Titre: Individus ou citoyens
Auteur·e: Machete
Sujets: citoyen, individu
Date: 2008
Source: Consulté le 14 octobre 2016 de anarchroniqueeditions.noblogs.org
Notes: Paru dans Machete n°1 (janvier 2008), apériodique anarchiste. Publié sous forme de brochure par Anar'chronique Editions.

« Etaient et sont des "hommes sans monde" ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur (…) un monde pour lequel ils sont pensés, utilisés et "là" mais dont les standards, les objectifs, la langue et le goût ne sont pas les leurs, ne leur ont pas été donnés. » (Günther Anders)

Individus sans monde, nous sommes seuls avec nous-mêmes

Nos critiques, secouant la tête devant nos maigres résultats, nous reprochent d’être peu disponibles. Mais au final, avouons-le, on s’ennuie . Se peut-il qu’il n’y ait pas pour nous aussi un petit coin de soleil ? Si l’extrémisme est considéré par beaucoup comme une maladie infantile, il l’est en vertu de cette banalité : c’est seulement quand on est jeune qu’on se sent en mesure de refuser le monde, ce monde qui ne nous appartient pas. Quand on est plein de forces, avec tout le futur devant soi, on n’a peur de rien, ni des charges de la police ni de dormir à la belle étoile et encore moins de mépriser les compromis. Dans cette incessante jeunesse, tout paraît possible et à portée de main. Voilà pourquoi l’on n’accepte pas de donner sa vie en pâture aux comptables de la survie. On aime avec passion, on hait avec fureur. Et même si cette exubérance, cet orgueilleux amour de soi, a pour conséquence d’être mis au ban dans la solitude, peu importe ! Et puis, au fil des années, quelque chose intervient. Les énergies se consument, les provisions se réduisent, les munitions viennent à manquer, on s’aperçoit que l’on a bien peu de choses en main avec lesquelles affronter le reste de l’avenir.

Pendant ce temps l’hiver social avance, recouvrant le paysage de gel. D’une certaine manière, il faut y remédier. Être à l’écart de ce monde n’est pas si commode, peut-être que cela réchauffe parfois le cœur, mais pas les os. La communauté est aussi un lieu thérapeutique, en guérissant et éliminant la « déviance », mais quelle torpeur en son sein, comme on mange bien, comme on dort au chaud ! Et ainsi, peu à peu, par des mouvements presque inaperçus, on se rapproche de la polis. Si auparavant ce monde ne pouvait compter sur notre piété, s’il attirait toute notre hostilité, maintenant il peut compter sur notre compréhension : l’œil critique a laissé place au regard extatique, la parole tranchante a été remplacée par le discours persuasif. Et une fois rentrés dans la polis, il convient de perdre quelques anciennes habitudes et d’en acquérir de nouvelles. La vie en communauté exige le respect des horaires et de bonnes manières. Il faut savoir tolérer si l’on veut être tolérés. Il devient indispensable d’éviter ces comportements qui pourraient susciter l’indignation publique, et fermer l’œil devant les comportements peu opportuns des autres. « Celui qui fait a toujours raison », comme le dit un lieu commun répandu. C’est comme soutenir que « celui qui parle a toujours raison ». Ce que l’on évalue, ce n’est pas la qualité intrinsèque du mouvement ou de la parole, mais leur seule existence. Et pourtant le silence se révèle être d’or quand on ne sait que dire : mieux vaut se taire que de se laisser aller à un bavardage perpétuel et abrutissant. Alors pourquoi tant s’agiter quand on ne sait pas quoi faire ? Pourquoi se consacrer à l’activisme, à cet impératif de l’action, à cette mobilisation constante, omniprésente, qui certes remplit le vide de notre existence, mais sans lui donner un sens qui nous soit propre, autonome, qui porte le signe de la différence, de l’unicité qui est à l’origine de toute action véritable ?

Le fait est qu’en dehors des nuages philosophiques, on a horreur du « rien créateur », dans lequel on ne voit pas l’occasion d’atteindre la plénitude mais seulement les prémisses d’une chute dans le vide. Mieux vaut alors se fier au mouvement perpétuel de l’urgence des choses, là où il n’y a pas de temps pour réfléchir sur les fins parce qu’il faut penser à comment organiser les moyens. L’utopie est belle, mais vraiment peu pratique.

