé par son mari, lui était hostile. Tout un roman circula dans le village. « Le baron avait connu ma femme avant son mariage. Il avait dansé plusieurs fois avec elle à l’ambassade de Russie à Vienne. Il était encore amoureux d’elle, mais elle, la cruelle, refusait même de le voir un instant avant son départ pour une expédition périlleuse !... »

Puis ce fut l’histoire mystérieuse d’un enfant que nous aurions caché. « Où est leur enfant ? » demandait le baron. « Ils ont un fils, qui doit avoir maintenant six ans. — Où est-il ? » — « Elle ne se séparerait pas de son enfant, si elle en avait un, disaient les uns. — « Oui, ils en ont un, mais ils le cachent », soutenaient les autres.

Cette discussion fut pour nous deux une révélation intéressante. Elle prouvait que nos lettres étaient non seulement lues par l’administration de la prison, mais que leur contenu était communiqué également à l’ambassade russe. Lorsque j’étais à Lyon et que ma femme alla voir Élisée Reclus en Suisse, elle m’écrivit une fois que « notre gamin » allait très bien ; que sa santé était excellente et qu’ils avaient tous passé une soirée charmante pour fêter le cinquième anniversaire de sa naissance.

Je savais qu’elle voulait parler du Révolté, que nous appelions souvent dans nos conversations « notre gamin. »

Mais comme ces messieurs s’informaient maintenant de « notre gamin » et indiquaient même exactement son âge, il était évident que la lettre avait passé par d’autres mains que celles du directeur de la prison. Il était bon d’être averti.

Rien n’échappe à l’attention des habitants d’un petit village à la campagne et le baron éveilla aussi des soupçons. Il écrivit à ma femme une nouvelle lettre, encore plus éloquente que les précédentes. Maintenant, il lui demandait pardon d’avoir essayé de s’introduire auprès d’elle, en se faisant passer pour une de ses connaissances. I1 avouait qu’elle ne le connaissait pas ; mais qu’il était néanmoins animé de bonnes intentions. Il avait à lui faire une communication de la plus haute importance. Je courais un danger et il voulait en avertir ma femme. Le baron et son secrétaire sortirent dans la campagne pour se communiquer la lettre et se consulter sur sa rédaction — le garde-forestier les suivait à distance — mais ils ne s’entendirent pas et la lettre fut déchirée et jetée dans les champs. Le garde attendit qu’ils eussent disparu, ramassa les morceaux, les rassembla et lut la lettre. Une heure après, le village savait que le baron n’avait en réalité jamais connu ma femme ; le roman sentimental répété par le parti du baron s’écroulait de toutes pièces.

« Mais alors, ils ne sont pas ce qu’ils prétendaient être, » conclut à son tour le brigadier de gendarmerie ; « alors ce doit être des espions allemands, » — et il les arrêta.

Il faut dire pour sa défense qu’il y avait eu réellement à Clairvaux un espion allemand peu de temps auparavant. En temps de guerre les vastes bâtiments de la prison pourraient servir de dépôts pour les provisions ou de casernes pour les troupes, et l’état-major général allemand était sûrement intéressé à connaître l’intérieur des bâtiments et leur importance militaire. Un joyeux photographe ambulant arriva donc un beau jour dans notre village, se fit des amis de tous les habitants en les photographiant pour rien, et fut admis à photographier non seulement l’intérieur des cours de la prison, mais encore des dortoirs. Après cela, il partit pour quelque autre ville sur la frontière de l’est et y fut arrêté par les autorités françaises, parce qu’il fut trouvé porteur de documents militaires compromettants. Le brigadier, qui avait encore le souvenir tout frais de la visite du photographe, en conclut aussitôt que le baron et son secrétaire étaient aussi des espions allemands et les conduisit à la prison de la petite ville de Bar-sur-Aube. Là, ils furent relâchés le lendemain matin et le journal local annonça qu’ils n’étaient pas des espions allemands, mais « des personnes chargées d’une mission par une puissance amie ».

L’opinion publique se retourna alors contre le baron et son secrétaire. Leurs aventures ne finirent pas là. Après leur mise en liberté, ils entrèrent dans un petit café de village, et donnèrent en langue allemande un libre cours à leur mécontentement, tout en vidant une bouteille de vin. « Tu as été stupide, tu as été lâche, disait le prétendu interprète au prétendu baron. Si j’avais été à ta place, j’aurais tiré un coup de revolver sur le juge d’instruction. Qu’il essaie donc avec moi, il recevra une de ces balles dans la tête !... etc. ». Et il exhiba son arme.

Un voyageur de commerce qui était tranquillement assis dans un coin de la pièce, courut aussitôt rapporter au brigadier la conversation qu’il avait entendue. Le brigadier rédigea immédiatement procès-verbal et arrêta sur-le-champ le secrétaire, — un pharmacien de Strasbourg. Il fut traduit devant le tribunal de Bar-sur-Aube et attrapa un mois de prison, pour menaces proférées contre un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

Finalement les deux aventuriers quittèrent Clairvaux.

