ICONOCLASTE

      ICONOCLASTE

      IDEAL

      IDEAL

        Idéal bourgeois ou idéal capitaliste.

        L’Idéal anarchiste.

      IDEALISME

      IDEALISME (et matérialisme)

      IDÉE

      IDEE

      IDEE GENERALE de la Révolution au XIXème siècle

      IDENTITÉ

      IDÉOLOGIE

      IDIOME

      IDO

        Historique du mouvement Idiste.

        Chez les Anarchistes.

      IDOLÂTRIE

      IGNORANCE

      IGNORANCE

      IGNORANTIN

      IGNORANTISME

      ILLÉGALISME

      ILLÉGALISME (Le vol)

      ILLÉGALISME

      ILLÉGALISME

      ILLÉGALISME (Son aspect, sa pratique et ses aboutissants.)

      ILLÉGITIME

      ILLOGIQUE

      ILLUSION

      IMAGINATION

      IMBROGLIO

      IMITATION

      IMMIGRATION

      IMMISCER (S’)

      IMMORALITE

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      IMMUNITE

      IMPARTIALITE

      IMPARTIALITE

      IMPASSIBILITÉ

      IMPERIALISME

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      IMPONDERABLE

      IMPOPULARITE

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      IMPOT

      IMPRECATION

      IMPREGNER

      S’IMPREGNER

      IMPRESSION

      IMPRIMERIE

        Historique

        Technique

        Législation

      IMPROVISER

      IMPUDENCE

      IMPULSIF

      IMPULSION

      IMPUNITÉ

      IMPUTATION

      INACTION

      INAMICAL

      INAMOVIBILITE

      INCAPACITÉ

      INCARCERATION

      INCARNATION

      INCOHERENT

      INCOMPATIBILITE

      INCOMPREHENSION

      INCONSCIENCE

      INCONSEQUENCE

      INCONSISTANCE

      INCORRUPTIBLE

      INCREDULITE

      INDEFINI

      INDEPENDANCE

      INDEX

      INDIGENCE

      INDIGENE

      INDISCIPLINE

      INDIVIDU, INDIVIDUALISME

      INDIVIDUALISME

      INDIVIDUALISME (Anarchisme altruiste)

      INDIVIDUALISME (Anarchisme-égoïste)

      INDIVIDUALISME (Anarchisme-harmonique)

      INDIVIDUALISME (Anarchisme individualiste)

      INDIVIDUALISME (Mon)

      INDIVIDUALISME (Socialisme-individualiste)

      INDIVIDUALISME (Socialisme-rationnel)

      INDIVIDUALISME (ou Communisme ?)

      INDIVIDUALISME (Éducation)

      INDULGENCE

      INDUSTRIALISME

      INEGALITE

      INERTIE

      INFAILLIBLE

      INFAMIE

      INFAMANT

      INFANTICIDE

      INFANTICIDE

      INFECTION

      INFERIORITE

      INFIDÈLE, INFIDÉLITÉ

      INFILTRATION

      INFINI

      INFIRMITÉ

      INFLUENCE

      INFRACTION

      INGENIEUX

      INGERENCE

      INHUMAIN, INHUMANITE

      INHUMATION

      INHUMER

        Législation

      INIMITIE

      INITIATION

      INITIATIVE

      INJURE

      INJUSTICE

      INNÉITÉ

      INNOCENCE

      INNOVATION

      INNOVATION

      INOPERANT (ANTE)

      INQUISITION

      INSATIABLE

      INSENSIBILITE

      INSIGNE

      INSINUATION

      INSOCIABILITE

      INSOUMIS, INSOUMISSION

      INSPIRATION

      INSTABILITE

      INSTAURATION

      INSTIGATION

      INSTINCT

      INSTITUTION

      INSTRUCTION

      INSTRUCTION POPULAIRE

      INSURRECTION

      INTANGIBLE

      INTELLECT

      INTELLECTUEL

      INTELLIGENCE

      INTEMPERANCE

        1° Point de vue matériel.

        2° Point de vue intellectuel.

      INTENSITE

      INTERDICTION

      INTERET

      INTERET

      INTERET GENERAL

      INTERMEDIAIRE

      INTERNAT

        INTERNAT

      INTERNATIONAL

      INTERNATIONALE SYNDICALE

        Fédération internationale syndicale d’Amsterdam

        Internationale Syndicale Rouge

        L’Association Internationale des Travailleurs

        La guerre et le militarisme

      INTERNATIONALISME

      INTERNEMENT

      INTERPELLATION

      INTERPOLATION

      INTERPRETATION

      INTERRUPTION

      INTERVENTION

      INTERVIEW

      INTIMIDATION

      INTOLÉRANCE

      INTRANSIGEANCE

      INTRIGUE

      INTRINSEQUE

      INTUITION

      INTUITION

      INTUITION

      INVASION

      INVENTAIRE

      INVENTION

      INVENTION

      INVERSION SEXUELLE (Homosexualité, Uranisme)

      INVESTITURE

      INVINCIBLE

      INVIOLABILITE

      IRONIE

      IRREDUCTIBLE

      IRREGULIER

      IRREGULIER (l’) (et l’Anarchiste)

      IRRESOLUTION

      IRRESPONSABILITE

      ISRAELITE

      ISRAELITE

      IVRESSE

        A. — IVRESSE TOXIQUE.

        B. — IVRESSE PASSIONNELLE.

ICONOCLASTE

n.et adj. (de eikôn, image, et klasein, briser)

Signifie proprement briseur d’image. (L’appellation d’image s’appliquait, dès l’antiquité, à toutes les figures peintes ou sculptées). Il désigne particulièrement les personnes ou les sectes opposées à l’adoration des images et en poursuivant la destruction. L’iconoclastie appartient de ce fait à l’histoire des religions qui ont admis et pratiqué le culte des images et à toutes les manifestations qui en ont poursuivi, à travers le temps, les apparentements religiosâtres…

La loi de Moïse proscrivait, pour leurs réminiscences païennes, les hommages aux représentations de la divinité. Elle tentait ainsi d’atteindre toutes les dispersions dites idolâtres qui, du fétichisme au sabéisme et à leurs multiples dérivés, montaient jusqu’à l’anthropolâtrie et l’invocation des esprits. Les anathèmes et les injonctions du Décalogue visaient dans le polythéisme les formes qui, par leur épuration relative, menaçaient le plus l’unité nouvelle, risquaient, par, la confusion de pratiques similaires, d’amoindrir le prestige du Dieu révélé. On connaît le martyre du néophyte Polyeucte, soldat romain, qui, au IIIème siècle, renversa en Arménie les idoles des dieux. Tirant de la légende de cet iconoclaste chrétien, une tragédie aux puissants caractères, Corneille, le premier, portera plus tard la religion sur le terrain profane du théâtre. Mais le christianisme ne va pas tarder à reprendre à son compte, voilées des prétextes du souvenir, les coutumes des religions polythéistes. La substitution des images sacrées aux figurations adverses nourrira maints épisodes de la guerre des suprématies. Et l’exaltation mystique, grandie dans le sang des arènes et des gibets, vouée par sa tension même à l’effondrement, y retrouvera des éléments précieux de longévité…

Le soutien du concret est un élément dont ne peuvent longtemps s’affranchir les plus ingénieuses constructions de la théogonie. La foi des peuples et l’enthousiasme des foules ont besoin d’étreindre l’objet de leur amour. Les croyants ne font d’incursions durables dans l’impalpable et l’abstrait qu’à travers les embrassements de la matière où s’incarnent leurs déités. Les souffrances du Dieu fait homme et les formes corporelles de sa résurrection ont, plus que toutes les mystiques paradisiaques, parlé à l’âme des éternels enfants de la terre. Si prometteur soit le séjour des extases, il ne peut flotter en délices imprécisions sur un fond fuyant d’immensité. De confuses ripailles bousculent en ondes plantureuses le lac trop lisse des contemplations infinies. Les inférences de la vie portent jusqu’au ciel les festins et les ruts, toute la sensualité païenne d’ici-bas. Et il faut sur la terre des temples et de l’encens, des statues et des flammes, des images et des voix. Ah ! Dieu est partout ! Mais le cœur des humbles le rendrait vite aux régions mortelles de l’ombre s’il ne pouvait sur les autels en dresser la chair fulgurante, suivre en chemins de croix les étapes saignantes du Golgotha, tâter sous la plastique des marbres le palpitement des béatitudes, par-delà les tableaux qu’un sobre nimbe idéalise, apercevoir le frémissement humain des bienheureux…

Dès le IIIème siècle, les premiers chrétiens écartent l’anathème du Sinaï et retrouvent l’anthropomorphisme irrésistible du Fils de l’Homme et des martyrs. Gravie l’ère des persécutions, les maisons du Seigneur crient au firmament l’ardeur physique de leur attachement. Avides de porter au grand jour un prosélytisme à l’étroit sous les cryptes et d’aller « dans son temple adorer l’Eternel », ils y portent le Messie et les saints, compagnons voisinants, éloquentes images, jusqu’aux tables du sacrifice. L’Orient, berceau de la couleur et de l’extériorisation, souffrait plus que tout autre d’une subjectivité sans aliment, s’étiolait dans l’ascétisme du tabernacle intérieur. La contrainte écartée, il épanche en floraisons matérielles sa passion concentrée, prodigue les sculptures et les figurines, les tableaux et les icônes, répand les tons luxuriants de sa palette sur les saints enfin revivifiés, fond sous les effluves lumineux la glace des perpétuations éthérées... La galerie des douloureux canonisés répond en mirages chatoyants aux espérances des fidèles. Les horizons célestes se rapprochent et la main les frôle aux voûtes des églises. L’éternité enveloppe de chaude et tangible sollicitude les séjours provisoires hier encore désolés…

La profusion réaliste des objets de vénération finit par porter ombrage aux empereurs, ralliés davantage par politique que par conviction au christianisme envahissant. De Léon III partent les premières interdictions. L’ordre de « détruire les images dans tous les édifices sacrés ou profanes » va, pour plus d’un siècle, porter le trouble dans l’Eglise d’Orient, agiter de secousses sanglantes les temples décorés. Le surnom d’Iconoclaste flagelle — de père en fils — la tyrannie des persécuteurs. Du Saint-Synode, docile et apeuré, Constantin Copronyme obtient, en 754, la condamnation officielle des pratiques poursuivies. En 780, Irène, impératrice régnante, amorce la pacification, tend la main au Saint-Siège. Le deuxième concile œcuménique de Nicée, en 787, réhabilite le culte des images, en proclame la légitimité, distingue « les honneurs qu’il est convenable de leur rendre, du culte de latrie, réservé à Dieu seul ». Mais, avec plus ou moins de violence, le parti des iconoclastes étend jusqu’au milieu du IXème siècle son hostilité et ses destructions, que couvre souvent l’encouragement des empereurs. L’apaisement ne se fait qu’avec la régence de Théodora…

A Rome, le droit d’image, d’abord propre au patriciat, s’amplifie bientôt grâce à l’accession des ennoblis de la plèbe, aux magistratures curules. Les images — statues, bustes de cire peinte ou taillés dans le bois, le bronze ou le marbre — ornent l’atrium et participent à la pompe des cérémonies, se mêlent aux cortèges funéraires. De leur vivant, les images des empereurs sont honorées à l’égal de celles des divinités. Elles figurent sur les enseignes des légions, appellent des hommages tout religieux. Et les soldats chrétiens vont au martyre pour les avoir méprisées, pour s’être refusé à des devoirs qu’ils réservent aux attributs du Seigneur ...

Au Moyen-âge, d’imposantes images continuent à décorer les palais et les édifices sacrés. Plus réduites, les images d’intérieur, devenues meublantes (images de la Vierge, du Christ et des saints patrons) cessent d’être l’apanage des manoirs seigneuriaux et des riches demeures bourgeoises. Elles président — grossières protectrices — au lourd repos des humbles ... Au XIIème siècle, le culte des images est de nouveau controversé. Les cathares (sectes puritaines qui périront avec les Albigeois) en condamnent l’hérésie, l’écartent de leurs mœurs comme impur. Au XVIème siècle, les protestants, à leur tour, le comprennent dans les coupes sombres du révisionnisme. La doctrine catholique, cependant, opportuniste et d’une psychologie plus avisée que le schisme, en maintient l’exercice. En 1545, le concile de Trente, disputant d’une part le terrain au protestantisme, précisant d’autre part les directives de la foi noyées dans le confusionnisme des tendances, résume en un décret l’attitude du traditionalisme chrétien : « Il faut garder et retenir, surtout dans les temples, les images de Jésus-Christ, de la Vierge et des autres saints. Il faut, en même temps, leur rendre l’honneur et la vénération qui leur sont dus, non que l’on croie qu’il y a en elles quelque divinité ou vertu, ou qu’il faut leur demander quelque chose ou mettre sa confiance en elles, comme faisaient les païens pour leurs idoles, mais parce que l’honneur que l’on rend aux images se rapporte aux origines qu’elles représentent ». Ce point de vue — tant dans l’Eglise officielle romaine que dans la branche orthodoxe — n’a plus, depuis, été sérieusement contesté. Il a cessé d’être en butte aux assauts du pouvoir, aux entreprises agressives des partis et des chapelles. Et l’iconoclastie n’eut guère, dès lors, au moins dans les actes, que des adeptes isolés… Mais, quoique incorporé au rituel et habilement délimité, vaines sont, quant au caractère du culte des images, les subtilités de la théologie. Les adorations hystériques des Cordicoles, la mise en exploitation des apparitions aux images persistantes, les miracles des statues animées et saignantes, l’enrichissement quotidien du musée mondial des fétiches sacrés (par tonnes les fragments de la vraie croix, des pyramides d’ossements authentiques) tenus pour doués de propriétés salvatrices, attestent la survivance, en pleine société moderne, d’un culte total d’essence singulièrement idolâtre…

Les laïcs, après quelques expurgations toutes scientifiques, n’ont pas manqué de canaliser vers leurs glorifications des préjugés et des coutumes si fortement enracinés. Ils ont immortalisé dans le marbre leurs personnages préférés, nimbés d’héroïsme ou de vertu, entouré leur culte de pratiques commémoratives. Et leurs portraits tapissent les écoles et les édifices publics. Ils ont conservé les emblèmes et tout le simulacre des adorations. Les drapeaux sont demeurés (de style et d’hommages) « l’image vivante des patries ». Les chefs d’Etat, les généraux constellés d’amulettes paradent en demi-dieux sur le front des foules, exigent la remise des existences sur les autels de la nation. Les Panthéons groupent les cendres cataloguées des morts illustres. Sous les Arcs où se fige le Triomphe de la bestialité, ils ont, magiciens funéraires qui savent que les vivants oublient sur les morts le salut de leur propre sort, assemblé quelques os de martyr, image anonyme du sacrifice. Au pays des icônes, voilà saint Lénine truqué, momifié, offert en vitrine aux regards des moujiks aberrés. Et pèlerins et rois mages s’acheminent, en théorie inlassée, vers l’étoile du premier ciel bolcheviste… Le culte des images — avec son succédané le culte des grands hommes — erre aux portes de l’anarchie, pousse des incursions dans la cité, hisse des pavillons, veut dresser des statues. Il reprend les voies classiques des religions et des doctrines. Il esquisse des agglomérats où s’abdique l’unique, sonne l’appel aux voies endormies des troupeaux, songe à galvaniser des masses entraînées pour de nouveaux règnes grégaires ...

Les illuminés des religions lointaines — celles du temps n’ont plus que des habiles — prompts à bousculer les colonnes des temples, à mettre en pièces les statues, à fouler aux pieds les images, s’imaginent ouvrir ainsi la voie aux « justes croyances », préparer l’avènement de la « divinité légitime ». Ceux qui se regardent comme les détenteurs de la « Vérité » peuvent justifier devant leur conscience la brutalité de cette tactique de délivrance. Les mêmes bases des dieux tombés seront les assises des leurs. Le fanatisme de leurs convictions parfois déplace à leur profit l’axe de la crédulité. Et s’ils ont pu dévier vers eux les courants favorables, s’ils tiennent toutes prêtes, et capables de plaire, les idoles de remplacement, les peuples, impulsifs et suggestionnables, embrasseront peut-être les religions servies par l’audace. Mais nous désirons le seul empire lucide de l’homme sur lui-même et nous savons que rien de libre ne se fonde sur la violence, rien d’éclairé sur le dogme. Nous n’offrons ni culte rajeuni, ni dieu sensationnel et ne bâtissons d’espoir ni sur l’élan des masses ni sur leur soumission. Qu’il n’y a pas dans les matérialités de la foi comme un envoûtement de l’humanité et que de les détruire ouvrirait les esprits, les siècles en ont disséminé la preuve. Au fond des êtres veillent en germe les idoles et celles que nous aurons abattues demain renaîtront — ou d’autres, leurs sœurs — si elles conservent dans le cerveau des hommes leur berceau inébranlé… Nous ne pouvons être, comme ceux-là, des iconoclastes. C’est au fond de nous que nous brisons d’abord les images, le reliquat des fétiches anciens, les idoles tapies dans la caverne de nos crânes, que nous désagrégeons les fondations de l’église. Et nous aidons autrui à secouer l’hallucination des images, à promener la torche et la pioche dans son propre temple. Et nous lui disons : « Méfie-toi des divinités et des cultes, guéris-toi des glorifications idolâtres, cherche et agrandis le domaine de l’humain. En frères — et non en prêtres ou en dieux : à ce signe reconnais-les — te donneront leur clarté les hommes lumineux...».

— S. M. S.

ICONOCLASTE

Vers le premier quart du VIIIème siècle, une secte religieuse se fonda qui avait pour objet de briser toutes les images des saints et d’interdire le culte qu’on leur rendait. Cette secte des « Iconoclastes » fut d’abord approuvée par le concile de Constantinople, en 754.

Approuver ses actes, c’était rendre en grande partie impossible la tâche de l’Eglise romaine qui a toute une armée de saints plus ou moins miraculeux à proposer à la vénération des fidèles. Aussi, le concile de Nicée (787) et ceux qui suivirent, condamnèrent-ils impitoyablement la secte qui disparut au commencement du siècle suivant. Plus tard, les Albigeois, les Hussistes, les Vaudois et les Calvinistes reprirent les pratiques iconoclastes car ils ne reconnaissaient pas la « sainteté » des apôtres.

Etendant le sens du mot, lui donnant une signification plus complète, les anarchistes se disent iconoclastes. Le compagnon Percheron, dans une chanson La Ronde des briseurs d’images, avait expliqué d’une manière très exacte le pourquoi d’une telle affirmation. Voulant briser non seulement les images des saints, mais celles de tous les faux dieux, de toutes les idoles, de tous les préjugés ; ne s’inclinant devant aucune autorité morale ou matérielle, les anarchistes veulent démolir de fond en comble la vieille société qui nous régit. C’est pourquoi, avec tout leur irrespect pour les choses établies, ils s’attachent à briser toutes les images (Etat, religion, politique, propriété, patronat, patrie, etc.) avec lesquelles on leurre encore le peuple aujourd’hui, et qui font durer son esclavage.

Reconnaissant la haute portée morale, la grande valeur bienfaisante de certaines vies d’hommes dévoués à la Science, à la Philosophie, à la Révolution, les anarchistes citent quelquefois en exemple et comme enseignement les œuvres de ces précurseurs. Mais, ne voulant voir aucune prédestination en n’importe quel homme, ils se dressent contre toute tentative, d’où qu’elle émane, de faire de certains des personnages légendaires. Et ils brisent toutes les images des faux dieux laïcs ou révolutionnaires que certains en mal d’adoration et pour des fins peu recommandables proposent à la vénération des foules.

IDEAL

n. m. et adj.

Tout homme qui possède un certain degré de sensibilité, qui pense et acquiert ainsi une certaine force de volonté et de raison ne saurait plus se contenter des idées communément admises, enseignées, souvent même concrétisées, passées dans le domaine des faits. Il ne veut plus croire ni accepter, mais il critique, puis émet ses idées personnelles, fruits de son expérience et de sa réflexion.

Il substitue à la réalité imposée et stagnante son propre idéal. Cet idéal est relatif à chacun ; il dépend de la nature du sujet, de son esprit et aussi de l’influence de son époque et de son milieu. Il ne saurait, chez un penseur, être définitif, fixé, ni exactement réalisé.

L’idée ne saurait s’arrêter, même lors de sa propre réalisation, mais elle repart constamment en avant.

Les chercheurs, les idéalistes qui préparent, en leurs esprits, la possibilité de réalités meilleures, rencontrent dans la vie sociale, dans la lutte pour la satisfaction matérielle de l’existence, le plus terrible obstacle à l’étude et à l’expansion de leurs découvertes ou de leurs productions.

Et ceci s’applique à tous : savants, s’occupant plus spécialement des sciences exactes ; philosophes, qui étudient les questions si complexes de la psychologie ou tentent de résoudre les insolubles problèmes de la métaphysique ; artistes, qui, par la plume, le ciseau ou le pinceau, s’efforcent de fixer, de reproduire et d’interpréter, sous une forme durable, les fugitives beautés qui se présentent à nos sens ; propagandistes, qui, par la parole et par l’écrit, expriment et répandent les idées de mieux-être, de liberté et se dépensent pour inciter leurs semblables à plus de dignité, à une plus haute conception de la vie.

Mais la vie se venge cruellement parfois de tous ces penseurs, de tous ces rêveurs, car la vie — notre vie actuelle — c’est la triste soumission sociale, l’obligation du jeune âge à la décrépitude de besogner pour satisfaire ses stricts et naturels besoins, non pas à des travaux auxquels votre aptitude vous convie, mais aux occupations qui vous seront assignées par le hasard de votre milieu et de votre condition sociale.

Aussi combien de nobles et belles idées furent ainsi étouffées par l’écœurement, la fatigue ou l’ennui ! Et l’homme dominé par son inactif besoin de vivre, de satisfaire ses immédiates nécessités matérielles, se voit, hélas ! contraint de taire ses pensées, de laisser inculte son talent ou parfois même, plus lâche, il met ses capacités, son savoir au service de sa marâtre : la société, contribuant à renforcer la hideuse laideur de celle-ci et n’hésitant pas, pour sa seule satisfaction, à contribuer au maintien de la souffrance et de la misère humaines.

Antagonisme, constant conflit entre la beauté idéale, la vie intellectuelle d’une part et la triste réalité, la vie sociale, matérielle.

La plupart des recherches scientifiques réellement utiles demeurent complètement ignorées. Combien de découvertes furent perdues par suite des difficultés matérielles qu’éprouvèrent les savants. Nous ne saurons jamais le nombre d’individus, excellemment doués, qui eussent pu fournir d’utiles travaux scientifiques, mais qui, par leur situation sociale, se virent contraints à d’imbéciles ou inutiles occupations qui les empêchèrent d’œuvrer et de réaliser leur possibilité scientifique.

Mais, par contre, les mécaniciens ou les chimistes qui mettent leur science au service du meurtre ; qui fournissent aux dirigeants des engins de destruction plus horriblementefficaces, sont comblés d’honneur et d’argent !

Alors qu’un obscur savant crève de faim dans son laboratoire en y cherchant un sérum pour sauver les êtres souffrants, nous voyons, hissé sur un piédestal et admiré de tous, le triste inventeur du « rayon » destiné à faire mourir les hommes !

N’en est-il pas de même pour les arts ? Les théâtres jouent, les éditeurs lancent et les salons exposent de remarquables inepties qui s’imposent grâce à la possibilité financière de leurs auteurs, alors que des œuvres sincères et belles restent totalement ignorées. Et souvent aussi de jeunes artistes ne purent jamais produire ce que leur esprit portait en gestation de noble et de beau, l’imbécile vie sociale les contraignant à d’abrutissants travaux. Et si quelque artiste parvient à la gloire, se voit considéré comme un génie, cette officielle reconnaissance n’étouffera-t-elle pas en lui l’originalité, source de son réel talent ? Trop souvent l’artiste disparaît, remplacé par le bonze académicien.

En ce qui concerne le propagandiste, l’antagonisme est encore plus réel.

Je n’appelle pas propagandistes ceux qui, salariés d’un pouvoir, en chantent les louanges, ni même ceux qui, valets d’un parti, travaillent à l’ascension au pouvoir de leurs maîtres, car, pour les uns et les autres, la réalité est le seul facteur qui compte, la vie matérielle est assurée ; leur idéal est absent, leur propre pensée ne compte plus. Mais j’appelle propagandiste l’écrivain ou l’orateur qui, par sa plume ou sa parole, tente de sortir de l’ornière ses semblables, veut défricher les esprits, les inviter à penser pour mieux agir. Celui-là sera en but à la haine des gens du pouvoir.

Il sera le paria parmi les parias, ses frères. Mais, soutenu par son propre idéal, il luttera, face aux tristes réalités sociales. Précurseur, il ne saurait vivre de ses idées, mais préfère en souffrir pour avoir l’ultime joie de les répandre !

— A. B.

IDEAL

C’est l’ensemble des principes qui constituent une doctrine, une philosophie, une forme économique, un état social ayant un but déterminé, et les moyens que cet idéal permet d’employer pour l’atteindre.

Idéal bourgeois ou idéal capitaliste.

C’est celui d’une poignée de forbans, qui, par la force ou par la ruse, par le vol et l’assassinat, érigés par eux à la hauteur d’un droit, sont parvenus à accaparer, et détiennent dans leurs mains, tous les biens de la terre, toutes les richesses du sol et du sous-sol, tous les revenus du travail tant agricole qu’industriel, tous les moyens de transport, de production et d’échange, tous les bienfaits des découvertes scientifiques qui ont permis la création du machinisme moderne, lequel permet de quintupler, et plus, le rendement, tout en diminuant dans une proportion énorme le prix de revient des produits, et qui n’a jamais servi dans leurs mains à augmenter les loisirs ni le bien-être des travailleurs ; ne laissant au reste du genre humain, à ces innombrables foules de travailleurs de toute catégorie, que le droit d’être les esclaves de cette classe dite privilégiée, de travailler et de produire tout à son profit afin de la faire vivre dans l’oisiveté, l’opulence et le luxe le plus effréné, et pour eux-mêmes, en échange de ce labeur pénible et sans fin, d’avoir à endurer toutes les souffrances d’une vie misérable, remplie de privations de toutes sortes. Et cette classe bourgeoise, capitaliste, dite classe privilégiée, a la prétention et l’insolence d’affirmer que cette différence de situation des êtres humains sur cette terre est conforme à la Nature et n’est que l’expression des lois de celle-ci ; et elle fait prêcher et enseigner par des imposteurs qu’on appelle les prêtres de toutes les religions, que c’est par la volonté de Dieu qu’il y a ici-bas des riches et des pauvres. On ne saurait pousser plus loin le cynisme, et ceci nous montre clairement que les moyens que cet idéal bourgeois permet d’employer pour atteindre son but infernal : l’asservissement de l’humanité, sont tous bons, quels qu’ils soient ; ainsi, on a tenu les classes prolétariennes dans l’ignorance la plus crasse, sachant bien que l’ignorant ne saurait défendre et faire valoir normalement ses droits. Puis ce sont les superstitions religieuses : par les religions et l’enseignement des prêtres, on est parvenu à faire croire aux foules ignorantes, à l’existence, pour l’être humain, d’une vie d’outre-tombe, d’une vie paradisiaque, dans laquelle ils seraient d’autant plus heureux qu’ils auraient plus souffert ici-bas ; que la résignation (voir ce mot) est la vertu suprême pour gagner le ciel, et une infinité d’autres calembredaines analogues, capables d’endormir leurs esclaves et les empêcher, par la revendication légitime et énergique de leurs droits, de venir troubler la digestion de leurs maîtres. Et lorsque tous ces moyens employés pour maintenir docilement dans leurs chaînes cette humanité de travailleurs ne suffisent pas, que des cris de révolte se font entendre, que des soulèvements se produisent, que l’insurrection vient effrayer ces bourgeois jouisseurs, ceux-ci n’hésitent pas à employer la fusillade contre les foules en révolte, et à enfermer dans leurs prisons et leurs bagnes les propagandistes qui les avaient soulevées. Car, ne l’ignorez pas, la bourgeoisie capitaliste prétend avoir droit de vie et de mort sur le reste du genre humain, et elle l’exerce, ce prétendu droit, sans restrictions ni réserves. La cupidité bourgeoise est insatiable, et si les capitalistes du monde entier s’entendent parfaitement pour l’exploitation du prolétariat, ils cessent d’être d’accord lorsque leur cupidité les pousse à vouloir s’emparer des biens qu’ils convoitent et qui sont détenus par leurs voisins ; ils n’hésitent pas alors à se déclarer des guerres sanglantes dans lesquelles ils font massacrer par millions les fils des prolétaires, témoin la guerre atroce 1914–1918. Cette mentalité de la bourgeoisie est inférieure à celle des fauves, car si les fauves dévorent leur proie, du moins ils n’attaquent pas leur propre espèce. Quelle plume serait assez éloquente pour décrire toutes les horreurs, toutes les monstruosités dont cette classe dite privilégiée se rend coupable envers le reste de ses semblables ? Son orgueil est incommensurable ; son hypocrisie, sa lâcheté et sa cupidité dépassent toutes les bornes et ses crimes sont innombrables ; voyez plutôt cette poignée d’individus (ils ne sont qu’une poignée relativement au reste des masses humaines) qui détiennent dans leurs mains toutes les richesses mondiales ; ils vivent souvent dans l’oisiveté, étalent insolemment un luxe effréné sous le nez des prolétaires. Leur table est chargée des mets les plus recherchés, des vins les plus exquis, des desserts les plus rares, des liqueurs les plus délicieuses, en un mot de tout ce qui pourrait flatter le palais d’un Lucullus. Leurs vêtements sont tissés des étoffes les plus précieuses, perles et diamants attestent l’insolence de leur richesse. Ils habitent des demeures somptueuses. D’opulentes limousines les emportent dans leurs promenades récréatives. Ils passent la saison d’hiver dans les stations favorisées par le climat, où tous les plaisirs les attendent ; quand vient la belle saison, ils vont respirer l’air de la campagne dans leurs riches villas, et en été, ils partent en villégiature aux villes d’eaux ou sur les plages maritimes où ils dépensent en agréments de toute sorte l’argent que leur procure le travail des prolétaires. Ils jouissent du paradis sur la terre, de tout ce que peut souhaiter un Sybarite. En face de cette vie de délices se dresse le spectre de la géhenne prolétarienne, qui enclot toute l’humanité des travailleurs sans espoir d’en sortir jamais, attachés qu’ils sont à un travail pénible et sans fin et réduits aux privations. La nourriture la plus grossière est pour eux, et heureux encore lorsqu’ils en ont à satiété. Souvent mal vêtus, ils habitent les taudis, leur vie tout entière est une vie de forçats, de damnés.

Tel est le désolant spectacle que nous présente le monde depuis les temps les plus reculés : d’un côté une infime minorité de jouisseurs effrénés, planant au pinacle des honneurs, du bien-être et de tous les plaisirs, mais dont le cœur est inaccessible à tout sentiment de pitié à la vue de l’incommensurable misère du reste du genre humain crucifié sur le calvaire de toutes les douleurs humaines. Cette mentalité de la bourgeoisie, qui fait de l’être humain besogneux une épave dans l’humanité, n’est qu’un effet, une résultante, dont la cause efficiente est dans les institutions sociales ; la société capitaliste, en effet, a pour base le principe de la propriété individuelle ou personnelle ; et c’est précisément dans ce fait, pour l’individu, de pouvoir accumuler dans ses mains les richesses, que réside l’irrésistible tentation qui fait choir l’être humain dans les bas-fonds de la plus avilissante dégradation. Il faut considérer, en effet, que si le cerveau de l’être humain a été doué par la nature d’intelligence et de raison, facultés qui, développées et cultivées avec soin, élèvent sa mentalité jusque dans les hautes sphères où planent les êtres qui constituent l’humanité supérieure, il n’en est pas moins vrai que ses sens, favorisés par les facilités de la richesse, étendent leurs jouissances jusqu’à la passion que, bientôt, l’homme ne peut plus vaincre.