La pratique

En France, c’est ce qu’on appelle le citoyennisme, terme qui désigne un mouvement composé d’un archipel vaste et multiforme d’associations, de syndicats, de collectifs, de médias et de courants politiques, dont le but est de se battre pour le rétablissement de la « démocratie trahie ». Le fait que notre planète soit aux abois, du point de vue social, politique, économique et écologique, ce n’est plus un mystère pour personne de nos jours. Les citoyennistes attribuent la cause de cette situation au non-respect de la « volonté populaire », laquelle – une fois tombée entre les mains des politiciens assoiffés uniquement de pouvoir en connivence avec des affairistes avides uniquement de profit – se retrouverait négligée, manipulée, reniée.

Ennemis de ces politiciens et de ces affairistes (plus que du système social dont ils sont l’expression), les citoyennistes sont persuadés que la démocratie – dans sa forme la plus authentique, la plus rustique – est effectivement le meilleur des mondes possibles et qu’il est possible d’améliorer et de moraliser le capitalisme et l’Etat en s’opposant efficacement à leurs nuisances et abus les plus évidents. Mais à deux conditions : que cette démocratie s’exprime à travers une renaissance politique qui ait comme modèle plus l’Athènes de Périclès que la Florence de Machiavel, c’est-à-dire une plus grande participation directe des citoyens, lesquels devraient non seulement élire leurs représentants mais aussi agir constamment pour faire pression sur eux afin qu’ils appliquent réellement ce pour quoi ils ont été élus. Cette pression peut être exercée de manières très diverses, sans exclure ces actes de « désobéissance civile » qui suscitent tant de fiel chez les réactionnaires les plus grossiers et tant d’admiration à l’intérieur du mouvement.

Dans un certain sens, on peut affirmer que le citoyennisme naît de la désillusion. Dans sa variante la plus réformiste, une désillusion causée par la distance toujours plus grande entre ceux qui sont envoyés au Parlement et ceux qui restent dans la rue. Nombreuses sont les personnes honnêtes – c’est-à-dire convaincues que le pouvoir est ce qui crée et garantit la liberté, que le marché doit se baser sur des principes éthiques ou que les opérations militaires doivent respecter un code déontologique – qui ne se sentent plus représentées par une classe dirigeante accusée ouvertement de construire une caste privilégiée, d’être sourde aux intérêts des gens du commun, de se préoccuper uniquement du maintien de leurs propres places. Ces gens honnêtes croient fermement en l’Etat, en la nécessité de l’Etat, en l’utilité de l’Etat, en la justice inhérente à l’Etat, mais ils en sont momentanément déçus, considérant qu’aujourd’hui ils ne sont pas guidés par des politiciens compétents, honnêtes, corrects, loyaux. D’où leur défiance face aux politiciens professionnels, aux partis ou syndicats, mais sans abandonner la recherche de quelqu’un qui se révèle à la hauteur de leurs exigences.