Ces histoires d’espionnage finirent d’une façon comique. Mais combien de tragédies, de tragédies terribles, ne devons-nous pas à ces misérables ! Que de vies précieuses perdues, que de familles dont le bonheur est brisé, simplement pour faire vivre dans l’aisance de pareils escrocs. Quand on pense aux milliers d’espions, à la solde de tous les gouvernements, qui circulent par le monde ; aux pièges qu’ils tendent à toutes sortes de gens irréfléchis ; aux vies humaines, qui parfois ont une fin tragique par leur faute, aux souffrances qu’ils sèment de tous côtés sur leur chemin ; aux sommes d’argent considérables dépensées pour l’entretien de cette armée, recrutée dans l’écume de la société ; aux vices qu’ils inoculent à la société en général, et jusqu’aux familles elles-mêmes ; quand on pense à tout cela, on ne peut s’empêcher de frémir devant l’immensité du mal qu’ils font. Et cette armée de misérables n’est pas limitée à ceux qui jouent le rôle d’espions auprès des révolutionnaires, et au système d’espionnage militaire. Il y a en Angleterre des journaux, surtout dans les villes d’eaux, dont les colonnes sont pleines d’annonces, faites par des « agences de renseignements » qui se chargent de recueillir toutes les pièces nécessaires pour divorcer, surveillent les maris au nom de leurs femmes, et les femmes au nom de leurs maris, pénètrent dans les familles, attrapent les imbéciles, et font tout ce qu’on leur demande, pourvu qu’on les paie en conséquence. Et pendant que les gens sont scandalisés des infamies du système d’espionnage découvert dernièrement en France dans les plus hautes sphères militaires, ils ne remarquent pas que parmi eux-mêmes, peut-être sous leur propre toit, des agents secrets, officiels ou privés, agissent de même et font pire encore.

Chapitre IX

LE « VOL » DE LOUISE MICHEL. — ELIE RECLUS. — JE ME FIXE A HARROW. — TRAVAUX SCIENTIFIQUES DE MON FRÈRE ALEXANDRE. — SA MORT.

On ne cessait de demander dans la presse et à la Chambre des Députés notre mise en liberté, d’autant plus qu’à peu près à la même époque Louise Michel avait été aussi condamnée — pour vol. Louise Michel, qui donne littéralement son dernier châle ou son manteau à un indigent et que l’on ne put jamais décider pendant son emprisonnement à prendre une nourriture meilleure, parce qu’elle donnait toujours à ses codétenus tout ce qu’on lui envoyait, Louise Michel fut condamnée avec un autre camarade, Pouget, à neuf ans de prison pour vol sur la voie publique. Cela sonnait trop mal même pour les oreilles des opportunistes de la bourgeoisie. Elle marchait un jour en tête d’une colonne d’ouvriers sans travail et étant entrée dans une boulangerie, elle prit quelques pains et les distribua à ses compagnons affamés : c’était là son vol. L’élargissement des anarchistes devint ainsi un cri de guerre contre le gouvernement et à l’automne de 1885, tous mes camarades sauf trois furent remis en liberté par un décret du président Grévy. On réclama alors encore plus bruyamment la mise en liberté de Louise Michel et la mienne. Mais Alexandre III s’y opposait, et un jour, le président du Conseil, M. Freycinet, répondant à une interpellation à la Chambre, dit que « des difficultés diplomatiques s’opposaient à la mise en liberté de Kropotkine ». Étranges paroles dans la bouche du premier ministre d’un pays indépendant ; mais on en a entendu de plus étranges encore depuis la conclusion de cette alliance néfaste entre la France et la Russie impériale.

Enfin, au milieu de janvier 1886, Louise Michel, Pouget et moi, ainsi que les trois camarades qui étaient encore à Clairvaux avec moi, nous fûmes remis en liberté.

Nous nous rendîmes à Paris où nous passâmes quelques semaines avec Élie Reclus, anthropologiste remarquable, qui est souvent confondu hors de France avec son frère cadet, Élisée, le géographe. Les deux frères ont été unis depuis leur enfance de la plus étroite amitié. Lorsque le moment vint pour eux de suivre les cours d’une université, ils se rendirent à pied d’un petit bourg situé dans la vallée de la Garonne à Strasbourg, accompagnés, en véritables étudiants voyageurs, de leur chien ; et quand ils s’arrêtaient dans quelque village, c’était le chien qui mangeait son écuelle de soupe, tandis que les deux frères se contentaient souvent d’un morceau de pain et de quelques pommes. De Strasbourg le cadet alla à Berlin, où il était attiré par les cours du grand Ritter. Plus tard, entre 1840 et 1850, ils se trouvaient tous les deux à Paris. Élie Reclus devint un fouriériste convaincu, et tous deux virent dans la république de 1848 l’avènement d’une ère nouvelle d’évolution sociale. Ils furent donc forcés, après le Coup d’État de Napoléon III, de quitter la France et émigrèrent en Angleterre. Lorsque l’amnistie fut votée, ils retournèrent à Paris ; Élie y publia un journal fouriériste, qui eut un grand succès dans les milieux ouvriers. Il peut être intéressant de noter ici un fait, en général assez peu connu : Napoléon III, qui jouait le rôle d’un César, et qui, ainsi qu’il convient à un César, s’intéressait à la situation des classes ouvrières, envoyait un de ses aides de camp à l’imprimerie du journal, chaque fois qu’il devait paraître, pour lui rapporter aux Tuileries le premier exemplaire qui sortait des presses. Il était même disposé plus tard à patronner l’Association Internationale des Travailleurs, à la condition que celle-ci exprimerait en quelques mots dans ses bulletins sa confiance dans les grandes réformes sociales du César. Les internationalistes ayant carrément refusé d’entrer dans ses vues, il donna l’ordre de les poursuivre.

