Titre: La question du féminisme
Date: 1935
Source: http://theanarchistlibrary.org/library/lucia-sanchez-saornil-the-question-of-feminism
Notes: L’extrait suivant a été traduit de l’espagnol en anglais par Paul Sharkey, à partir de l’article de Lucia Sanchez Saornil, « La question de la femmes parmi nos rangs » publié, à l’origine, dans le journal de la CNT, Solidaridad Obrera, en septembre-octobre 1935.

Il ne suffit pas de dire :

« Nous devons cibler les femmes à travers notre propagande et les attirer dans nos rangs.”

Nous devons aller plus loin , beaucoup plus loin que cela. La grande majorité des camarades masculins — à l’exception d’une demie douzaine d’entre eux bien pensants — ont l’esprit infecté par les idées reçues bourgeoises les plus courantes. Même si ils pestent contre la propriété, ils ont foncièrement l’esprit de propriété. Même si ils fulminent contre l’esclavage, ils sont les plus cruels des « maîtres ». Même si ils déversent leur fureur contre le monopole, ils sont les monopolistes les plus purs et durs. Et tout cela provient de l’idée la plus fausse que l’humanité ait jamais réussi à concevoir. La prétendue « infériorité de la femme ». Une idée erronée qui est susceptible d’avoir retardé l’évolution de la civilisation pendant des siècles.

L’esclave le plus modeste, une fois franchi le seuil de sa maison, devient seigneur et maître. Son moindre caprice devient un ordre catégorique pour les femmes de son foyer. Lui qui, dix minutes plus tôt seulement, devait avaler la pilule amère de l’humiliation bourgeoise, se dresse comme un tyran et fait avaler à ces malheureuses créatures l’amère pilule de leur prétendue infériorité...

De temps à autre, j’ai eu l’occasion d’engager la conversation avec un camarade masculin qui m’était apparue comme plutôt sensible et que j’avais entendu souligner le besoin d’une présence féminine dans notre mouvement. Un jour, il y avait une conférence au Centre et je lui ai demandé :

« Et ta partenaire ? Comment se fait-il qu’elle n’assiste pas à la conférence ? »

Sa réponse me laissa sans voix.

« Elle a assez à faire en s’occupant de mes enfants et de moi. »

En une autre occasion, j’étais dans les couloirs du tribunal. J’étais en compagnie d’un camarade qui détenait un poste de responsabilités. D’une des pièces est sortie une avocate, peut-être celle d’un prolétaire. Mon compagnon lui jeta un long regard oblique et marmonna, un sourire narquois aux lèvres :

« J’enverrais balader des gens de cette sorte. »

Ces deux épisodes, en apparence si banale, en disent long sur une triste réalité.

Avant tout, ils nous disent que nous avons négligé quelque chose de très important : que, pendant que nous concentrions toute nos énergies dans le travail d’agitation, nous négligions l’aspect éducatif. Que notre propagande destinée à recruter des femmes ne devrait pas être dirigée vers les femmes mais vers nos camarades masculins. Que nous devrions commencer par bannir de leur esprit l’idée de supériorité. Que lorsque l’on dit que tous les êtres humains sont égaux, les « êtres humains » comprennent aussi les femmes, même si elles sont jusqu’au cou dans les travaux ménagers et entourées de casseroles et d’animaux domestiques. On doit leur dire que les femmes possèdent un intellect comme le leur et une vive sensibilité et une folle envie de progrès ; qu’avant de mettre de l’ordre dans la société, ils devraient le faire dans leurs propres foyers ; que ce qu’ils rêvent pour le futur — l’égalité et la justice — ils devraient le pratiquer ici et maintenant envers les membres de leurs propres familles ; qu’il est absurde de demander à une femme de comprendre les problèmes auxquels est confrontée l’humanité si il ne l’autorise pas d’abord à regarder en elle-même, si il ne s’assure pas que la femme avec qui il partage sa vie est consciente de son individualité, si, en clair, il ne lui accorde pas avant tout le statut d’individu...

Il existe de nombreux camarades masculins qui souhaitent honnêtement voir les femmes apporter leur pierre à la lutte ; mais ce désir ne provoque aucun changement dans leurs idées sur les femmes ; ils cherchent leur coopération comme un moyen d’envisager la perspective de la victoire, comme une contribution stratégique, en fait, sans s’accorder un moment pour penser à l’autonomie des femmes ou sans cesser de se considérer comme le centre de l’univers...