Se sentant négligés, les citoyennistes se voient contraints de descendre dans la rue pour défendre leurs « droits ». Leurs luttes ont toujours des objectifs précis, elles se limitent à dire un NON sec à un projet étatique déterminé qui met en danger leur santé, sans vouloir le moins du monde remettre en question l’organisation sociale qui l’a produit. Les instances radicales, les tensions subversives, ils n’y prêtent aucune attention. Eux, ce sont d’honnêtes citoyens, pas des « voyous » ni des « terroristes ». Il va de soit que, même s’ils sont prêts à accomplir des actes officiellement « illégaux » comme des blocages de rues, ils sont les ennemis déclarés de la violence. Ils ne supportent ni la matraque du flic qui réprime, ni le sabotage du rebelle qui s’insurge. Les seuls usages de la force qu’ils acceptent sont ceux contrôlés, minimes, intégrés, qu’ils réalisent de temps en temps, c’est-à-dire ceux qui visent à attirer l’attention de la partie adverse, donc des autorités. Des manifestations de force qui peuvent aussi parfois être très spectaculaires, mais qui n’empêcheraient pas ceux qui les accomplissent de se présenter un autre jour aux élections présidentielles. Dans sa variante la moins réformiste, le citoyennisme est le fruit de la désillusion face à une révolution dont le projet historique s’est révélé être un échec. Ce projet visait, dans ses principales bien que diverses expressions, une réappropriation des moyens de production capitalistes par le prolétariat. Dans cette optique le prolétariat se percevait comme l’authentique artisan de la richesse sociale, dont la jouissance revenait pourtant au bénéfice exclusif de la bourgeoisie : au prolétariat la fatigue du semis, à la bourgeoisie les fruits de la récolte. Sur une telle base, le changement social ne pouvait être considéré que comme la suppression pure et simple de la classe usurpatrice. C’est pourquoi l’accroissement des forces productives était vu comme un pas en avant sur le chemin vers la révolution, accompagnant ce mouvement réel par lequel le prolétariat se constituait comme futur sujet révolutionnaire qui aurait réalisé le communisme et l’anarchie. L’échec de cette perspective a commencé à pointer le bout de son nez durant la première moitié du vingtième siècle avec l’échec des révolutions en Russie, en Allemagne et en Espagne. La dernière secousse a été le mai 68 français, qui a ouvert une autre décennie d’âpres luttes sociales. Les années 80′ ont mis fin au dernier grand assaut du ciel, marquant le déclin irrémédiable et la disparition de ce projet de libération sociale, en concomitance avec ces restructurations du capital qui, en introduisant l’automatisation, mettaient fin à la centralité de l’usine et aux mythes qui lui étaient liés. Les orphelins de la révolution prolétarienne ont trouvé dans le citoyennisme une forme de protestation en mesure de les consoler dans leur deuil. Quelques-unes des idées qui y circulent, comme celle relative à la « répartition des richesses », proviennent directement du vieux mouvement ouvrier qui entendait gérer pour son propre compte le monde capitaliste. Derrière des concepts similaires, on peut entrevoir dans le citoyennisme un retour, une continuité et un dévoiement des idéaux d’une époque. C’est ce qu’on appelle « l’art d’accommoder les restes ».

Qu’il s’agisse de bourgeois illuminés qui réclament plus de transparence dans les affaires publiques, ou de prolétaires déçus qui veulent combler le vide laissé par la chute du mur de Berlin, le fait est que les citoyennistes, ne pouvant avoir une pensée unique, ont au moins une idée en commun : un autre Etat est possible. Si au sein de cette vaste nébuleuse il est possible de trouver tant d’âmes, parfois même contradictoires, c’est parce que le citoyennisme exprime une forme intégrée de contestation qui espère pouvoir rééquilibrer les dysfonctionnements du système ou réajuster les dérives à travers une meilleure participation des citoyens. De cette manière le citoyennisme réussit à être transversal, à maintenir ensemble contestation et collaboration. La contestation encourage la collaboration, et la collaboration gratifie la contestation. Cela explique son succès et son avenir certain. C’est la seule médiation qui consent à obtenir des « victoires » immédiates, bien que partielles, en composant avec les institutions.

Quelque chose a été perdu

En Italie le citoyennisme a fait ses premiers pas en Val Susa, avec la lutte contre le train à grande vitesse. A dire vrai, dans la vallée piémontaise, la lutte contre le TAV avait commencé dix ans auparavant d’une manière bien différente, avec des sabotages contre les premiers chantiers. De petites actions qui ont fait grand bruit dans les chroniques avec l’arrestation des responsables présumés, trois anarchistes dont il s’est avéré par la suite qu’ils étaient étrangers aux faits. Deux des trois se sont suicidés au cours de l’enquête. La clameur suscitée à l’époque par ces événements, suffisamment connus pour que nous n’ayons pas besoin de revenir dessus, a attiré l’attention sur les projets de l’Etat en Val Susa, engendrant un mouvement de protestation qui pendant quelques années – même en récoltant pas mal de sympathies – était resté majoritairement circonscrit à la sphère militante. Mais à partir de novembre 2005, avec le début effectif des travaux, ce mouvement a réussi à faire sauter les barrières, prenant un caractère de masse. Ce qui est arrivé en Val Susa a provoqué un enthousiasme général qui en a poussé beaucoup à estimer avoir enfin découvert la formule magique, celle qu’il suffisait de répéter dans d’autres contextes pour obtenir les mêmes résultats. De là la déferlante, dans toute l’Italie, de comités, d’assemblées, d’initiatives populaires contre les « nuisances » qui remplissent l’agenda du mouvement.