Quand la Commune fut proclamée, les frères s’y joignirent de tout cœur et Élie accepta le poste de conservateur de la Bibliothèque Nationale et du Musée du Louvre, sous la direction de Vaillant. C’est en grande partie à sa prévoyance et à ses efforts que nous devons la conservation des trésors inappréciables de science et d’art accumulés dans ces deux collections ; sans lui ils auraient péri pendant le bombardement de Paris par les armées de Thiers et dans les incendies qui en résultèrent. Admirateur passionné de l’art grec, qu’il connaît à fond, il avait fait emballer et transporter dans les caves du Louvre les statues et les vases les plus précieux, et il avait pris les plus grandes précautions pour protéger les bâtiments de la Bibliothèque Nationale contre l’incendie qui sévissait aux alentours. Sa femme, digne et courageuse compagne du philosophe, suivie dans les rues par ses deux petits enfants, organisait pendant ce temps dans son quartier le ravitaillement de la population qui avait été réduite aux dernières privations par un second siège. Pendant les dernières semaines de son existence, la Commune comprit enfin que son premier devoir aurait été de procurer des moyens de subsistance à la population, qui ne pouvait gagner sa vie pendant la crise, et des gens de bonne volonté se chargèrent de ce soin. Ce fut par suite d’un simple hasard qu’Élie Reclus, qui était resté à son poste jusqu’au dernier moment, ne fut pas fusillé par les Versaillais ; il fut condamné à la déportation pour avoir osé accepter de la Commune ces fonctions nécessaires et il partit pour l’exil avec sa famille. De retour à Paris, il avait repris l’œuvre de toute sa vie, l’ethnographie. On peut juger de la valeur de cette œuvre par les quelques chapitres, trop peu nombreux, qu’il en a publiés en volume sous le titre de Les Primitifs et Les Australiens, ainsi que par l’histoire de l’origine des religions, qu’il traite actuellement dans ses conférences à l’École des Hautes Études de Bruxelles, fondée par son frère. La littérature ethnologique tout entière offre peu d’œuvres qui dénotent à un si haut degré et à tous les points de vue une intelligence aussi profonde de la véritable nature de l’homme primitif. Quant à son Origine des Religions (publiée dans la revue La Société Nouvelle, et dans L’Humanité Nouvelle qui en fut la continuation), c’est, j’ose le dire, le meilleur ouvrage qui ait été écrit sur ce sujet ; il est incontestablement supérieur à l’essai de Herbert Spencer sur la même question. Herbert Spencer, malgré son érudition et son intelligence, ne possède pas ce sens de la nature naïve et simple de l’homme primitif, qui est porté à un si haut degré de perfection chez Élie Reclus, et qui s’allie chez cet écrivain à une connaissance très profonde d’une branche un peu trop dédaignée de la psychologie des peuples, c’est-à-dire de l’évolution et de la transformation des croyances religieuses. I1 est superflu de parler de l’infinie bonté et de la modestie d’Élie Reclus ou de la supériorité de son intelligence et de son immense savoir en tout ce qui se rattache à la connaissance de l’humanité ; son style reflète toutes ces qualités. Avec sa modestie infinie, son esprit calme et réfléchi et ses profondes connaissances philosophiques, il est le type du philosophe grec de l’antiquité. Dans une société qui serait moins éprise de méthodes d’enseignement brevetées et d’instruction morcelée, et qui apprécierait davantage le développement de larges conceptions humanitaires, il serait entouré, comme ses modèles dans l’ancienne Grèce, d’une multitude de disciples.

Un mouvement socialiste et anarchiste était en pleine activité à Paris, lorsque nous y vînmes de Clairvaux. Louise Michel faisait tous les soirs des conférences, et provoquait l’enthousiasme de ses auditeurs, qu’ils appartinssent à la classe ouvrière ou à la classe moyenne. Sa popularité déjà si considérable grandissait encore et gagnait les étudiants de l’Université, qui étaient peut-être hostiles aux idées avancées, mais qui estimaient en elle la femme idéale. C’était au point qu’une rixe éclata un jour dans un café, parce que quelqu’un avait parlé irrespectueusement de Louise Michel devant des étudiants. Les jeunes gens prirent sa défense et il en résulta une bataille, au cours de laquelle toutes les tables et tous les verres qui s’y trouvaient furent brisés. Je fis aussi une conférence sur l’anarchie devant un auditoire de plusieurs milliers de personnes et je quittai Paris aussitôt après, avant que le gouvernement pût céder à la pression exercée par la presse réactionnaire et russophile, qui réclamait avec insistance mon expulsion de France.

De Paris je me rendis à Londres où je retrouvai mes deux vieux amis, Stepniak et Tchaïkovski. Le mouvement socialiste était en plein essor et la vie de Londres n’était plus cette existence ennuyeuse et végétative que j’avais connue quatre ans auparavant.

Nous nous fixâmes dans un petit cottage à Harrow. Nous nous préoccupâmes peu de le meubler ; je fis moi-même une bonne partie des meubles avec l’aide de Tchaïkovski qui avait été entre-temps aux États-Unis et y avait appris un peu la menuiserie. Mais nous nous réjouîmes beaucoup, ma femme et moi, d’avoir dans notre jardin une petite pièce de cette argile grasse du Middlesex. Nous nous livrâmes avec enthousiasme à la culture potagère, et les résultats, que faisaient prévoir l’ouvrage de Toubeau et la connaissance que je fis à Paris de quelques maraîchers, ne se firent pas attendre. Je tirai aussi quelque profit de l’expérience que j’avais acquise en faisant du jardinage à la prison de Clairvaux. Quant à ma femme, qui avait eu la fièvre typhoïde peu de temps après notre installation à Harrow, le jardinage, auquel elle se livra pendant sa convalescence, la rétablit plus complètement que ne l’aurait fait un séjour dans le meilleur sanatorium.