Le principe de la propriété individuelle ou personnelle est, en outre, le plus antisocial qu’il soit possible de concevoir, puisqu’il met en opposition les intérêts personnels de chacun avec celui de tous ses semblables. Une telle société ne saurait produire que : la spoliation, le vol et l’assassinat continus. Pour rendre durable une telle société où la majorité des individus sont lésés, il a fallu l’asseoir sur une autre base, sur un autre principe, autant ou plus nocif encore que le principe de la propriété individuelle, c’est le principe D’AUTORITÉ. Désormais cette société devient le règne de la force, c’est le seul « droit » qui reste, tous les autres sont méconnus ; désormais, les individus atteints dans leurs droits personnels, ne pourront plus s’enfuir de la société ; ils seront réduits au silence par la force armée qui asservit, pille et assassine toutes les nations du monde, constitue le renfort ingénieux et puissant de l’organisation spoliatrice d’aujourd’hui. Tous les êtres humains aspirent au bien-être et au bonheur, et tous ont également droit à ce bonheur et à ce bien-être, et commet un crime horrible, monstrueux, celui qui se crée un bien-être, un bonheur, aux dépens de ses semblables, celui dont le bonheur et le bien-être sont faits du malheur, des privations et de la souffrance des autres. La réalisation de l’Idéal bourgeois ou capitaliste est la perpétration permanente, continuelle, journalière d’un crime monstrueux envers l’humanité des travailleurs.

Tel est l’Idéal bourgeois ou capitaliste.

L’Idéal anarchiste.

C’est l’antipode de l’Idéal bourgeois ou capitaliste ; autant ce dernier n’est parvenu qu’à assurer le bien-être d’un petit nombre de privilégiés au détriment de tout le genre humain, autant l’idéal anarchiste procurera le bien-être et le bonheur à tous, sans distinction d’individus, ce sera l’avènement du bonheur universel. L’être humain qui vivrait isolé, loin de ses semblables, n’ayant aucune communication avec eux, serait essentiellement malheureux, parce que seul, isolé et privé de tous les secours de l’entraide, il lui serait impossible de satisfaire ses besoins. C’est pour obvier à ce grave inconvénient de l’isolement que les hommes, en vue de l’amélioration du sort commun, ont établi entre eux des sociétés. Pour atteindre à la plus grande somme de bien-être et de bonheur, l’homme est obligé de vivre en société avec ses semblables. Mais les sociétés passées et celles qui existent actuellement sur la terre, ont été et sont loin d’apporter aux hommes bien-être et bonheur. Organisées par une coterie d’aigrefins fourbes et crapuleux, elles sont constituées en vue de donner satisfaction à quelques-uns seulement, réservant la misère, les privations et la souffrance au plus grand nombre.

Dans la société antique il y avait les maîtres et les esclaves ; ceux-ci étaient malmenés et frappés par leurs maîtres, et la Bible elle-même rapporte qu’un maître qui a frappé son esclave n’est pas répréhensible si celui-ci ne meurt pas dans les trois jours ; au Moyen-âge la société était composée des nobles seigneurs d’un côté, et d’autre part des serfs qui, attachés à la glèbe, étaient vendus avec la terre elle-même. Ceux-ci étaient plus malheureux encore que les esclaves, qu’il fallait acheter au marché pour une somme d’argent, et que la cupidité des maîtres empêchait de laisser mourir inutilement. Les serfs connaissaient la famine toute leur vie ; ils mangeaient des rayes à défaut de pain, en Limousin des châtaignes, et ils broutaient l’herbe quand ils n’avaient pas autre chose à se mettre sous la dent ; pendant ce temps, les nobles seigneurs faisaient ripaille dans leurs châteaux et faisaient danser les catins dorées dans les salons du Roi-Soleil.

Actuellement, c’est la société capitaliste, composée d’une poignée de bourgeois qui détiennent dans leurs mains toutes les richesses mondiales, et des innombrables légions de parias, de prolétaires qui ne possèdent rien ou peu de chose, quoique produisant tout par leur travail et dont les bénéfices sont accaparés en vue de ses fins par la classe régnante.

Aucune de ces associations n’a donc réalisé le but pour lequel l’ homme s’est senti obligé de vivre dans la société de ses semblables pour être plus heureux ; au contraire, les masses humaines ont été bien plus malheureuses d’être obligées de vivre dans ces sociétés, que si elles eussent vécu dans l’isolement individuel ; et de plus, toutes ces sociétés basées sur de mauvais principes, les principes les plus antisociaux (propriété, autorité), ont exalté et développé dans le cœur des individus tous les mauvais penchants, tous les vices, toutes les passions qui déshonorent l’humanité et font un monstre de l’être humain. La société à laquelle aspire l’homme en vue d’augmenter son bonheur, n’a jamais encore été réalisée et ne le sera que lorsque l’humanité, parvenue enfin à l’usage de la raison et jouissant de tout son bon sens, aura le courage et la sagesse de chasser tous ceux qui se disent ses maîtres : bourgeois, gouvernants, parasites malfaisants qui la grugent et la martyrisent, et en prenant possession d’elle-même et du globe sur lequel elle vit, sans dieux ni maîtres, instaurera le règne du bon sens, de la raison et de la justice, et alors naîtra cette société parfaite basée sur la solidarité, l’équité, la raison et la fraternité universelle, la bonté, les sentiments d’humanité, c’est-à-dire sur tous les principes scientifiques qui constituent la vraie science sociologique, et qu’on appelle l’idéal libertaire ou anarchiste.

S’appuyant constamment sur les données acquises de la science, l’idéal anarchiste correspond à la plus puissante et la plus rationnelle organisation de la production tant agricole qu’industrielle, qui est indispensable pour pourvoir à tous les besoins matériels de l’humanité. Dans cet état social, le travail étant exécuté en commun, par tous les valides sans exception, et avec la machine dans la mesure du possible, on obtient le maximum de rendement avec le minimum d’effort personnel, ce qui donne le maximum de bien-être pour les travailleurs, bien-être qui ira toujours croissant, grâce au progrès scientifique constant.

Cette société future, cette société libertaire évoluera, grâce à la volonté de tous ses membres, vers un perfectionnement indéfini. Comme toute société, elle implique des obligations pour tous ses sociétaires ; mais ces obligations, ses devoirs sont très doux à remplir, puisqu’ils consistent à faire à ses semblables tout le bien dont on est capable, pour en recevoir en échange, du bien, de bons offices ; à les aimer et à vivre fraternellement avec eux. Dans cette société, tous les membres jouissent de toute cette liberté qui n’a de limite que la liberté d’autrui, de nos semblables, qui doit être aussi sacrée pour chacun de nous que la nôtre propre. Dans cet état social, émanation de l’idéal anarchiste, l’être humain, sans distinction de personnes, vit intégralement sa vie matérielle, réalise toutes ses possibilités intellectuelles et morales. Ici, plus de parasites qui consomment sans rien produire, tous les valides à la besogne. Les infirmes, les enfants et les vieillards vivront des produits du travail de la collectivité. Le travail y est collectif, comme nous l’avons déjà dit, pour obtenir un plus grand rendement avec moins d’effort, mais la consommation y est familiale, chacun vit tranquillement chez soi. Chaque unité sociale, ou groupe social, commune ou soviet, peu importe le nom, tant agricole qu’industriel, doit comprendre un assez grand nombre d’habitants pour que les travaux de tout genre puissent être exécutés en temps opportun et convenable.

Nous n’avons pas besoin de dire que le principe nocif de la propriété individuelle n’est pas admis dans cette société, la propriété y est collective, tout appartient à tous, par conséquent les intérêts personnels de chacun se confondent avec ceux de tous ses semblables ; il n’y a plus aussi ni or ni argent, ni aucune espèce de monnaie ; tout cela a été remplacé par l’échange direct des produits, d’un groupe communal à l’autre, ou entre groupes agricoles et industriels, ou entre les diverses contrées qui composent la grande république universelle anarchiste. Toute société humaine digne de ce nom a pour obligation stricte d’assurer le développement intégral de toutes les facultés des individus qui la composent. La société anarchiste, plus que toute autre, s’acquittera entièrement de cette obligation, et les individus qui composeront cette société ne seront pas, comme le furent leurs vieux ancêtres, une population vouée à l’ignorance. Dans cette société future, l’instruction, la science, ne seront plus l’apanage d’une classe privilégiée ; l’Ecole sera ouverte à tous les enfants du peuple, et tous pourront acquérir, en raison de leurs facultés, toutes les connaissances scientifiques, philosophiques, mathématiques, littéraires, etc., etc., l’Ecole à tous les degrés d’enseignement sera pour tous. A dix-huit ans, ceux qui voudront apprendre une carrière dite libérale, médecin, pharmacien, vétérinaire, ingénieur, architecte, ingénieur-agronome, etc., etc., entreront dans les écoles spéciales préparatoires à ces professions. Les heureuses populations de ces temps-là seront suffisamment instruites pour vivre leur vie du cerveau, pour goûter à toutes les délices de la vie intellectuelle.

Les heureux composants de cette société y vivront également sans entraves leur vie sexuelle, assurée par liberté intégrale dont eux-mêmes et tout leur entourage peuvent user. Le mariage, cette monstrueuse institution de la société capitaliste, sera aboli. Dans cette société, où les intérêts pécuniaires seront inconnus, les âmes sœurs se rechercheront et lorsqu’elles se rencontreront, elles organiseront entre elles la vie commune. C’est là la constitution rationnelle de la famille anarchiste.

C’est ici le lieu de parler du crime passionnel ; il serait étonnant que parmi cette population instruite, consciente par conséquent, et jouissant de la plus entière liberté, il se trouvât des individus, assez irrespectueux de la liberté d’autrui pour user de violences à l’égard de leurs semblables. S’il s’en trouvait, les individus qui s’en rendraient coupables, seraient soignés, rééduqués dans des établissements appropriés, non plus enfermés dans les prisons où l’être achève de se dégrader.

Nous voici arrivés au moment de nous entretenir des sentiments affectifs de nos heureux sociétaires. Ces sentiments sont inconnus à nos bourgeois. Les institutions de la société capitaliste permettant le cumul des richesses personnelles, font naître en eux une cupidité et un égoïsme féroces qui les empêchent d’aimer autre chose que leur personne. Il n’en est pas de même des composants de notre société libertaire ; les sentiments affectifs occupent une place très large dans leur vie. Dans cette société, où ne comptent plus les intérêts pécuniaires, les unions des partenaires sexuels ne seront pas dictées par l’intérêt, mais seulement par leur attachement réciproque, par la similitude des pensées, des sentiments, des principes, etc., etc. D’un autre côté, l’attachement des parents pour leurs enfants sera aussi sans bornes, car dans cette société instruite de tout ce qu’elle doit savoir, il ne naîtra pas, ou que très peu, d’indésirables ; tous les enfants qui viendront au monde seront les enfants de l’amour, qui, de leur côté, auront pour les auteurs de leurs jours, la plus tendre, la plus vive affection, motivée par tous les bons soins dont ils seront constamment entourés. Et tous les rapports des hommes entre eux, dans cette société, seront empreints de la plus grande cordialité parce qu’ils seront basés sur les principes de la plus étroite solidarité. Chacun s’empressera de faire pour son prochain tout ce qu’il pourra pour lui être agréable et utile, et toutes les relations humaines seront empreintes de la plus franche cordialité, ce qui augmentera dans une très large mesure le bonheur de tous.

Dans cet état social, les cœurs sensibles et généreux ne seront jamais affligés par le triste spectacle de la misère et des privations, parce que l’organisation rationnelle et scientifique de la production permettra l’aisance pour tous ; alors les découvertes de plus en plus merveilleuses des savants ne seront plus employées à la destruction de l’humanité, comme cela a lieu dans la société capitaliste actuelle, mais exclusivement à augmenter son bien-être et son bonheur ; ils n’y seront jamais affligés non plus par le hideux spectacle de la souffrance infligée, même à nos animaux domestiques, qui seront partout et toujours humainement traités, et ces sentiments d’humanité doivent même s’étendre à tous les êtres sensibles, quels qu’ils soient, qui sont capables de souffrir.

Cet idéal anarchiste est la seule philosophie qui soit capable d’élever véritablement la mentalité humaine et permettre à l’être, doué par la nature d’intelligence et de raison, de réaliser le rôle qu’il doit jouer en ce monde.

Tel est l’idéal anarchiste ; sa réalisation permettra, seule, la libération intégrale de l’humanité. L’anarchie, c’est le soleil intellectuel dont les doux rayons éclaireront et réchaufferont le cœur des générations futures ; c’est le phare étincelant, à la lumière duquel l’humanité suivra la voie de sa libération intégrale. Dans son discours de Monflanquin (Lot-et-Garonne), M. Leygues, député et plusieurs fois ministre, disait à ses concitoyens assemblés autour de lui : « L’ennemi le plus dangereux pour les sociétés démocratiques, c’est l’Anarchie ». M. Leygues avait parfaitement raison ; toutes ces sociétés démocratiques, à formes plus ou moins diverses ; société capitaliste, républicaine ou monarchiste, suivant les nations, société soviétique, dite à tort communiste, société socialiste, toutes étatistes, toutes puissances de malfaisance sociale, sont appelées à disparaître et à laisser la place à la société anarchiste qui mettra fin à tous les privilèges, à l’exploitation de l’homme par l’homme, à toutes les coercitions autoritaires ; et qui sera le règne de la justice et de la raison et assurera à tous les êtres humains bien-être, bonheur et liberté.

Tel est l’idéal anarchiste.

— P. NAUGE (paysan anarchiste)

IDEALISME

n. m.

Si nous prenons la définition philosophique du mot, nous voyons que « l’idéalisme est une doctrine qui nie la réalité individuelle des choses distinctes du « moi » et n’en admet que l’idée ». Cette doctrine fut soutenue avec retentissement par Emmanuel Kant dans ses ouvrages : « Critique de la Raison pure et Critique de la Raison pratique » ; « Poursuite de l’idéal dans les œuvres d’art ». Cette définition ne laisse pas que d’être incomplète. L’idéalisme est cette force innée en beaucoup d’individus, qui les pousse à se tracer un idéal, puis à chercher à s’en rapprocher d’abord, à 1e réaliser enfin.

On a longtemps reproché aux anarchistes d’être des idéalistes ; on a dit que leurs doctrines étaient du pur idéalisme en opposition avec la réalité. En vérité, notre idéalisme est fait d’une certitude. Nous savons que tôt ou tard les hommes en viendront à comprendre que leur intérêt est de se passer de maîtres. Et si nous recherchons chaque jour à nous rapprocher davantage de notre idéal c’est parce que celui-ci est bâti sur la pleine raison.

On dit : « l’idéalisme d’un poète, d’un penseur, d’un chercheur » pour spécifier qu’il se détache des contingences et ne pense qu’à sa poésie, sa recherche ou sa pensée. L’idéalisme est pris, à ce moment-là, dans le sens de désintéressement, isolement des choses extérieures.

Pour nous, l’idéalisme, c’est la marche continue vers l’idéal de liberté et de fraternité : l’anarchie. Et cet idéalisme-là vaut mieux que le « réalisme » de ceux qui ne cherchent qu’à tirer parti de toutes les situations pour se tailler une part de profits.

IDEALISME (et matérialisme)

On a mille fois constaté que les hommes avant d’arriver à la vérité, ou à ce qu’ils peuvent atteindre de vérité relative dans les divers moments de leur développement intellectuel et social, tombent habituellement dans les erreurs les plus diverses, regardant des choses tantôt une face, tantôt une autre, et passant ainsi d’une exagération à l’exagération opposée.

C’est un phénomène de ce genre et qui intéresse hautement toute la vie sociale contemporaine que je veux examiner ici.

Il y a quelques années, on était « matérialiste ». Au nom d’une science qui était la dogmatisation de principes généraux de principes déduits de connaissances positives trop incomplètes, on prétendait expliquer par les simples besoins matériels élémentaires toute la psychologie de l’humanité et toutes les vicissitudes de son histoire. Le « facteur économique » donnait la clef du passé, du présent et de l’avenir. Toutes les manifestations de la pensée et du sentiment, toutes les fluctuations de la vie : amour et haine, bonnes et mauvaises passions, condition de la femme, ambition, jalousie, orgueil de race, rapports de toute sorte entre individus et entre peuples, guerre et paix, soumission ou révolte des masses, constitutions diverses de la famille et de la société, régimes politiques, religion, morale, littérature, arts, sciences… tout n’était que la simple conséquence du mode de production et de répartition de la richesse et des instruments de travail prévalant à chaque époque.

Et ceux qui avaient une conception plus large et moins simpliste de la nature humaine et de l’histoire, étaient considérés, autant dans le camp conservateur que dans le camp subversif, comme des gens arriérés et à court de « science ».

Cette manière de voir influait naturellement sur la conduite pratique des partis et tendait à faire sacrifier tout idéal, même le plus noble, aux questions économiques, même de la plus minime importance.

Aujourd’hui, la mode a changé. Aujourd’hui, on est « idéaliste ». Chacun affecte de mépriser le « ventre » et considère l’homme comme s’il était un pur esprit pour qui, manger, se vêtir et satisfaire les besoins physiologiques sont choses négligeables dont il ne doit pas se préoccuper sous peine de déchéance morale.

Je n’entends pas m’occuper ici de ces sinistres farceurs pour qui « l’idéalisme » n’est qu’hypocrisie et instrument de tromperie : du capitaliste qui prêche aux ouvriers le sentiment du devoir et l’esprit de sacrifice, afin de pouvoir, sans rencontrer de résistance, réduire les salaires et augmenter ses propres profits ; du « patriote » qui tout enflammé de l’amour de la patrie et d’esprit national, dévore sa propre patrie, et s’il peut, celle des autres ; du militaire qui pour la gloire et l’honneur du drapeau exploite les vaincus, les opprime et les foule aux pieds.

Je parle pour les gens sincères et spécialement pour ceux de nos camarades qui ont maintenant tendance à restreindre ou, si l’on veut, à élever notre activité à l’éducation et à la lutte proprement révolutionnaire, et à abandonner par dégoût toute préoccupation et toute lutte économique parce qu’ils ont vu que la lutte pour les améliorations économiques avait fini par absorber l’énergie des organisations ouvrières au point d’empêcher une réserve de force révolutionnaire de se créer, et parce qu’ils voient une si grande partie du prolétariat se laisser arracher docilement jusqu’à la trace de la liberté et baiser, fût-ce à contrecœur, le bâton qui frappe dans le vain espoir du travail assuré et de la bonne paye.

Ce problème principal, le besoin fondamental, c’est la liberté, disent-ils ; or, la liberté ne se conquiert et ne se conserve qu’à travers les luttes pénibles et des sacrifices cruels. Il faut donc que les révolutionnaires ne donnent pas d’importance aux petites questions d’amélioration économique, qu’ils combattent l’égoïsme des masses, propagent l’esprit de sacrifice et, plutôt que de promettre le pays de Cocagne, il faut qu’ils inspirent aux foules le saint orgueil de souffrir pour une noble cause.

Parfaitement d’accord, mais n’exagérons pas. La liberté, la liberté pleine et entière est certainement la conquête essentielle, parce qu’elle est la consécration de la dignité humaine et l’unique moyen par lequel peuvent et doivent se résoudre à l’avantage de tous les problèmes sociaux. Mais la liberté n’est qu’un vain mot si elle n’est pas accompagnée de la puissance, c’est-àdire de la possibilité d’exercer librement notre propre activité. La parole : « Qui est pauvre est esclave » reste toujours vraie, et il est également vrai que « Qui est esclave est ou devient pauvre et perd toutes les meilleures caractéristiques de l’être humain ».

Les besoins matériels, les satisfactions de la vie végétative sont peut-être bien d’ordre inférieur et même méprisables, mais ils sont la base de toute la vie supérieure morale et intellectuelle. Mille motifs de nature diverse font agir l’homme et déterminent le cours de l’histoire, mais… il faut manger. Primum vivere, deinde philosophari.

Un morceau de toile, un peu d’huile, un peu de terre colorée, voilà pour notre sens esthétique de bien misérables choses à côté d’un tableau de Raphaël ! Mais sans ces choses matérielles et relativement sans valeur, Raphaël n’aurait pas pu réaliser son rêve de beauté.

Je soupçonne que les « idéalistes » sont tous gens qui mangent chaque jour et ont une raisonnable assurance de pouvoir manger le jour suivant ; et il est naturel qu’il en soit ainsi, car pour avoir la possibilité de penser, d’aspirer à des choses plus élevées, un certain minimum de bien-être matériel est indispensable. Il y a eu, et il y a des hommes qui se sont élevés aux plus hauts sommets du sacrifice et du martyre, des hommes qui affrontent avec sérénité la faim et la torture, et qui, au milieu des plus terribles souffrances, continuent à lutter héroïquement pour leur cause, mais ce sont des hommes qui se sont développés dans des conditions relativement favorables et qui ont pu accumuler une certaine somme d’énergie latente, prête à agir quand la nécessité l’exige. Telle est du moins la règle générale.

Je fréquente depuis de très longues années les organisations ouvrières, les groupes révolutionnaires, les sociétés éducatives, et j’ai toujours vu que les plus actifs, les plus zélés, étaient ceux qui se trouvaient dans les moins tristes conditions, ceux qui étaient moins attirés par leur propre intérêt que par le désir de coopérer à une œuvre élevée, et de se sentir ennoblis par un idéal. Les plus réellement misérables, ceux qui semblaient le plus directement intéressés à un changement de choses immédiat, ou étaient absents, ou formaient un élément passif.

Je me rappelle combien la propagande était difficile et stérile en certaines régions d’Italie, il y a trente ou quarante ans, alors que les travailleurs des champs et une bonne partie des ouvriers des villes vivaient vraiment comme des bêtes, dans des conditions que je voudrais croire à tout jamais améliorées, mais dont il y a tout lieu de craindre aujourd’hui le retour. Je me souviens d’avoir vu des mouvements populaires provoqués par la faim, se calmer subitement par l’ouverture de quelque « cuisine économique » et la distribution de quelques gros sous.

De tout ceci, je déduis que, au commencement, c’est l’idée qui doit animer la volonté, mais que certaines conditions sont nécessaires pour que l’idée puisse naitre et agir.

Il reste donc confirmé, notre vieux programme, qui proclame l’indissolubilité de l’émancipation, morale, politique et économique, et la nécessité de mettre la masse dans des conditions matérielles qui permettent le développement des aspirations idéales.

Luttons pour l’émancipation intégrale, et en attendant et préparant le jour où elle sera possible, arrachons aux gouvernements et aux capitalistes toutes les améliorations politiques et économiques qui peuvent améliorer pour nous les conditions de la lutte, et augmenter le nombre de ceux qui luttent consciemment, et arrachons-les par des moyens qui n’impliquent pas la reconnaissance de l’ordre actuel et qui préparent les voies de l’avenir.

Propageons le sentiment du devoir et l’esprit de sacrifice, mais n’oublions pas que l’exemple est la meilleure des propagandes, et que l’on peut mal prétendre des autres ce que l’on ne fait pas soi-même.

— ERRICO MALATESTA.

IDÉE

n. f. (du grec idea, aspect, image, ou encore : ressemblance, simulacre)

L’idée apparaît comme la représentation d’une chose dans l’esprit, la notion quintessenciée des images extérieures, ou la fixation plus ou moins épurée de nos créations imaginatives. Elle comporte donc, en général, que ce travail nous appartienne en propre ou que nous en apportions l’acquis héréditaire, la transposition, dans le domaine du subjectif, par le canal relatif des aperceptions humaines, de réalités saisies, hors de nous, en leur figure essentielle, ou la « naturalisation » de fictions vivifiées par le truchement de l’esprit.

Avant d’aborder, philosophiquement, l’étude de l’idée, rappelons, en bref, quelques acceptions fréquentes de ce mot. Les idées, dans tout système déiste, ont, dans le sein même de Dieu, leur étalon immuable :

« L’Etre suprême abrite le « type éternel » des idées de toutes choses… »

« Se faire telle idée d’un peuple ou d’une contrée » exprime couramment le bloc plus ou moins coordonné des documents rassemblés à leur endroit ou l’extériorisation de l’hypothèse que nous en échafaudons… D’un projet caressé, ou seulement entrevu, on tracera, en esquisse, l’idée… Et c’est en donner une idée que d’en dessiner les traits caractéristiques, réserves faites ou non sur leur véracité… Les régions où s’élabore le travail de l’esprit sont aussi les sphères de l’idée… Dans le sens étendu d’opinion, de croyance ou de système, on parlera de l’instabilité, ou de la logique, des idées de quelqu’un. D’un autre on dira qu’il défend âprement ses idées, ou qu’il leur témoigne une indéfectible fidélité. L’idée anarchiste, — autre exemple, — comme toutes les forces idéalistes, a suscité des sacrifices d’ordre mystique. Combien des nôtres, en martyrs, sont morts pour l’idée, qu’ils voyaient prochaine et positive, comme en un flamboiement... L’idée est un levier puissant. L’idée saint-simonienne a ébranlé tout le dix-neuvième siècle… D’artistes ou d’écrivains, les œuvres qui manquent de profondeur ou d’assise intellectuelle, voire de coordination, seront regardées, malgré leur vêture séduisante, l’apparat de leur présentation, comme faibles d’idée… On évoque, dans le souvenir, une idée chère, précieuse ou familière… Dans la zone incontrariée du rêve, on goûtera les joies sans heurt de l’idée, forme sûre du bonheur… On y caressera aussi la chimère, autre idée, etc., etc…

Rappeler que, dans l’activité intellectuelle, tout le mouvement de la pensée humaine est compris dans ces trois opérations, savoir : concevoir des idées, lier ces idées (ou juger), lier ces jugements (ou raisonner), c’est dire l’importance primordiale de l’idée.

L’idée est un fait intellectuel simple, par suite indéfinissable. L’idée exprime « quoi que ce puisse être (fantôme, notion, espèce) qui occupe notre esprit lorsqu’il pense » (Locke). Elle se présente comme « la pensée représentative d’un objet par un mot ou un signe équivalent » (Delarivière).

« Les idées sont-elles — ou ne sont-elles pas — des choses distinctes de l’esprit, lesquelles existent en lui et auxquelles il s’applique pour connaître les objets, dont ces idées sont les représentations, les images ou les types ? »

De l’idéalisme au matérialisme purs, pôles extrêmes, les écoles philosophiques, selon les bases de leur système général, en envisagent différemment la nature. Echelonnées entre ces absolus et leur empruntant peu ou prou de leurs données constitutives, oscillent de multiples conceptions intermédiaires, plus ou moins préoccupées d’unité ou élargies de relativisme… L’idée nous paraît être la représentation des objets extérieurs, mais certains philosophes prétendent que l’objet lui donne naissance par la sensation, tandis que d’autres, s’appuyant sur cette affirmation que la pensée est naturellement objectivante, soutiennent que l’idée seule existe et qu’elle pose en dehors d’elle la réalité d’un objet dont l’existence est toute subjective. Admettre que certaines idées nous sont fournies a priori par la raison et que nous en acquérons d’autres par l’expérience, répond aux diversités apparentes de nos idées et en souligne l’aspect sans en découvrir l’essence. Quoique le problème de celles-ci demeure pendant, nous pouvons néanmoins, d’après leur caractère, leur objet, leurs qualités, leur valeur logique, en discerner des variétés suffisamment distinctes pour établir une classification provisoire propre à en faciliter l’étude. Ainsi sériés leur type conventionnel, leur rôle et leurs répercussions réciproques devient possible le maniement de ces joyaux premiers de la pensée.

L’idée est un élément constitutif de la connaissance. Il n’y a pas de savoir sans l’idée correspondante, quel que soit l’acheminement de la chose connue.

« C’est improprement qu’on dit d’une chose : j’en ai bien l’idée, mais je ne puis la rendre ; car ce qui manque est véritablement l’idée. Il est, au contraire, exact de dire : je sens mieux cela que je ne puis l’exprimer. Car on peut avoir le sentiment d’un objet sans connaître le mot et, par conséquent, l’idée qui le représente. » (Delarivière)

L’idée est présente également dans nos sentiments : elle détient les principaux traits de l’objet et en fixe, pour ainsi dire, le raccourci mental. Elle est à l’aboutissant de nos perceptions, assure le fondement de nos opérations intellectuelles, accompagne les manifestations actives de toutes nos facultés. Elle constitue, en ce sens, une manière d’être commune à tous nos modes d’existence sans être, à chacune, indissolublement mêlée. Elle a souvent, en tait, dans l’esprit — et cela ne préjuge en rien de son essence, ni de ses sources — comme une réalité propre. Et nous l’utilisons, dans sa forme distincte, abstraite, oublieux de ses attaches, exactes ou supposées, avec la substance et les modalités environnantes. Simple appréhension, pure représentation, effectivité spirituelle ou synthèse épurée, schéma caractéristique, principal de nos échanges, de nos réceptions, de nos interprétations, elle évolue dans notre vie pensante comme une personne émancipée dont les actes ne rappellent pas nécessairement l’ascendance ni n’évoquent la filiation…

Selon l’angle sous lequel nous les examinons varie le caractère des idées. Si nous considérons leur état en l’esprit, ou en elles-mêmes, elles sont ou « obscures-confuses » — et cette qualité peut appartenir à « toutes les idées spontanées et primitives » — ou « claires-distinctes », s’il s’agit d’idées « réfléchies et développées ». Elles sont aussi actuelles ou habituelles selon qu’on envisage l’acte même qui produit l’idée ou dans la faculté de la produire à toute occasion. Etudiées dans leur objet elles sont ou « contingentes » ou « nécessaires » (l’infini, l’espace, le temps étant admis parmi ces dernières). Et les premières se subdivisent en « spirituelles » (beauté, vertu, etc., etc.), « sensibles » (solide, son, couleur) et « intellectuelles » (rapports, lois, substances), puis, en « simples » (indécomposables : idée de solidité) et « complexes » (idée de corps ou de substance) ; en « abstraites » (sans correspondant dans le monde réel : idée de triangle) ou « concrètes » (non séparées des objets auxquels nous les voyons liées couramment : idée d’objets triangulaires) — autre exemple : on dira que « l’idée de substance et de solidité sont abstraites et que celle de substance solide est concrète » (G.-Ar.) — en « individuelles » (ou particulières : Paris, la Seine) et « générales » (étendues à un plus ou moins grand nombre d’individus, idée de ville, de fleuve). Examinées dans leur rapport avec leur objet, les idées se divisent en « réelles-vraies-complètes » et en « chimériques-fausses-incomplètes »…

Quant à la question si controversée de leur nature, nous l’aborderons tout à l’heure à propos des idées générales. Disons seulement que, des conditions et du processus de leur formation, de la prédominance accordée aux facultés correspondantes, certains philosophes en ont inféré une essence adéquate, faisant participer leur substance du milieu évolutif ou originel. Les idées, pour les uns, se ramènent à des images. Pour d’autres elles se confondent avec les mots. Matérialisées ou non, elles sont, dans un système, regardées comme d’ordre sensible. Elles seront par ailleurs spécifiquement intellectuelles ou (plus ou moins apparentées au divin, ou issues de lui) uniquement d’ordre spirituel. De leur subjectivité — attribut circonstancié — on conclura à leur éternité dans la substantialité indivise de l’âme et de Dieu, et l’humanité n’en sera plus que le réceptacle accidentel, et peut-être apparent. A nos corps elles prendront seulement leurs modes et leurs qualités fugitives et se serviront d’eux comme de voies d’échange et de pénétration. Ici elles se réfugieront vers les stériles théologies, là elles se tiendront en contact vivant avec les recherches fécondes de la science. Toute une gamme de théories emprunte aux généralisations hâtives, aux assimilations abusives et aux oppositions parfois logomachiques de leurs parcelles de possibilités, quelques faces de vraisemblance. Et nos « vérités », avec elles encore, demeurent chancelantes…

En ce qui concerne leur acquisition, nos idées sont usuelles (ou expérimentales) ou philosophiques (scientifiques). Les premières — les plus fréquentes — sont celles que nous devons aux usages de la vie, aux circonstances. Ce sont celles que chacun, en plus ou moins grand nombre, est en mesure de se procurer. Les autres, fixées par des caractères précis qui les élèvent au rang de principes, sont le résultat d’un enseignement théorique. Telles les idées d’être, de substance, l’idée collective, les idées de substance fictive (idées d’espace et de lieu, de durée et de temps), les idées de mode, de fini et d’infini, de nombre, de rapport, etc… D’autre part, les idées, quant à leur réciproque subordination, peuvent être envisagées sous le rapport de la compréhension ou de l’extension (étendue) : idées générales et particulières, idées simples ou composées. Les idées de « genre, espèce, différence, propre et accident » étaient jadis célèbres sous le nom de cinq universaux.