Mais quelle est l’idée qui se trouve derrière tout cet activisme effréné, qui en juillet 2006 s’est coordonné avec le Pacte de Solidarité et de Secours Mutuel ?

Les Comités, les Réseaux, les Mouvements, les Groupes associés à la Caravane NO TAV Venaus-Roma, réunis ici, dans la salle de la Protomothèque de Rome le 14 juillet 2006, d’un commun accord, décident de créer un RESEAU NATIONAL PERMANENT ET UN PACTE NATIONAL DE SOLIDARITE ET DE SECOURS MUTUEL pour affirmer dans notre pays :

  • le droit à l’information préalable et à la participation active des citoyens à toute opération que l’on souhaiterait réaliser sur les territoires où ils vivent, en en partageant les biens communs (eau, air, terre, énergie) ;

  • l’utilisation de systèmes de promotion et de consommation qui valorisent les ressources territoriales, minimisent les impacts environnementaux et les mouvements de marchandises et de personnes, et qui ne sont pas basés sur l’exploitation, en particulier dans les pays du Sud ;

  • l’ouverture d’un moratoire national sur la réalisation des grands travaux publics et sur la localisation des installations énergétiques (centrales à combustibles fossiles, incinérateurs classiques, à thermovalorisation, à gazification, à regazification, etc) en raison de l’absence d’un plan énergétique national, et pour empêcher que la logique des affaires de quelques-uns ne dévore les ressources de beaucoup d’autres.

  • l’urgence de la suppression de la Legge Obiettivo, de la Legge Delega Ambientale, de la Legge Sblocca Centrali, des Certificats Verts pour les incinérateurs et de la modification radicale du projet de loi sur l’énergie.

Sur ces bases, nous donnons vie à une Coordination Nationale (avec site web et courriel), constituée d’un représentant par organisation participante, et nous invitons tous les autres Comités, Réseaux, Mouvements et Groupes à se réunir dans ce Pacte National de Solidarité et de Secours Mutuel.

Le discours principal est celui de la création d’une « nouvelle » et « véritable » démocratie, c’est-à-dire le discours citoyenniste. Présenté par beaucoup comme un texte libertaire, ce texte du Pacte de Solidarité et de Secours Mutuel est un parfait exemple de document politique, caractérisé par l’ambiguïté de ceux qui jouent sur deux tableaux pour plaire à tous (et si voir de nombreux citoyens mettre un pied en dehors des institutions ne peut que nous réjouir, que dire des rebelles qui par solidarité ont mis un pied dans les institutions ?). Il y a des anarchistes qui exultent en lisant « le Pacte National de Solidarité et de Secours Mutuel n’est absolument pas une tentative d’infiltration en douce dans la politique de palais et n’entend pas se faire inviter dans les palais de la politique ; il n’a pas de gouvernements amis à qui se fier ; il ne donnerait carte blanche à aucun parti et ne compte pas suivre une voie qui le conduirait à devenir un tel parti », sans se rendre compte que cela n’est que l’affirmation de la nature transversale et lobbyiste du citoyennisme. Les citoyennistes sont des personnes équilibrées, elles ne veulent pas devenir un parti mais veulent exercer une certaine pression sur les partis. Elles savent bien que se battre dans l’arène politique n’est pas exempt de conséquences fâcheuses. Et la manière d’éviter ce risque est d’assumer la forme du groupe de pression qui se garde bien d’exercer le pouvoir directement. C’est pour cela qu’ils ne laissent « carte blanche » à personne, parce qu’ils ne veulent pas avoir d’interlocuteurs privilégiés. Quiconque les écoute peut faire l’affaire. C’est pourquoi le Pacte précise juste après qu’« Il ne fuit pas pour autant la politique et la confrontation, et sait distinguer ceux qui travaillent avec transparence de ceux qui cherchent à brider les luttes. Le modèle qu’il propose est en même temps l’unique méthode qu’il est prêt à accepter : celui de la participation active des citoyens. » Les citoyennistes ne fuient pas du tout la politique, non monsieur, ils ne veulent seulement plus être pris pour des cons : des engagements clairs… Loin de prôner l’abstentionnisme, ils prêchent la participation. Ce n’est donc pas un hasard si la contestation anti-Tav en Val Susa, évidemment encore trop enracinée dans le vieux monde, bien que capable d’affronter les forces de l’ordre ou de dévaster le tout jeune chantier de Venaus (moment de rupture qui a ensuite disparu de la narration pro-valsusa, préférant s’étendre sur de plus présentables assemblées populaires), s’est par la suite rassemblée dans les urnes, où la forte affluence enregistrée là-bas dans les bureaux de vote aux dernières élections a vu triompher cette gauche qui avait été la plus présente. Les affrontements et les barricades n’ont donc (pour l’instant ?) pas alimenté la révolte contre tous les partis, mais en ont favorisé certains.