Vers la fin de l’été nous fûmes frappés cependant par un affreux malheur. Nous apprîmes que mon frère Alexandre venait de mourir.

Pendant les années que j’avais passées à l’étranger avant mon emprisonnement en France, nous avions cessé de nous écrire. Aux yeux du gouvernement russe, c’est un péché d’aimer un frère poursuivi pour ses opinions politiques. Continuer des relations avec lui, quand il a cherché un refuge à l’étranger, est un crime. Un sujet du tsar doit haïr tous ceux qui se révoltent contre l’autorité du gouvernement suprême, et Alexandre était entre les griffes de la police russe. Je refusai donc opiniâtrement d’écrire à mon frère ou à tout autre de mes parents. Mon frère n’avait plus aucun espoir d’être remis en liberté, depuis le jour ou le tsar avait écrit sur la pétition de notre sœur Hélène : « Qu’il y reste. » Deux ans après cette décision, une commission fut nommée pour fixer un terme à l’exil de ceux qui avaient été envoyés en Sibérie sans jugement et pour un temps illimité, et mon frère fut condamné à y rester encore cinq ans. Cela en faisait sept, en comptant les deux ans qu’il avait déjà faits. On nomma plus tard, sous le ministère de Loris Mélikov, une nouvelle commission, qui lui ajouta cinq autres années. Mon frère devait donc être libéré en octobre 1886. Cela lui faisait douze ans d’exil, d’abord dans une petite ville de la Sibérie orientale, et ensuite à Tomsk — c’est-à-dire dans la région basse de la Sibérie occidentale, où il n’avait même pas le climat sec et sain des hautes prairies de l’extrême-est.

Pendant mon emprisonnement à Clairvaux, il m’écrivit et nous échangeâmes quelques lettres. Il m’écrivait que puisque nos lettres étaient lues par la police russe en Sibérie et par l’autorité pénitentiaire en France, nous pouvions bien correspondre. Il me parlait de sa vie de famille, de ses trois enfant, qu’il caractérisait d’une façon admirable et de ses travaux. Il me recommandait expressément de suivre avec attention le développement scientifique de l’Italie, où l’on faisait des recherches excellentes et originales, qui restaient inconnues du monde scientifique tant qu’elles n’avaient pas été reprises et estampillées par les Allemands. Il me donnait aussi ses opinions sur la marche probable des événements politiques en Russie. Il ne croyait pas à la possibilité de l’établissement en Russie, dans un avenir prochain, d’un gouvernement constitutionnel sur le modèle des parlements de l’Europe occidentale. Mais il aurait voulu la convocation d’une sorte d’assemblée nationale délibérative (Zemski-Sobor ou Etats Généraux) et cela lui paraissait suffisant pour le moment. Cette assemblée ne voterait pas de nouvelles lois, mais elle préparerait des projets de lois, auxquels le pouvoir impérial et le Conseil d’État donneraient une forme définitive et une sanction finale.

Il m’entretenait avant tout de ses travaux scientifiques. Il avait toujours un goût décidé pour l’astronomie et lorsque nous étions à Pétersbourg il avait publié en russe un excellent résumé de toutes nos connaissances sur les étoiles filantes. Avec la finesse de son esprit critique il saisit bientôt les points forts et les points faibles des différentes hypothèses. Sans avoir des connaissances suffisantes en mathématiques, il réussissait, grâce à sa puissante imagination, à comprendre les résultats des problèmes de mathématiques les plus compliqués. Vivant avec son imagination parmi les corps célestes en mouvement, il se représentait leurs évolutions complexes souvent mieux que certains mathématiciens, surtout les algébristes purs — parce que ceux-ci perdent souvent de vue les réalités du monde physique pour ne voir que les formules et les conséquences logiques qui en découlent. Nos astronomes de Pétersbourg me parlaient avec une grande estime de cet ouvrage de mon frère. Il avait entrepris maintenant d’étudier la structure de l’univers : d’analyser les données et les hypothèses relatives aux mondes des soleils, des groupes d’étoiles et des nébuleuses dans l’espace infini et de démêler leurs rapports probables, leur vie, et les lois de leur évolution et de leur disparition. L’astronome de Poulkova, Gyldén, parlait avec la plus haute estime de ce nouvel ouvrage d’Alexandre et il le mit par correspondance en relations avec M. Holden, astronome aux États-Unis, dont j’ai eu le plaisir d’entendre il y a quelque temps à Washington l’opinion flatteuse sur les recherches de mon frère. La science a grand besoin, de temps en temps, de ces recherches spéculatives de haute envergure, faites par un esprit scrupuleux, laborieux, doué à la fois de sens critique et d’imagination.