La définition, qui analyse et groupe les éléments de la compréhension de l’idée comporte deux séries d’opérations : la première consiste en leur énumération, la seconde les ordonne et les classe. La définition est soumise à ces deux règles qui en sont les conditions :

  1. elle doit « convenir à tout le défini et au seul défini » ;

  2. elle se fait « par le genre prochain et la différence spécifique ».

Ces règles traduisent par leurs termes mêmes l’impossibilité où nous sommes de définir « les idées simples, les genres suprêmes, les idées des êtres et des événements individuels ». Peuvent l’être seulement celles « qui ont une compréhension multiple et fixe ». Là où nous est interdite la définition, faute d’essence propre à l’être à définir, nous avons recours à la description, qui en est la représentation par le discours.

Par détermination des idées on entend les attributs distinctifs qui constituent sa personnalité et en assurent la précision. Elle s’applique davantage à l’objet de l’idée qu’à l’idée elle-même et, par l’énoncé, relève plus de la logique que de la métaphysique. Les qualités de l’idée peuvent se réduire à trois qui sont : vérité, clarté, distinction. Elles portent à la fois sur sa valeur intrinsèque (psychologie, métaphysique) et son extériorisation (aspect et terminologie : logique)…

La liaison de chaque idée avec ses composantes est toujours ce qui la distingue des idées usuelles. Il faut donc spécifier, dès qu’il s’agit d’expliquer une idée, s’il est question de « la valeur qu’elle a dans le commerce ordinaire de la vie ou de la place qu’elle tient dans un système de science ». En effet, dans le premier cas, « l’idée représente immédiatement son objet, indépendamment de tout autre » et ne se préoccupe pas des caractères communs qui peuvent l’apparenter aux choses de l’environ. Dans le second cas, « ce n’est point un objet que l’idée représente, mais deux autres idées dont la dernière est souvent composée ». Ainsi l’idée de l’or, en son acception usuelle, nous apparaît indépendamment de toute comparaison et de toute analyse. Mais en histoire naturelle, elle s’accompagne d’attributs essentiels. L’idée de l’or est celle « d’un métal, brillant, jaune, dur, sonore, etc. Le métal est un minéral fusible, etc. Le minéral est un corps solide, etc. Le corps est une matière douée de forme. La matière est une substance susceptible de tomber sous le sens. La substance est un être capable d’une existence distincte de toute autre » (Delarivière).

Par origine d’une idée, on entend « les circonstances dans lesquelles on l’a eue d’abord, primitive, spontanée ; et celles dans lesquelles on l’a eue ensuite : développée, réfléchie » (Gat.-Arn.). On réserve parfois, pour la première catégorie l’appellation d’origine, donnant à la seconde le nom de formation. A sa naissance, toute idée est plus ou moins confuse-obscure. Et l’attention est l’atmosphère indispensable à son passage — accompagné, à quelque degré, de conscience — à l’état de claire-distincte. Intégrée d’abord dans la connaissance dont plus tard l’esprit la tire (abstraction) elle n’a pas un autre milieu originel. Ainsi « les idées du beau et du laid » (seconde classe des idées spirituelles) ont la même origine que la perception esthétique, etc. Quant aux connaissances elles-mêmes, elles empruntent leur origine à la fois à leur nature propre et à nos voies d’acquisition. « Toute perception extérieure, par exemple, a son origine dans une sensation ; ainsi la perception de solidité n’a pas d’autre origine que la sensation du toucher ; or, cette perception renfermant l’idée de cette solidité, on a par là même l’origine de l’idée » (Gat.-Arn.). Mais si l’on entend autrement l’origine et qu’on y cherche « la cause efficiente » des idées, leur berceau primitif, le moment et le moyen de leur entrée dans l’esprit, celui-ci devient arbitrairement un magasin d’images ou de mots et les systèmes préposés à son ameublement s’enferment dans deux réponses exclusives. L’une comporte des idées acquises par les sens, au cours de l’existence, l’autre des idées innées (déposées en nous, par Dieu, avec la vie). Mais du fameux adage « Nihil est in intellectu ; quod non prius guerit in sensu » (il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été au préalable porté dans les sens) l’interprétation varie avec les siècles.

Epicure identifie l’idée au réel à travers la sensation, fait des sens le premier critère de la vérité. Locke, à côté de la primordiale sensation, accepte des produits de la réflexion. Condillac voit dans l’idée une sensation transformée… Les Cartésiens, d’autre part, et les écoles dérivées admettent non tant les idées a priori, préexistantes à la naissance des hommes, que la faculté originelle — et toute interne — de les produire sans le secours du monde extérieur. Les idées d’être, d’infini, de parfait auraient été ainsi déposées, en germe ou en puissance, dans la raison humaine, par Dieu. Leibnitz voit aussi l’âme en possession, dès l’aube, de « toutes ses représentations ultérieures ». Les modernes se sont essayés à rendre raisonnables ces privilèges de l’âme et de la raison. Les uns y ont vu le produit de l’habitude (tel Stuart Mill, reprenant le principe de Hume). Spencer, s’appuyant sur l’évolutionnisme, fait intervenir « antérieurement à l’expérience individuelle, un pouvoir organisateur de l’expérience qui s’exerce conformément à certaines lois innées, résultant des expériences accumulées par les générations »… Kant, à un autre point de vue et par un autre chemin, établissant les modalités de la pensée, en avait déduit la « nécessité et l’universalité des formes de la sensibilité » (espace et temps) et proclamé l’apriorisme des « catégories de l’entendement », affirmant ainsi l’existence de certaines lois préalables qui, « conditions de l’expérience, ne pouvaient en provenir »… Et les théories, après eux tous, n’ont rien résolu en définitive qui posent l’innéité de « lois formelles » (sinon des notions, des représentations) résultant, « soit de notre nature intellectuelle, soit de notre structure cérébrale », et qui seraient indispensables à la connaissance, mais demeureraient neutres, improductives « sans le secours des sens »…

Les signes — considérés spécialement dans le langage humain — jouent dans la vie des idées un rôle considérable. Ils donnent comme un corps à ces vapeurs, rendant fixables — et maniables — ces ombres flottantes. Leur influence s’exerce sur leur formation, leur conservation, leur échange… La parole est un organe à la fois analytique et synthétique qui ouvre aux individus les chemins de la connaissance. De la perfection du langage dépendent ainsi la netteté et la pureté initiales de nos idées. Et une langue nourrie et bien équilibrée en facilite l’assimilation et en accroît la richesse. Les termes — ou mots — qui sont l’expression verbale des idées et correspondent aux idées dont ils sont les signes, en constituent justement les limites. Ils en circonscrivent le champ et en précisent les propriétés. Et la mémoire retient avec plus de force les idées bien amenées et nettement situées. Le langage, d’autre part, unit dans un hymen presque indissoluble les mots et les idées, consolide par ceux-là la durée de celles-ci. Dans le jeu actif des rapports humains où les mots se frôlent et s’accompagnent incessamment, les idées se trouvent avec eux rappelées et s’en renforce, ainsi ravivée, leur conservation. Enfin rien ne donne aux idées leur dynamisme effectif et n’en élargit la portée comme l’aisance assurée à leur communication par le secours du langage. Véhicule infatigable de la pensée, le langage, malgré ses obscurités, ses réticences, ses artifices, jette entre les cerveaux ce pont merveilleux sans lequel balbutierait dans l’impuissance leur mutuelle compréhension. Par les voies d’accès du langage, qui opère d’individu à individu — puis de peuple à peuple — les mutations et les apports, les idées s’affrontent et se pénètrent, et de leur entrechoquement jaillissent des clartés imprévues, se détachent, paillettes insoupçonnées et parfois lumineuses, des idées nouvelles… Aide plus particulièrement précieuse à la formation des idées est le langage parlé ; admirable instrument d’expansion est pour elles le langage d’action, le langage écrit… Dans la pratique, nous opérons sur les noms comme sur les idées elles-mêmes. Nous assimilons mentalement, nous identifions l’expression à l’objet, la forme à l’être, le terme à l’idée. Nous tenons le signe pour adéquat au concept et jugeons et raisonnons avec lui, en logique, comme s’il était son incarnation. C’est ainsi que les termes ont les qualités et les attributs des idées et sont ou abstraits ou concrets, positifs ou négatifs, contraires, contradictoires, particuliers, généraux, etc., et enferment, entre les mêmes bornes, leur extension et leur compréhension.

Nous avons vu que l’idée générale est celle qui est capable de s’appliquer à une multiplicité indéfinie de choses. Soit, par exemple, l’idée de rose. Elle ne désigne pas seulement une rose particulière, déjà vue, et dont la couleur, la forme, la beauté me sont encore présentes à la mémoire. Elle s’étend à toutes les roses possibles, à toutes les roses passées que je n’ai pas vues, à toutes celles qui fleuriront après ma mort et que je ne verrai pas ... L’expérience me montre une pluralité d’objets, tous différents, distincts les uns des autres. L’esprit les examine, établit entre eux une comparaison, sépare par l’abstraction les différences particulières à chacune d’elles et ne retient plus que leurs ressemblances, leurs caractères communs. Cette représentation spéciale est un concept. Il suffit d’une nouvelle démarche de la pensée qui affirme que ce type conçu représente non seulement les objets que j’ai devant les yeux, mais un nombre infini d’objets semblables, pour que le concept devienne une idée générale.

Un double problème est impliqué dans la théorie des idées générales : celui de leur nature psychologique et celui de leur valeur métaphysique. Qu’y a-t-il dans notre esprit quand nous pensons une idée générale ? Qu’y a-t-il dans la réalité qui corresponde à nos idées générales ? C’est cette question : « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l’intelligence ? Et, dans le premier cas, sont-ils corporels ou incorporels ? Existent-ils à part des choses sensibles ou confondues avec elles ? » qui fut appelée, au Moyen-âge, le problème des universaux et que Porphyre posait, ainsi, devant la scolastique. Le nominalisme prétend ramener les idées générales à des images ou à des mots, le réalisme leur attribue une existence objective…

On aperçoit, dans Antisthène le Cynique, répondant à Platon « qu’il voit bien le cheval, non la chevalité » les prémices du nominalisme. On le retrouve chez les stoïciens et les épicuriens. Mais il eut au Moyen-âge son essor véritable. Professé par Roscelin (XIème siècle) et repris par G. d’Okkam (XIIIème siècle) puis, de nos jours, par Hobbes, Berkeley, Hume, Condillac, et enfin Stuart Mill, Taine et Spencer (toute théorie empirique de la connaissance implique la fictivité et la postériorité de l’universel), le nominalisme soutient que, la diversité étant partout, il ne peut y avoir de réel dans la pensée que les sensations particulières, hétérogènes, correspondant aux individus particuliers donnés par l’expérience. Toute idée est ainsi nécessairement particulière, individuelle et n’est que l’image de tel objet particulier dont les qualités sont arbitrairement étendues. Les « universaux » sont des « êtres de raison ». L’idée générale n’est qu’un nom, un souffle de voix (flatus vocis) capable d’évoquer la représentation de tel ou tel individu. Bien plus, le nom seul est général, parce que l’esprit peut l’appliquer indifféremment à tous les individus d’une même classe.

Les idées peuvent-elles se ramener à des images ou à une série indéfinie d’images ?... Sensations et images ne sont que la matière de la pensée. Penser, c’est saisir les rapports des choses, transformer les images en idées, en concepts. Sans doute, quand nous pensons une idée (triangle, cheval), cette idée est accompagnée d’une image : celle-ci la soutient, mais ne se confond pas avec elle. Ce qui constitue l’idée, c’est avant tout un cadre mental, une sorte de mouvement de l’esprit, en corrélation avec une activité circonstanciée du cerveau. L’idée est un fait intellectuel, l’image un fait sensible : l’écho de la sensation. Il y a, d’ailleurs, des idées qui ne sont accompagnées d’aucune image… En fait, l’idée générale se réalise chaque fois dans notre esprit par le moyen d’images particulières, plus ou moins différentes, et cependant nous avons le droit de la penser comme étant la même, parce que dans toutes ces images se retrouvent des caractères communs qui en réalisent l’identité. Notre esprit fixe exclusivement son attention sur certains éléments des images et pense ces éléments comme toujours identiques à eux-mêmes dans quelque combinaison qu’ils puissent entrer. Cette affirmation de l’identité avec l’abstraction qui en est la génératrice, voilà l’essence même du concept. Et il suffit que nous la pensions dans son invariabilité caractéristique — en dépit de la divergence de ses multiples aspects accidentels, ou de l’écart de ses correspondants sensibles -pour qu’une idée ait toute la généralité désirable. Son existence, dans l’esprit, devient indépendante de l’image. Une fois établie, elle y persiste sans que nous ayons besoin de recommencer le travail de la comparaison et l’affirmation de généralité. Perduration qui n’implique d’ailleurs ni apriorisme, ni réalité en soi et n’appelle point d’immortalité conséquente. Présence originale qui ne participe en rien d’un dualisme de nos forces psychiques ou mentales et de la prédominance d’un immuable étranger au-dessous duquel évoluerait, asservie, notre vitalité pensante.

D’autre part, malgré le rôle important joué par le langage artificiel (ou articulé, parlé : par opposition au langage naturel fait surtout de mouvements, de toucher et de cris grossièrement modulés) dans la préparation, le développement et la communication des idées, et quoique l’idée épouse souvent le mot comme l’eau épouse le vase, et qu’elle lui doive à la fois son état civil et sa configuration, et la possibilité de ses confrontations, on ne peut davantage réduire les idées à des mots. L’idée peut exister sans qu’il y ait de mot pour la représenter. Exprimant les rapports d’une pluralité d’objets, le concept pourrait bien sans doute subsister tant que les images particulières seraient présentes à la pensée, mais s’évanouirait dès qu’en serait détournée l’attention de l’esprit. Son existence serait ainsi précaire, mal assurée. L’intelligence devrait recommencer sans cesse le même travail et sans plus de succès : tous ses progrès, faute de points de repère évocables, seraient enrayés. Grâce à la dénomination, elle évite ce grave inconvénient. Après avoir dégagé les conformités, les analogies, elle les associe à un mot, les y incorpore, et il suffit de conserver ce mot dans la mémoire pour que, par association, il rappelle les ressemblances extraites par la pensée. Le mot est donc le signe, l’étiquette de l’idée, il lui sert d’attache. L’esprit l’ayant créé à l’occasion de l’idée, il n’a d’existence que par et pour elle. L’idée disparaissant, il n’a plus de raison d’être : c’est un assemblage de lettres, inutile et sans valeur. Supprimer l’idée, c’est donc supprimer le mot…

On ne peut pas dire non plus que nous ne pensons que des mots. Les mots n’ayant aucune qualité propre, aucune signification intrinsèque, ce serait introduire le psittacisme dans la pensée, et par suite anéantir la pensée elle-même. S’il nous arrive de penser avec des mots, comme en arithmétique ou en algèbre, c’est là une acquisition révocable de l’habitude et la transposition, dans l’usage, d’une convention de praticabilité. Si les mots peuvent ainsi — à des fins de célérité — se substituer aux idées, c’est qu’ils leur ont été primitivement associés. Le mot n’est donc pas l’idée, puisque celle-ci lui est antérieure. Il en est comme le complément ; c’est l’enveloppe indispensable dont elle se vêt pour demeurer reconnaissable. Et il assure — avec la possibilité des opérations de l’esprit et de leur extériorisation — la constitution de la science et la continuité de ses étapes… Le nom implique donc l’idée qui en fait le sens et cette idée ne consiste pas dans une simple image ou énumération d’images, mais dans l’affirmation nécessaire de certains éléments de l’image, distingués et isolés par l’abstraction. De plus, en prétendant que le nom seul est général, le nominalisme se contredit lui-même, car le nom est, lui aussi, chaque fois qu’il est prononcé, entendu, écrit ou lu, une sensation nouvelle et singulière, une représentation particulière au même titre que toutes les autres représentations. Il ne peut donc être général sans devenir lui-même une idée générale, un concept.

La doctrine du réalisme, que l’on pourrait appeler le fatalisme des idées générales, assez spécieusement dérivée de Platon, et soutenue au Moyen-âge par saint Anselme (1033–1109) et Guillaume de Champeaux (fin du XIème siècle) enseigne que les universaux (les idées générales) correspondent à des réalités, des types intelligibles, des archétypes éternels, distincts des individus et plus réels que ces individus même auxquels ils communiquent l’existence intellectuelle et les caractères essentiels. Ils sont « les modèles des choses, la parole intérieure de Dieu ». Le réalisme place la présence continue de ces modèles immuables dans un séjour supérieur que Platon appelle « le Paradis des Idées ». Ainsi l’idée générale d’homme, représentant « l’homme en soi », subsiste à part de tous les hommes particuliers, qui sont morts ou qui naîtront… La preuve, dite « ontologique », de l’existence de Dieu, invoquée par Anselme, est une conséquence naturelle de sa théorie : l’idée — réalité présuppose Dieu réel, père des idées. De Champeaux, élargissant la doctrine vers le panthéisme, va jusqu’à accorder aux universaux une présence essentielle à tous les individus, lesquels ne se différencient plus que par des accidents. Après lui, Duns Scot reconnaît aux individus une existence propre et, à la quiddité (essence générale) ajoute l’eccéité (caractère particulier)… Le réalisme est manifestement impossible. D’abord, il n’existe aucune preuve de l’existence de ces types : ce n’est qu’une réalisation, une « animation » d’abstraction. Bien plus, cette existence est contradictoire. Toute existence est nécessairement particulière ; un être général, indéterminé, est une monstruosité.

Entre ces deux théories se place le conceptualisme, qui rappelle certains traits de la doctrine d’Aristote et semble avoir été inventé au Moyen-âge par Abélard pour concilier les deux précédentes. Pour lui, l’universel est une « conception de l’esprit » qui exprime la nature essentielle de la pensée. Il ne constitue ni une réalité suffisante, ni le simple reflet dépendant des choses, ni leur intégration nominale. Ni abstraction vivante, ni image, ni mot. Comme le prétend le nominalisme, il n’y a dans la réalité que des individus et il n’est pas dans le monde deux objets absolument identiques, mais il n’est pas non plus deux choses absolument différentes. Deux êtres entièrement hétérogènes, sans aucune relation entre eux, ne pourraient faire partie du même univers ni être pensés par la même conscience. Il faut donc reconnaître qu’il y a dans ces objets, dans ces individus, des caractères partagés, des essences communes, et que ce n’est pas arbitrairement que notre pensée les rapproche et les range dans une même catégorie, les embrasse dans un même concept. Les universaux sont ainsi des formes de la pensée humaine qui correspondent à cette parenté, à ce rapport des êtres. Ces rapports sont même, en un sens, plus réels que les individus : ce sont des lois à un certain point de vue antérieures et supérieures aux termes particuliers auxquels elles s’appliquent et, quoique inséparables des choses dont elles établissent les relations, elles subsistent, alors que celles-ci passent… Système juste-milieu, théorie d’attente qui fait à l’innéisme sa part et ne méconnaît pas le formidable rôle de l’univers sensible dans la gestation et le jeu des éléments de la pensée, mais n’éclaire encore que d’un jour blafard d’hypothèse la nature des matériaux premiers de l’intelligence... Nonobstant l’ingéniosité du conceptualisme, la philosophie moderne retourne à la négation de toute existence propre de l’idée générale en qui elle ne voit qu’ « un mot ou une combinaison de sons articulés, associée d’une façon artificielle avec les attributs communs à un groupe d’objets ». Elle serre plus étroitement, par-delà leur visage accessible, les réalités, dont elle tente assidûment le contrôle, ramène aux faits et aux objets particuliers la pensée dont le réalisme, par le détachement, préparait l’évasion, renoue l’être aux palpitations ambiantes, poursuit l’intellection des multiples forces cosmiques et de leur possible unité hors du domaine étroit de la théocratie.

— Stephen MAC SAY

DOCUMENTS.

Reid : Facultés intellectuelles ; Locke : Essai sur l’entendement humain ; Condillac : Gram. Logique, et Traité des sensations ; Descartes : Principes, Méditations ; Stuart Mill : Système de Logique, Philos. de Hamilton ; H. Spencer : Premiers principes, Principes de psychologie ; Kant : Critique de la raison pure ; Taine : De l’intelligence ; A. Fouillée : La Philos. de Platon ; Renouvier : Logique ; Bain : Les sens et l’intelligence ; Th. Ribot : L’évolution des idées générales ; Leibnitz : Nouveaux essais ; A. Lefèvre : La Philosophie ; Gatien-Arnoult : Logique ; Em. Chauvet : les théories de l’entendement humain dans l’antiquité ; J. Gottlieb Buhle : Hist. de la Philos. ; Delarivière : Nouvelle logique classique ; V. Cousin : Hist. de la Philosophie ; Darmesteter : La vie et les mots ; Schopenhauer : Principe de la raison suffisante.

IDEE

Représentation d’une chose dans l’esprit. Manière de voir ; conception littéraire, artistique, philosophique ou politique. Fausse ou raisonnée, issue d’erreurs ou d’expériences, résultat de préjugés ou de spéculations, l’idée se présente à tout cerveau humain sur toute chose, tout événement ou tout individu. On peut avoir une idée stupide, injuste, acrimonieuse, indifférente, passionnée, distante, on ne peut pas ne pas avoir d’idée du tout. La vue d’un objet, d’une personne, d’un être quelconque fait naître en nous une idée — idée d’aspect, de couleur, d’appréciation, de critique, etc. Nous recevons de nos parents, de nos instituteurs, de nos amis des idées toutes faites et quelquefois radicalement fausses sur ce qui nous entoure.

Un philosophe, Descartes, pensait que pour avoir des idées approchant la vérité, il fallait une fois dans sa vie se défaire de toutes les idées reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances.

Il est de fait que nous devons revoir toutes nos idées, les passer au crible du raisonnement, les soumettre à l’épreuve de la discussion et de l’expérience. Il nous faut, chaque jour et sous la poussée des événements, corriger, modifier nos idées. Eviter d’adopter d’enthousiasme les idées des autres, ce qui rend beaucoup plus pénible la tâche de se faire une idée propre. Pour avoir une idée saine, il faut qu’elle soit étayée sur un examen minutieux, sur une analyse attentive. Il ne faut jamais craindre d’avoir une idée neuve ; ne pas s’effrayer de l’audace de sa pensée. Quand il s’est fait une idée sur les hommes, les événements, la société, etc., l’être humain doit essayer de la faire partager aux autres hommes. Il ne faut jamais cacher son idée ou la camoufler. Il ne faut, non plus, jamais hésiter à abandonner une idée quand les faits et l’analyse en démontrent la fausseté.

L’homme sincère et probe envers lui-même n’hésitera pas à mettre tout en jeu : liberté, situation, pour assurer le triomphe de son idée. Les anarchistes sont même prêts à risquer leur vie pour que triomphe l’idée de liberté, d’amour et de bien-être qu’ils ont adoptée après mûre réflexion, parce qu’elle leur semble la seule juste et la seule compatible avec la dignité d’homme.

On dit aussi : j’ai quelque chose en l’idée — le mot est alors pris dans le sens d’esprit qui conçoit.

Le mot idée est pris aussi dans le sens de souvenir, image, imagination (être heureux en idée), anticipation (idée sur la société future).

L’idée fixe est une pensée dominante dont on est obsédé.

* * *

IDEE GENERALE de la Révolution au XIXème siècle

Un des ouvrages les plus solides de Proudhon, dans lequel l’auteur, avec maîtrise, fait la critique du gouvernement et expose ses vues sur la tactique révolutionnaire et où il affirme avec force la suppression du gouvernement par l’organisation économique anarchiste.

IDENTITÉ

n. f. (du latin identitas)

Ce qui fait qu’une chose est la même qu’une autre : l’identité de deux propositions. Etat d’une chose qui demeure toujours la même : l’identité de la personne humaine.

En Mathématiques : Egalité dont les deux membres sont identiquement les mêmes, ou encore dont les deux membres prennent des valeurs numériques égales, quelles que soient les valeurs numériques attribuées aux lettres.

En Philosophie : Principe d’identité, principe logique de la connaissance, qu’on formule ainsi : A est A, ou : Ce qui Est, Est.

En Droit : Ensemble de circonstances qui font qu’une personne est bien telle personne déterminée.

Dans la matière, où tout est changement, apparence, mouvement, phénomène, l’identité n’existe pas. Il n’y a pas deux êtres qui soient absolument identiques, qui soient absolument les mêmes. Deux cheveux pris sur la même tête, deux feuilles sur le même arbre, ne sont pas identiques : ils ne sont que semblables.

Si l’on dit : « Ces deux sœurs portent les mêmes robes, des robes identiques », mêmes, exprime la similitude ; identiques, est employé au figuré. Dans la matière, il n’existe donc pas deux êtres identiques ; mais non plus, un être n’est identique à lui-même dans le temps. Pour peu sensibles que soient les modifications qu’il subit, elles existent.

Aussi, en sciences naturelles, ne procède-t-on jamais par identités, mais par analogies.

En Mathématiques, si on raisonne par identités, c’est qu’on a d’abord posé en principe que A est identique à lui-même, qu’il représente un absolu : A = A. Mais la question reste posée : A représente-t-il vraiment un absolu, ou restera-t-il toujours : une convention ?

Si l’Univers est tout matière, il n’y a pas d’identités, pas d’absolus et « A = A » est une erreur.

Si Dieu existait, lui seul serait égal à lui-même, identique. Mais une identité, qui n’existe qu’en soi, qui n’a pas d’autre identité en regard, ne peut nous être d’aucune utilité.

— A. LAPEYRE.

IDÉOLOGIE

n. f. (du grec idéa, idée, et logos, discours)

Science des idées. Système qui considère les idées prises en elles-mêmes, abstraction faite de toute métaphysique.

Les gens « bien pensants » appellent idéologie, en donnant à ce mot le sens de chimère, toute spéculation philosophique, toute tentative d’émanciper le peuple. Ex. : l’idéologie libertaire.

Nonobstant les railleries et les quolibets, nous pensons que l’idéologie est une chose très utile qui amène chaque jour plus de compréhension et plus de raisonnement chez l’individu.

Il est, certes, beaucoup plus facile de s’assimiler tout le fatras d’idées toutes faites sur lesquelles reposent la religion, l’autorité, la propriété, etc. Aussi l’on conçoit admirablement bien pourquoi les détenteurs de privilèges font mine de dédaigner les idéologues.

Les anarchistes sont donc des idéologues. Ils pratiquent l’idéologie — ou science des idées — parce qu’ils estiment que les idées doivent être non des choses abstraites, mais des observations et des spéculations basées sur l’expérience et la raison.

Quand les hommes auront pris l’habitude de penser d’après le résultat de leurs réflexions, qu’ils voudront avoir une idée exacte sur toute chose et que le savoir sera pour eux un besoin aussi urgent que le manger, alors ils n’auront pas assez de mépris pour ceux qui cachaient leur ignorance, leur bêtise, leurs préjugés et leur soif de domination sous le masque du dédain de l’idéologie. Ceux qui ont intérêt à maintenir le peuple dans une infériorité intellectuelle, qui se dressent de toutes leurs forces de conservation sociale contre les coups répétés du progrès humain auront beau faire. L’idéologie sera une science de plus en plus cultivée, de plus en plus vulgarisée ; elle sera la fossoyeuse de l’obscurantisme.

L’idéologie libèrera le peuple moralement et l’aidera à se libérer socialement.

IDIOME

n. m. (du grec idiômas ; de idios, propre)

Langue propre à une nation. Langage particulier à une région plus ou moins étendue.

La diversité des idiomes est un des faits qui est le plus à déplorer pour la classe ouvrière.

Alors que les classes aisées peuvent donner à leurs enfants l’enseignement de plusieurs langues étrangères, dans la classe ouvrière on n’a même pas toujours les moyens d’apprendre correctement son idiome national.

Il s’ensuit que si les capitalistes peuvent correspondre entre eux par le monde entier, il est très difficile à des travailleurs de pays différents de se comprendre.

Aussi quelques savants linguistes épris d’internationalisme, ont imaginé divers idiomes auxiliaires : volapük, esperanto, ido, etc. (voir ces mots) qui, appris en très peu de temps, pourraient permettre aux ouvriers du monde entier de se comprendre.

Le volapük n’est plus maintenant. On ne peut que regretter que, pour des raisons personnelles, les propagateurs de l’esperanto et de l’ido ne soient pas arrivés à s’entendre pour doter la classe ouvrière d’un idiome international unique qui faciliterait énormément la besogne révolutionnaire mondiale.

IDO

« Langue fondée sur le même principe que l’Esperanto mais où ses principes ont été appliqués avec plus de rigueur. » (A. Meillet : Les Langues dans l’Europe Nouvelle, Paris 1918)

Ces lignes du savant professeur de linguistique au Collège de France montrent que l’Ido n’est pas autre chose qu’une mise au point de l’Esperanto. Ce travail a été commencé en octobre 1907 par la « Délégation pour l’adoption d’une langue internationale » et continué par l’Académie Idiste en tenant compte de la critique publique faite pendant six années, de 1907 à 1913, dans la Revue mensuelle Progreso, par les idistes pratiquants de tous pays.

La langue internationale ainsi obtenue diffère de l’Esperanto sur les points suivants :

  1. Alphabet : suppression des 5 lettres surmontées d’un accent circonflexe (c, g, j, li, s), « très grave obstacle pour la diffusion de la langue », écrivait si justement Zamenhof en 1894. L’alphabet Ido est l’alphabet anglais de 26 lettres, c’est-à-dire l’alphabet français, y compris le w, mais sans aucun accent grave, aigu, flexe, ni tréma, ni cédille. Il peut donc être imprimé et dactylographié partout sans difficulté ;

  2. Suppression de l’accord de l’adjectif, difficulté inutile, comme le montre l’anglais ;

  3. Suppression de l’accusatif obligatoire. En effet, comme le constate le Professeur Meillet, « c’est une impardonnable erreur que d’instituer, comme le fait l’Esperanto, une distinction de l’accusatif et du nominatif, distinction qui embarrassera tous les individus de langue romane et de langue anglaise et qui est inutile aux autres ;

  4. Remplacement des particules fabriquées de toutes pièces (chiuj, kial, kiam, etc.) par des mots reconnaissables (omni, pro quo, kande, etc.), ce qui, vu la fréquence de ces termes, rend les textes compréhensibles à première vue ;

  5. Régularisation de la dérivation en appliquant le principe que les racines doivent toujours avoir le même sens, quel que soit le dérivé dans lequel elles se trouvent ;

  6. Remplacement des composés compliqués et imprécis (malkruta, marbordo, elrigardi, tagnoktegaleco, etc.) par des mots internationaux (plajo, aspektar, equinoxo, etc., etc.) ;

  7. Application rigoureuse du principe du maximum d’internationalité pour le choix des racines.

Il est utile de développer ce point, car nous sommes là au nœud du sujet. Les Idistes estiment que la question du choix d’une L. I. (abréviation de Langue Internationale) ne se pose même pas, car la L. I. n’a qu’une seule et unique solution, celle qu’on obtient en appliquant le principe du maximum d’internationalité. Dix sociétés savantes, s’ignorant les unes les autres, si elles appliquent ce principe, aboutiront toutes à la même racine pour la même idée (tabl, regret, esforc, plant, etc.). On peut donc affirmer que les racines de l’Ido sont définitives puisque, présentant le maximum d’internationalité, il est impossible de les remplacer par d’autres plus internationales.

La plupart de ces réformes avaient déjà été proposées en 1894 par Zamenhof lui-même dans son journal Esperantisto, et dans ces termes :

« Je montrerai quelle forme je donnerai à la langue si j’en commençais la création maintenant, ayant après moi déjà six ans et demi de travail pratique et d’essai et ayant déjà entendu tant d’opinions et de conseils reçus des personnes, journaux et sociétés les plus divers et des plus divers pays du monde. »

Le 1er novembre 1894, par 157 voix contre 107, les espérantistes décidèrent « de conserver la langue telle quelle, sans aucun changement ». Depuis ce moment, Zamenhof ne voulut plus entendre parler de modifications, si bien que ce n’est qu’en 1907, et malgré lui, qu’une partie des espérantistes adoptèrent des réformes et propagèrent l’Esperanto ainsi mis au point sous le nom d’Ido, pendant que l’autre partie restait groupée autour de Zamenhof.