Et si la présence nombreuse de subversifs en Val Susa a quand même donné à l’opposition au Tav une couleur particulièrement vive, les luttes qui ont suivi ailleurs semblent la plupart du temps se nourrir du charme des Grillo boys.[1] Par exemple à Vicenza, où une lutte est en cours contre l’agrandissement de la base militaire américaine. Les comités No dal Molin affirment expressément réclamer « le respect du programme de l’Union » et être nés contre « le projet qui du point de vue environnemental viole les directives déjà intégrées dans notre ordonnance 2003/35/CE », le tout pour « promouvoir le changement et pour affirmer un nouveau projet alternatif dans la défense des valeurs du bien commun et de la collectivité ». Leur nature d’aspirants gouvernants est telle qu’elle les amène à défendre leurs initiatives sous l’égide d’« AltroComune ». Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que ces Comités, auto-proclamés uniques représentants légitimes de la lutte contre la base militaire américaine, ont excommunié les auteurs de quelques sabotages advenus contre la base en avril dernier. Prendre leurs distances avec les faits n’était évidemment pas suffisant pour eux. Il n’est pas étrange non plus que soient invités à leurs campings payants n’importe quel con au pédigrée institutionnel , appelés à aboyer et à grogner au nom de la démocratie. On peut encore moins s’indigner si pendant les régulières manifestations de protestation qui défilent dans les rues de la ville militante, comme pendant celle du 15 décembre dernier, ils jouent le rôle de pompiers en venant s’opposer ouvertement aux manifestants qui ont l’intention de saboter la promenade prévue. Ce qui est étonnant, au contraire, c’est qu’après avoir soutenu les comités No dal Molin (dont le nom est déposé juridiquement !), publicisé leurs initiatives, exprimé leur solidarité, diffusé leurs mots d’ordre – après avoir évidemment perdu tout espoir en la possibilité d’une intervention autonome dans ce qui est une lutte contre la base militaire américaine et non pas la lutte No dal Molin, qui n’est que l’expression réformiste de cette lutte – certains espèrent provoquer un « virage » radical soudain par rapport à leurs objectifs (parmi lesquels figure la demande d’un moratoire, dont le principe a été promu à l’intérieur du mouvement justement par le Pacte de Solidarité et de Secours Mutuel, en partie reproduit plus haut).

L’équivoque

Comme nous l’avons déjà dit, le citoyennisme se présente comme une réaction politique par le bas à la dite « crise de la représentation ». Une réaction qui cherche à dépasser et à résoudre cette crise à travers de nouvelles formes de représentation. De ce point de vue, il se pose en héritier naturel des partis et syndicats dans la récupération des tensions plus radicales et subversives. Mais cela n’empêche pas que les contextes dans lesquels il se manifeste présentent des éléments extrêmement intéressants, car potentiellement chargés de perspectives favorables. Le médecin citoyenniste se montre en effet là où le malade politique agonise. Sa seule présence est à coup sûr un indice d’une opportunité d’action. En effet, alors qu’il est occupé à prescrire un remède pour soigner le mourant, ne pourrait-on pas profiter de la confusion pour administrer à ce dernier une saine euthanasie ? Il est donc compréhensible que de nombreux subversifs aient décidé d’intervenir dans ces situations de lutte dans l’intention de profiter de l’occasion, de radicaliser les objectifs citoyennistes, en les dépassant et en les mettant face à leurs propres contradictions. Mais de quelle manière ?