Mais dans une petite ville de Sibérie, loin de toute bibliothèque, dans l’impossibilité de suivre les progrès de la science, il n’avait réussi à analyser dans son ouvrage que les découvertes faites avant son départ pour l’exil. D’importants travaux avaient été faits depuis, il ne l’ignorait pas, mais comment aurait-il pu se procurer les livres nécessaires tant qu’il était en Sibérie ? L’approche du terme de son exil ne lui inspirait aucun espoir. Il savait qu’il ne lui serait pas permis de se fixer dans quelque ville universitaire de Russie ou de l’Europe occidentale, mais que son exil en Sibérie serait suivi d’un second, peut-être pire que le premier, dans quelque hameau de la Russie orientale.

Le désespoir s’empara de lui. « Un désespoir pareil à celui de Faust s’empare parfois de moi, » m’écrivait-il.

Lorsque le moment de sa libération fut proche, il profita du départ de l’un des bateaux, avant que la navigation fût interrompue par les glaces, pour envoyer sa femme et ses enfants en Russie, et, par une sombre nuit ce désespoir de Faust mit fin à sa vie…

Un nuage de sombre tristesse enveloppa notre maison pendant de longs mois — jusqu’à ce qu’un rayon de lumière vînt le percer. Au printemps suivant, un petit être, une fillette, qui porte le nom de mon frère, vint au monde et ses cris innocents firent vibrer dans mon cœur une corde nouvelle, inconnue jusqu’alors.

Chapitre X

LE MOUVEMENT SOCIALISTE EN ANGLETERRE EN 1886. — MA PARTICIPATION À CE MOUVEMENT. — LA FORMULE DE « LUTTE POUR LA VIE » COMPLÉTÉE PAR LA LOI NATURELLE DE L’APPUI MUTUEL. — IMMENSE DIFFUSION DES IDÉES SOCIALISTES.

En 1886 le mouvement socialiste en Angleterre était en plein essor. De nombreux groupes d’ouvriers s’y étaient joints ouvertement dans toutes les villes importantes ; un certain nombre de personnes de la classe moyenne, principalement des jeunes gens, contribuaient de différentes façons à son développement. Une crise aiguë régnait cette année-là dans un grand nombre d’industries, et chaque matin, souvent même pendant toute la journée, j’entendais des groupes d’ouvriers, qui parcouraient les rues en chantant : « Nous n’avons pas de travail », et en demandant du pain. Des gens accouraient en foule le soir à Trafalgar Square pour y dormir en plein air, sous la pluie et le vent, entre deux feuilles de journal ; et un jour de février, la foule, après avoir entendu les discours de Burns, Hyndman et Champion, se rua dans Piccadilly et brisa quelques fenêtres des grands magasins. Mais ce qui était plus important que cette explosion de mécontentement, c’était l’esprit qui régnait dans la partie pauvre de la population ouvrière des faubourgs de Londres. C’était au point que si les chefs du mouvement, poursuivis pour cause de troubles, avaient été condamnés à des peines graves, un esprit de haine et de vengeance, inconnu jusqu’ici dans l’histoire contemporaine du mouvement ouvrier en Angleterre, mais dont les symptômes étaient très manifestes en 1886, se serait développé et aurait marqué pour longtemps de son empreinte le mouvement qui suivit. Cependant les classes moyennes semblaient avoir compris le danger. On souscrivit aussitôt des sommes considérables dans le West-End pour soulager la misère de l’East-End. Ces secours étaient sans doute tout à fait insuffisants pour parer à l’immense misère, mais ils suffisaient à montrer la bonne volonté des riches. Quant aux peines infligées par les tribunaux aux chefs du mouvement, elles se bornèrent à deux ou trois mois de prison.

Dans toutes les couches de la société on prenait un très grand intérêt à la question du socialisme, à toutes sortes de projets de réformes et de rénovation sociale. Dès le commencement de l’automne et pendant tout l’hiver, on me pria de tous les côtés de faire des conférences sur le régime des prisons, mais principalement sur le socialisme anarchiste, et je visitai ainsi presque toutes les grandes villes d’Angleterre et d’Écosse. Comme j’acceptais régulièrement l’invitation de la première personne qui m’offrait l’hospitalité pour la nuit qui suivait ma conférence, il m’arrivait de coucher un soir dans le palais d’un riche, et le lendemain dans le pauvre logis d’une famille d’ouvriers. Tous les soirs je voyais un nombre considérable de gens de toutes les classes ; et soit dans la petite salle à manger de l’ouvrier, soit dans les salons de réception du riche, les discussions les plus animées sur le socialisme et l’anarchisme duraient jusqu’à une heure avancée de la nuit - éveillant des espérances dans la maison de l’un, des craintes dans le palais de l’autre, mais suivies par tous avec la même gravité.

Chez les riches, la principale question était de savoir ce que demandent les socialistes, ce qu’ils veulent faire, et ensuite, quelles sont les concessions qu’il est absolument nécessaire de faire à un moment donné, pour éviter de graves conflits. Dans ces conversations, j’ai rarement entendu qualifier les revendications socialistes d’illégitimes ou d’absurdes. Mais je trouvais aussi cette conviction intime qu’une révolution était impossible en Angleterre et que les revendications de la masse des travailleurs n’avaient ni la portée, ni la précision de celles des socialistes ; que les ouvriers se contenteraient en conséquence de beaucoup moins - et que des concessions d’ordre secondaire, comme la perspective d’un peu plus de bien-être et de loisir, seraient acceptées par les classes ouvrières d’Angleterre comme le gage provisoire d’un avenir meilleur encore. « Nous sommes un pays centre-gauche, nous vivons de compromis, » me disait un jour un vieux membre du Parlement, qui avait une longue expérience de la vie de son pays.