Le résultat de la réforme, comme le déclare l’éminent linguiste Danois Jespersen « est une langue que chacun peut apprendre très facilement : elle a, sur les autres langues artificielles, cet avantage d’être fondée sur des principes scientifiques et techniques rationnels, et, par suite elle n’a pas à craindre d’être remplacée un beau jour par une langue meilleure et essentiellement différente qui emporterait finalement la victoire ».

Nous donnons ci-dessous un texte de Zamenhof et sa traduction en Ido pour qu’on se fasse une idée des réformes effectuées :

ESPERANTO

Kiam la suno eklumis
super la maro, s’i vekig’is

kaj sentis fortan doloron,

sed rekte antaû s’i staris

la aminda juna reg’ido, kiu

direktis sur s’in siajn okulojn
nigrajn kie1 karbo,

tiel ke s’i devis mallevi la

siajn, kaj tiam s’i rimarkis,

ke s’ia fis’a vosto perdig’
is kaj ke s’i havis la

plej graciajn malgrandajn

blankajn piedetojn, kiujn

bela knabino nur povas

havi. Sed s’i estis tute nuda,

kaj tial s’i envolvis

sin en siajn densajn

longajn harojn.

IDO

Kande la suno brileskts

super la maro, el vekis e

sentis fort a doloro, ma

rekte avan el staris

l’aminda yuna rejido, qua

direktis ad el sa okuli

nigra quale karbono,

tale ke el devis deslevar la sui,

e lor el rimarkis, ke el

perdis sua fishal kaudo e

ke el havis la maxim gracioza

mikra blanka pedeti,

quin bela puerino povas

havar. Ma el esis tote

nuda, e pro to el envolvis

su en sua densa longa

hari

— ZAMENHOF.

Le mécanisme de l’Ido est tellement simple que 10 leçons d’une heure dans le Petit Manuel Complet de 32 pages sont suffisantes pour commencer à pratiquer la langue. En voici du reste un aperçu :

EXPOSÉ DU SYSTÈME IDO

Prononciation. Toutes les lettres se prononcent comme dans l’alphabet. C = ts, CH = tch, SH = ch, E = é, U = ou. S comme dans sou et G toujours dur.

L’article défini (le, la, les, français) se traduit par LA.

Les terminaisons suivantes indiquent : 0, le substantif singulier ; A, l’adjectif (invariable) ; E, l’adverbe ; I, le pluriel.

Conjugaison (une seule). — Esar : être. — Me Esas : je suis. — Tu Esas : tu es. — Il Esas : il est. — Ni Esas : nous sommes. — Vi Esas : vous êtes. — Ili Es as : ils sont.

Les autres terminaisons verbales sont : Is, passé de l’indicatif ; Os, futur ; Anta, Inta, Onta, participe actif, présent, passé et futur ; Ata, Ita, Ota, participe passif, présent, passé et futur ; Ez, impératif-subjonctif ; Us, conditionnel.

En ajoutant aux racines les préfixes et suffixes suivants, on forme un vocabulaire très riche :

PREFIXES

  • arki-, degré supérieur : arki-duko, archiduc.

  • bo-, parenté par mariage : bo-patrulo, beau-père.

  • des-, contraire : des-espero, désespoir.

  • dis-, dissémination : dis-semar, disséminer.

  • ex-, ancien : ex-ministro ; ex-ministre.

  • ge-, réunit les deux sexes : ge-frati, frères et sœurs.

  • mi-, à moitié, demi : mi-klozita, mi-clos.

  • mis-, de travers, par erreur : mis-tiukiar, égarer.

  • ne-, négation : ne-utila, inutile.

  • par-, jusqu’au bout : par-lektar, lire jusqu’au bout.

  • para-, qui protège contre : para-vento, paravent.

  • pre-, avant : pre-dicar, prédire.

  • retro-, en arrière : retro-irar, rétrograder.

  • ri-, répétition : ri-dicar, redire.

  • sen-, privation : sen-barba, imberbe.

SUFFIXES

  • -ach, péjoratif (terme de mépris) : popul-ach-o, populace.

  • -ad, fréquence, prolongation : dans-ad-o (la) danse.

  • -aj, ce qui est fait de, ce qu’on…, ce qui... : lan-aj-o, lainage ; lekt-aj-o, lecture ; rezult-aj-o, résultat.

  • -al, relatif à : nacion-al-a, national.

  • -an, membre : senat-an-o, sénateur.

  • -ar, collection : vaz-ar-o, vaisselle.

  • -ari, qui reçoit l’action : legac-ario, légataire.

  • -atr, qui tient de : sponj-atr-a, spongieux.

  • -e, qui a la couleur, l’aspect : tigr-e-a, tigré.

  • -ebl, qu’on peut : vid-ebl-a, visible.

  • -ed, ce que contient : bok-ed-o, bouchée.

  • -eg, augmentatif : bel-eg-a, superbe.

  • -em, porté à : venj-em, vindicatif.

  • -end, qu’on doit : pag-end-a, payable (à payer).

  • -er, qui pratique : dans-er-o, danseur.

  • -eri, établissement : distil-eri-o, distillerie.

  • -es, état, qualité : fort-es-o, force,

  • -esk, commencer, devenir : dorm-esk-ar, s’endormir ; pal-esk-ar, pâlir.

  • -et, diminutif : mont-et-o, éminence.

  • -estr, maître : skol-estr-o, maître d’école.

  • -ey, lieu affecté à : dorm-ey-o, dortoir.

  • -i, domaine, ressort : parok-i-o, paroisse.

  • -id, descendant : sem-id-o, sémite.

  • -ier, caractérisé par : reni-ier-o, rentier.

  • -if, produire : frukt-if-ar, fructifier.

  • -ig, rendre, faire : bel-ig-ar, embellir ; dorm-ig-ar, endormir.

  • -ik, malade de : ftizi-ik-o, phtisique.

  • -il, instrument pour : bros-il-o, brosse.

  • -in, féminin : frat-in-o, sœur.

  • -ind, digne de : kondamn-ind-a, condamnable.

  • -ism, doctrine : katolik-ism-o, catholicisme.

  • -ist, professionnel : pian-ist-o, pianiste.

  • -iv, qui peut : instrukt-io-a, instructif.

  • -iz, munir, garnir : vest-iz-ar, vêtir.

  • -oz, qui a ce que dit la racine : por-oz-a, poreux.

  • -ut, mâle : kat-ul-o, matou.

  • -ur, produit de l’action : skult-ur-o, (une) sculpture.

  • -uy, contenant : ink-uy-o, encrier.

  • -yum, petit ou jeune (animal) : boc-yun-o, veau.

En application, voici un texte en Ido qu’on déchiffrera facilement :

« L’experienco montras ke nula fluvio, nul a oceano, nula monto, pozas intel homi obstaklo tam granda kam du diferanta lingui. En la kongresi internaciona on uzas plura idiomi ed on komprenas apene l’unu l’altru. Se on volas tradukar libro vizanta omna populi di la mondo, on sakrifikas granda kapitali ed on obtenas rezultajo mizeroza. On bezonas organo internaciona por korespondar inter su sen jeno. Or nula linguo nacionala povas servar por tala rolo : 1, on ne obtenus voto konkordanta, pro ke omna populo elektus sua propra linguo e ne volus cedar ad altra ; 2, linguo nacionala ne esas facila mem por sua naciono, o1 ne esas do facila por altri. Or linguo nefacila havas nula chanco por divenar internaciona. En tala kondicioni restas, kom sole adoptebla, artificala linguo pro ke ol prizentas la du avantaji esar : 1, komplete neutra ; 2, extreme facila. »

Historique du mouvement Idiste.

La Délégation pour l’adoption d’une L. I. fondée en 1901, avait reçu l’approbation de 310 sociétés savantes et de 1.250 membres des Académies et Universités, lorsqu’elle élut, en 1907, le Comité International qui, au mois d’octobre, adopta en principe l’Esperanto, « sous réserve de certaines modifications », en cherchant à s’entendre avec le Lingva Komitato espérantiste. Mais, le 18 janvier 1908, Zamenhof refusa toute entente. Il fut alors procédé à la mise au point de la langue qui recueillit l’adhésion d’éminents espérantistes, tels que Charles Lemaire en Belgique, Schneeberger en Suisse, Ahlberg en Suède, Pfaundler en Autriche, Kofman en Russie, Lusaa en Italie, etc., ainsi que des partisans d’autres systèmes, tels que Schmit de Nurenberg, un des premiers espérantistes, passé ensuite à l’Idiom Neutral, et Bollack, l’auteur de la Langue Bleue. Le 29 mars 1908, Zamenhof ayant demandé de ne pas employer pour la langue le nom d’Esperanto (pour lui rendre hommage, elle était propagée sous le nom d’esperanto simplifié), on accéda à son désir, et le nom d’Ido (pseudonyme sous lequel de Beaufront avait déposé le projet de réformes) fut adopté quelque temps après.

L’Ido continua de se répandre et de recruter des adeptes, à la fois parmi les espérantistes et parmi le public jusque-là indifférent. C’est ici qu’il faut signaler une épreuve à laquelle n’a été soumise aucune autre L. I.. De 1908 à 1913, toutes les propositions d’améliorations de l’Ido ont été présentées à la critique publique des adeptes dans Progreso, l’organe officiel de l’ « Uniono por la Linguo Internaciona ». Les 3.600 pages que constitue la collection des 80 fascicules de cette revue sont une mine inépuisable de remarques linguistiques pratiques permettant d’affirmer que la question a été examinée sous toutes ses faces, qu’aucun point n’a été laissé dans l’ombre. Les Idistes pensent donc que l’Ido n’a plus à craindre aucun concurrent, d’autant plus que, toujours prêt à accepter les améliorations, forcément très minimes, qu’on lui démontrerait évidentes, il ne peut être remplacé par un système meilleur, puisqu’il accepterait de s’incorporer les supériorités de ce système.

Le premier congrès en Ido devait se tenir à Luxembourg, en août 1914. L’immonde tuerie l’empêcha et il n’eut lieu qu’à Vienne, en 1921. Il fut suivi des congrès de Dessau, Cassel, Luxembourg et Prague. Inutile de dire que la seule langue employée est l’Ido, puisque c’est la seule qui soit commune à tous les congressistes.

L’Ida a reçu des applications dans tous les domaines.

Certaines maisons de commerce l’emploient pour leur réclame internationale. Des dictionnaires techniques, tels que les Eléments de machines et outils usuels, de Schloman, ont été traduits en Ido. En 1924, un dictionnaire de 250 pages, uniquement consacré à la radio, a paru en Ido, avec définitions et explications en Ido. Du reste, plusieurs stations font des émissions en Ido, notamment celle de Kiev.

Dès 1909, des propagandistes de l’Esperanto dans les milieux ouvriers passèrent à l’Ido. Le groupe intersyndical idiste fut fondé et un cours, qui subsiste toujours, fut ouvert à la Bourse du Travail de Paris. Le mouvement se développa également hors de France et, en mai 1911, parut le premier numéro de Kombato, bulletin trimestriel d’ « Emancipanta Stelo », Union internationale des travailleurs idistes.

Chez les Anarchistes.

Comme il était à prévoir, les anarchistes, pour lesquels n’existe aucun dogme intangible, ni linguistique ni autre, furent les premiers à exercer leur esprit critique de libre examen dans ce domaine. Jusqu’en 1908, le « Grupo esperantista libertaria » propagea l’esperanto par des cours publics et par correspondance. Mais en 1909, gagné aux réformes, le groupe fut dissous. Quelques mois plus tard, le « Grupo libertaria idista » se forma et ouvrit, en novembre 1909, à la Coopération des Idées, le premier cours public d’Ido à Paris. En même temps, il annonçait dans les journaux anarchistes l’envoi de 2 manuels de 32 pages, l’un d’esperanto et l’autre d’ido, à tous les camarades désireux de connaitre la question. Le « Grupo libertaria idista », qui est la section anarchiste d’Emancipata Stelo, créa en 1922 son propre organe, Libereso, revue trimestrielle rédigée par des anarchistes idistes de tous pays.

En 1921, la résolution du Congrès anarchiste de Lyon sur la question de la L. I. fut la suivante :

« Les anarchistes reconnaissent l’utilité d’une langue internationale (les avantages de celle-ci ne sont pas à exposer ici). N’étant pas capables d’apprécier en connaissance de cause la valeur respective de l’Esperanto et de l’Ido, ils se refusent à se prononcer sur l’adoption de l’un plutôt que de l’autre. Ils confient au prochain Congrès international anarchiste le soin de trancher cette question. »

Le Congrès international anarchiste se tint à Berlin, du 25 au 31 décembre1921, et, très sagement, décida ce qui suit :

« Le Congrès, après l’intervention d’un certain nombre de délégués, reconnaît la nécessité d’une L.I. et recommande aux camarades l’étude de l’Ido et de l’Esperanto, sans se prononcer pour l’un ou l’autre de ces idiomes. »

Pas plus que le Congrès de Lyon, celui de Berlin ne pouvait, en effet, se prononcer en connaissance de cause, n’ayant pas procédé aux études, expériences et essais nécessaires. Cela doit être l’œuvre des camarades que la question intéresse, et les documents sur la L.I. sont assez nombreux pour qu’ils puissent eux-mêmes résoudre la question. Pour l’Ido, nous leur signalons les ouvrages suivants : Petit Manuel Complet en 10 leçons (32 pages) ; Rapport du Grupo liberiaria Idista aux Congrès anarchistes ; La Langue Internationale et la Science (de Couturat, Jespersen, Ostwals, Pfaundler et Lorenz) ; Le Prolétariat et la L. I., de Legrand ; Langue auxiliaire, laquelle ? par de Beaufront.

IDOLÂTRIE

n. f. du grec eidôlom, image, et latreuein, servir

Adoration des idoles. Amour excessif.

L’idolâtrie remonte à la plus haute antiquité. Dès que l’être humain, se dégageant de l’animalité pure, vit naître en lui la Pensée (sous une forme vague, il est vrai), il accorda une importance plus grande aux faits qui se déroulaient autour de lui.

La moindre chose qui se produisait anormalement, par exemple : un rocher se détachant de la montagne, avait pour résultat de le jeter dans un profond étonnement. Son cerveau inculte ne lui permettant pas de se livrer à des investigations méthodiques sur les causes de l’événement, il en vint tout naturellement à diviser les faits en deux catégories : les faits heureux ou favorables, et les faits malheureux ou nuisibles.

C’est ainsi qu’il classa dans la première catégorie : le jour, le soleil qui amène le beau temps propice aux cultures, etc., et dans la deuxième catégorie : la nuit (qui permettait aux bêtes féroces de rôder près de son habitat sans qu’il puisse les voir), la pluie abondante qui cause les inondations, etc.

Seulement il remarqua que, si le soleil était utile pour les cultures, il devenait un véritable cataclysme dans les années de sécheresse. Il fit aussi la remarque que si la pluie abondante était nuisible, elle était un véritable bienfait sous forme d’ondées pour la vitalité des plantes.

Alors il imagina que le soleil était un être surnaturel qui était son ami dans les années d’abondances, son ennemi dans les années de sécheresse. Aussi rendit-il un véritable culte à ce Dieu. Il lui faisait des présents, il lui adressait des prières afin que le soleil voulut bien lui être toujours favorable. Puis il eut l’idée de représenter son dieu par des images. Ce furent des bouts de bois taillés grossièrement, des images tracées maladroitement sur les parois des cavernes, sur les arbres, etc. De là naquit l’idolâtrie (ou adoration des images).

Il n’entre pas, dans cet article, de décrire le processus de l’idolâtrie en général. Naturellement, l’être humain en vint à avoir d’autres idoles que le soleil : la lune, les étoiles, le vent, la pluie, des arbres, et autres objets ayant joué un rôle dans sa vie ou dans celle de ses proches, — mais cela entre plutôt dans le cadre d’un article sur l’origine des religions. Un philosophe, mort hélas ! trop jeune : Marc Guyau, donne sur le culte et l’origine des idoles des explications vraiment intéressantes dans son ouvrage L’Irréligion de l’avenir, que nos amis consulteront avec grand profit.

Au fur et à mesure que la culture intellectuelle se développa chez l’être humain, l’idolâtrie, loin de perdre du terrain, se développa parallèlement. Seulement elle prit des formes plus artistiques. La sculpture, la peinture, l’architecture, la littérature et la poésie virent, dans les grands courants de renaissance, leurs meilleures manifestations se dérouler en faveur de l’idolâtrie.

Cependant, vers le XVè siècle, alors que les arts, patronnés par les papes et les monarques., voient leur essor prendre une magnifique envolée dans le domaine idolâtre, la science et la philosophie commencent à paraître sur leur véritable terrain : l’investigation. Et, petit à petit, des idées se font jour qui, une à une, viennent ronger les fondements sur lesquels les religions établissent leurs cultes idolâtres. Si bien que si au début du XVIIIè siècle on se prosterne encore devant les crucifix, les loges de saints, les statues de rois, on ne le fait plus qu’ostensiblement, publiquement — de manière à ne pas donner au vulgum pecus l’exemple de l’impiété et du « sacrilège ». Mais tous les feux éclairés ont, en fait, éteint l’idolâtrie de leur cerveau.

Quand, en 1792, le coup décisif est porté contre la royauté et contre les cultes religieux, il semble que l’idolâtrie va être définitivement ruinée dans l’esprit populaire.

Hélas ! il n’en était rien. Ceux qui renièrent les dieux et les monarques, qui se refusèrent à célébrer les cultes, — ceux-là furent en prise à une autre idolâtrie : l’idolâtrie humaine.

Le besoin d’adorer, de magnifier quelqu’un ou quelque chose fit que le peuple se détacha des dieux pour s’en créer de nouveaux — plus près d’eux, ceux-là : les chefs de partis, les grands tribuns, les hommes d’opposition, les généraux, etc., etc.

Les Mirabeau, les Danton, les Marat, les Robespierre, les Saint-Just, etc., se virent en butte à un véritable culte du temps de leur puissance.

Mais cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, tourner au véritable délire mystique collectif en faveur d’un homme qui se signala à l’attention publique par quelques victoires remportées en Italie : Napoléon Bonaparte.

Durant quinze ans, pour la presque totalité du peuple français, cet homme fut un véritable Dieu. Adoré jusque dans ses crimes, jusque dans son despotisme, ce tyran qui fut un général ambitieux et cruel, qui rêvait de dominer le Monde, qui amoncela des monceaux de cadavres, qui saigna à blanc le meilleur de la jeunesse du début du XIXe siècle, vit encore l’idolâtrie dont il était l’objet grandir en acuité lors de son transfert à Sainte-Hélène.

Une fois abattu, l’être que l’on commençait à appeler l’Ogre de Corse en 1814, regagna toute la popularité perdue, devint un martyr. Les poètes chantaient sa gloire (même Béranger !), les littérateurs d’opposition célébraient son génie, les peintres vendaient très cher des tableaux le représentant.

Mais où cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, ce fut en 1840, quand Louis-Philippe demanda à l’Angleterre le retour des cendres de Napoléon en terre française.

Alors, l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Victor Hugo lança l’Ode à la Colonne, les bourgeois portaient des cannes dont la poignée sculptée représentait l’empereur ; la presse en général, la littérature et le théâtre, même, célébrèrent la « Grande (?) Epopée ».

On oubliait les cadavres, les mutilés, les ruines, — on ne pensait plus qu’à l’Empereur, le « Petit Caporal ». Et il ne fallut rien moins que le règne de 1a loque qui se disait son neveu : Napoléon III ; il ne fallut rien moins que ce personnage falot et ridicule, dénommé Badinguet par la foule, pour que l’idolâtrie napoléonienne s’atténuât.

Mais encore, combien, parmi le peuple, admirent le grand empereur ? — Les livres d’histoire distribués à l’école ne vantent-ils pas tous, ou presque, le génie du Corse ?...

La politique amena pas mal d’idoles : Hugo, Louis Blanc, Lamartine, Gambetta, Jules Favre, Thiers, Ranc, Clemenceau, Ferry, Millerand, Briand, Jaurès, etc., etc., — et chose singulière (à part Hugo qui s’orientait de plus en plus vers le peuple à la fin de ses jours, à part aussi Jaurès — que la mort a peut-être sauvé de la triste fin de Guesde) tous ces politiciens idolâtrés par le peuple l’ont trahi, bafoué et même tyrannisé, et ont fait couler son sang dans la répression.

Les milieux ouvriers ne se sont pas, hélas ! débarrassés de l’idolâtrie. Même dans les groupements révolutionnaires l’idolâtrie exerce ses démoralisants ravages. Ne voit-on pas des pantins comme Cachin, Vaillant-Couturier et autres être l’objet de l’acclamation d’une foule en délire quand ils parlent dans un meeting communiste ?

Ne voit-on pas Karl Marx et, surtout Lénine, monopolisés par une nouvelle Église, idolâtrés comme, des dieux, reproduits de toutes les façons et par toutes les manières (images, statues, médailles, etc.), encensés par toute une littérature ? Le mausolée de Lénine à Moscou n’est-il pas l’objet d’un véritable pèlerinage accompli en grande pompe par les délégués mondiaux du parti bolcheviste ou de ses annexes ?

* * *

Les anarchistes s’élèvent de toutes leurs forces, combattent par tous les moyens en leur pouvoir toutes les idoles : religieuses ou politiques. Ils disent au peuple :

« Guéris-toi des individus ! Méfie-toi de ceux qui sont candidats à ton adoration ! N’écoute pas ceux-là qui voudraient faire de toi des croyants d’une église quelconque, — qui t’endorment pour mieux te gruger.

Méfie-toi surtout de toi-même ! L’être humain est, hélas ! ainsi fait qu’il lui faut meubler son cerveau de multiples adorations et laisser aller son esprit à la remorque d’un homme ou d’une catégorie d’hommes qui pensent pour lui. La pensée humaine se reporte constamment sur l’œuvre du passé, non pas tant, pour y puiser des enseignements que pour y prendre, sans les passer au crible de l’analyse, des idées toutes faites dont elle fait son credo. »

En effet, quand on commence à adopter une conception d’un homme qui, lui, fouilla et bouleversa tout le domaine des déductions philosophiques pour arriver à mettre au point son système idéologique — lorsque l’on adopte ses conceptions, on ne le fait jamais sans qu’aussitôt le penseur prenne à nos yeux le rang de surhomme.

Tous ceux qui ont laissé des travaux, soit dans la branche des spéculations métaphysiques, soit dans les hypothèses scientifiques, soit dans n’importe quelle catégorie de ce qui forme l’ensemble des connaissances humaines ; tous ceux-là ont vu aussitôt se former autour d’eux une petite secte de partisans qui ne tardèrent pas à se muer en disciples ou en adorateurs. Ce n’est plus le savant, ce n’est plus le guide moral que l’on admire ; c’est alors l’homme entier ; l’homme, c’est-à-dire l’être empli de qualités mais aussi de défauts et de tares de faiblesses et d’erreurs.

Non seulement, les disciples vantent l’oeuvre du penseur, mais ils en arrivent à encenser jusqu’aux plus pitoyables abdications de l’individu.

Oh ! ces choses douloureuses auxquelles nous assistons depuis deux siècles — ces multiples trahisons d’hommes d’élite qui firent commettre tant et tant de crimes collectifs. La foule moutonnière, quand celui dont elle avait fait son pasteur change son fusil d’épaule, cette foule suit les « rectifications de tir » et accomplit les actes les plus stupides.

Il n’y a pas là de quoi s’étonner outre mesure, non plus qu’à s’indigner de la veulerie avec laquelle les adulateurs persistent dans leur magnification des hommes inconstants envers leurs principes — il n’y a là, au contraire, rien qui ne soit strictement naturel : des hommes adorent d’autres hommes, au détriment des idées représentées par ces derniers. Les adorateurs se créent des Dieux parce qu’il faut à toute force qu’ils aient des objets d’adoration.

Suivre les données philosophiques ou scientifiques d’un homme lorsque, par comparaison avec un autre système, on découvre la véracité d’une doctrine, c’est là chose obligatoire. Mais transposer l’adoption dans le domaine personnel et, au lieu par exemple d’être un disciple de Proudhon, devenir un Proudhonien, -voici ce que nous devons nous attacher à éviter.

Habituons-nous à ne plus adorer les hommes ; accoutumons-nous à dépeupler notre esprit de toute idée magnificatrice ; adoptons une méthode de raisonnement qui ne nous fasse regarder dans un système que le système lui-même et ignorer l’individu qui en est l’auteur. Démeublons notre cerveau non seulement des dieux du Ciel, mais encore de ceux de la Terre.

L’homme doit s’habituer à penser par lui-même, — il doit prendre chez autrui les rudiments de sa doctrine, mais seulement cela. Habituons notre cerveau à penser tout seul et à se former d’une manière originale. Evitons de copier la pensée d’autrui et ne faisons pas de nous-même une contrefaçon intellectuelle, — car ce ne sera jamais qu’une contrefaçon.

Le vieil apophtegme de Pythagore est toujours vrai :

« Sois toi-même ton propre Dieu ! »

Mettons-le en pratique.

Et alors, malgré toutes les turpitudes et faiblesses, nonobstant toutes les abdications et apostasies, nous échapperons à cette vague d’erreurs qui fait que des foules entières, prosternées devant les hommes qu’elles classent en génies, suivent et commettent les mêmes inconséquences que ces pseudo-guides.

Combattons l’idolâtrie sous toutes ses formes et faisons comprendre au gueux que son bonheur ne peut venir que de lui-même. C’est la tâche la plus urgente à accomplir.

— Louis Loréal

IGNORANCE

n. f.

Le Larousse dit :

« Défaut général de connaissances, de savoir, d’instruction : Le despotisme perpétue l’ignorance et l’ignorance perpétue le despotisme. »

Ce qui revient à dire que l’ignorance perpétue l’esclavage.

Les anarchistes désirant l’émancipation complète de l’humanité, luttent de toutes leurs forces contre l’ignorance. Parce que plus le peuple élèvera ses connaissances scientifiques et sociales, plus il aura le désir de connaître au delà, d’encore savoir et se perfectionner, davantage il aura l’amour de la liberté et de la solidarité.

La molécule humaine est si infime dans l’infini, qu’elle en est forcément plus ou moins ignorante, l’immensité des phénomènes échappent à sa compréhension. Elle en est réduite à ne connaître superficiellement que ce qui est dans son ambiance et dans l’attraction de la Terre. Chaque jour, l’humanité se perfectionne en étudiant et en analysant, tout ce qui apparaît, ce qui la fait sortir de l’ignorance, du mysticisme et de l’instinct animal de nos premiers aïeux. Elle apprend ainsi à se mieux connaître. Si l’obstination continue l’erreur, la volonté de chercher la vérité détruit l’ignorance.

Pendant de longs siècles le savoir fut le don des castes dirigeantes qui s’attribuèrent le droit de domination ; les rois et les prêtres se réservaient l’instruction et tenaient les peuples sous leur dépendance ; la plèbe avait le devoir d’obéir et d’être exploitée par les maîtres qui la maintenaient dans l’ignorance. C’est l’ignorance qui fait que le peuple est dans l’esclavage. Toutefois, des progrès appréciables se sont accomplis, surtout depuis la généralisation de l’imprimerie ; aujourd’hui encore, les gouvernants, aidés des théologiens et des pédagogues de la classe possédante, enseignent le respect, la soumission aux lois, qui ne sont édictées que pour la conservation de l’ordre établi par les dirigeants exploiteurs sur les gouvernés travailleurs. Le pauvre, forcé de travailler pour subsister, ne peut étudier ni fréquenter les grandes écoles. Les anarchistes, conscients de l’ignorance populaire, se révoltent contre le favoritisme de l’instruction supérieure. Ils veulent faire comprendre aux spoliés, aux ignorants, qu’ils sont des êtres semblables aux exploiteurs, et aussi aptes à acquérir toutes les connaissances. Les anarchistes luttent pour supprimer les classes qui constituent des catégories supérieures et inférieures dans l’humanité. Ils disent au peuple de se révolter contre l’inégalité, pour ensuite créer une société nouvelle d’harmonie, où chaque individu aura le droit de tout apprendre, afin que l’ignorance disparaisse à tout jamais, et après former dans la solidarité 1a vraie société humaine.

— L. G.

IGNORANCE

Défaut général de connaissances. Manque de savoir. Défaut de connaissance d’une chose particulière. Je ne sais plus quel écrivain a dit que l’ignorance était la meilleure gardienne de l’autorité, mais c’est une vérité profonde. Ce n’est qu’en maintenant de toutes leurs forces les foules dans l’ignorance que les puissances ecclésiastiques et monarchiques sont arrivées à se maintenir si longtemps au Pouvoir. C’est en entravant par tous les moyens l’éducation du peuple que les privilégiés firent peser durant des siècles leur autorité sur le Monde. Naturellement, plus le peuple est ignorant, plus il est facilement la proie des superstitions, des mensonges de toute sorte avec lesquels prêtres et rois dominaient dans l’esprit de l’humble.

Plus l’ignorance des découvertes scientifiques, des spéculations philosophiques, des hypothèses métaphysiques ; plus cette ignorance se maintenait, plus il était facile de continuer à faire adorer et craindre Dieu, à faire croire en ses saints, à faire respecter et vénérer ses pseudo-envoyés. Plus il était facile de spéculer sur les « miracles » accomplis par les apôtres.

L’ignorance est le plus dangereux ennemi de l’ouvrier. Par elle on le maintient dans la misère et le servage, par elle on fait peser sur le populaire toutes sortes de croyances malsaines et on fait patienter les victimes par une soi-disant fatalité.

Par ignorance, en l’an mille, le peuple crut en la fin du monde et laissa les campagnes incultes, amenant ainsi une épouvantable famine dont il fut la première victime. Par ignorance, en 1099, une multitude de pauvres diables partit avec Pierre l’Ermite et Gauthier Sans-Avoir pour aller, à pied ! en Palestine délivrer les Lieux Saints ( ?). Par ignorance, la foule lapidait les alchimistes et autres savants, dont les recherches étaient appelées sorcellerie. Par ignorance, les sorciers, le diable, les lutins, les farfadets et autres balançoires, terrorisaient les simples et les mettaient sous la, coupe des gens d’Église qui. abusaient ignoblement de cette ignorance superstitieuse.

Que de crimes furent commis par ignorance !

Aussi avec quelle ténacité l’Église et le Pouvoir combattirent-ils tous les essais d’instruction du peuple. Combien de savants furent persécutés pour n’avoir pas commis d’autres crimes que de lancer en circulation des vérités qui ruinaient les sophismes et les mensonges des grands. Lorsque Galilée annonça que la Terre tournait, quand Etienne Dolet affirma qu’il n’y avait pas de Dieu créateur, quand Descartes inaugura son système philosophique, ne furent-ils pas tous trois persécutés ? L’ignorance ne fit-elle pas reculer de près de cinquante ans les applications de la vapeur dans la locomotion ? Que d’exemples on pourrait citer d’inventions géniales méconnues ou sciemment enterrées dans les archives par ignorance ou pour maintenir l’ignorance. Les guerres ne sont, elles-mêmes, possibles que par l’ignorance dans laquelle on maintient le peuple. L’autorité ne peut durer qu’à la condition que les gouvernés soient maintenus dans l’ignorance la plus complète.

Aussi, si maintenant en France, l’instruction publique est obligatoire, il faut voir de quelle façon elle est donnée ! Tous les problèmes sociaux, tous les faits qui pourraient porter à réfléchir sont soigneusement évincés des manuels. On y maintient, en revanche, tous les lieux-communs avec lesquels depuis toujours on maintient le peuple sous le joug. Cette instruction-là est tout bonnement une falsification dans le but de continuer le règne de l’ignorance.

Pas un mot de la question sexuelle. Les enfants doivent rester dans l’ignorance officielle la plus complète sur des organes essentiels à la reproduction, et qui jouent un grand rôle dans l’existence, d’un être. Aussi, combien de jeunes gens contracteront des maladies vénériennes, combien de jeunes filles deviendront mères, uniquement par ignorance criminelle.