C’est une question qui a peut-être été sous-évaluée. Une telle hypothèse est la reproposition de la vieille théorie des « incidents de parcours ». Un mouvement, bien que né sur des bases réformistes, peut toujours dérailler et changer de cap. Après tout, plus d’une fois dans le cours de l’histoire on a pu remarquer que la banalité avait été le billet d’entrée des révolutions. C’est sans doute vrai mais… cela ne constitue pas un bon motif pour commencer à soutenir la banalité. Quant aux incidents de parcours, l’expérience historique enseigne que ceux qui les ont souvent et volontiers subis ont été les subversifs ; à force de fréquenter des mouvements réformistes pour les radicaliser, ils ont souvent fini par changer de cap eux-mêmes. Et cela est inévitable quand on s’adapte aux événements au lieu de tenter de les provoquer en soutenant ses propres idées (au risque de rester en marge de la « masse »). Malheureusement, cet aspect n’a jamais autant sauté aux yeux qu’aujourd’hui. L’insurrection de l’individu est mise de côté, aujourd’hui on soutient la démocratie directe du peuple, on prend part aux manifestations politiques plus ou moins massives qu’avant on appelait à déserter, on invite dans nos propres initiatives les enseignants professionnels du savoir séparé auparavant méprisés. On n’est plus fier de sa différence qualitative, mais de son identité quantitative. On n’émet plus de critiques radicales dans le but de déclencher des conflits, on se met à taire les jurons pour tomber d’accord.

En Val Susa, pour une fois depuis un temps immémorable, ce ne sont pas les subversifs qui ont suivi les luttes des « gens normaux », mais ce sont ces gens qui se sont unis aux subversifs dans les luttes. La présence des « masses » doit leur être un peu montée à la tête si, après avoir soutenu des années la nécessité de saisir l’aspect critique dans toute situation de lutte afin de la renforcer, dans le cas du Val Susa cela ne s’est pas produit, permettant la remise en circulation, pour donner quelques exemples, de deux cadavres conceptuels comme le « peuple » ou la « démocratie directe », dans leurs diverses déclinaisons idéologiques.

Et qu’est-ce c’est que le peuple ? C’est un ensemble de sujets caractérisés par la volonté de vivre sous un même système juridique. Le critère géographique n’est pas suffisant pour délimiter le concept de peuple, lequel a besoin d’une communauté d’intérêt et d’approuver le même droit. Le peuple est une identité politique et historique, qui a accès au récit et à la mémoire, a droit à des commémorations, à des manifestations et à des plaques en marbre. Le peuple est visible et dicible, structuré dans ses organisations, représenté par ses délégués, par ses martyrs, par ses héros. Ce n’est pas un hasard si son mythe a toujours été caressé par les autoritaires de tout poil, et s’il avait été abandonné depuis des décennies par les libertaires (au moins par les moins lobotomisés). Son exaltation désinvolte en Val Susa a eu comme conséquence l’apparition immédiate du syndrome du populisme. Par ce terme, on désigne généralement toute formulation politique basée sur le principe que la vertu résiderait dans le peuple – considéré comme une agrégation sociale homogène, dépositaire exclusif de valeurs positives, spécifiques et permanentes – et dans ses traditions collectives (le Val Susa comme terre de partisans…). Dans le populisme, l’élément rural prédomine souvent, puisque ceux qui sont restés au contact de la terre, des montagnes, regardent avec soupçon et hostilité ceux qui vivent en milieu urbain. Le populisme est œcuménique, il exclut tout conflit de classe puisqu’il considère le peuple comme une masse homogène. D’un point de vue historique, il tend à se diffuser idéologiquement dans les périodes de transition, ainsi que de fortes tensions entre métropoles et province à des moments où ont cours des processus d’industrialisation, parce qu’ils offrent un motif de cohésion et en même temps d’attrait et de coagulation. Les formules populistes ressurgissent toutes les fois où l’on assiste à une rapide mobilisation de vastes secteurs sociaux et à une politisation intensive en dehors des canaux institutionnels existants. L’appel à la force régénérante du mythe – et le mythe du peuple est le plus fascinant et le plus obscur en même temps, le plus immotivé et le plus fonctionnel dans la lutte pour le pouvoir – est aussi latent dans la société la plus organisée et complexe, prêt à se matérialiser dans les moments de crise.