Une certaine réunion syndicale de propagande, à laquelle je participais, est gravée dans ma mémoire. Elle avait lieu dans une petite ville de province. Avant que ne commence la réunion, j’avais été accostée par un camarade, un membre du plus important comité local... A travers son enthousiasme débordant au sujet de la « vocation sublime » de la femme, se distinguait, clair et précis, l’argument brut avancé par Oken — qu’il ne connaissait sans doute pas, mais avec qui il était relié par le lien invisible de l’atavisme :

« La femme ne représente que le moyen, et non la fin de la nature. La nature n’a qu’une fin, qu’un objet : l’homme. »

...Il se plaignait au sujet de quelque chose qui était, autant que je pouvais le constater, les principaux motifs de satisfaction : Que les femmes avaient rompu avec la tradition qui les avait faite dépendante de l’homme et qu’elles intégraient le monde du travail à la recherche d’une indépendance économique. Cela le désolait et me réjouissait parce que je savais que le contact avec la rue et une activité sociale entraînerait un stimulus qui, ensuite, éveillerait la conscience de son individualité.

Sa récrimination avait été la récrimination universelle il y a quelques années de cela lorsque les femmes ont d’abord quitté la maison pour l’usine et l’atelier. Peut-on en déduire que cela a causé du tort à la cause du prolétariat ? L’intégration des femmes à la force de travail, coïncidant avec l’introduction de la machine dans l’industrie, a seulement intensifié la concurrence parmi la main d’œuvre et a conduit à une baisse sensible des salaires.

Si l’on s’en tient à une vision superficielle, nous pourrions dire que les travailleurs masculins avaient raison. Mais si nous voulions creuser un peu et explorer le fond de la question, nous découvririons que l’issue aurait pu être très différente si les travailleurs ne s’étaient pas laissés égarer par leur hostilité envers les femmes, basée sur quelque prétendue infériorité féminine...

Le combat a été mené sur la base de cette prétendue infériorité, des taux de salaire inférieurs ont été tolérés et les femmes exclues des organisations de classe au motif que le travail salarié n’était pas la vocation de la femme et, c’est sur cette base que s’est construite une compétition déloyale entre les sexes. L’idée de la femme, comme surveillante de la machine, s’accordait bien avec l’idée que l’on se faisait de l’esprit féminin à l’époque et donc, ils commencèrent à employer des femmes qui, convaincues de l’idée colportée à travers les âges qu’elles étaient inférieures, n’ont pas tenté de fixer des limites aux abus capitalistes. Les hommes se sont trouvés relégués aux tâches les plus dures et les plus spécialisées.

Si, au lieu de se comporter ainsi, les ouvriers avaient fait un peu de place aux femmes, en les encourageant et en les mettant sur le même niveau qu’eux, en les acceptant dès le début dans les organisations de classe, imposant aux patrons des conditions égales pour les deux sexes, le résultat aurait été radicalement différent. Dans un premier temps, leur supériorité physique leur aurait donné la priorité face à un employeur, puisqu’il lui aurait coûté la même chose d’employer une personne plus faible qu’une forte, et pour les femmes, leur désir d’évolution aurait été éveillé et, unies aux hommes dans les organisations de classe, ensemble, ils auraient pu faire de plus grands et rapides progrès sur le chemin de la libération...

A l’heure actuelle, la théorie de l’infériorité intellectuelle des femmes a été rendue obsolète ; un nombre important de femmes de toutes conditions sociales a fourni des preuves concrètes de la fausseté de ce dogme, disons, en démontrant l’excellent niveau de leurs talents dans tous les domaines de l’activité humaine...

Mais, alors que la route semblait se dégager, un nouveau dogme — cette fois avec un semblant de fondement scientifique — se dresse sur le chemin des femmes et érige de nouveaux remparts contre le progrès...

A la place du dogme de l’infériorité intellectuelle, nous avons maintenant celui de la différenciation sexuelle. Le point controversé n’est plus, comme il l’était un siècle auparavant, de savoir si la femme est supérieure ou inférieure ; l’argument est qu’elle est différente. Il ne s’agit plus d’une question d’un cerveau plus ou moins lourd ou d’un volume plus ou moins grand mais plutôt d’organes spongieux, appelés glandes sécrétoires, qui attribuent un caractère spécifique à l’enfant, déterminant son sexe et, par conséquent, son rôle dans la société...

D’après la théorie de la différentiation, la femme n’est ni plus ni moins qu’un utérus tyrannique dont les influences néfastes se font sentir jusque dans les coins les plus reculés du cerveau ; toute la vie psychique de la femme obéit à un processus biologique qui n’est que le processus de la gestation... La science a bidouillé les termes sans toucher à l’essence de cet axiome : « Naissance, gestation et mort. » La seule et unique perspective féministe.

Manifestement, on a tenté de formuler cette conclusion en l’enrobant d’éloges. On nous dit :

« La vocation de la femme est la plus élaborée et la plus sublime que la nature puisse offrir ; elle est la mère, la guide, l’éducatrice de l’humanité du futur. »

Mais le sens en est de diriger chacun de ses mouvements, sa vie entière, toute son éducation, vers ce seul objectif : le seul en cohérent avec sa nature, semble-t-il.