N’est-ce pas aussi par ignorance que le pauvre peuple espère toujours pouvoir se libérer avec l’aide des politiciens qui sollicitent ses suffrages ? — Électeur simplet qui croit que le mal vient des personnes, alors qu’il vient des institutions elles-mêmes ; tous les ambitieux, les fourbes, les cupides, les hypocrites, les sacripants et les criminels vivent aux dépens de l’ignorance générale. Même les partis dits d’extrême-gauche maintiennent le peuple dans une ignorance relative afin de le pouvoir toujours dominer.

Aussi, c’est pourquoi tous les partis, toutes les églises persécutent et calomnient les anarchistes, — parce que les anarchistes veulent intégralement dissiper l’ignorance, parce qu’ils veulent que tout ce qui est du domaine du savoir (comme du reste en tous les autres domaines) appartienne et soit largement dispensé à tous, Parce que les anarchistes veulent détruire tous les préjugés, tous les mensonges, toutes les légendes, et qu’ils font une guerre à mort à l’ignorance.

Les anarchistes sont des révolutionnaires parce qu’ils ne conçoivent pas de changement sociétaire sans résistance de la part des privilégiés actuels. — Mais ils sont surtout éducationnistes — parce qu’ils fondent tous leurs espoirs en l’individu libéré des croyances et des erreurs ; parce que, attendant tout de l’individu, ils savent que le résultat sera d’autant plus grand que l’individu sera évolué intellectuellement.

Il faut combattre de toutes nos énergies l’ignorance : source de tous les crimes, de toutes les erreurs, de tous les esclavages.

IGNORANTIN

Cet adjectif est celui que s’étaient donné, eux-mêmes, les frères de la charité, dont l’ordre fut fondé en 1495 par le Portugais Jean de Dieu, et introduit en France, en 1601, par Marie de Médicis. Une chronique de 1604, citée par l’Intermédiaire du 25 juillet 1864, signalait leur présence à Paris en ces termes :

« Dans le faubourg Saint-Germain-des-Prés, se sont établis les Frati ignoranti, autrement dit de Saint Jean, lesquels sont très savants ès-remèdes de toutes maladies ; ils s’appellent ainsi par une façon de modestie, et ne cherchent pas les disputes de paroles. »

L’ordre des frères de la charité, ou frères ignorantins, avait été créé pour secourir les malades pauvres ; c’est encore, aujourd’hui, le but de ses institutions connues sous le titre d’Œuvres de Saint Jean de Dieu. Par la suite, ces frères s’occupèrent de l’éducation des enfants pauvres. (Dictionnaires Bescherelle et Littré.)

Le Dictionnaire de l’Académie Française désigne, sous le qualificatif defrères ignorantins, ceux de la congrégation de Saint Yon ou des frères des écoles chrétiennes, qui fut fondée par J.-B. de la Salle, chanoine de l’église de Reims. Antérieurement à cette fondation, le père Barré, minime, avait institué la communauté des frères et sœurs des écoles chrétiennes et charitables de l’Enfant Jésus, pour donner l’instruction gratuite aux enfants pauvres. J.-B. de la Salle s’était d’abord occupé des rapports de ces frères et sœurs avec les enfants pauvres et avait contribué à faire ouvrir des écoles. En 1679, il fonda la maison qui devait former des maîtres pour ces écoles. Les élèves de cette maison prirent, en 1684, le titre et le costume des frères des écoles chrétiennes ; en même temps, ils firent vœu de chasteté. M. Vollet a remarqué à ce sujet, dans la Grande Encyclopédie, que :

« cet institut est peut-être, de toutes les congrégations religieuses, celle qui a payé la rançon du vœu de chasteté par les plus nombreuses condamnations pour attentats aux mœurs. Quelques-unes de ces condamnations, comme celle du frère Léotade (viol et assassinat de Cécile Combette) appartiennent à l’histoire des Causes Célèbres. »

L’affaire du frère Flamidien n’est pas moins célèbre, et tous les jours la chronique scandaleuse nous apporte de nouveaux échos de cette aberration appelée « vœu de chasteté » chez ceux qui ont eu l’inconscience ou l’hypocrisie de le prononcer. Une récente communication de la Fédération des Libres Penseurs a fait connaître qu’en une seule année, des religieux de tous ordres, parmi lesquels tant de maîtres-fourbes crient à l’immoralité de l’école sans Dieu, ont été condamnés à 142 ans de travaux forcés pour des actes contre nature. Et on ne parle pas de tous ceux qui demeurent impunis, grâce au silence de leurs victimes ou aux complicités de leurs supérieurs et de magistrats « bien pensants ».

D’une façon générale, avant la Révolution, le qualificatif d’ignorantins était donné à tous les membres des congrégations s’occupant de l’éducation des enfants pauvres et tenant des écoles élémentaires, congrégations qui étaient celles de Saint Jean de Dieu, de Saint Yon, de l’Enfant Jésus et aussi celles des Sœurs de la Miséricorde.

Tout cela est d’autant plus utile à connaître qu’aujourd’hui, avec cette bonne foi qui les caractérise, les polémistes cléricaux des Croix, des Pèlerin et autres journaux, prétendent que le mot : ignorantin est une injure inventée par les laïques pour discréditer l’enseignement des écoles chrétiennes.

Ce mot, en dehors du monde religieux, eut toujours un sens péjoratif à l’égard des frères. Ce n’était pas sans raison. L’Église, qui sait si remarquablement discerner les intelligences et les employer, ne se servit jamais, dans les humbles fonctions de précepteurs du peuple, de ses élèves les plus brillants. Les frères représentent le prolétariat dans la hiérarchie ecclésiastique. Recrutés dans les classes ouvrière et paysanne, chargés de donner aux enfants de ces classes aussi peu d’instruction que possible, il n’était pas nécessaire qu’ils en eussent beaucoup eux-mêmes ; il fallait même qu’ils n’en eussent pas pour ne pas être tentés d’en trop donner.

C’est ce principe, dans le choix, jadis, des éducateurs ignorantins, qu’on retrouve aujourd’hui à la base de l’inconcevable incurie législative et administrative qui abandonne ce qu’on appelle « l’enseignement libre » aux plus incroyables directions et le laisse sans contrôle. L’enseignement public ne peut être donné que par des maîtres offrant des garanties rigoureuses de savoir et de moralité ; mais grâce à une loi du 21 juin 1865, reliquat de la loi Falloux de 1850, n’importe qui peut ouvrir en France une école privée et y donner l’enseignement libre. Il n’est pas nécessaire d’avoir des diplômes ; il est encore moins nécessaire d’avoir un casier judiciaire net. Un scandale qui s’est produit, après bien d’autres, en 1926, a révélé qu’une de ces écoles était dirigée par un individu n’ayant même pas un certificat d’études primaires ! Toutes ses connaissances pédagogiques étaient dans le maniement d’une trique dont il usait sur le dos de ses élèves terrorisés. Il avait, parmi son personnel enseignant, un commissaire de police révoqué qui avait subi neuf condamnations pour escroqueries !... On entend d’ici les protestations des vertueuses personnes qui crient à « l’immoralité de l’école laïque » si on découvrait jamais dans le personnel des instituteurs publics un personnage de cette envergure, ou de celle de ces religieux qui enseignent le catéchisme selon les pratiques du marquis de Sade.

L’organisation de l’enseignement libre est celle de l’enseignement ignorantin. Elle persiste dans la loi et dans les mœurs, grâce aux complicités qu’on retrouve dans tous les régimes pour la conservation de ce qui fait œuvre d’empoisonnement public et entretient ce qu’un ministre, M. Herriot, a appelé « le mensonge immanent des sociétés ». Les livres employés dans les écoles privées ne sont pas plus contrôlés que la science et la moralité des professeurs. « Ils sont bourrés d’erreurs grossières incroyables », écrit Emile Glay. « Marchands de soupe », comme on a qualifié avec mépris les directeurs de ces « boîtes », et entrepreneurs d’ignorantisme(voir ce mot) : voilà ce que sont la plupart des dirigeants d’établissements d’enseignement libre. Certains sont, de plus, des bourreaux et des corrupteurs de l’enfance. Alphonse Daudet n’a rien exagéré lorsqu’il a dépeint dans Jack la « Pension Moronval », de même Octave Mirbeau montrant dans Sébastien Rochl’œuvre de perversion des jésuites.

Sous la Restauration, au lendemain de la Révolution qui avait, malgré tout, apporté certaines lumières dans les esprits, le système ignorantin devait paraître aussi suranné que les pompes de l’ancien régime qu’on cherchait à rétablir. Le père Loriquet, qui identifiait ce système et prétendait escamoter au profit des rois toute la période révolutionnaire et napoléonienne, n’a laissé que le souvenir d’un historien ridicule. On cherche bien vainement à le réhabiliter aujourd’hui parmi les ignorantins d’Action Française. Les libéraux de la Restauration raillèrent les ignorantins en attaquant l’obscurantisme. Béranger ne leur ménagea pas les sarcasmes :

C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons

faisait-il chanter aux Révérends pères qui voulaient ramener l’école sous la férule d’Escobar. S’ils n’avaient fait que fesser les « jolis garçons », il n’y aurait eu que demi-mal.

M. Dupanloup disait plus tard, constatant ainsi la qualité d’ignorantins que se donnaient les frères :

« Qui ne se souvient encore aujourd’hui du dédain avec lequel on parlait autrefois des écoles chrétiennes et des frères ignorantins ? »

Il disait cela lorsque l’Église, réduite à réclamer pour elle la liberté qu’elle avait refusée aux autres, avait été obligée de s’adapter à des méthodes plus modernes que l’ignorantisme moyennâgeux dans lequel elle s’était si longtemps tenue en enseignant des sornettes périmées depuis des siècles. Mais elle n’avait fait que jeter du lest, et Victor Hugo ne s’y trompait pas lorsque, combattant le projet de cette loi Falloux dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, il disait dans une énergique protestation contre le parti clérical :

« C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux : l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut. cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout... Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre disposition, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! »

Si les religieux ignorantins ne sont plus toujours des ignorants, il demeure dans leurs fonctions d’enseigner l’erreur, qui est pire que l’ignorance, et de pratiquer la méthode la plus détestable de l’ignorance qui est l’ignorantisme. Ils sont ceux dont il est dit dans l’Evangile « qu’ils possèdent la clef de la connaissance mais, incapables de l’employer eux-mêmes, ils interdisent aux autres de s’en servir, bien qu’elle permettrait peut-être d’ouvrir la porte du royaume de Dieu. » Les hommes enclins à la liberté ne peuvent demeurer dans leurs rangs ; les Renan, les Loisy, des centaines d’autres ont dû se séparer d’eux.

Il y a donc toujours eu et il y aura toujours un rapport très étroit entre la qualité de ces hommes et leur enseignement. Aussi, le qualificatif d’ignorantins ne leur sera-t-il jamais appliqué dans un sens trop péjoratif. Ils sont les instruments de l’obscurantisme qui, de tout temps, a entravé le progrès humain. L’ignorantin est de la famille des obscurants, desobscurantins, des obscurantistes. Les ignorantins sont parmi « les obscurants qui veulent abrutir les peuples. » (Fourier.)

— Edouard Rothen

IGNORANTISME

Ce mot est un néologisme qui vient de ignorant. L’ignorantisme est « le système de ceux qui prônent les avantages de l’ignorance, ou qui soutiennent que la science est mauvaise en soi. » (Littré.) C’est « le système de ceux qui repoussent l’instruction comme nuisible. » (Larousse.) L’ignorantisme a un corollaire dont on ne peut pas le séparer :l’obscurantisme (du néologisme obscurant), qui est non seulement « l’opposition aux progrès des lumières et de la civilisation » (Littré), mais aussi l’enseignement de l’erreur et du mensonge. Boite a vu l’explication de l’obscurantisme dans ce passage de l’Ecriture : « Celui qui agit mal hait la lumière. »

Bescherelle a dit qu’il est deux sortes d’ignorance :

« L’une, naturelle à l’homme, est celle dans laquelle il naît, et qui ne peut être dissipée que par l’instruction qui lui est donnée ; l’autre est celle des grands et bons esprits qui, par leur instruction même, ont appris à respecter les limites imposées aux connaissances humaines. »

L’ignorance des « grands et bons esprits » est celle des hommes qui reconnaissent l’insuffisance de leur savoir comparé à tout ce qu’ils auraient encore à apprendre. « Reconnaître son ignorance est un beau témoignage de jugement », a dit Charron, et Voltaire a ajouté :

« Nous sommes tous des ignorants ; quant aux ignorants qui font les suffisants, ils sont au-dessous des singes. »

Mais on ne peut appeler « grands et bons esprits » ceux qui souscrivent à cette idée singulière qu’il peut y avoir « des limites imposées aux connaissances humaines ». Si sincères qu’ils soient, si bonnes que puissent être leurs intentions, — l’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions, — ils sont des esprits petits et dangereux qui, consciemment ou non, participent à la besogne de l’ignorantisme et de l’obscurantisme. Car, admettre que l’esprit humain ne peut dépasser un certain degré de connaissance, n’est qu’une forme captieuse de l’obscurantisme. Ce n’est pas s’opposer à la science, mais c’est lui dire : « à partir de tel moment, tu n’iras pas plus loin », c’est marquer l’heure de ce qu’on a appelé sa « faillite ». Comme conséquence, c’est borner les espérances de l’humanité, c’est aggraver ses motifs de désespoir en lui montrant le néant d’une rédemption par son propre effort. Et c’est, au nom de l’ignorance, prétendre en savoir plus que la connaissance humaine en apprendra peut-être jamais. C’est ainsi que l’ignorance des « grands et bons esprits » dont parle Bescherelle, a toute l’hypocrisie de l’humilité ignorantine, toute l’audace de l’imposture obscurantiste, qui opposent les impudentes affirmations de l’erreur aux scrupuleuses hésitations du doute.

L’ignorantisme a été l’œuvre des prêtres depuis le début des sociétés humaines. Il s’est organisé avec les religions, avec leurs mystères qui devaient rester impénétrables aux non initiés, à la masse des hommes, pour s’imposer à eux par la terreur et non par la raison. Ce sont ces motifs mystérieux qui font croire aveuglément aux dogmes et à leurs absurdités contre les vérités apportées par la science. L’ignorantisme, moyen des religions, était trop commode pour ne pas devenir celui des gouvernements. Les hommes ignorants sont plus faciles à gouverner que les hommes instruits. Leur ignorance les livre également au despotisme et à la démagogie des fausses démocraties, plus empressées à construire des casernes et des prisons que des écoles. Le même principe ignorantiste qui fait employer le latin dans les cérémonies de l’Église pour que les foules n’y comprennent rien, préside aux délibérations de la diplomatie secrète des États qui fait décréter ces mobilisations qui ne sont pas la guerre, mais envoient les peuples à la boucherie sans qu’ils sachent jamais pourquoi. L’ignorantisme a toujours été le plus sûr moyen de domination. C’est lui qui a formé cette patience et cette résignation des classes laborieuses sur lesquelles, disait Mme de Staël, « l’ordre social est basé tout entier. » Il a fait les « bons esclaves » de l’antiquité, les « bons serfs » du Moyen-Age. Il fait toujours les « bons croyants » fidèles de l’Église, les « bons ouvriers » soumis au patronat, les « bons citoyens » dévoués à l’État, les « bons soldats » défenseurs de la Patrie. Il fait les « bons civilisés » qui répandent la dévastation dans le monde au nom de Dieu, de la Liberté et du Droit. Voltaire demandait :

« Pourquoi, seul de tous les animaux, l’homme a-t-il la rage de dominer sur ses semblables ? Pourquoi et comment s’est-il pu faire, que sur cent milliards d’hommes, il y en ait eu plus de quatre-vingt-dix-neuf immolés à cette rage ? »

Il aurait pu répondre :

« C’est par l’ignorantisme que cela a pu se faire. »

Mais lui-même ne professait-il pas cet ignorantisme en disant qu’il fallait « une religion pour le peuple » ? Il fallait une religion pour le maintenir dans l’ignorance, mère de la soumission, qui lui inculquait la rage de l’immolation de sa race.

L’ignorantisme dans lequel les prêtres et les despotes ont toujours tenu les hommes, a trouvé son principal argument dans le dogme du péché originel. L’homme a été chassé du Paradis Terrestre parce qu’il a voulu goûter au fruit de l’Arbre de la Science. De cette ténébreuse histoire sont sortis tous les maux de l’humanité. Aussi, pour redevenir pur et digne de Dieu, l’homme doit-il bannir toute science. « Heureux les pauvres en esprit », ils goûtent la première des béatitudes. A la connaissance, qui est la source de ses malheurs, il doit substituer la foi, la confiance aveugle qui ne raisonne pas et qui est d’autant plus méritoire qu’elle ne s’exprime que par l’adoration. Credibile quia ineptum est, disait Tertullien à propos de la résurrection du Christ :

« Il faut le croire parce que cela est contre la raison. »

Voilà le principe. Il a un défaut qui en marque souverainement l’imposture, c’est qu’il n’est qu’à l’usage des naïfs, des « ânes à deux pieds », comme disait Manzolli, qui se laissent prendre aux embûches des « ministres de fourberie ».

Dès les premiers temps du christianisme et pendant tout le Moyen-Âge, cet ignorantisme a fait la guerre à la science, détruit les œuvres et les bibliothèques, banni la culture grecque qui dut se réfugier pendant quinze siècles chez ceux qu’on appelait les « barbares », falsifié la pensée et la langue latines, persécuté les savants et brûlé leurs œuvres quand il ne brûlait pas les auteurs en même temps. Tout ce qui était nouveau était une invention du diable, particulièrement l’imprimerie qui allait permettre de propager la pensée à l’infini. Ph. Chasles a dit de l’imprimerie :

« L’indépendance de l’esprit en est la conséquence nécessaire et la facilité de l’insurrection s’y rattache. Tout comprendre, tout savoir ! l’arbre de la science accessible à tous ! »

Il n’en fallait pas tant pour qu’elle fût abominable, aussi :

« Dès le commencement du XVIè siècle, les puissants virent ce qu’elle était. Ils en eurent peur... On détruisit les livres et même les imprimeries ; on brûla et l’on pendit à Londres, à Paris, à Rome, à Naples, à Sarra-gosse ; résistance frivole et impuissante, prolongée inutilement pendant deux siècles. » (Ph Chasles : Le Moyen-Age.)

A la veille de la Révolution, on brûlait encore les œuvres de J.-J. Rousseau, de même qu’on brûlait le chevalier de La Barre. Aujourd’hui, comme l’a démontré une récente enquête du journal Comœdia, il y a toujours des gens qui veulent brûler des livres, ceux de Rousseau en particulier. C’est une tradition qui s’est transmise dans les collèges catholiques et les séminaires depuis la Restauration, attribuant tous les malheurs de la France (lisez, de ces privilégiés) aux Encyclopédistes.

Il est tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire ;
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau.

Les cléricaux disent volontiers que l’Église a organisé l’enseignement puisque c’était elle, jadis, qui tenait les écoles. Ils devraient dire qu’elle a organisé l’ignorantisme. Les écoles ont été d’abord uniquement destinées à former des religieux, à recruter des adeptes, « le besoin de perpétuer les traditions religieuses et de transmettre les rites ayant rendu nécessaire une préparation méthodique des clercs destinés à recueillir la doctrine et le culte, longtemps avant que le prix de la culture pour elle-même fût reconnu des particuliers et qu’elle s’imposât aux cités comme un objet d’intérêt public. » (H. Marion :La Grande Encyclopédie). Lorsque, sous la poussée d’un esprit universitaire laïque, l’Église fut tenue d’adopter une certaine science, pour ne pas rester trop en arrière du progrès et ne pas perdre tout crédit, elle prétendit renfermer la connaissance dans ces limites dont parle Bescherelle et que les « grands et bons esprits » respectent. Elle adoptal’aristotélisme, science d’Aristote qui avait été, de nombreux siècles avant, l’homme qui « savait tout », mais que l’antiquité elle-même avait dépassé bien avant que le christianisme fût né, et elle s’y attacha désespérément, le défendant pied à pied contre le flot toujours montant du progrès.

Toutes les découvertes scientifiques ont vu l’Église dressée contre elles pour défendre l’édifice artificiel de la science prétendue « divine » établie par ses docteurs. On connaît l’histoire de Galilée ; elle est la plus caractéristique de la lutte de l’Église acharnée contre la vérité. Les conceptions de Galilée n’étaient pas nouvelles. Sans remonter aux pythagoriciens qui avaient déjà montré que le système de Ptolémée de la fixité de la Terre était faux, dès le XVè siècle, le belge Nicolas de Cues avait enseigné que la Terre tournait. Cinquante ans avant Galilée, sa théorie était celle de l’allemand Widmanstadt et de l’italien Célio Calcagnini ; enfin, elle était à la base du système de Copernic. Tout cela n’empêcha pas l’Église de traiter Galilée en « hérétique » et de l’obliger à se rétracter parce qu’il avait dit que la Terre tournait ! Depuis, d’autres découvertes ont démontré surabondamment que Galilée disait vrai et que l’Église « infaillible » errait : elle n’en persista pas moins, autant qu’elle le put, contre cette évidence scientifique. Stendhal a raconté à ce sujet une anecdote amusante dans la Vie de Henri Brulard qui est son autobiographie. I1 avait eu pour précepteur un abbé Raillane.

« Un jour, dit Stendhal, mon grand-père dit à l’abbé Raillane :

— Mais, monsieur, pourquoi enseignez-vous à cet enfant le système céleste de Ptolémée que vous savez être faux ?

— Mais il explique tout, et, d’ailleurs, est approuvé par l’Église. »

Tout le procédé de l’ignorantisme est là, révélé par cette anecdote. Stendhal ajoute que cette réponse de son précepteur, répétée souvent par son grand-père, acheva de faire de lui « un impie forcené ». A côté de Stendhal, combien recevaient le même enseignement qui n’avaient pas un aïeul capable de leur montrer la tromperie et qui, sur ce sujet comme sur tous les autres, devaient devenir les victimes des « ministres de fourberie » !.... Certes, dans ses grandes écoles — (et c’est une des nombreuses contradictions de ses principes avec son intérêt, du « spirituel » avec le « temporel ») — l’Église affecte d’être plus que quiconque au courant de la vérité scientifique et de l’enseigner, se réservant seulement par sa casuistique, d’en dénaturer le véritable sens ; mais encore aujourd’hui, combien d’enfants pauvres, que leurs parents sont contraints d’envoyer dans les écoles libres s’ils ne veulent pas être privés de travail par des patrons « bien pensants », apprennent toujours d’un ignorantin que la Terre est le centre de l’univers de même que Dieu a fait le monde en six jours ! On peut ainsi se faire une idée de ce que devait être l’enseignement lorsque l’Église en était entièrement maîtresse.

Le plus longtemps possible, l’Église n’ouvrit des écoles que pour former des clercs. Lorsque, malgré elle, l’éveil des esprits fit de l’instruction une nécessité d’État et que, sous Charlemagne, en 789, exactement mille ans avant l’éclatement de la Révolution française, furent créées les premières écoles pour les nobles et les hommes libres, elle s’assura le privilège de tenir ces écoles. Après, quand les villes et des particuliers en ouvrirent à côté des siennes, son privilège s’étendit sur elles pour leur surveillance et pour la vérification de leur enseignement. De tout temps l’enseignement de l’Église fut dénoncé comme celui de l’ignorantisme et de l’obscurantisme par ceux qui cherchaient la vérité. Ce fut, d’abord, dans les querelles scolastiques, par les montanistes, les ariens, les iconoclastes, les sabelliens, qui furent « les premiers protestants », dit Ph. Chasles. Puis, dans la jeune Université qui opposa Aristote à l’Église avant qu’elle l’adoptât, Dun Scott, Abélard, Arnaud de Brescia, Occam et Thomas d’Aquin lui-même avant qu’on en eût fait un saint et « le maître par excellence de la théologie et de la philosophie. » Dans les œuvres des troubadours, les prêtres étaient appelés fals prophetas (faux prophètes), maistres mensongiers (maîtres mensongers), ministros de tenebras (ministres des ténèbres), sperits d’erros (esprits d’erreur),arbres auctomnals morts (arbres d’automne morts). Dante, Pétrarque, Boccace et bien d’autres, en Italie, les jugeaient avec la même violence ; bien avant Luther, le pape fut appelé par eux l’antechrist.

L’Église n’en parvenait pas moins à faire condamner ses adversaires comme, hérétiques par la justice des parlements, et cela jusqu’à la Révolution. Le prétendu gallicanisme de Louis XIV ne l’empêcha pas de révoquer l’Edit de Nantes. Les rois avaient trop besoin de l’Église pour tenir les peuples dans la soumission. Malgré tous les démêlés qu’ils eurent avec les Jésuites, les collèges de ces derniers ne cessèrent de prospérer. Lorsqu’on chassait les jésuites par la porte, ayant changé d’habit ils rentraient par la fenêtre. On le savait et on laissait faire, sachant aussi que, suivant ce qu’écrivait le cardinal d’Ossat à Henri IV :

« Eux seuls ont-ils plus d’industrie, de dextérité et de moyen pour contenir les peuples en l’obéissance et dévotion que les sujets doivent à leur roi, que n’ont possible tous les autres ordres et religions ensemble. »

Car le but de l’école ignorantiste n’est pas d’instruire ; il est d’apprendre à obéir. Pour cela, elle met à sa base l’infaillibilité de ses professeurs et de son enseignement ; elle interdit la discussion, combat l’esprit critique et le libre examen ; elle commande la foi et l’obéissance passive. Obéir ! Pour obtenir ce résultat, l’école ignorantiste emploie tous les moyens de dressage, depuis la privation de dessert au réfectoire jusqu’à la torture dans les cachots. Saint Augustin disait au Ve siècle :

« Plutôt la mort que le retour à l’école de notre enfance ! »

Au XXè siècle, on fait faire à des fillettes des croix de langue sur des sièges de cabinets, on retrouve encore de petits cadavres dans des placards, et des malheureux traînent toute leur vie les stigmates d’ignobles tortures subies dans leur enfance. C’est par un système de terreur et d’abrutissement continus qu’on arrive à la soumission absolue du jésuite qui n’a plus de pensée, de conscience, d’activité personnelles, et qui est livré à ses maîtres perinde ac cadaver (comme un cadavre). L’ignorantisme d’État n’est pas moins abrutissant pour obtenir l’obéissance complète du soldat. Comme disait Larousse :

« On pourrait inscrire le perinde ac cadaver sur la porte de toutes les casernes. »

C’est pour lutter contre le protestantisme que Barré fonda les écoles chrétiennes. (Voir Ignorantin.) Ce protestantisme, après avoir jeté un flot de lumière dans les basses-fosses de l’obscurantisme catholique, se rallia peu à peu à l’ignorantisme en même temps qu’au conservatisme social. Il y a longtemps qu’il ne proteste plus. Genève se montra trop souvent digne de Rome dans l’intolérance et la persécution de la pensée. La monstrueuse célébrité de Torquemada semble avoir empêché Calvin de dormir.

Les Indépendants, les Anabaptistes anglais, au XVIIè siècle, étaient hostiles à l’instruction :

« Bien qu’ils eussent parmi eux des lettrés accomplis tels que John Milton, le colonel Hutchinson, et d’autres, il régnait dans leurs rangs une défiance profonde à l’égard de l’instruction, et elle a été constatée par des écrivains de toutes les nuances politiques. Dans ses Sermons, le Dr South fait remarquer que toute instruction était décriée au point que chez eux les meilleurs prêcheurs étaient les gens qui ne savaient pas lire, les meilleurs théologiens, ceux qui ne savaient pas écrire. Dans toutes leurs prédications, ils avaient de si hautes prétentions à l’Esprit-Saint que certains d’entre eux étaient incapables de déchiffrer une lettre. Pour eux, l’aveuglement était la qualité essentielle d’un guide spirituel... Une Ballade loyaliste disait ceci :

Nous détruirons les Universités,
Où l’on répand l’instruction,
Parce qu’elles emploient et encouragent
Le langage de la Bête.
Nous mettrons les Docteurs à la porte,
Ainsi que les talents, quels qu’ils soient ;
Nous décrierons tous les talents, toute l’instruction,
Et holà ! alors nous nous élèverons.

(Conan Doyle : Les Recrues de Monmouth.)

On retrouve cet état d’esprit dans certaines déclarations « ouvriéristes » de notre temps.

L’Église continue, avec une persévérance inlassable, l’œuvre d’ignorantisme poursuivie à travers les siècles par toutes les religions. Elle est l’aigle légendaire qui ronge sans cesse le foie de Prométhée, père de la civilisation qu’elle tient enchaînée dans les superstitions et qu’elle empêche de se développer librement et pour tous. C’est le même esprit d’obscurantisme qui fit déchirer Orphée par les Ménades, boire la ciguë à Socrate, périr Hypathie au Ve siècle, brûler Etienne Dolet au XVIè, qui, au XXe, prêche encore le massacre des hérétiques à Notre-Dame de Paris et même la lutte contre l’école laïque qu’il appelle « l’école du vice » ! Et c’est, quoi qu’on en puisse dire, le même esprit qui dirige le mouvement néo-catholique manifesté depuis la Grande Guerre grâce à ce triple concours : désarroi moral des classes laborieuses déséquilibrées par le détraquement général ; offensive capitaliste contre toutes les idées et revendications de justice sociale ; corruption des « intellectuels » asservis à l’argent et au succès. Dans tout cela, très peu de science et encore moins de conscience, malgré les apparences dont les charlatans religieux enrobent leurs pilules. Ce sont d’abord les conversions bruyantes, sinon carnavalesques, de cabotines à la mode, mûries dans la galanterie après une carrière aussi longue que tourmentée. Ce sont aussi celles d’anciens hommes de lettres, plus ou moins anarchisants, qui disaient jadis, avec Adolphe Retté, le plus violent d’entre eux :

« Ayant la République, nous avons la gale. Ayant la monarchie cléricale et militaire, nous aurions la peste. Nous préférons la gale. »

Aujourd’hui, comme Retté, ils préfèrent la peste et ils travaillent pour la ramener. Mais ce sont surtout, dans le domaine de l’ignorantisme supérieur, les jeunes « intellectuels » qui avancent en escadrons de plus en plus serrés, pour « défendre la liberté dans les disciplines romaines », celles de l’ancien empire romain (lisez fascisme), et celles du catholicisme (lisez inquisition), pour retrouver une ère de foi et d’unité dans la « spiritualité d’un nouveau Moyen-Age » qui serait la soumission à Dieu, le ce surrationnalisme » et l’internationalisme « dans le règne de grâce divine qui seule concrétise la vie. » C’est ce pathos, dont la formule est donnée dans des livres récents, qu’on développe dans des centaines de volumes et de conférences, qui est présenté comme la science nouvelle. Il n’a rien d’original, car il nous ramène aux temps où la vraie culture étant bannie, et la véritable science étant considérée comme sorcellerie, les théologiens discutaient de gloses fuligineuses comme celle-ci :

« Savoir si une chimère, bombinant dans le vide, peut manger les intentions secondes. »

Mais il satisfait admirablement le snobisme. Et celui-ci « bombine dans le vide » tout à son aise, tel un chœur de crapauds bombinants (bombinator igneus), au restaurant, aux courses, au dancing, chez le manucure, comme à l’église ; en prenant le thé, en fumant des drogues, en faisant l’amour comme en se confessant. Il parle indifféremment, dans la plus spirituelle des confusions, du boxeur, du danseur, du couturier, du coiffeur, de l’escroc à la mode et des pères de l’Église ; il mêle upercut, charleston, ondulation, cochons argentés et sermons. Les matches de boxe, les revues nègres, les boîtes de nuit, les garçonnières, les prédications de Carême, réunissent les mêmes clients au luxe trop raffiné, aux mœurs trop douteuses, aux cervelles trop vides. Ce snobisme fut jadis « anarchisant » ; il fut ensuite- « bergsonien » ; il est devenu « thomiste », et Thomas d’Aquin est son prophète entre une « championne » de tennis et une danseuse noire qui s’habille avec des bananes. Tel est le tryptique symbolisant la foi nouvelle et qu’un peintre du jour devrait réaliser pour remplacer dans l’imagerie sulpicienne les Ecce Homo, les Angélus, les Pieta, et autres sujets démodés de « l’art religieux ». Le « docteur angélique » (Thomas d’Aquin) serait plutôt éberlué s’il se voyait parmi de tels disciples. Un saint Jérôme constaterait que sa satire ne servit pas à grand’ chose, bien qu’elle cingla vigoureusement la corruption des faux chrétiens qui, de son temps, allaient chercher la volupté païenne jusque dans le désert.