Toutes ces caractéristiques sont bien présentes en Val Susa, exploitées par beaucoup de parties en cause, qui ne veulent pas laisser passer l’occasion appétissante d’une mobilisation générale avec certaines potentialités. Même du côté anarchiste on ne s’y est pas dérobés, en s’en remettant à ce populisme libertaire qui connaît d’illustres théoriciens et qui s’exprime majoritairement dans les assemblées populaires. A partir du Val Susa s’est en effet diffusé le sentiment que chaque individu peut avoir le contrôle sur les décisions qui déterminent le destin de notre société : il suffit de savoir discuter avec les autres. Cette conviction a amené à exhumer la démocratie directe, la politique entendue au sens hellénique, le mythe de l’agora – de l’espace civique dans lequel les citoyens peuvent se réunir informellement pour discuter, échanger des idées, s’engager dans des relations profitables, en vue de l’assemblée populaire où on devra affronter les questions communes dans le but d’arriver à un accord en direct, en face-à-face. En somme, ce que les militants anarchistes les plus poussifs et tristes définissent depuis des années comme la « sphère publique non-étatique ».

Ce n’est sûrement pas un hasard si le terme grec pour « assemblée » est ecclesia. Si on peut appeler la plus parfaite organisation de l’univers Dieu, alors le lien entre politique et religion est évident. Moins évidente est la force attractive qu’il peut exercer sur ceux qui ont l’intention de subvertir ce monde de fond en comble. L’aberration monstrueuse qui conduit les hommes à croire que le langage est né pour faciliter et résoudre leurs relations réciproques les conduit à ces rendez-vous collectifs, où l’on discute de comment affronter les choses de la vie. Qu’ensuite ces choses soient vécues de manière différente par les personnes présentes, qu’ensuite la discussion ne puisse pas être paritaire tant que les capacités des participants ne seront pas égales (qui en sait le plus et s’exprime le mieux domine l’assemblée), qu’ensuite la minorité n’ait pas de raison d’accepter la décision de la majorité… on ne doit le faire remarquer que quand on ne fréquente pas l’agora. A peine y mettons nous les pieds, peut-être poussés par les événements, que les vieilles perplexités se dissipent ; un miracle qui se vérifie d’autant plus facilement si l’on se découvre posséder une bonne « capacité oratoire ». Et pourtant, certains continuent de trouver odieux cet effort pour unir les individus dans une communauté, pour leur fournir quelque chose à partager, pour les rendre égaux. Parce que cela déborde d’hypocrisie. La même hypocrisie qui, après avoir négligé les esclaves qui permettaient aux grecs de délibérer sans interruption, après avoir décrété que la plèbe amorphe et anonyme était indigne de faire partie du peuple, aujourd’hui on se prépare à négliger le fait que les êtres humains ne peuvent s’agréger qu’à condition qu’ils renoncent à leurs mondes respectifs – mondes sensibles, sans supermarchés ni autoroutes, mais riches de rêves, de pensées, de relations, de paroles, d’amours.

