Titre: Les petits expédients
Auteur·e: Kropotkine Pierre
Sujet: socialisme
Date: 1895
Source: Consulté le 31 décembre 2016 de fr.wikisource.org
Notes: Les temps nouveaux n°7 (15-21 juin 1895).

Il se produit, disions-nous, un temps d’arrêt dans le développement du socialisme. Il ne s’agit plus de grossir seulement les rangs de ceux qui se disent socialistes et qui désirent vaguement, dans un avenir plus ou moins éloigné, la « socialisation des moyens de production ». Pour marcher de l’avant, il faut préciser ce que l’on entend par « socialisation », et se prononcer nettement sur la façon d’y arriver.

Sans cela, il y aura arrêt dans le développement ultérieur du socialisme, et nous en voyons déjà les signes partout : dans la presse indépendante, dans les discussions de tous les jours entre travailleurs, dans leurs appréciations de ce qui s’est fait jusqu’à ce jour, dans leur attitude indécise concernant les diverses fractions socialistes.

Et cependant, on continue à nous dire que l’essentiel, pour le moment, n’est nullement de se prononcer sur ce que l’on entend par révolution sociale. — « Vu l’état arriéré des esprits dans la grande masse des travailleurs, vu l’indifférence du grand nombre, bornons-nous ― disent les socialistes — à grouper pour le moment, à organiser les masses sur un principe général très vague — l’affirmation des droits du prolétaire, — mais surtout sur le terrain de questions secondaires pratiques, telles que la journée de travail, la protection légale du travailleur, et, avant tout, la conquête des pouvoirs publics dans l’État. C’est le moyen d’attirer le grand nombre, de faire leur éducation. »

Mais, nous demandons très sérieusement, à ceux qui suivent ce « plan de campagne », qu’est-ce qu’ils préparent ainsi, si ce n’est l’avilissement des caractères, le désespoir ou même le dégoût, chez l’ouvrier ? Que doit-il penser du socialisme, lorsque, après l’avoir attiré sous le drapeau rouge par des promesses de reprise du patrimoine humain pour l’humanité, après lui avoir demandé tant de sacrifices au nom de ce grand idéal, on lui déclare que cet idéal sera pour les siècles à venir, et que lui doit s’occuper seulement d’alléger sa servitude de salarié du capital et d’esclave de l’État ?

Aux grands jours de fêtes du travail, lorsque les masses marchent avec leurs drapeaux dans un parc ou sur une place publique, lorsqu’elles s’entassent dans les salles de meetings, — l’ouvrier étouffe les pensées amères que l’on fait surgir dans son cerveau par cette contradiction. L’enthousiasme grandit lorsque les foules se pressent, au son de leurs fanfares, autour des drapeaux. On acclame l’orateur socialiste qui chauffe l’enthousiasme par les mots de « grandeur du travail », de « marche victorieuse vers l’avenir » et ainsi de suite — qui ont remplacé ceux de patrie et de grandeur nationale chez le Gambetta socialiste. Mais, rentré chez lui après une journée de fatigue, le travailleur se demande où l’on en est après tout ce déploiement d’emblèmes et ces grands mots qui font si bien palpiter les coeurs, ― et il constate que l’on piétine sur place sans avancer ni en fait ni en idée.

Prenons, par exemple, cette question de journée de huit heures, qui a fait dernièrement les frais de tant de discours.

Les travailleurs américains, anglais et belges ne confondaient pas leur journée de huit heures avec la question sociale. Ils voulaient seulement arracher, ne fût-ce qu’une poignée de laine, à la brebis galeuse. L’arracher, non quémander. Un peu d’union dans les grèves, un peu d’énergie, une grève plus ou moins générale, et ils obtenaient une réduction de leurs journées de travail.

On a voulu en faire une partie de la question sociale, un acheminement vers sa solution !… Lorsque l’on travaillerait huit heures au lieu de dix, — dix ouvriers trouveraient du travail là où huit seulement en trouvent aujourd’hui. Le chômage allait disparaître ! Et puis, la journée de huit heures ne devait pas être obtenue de fait : elle devait être un don de l’État, et, pour amener le gouvernement à ces bonnes dispositions, il fallait des députés ouvriers aux parlements. On fouillait l’histoire pour prouver, au rebours de l’évidence, que jamais une amélioration, pas même une amélioration temporaire, dans les conditions du travail salarié ne pouvait être obtenue par les grèves sans que l’État intervînt par la loi. Enfin, tout le mouvement ouvrier du 1er mai, dans lequel on aurait dû voir un réveil général des travailleurs, été circonscrit dans la journée de huit heures, — légale, s’il vous plaît, pas autrement.