Voilà le nouvel avatar des modernes sophistes qui oublient, ou feignent d’oublier, que pour amener la régression sociale à laquelle ils s’emploient, il faudrait l’aveuglement d’une foi que le catholicisme lui-même a éteinte par ses agissements. On pourrait leur répéterce que Voltaire disait au Pédagogue chrétien et aux loueurs de chaises de sa paroisse :

« Vous ne sauriez croire quel tort vous faites à la religion par votre ignorance, et encore plus par vos raisonnements. On devrait vous défendre d’écrire, à vous et à vos pareils, pour conserver le peu de foi qui reste dans le monde. »

La foi de tous ces bons apôtres, soucieux uniquement d’attitudes avantageuses, se mesure à l’importance de leur compte en banque, à la voracité de leurs appétits et, à leur défaut total de charité et d’humilité.

La besogne de l’ignorantisme catholique actuel puise son inspiration dans l’Encyclique Quanta Cura, du 8 décembre 1864, où la liberté de conscience est qualifiée de « délire et de liberté de perdition », et dans l’Encyclique Quas Primas, du 11 décembre 1925, disant que « la peste de notre temps, c’est le laïcisme, ses erreurs et ses tentatives impies. » Ce sont ces Encycliques complétant le Syllabus qui donnent les mots d’ordre de toute la campagne de ruse, d’intimidation et de violence menée par l’Église contre l’enseignement qui n’est pas le sien. On voit que depuis dix-neuf siècles sa mentalité n’a pas changé malgré les apparences de son opportunisme.

Mais, qui veut trop prouver ne prouve rien, et il ne suffit pas de menacer les gens d’excommunications plus ou moins majeures ou du bûcher, lorsqu’on dispose de ce moyen, pour avoir raison. « Frappe mais écoute », a dit Thémistocle. Il faut empêcher l’Église de frapper et, si elle ne veut pas écouter, ça n’a aucune importance pourvu que ses victimes puissent entendre. L’Église reproche entre autres choses à l’école laïque d’être « complice du fléau de la dépopulation ». Quand on pense que la chasteté est ce qu’elle recommande comme l’état de grâce le plus parfait, on se demande comment elle peut concilier deux choses aussi contraires : chasteté et repopulation. Car il faut choisir l’un ou l’autre ; on ne peut être chaste et avoir des enfants. Une seule femme a réussi ce miracle, et encore devons-nous le croire sur parole, avec la foi non avec la raison. Le dilemme est impitoyable, sauf pour l’Église qui a des explications. Mais elles ne sont pas pour ceux qui doivent croire aveuglément, pour les pauvres gens à qui un curé promet l’enfer s’ils n’ont pas beaucoup d’enfants et qui ira, lui, en paradis parce qu’il n’en aura pas.

Il arrive alors, par un juste retour des choses, que l’ignorantisme abêtit non seulement ceux qui le subissent, mais aussi ceux qui le professent. La faute des ignorantistes porte son châtiment en elle-même. Et que les bêtes nous pardonnent quand nous parlons d’abêtissement, elles ne tombent jamais si bas que ces messieurs, lorsque la vilaine bête qui est en eux se manifeste contre leur prétention à la chasteté (voir Ignorantin ), ou qu’ils falsifient leur catéchisme pour envoyer les hommes à la guerre. Il en est de même pour les ignorantins supérieurs. « Ce n’est pas impunément qu’on lit de mauvais livres », disait Victor Hugo ; ce n’est pas impunément, non plus, qu’on en écrit et qu’on en répand la substance. Les « intellectuels » qui, en 1914, ont laissé « mobiliser leurs consciences », comme l’a montré Demartial dans un livre vengeur, se sont à jamais disqualifiés, souillés dans l’océan de boue et de sang où ils ont contribué à précipiter les hommes. Seul, celui d’entre eux qu’ils ont voulu chasser, déchirer, flétrir, parce qu’il resta pur au-dessus de leur impureté, humain en dehors de leur bestialité, Romain Rolland, laissera un nom que la mémoire des hommes conservera avec toujours plus d’amour et de reconnaissance. On a honte pour ces savants, ces penseurs, ces artistes, devant les divagations où les a conduits leur intellectualité en délire et surtout leur lâcheté de caractère. Ils ont mobilisé avec leurs consciences la science, la pensée, l’art qu’ils prétendaient pompeusement représenter. Ils ont fait français, allemand, anglais ou turc, suivant les nations encerclées par le fer et la sottise, ce qui était, au-dessus de tout, universel. Dieu lui-même fut mobilisé, mis au service des gouvernements ; les églises s’emplirent de drapeaux et des chrétiens portèrent la croix de guerre. Ils soutiennent aujourd’hui, dans l’Europe mutilée, des sophistications qui, si on les laisse faire, la ramèneront à la décomposition et à la pourriture où sombra l’empire romain.

A côté des savants véritables, ne recherchant que la vérité et faisant cette union de « science et conscience » réclamée par Rabelais, il y a les savants d’église. M. Guignebert écrivait, à leur sujet (Œuvre, 19 avril 1927), à l’occasion de la célébration des soixante-dix ans d’Alfred Loisy :

« En principe, l’Église aime la science et de cet amour elle proteste en toute occasion, la main sur son cœur, mais il ne s’agit jamais que de la science définie et régentée par elle, celle dont elle escompte les services ou, à tout le moins, la neutralité bienveillante. Pourtant la science n’est rien, elle n’est pas là où elle ne trouve point la liberté absolue de sa recherche, la libération totale de toute autorité, la pleine sécurité de ses conclusions. Lui reconnaître les droits qu’elle réclame, ce serait, pour le dogmatisme nécessaire de l’orthodoxie, accepter son propre suicide. »

Durant quelques années, sous l’œil soupçonneux de censeurs vigilants et d’espions zélés, Loisy a essayé de gagner l’impossible gageure : servir à la fois la science désintéressée et l’Église romaine. Sa sincérité était parfaite et il croyait encore que les autorités qui gouvernaient le grand corps catholique finiraient par se rendre compte qu’il ne-suffit pas de décider pour avoir raison et que les faits positivement reconnus portent en eux une force de persuasion contre quoi il n’est pas de théologie qui puisse prévaloir. Et, quand il a dû quitter son illusion, quand il a été rudement mis en demeure de choisir entre ce qu’on lui affirmait et ce qu’il avait appris à la sueur de son front, c’est la science qu’il a suivie. Il n’a pas cherché à résister à la volonté de sa conscience et il a enduré le déchirement affreux de ses affections contraires jusqu’au jour où, au terme du progrès ininterrompu de ses réflexions, il a trouvé le repos dans une autre certitude : celle qu’apporte à tout homme qui cherche âprement le vrai l’assurance de l’avoir trouvé. »

Nous constatons donc que le fondement de l’ignorantisme et de son corollaire l’obscurantisme, se trouve dans les religions, dans leur imposture, dans leur haine de la vérité scientifique et de la liberté humaine. Grâce à leur concours, les puissants de la terre ont pu organiser l’ignorantisme d’État qui sévit dans toutes les formes de gouvernements, autocratiques ou démocratiques, religieux ou laïques, car, à peu d’exceptions près — et ici, dans les faits, l’exception confirme la règle, — il n’y a dans les gouvernements, comme dans toutes les prétendues élites préposées à la conservation de l’ordre social, que de ces « prétendus penseurs », comme a dit Larousse, « gens égoïstes et prudents, qui se mettent en garde, par la propagation de l’obscurantisme, contre les dangers que la diffusion des lumières peut faire courir aux positions injustement acquises, et conservées par l’ignorance des masses. » (Larousse Universel).

Pour se rendre compte de la puissance de l’ignorantisme, il n’est que de l’observer à travers les siècles dans la survivance des superstitions. On rit des nègres qui portent à leur cou des amulettes ou qui frappent sur des calebasses pour faire fuir les mauvais esprits ; mais on porte sur soi des médailles et des scapulaires et on fait des processions pour amener la pluie. Au temps des Croisades, des troupeaux humains semaient de leurs os les routes de Terre Sainte ; ils continuent à se grouper à Rome, à Lourdes, dans tous les lieux de pèlerinages. Dieu voulait la guerre, jadis ; aujourd’hui la veulent avec lui les grands principes républicains : Liberté, Justice, Droit, dont on a fait, comme de Dieu, des entités maléfiques. Au nom de la Paix, l’ignorantisme a établi la sophistique nationaliste : Si vis pacem para bellum — « Si tu veux la paix prépare la guerre » — et il vient de lui donner sa suprême consécration par la loi militaire Buat-Boncour qui, de l’aveu même des journaux conservateurs les moins suspects de démagogie, tel le Temps, livre au militarisme et à la guerre tous les Français des deux sexes, depuis le berceau jusqu’à la tombe. D’accord avec les ignorantistes religieux du passé, ceux du présent, démocrates, libres penseurs et pacifistes officiels, soutiennent que cette loi est en harmonie, non seulement avec les principes pacifistes, mais encore avec ceux du socialisme et de l’Internationale Ouvrière !... On voit par là que les sophismes politiciens sont dignes des sophismes religieux ; ils se complètent en se rejoignant pour la même besogne obscurantiste. Les partis politiques de toutes les opinions, les journaux de toutes les nuances, la poursuivent pour l’abrutissement populaire. Le cabaret, le cinéma, le dancing, servent l’alcool, la fausse sentimentalité, le cabotinage, qui abrutissent triplement. Ils détournent la jeunesse de l’étude, des bibliothèques, des musées ; ils l’excitent aux violences sportives, qui ne sont que des entreprises de préparation militaire, et font se repaître la foule des brutalités appelées athlétiques et de la sanglante barbarie des corridas de toros. On perpétue aussi des spectacles de férocité et de lâcheté comme les chasses à courre. Sous la haute présidence d’une duchesse devenue lieutenant de louveterie de la République, et comme sous le « Grand Roi », on invite les foules à assister à la curée du cerf ! On voit alors dix mille « citoyens », comme disent les flagorneurs de cette populace, accourir pour applaudir à l’étripement d’une bête, comme on y voyait jadis dix mille « manants » et comme, bien avant encore, dans les cirques romains, des milliers d’ « esclaves » s’amusaient en regardant dépecer ceux d’entre eux qu’on livrait aux bêtes. Composée d’esclaves, de manants ou de citoyens, la foule humaine a toujours la même inconscience et la même cruauté entretenues par le même ignorantisme.

L’ignorantisme cumule la crasse physique sur les corps et la crasse morale dans les cerveaux. On entend des mères dire des poux qui grouillent dans les tignasses incultes de leurs progénitures : « C’est un signe de santé !... » Pauvres gosses, qui ont une telle santé ! Encore au berceau, ils sont déjà la proie de parasites. On leur fait prendre ainsi l’habitude pour plus tard, lorsque s’abattra sur eux la vermine patronale, militariste et politicienne. C’est le culte de la crasse .I1 n’est pas encouragé seulement par les religieux, qui ignorent ou condamnent les soins de propreté et proposent à l’admiration publique l’exemple de saints et de saintes qui furent dévorés d’ulcères et se nourrirent d’excréments. I1 l’est aussi par les propriétaires « philanthropes » qui tirent de larges revenus des taudis sans air et sans lumière où les prolétaires entassés vivent dans l’ordure et sont la proie de toutes les maladies. Et des « esthètes » admirent les- tignasses pouilleuses et les vêtements en loques sur des corps crasseux. Des « artistes » protestent contre la démolition des vieilles bâtisses où les maladies sociales continuent leurs ravages. Des « amateurs d’âmes » s’extasient et tomberaient à genoux si les cailloux n’étaient si durs, devant les théories de pèlerins portant des cierges et chantant des cantiques. « N’est-ce pas vraiment une cruauté que d’apporter des lumières à cette barbarie si poétique et d’opposer les conclusions glaciales de la science à tant d’illusions consolantes », disent avec M. Henry Eon (Paysages Bretons) tous ces « grands et bons esprits » qui aiment tant la saleté, la misère et l’ignorance pour les autres.

Si l’enseignement n’est plus le privilège de l’Église, l’ignorantisme n’en continue pas moins son œuvre dans l’éducation et l’instruction. Elle se poursuit non seulement dans les écoles libres, mais aussi dans les établissements officiels, à l’humble école primaire même où tant d’instituteurs, âmes ardentes et cœurs généreux qui voudraient répandre la lumière dans les jeunes cerveaux prolétariens, sont obligés, par les programmes qui leur sont imposés, à « bourrer les crânes » laïquement et à faire besogne d’ignorantins de robe courte. (Voir Instruction populaire ). L’ignorantisme sévit tout particulièrement, et cela se conçoit, dans l’enseignement de l’Histoire. De la plus petite école de village jusqu’en Sorbonne, on « plutarquise » plus ou moins grossièrement. M. Bouglé, un des professeurs les plus « avancés » de l’Université, — il est du moins vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, — écrivait dernièrement qu’il serait « prématuré » de demander un enseignement de l’Histoire « enfin réformé, qui ferait prédominer sur les haines nationales, dans l’esprit des citoyens du monde de demain, le sentiment de la soli- darité humaine ». M. Bouglé ajoutait : « On ne trouverait en tout cas, à l’heure actuelle, aucune autorité morale — fût-ce celle de la Société des Nations — pour le recommander. Ni non plus aucune autorité scientifique. » (Œuvre, 3 avril 1927). M. Bouglé se trompe ; il y a eu des « autorités morales et scientifiques » non seulement pour recommander, mais pour entreprendre, un enseignement d’honnêteté et de sincérité, de vérité et de solidarité, un, entre autres, de ce savant qui fut Elisée Reclus et qui a laissé cette œuvre impérissable : l’Homme et la Terre. Mais. ils sont ignorés ou méprisés des savants officiels, religieux ou laïques également dévoués au mensonge, qui font passer les « convenances d’États » avant l’exactitude historique. C’est ainsi que les mêmes faussetés enseignées sur les origines de toutes les guerres ont été répétées à propos de la guerre de 1914 pour entretenir chez les peuples les haines nationales indispensables aux Intérêts des impérialismes souverains. L’heure n’est pas venue — elle ne vient jamais pour les gouvernements et pour les historiens mercenaires — de dire aux hommes une vérité qui leur ouvrirait les yeux sur les entreprises criminelles de leurs exploiteurs. Si on veut connaître cette vérité sur la Grande Guerre, il faut lire, non l’histoire écrite par les pontifes officiels, mais les ouvrages des Mathias Morhardt, Demartial, Dupin, pour ne citer que des écrivains français, qui ont dénoncé et prouvé les falsifications et toute l’oeuvre ténébreuse des criminels internationaux responsables de cette guerre et décidés à continuer l’oeuvre d’obscurantisme qui amènera la prochaine.

Dans toute société basée sur l’autorité, c’est-à-dire dans tous les États modernes, l’instruction officielle est une forme de l’ignorantisme. Elle peut être laïque et même anticléricale, elle n’entretient pas moins les individus dans l’ignorance de la vérité qui seule peut fournir une base solide à leur bonheur en leur enseignant les vrais devoirs qui leur incombent envers eux-mêmes et envers les autres. Elle les berce dans l’illusion d’une souveraineté de carnaval pour les livrer perinde ac cadaver, comme jadis le faisaient les hommes noirs, aux profiteurs de l’imposture.

Seule, une société où ne régnera d’autre autorité que celle de la science mise au service de la justice et de la bonté, pourra faire disparaître l’ignorantisme et l’obscurantisme. Les hommes ignoreront toujours beaucoup de choses ; tout au moins, dans une société où ils n’emploieront plus leur savoir à s’exploiter les uns les autres, pourront-ils travailler efficacement à s’instruire pour obtenir plus de bonheur. Leur lutte contre l’ignorance sera d’autant plus productive que, comme tout savant scrupuleux, ils sauront pratiquer le doute, ce « mol oreiller » de Montaigne, qui interdit d’affirmer ou de nier ce qu’on ignore, et qu’ils se garderont de l’erreur, instrument de l’ignorantisme et de l’obscurantisme, qui affirme ou nie sans preuve et a produit ainsi toutes les servitudes, toutes les douleurs, toutes les hontes dans lesquelles l’humanité est toujours plongée.

— Edouard ROTHEN

ILLÉGALISME

Le caractère anti-légaliste, de l’anarchie devant être traité aux mots loi et légalité nous n’examinerons ici, sous le vocable « illégalisme » que l’activité hors loi, le mode d’existence qu’ont choisi certains anarchistes, lesquels se procurent, en marge du code, les ressources nécessaires a leur subsistance. Cette attitude — en son essence — est indépendante des voies secrètes, extra-légales, que revêtent, à certaines heures et dans certaines conditions, voire en permanence, la propagande et l’action anarchistes. L’illégalisme « matériel » (si l’on peut dire) est uniquement un moyen individuel d’organiser la vie quotidienne. Il ne comporte pas, en soi, l’affirmation d’une philosophie, tout comme le fait de travailler a l’usine n’implique pas d’opinion « a priori ». Le pratiquent d’ailleurs, sans différenciation, des gens totalement étrangers à l’anarchisme.

— S. M. S.

ILLÉGALISME (Le vol)

La propagande pour l’illégalisme et le vol peut avoir quelque influence sur de jeunes écervelés. Elle expose ceux qui se laisseraient aller à ce moyen, commode en apparence, de « se débrouiller » à gâcher lamentablement toute leur existence. Même à ce point de vue personnel, au point de vue purement égoïste de se tirer d’affaire, 1e moyen ne vaut rien. Nous l’avons vu, il y a une douzaine d’années. Sauf exception rarissime, il ne donne aucun résultat. Le métier de joueur ne vaut pas grand chose. Celui de voleur est bien pire, car aucun enjeu ne vaut la perte de la liberté.

Un bourgeois vivra de ses rentes, c’est-à-dire en parasite. Mais un pauvre diable d’individualiste qui ne veut pas se prostituer dans le travail salarié, comment fera-t-il ? Il sera forcé de vivre d’expédients, c’est-à-dire que lui aussi vivra en parasite... J’ai entendu souvent discuter sur la légitimité ou non. de la reprise individuelle, sur l’utilité de certains gestes. Or, il y a un critérium très commode et que je n’ai jamais vu énoncer clairement. Pour juger si un homme vit d’une façon sympathique, il suffit de savoir s’il vit ou non en parasite : que ce soit un rentier, comme un bourgeois, ou que ce soit un simple estampeur, un escroc, un souteneur, etc. Tout être qui vit en parasite ne peut avoir notre sympathie. Il faut que chacun travaille selon ses forces. Les enfants, les vieillards, les malades, les convalescents, etc sont dispensés d’un travail productif. Ce qui froisse notre sentiment de justice, c’est l’existence du parasitisme social. C’est contre ce parasitisme que nous nous élevons ; ce n’est donc pas en ajoutant un parasitisme à un autre qu’on créera une nouvelle morale.

Notre morale, celle que nous opposons à la morale du parasitisme, est celle du travail. Bien entendu, il s’agit de travail productif, je veux dire de travail utile au point de vue social et non au point de vue du profit individuel. C’est ainsi qu’il ne suffit pas de travailler, il faut encore se rendre compte de la destination du travail. Un ouvrier qui fabrique des canons, un maçon qui participe à la construction d’une prison, un gardien de cette même prison, font du travail nuisible. Les travailleurs utiles sont exploités, c’est vrai, mais notre libération à tous et la possibilité d’une nouvelle morale sont justement dans l’effort des travailleurs contre cette exploitation. Il faut que le travail utile, le travail nécessaire (dont les humains ne peuvent s’affranchir, puisque notre vie en dépend) il faut que ce travail ne soit plus exploité par une classe parasite.

Le vol reste un moyen précaire et temporaire d’échapper à la faim et à la mort — il faut bien vivre — et, dans ce cas, la morale chrétienne absout le vol. A plus forte raison nous, anarchistes, n’avons pas contre les voleurs la répulsion que professent les honnêtes gens.

Nous savons, d’ailleurs, que la vie de ces honnêtes gens est fondée sur le vol et le parasitisme. La seule différence, c’est que le vol des bourgeois est légal. Un voleur nous semble donc tout aussi « honorable » qu’un financier, par exemple. Mais quant à faire du vol (illégal) un système, ce serait reconnaître le parasitisme ce serait élever à la dignité d’une morale de révolte un moyen individuel de se tirer d’affaire, sans que le principe de propriété en souffre la moindre atteinte... Le vol ne s’attaque pas à la cause de la propriété : il ne s’attaque pas aux conditions du travail. Le vol s’en prend à la propriété, à la richesse, une fois constituées, ou du moins à une infime partie de cette richesse. Mais il ne s’oppose pas à la naissance, au développement et à la reproduction de cette richesse, au contraire. Les pertes subies à la suite d’un vol ne font que pousser le patron à pressurer davantage le travail de ses ouvriers. Le voleur professionnel n’a même pas intérêt à anéantir la richesse bourgeoise : il en vit, à peu près comme le larbin de grande maison vit sur le coulage de l’office... Les voleurs n’ont jamais eu une action sociale. Ce n’est pas non plus en prenant l’habitude de faire du tort à autrui, quel qu’il soit, qu’on devient révolutionnaire....

Une société humaine, quelle qu’elle soit, ne peut vivre que par le travail, chacun travaillant à son métier, chacun. solidaire et dépendant du travail d’autrui. Une société ne peut pas être fondée sur le vol. Comment vivrait-elle ? Le vol ne produit rien. Les richesses produites par le travail attirent l’appétit des fainéants et des voleurs. Dans toute société il y a des voleurs légaux, des parasites. Nous cherchons à nous en débarrasser. Est-ce pour admettre d’autres parasites, les illégaux ?

Sous prétexte que la société est mal faite, quelques voleurs se posent en champions des opprimés ; ils se vantent de récupérer les richesses mal acquises (reprise individuelle). Mais ils ne changent rien à l’ordre social existant. Leur activité (si j’ose dire) ne supprime pas les causes du parasitisme ; au contraire, ils en profitent... Le vol entre au compte des profits et pertes dans toute entreprise capitaliste, mais, en définitive, c’est aux dépens des travailleurs...

Les illégalistes ne peuvent pas non plus se vanter de travailler au progrès moral : la duperie ne peut engendrer que la méfiance. Ils n’ont pas non plus à se parer d’une auréole héroïque. Pour vivre, pour réussir (temporairement) ils cherchent naturellement le moindre risque. Ils n’ont pas l’ambition de cambrioler Rothschild, c’est impossible ; donc ils cambrioleront les chambres de bonnes, au 6e, ils refileront de la fausse monnaie à de pauvres ménagères, ils abuseront de la confiance naïve de leurs propres camarades. Je n’invente rien. L’expérience du passé est là.

— M. Pierrot

ILLÉGALISME

Rien ne sert de le dissimuler, car, qu’on le reconnaisse ou non, il y a des anarchistes qui résolvent leur question économique de façon extralégale, c’est-à-dire par des moyens impliquant atteinte à la propriété, par l’usage constant ou occasionnel de différentes formes de violence ou de ruse, la pratique de métiers ou professions que la police ou les tribunaux désavouent.

C’est en vain que les doctrinaires, anarchistes communistes — et pas tous- veulent se désolidariser des « illégalistes », tonner contre « la reprise individuelle », qui remonte cependant aux temps héroïques de l’anarchisme, à l’époque des Pini, des Schouppe, des Ortiz, des Jacob. C’est en vain que les doctrinaires de l’anarchisme individualiste, tels les Tucker, combattront 1’outlawry anarchiste : il y a eu, il y aura toujours des théoriciens de l’illégalisme anarchiste, spécialement en pays latins.

Avant de nous enquérir de ce que disent ces « théoriciens » qui sont surtout des camarades qui cherchent à expliquer et à s’expliquer la tournure d’esprit de l’illégaliste annarchiste, il convient de faire remarquer que la pratique de l’illégalisme n’est ni à prôner ni à propager ; il offre de redoutables aléas. Il n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’il n’entrave pas l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un tempérament exceptionnel pour que l’illégalisme ne se laisse pas entraîner et finisse par être réduit au rang de déchet social.

Ces réserves faites et proclamées à son de trompe, s’il le faut, s’ensuit-il que le camarade qui se procure son pain quotidien en recourant à un métier stigmatisé par la coutume, interdit par la loi, puni par « la justice », ne doive pas être traité en « camarade » par celui qui accepte de se faire exploiter par un patron ?

Somme toute, tout anarchiste, adapté ou non, est un illégal, parce qu’il nie la loi. Il est illégal et délinquant toutes les fois qu’il émet et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il évolue.

Entre l’illégaliste intellectuel et l’illégaliste économique, il n’y a qu’une question d’espèce.

L’anarchiste illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse qui ne modifient en rien et pas plus que lui les conditions de vie économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un instituteur peuvent envoyer de la copie à un journal libertaire et faire des causeries dans de petits groupes d’éducation anarchistes, ils n’en restent pas moins les soutiens et les soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur métier.

La loi protège aussi bien l’exploité que l’exploiteur, le dominé que le dominateur, dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre eux et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; dès lors qu’ils obtempèrent aux injonctions du « contrat social » la loi ne fait pas de distinction entre eux. Qu’ils le veuillent ou non, les anarchistes qui se soumettent, petits artisans, ouvriers, fonctionnaires, employés, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission ; quand elles contraignent l’employeur archiste à payer demi-salaire au salarié anarchiste victime d’un accident de travail, les forces de conservation sociale se soucient peu que le salarié, intérieurement, soit hostile au système du salariat ; et la victime profite de cette insouciance.

Au contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social, l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale, quand il se met, pour « vivre sa vie », à brûler les étapes. Il court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit compensé par un résultat immédiat, si résultat il y a.

Tout anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade, celui d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire. On ne s’explique pas que cette attitude change quand il s’agit du refus de se laisser exploiter.

On conçoit fort bien qu’il y ait des anarchistes qui ne veuillent pas contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole comme ils le voudraient, qui limite leurs facultés de réalisation ou d’association dans quelque domaine que ce soit. Tout bien considéré, les anarchistes qui consentent à participer au fonctionnement des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré, sont des inconséquents. Qu’ils le soient, c’est leur affaire, mais qu’ils n’objectent pas aux « réfractaires économiques ».

Le réfractaire à la servitude économique se trouve obligé, par l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre, de s’approprier une parcelle de la propriété d’autrui. Non seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime, affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement, n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité. Maintenant qui est cet « autrui » auquel s’en prendra l’illégaliste raisonné, conscient, l’anarchiste qui exerce une profession illégale ? Ce ne sera pas aux écrasés de l’état de choses économiques. Ce ne sera pas non plus à ceux qui font valoir par eux-mêmes, sans recours à l’exploitation d’autrui, leur « moyen de production ». Cet « autrui », mais ce sont ceux qui veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe ou d’une caste sur une autre, ce sont les soutiens de l’État, des monopoles et des privilèges qu’il favorise ou maintient. Cet « autrui » est en réalité l’ennemi de tout anarchiste — son irréconciliable adversaire. Au moment où il s’attaque à lui, — économiquement, — l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui, ne veut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.

Ces explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste illégaliste qui se considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont préféré suivre un chemin moins périlleux que celui sur lequel lui-même s’est engagé.

A l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de suite son bien-être au point de vue économique, l’illégaliste lui rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le révolutionnaire économique attend de la révolution une amélioration de sa situation économique personnelle, sinon il ne serait pas révolutionnaire ; la révolution lui donnera ce qu’il espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même, quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une révolution que parce que l’on s’attend personnellement à un bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel, éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.

Quant aux objections de ceux qui font un travail de leur goût, qui exercent une profession qui leur plaît, il suffira de leur opposer cette remarque que me fit personnellement Elisée Reclus un jour qu’à Bruxelles, je discutais la question avec lui :

« Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas. »

L’anarchiste dont l’illégalisme s’attaque à l’État ou à des exploiteurs reconnus n’a jamais indisposé « l’ouvrier » à l’égard de l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob qui s’en prit aux églises, aux châteaux, aux officiers coloniaux ; grâce aux intelligentes explications de l’hebdomadaire Germinal, les travailleurs amiénois se montrèrent très sympathiques à Jacob, récemment libéré du bagne, et aux idées de reprise individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à un banquier, à un gros usinier, à un manufacturier, à une trésorerie, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent quelque peu comme des laquais ou des mouchards les salariés qui s’obstinent à défendre les écus ou le papier-monnaie de leur exploiteur, particulier ou État. Des centaines de fois, il m’a été donné de le constater.

Bien que je ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux révolutionnaires indique que le chiffre des emprisonnés ou des tués, à tort ou à raison, pour faits d’agitation révolutionnaire (dont la « propagande par le fait ») laisse loin derrière lui, le nombre des tués ou emprisonnés pour faits d’illégalisme. Dans ces condamnations, les théoriciens de l’anarchisme, du communisme, du socialisme révolutionnaire ou insurrectionnel ont une large part de responsabilité, car ils n’ont jamais entouré la propagande en faveur du geste révolutionnaire des réserves dont les « explicateurs » sérieux entourent le geste illégaliste.

Dans une société où le système de répression revêt le caractère d’une vindicte, d’une vengeance que poursuivent et exercent les souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui les menacent dans la situation qu’ils occupent — ou poursuit l’abaissement systématique de la dignité individuelle — il est clair qu’à tout anarchiste « l’enfermé » inspirera plus de sympathie que celui qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison. Sans compter que c’est souvent parmi ces « irréguliers », ces mis au ban des milieux fondés sur l’exploitation et l’oppression des producteurs, qu’on trouve un courage, un mépris de l’autorité brutale et de ses représentants, une force de résistance persévérante à un système de compression et d’abrutissement individuels qu’on chercherait en vain parmi les réguliers ou ceux qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.

Nous nourrissons la conviction profonde que, dans une humanité ou un milieu social où les occasions d’utiliser les énergies individuelles se présenteraient au point de départ de toute évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de la vie, où les plus irréguliers trouveraient faculté d’expériences multiples et aisance de mouvements, les caractères les plus indisciplinés, les mentalités les moins souples parviendraient à se développer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment de n’importe quel autre humain.

— E. Armand.

ILLÉGALISME

« Exercice de métiers hasardeux non inscrits aux registres des professions tolérées par la police. » (E. Armand)

En principe, tous les anarchistes sont des illégaux, ou plus exactement, des a-légaux. Négateurs de l’autorité, des lois, ils tendent vers leur destruction et s’ingénient en attendant l’an-archie, à échapper à leurs contraintes.

En fait, une grande partie des anarchistes, tout en préparant la disparition progressive ou simultanée de tous les articles du Code des Lois, s’adapte au fait social, le subit. C’est ainsi qu’ils se plient aux lois sur la propriété, aux lois sur le service militaire, aux lois sur les mœurs, etc. L’attitude de ces anarchistes : illégaux par principe et légaux en fait, leur est dictée soit par le sentiment de leur impuissance devant les foudres de la loi, soit par préjugés, ou traditions, ou morales, soit par tempérament.

La critique des bases d’autorité, au service de tempéraments combatifs, logiques, débarrassés des préjugés courants sur la morale et l’honnêteté, a donné naissance à une catégorie d’anarchistes, qui ont affirmé une théorie de vie illégaliste.

A la force sociale ou gouvernementale, ils opposeront leur audace, leur science et leur ruse. Ce qu’ils ne peuvent réaliser socialement, ils le réaliseront individuellement. Face à l’autorité qui fait le Bien et le Mal, qui commande au nom de sophismes ou de sa force, tout est Bien, pourvu qu’on soit le plus fort ; il n’y a de Mal que d’être insuffisamment armé. Si l’exploité voulait, il n’y aurait plus d’exploitation. Attendre qu’il le comprenne, et ose se refuser à être exploité, c’est apporter, ou au moins conserver, sa part d’acceptation à l’édifice autoritaire. Or, eux, ont compris, ils oseront, ils vivront en dehors de la loi, contre la loi.

Travailler, c’est consolider l’État ; être soldat, c’est défendre le Capital. Ils veulent que disparaisse l’État et le Capital : ils ne seront pas soldats ; ils ne travailleront pas. Personnellement, ils s’insurgent ; ils n’acceptent pas la loi. Ils n’ont pas d’instruments de production, pas de matière première sur laquelle exercer leur activité. Ils prendront leur part de la richesse sociale, du capital produit, amassé, par les générations disparues et monopolisé par quelques individus.