Chez les ouvriers aussi, je notai une différence entre les questions qui m’étaient adressées en Angleterre et celles qu’on me posait sur le continent. Les ouvriers de race latine s’intéressent énormément aux questions de principes généraux, dont les applications partielles sont déterminées par ces principes eux-mêmes. Si tel ou tel conseil municipal vote des fonds pour soutenir une grève, ou organise des cantines gratuites pour les enfants des écoles, on n’attache que peu d’importance à ces faits. On les considère comme tout naturels. « Cela se comprend : un enfant qui a faim ne peut pas apprendre, » dira un ouvrier français. « Il faut bien le nourrir. » Ou bien : « Le patron a certainement eu tort de forcer ses ouvriers à se mettre en grève : il fallait bien les soutenir ». — Ceci dit, on n’en parle plus, et on n’attache aucun prix à ces menues concessions faites par la société individualiste actuelle aux principes communistes. La pensée de l’ouvrier va au-delà de cette période de concessions isolées ; il demande si c’est la Commune, ou les fédérations d’ouvriers, ou l’État qui doivent entreprendre l’organisation de la production ; si le libre consentement suffira à lui seul pour maintenir l’ordre dans la société, et quelle contrainte morale sera capable de remplacer les moyens de répression de la société actuelle, une fois ceux-ci supprimés ; il demande si un gouvernement démocratique élu serait capable d’accomplir de sérieux changements dans le sens socialiste et si des faits accomplis ne doivent pas précéder les réformes législatives, etc.

En Angleterre, on se préoccupait au contraire d’obtenir une série de concessions et de palliatifs, Mais, d’autre part, les ouvriers semblaient s’être rendu compte depuis longtemps de l’impossibilité de la socialisation des industries par l’État, et ce qui les intéressait en premier chef c’était l’activité constructive du mouvement ouvrier, ainsi que les voies et moyens qui pourraient amener la période de reconstruction de la Société. « Eh bien ! Kropotkine, supposez que demain nous ayons à prendre possession des docks de notre ville. Comment devrions-nous, d’après vous, les administrer ? » C’était des questions de ce genre qu’on me posait, dès que nous avions pris place dans la petite salle d’une maison d’ouvriers. Ou bien : « L’idée de la socialisation des chemins de fer par l’État ne nous plaît pas, et l’exploitation actuelle par des compagnies privées est un vol organisé. Mais supposons que tous les chemins de fer appartiennent aux ouvriers. Comment organiserait-on leur exploitation ? » L’absence d’idées générales était ainsi suppléée par une tendance à entrer plus profondément dans les détails de l’application pratique.

C’était encore un trait caractéristique du mouvement socialiste en Angleterre qu’un nombre considérable de gens appartenant à la classe moyenne le soutenaient par différents moyens, les uns en y prenant ouvertement part, les autres indirectement. En France et en Suisse, les deux partis, — les travailleurs et les classes moyennes — semblaient prêts à en venir aux mains et ils étaient nettement séparés. Il en était du moins ainsi de 1875 à 1885. Quand j’étais en Suisse, je puis dire que pendant les trois ou quatre années de mon séjour je ne connus que des ouvriers. C’est à peine si je fis la connaissance de deux ou trois personnes de la bourgeoisie. En Angleterre c’eût été impossible. Nous trouvions un grand nombre d’hommes et de femmes de la classe moyenne, qui n’hésitaient pas, tant à Londres que dans les provinces, à nous aider ouvertement à organiser des meetings socialistes, ou à aller la bourse à la main quêter des sous dans les parcs pour venir en aide aux grévistes. Nous pouvions en outre constater un mouvement analogue à celui que nous avions eu en Russie dans les années qui suivirent 1870, quand la jeunesse russe se porta « vers le peuple », sauf qu’il n’était pas si intense, ni si rempli de l’esprit de sacrifice, ni si complètement étranger à l’idée de « charité ». En Angleterre aussi un certain nombre de gens cherchaient de toutes sortes de façons à se rapprocher des ouvriers, en visitant les taudis, en créant des universités populaires, des Toynbee Hall, etc. On peut dire qu’il régnait alors un grand enthousiasme. Beaucoup de personnes des classes cultivées croyaient sans doute qu’une révolution sociale avait commencé, comme le pensait le héros de la comédie du poète William Morris, intitulée Tables Tarned, qui dit que la révolution ne va pas seulement commencer, mais qu’elle a déjà commencé. Il arriva cependant ce qui arrive toujours avec de pareils enthousiastes ; quand ils virent qu’en Angleterre, comme partout ailleurs, il fallait se soumettre à un long et pénible travail préparatoire, pour triompher des obstacles, un grand nombre d’entre eux renoncèrent à faire une propagande active et ils se sont maintenant retirés de la lutte, à laquelle ils assistent en simples spectateurs sympathiques.

* * *

Je pris une part active à ce mouvement et avec quelques camarades anglais nous fondâmes, en plus des trois journaux socialistes qui existaient déjà, une revue mensuelle anarchiste, communiste, intitulée Freedom, qui vit encore aujourd’hui. En même temps, je repris mon travail sur l’anarchie, que j’avais dû interrompre lors de mon arrestation. La partie critique en fut publiée par Élisée Reclus, pendant mon incarcération, sous le titre de Paroles d’un Révolté. J’étudiais maintenant la partie constructive d’une société anarchiste-communiste — autant que cela peut être fait d’avance — dans une série d’articles publiés à Paris dans La Révolte. Notre « gamin », Le Révolté, poursuivi pour fait de propagande antimilitariste, fut obligé de changer de nom et il parut alors sous un nom féminin. Plus tard, ces articles, considérablement remaniés, ont été publiés en volume sous le titre de La Conquête du Pain.