Dans la raison politique, comme dans la foi religieuse, prédomine l’idée que l’égalité est le fruit de l’identité, de l’adhésion commune à une vision du monde. Nous sommes tous égaux parce que tous fils de Dieu, ou citoyens de la Société. La possibilité contraire n’est jamais envisagée, alors qu’elle est pourtant apparue au cours de l’histoire. Que l’harmonie générale de l’Humanité puisse naître de la division des individus poussée à l’infini. On est égaux soit si on est tous identiques, soit si on est tous différents. Dans l’assemblée qui rassemble tout le monde, on évoque la raison – le Logos – à travers la discussion. En parlant, en raisonnant, en argumentant, voilà que les problèmes fondent comme neige au soleil, les conflits s’aplanissent, les accords se concluent. Mais combien de compromis, combien de modération, combien de réalisme sont nécessaires pour arriver à un accord commun, pour découvrir soudain que nous sommes tous frères ?

Ainsi, après avoir tant critiqué la conviction que l’on pourrait se référer à une science de la transformation sociale, après avoir affirmé qu’il n’existe pas de lois qui régissent les événements sociaux, après avoir démenti l’illusion d’un mécanisme historique objectif, après avoir débarrassé le champ de tous les obstacles au libre-arbitre, après avoir chanté l’excès qui renie toute forme de calcul, voilà que l’on se retrouve à prendre un mètre pour mesurer les pas accomplis. On compte les participants à une initiative, on contrôle la couverture médiatique obtenue, on fait sans cesse des prévisions de bilan. Evidemment, les passions n’étaient pas si méchantes, les désirs n’étaient pas si effrénés, les intérêts n’étaient pas si éloignés.

On ne comprend pas non plus pourquoi la démocratie directe, de médiation entre les diverses forces en présence qui émergent au cours d’une rupture insurrectionnelle (comme cela a historiquement été le cas), devrait devenir un idéal à réaliser ici et maintenant en collaboration avec des syndicats, des conseillers et divers politiciens mis au pied du mur par les citoyens désabusés. La démocratie directe est une fausse bonne idée. Elle partage avec sa grande sœur, la Démocratie au sens large, le fétichisme de la forme. Elle considère que la manière d’organiser une discussion collective pré-existe à la discussion elle-même, et que cette méthode est valide n’importe où, n’importe quand, et pour tous les types de questions. Défendre la démocratie directe, l’opposer – en tant que démocratie « réelle » – à la « fausse » démocratie représentative, signifie croire que notre authentique nature peut être enfin révélée si on se libère des contraintes qui nous accablent. Mais se libérer de ces contraintes suppose une transformation telle qu’à la fin du processus nous ne seront plus les mêmes, ou mieux, nous ne serons plus ce que nous sommes dans cette civilisation basée sur la domination et l’argent. On ne peut pas arriver à l’inconnu par des chemins connus tout comme on ne peut pas arriver à la liberté par l’autorité. Au final, même en admettant la possibilité d’instaurer une démocratie directe effective, une objection continuerait à subsister : pourquoi diable une minorité devrait-elle s’adapter aux volontés de la majorité ?

Qui sait, peut-être est-il vrai que nous vivons dans un état d’exception permanent et terrible. Mais il ne s’agit pas de celui décrété par la domination à l’égard de ses propres règles – le droit est un pur mensonge inventé par le souverain, lequel n’est absolument pas tenu d’être cohérent avec ses propres mensonges – mais bien de celui de l’individu face à ses propres aspirations. C’est ne pas vivre comme on voudrait vivre. C’est ne pas affirmer ce que l’on voudrait affirmer. C’est ne pas agir comme on voudrait agir. C’est ne pas aimer qui on voudrait aimer. C’est devoir faire, jour après jour, des compromis avec le tyran qui condamne à mort nos rêves. Parce que là il ne s’agit pas de gagner ou de perdre (obsession typique du militant), mais de vivre la seule vie que l’on a à disposition, de la vivre à notre manière. De petits gestes et des paroles communes peuvent tenir ensemble des foules immenses et des places bondées : mais ces gestes, ces mots, ne peuvent-ils être cherchés en dehors de nous-mêmes que pour satisfaire un nouveau sentiment d’appartenance à une communauté ? A moins que l’on ne veuille donner carte blanche à l’individu seul pour ensuite lui dire qu’il ne s’agit que de papier toilette.

[1] Partisans de Beppe Grillo, ex-humoriste et leader politique fondateur du « Mouvement 5 étoiles », association très populiste et vue comme contestataire, ayant un assez grand succès électoral ces dernières années en Italie. NdT