Et comme l’actuel possesseur de ces capitaux ne voudra pas se laisser exproprier, on emploiera les moyens adéquats : tantôt des moyens directs : le vol ; tantôt indirects : escroqueries, fabrication de fausse monnaie, etc., etc. Nul n’est obligé, en droit, de se soumettre à un contrat unilatéral, qu’il n’a pas été appelé à discuter, qu’il n’a pas contresigné.

D’autre part, le minimum de bien-être et de liberté, nécessaire à tout individu évolué, ne peut être que très rarement acquis par des procédés légaux. De ce fait, le produit du travail de chacun ne lui reste pas intégral, et le travail devient une duperie. C’est ainsi que Guizot a pu dire avec juste raison :

« Le travail est une garantie efficace contre la disposition particulière des classes pauvres. La nécessité incessante du travail est le côté admirable de notre société. Le travail est un frein ! »

Fatigué, exténué, sale souvent, l’ouvrier, le travailleur, rentre dans un logis dont le loyer n’est pas trop élevé, c’est-à-dire : un taudis. Pas de place, pas d’air, pas de meubles ; une nourriture insuffisante ou de mauvaise qualité ; le souci continuel de ne pas dépenser plus que ce qu’il gagne ; la maladie qui le guette, le chômage ; enfin la continuelle et terrible insécurité du lendemain.

Ah ! échapper au salariat ; être propriétaire de son champ, de son atelier, de sa maison ! Le travail ne pouvant nous libérer, nous nous débrouillerons en dehors des limites de la loi.

Pour vivre la vie libre que nous voulons, il nous faut mener une campagne de tous les instants contre les institutions sociales. I1 nous faut créer un milieu de « nôtres » considérable ; émanciper le plus grand nombre possible de cerveaux, afin d’être plus forts pour résister à l’oppression. Mais notre presse est chlorotique : faute d’argent ; nos conférenciers ne peuvent se déplacer : faute d’argent ; nos livres ne peuvent être édités : faute d’argent ; nos écoles ne peuvent subsister : faute d’argent. Faute d’argent, telle est la litanie ; car le travailleur, qui a déjà grand peine à se nourrir, se vêtir, se loger avec son salaire, ne peut distraire pour la propagande que des sommes ridiculement minimes.

Ah ! si nous avions de l’argent ; si nous pouvions disposer de ce levier formidable pour révolutionner les esprits, comme notre vie pourrait s’épandre. Or, nous voulons vivre, et tout de suite. Il n’y a pas de Ciel ni d’Enfer pour nous recevoir après notre mort. Il faut vivre maintenant !

Par le travail rarement la libération est possible ; nous serons donc : illégalistes.

Mais ici, il est bien nécessaire de s’entendre. L’illégaliste ne pose pas ses actes comme révolutionnaires. Il sait : qu’une escroquerie, un estampage, un vol, etc., ne modifient en rien les conditions économiques de la société. Il sait qu’en ne se rendant pas à la caserne, il n’a pas détruit le militarisme. Non plus, l’illégaliste, parce qu’échappant à l’usine, à l’atelier, ou à la ferme, parce que ne « travaillant » pas, n’est un paresseux.

L’illégaliste-anarchiste choisit un travail non accepté par les lois, donc dangereux, comme moyen de vie économique, comme pis-aller. Il est toujours prêt à faire un travail utile, à condition qu’il puisse jouir du produit intégral de ce travail.

Aussi, il est entendu que « en tous cas, jamais la pratique des « gestes illégaux » ne saurait, à nos yeux, diminuer intellectuellement ou moralement qui s’y livre.. C’est même le « critérium » qui permettra de savoir à qui on a affaire. Nul individualiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue « d’illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement des idées qu’il prétend siennes. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l’individualiste anarchiste.

« Entre Rockfeller et Cartouche, c’est Cartouche qui a sa sympathie. » (E. Armand : Initiation individualiste, p. 131.)

Ainsi donc, il y a deux sortes d’illégalistes : l’Illégaliste anarchiste, qui lutte illégalement, par raison et par tempérament, qui accomplit des « actes illégaux » de la même manière que travaille chez un patron quelconque l’anarchiste non « illégaliste », c’est-à-dire en s’appliquant à sauvegarder son intégrité intellectuelle et éthique ; l’Illégaliste bourgeois qui s’insoucie totalement du milieu social, du bien-être de ses compagnons, qui ne lutte pas contre l’Autorité sauf pour son cas tout spécial, qui « se débrouille » par tempérament sans plus.

Seul le premier nous intéresse réellement. Ce n’est point la profession, mais la mentalité, qui fait d’un individu : notre camarade.

La théorie illégaliste apparaît souriante à l’anarchiste : lutte active contre les lois ; profits permettant une plus sérieuse propagande ; évasion de ces enfers abrutisseurs que sont l’usine et l’atelier ; plus de patron. Mais il faut bien comprendre que tout cela ne va pas sans de sérieux inconvénients. La société est trop bien organisée, trop anciennement policée pour qu’elle n’ait pas prévu cette porte de sortie pour les salariés. Aussi est-elle terriblement armée contre les réfractaires et féroce dans la répression.

Pour l’illégaliste, même avec des qualités et un tempérament extraordinaires, il y a infiniment plus de chances pour qu’il ne réussisse pas que pour le succès de son entreprise. La conséquence, c’est l’échafaud parfois ; la balle d’un policier souvent ; en tout cas c’est l’emprisonnement. Pour vivre plus libre, quatre murs ; pour bien vivre, du pain et de l’eau. Et la satisfaction ultime de cracher un dernier « blasphème » à la gueule de la société, ne vaut pas, certes, toutes les possibilités qui vont s’éteindre.

Mais l’illégaliste-anarchiste n’a pas agi à la légère ; il sait les risques, connaît bien son ennemi, se sent bon lutteur : il va.

Il aura à terrasser un ennemi bien plus subtil que la police, s’il veut rester anarchiste. Comme toute fonction sous un régime autoritaire, l’illégalisme déforme son homme, lui donne des habitudes, des tendances, et il est évident que le passage de l’illégalisme-anarchiste à l’illégalisme-bourgeois est des plus aisés. Nous pensons cependant avec E. Armand, que « se placer sur le terrain de la « déformation professionnelle » pour critiquer la pratique de l’illégalisme comme l’entendent les individualistes, n’est pas non plus ni très adroit, ni très concluant. L’individualiste qui a choisi comme pis-aller le travail exploitation subit une déformation professionnelle aussi marquée que « l’illégal ». Se dissimuler sans cesse et toujours devant l’exploiteur, accepter, par crainte de perdre son emploi, tous les caprices, toutes les fantaisies de l’employeur, demeurer silencieux devant les actes d’arbitraire, de tromperie, de canaillerie dont on est témoin, de peur d’être mis à la porte de l’atelier ou du chantier où on travaille, tout cela crée des habitudes dont l’exploité n’a guère à faire étalage.

L’illégaliste-anarchiste est donc notre camarade, au même titre que l’anarchiste-ouvrier, l’anarchiste-écrivain, l’anarchiste-conférencier, etc. Quand les anarchistes-moralitéistes auront révolutionné la société, ils seront tout surpris de trouver au premier rang des producteurs les illégalistes-anarchistes.

— A. Lapeyre

ILLÉGALISME (Son aspect, sa pratique et ses aboutissants.)

Le vol ? le crime ?... D’un côté le larcin — illégal, et individuel, et désordonné du miséreux sans pain, du chômeur sans ressources, du travailleur à l’index, du misérable aussi que sa naissance y prédestine, le vol, somme toute, du pauvre volant pour vivre. De l’autre, le rapt — légal, habile et socialement organisé — des bénéficiaires d’un régime accumulant le superflu : les riches volant pour emplir des coffres-forts. D’un côté les hécatombes des antres du dividende, du taudis, de la guerre qui, par privation, surmenage, consomption, violence, immolent, sur l’autel du profit, les multitudes abusées ; l’assassinat, méthodique et quotidien, d’une société pour qui les affaires valent plus que les hommes. De l’autre, le geste isolé de quelque malheureux que les circonstances entraînent à l’acte criminel et qui, en petit, renouvelle à la vie d’autrui des atteintes partout regrettables... Pour les uns — les maîtres — l’approbation des codes et des mœurs, la considération de l’opinion. Pour les autres — les esclaves — l’anathème public et la rigueur des lois. Honneur au vol, au crime d’en-haut : contre ceux d’en-bas, répression féroce !... Nous laissons aux hypocrites morales le privilège des réprobations unilatérales ; nous laissons aux « honnêtetés » officielles les démarcations qui, comme par hasard, sont des justifications intéressées d’appétits ; nous laissons aux régimes d’arbitraire une « justice » qui toujours poursuit dans le faible un délinquant, absout et encense les puissants ; nous laissons aux professionnels du jugement le triste courage et la honte du châtiment : leurs consciences et les nôtres ne connaissent pas les mêmes tourments... Nul n’a plus que nous, anarchistes, la préoccupation aiguë — et générale — de la vie humaine. Mais, dans la balance de la justice véritable — laquelle ne s’asservit ni aux intérêts, ni aux classes, ni aux haines — combien les vols et les crimes des déshérités sont légers et menus en définitive — et plus près des vitales exigences — en regard des vols et des crimes, et des maux sans nombre, que multiplie la rapacité souveraine des grands...

Il ne s’agit donc ici, à aucun moment et sous quelque face, d’épouser l’âme du juge et de faire des dosages de criminalité entre ceux qui, las d’être écrasés, se retournent contre la société qui les broie, et rusent et soustraient, frappent parfois, et ceux qui, quotidiennement, honorés et le sourire aux lèvres, dans la normale des conditions actuelle, du travail, raflent, volent et font périr des milliers de leurs semblables. Il est question moins de morale d’ailleurs que de pratique et moins de responsabilités que de conséquences. Et nous étudions l’illégalisme systématique bien plus que l’accidentel et la décision, de celui qui, privé des richesses amoncelées sous ses yeux et insultant à son droit, demande aux voies « délictueuses » des satisfactions qui se dérobent, plutôt que l’attitude de celui qui ravit par hasard et sous la poussée impérieuse des nécessités... Situant la voie, à peine choisie que les forces de « l’ordre » lui reprochent, un illégaliste déclare :

« Je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de faire des victimes ? Les patrons, lorsqu’ils renvoient des ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ?... Que peut-il faire, celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir... Alors on jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre. C’est ce que j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire contrebandier, faux-monnayeur, voleur, etc., etc. J’aurais pu mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos lois, qui font un délit de la misère... J’ai travaillé pour vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis le travail a manqué et avec le chômage est venue la faim. C’est alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me reprochez... »

Et il ajoute :

« Si tous les nécessiteux au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant... »

Aux repus et aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance — si l’on peut dire — favorise d’un travail régulier, à tous ceux à qui le hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles, l’existence paisible — sinon heureuse — dans la légalité, il opposait — illégalité involontaire — l’argument de la vitalité éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abondance, que les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses monstrueuses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours suprême et passager aux détournements illégaux...

Mais d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la production et ne leur consent que le plus minime de la répartition, se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien. Déniant au système en vigueur (qui, sans débat préalable et sans libre acceptation, le rive à un labeur sans contre-partie équitable), le caractère de consentement mutuel qui en justifierait l’observance, ils réclament — et là commence le sophisme — au nom de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du moins l’excuse de puiser — par pratique constante — à même les biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans contrainte, des possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette argumentation ne vise cependant à élever le vol à la hauteur d’un principe ou d’une propagande et aux vertus positives d’une rénovation que dans le domaine individuel. Il demeure un moyen — amené au niveau évidemment contestable du métier — tendant à assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une résolvation limitée, étroitement particulière, de la « question sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en fait une manière d’accommodement, un acquiescement de convenance aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le plan de la légalité...

D’autres, enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolutionnaire, qui s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions idéologiques, non seulement en face d’une infériorité économique imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en recherche de stabilité, en réaction réformatrice contre un déséquilibre général et organique, la justification de leur entrée dans les magasins prohibés de la richesse.

Et l’acte illégal ainsi nous préoccupe, non plus uniquement du point de vue de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment d’élémentaire solidarité humaine, générateur d’indulgence et de compréhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire, aux fins individuelles et sociales, et d’un problème tactique dont ils ne peuvent — tant pour son esprit que pour ses aboutissants, tant pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose — éluder l’examen...

Un individu, plutôt que d’être un salarié, privé souvent du nécessaire d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait et récupérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui. A part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse d’avoir été longtemps la victime, en quoi son procédé diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons, de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie » jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi et la considération l’enveloppe. L’autre s’empare, en marge des textes, et la vindicte le poursuit... Nous ne pouvons nous rendre à cette argumentation simpliste — et d’ailleurs évidemment inexacte — qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les codes réprouvent. La contre-partie des institutions légalistes ne constitue pas mécaniquement l’édifice de notre idéologie. N’est pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et les souffrances démesurées, quoique unilatérales — si elles nous rapprochent d’un homme — ne modifient pas la valeur intrinsèque d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le second larron a dupé — en soutirant, aux fins d’utilisation personnelle, l’équivalent monétaire du produit — le premier ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale qui laisse intacte la nature de la frustration ?...

Le vol illégal — tout comme le vol-métier que régularise la loi et qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un droit de cité de vertu et d’honnêteté — est en désaccord avec les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en nous le sentiment de la justice. Nous le rencontrons sous notre critique et il encourt notre réprobation à l’examen des inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à l’illégaliste anarchiste — tout comme au patron, au commerçant anarchistes, entre autres — cette clarté, cette logique et cette propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté(très éloignée de celle que prônent les manuels d’une éthique asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état presque introuvable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de l’anarchisme qui veut que les biens issus de la productivité générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus forte raison, des non-producteurs...

La jouissance sans production (il n’est nullement question, je le répète, de contester le droit — imprescriptible — de toute unité humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est un pis-aller accidentel, un expédient momentané ; chronique, elle n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conservatrice, de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés des biens détenus, n’ont rien de plus pressé que d’en poursuivre — avec une frénésie accrue — la récupération...

Le mérite est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées. Mais peu nombreux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes. Mais, s’il serait arbitraire le faire entrer dans l’anarchisme le commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le « débrouillage » duréfractaire économique plus ou moins conscient. Il y a la, de part et d’autre, pour chacun, toute une série de moyens particuliers propres à sauvegarder son existence d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand nous défendons ainsi 1e champ actuel de notre être, il n’y a qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens de notre mouvement et ses fins attendues. Mais nous ne nous insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits à la force et au milieu sous les injonctions de nos besoins ou la sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir — dans le domaine des relativités — reconquis l’équilibre que nous ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes...

Que l’anarchiste qui demande le soutien de son existence aux artifices et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement parasitaire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent notre attitude à l’égard des individus. Mais nous présenter les pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la balance des situations. Car — j’y reviens à dessein — la « reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des modes de ravissement et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre — quoique par préhension secondaire — les autres hommes de l’avoir social. Il ne vise pas au redressement des répartitions disproportionnées d’un système et au rétablissement de l’harmonie. Il ne concourt (toujours en tant qu’illégaliste « terre-à-terre », bien entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui, tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les autres des richesses indûment acquises), les bases du régime demeurent incontestées et inébranlées.

En la quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette occasion, ses principes à l’étal. I1 n’en revendiquera point quelque légitimité. Il a tout intérêt à ne pas attirer l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie, adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi ou préférence délibérée, sa « carrière » demeurera cachée, inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses agissements spéciaux et clandestins. Ni le dépouillé, ni l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement qui tait la propagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne seraanarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui ne cesse d’être compromettant par-delà les « heures de travail » le fera s’écarter de la propagande ouverte. Redoutant le coup de filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes, la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action, la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres, un mirage. Partout le risque l’accompagne et, comme tant d’insoumis, de déserteurs — autres réfractaires, et de philosophie parfois plus avérée cependant, et de plus sûre base anarchiste — ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous tâchons de garder des superficielles préconisations et des choix précipités : nous ne condamnons point et chacun reste juge de ses options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions, vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales destinées et nombre qui, au départ, en louvoyant, voulaient vivre, se sont éteints dans ses bras.

Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Toutce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme...

A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure — avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal — une exploitation indirecte du producteur et consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif ou l’abusif pavillon... Le vol d’ailleurs, même en dehors du blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières où opèrent des chantages d’envergure sont, sur ce point, particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans le traitement subi par les opérants. Contre les uns, le régime (dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tourner les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épargne pas les autres : le menu fretin et les en-dehors.

Pour donner le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder d’inquiétantes généralisations, pour sauver enfin la façade d’une morale (tournée vers le peuple, comme la religion) qu’il a besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opérations, le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs émissaires...

Mais si l’illégalisme d’en bas — qu’anime ou non une philosophie de révision sociale — porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps, incompris et honnis), si ses attitudes sont parfois à cet égard satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au passage quelques confuses et circonspectes sympathies, ce sont celles qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exaltaient déjà les fabliaux et le Roman de Renart. Cet illégalisme s’apparente, pour la masse, à l’éternelle réaction frondeuse contre le règne et les choses établies et traduit sourdement le fondamental individualisme de notre race. Mais l’anarchisme de ses commettants n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà, sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances criminelles. Et l’anarchisme traîne après lui — plus ombre que lumière ! — la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentissants s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à en faire aimer les desseins. Et l’anarchie — dressée en libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents, revendiquant la vie fière et fraternelle — frappe surtout les esprits comme un faisceau de brutalités vengeresses, agrippeuses et, sans scrupules...

Je ne dirai qu’un mot de ce que l’exercice de l’illégalisme comporte, éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de tendances irrégularistes, etc. Il a sa contre-partie de mensonge, de dissimulation, de fourberie et de violence... Ses tares et ses déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère et l’indépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une mise à la merci d’enchaînements tout aussi déformants. Et l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépendances coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs insoupçonnés. Reconnaissons toutefois que la pratique de l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire (cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux et le don désintéressé. Un certain détachement de la propriété caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart de la thésaurisation, les rend plus aptes à l’aide large et spontanée.

On a cité souvent des traits de sacrifice et de dévouement qui dénotent que leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel de la sociabilité. Si de lâches dénonciations — nombreux sont les réguliers qui ne leur cèdent rien en laideur policière — ont amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs campagnes, des fidélités inflexibles et des confiances intrahies jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un niveau de loyauté droite et d’abnégation qui ne fleurissent pas d’abondance — il s’en faut — chez maints desséchés légalistes, honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de l’État. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une flamme inattendue quelques figures proscrites et méconnues... Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste illégaliste qui lutte pour conserver à sa personnalité les caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de tolérance ou de sympathie, il faut souvent du courage et de la ténacité — et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance morale de tous les instants — à l’anarchiste « régulier » qui asseoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insidieuse et envahissante, et le maintien final de convictions quotidiennement disputées, n’en sont pas moins valeureuses...

S’il ne cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois, tout comme les pratiquants plus ou. moins incorporés à diverses catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il conserve, lui aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son potentiel anarchiste, c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie. Où sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel, est vraiment une réalisation anarchiste, pure de compromissions ? Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui possible, puisque tous sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns et les autres, sans amputer, dans une mesure variable, notre idéal ?... Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste, d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie, en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ; elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches : elle ne peut être altération ; elle est solidarité : elle ne peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous avons à le vaincre et à le repousser. L’illégalisme de l’économie quotidienne — aussi bien que le légalisme — est dans la nature et la, vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est un étranger, corrupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé de lutter pour se conserver... Nous ne pouvons, aux uns et aux autres, d’ailleurs — légaux ou illégaux — accorder ce caractère anarchiste sur la foi d’allégations superficielles et de confusions nominales et sur la similitude des terminologies. A qui prétend être des nôtres, nous demandons — au moins pour un minimum qui est notre critérium et notre garantie morale — dans la mentalité générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts avec l’environ, dans ce qu’il a — en lui et autour de lui — réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse, anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des fidélités proclamées... Et si nous demeurons, à quiconque, et par-delà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité, nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos propres yeux nous avons tant de peine à mériter...

Il est un facteur — un facteur réaliste — qui doit nous rendre circonspects à l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour les tentations, à certains yeux riantes, de ses abords. A l’encontre d’affirmations entachées de légèreté et insuffisamment documentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les traquenards et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause. Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle meute il vient — par un seul parfois, mais irréparable premier acte — de jeter à ses trousses. Il n’a pas, généralement, soupçonné, évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre, et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée. Les jeunes surtout — recrues courantes et faciles — n’en ont vu que les dehors aisément triomphants et la séduction d’une trompeuse — et hélas ! combien précaire — liberté ! Et quand ils y ont engagé leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage, compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour ressaisir leur jeunesse prise dans l’engrenage...

Combien, pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir jusqu’aux perspectives du retour à la plus banale des vies contemporaines. Que de forces gâchées, que de fortes et précieuses individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères. Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies inconsidérées — parmi lesquels se glissent parfois peut-être quelques manœuvres canailles de police — et qui, pour quelque rapt « en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse monnaie : « crime contre la sûreté de l’État », le bougre tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur geste terriblement enfantin quand on songe aux conséquences ? Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête au bourreau, d’autres agonisent dans les pénitenciers, se consument dans les geôles. 0 jeunesse sacrifiée ! Pour un vol de ciboire — en groupe — dans une église — un ciboire vendu cent sous à un receleur ! — j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai qu’ils savaient...

A l’âge où l’on se précipite dans les bras accueillants de l’illégalisme (ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne sait pas, on croît savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe. On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression, leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense » brusquement posée devant la fuite du cambrioleur, la « précaution » ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres : les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais en lui l’incapable, ni le malchanceux. C’est comme à la guerre : s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là... On a aussi répété devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier, comme la brute ignare, l’imbécile et la poire. Et l’on a fait, de l’herbe dans la main, la culture de la dignité. Et le moindre effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme ? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions, une promenade romanesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré du moi — faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux intellectualisme — les éducations et les aberrations conjuguées, servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes inéclairés et sans conscience de l’illégalisme mangeur de jeunesse et la proie des vindictes aux aguets... Rien n’est plus traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne vous rend, si chèrement payée, la faculté de vos mouvements que l’illégalisme. Pas une branche d’activité peut être où le passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte, pas de rêts qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de se reconquérir... Des nôtres égarés sur les pentes fatales de l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute les enfonce : la société, presque toujours, les achève !

— Stephen Mac Say

ILLÉGITIME

adj.

Qui n’a pas les qualités requises par la loi. Qui est injuste, déraisonnable.

On emploie souvent le mot illégitime dans le mariage ; par exemple on appelle un enfant illégitime l’enfant né hors du mariage.

S’il fallait tracer une limite entre ce qui est légitime et ce qui est illégitime, on serait souventes fois bien embarrassé. Prouver d’abord la légitimité de la loi serait une besogne ardue et sujette à maintes controverses. Pour nous, anarchistes, est illégitime tout ce qui est en dehors de la raison, de la logique et qui s’impose par autorité. Le patronat, la propriété, le commerce, l’autorité (Voir ces mots.) sont illégitimes. Tout ce qui fait pression sur l’individu, tout ce qui le régente, l’exploite, le spolie, le brime, mutile son autonomie est illégitime.

ILLOGIQUE

adj.

Ce qui est contraire à la logique Comme ce qu’on appelle la logique (voir ce mot) est une chose fort complexe, eu égard que chacun a, à peu près, sa logique particulière, il est fort malaisé de définir ce qui est illogique.

Tel acte, telle chose peuvent paraître à d’aucuns parfaitement logiques, alors qu’à d’autres, suivant leur objectivité particulière, ils semblent foncièrement illogiques. Cependant certains faits semblent, pour qui veut bien se donner la peine de réfléchir, d’un illogisme flagrant.

N’est-ce pas, par exemple, illogique que de se donner toute une multitude de représentants dans d’innombrables assemblées délibérantes alors qu’on pourrait tout aussi bien s’en passer ? N’est-ce pas illogique d’accumuler armements sur armements pour obtenir le maintien de la paix universelle, alors qu’il serait beaucoup plus simple de supprimer totalement les armées ? N’est-ce pas illogique que le maçon qui construit des maisons habite dans un taudis ? etc., etc. Du reste, tout ce qui se passe dans la société actuelle, la société elle-même, les hommes qui la composent ne sont-ils pas illogiques ?

Faire appel à la simplicité dans nos rapports et dans notre manière de vivre, éviter tout appareil compliqué de l’existence, voilà la meilleure façon de supprimer l’illogique.

ILLUSION

n. f. (du latin illusio ; de illudere, tromper)

Erreur des sens ou de l’esprit qui fait prendre l’apparence pour la réalité. Pensée chimérique.

Le cerveau humain est un véritable laboratoire d’illusions — l’homme aime à se forger des mensonges avec lesquels il garnit son existence. On dirait qu’il a peur de contempler la vie sous son véritable jour.

Il y a des illusions collectives qui sont bien les plus néfastes et les plus préjudiciables au progrès social. Telle est l’illusion parlementaire (voir les mots : abstention, élection, parlement, etc.) qui fait que des nations entières, malgré qu’elles aient été trompées, bafouées, dupées, exploitées, saignées plusieurs fois par les hommes en qui elles avaient eu confiance, croient encore pouvoir par les élections transformer leur sort et l’améliorer. C’est particulièrement dans le peuple que cette illusion est néfaste — car elle est le frein qui l’empêche de se révolter.

FAIRE ILLUSION A QUELQU’UN : le tromper. Exemple : les politiciens d’extrême-gauche font illusion à la classe ouvrière en se présentant comme des révolutionnaires qui cherchent à assurer le bonheur du prolétariat, alors qu’ils ne rêvent qu’à décrocher des mandats législatifs et les portefeuilles ministériels.

Perdre ses illusions à l’égard de quelqu’un : reconnaître que tel qu’on croyait intègre ou bon n’est qu’une crapule ou un méchant.

Beaucoup de gens désabusés ou enrichis qui, jadis, par snobisme ou jeunesse militaient, et qui, après position faite, se sont retirés, disent : « Oh ! j’ai perdu mes illusions ». Le mot illusion a, dans cette phrase, le sens de combativité, espoir, conviction — car l’homme qui parle ainsi ne veut que fournir une raison à sa désertion de la lutte ou à la disparition de sa foi dans l’idéal.

Mais cet homme ne fait illusion à personne, car l’on sait très bien que ses « illusions » ne furent jamais ancrées bien solidement en lui et que son égoïsme est la seule cause de sa béatitude ou de son indifférence présentes.

« Avoir perdu ses illusions » dans ce sens, c’est avoir acquis une mentalité de résigné… ou de jouisseur.

IMAGINATION

n. f.

Faculté de se représenter les objets par la pensée. Faculté d’inventer, de créer : on vante, par exemple, l’imagination d’un écrivain.

Chose imaginée ; idée, conception : l’imagination d’une société anarchiste, c’est-à-dire vivre, par la pensée, une société libertaire.

Au sens figuré, le mot imagination veut dire opinion sans fondement. Exemple : croire que de l’autorité peut naitre la liberté, c’est une pure imagination.

Dans la vie courante, l’imagination échafaude des faits qui n’ont pas existé et qui, cependant, sont offerts sous les auspices de la véracité. Ici intervient souvent la vanité (la sotte gloriole de faire croire qu’on a vu ou qu’on sait) ou la malfaisance (intention de nuire) parfois même, et d’autant plus souvent que le cas est plus grave, plus saisissant, la suggestion. On a vu, sous son empire, des individus, après avoir vulgarisé des récits de toute fausseté, être pris à leur propre piège et arriver à se tromper eux-mêmes à force d’entrer « dans la peau du personnage ». Parfois la part volontaire de l’imagination disparaît même totalement et, de bonne foi, dominés par la suggestion seule, des gens garantissent l’authenticité des événements qu’ils décrivent, des spectacles dont ils croient avoir été le témoin. La conscience elle-même se trouve ainsi abusée et le mensonge des faits imaginés se déroule dans la plus complète irresponsabilité. Dans maintes causes célèbres, les tribunaux ont été influencés par des dépositions de cet ordre et il n’est pas rare que des innocents, enveloppés à la fois dans le réseau des imaginations calomnieuses et les dénonciations sincères de la suggestion, aient payé de leur liberté ou de leur vie la légèreté d’accueil des professionnels du jugement. L’impressionnabilité des névropathes, la coalition malsaine et moutonnière du voisinage hostile ont donné prestige d’évidence à des apparences ou des coïncidences malencontreuses. Et des tracés fictifs, des précisions d’ordre imaginatif ont trouvé, dans l’insouciance sereine des « machines à condamner » ou dans le bloc influençable d’un jury qui vient, lui aussi, « de la rue », les conditions et l’atmosphère d’un nouveau crime…

Les faibles d’esprit sont, plus que d’autres, à la merci des divagations de « la folle du logis ». Ils se créent, par son jeu, des périls et des maux imaginaires… La superstition — élément de la thaumaturgie et alliée naturelle des religions — rend, par les voies du miracle et du surnaturel (apparitions, confidences, prophéties, simples déclarations) des visites intéressées à la crédulité. Et les fantaisies de l’imagination, en l’occurrence, (relations tendancieuses du passé, mensonges enrôlés, présent altéré, « accommodé », propos et attitudes falsifiés, agencements et hypothèses post-mortem, etc.), les combinaisons fantasques et incontrôlées des règnes, des ambitions et des sectes quittent les sphères de l’invention particulière pour celles de la « certitude » générale. Et la fable, à travers les religions et les religiosités, portée par l’ignorance et la passivité des masses, devient l’histoire…

En philosophie, on appelle imagination (ou imaginative : faculté d’imaginer) la faculté de se représenter mentalement des choses absentes. C’est la propriété de l’esprit qui permet le rappel de l’image et la capacité de dissocier les éléments des sensations conservées pour échafauder des constructions purement fictives, ordonner des conceptions sans correspondant réel et, par la suite, plus ou moins concrétisées. L’imagination revêt plusieurs formes ou caractères (classification spéculative, bien entendu, sériation d’étude) selon la nature et l’étendue de ses opérations. Elle est tour à tour reproductrice, destructrice, combinatrice ou créatrice.

Dans le premier cas (reproductrice) elle est dite aussi passive et se confond pour ainsi dire avec la mémoire (voir ce mot) dont elle est un des aspects. On ne pourrait d’ailleurs sans subtilité la distinguer que par la vivacité de l’image, en laissant à la mémoire le privilège de la localisation, du rejet dans le temps. L’imagination reproductrice (ou mémoire imaginative) ne fait que rappeler en son intégralité — le rappel incomplet n’est ici qu’un vice, une faiblesse de la faculté imaginative — la sensation première, et non seulement des formes et des couleurs, mais encore des sons, des contacts et même des saveurs et des odeurs, etc., ainsi que les événements psychiques passés. C’est l’image telle que nous l’avons emmagasinée lorsque l’objet nous est apparu ou que les faits nous ont frappés. Telle l’image complète d’un cheval… L’image, violente au point de se confondre avec la sensation initiale et d’être prise pour elle s’appelle hallucination. La succession des images dans le sommeil constitue le rêve (voir ce mot). Dans l’état de veille, les images (traces des sensations anciennes) peuvent se mêler aux sensations présentes et former un tout actualiste plus ou moins conscient : nous avons alors les illusions ; les rêveries, l’extase, etc.