Nous avons donc maintenant les notions de féminité et de maternité réunies à nouveau. Parce qu’il apparaît que les sages n’ont pas trouvé un terrain d’entente ; à travers les âges, l’usage a été une éloge mystique de la maternité ; jusqu’ici, les louanges étaient réservées à la mère prolifique, celle qui donnait naissance aux héros, aux saints, aux rédempteurs ou aux tyrans ; à partir de maintenant, elles seront réservées à la mère eugénique, la conceptrice, la femme enceinte, la mère biologique immaculée...

J’ai dit que nous avions les notions de féminité et de maternité réunies, mais j’avais tort ; nous avons d’ores et déjà quelque chose de pire : la notion de maternité éclipsant celle de féminité, la fonction annihilant l’individu.

On pourrait dire que, à travers les différentes époques, le monde masculin a oscillé, dans ses rapports avec les femmes, entre les deux notions extrêmes de la putain et de la mère, entre l’abject et le sublime, sans s’arrêter à l’aspect strictement humain : la femme. La femme en tant que individu, rationnelle, douée de pensée, autonome...

La mère est le produit de la réaction masculine brutale contre la putain, qu’il voit en chaque femme. C’est la déification de l’utérus qui l’a hébergé.

Mais — et ne soyons pas scandalisés, parce que nous sommes entre anarchistes et notre engagement fondamental est d’appeler les choses par leur nom et de mettre à bas les idées erronées, aussi prestigieuses soient-elles — la mère comme atout pour la société n’a donc été que la manifestation d’un instinct, un instinct tout ce qu’il y a de plus virulent parce que la vie de la femme y a été réduit pendant des années ; mais un instinct, malgré tout, à l’exception de quelques femmes supérieures qui ont acquis le statut de sentiment.

La femme, au contraire, est un individu, une créature pensante, une entité plus complexe. En se focalisant sur la mère, on on cherche à bannir la femme alors que l’on pourrait avoir la femme et la mère, parce que la féminité n’exclut jamais la maternité.

Vous regardez de haut la femme comme une facteur déterminatif de la société, lui assignant le statut de facteur passif. Vous regardez de haut la contribution directe d’une femme intelligente, lui préférant celle peut-être inepte d’un homme. Je le répète : nous devons appeler les choses par leurs noms. Les femmes sont des femmes avant tout. C’est seulement si elles sont des femmes que vous aurez les mères dont vous avez besoin.

Ce que je trouve choquant, c’est que des camarades masculins, qui se définissent comme anarchistes, peut-être éblouis par le principe scientifique sur lequel le nouveau dogme prétend reposer, sont capables de le défendre. A leur vue, je suis assaillie par ce doute : si ils sont anarchistes, ils ne peuvent pas être sérieux, et si ils sont sérieux, ils ne peuvent pas être anarchistes.

Selon la théorie de la différentiation, la mère est l’équivalent de l’ouvrier. Pour un anarchiste, un ouvrier est avant tout un homme, et avant tout, la mère devrait être une femme. (Je parle au sens générique). Parce que, pour un anarchiste, l’individu vient avant tout...

Cela est peut-être regrettable mais les campagne pour une plus grande liberté sexuelle n’ont pas toujours été correctement comprises par nos jeunes camarades masculins, et, en de nombreuses occasions, ils ont attiré dans nos rangs un grand nombres de jeunes des deux sexes, qui se désintéressent totalement des questions sociales, et qui sont juste à l’affût d’aventures amoureuses. Il y en a certains qui ont interprété la liberté comme une invitation à l’excès et qui regarde chaque femme qui passe comme une cible pour leurs appétits...

Dans nos centres, rarement fréquentés par les jeunes femmes, j’ai remarqué que les conversations entre les sexes ne tournent jamais autour d’une question, encore moins d’un sujet lié au travail ; du moment où un jeune rencontre quelqu’un du sexe opposé, la question sexuelle les ensorcelle et l’amour libre semble être le seul sujet de conversation. Et j’ai constaté deux types de réponses féminines à cela. L’une, reddition instantanée à la suggestion ; dans ce cas, il ne faut pas longtemps pour que la femme se retrouve le jouet des caprices masculins et perde complètement toute conscience sociale. L’autre est le désenchantement : de sorte que la femme qui est arrivée avec des ambitions et des aspirations élevées, s’éloigne, désappointée et finit par quitter nos rangs. Seules, quelques femmes de caractère, qui ont appris à mesurer la valeur des choses par elles-mêmes, parviennent à surmonter cela.

Quant à la réponse des hommes, elle est toujours la même, malgré son éducation sexuelle tant vantée, et cela est évident lorsque, dans ses différents démêlés amoureux avec la femme qu’il considère comme une « camarade », la figure du Don Juan se transforme en Othello, et la femme — sinon le couple — est perdue pour le mouvement...

Mon opinion réfléchie, en définitif, est que la résolution de ce problème dépend uniquement de celle de la question économique. De la révolution. Et de rien d’autre. Tout autre chose signifierait nommer le même vieil esclavage par un nouveau nom.