Et voilà que, bien avant de se rapprocher légalement des « Trois-Huit » (huit heures de travail, huit de sommeil et huit de loisir), des capitalistes intelligents et quelques administrations ont déjà introduit les huit heures dans leurs usines, et l’on peut déjà en apprécier les résultats.

Les chemins de fer ont certainement augmenté, jusqu’à un certain point (mais pas dans la proportion prédite), leur personnel, tout en exigeant d’ailleurs de chacun un travail beaucoup plus intense qu’auparavant. Quant aux usines, les capitalistes eux-mêmes apprécient les résultats en ces termes :

« J’ai réduit — nous dit tel « boss » américain — la journée à huit heures, et, sans même avoir amélioré les machines, j’obtiens de mes ouvriers en huit heures le même travail qu’ils faisaient auparavant en dix heures, ce qui me fait un gain net de tant et tant sur les frais généraux. »

Parfaitement ! C’est juste ce que les anarchistes ont toujours dit en parlant du gaspillage incroyable de travail humain qui se fait aujourd’hui sous le régime tant vanté de l’intérêt personnel. Certainement, on peut produire en huit heures ce qui se produit dans les usines patronales en dix heures ! Et avec quelques améliorations en plus, on le ferait même en six heures !

Seulement… puisque l’ouvrier augmente l’énergie de son travail, et puisque son travail devient d’autant plus nerveux et cérébral, il s’ensuit qu’il sort de l’usine tout autant, sinon plus fatigué après huit heures de travail qu’autrefois après dix heures d’usine.

Seulement… puisque l’usine demande maintenant des hommes capables de donner en huit heures ce que l’on obtenait autrefois en dix heures, la sélection des travailleurs les plus jeunes, et le renvoi de tous ceux qui dépassent la quarantaine, se fait bien plus strictement qu’auparavant. — Que les vieux et les faibles aillent mourir sur le pavé !…

Ceci, sans parler des usines vieux type qui doivent se fermer devant la concurrence de celles qui sont mieux organisées.

Si bien que ce prétendu « pas vers la solution de la question sociale » n’est qu’un moyen d’augmenter l’intensité du travail, toujours au profit de l’exploiteur…

Eh bien, le travailleur le sait, il l’apprend, il le prévoyait souvent. Que pensera-t-il donc de ceux qui lui ont fait rêver un règne d’or « pour chauffer l’enthousiasme », qui l’ont trompé sous prétexte de faire son éducation ?

Analysez bien chacune des « questions secondaires », soit en économie sociale, soit en politique, dont on a grandi à dessein l’importance pour en faire un moyen d’agitation, et dans chacune vous retrouvez le même fonds : tromperie, désillusion !

Et puisque la vie actuelle se charge bien vite de donner le démenti aux exagérations, l’ouvrier se voit bientôt dégoûté par toutes ces questions à côté, vers lesquelles on dirige son attention sous ce prétexte qu’il n’est pas mûr pour comprendre la grande question sociale ; il s’aperçoit qu’en réalité on évite simplement d’approfondir en quoi doit consister la « socialisation des moyens de production » qu’on lui a promise et quels sont les procédés nécessaires pour y arriver. Le dégoût saisit l’ouvrier pensant, et il se demande si ce socialisme n’est pas aussi un leurre comme la religion, le patriotisme, le radicalisme, etc., dont on parlait à ses pères.

Et puis, le temps presse… Qui peut répondre que d’ici douze mois, deux ans, nous n’aurons pas la révolution sur les bras, tout comme le peuple de Paris l’a eue au 18 mars, au moment où les révolutionnaires les plus en contact avec les masses se disaient qu’il n’y avait plus rien à faire à Paris ? Qui peut nous répondre que la période révolutionnaire ne sera pas ouverte d’ici un an à Rome, à Berlin, à Paris, à Vienne, à la chute d’un Crispi ou d’un Guillaume, à la suite d’une crise industrielle aiguë, ou bien de quelque défaite dans une guerre européenne ? Et pour peu qu’une révolution politique éclate n’importe où sur le continent, il est certain que la question sociale y sera posée dans toute sa grandeur, comme elle le fut à Paris en 1848.

Et que prépare-t-on, si ce n’est des journées de juin ou de mai, des défaites ouvrières noyées dans le sang sous les obus à la dynamite et la mitraille crachée à la vapeur, — quand on cache soigneusement à l’ouvrier la gravité du moment historique que nous traversons, la tâche immense qu’il aura à accomplir, lui-même, de ses propres forces, dans la révolution, s’il tient à en sortir, non pas sur un brancard porté à la fosse commune, non pas comme un forçat à Cayenne ou aux Philippines, mais après avoir préparé un meilleur avenir pour l’humanité ?