Ces travaux me forcèrent d’étudier plus à fond certains points de la vie économique des nations civilisées. La plupart des socialistes avaient dit jusqu’ici que les sociétés civilisées actuelles produisent beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour assurer le bien-être de tous. C’est seulement la répartition des richesses qui est défectueuse : et si une révolution sociale avait lieu, chacun n’aurait qu’à retourner à sa fabrique ou à son atelier, tandis que la société prendrait possession pour elle-même de la plus-value ou des bénéfices, qui vont actuellement aux capitalistes. Il me semblait, au contraire, que la production elle-même avait pris sous le régime de la propriété privée une fausse direction, qui l’empêche de fournir en quantité suffisante tout ce qui est nécessaire à la vie. Aucun de ses produits n’excède la quantité nécessaire au bien-être de tous ; et la surproduction, dont on a tant parlé, signifie seulement que les masses sont trop pauvres pour acheter même ce qui est considéré comme nécessaire pour vivre convenablement. Mais dans tous les pays civilisés, la production, tant agricole qu’industrielle, devrait et pourrait être considérablement accrue afin d’assurer à tous une vie d’abondance. Cela m’amena à rechercher quelles peuvent être les ressources de l’agriculture moderne, et quelle est la méthode d’éducation qui serait susceptible de permettre à chacun de se livrer en même temps à un travail manuel, sain et intéressant, ainsi qu’à un travail intellectuel. J’ai développé ces idées dans une série d’articles parus dans le Nineteenth Century et publiés depuis en volume sous le titre de Fields, Factories and Workshops.

Une autre grave question attira mon attention. On sait à quelles conclusions la formule de Darwin, « The Struggle for Existence » (La lutte pour l’existence) a entraîné la plupart de ses disciples, même les plus intelligents d’entre eux, comme Huxley. Aujourd’hui il ne se commet pas d’infamie dans la société civilisée ou dans les relations des blancs avec les races dites inférieures, ou des « forts » avec les « faibles », qui ne trouve son excuse dans cette formule.

Déjà pendant mon séjour à Clairvaux je sentais la nécessité de réviser complètement la formule de la lutte pour l’existence, en elle-même et dans son application aux affaires humaines. Les essais faits dans ce sens par quelques socialistes ne m’avaient pas satisfait, lorsque je trouvai dans une conférence faite par le professeur Kessler, zoologiste russe, un commentaire excellent de la loi de la lutte pour la vie. « L’appui mutuel, disait-il dans son discours, est aussi bien une loi de la Nature, que la lutte réciproque ; mais pour l’évolution progressive de l’espèce, la première est de beaucoup plus importante que la seconde. »

Ces quelques mots — qui n’étaient malheureusement illustrés que par quelques exemples (Siévertsov, le zoologiste dont j’ai déjà parlé dans un précèdent chapitre, en ajouta un ou deux autres) — ces quelques mots étaient pour moi la clef de tout le problème. Lorsque Huxley publia en 1888 son article atroce, The Struggle for Existence : a Program, je résolus de réunir sous une forme lisible les matériaux que j’avais accumulés pendant deux ans et de présenter les objections que j’avais à faire à sa façon de concevoir la lutte pour la vie parmi les animaux comme aussi parmi les hommes. J’en parlai à mes amis. Mais je m’aperçus que la « lutte pour la vie », interprétée comme un cri de guerre de « malheur aux faibles », et élevée à la hauteur d’une « loi naturelle » consacrée par la science, avait jeté en Angleterre de si profondes racines qu’elle était presque devenue un article de foi. Deux personnes seulement m’encouragèrent à m’élever contre cette fausse interprétation des faits naturels. L’éditeur du Nineteenth Century, M. James Knowles, comprit aussitôt, avec son admirable perspicacité, l’importance de la question et il m’encouragea avec une énergie vraiment juvénile à tenter la chose. L’autre était H. W. Bates, l’auteur du « Voyage dans la région de l’Amazone », dont Darwin a dit dans son autobiographie qu’il était un des hommes les plus intelligents qu’il ait rencontrés, et qui, on le sait, a travaillé pendant de longues années à recueillir les faits sur lesquels Wallace et Darwin basèrent leurs grandes généralisations. Il était secrétaire de la Société de Géographie, et je le connaissais. Quand je lui fis part de mon intention, il en fut ravi et me dit : « Oui, il faut que vous écriviez cela. C’est cela le vrai Darwinisme. C’est une honte quand on songe à ce qu’ils ont fait des idées de Darwin. Écrivez votre livre et quand vous l’aurez publié, je vous écrirai une lettre dans ce sens que vous pourrez rendre publique. » Je n’aurais pu souhaiter de meilleur encouragement et je commençai le travail qui fut publié dans le Nineteenth Century sous les titres de Mutual Aid among Animals, among Savages, among Barbarians, in the Medieval City, et among Ourselves (L’appui mutuel chez les animaux, chez les sauvages, chez les barbares, dans la vie d’une cité au moyen âge, et chez nous.) Malheureusement je négligeai de soumettre à Bates les deux premiers articles de cette série, consacrés aux animaux, qui furent publiés alors qu’il vivait encore. J’espérais avoir bientôt achevé la deuxième partie du travail, sur l’appui mutuel chez les hommes, mais il me fallut plusieurs années pour le terminer et Bates mourut dans l’intervalle. Les recherches que je dus faire au cours de ces études pour me familiariser avec les institutions de la période barbare et celles des cités libres du moyen âge, m’entraînèrent à faire d’autres recherches intéressantes, à savoir sur le rôle joué par l’État durant les trois derniers siècles, lors de sa dernière incarnation en Europe. Et d’un autre côté, l’étude des institutions de secours mutuel aux différents âges de la civilisation m’amena à rechercher comment s’est produite dans l’humanité l’évolution des idées de justice et de moralité. J’ai résumé ces deux travaux dans deux conférences, l’une sur l’État et son rôle historique, et l’autre, en anglais, Justice and Morality.

Pendant les dix dernières années le développement du socialisme a pris en Angleterre un nouveau caractère. Ceux qui ne tiennent compte que du nombre des assemblées socialistes et anarchistes tenues dans le pays et du nombre des auditeurs attirés par ces assemblées, sont portés à conclure que la propagande socialiste est actuellement en décadence. Et ceux qui jugent de ses progrès par le nombre de voix données à ceux qui briguent un mandat socialiste au Parlement, aboutissent à cette conclusion que la propagande socialiste est actuellement sur le point de disparaître en Angleterre. Mais on ne peut juger de la profondeur et de l’extension des idées socialistes par le nombre de personnes qui viennent aux réunions, et encore moins par le nombre de voix accordées à ceux qui inscrivent plus ou moins les revendications socialistes sur leur programmes électoraux, surtout en Angleterre. En réalité, des trois systèmes de socialisme, formulés par Fourier, Saint-Simon et Robert Owen, c’est le système de ce dernier qui prévaut en Angleterre et en Écosse. Par conséquent, ce n’est pas tant par le nombre des meetings ou des voix socialistes que l’on peut juger de la puissance du mouvement, que par l’infiltration des idées socialistes dans le Trade- unionisme, dans le mouvement coopératif et dans ce qu’on appelle le mouvement socialiste municipal, ainsi que par l’infiltration générale des idées socialistes dans tout le pays, — vague ici, consciente ailleurs, mais servant toujours de critérium pour apprécier les faits économiques et politiques.

Considérée à ce point de vue, l’idée socialiste a pris en Angleterre une extension considérable, en comparaison de ce qu’elle était en 1886 ; et je n’hésite pas à dire que cette extension est immense en comparaison de ce qu’elle fut de 1876 à 1882. Je puis ajouter aussi que les efforts incessants des petits groupes anarchistes ont contribué à développer et à répandre les idées de suppression de tout gouvernement, de droits individuels, d’organisation locale et de libre association, — en opposition avec celles de la toute-puissance de l’État, de centralisation et de discipline, qui dominaient il y a vingt ans. Nous pouvons dire que nous n’avons pas perdu notre temps.

L’Europe tout entière traverse en ce moment une très mauvaise période de développement du militarisme. C’était une conséquence inévitable de la victoire remportée sur la France en 1871 par l’empire militaire germanique, grâce à son système de service obligatoire. Beaucoup de personnes avaient dès cette époque prévu et prédit ce qui arriverait — et Bakounine l’avait annoncé d’une manière particulièrement saisissante. Mais un contre-courant commence déjà à se manifester dans la vie moderne.

Les idées communistes, dépouillées de leur forme monastique, ont pénétré en Europe et en Amérique, et leur propagation a été immense pendant les vingt-sept années que j’ai pris une part active au mouvement socialiste et que j’ai pu observer leur développement progressif. Quand je songe aux idées vagues, confuses, timides, exprimées par les ouvriers aux premiers congrès de l’Association Internationale des Travailleurs, ou qui avaient cours à Paris pendant la Commune, même parmi les hommes d’initiative les plus réfléchis, et que je les compare à celles qui dominent aujourd’hui chez un grand nombre d’ouvriers, je dois avouer qu’elles me semblent représenter deux mondes absolument différents.

Il n’y a pas de période dans l’histoire, à l’exception peut-être de la période révolutionnaire du douzième et du treizième siècle, qui aboutit à la formation des communes du moyen âge, pendant laquelle les idées sociales existantes aient subi une transformation aussi profonde. Et maintenant, dans ma cinquante-septième année, je suis plus profondément convaincu que je ne l’étais il y a vingt-cinq ans, qu’un heureux concours de circonstances fortuites peut déterminer en Europe une révolution beaucoup plus importante et tout aussi étendue que celle de 1848 ; non pas dans le sens d’une simple guerre entre différents partis politiques, mais d’une transformation rapide et profonde de l’édifice social. Et je suis convaincu que quel que soit le caractère que revêtira un pareil mouvement dans différents pays, il se manifestera partout une intelligence beaucoup plus profonde des changements sociaux, devenus nécessaires, que n’en ont jamais montré les six derniers siècles écoulés. D’autre part la résistance que ce mouvement rencontrera de la part des classes privilégiées n’aura probablement pas le caractère d’obstination aveugle, qui a rendu si violentes les révolutions du passé.

Cet immense résultat était bien digne des efforts faits dans ces trente dernières années par tant de milliers d’hommes et de femmes de tous les pays et de toutes les classes de la société.


FIN