L’imagination est davantage active (ces dénominations d’active et de passive conservent un sens relatif, mais facilitent l’exposé) dans les trois autres cas qui sont l’imagination proprement dite. L’imagination destructrice ou analytique décompose les images réelles en leurs différentes parties. Elle distinguera par exemple le buste humain et le corps du cheval. L’imagination combinatrice assemble dans un ordre quelconque, et non nécessairement harmonieux, les éléments fournis par l’imagination destructrice. Ces deux opérations sont le plus souvent mêlées au point de nous apparaître comme simultanées. On obtiendra ainsi, en unissant le corps du cheval au buste humain, l’image du Centaure. On combine de même la chimère, la sirène, l’aigle bicéphale, etc. En un certain sens, le rêve est un résultat de l’imagination combinatrice mais dont l’action, toute automatique, se déroule dans l’inconscient, ou du moins dans le subconscient. L’imagination combinatrice d’exercice volontaire est apte aux manifestations de l’art, mais elle demeure une transposition fragmentaire du réel, la coordination fantaisiste d’éléments exacts reconnaissables…

L’imagination créatrice (où l’esthétisme a son domaine le plus étendu) est une forme intensifiée, et souvent idéalisée, de l’imagination combinatrice. Elle a en celle-ci ses bases et sa naissance, mais elle s’enrichit d’un facteur nouveau. Elle groupe, elle aussi, après dissociation préalable des réserves imagées, les éléments de la réalité, mais à un tel degré, parfois, qu’elle en rend impossible l’identification. Et elle opère d’après une ordonnance rationnelle (raison propre à l’individu créateur, à l’artiste) et dans un dessein esthétique. Le tout imaginé — orienté par une idée directrice — comporte son harmonie, ou au moins sa recherche, sa tendance. Il doit exprimer une idée, traduire un sentiment, éveiller, du sensuel au cérébral, les vibrations les plus variées, faire naître l’émotion, la joie, l’enthousiasme, suggérer aussi l’inhabituel, etc. L’œuvre d’art devient ainsi un symbole, car un signe matériel représentant une idée immatérielle (sit syrnbolum translucens) ce n’est plus une combinaison, un « jeu de patience » en quelque sorte, l’ingéniosité sans boussole de quelque arlequinade, c’est une harmonie dans le sens platonicien, un arrangement dont la raison accuse la maîtrise et balance et fixe la ligne… La poésie, le roman, les arts picturaux et plastiques, la religion, la sociologie, etc., ont recours aux artifices imaginatifs. Les agglomérations, les agrégations nouvelles, imprévues, originales et en même temps expressives et, en principe, sensées de l’artiste ou du théoricien sont parfois de véritables anticipations. Les sources scientifiques ou les données rationnelles des « imaginations » d’un Jules Verne, d’un Bellamy, d’un Wells, laissent une porte ouverte à l’improbabilité. Et la féerie — sans être prescience — peut se trouver d’accord avec l’avenir…

Malgré la parenté originelle de l’imagination et de la mémoire, et bien que l’imagination soit, à proprement parler, la faculté des images, et que ce terme soit emprunté au sens de la vue, on peut dire qu’il y a une imagination de tous les sens. Il y a une imagination des notions auditives, comme de la gamme chromatique. On se rappelle mentalement les airs que l’on a entendus et un musicien compose de tête. L’art musical de la composition arrive à s’affranchir de la présence du son… Il y a même une imagination du tact. L’aveugle reconnait les lettres au toucher ; l’aveugle de naissance peut être géomètre, il a une géométrie tangible, comme nous avons une géométrie visible. Sans doute on évoque difficilement une saveur, une odeur. Cependant le dégustateur, au moment où il goûte un vin, se représente le bouquet d’autres vins et compare la sensation actuelle à la sensation antérieure retenue par la mémoire imaginative…

Ce serait trop nous étendre ici que d’analyser l’imagination, d’en scruter minutieusement la matière et le mécanisme. Retenons que partout elle est, comme les Grecs le disaient des Muses, « fille de Mnémosyne ». Plus riche sera notre magasin sensoriel, plus nous aurons entreposé d’images, et plus sera aisée et féconde l’activité de « la reine de la fantaisie »… Elle étend ses matériaux du physique au mental, de l’extérieur à l’interne. Elle met à contribution le sentiment, comme la raison.

L’intelligence la seconde, qui l’épure et en ordonne le champ. L’habitude en assouplit l’usage… Outre qu’elle est toute-puissante dans l’art, l’imagination favorise aussi l’essor des sciences abstraites comme celui des sciences de la nature. Elle manie l’hypothèse, comme l’expérience. Elle est la mère des plus délicates comme des pires inventions. Elle est, avec l’art, sur le chemin des préhensions sensibles qui élargissent et tonifient nos connaissances. Elle vient en aide, dans la vie, aux bâtisseurs d’utopie, ces réalités de demain. Car elle est, au premier chef, la faculté de l’idéal… Le savoir véritable en restreint les dangers, en discipline les écarts, met un frein de vérité à ses vagabondages erronés. « Moins l’esprit comprend, dit Spinoza, plus grande est la faculté qu’il a de feindre ; et plus il comprend, plus cette faculté diminue ». L’imagination demeure, pour l’homme sain, le vaste monde inexploré, la zone sans borne des jouissances affinées. Elle est, pour l’homme enchaîné, la région où l’acharnement même des bourreaux ne peut se saisir de sa liberté. Jusqu’au sein des prisons l’homme, dans la vie imaginative, trouve le refuge suprême qui souvent lui conserve la vie... Et pourtant, si nous lui devons « la parole ailée », l’imagination a servi la découverte de ces horreurs destructives que sont les « gaz asphyxiants », triomphe des hécatombes prochaines. Et cependant, quand nous nous penchons sur l’environ résigné et que nous voyons, prostrés en cohortes innombrables, les malheureux dont les religions, les politiques ont, comme disait Fournière, « chloroformé leur douleur de vivre » par la promesse de demains apaisants et d’au-delà compensateurs, nous ne pouvons nous empêcher de penser que si elles n’avaient pu, — ces victimes — , par l’illusion imaginative, s’échapper parfois de la souffrance et de la médiocrité où elles languissent, elles en auraient depuis longtemps tari les causes. Et la révolte elle-même, leur salut pourtant, n’aurait plus d’objet...

— S. M. S.

OUVRAGES A CONSULTER :

H. Spencer : Psychologie. Th. Ribot : L’Imagination créatrice. Bain : Les Sens et l’Intelligence. Rabier : Philosophie. G. Séailles : Le Génie dans l’Art. Taine : L’Idéal dans l’Art. Wundt : Psychologie Physiologique. Boirac : Philosophie. Guyau : Esthétique. P. Janet : L’Automatisme psycho. Luys : Le Cerveau et ses fonctions. J. Sully : Les Illusions des Sens et de l’Esprit. etc...

IMBROGLIO

n. m.

Mot italien qui veut dire confusion, embrouillement. Situation confuse et très compliquée. Exemple : le recueil des lois est un véritable imbroglio dans lequel même les légistes se perdent. Tel aussi l’imbroglio, à point renforcé par les intéressés, des responsabilités de la guerre.

IMITATION

n. f. (du latin imitatio)

L’imitation consiste dans la reproduction d’une chose semblable : mouvement, œuvre, etc. Parmi les êtres animés qui avoisinent l’homme, le singe nous donne les exemples les plus parfaits, aux confins de la conscience, de l’imitation humaine susceptible d’éducation. On obtient de curieuses imitations du même ordre avec les animaux les plus divers : chiens, chats, chevaux, oiseaux, otaries, jusqu’aux grenouilles. Chaque catégorie d’animaux a, du reste, ses imitations spécifiques. Mais l’imitation qui nous intéresse le plus ici est celle qui se fait parmi nos semblables… Elle est, pour l’enfant, aux portes mêmes de la vie et parmi les premières effectivités de la connaissance. Avec elle se vainquent les premières timidités et se fait l’apprentissage de l’action, les tâtonnants essais du langage. L’imitation le poursuit d’ailleurs inéluctablement. Jusqu’au terme éducation qui désigne la codification savante de ses influences et renferme le dessein d’amener à imiter. Tout concourt à retenir la jeunesse dans les lisières de l’imitation et l’homme fait ne s’en évade jamais complètement... L’imitation est à l’origine de presque tous nos édifices et c’est une condition de nos habitudes. Les arts mêmes lui doivent leur essor. « L’esprit d’imitation a produit les beaux-arts », rappelle Rousseau. Peinture, sculpture ont conservé cette désignation même « d’arts d’imitation ». Néanmoins, l’art qui, dans ses éléments, ne peut couper les ponts autour de lui, s’élève et s’épure à mesure qu’il se personnalise et conquiert ses propres formes d’expression comme la liberté même de ses sujets. « Trop d’imitation éteint le génie », disait Voltaire.

« La faculté d’imitation est tellement inhérente à la nature humaine qu’on la considère généralement comme le résultat d’un mécanisme tout simple. Or il n’en est pas de plus complexe dans la physiologie. C’est une question encore controversée que de savoir, dans telle manifestation d’un individu quelle est la part de l’hérédité et quelle est la part de l’imitation. Beaucoup d’auteurs ont affirmé que les oiseaux, par exemple, chantent et font leur nid par simple instinct héréditaire. Wallace prétend, au contraire, que les jeunes oiseaux apprennent de leurs parents le chant spécifique et la nidification... Quoi qu’il en soit, si l’on ignore encore quelle est la part de l’hérédité dans le chant spécifique des oiseaux, du moins est-il bien certain que beaucoup d’oiseaux peuvent apprendre à chanter comme d’autres oiseaux, quand ils sont assez jeunes. Là, il y a sûrement imitation, comme dans le cas de l’enfant qui apprend à parler la langue qu’on lui enseigne, même si ce n’est pas la langue de ses parents. » (Larousse)

Si féconde, à l’aube, soit l’imitation, il faut savoir, dans la vie individuelle et sociale, s’affranchir de sa paralysie, de sa stagnation. Rien ne mesure la faiblesse d’une époque, d’une race comme l’étendue de sa capacité imitative : « N’attends rien de bon du peuple imitateur », disait La Fontaine. Il entendait ainsi la foule, telle encore que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses terribles flux et reflux moutonniers. Le grand nombre a besoin qu’on lui trace un chemin, qu’on lui assigne un but, qu’on l’enserre dans une série de gestes collectifs, qu’on galvanise sa marche par des exemples. L’humanité suiveuse (cette vaste enfance), qui se regarde dans autrui et y cherche le signe de son destin, enferme son horizon aux bornes de la copie. La masse amorphe, crédule et tremblante, encline à s’immobiliser dans les préjugés et l’accoutumance, attachée à dire, à reproduire imitativement plus qu’à modifier, à innover, à révolutionner, n’a guère qu’une vie répéteuse et sensiblement mécanique. Les anarchistes se heurtent, en l’esprit d’imitation, à un des obstacles les plus sérieux dressés devant leur propagande. Penser, agir par soi-même exige des intéressés la mise en œuvre d’une somme d’énergie que la plupart trouve plus commode (loi du moindre effort) d’user en contraintes au jour le jour. L’imitation, si elle a pour rançon la souffrance collective, 1a misère et l’oppression, ne leur demande pas de sortir du troupeau. Elle n’appelle pas un acte volontaire qui est pour eux un véritable arrachement. Elle répond au contraire à leur apathie foncière, à un besoin insurmontable peut-être — du moins insurmonté — d’effacement, de nivellement. Ceux-là qui sortent de la masse en arrivistes ne cessent pas, à leur manière, d’être des imitateurs quoiqu’ils mettent quelque ténacité à resserrer leur zone — une zone admise — d’adaptation. Car l’idée d’émerger vraiment, d’être autre, d’être un, de s’exposer aux feux croisés du sarcasme et de la réprobation, de la répression peut-être, donne à la généralité le vertige. Elle s’étonne d’ailleurs qu’on dépense son courage pour une originalité dont elle n’a pas le goût et dont elle conçoit à peine les joies… Augmenter toujours le nombre de ceux que passionne une vie personnelle, fière et libre, est cependant la tâche à laquelle est lié l’avenir même de l’anarchisme.

— LANARQUE.

A CONSULTER.

Le Dantec : Le Mécanisme de l’Imitation. P. Bonnier : L’Orientation. G. Tarde : Les lois de l’Imitation. etc...

IMMIGRATION

n. f.

Action de venir dans un pays pour s’y fixer.

En de certaines périodes, l’immigration changea complètement l’aspect de divers pays. L’Amérique n’est actuellement que le produit de l’immigration européenne qui commença voici trois siècles. L’immigration espagnole et portugaise se fit principalement en Amérique du Sud, en Amérique Centrale et au Mexique. Les Etats-Unis et le Canada sont surtout le produit des immigrations anglaise et française. Les immigrants devinrent les véritables maîtres des Amériques, et les peuplades autochtones brutalisées, décimées, y ont à peu près disparu.

Depuis 1919, l’immigration fut une véritable arme dont le patronat français se servit pour faire pièce au prolétariat.

Au lendemain de la guerre, les classes privilégiées, par peur d’un mouvement de révolte et à la suite de multiples grèves, accordèrent diverses améliorations (loi de huit heures, augmentation de salaires, semaine anglaise, etc.) à la classe ouvrière. Le pitoyable échec de la grève générale en 1920 redonna un peu de courage et de combativité à ce patronat qui avait bien cru sa dernière heure venue. C’est alors qu’il organisa avec méthode l’immigration ouvrière.

Dans certains pays pauvres, où la population ouvrière était trop dense pour les nécessités de la main-d’œuvre locale (tels la Pologne, la Hongrie, l’Italie), les envoyés des grandes firmes françaises, patronnés par le gouvernement et les représentants diplomatiques français, se livrèrent à un racolage d’ouvriers manœuvres. Par des promesses mirifiques, leur faisant voir l’existence en France comme idyllique, leur donnant à croire que le coût des denrées était minime, ils leur firent signer des contrats par lesquels ceux-ci s’engageaient à venir travailler en France pendant deux ou trois ans pour des salaires dérisoires. Ce furent de véritables « arrivages » de travailleurs étrangers en France. Les ouvriers français, dans certaines entreprises, furent licenciés pour faire de la place aux étrangers ; dans d’autres on proposa aux ouvriers de diminuer leurs salaires ; ceux-ci, pour la plupart, n’acceptèrent pas, se mirent en grève et les patrons firent entrer les étrangers qu’ils tenaient en réserve.

Cette immigration eut pour résultat qu’au bout d’un an le prolétariat français se vit dépouillé de presque tout ce que le patronat lui avait accordé par peur en 1919 (les salaires diminués, la loi de huit heures violée). Tous les mouvements de revendication, sauf de rares exceptions, échouèrent après, quelques fois, de longues semaines de lutte.

Malheureusement, les ouvriers français ne virent pas tout de suite la manœuvre. Au lien de démasquer les véritables responsables : les patrons, ils en vinrent à concevoir une sourde animosité contre le prolétariat étranger qui, pourtant, était victime au même titre que lui de cette organisation patronale. Le chauvinisme eut tendance à renaître et les ouvriers français trouvèrent même tout naturel que le patronat payât à des tarifs réduits les étrangers, ne se rendant pas compte que, par leur acquiescement à l’exploitation forcenée des immigrants, ils se forgeaient des armes contre eux-mêmes. Quelques organisations syndicales entreprirent des campagnes malheureuses contre l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, donnant un aliment, hélas trop facile, au préjugé patriotique. Dans la métallurgie et dans le bâtiment, il faut convenir que la main-d’œuvre étrangère créa un véritable malaise dans la classe ouvrière, mais cependant la faute n’en était pas aux immigrés.

Défendre au patronat d’employer des ouvriers parce que ceux-ci ne sont pas nés du même côté de la frontière, c’était, on l’avouera sans peine, une position singulièrement scabreuse et équivoque pour des organisations ouvrières qui se targuaient d’internationalisme. Le patronat baisse-t-il les salaires ? C’est de la faute aux étrangers ! Y a-t-il du chômage ? C’est encore de la faute aux étrangers ! Tout ce qui arrive de préjudiciable aux ouvriers est ainsi mis sur le compte de pauvres bougres exploités aussi durement, sinon plus, par le patronat rapace qui avait réussi au delà de ses prévisions, dans sa manœuvre réactionnaire. Quand je dis que le patronat avait réussi au delà de ses prévisions, je ne m’avance pas à la légère. Son emploi abusif de la main-d’œuvre étrangère créa une telle situation de chômage que le gouvernement s’émut et, en fin 1926, pas mal de ces malheureux qu’on avait amenés en France pour abuser de leur détresse furent reconduits à la frontière.

Cette immigration intensive créa un tel état d’esprit dans la classe ouvrière française contre les étrangers que même les exilés politiques qui furent obligés de quitter leur pays (Italie, Espagne, Pologne, Balkans, etc., etc.) dans lesquels la dictature infâme leur aurait fait un mauvais parti, que ces mêmes exilés se virent l’objet de l’animadversion.

Enfin les organisations syndicales en vinrent à considérer le problème sous son véritable jour. Une propagande intensive fut faite dans certains endroits pour que les ouvriers français se rendent enfin compte de la véritable situation, qu’ils cessent de nourrir de l’animosité contre leurs frères étrangers, qu’ils entrevoient enfin que le seul, l’unique responsable du chômage voulu et organisé c’est le patronat.

Ce qu’il fallait faire, dès le début de cette immigration, c’était une propagande méthodique parmi les éléments étrangers, leur faire comprendre le rôle qu’on leur faisait jouer, la cynique exploitation dont ils étaient les premières victimes. Il fallait, au lieu d’entourer de préventions hostiles les ouvriers étrangers, leur faire comprendre que nous les considérions comme nos frères de misère et que nous étions prêts à les seconder dans tout mouvement de revendications qu’ils pourraient entreprendre.

Cette tâche a déjà été accomplie en partie, — malheureusement, certains partis politiques se servent de cette situation pour gagner de nouveaux adhérents, victimes toutes désignées.

Ce qu’il faut faire comprendre aux ouvriers étrangers, c’est qu’ils doivent travailler aux mêmes tarifs que les ouvriers français, c’est les gagner aux syndicats dans lesquels ils doivent avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs que les syndiqués français. Ce qu’il faut, c’est créer un esprit de solidarité étroite entre tous les travailleurs de toutes nationalités ; faire cesser la distinction entre français et étrangers ; entreprendre une vaste campagne pour que les contrats que l’on a fait signer aux étrangers par tromperie soient révoqués comme de véritables abus de confiance qu’ils sont.

Quand le patronat sera obligé de payer les ouvriers étrangers au même tarif que les ouvriers du pays, alors il n’aura aucune raison d’employer l’immigration. Faire respecter les tarifs et les avantages obtenus par la classe ouvrière au prix de dures luttes ; faire appliquer ces tarifs et ces avantages à tous les ouvriers sans distinction de nationalité, voilà les mesures à prendre pour que l’immigration n’ait plus le caractère antisocial qu’elle a encore aujourd’hui.

Inutile d’ajouter que l’immigration raisonnée sera un bienfait au lendemain d’une révolution sociale où les « villes tentaculaires » devront de plus en plus disparaître.

— Louis LORÉAL.

IMMISCER (S’)

verbe pronominal (du latin in, dans, et miscere, mêler)

Se mêler, s’ingérer sans droit ou mal à propos.

On peut dire que dans l’organisation sociale actuelle l’Etat s’immisce dans nos affaires. Et cela existera dans n’importe quelle société à base autoritaire.

Prenons en exemple le mariage. Dans ce qui ne devrait regarder que deux personnes : les deux conjoints, quantité de personnes : parents, témoins, maire, s’immiscent et font de ce qui est uniquement (ou du moins devrait être uniquement une affaire d’amour) une comédie ridicule, quand elle n’est pas répugnante par ses dessous.

Il serait long et fastidieux d’énumérer tous les cas où la loi entraîne ou force les gens à s’immiscer dans la vie d’autres personnes. L’immixtion est permanente, c’est le principe même de l’autorité. Il nous faudra supprimer la cause pour en tuer l’effet.

IMMORALITE

n. f.

Opposition aux principes de la morale. Absence de ces principes.

La moralité ou l’immoralité de quelqu’un ou de ses actes, voilà qui peut prêter longuement à la controverse. Définir les normes de la morale est une chose qui est au-dessus des moyens de tout être sincère. Chacun a sa morale : ce qui est bien pour d’aucuns est mal pour d’autres, et vice-versa.

Il y a, d’ailleurs, tellement de morales (voir ce mot) qu’il est bien difficile, quoique l’on fasse, de ne pas être taxé d’immoralité par quelqu’un.

L’immoralité consiste, au juste, à combattre les préceptes autoritaires, les commandements moraux les conventions hypocrites, les erreurs et les préjugés ; les maximes légalitaires ou propriétaires avec lesquelles on endort le peuple depuis pas mal de siècles. L’immoralité — du point de vue bourgeois s’entend — c’est ne pas se plier docilement à toutes les injonctions hypocrites ou malsaines de la morale officielle.

Cependant, si les anarchistes sont très circonspects en ce qui concerne l’immoralité ; s’ils estiment en très grand honneur certains actes dits immoraux : tels la désertion, l’insoumission, les actes de révolte, d’impiété, etc., etc. ; s’ils sont contre la morale autoritaire, ils ne sont pas pourtant (les anarchistes communistes, du moins) adversaires de toute moralité.

Dans un opuscule assez bien venu, Kropotkine (La morale anarchiste) exposait notre conception de la moralité.

L’immoralité ? — mais elle est dans les mœurs bourgeoises. Elle réside dans la propriété, dans le patronat, dans l’autorité, dans le commerce, dans le parlementarisme, dans le népotisme (voir ce mot) qui règne dans toutes les administrations étatistes.

L’immoralité ? — elle est dans ce fait que tous les hommes d’Etat ne parviennent qu’en mentant, qu’en se reniant, qu’en détroussant à la faveur de la crédulité publique.

L’immoralité ? — c’est de voir des gens avoir du superflu pendant que tant de pauvres hères n’ont pas le nécessaire.

L’immoralité ? — c’est de voir glorifier la Patrie, source de guerre ; de voir célébrer les hauts faits de la soldatesque meurtrière ; d’entendre encore des gens se vanter d’avoir fait la guerre ; c’est de voir toute une nation se donner à l’œuvre de mort — les hommes soldats, les femmes et les enfants fabricant des munitions — sur le simple commandement de ministres ; c’est de voir des gens accumulant des fortunes à l’occasion d’une guerre.

L’immoralité ? — c’est de voir un patronat vivre grassement avec ce que gagnent les ouvriers qu’il vole ; c’est de voir toute une classe ouvrière se prosterner devant ce patronat et, quelquefois, le légitimer.

L’immoralité ? — c’est de voir les prêtres et les politiciens (autre sorte de prêtres) vivre de la crédulité d’autrui et exploiter bassement cette crédulité.

L’immoralité ? — c’est tout ce qui constitue les fondements sur lesquels repose la société capitaliste et autoritaire. C’est l’Etat, c’est la propriété, c’est le salariat, le patriotisme.

L’immoralité ? — c’est la morale officielle, source d’imposture, amas de mensonges.

Que les gens vertueux et moralistes prennent garde !

Le jour où l’immoralité disparaîtra, ce seront tous leurs privilèges qui crouleront avec elle.

IMMORTALITE

n. f.

Etat, qualité de ce qui ne meurt pas. Les peuplades de l’antique Egypte et de l’Inde croyaient que l’âme des personnes ne mourait pas et se transmigrait dans un autre corps, soit d’être humain, soit d’animal. Cette croyance à l’immortalité et à la transmigration de l’âme (voir ce mot) fut importée en Grèce par Pythagore. Plus près de nous, Fourier et Jean Reynaud ont encore soutenu cette thèse qui arrivait à condamner l’usage des viandes sous le prétexte que l’homme se nourrissant de viande s’exposait à manger la chair d’un des siens.

Cette croyance spéciale est appelée métempsycose (voir ce mot).

Depuis très longtemps la croyance en l’immortalité de l’âme est incrustée dans les cerveaux. Ceux qui n’adoptent pas la métempsycose croient tout de même qu’une fois l’être humain décédé, il y a quelque chose de lui qui reste vivant (voir les mots : âme, spiritualisme, matérialisme).

La doctrine chrétienne, et principalement le catholicisme, expose que lorsque l’homme est mort son âme est appelée à aller au paradis si l’homme fut bon, au purgatoire s’il commit des fautes, en enfer s’il commit des péchés mortels.

Ce fut cette croyance en l’immortalité de l’âme qui donna tant de sérénité aux premiers martyrs chrétiens, qui étaient persuadés que leur supplice leur assurait le Paradis.

Hélas ! Malgré la science, beaucoup de gens sont encore aujourd’hui persuadés de l’immortalité.

Qui dira combien d’erreurs, de mensonges, d’absurdités, d’hypocrisies et de crimes, même, fit commettre cette croyance ! Ne voit-on pas dans les hôpitaux les prêtres s’acharner comme sur une proie auprès des malheureux agonisants qu’ils veulent administrer pour leur faire gagner le paradis !

Depuis la guerre, une recrudescence se manifeste dans les milieux les plus divers en faveur d’une doctrine de l’immortalité de l’esprit, qui, détaché du cadavre, se manifeste et correspond avec les vivants. Cette croyance est dénommée spiritisme ou métapsychique (voir ces mots). Des gens à prétention scientifique affirment le plus sérieusement du monde avoir assisté à des manifestations d’existence, à des conversations tenues aux vivants par des esprits d’êtres humains décédés ! Et leur croyance qui touche quelquefois au fanatisme est pleine de pitié, voire de mépris pour les pauvres diables que nous sommes, qui restons incrédules et dubitatifs devant ces prétendues manifestations. Le véritable protagoniste, le fondateur de l’école métapsychique fut Allan Kardec.

On appelle aussi immortalité la vie perpétuelle dans le souvenir des hommes. Victor Hugo, Voltaire ont atteint à l’immortalité par leurs œuvres. Le mot immortalité est pris alors dans le sens de postérité (voir ce mot).

Combien de petits hommes dont le nom n’est connu que de leurs proches, aspirent à l’immortalité pour des actes dont, dans un mois, personne ne se souviendra.

Mais aussi, hélas, combien d’autres ; tels les Néron, les Louis XIV, les Catherine de Médicis, les Napoléon, ont atteint l’immortalité par les crimes sans nom qu’ils commirent ou firent commettre de leur vivant !

IMMUNITE

n. f. (du latin immunitas ; de immunis, exempt)

Exemption d’impôts, de devoirs, de charges, etc. En France, jusqu’en 1789, le clergé et la noblesse ne payaient pas les impôts, ni les redevances : c’était l’immunité féodale.

Depuis la Révolution, les députés au Parlement français sont couverts pendant toute la durée des sessions de l’immunité parlementaire. Outre qu’ils ne paient pas d’impôts pour leur traitement de représentants, on ne peut arrêter ni poursuivre un député ou un sénateur (sauf en cas de flagrant délit) sans l’autorisation de la Chambre à laquelle l’élu appartient. C’est ce qui permit à un Léon Daudet d’insulter, de calomnier pendant quatre ans tous ses contemporains — la Chambre ayant toujours refusé de lever son immunité.

Au temps du scandale de Panama, puis pendant la guerre sous le ministère Clemenceau, et enfin depuis le retour de Poincaré aux affaires, plusieurs députés et sénateurs virent lever leur immunité parlementaire pour permettre au gouvernement de les poursuivre devant les tribunaux.

Les diplomates sont, dans tous les pays, couverts par l’immunité diplomatique.

On appelle immunité la propriété d’un être vivant d’être à l’abri d’une maladie déterminée. Une première atteinte d’une maladie infectieuse confère souvent une immunité plus ou moins longue.

IMPARTIALITE

n. f.

Caractère, action de celui qui est impartial.

En réalité, l’impartialité n’existe pas. Il est impossible à un homme de juger, d’apprécier une chose sans que cette appréciation, ce jugement ait été déterminés par une foule de contingences : éducation, opinions, préjugés héréditaires, etc.

Au reste, il n’est pas à souhaiter que l’impartialité existe. Demander à un homme d’être impartial, c’est lui demander d’abdiquer pendant un laps de temps plus ou moins court ses opinions politiques, philosophiques, scientifiques, artistiques, littéraires ou autres.

Certes quand un fait se produit qui démontre l’erreur d’une conception, il est du devoir de tout être de faire la constatation et d’en tirer les enseignements adéquats, mais quelle que soit la bonne volonté dont l’homme peut être doué, il ne peut en aucune manière se flatter d’être impartial. L’être humain est trop déterminé (voir déterminisme) pour pouvoir se vanter d’avoir la faculté d’être impartial.

L’impartialité dont se targuent certains n’est qu’une hypocrisie. Quand on pense que des magistrats se vantent d’être impartiaux — alors que l’on sait qu’ils jugent toujours selon les ordres donnés à eux par le Pouvoir ou selon l’esprit de classe qui les anime — on ne peut que rire avec mépris de l’impartialité judiciaire.

Quand on sait que les historiens quels qu’ils soient ne cherchent qu’à faire servir les documents ou les faits qu’ils citent à la conception qui leur est chère, on doit être très circonspect en ce qui concerne l’impartialité de l’Histoire.

Défendons, propageons nos idées, analysons les théories, examinons les faits et les hommes d’une manière objective la plus exacte possible, mais n’oublions pas que notre objectivité dépend de trop de considérations pour qu’elle soit impartiale.

L’impartialité est un mot qui a été inventé par des gens qui cherchaient des circonstances atténuantes à leurs actes. Elle n’est qu’un paravent dont se servent certains hommes qui n’ont pas le courage suffisant pour affirmer qu’ils jugent et apprécient suivant leurs idées.

Nous autres, anarchistes, nous passons tous les faits, tous les événements, toutes les doctrines philosophiques, religieuses ou politiques, au crible de la critique anarchiste. Nous ne nous targuons pas d’impartialité parce que ce serait mentir à nous-mêmes qui savons que dans tous nos actes, dans toutes nos pensées nous essayons de rester le plus possible en accord avec les théories anarchistes.

IMPARTIALITE

Il y a une impartialité minimum à laquelle nous demeurons scrupuleusement attachés et qui se traduit par l’examen aussi judicieux et la présentation aussi exacte que possible des idées et des actes d’autrui. L’impartialité de relation doit s’accompagner d’un essai consciencieux et circonstancié de compréhension si nous voulons éviter la déformation des thèses ou des attitudes qui n’ont pas nos préférences ou ne nous sont point familières. De cette absence d’impartialité la critique prodigue en général un exemple courant, qui se donne vaniteusement en spectacle à travers les œuvres qu’elle a pour rôle de présenter au public et qui encense ou fielleusement condamne — parmi d’autres légèretés et des vices — sur le critérium arbitraire de ses vues… Nous entendons faire — aussi bien vis-àvis de nos adversaires que de nos proches — l’effort juste et en même temps généreux (au sens le plus riche du terme) qui consiste à nous transporter par la pensée dans le camp des activités étrangères pour en saisir mieux les mobiles et l’inspiration, pour pénétrer le caractère des gestes et, derrière l’argumentation, l’esprit même des théories. En ce sens, nous visons à entourer nos jugements — si dépendants soient-ils de notre déterminisme propre — de cette documentation, de cette atmosphère d’authenticité sans laquelle nos convictions ne seraient que d’aveugles et grossiers actes de foi…

Si pénétrés que nous soyons que nos intentions les plus pures sont impuissantes à nous arracher assez de nous-mêmes, à nous dédoubler au point d’assurer une impartialité rigoureuse, absolue, nous n’en affectionnons pas moins cette envergure des opérations intellectuelles — prélude d’actes adéquats — assez dégagées des sphères restrictives où se débat le moi coutumier pour être, au dehors, d’abord de probes incursions, ensuite des tentatives capables de se muer en lumineuses moissons. Nous aimons telles qualités dont s’entourent nos approches relatives et qui décèlent l’avance ouverte, nous aimons cette quiétude morale et les bienfaits positifs des voyages tentés dans la mentalité d’autrui. Car elles sont de nature à nous garder de l’injustice et de l’erreur, et elles sont aussi susceptibles de favoriser la découverte de quelques clartés inattendues. Il faut avoir le courage d’aller au-devant des démentis justifiés dût en crouler le cher et reposant bagage de nos « vérités » enregistrées, il faut avoir la volonté d’exposer à l’étincelle peut-être destructrice cet édifice de nos idéologies favorites, cet assemblage de conceptions et de méthodes qui, en nous, à la longue, finissent par se cristalliser et auxquelles nous tenons pour elles-mêmes, par adhésion conservée, par mécanique, par mille chaînes inconscientes. Rien ne nous exerce à nous tenir en éveil, en alerte permanente contre nous-mêmes, à maintenir sur le salutaire qui-vive un libre- examen que les enlisements de l’existence ont tendance à rendre somnolent, comme d’aller délibérément, désentravé de ces restrictions mentales qui sont des ombres embusquées sur le chemin de notre indépendance, au-devant des chocs désillusionnants de la pensée voisine. Malheur au convaincu refermé sur ses convictions et qui tremble pour leur légitimité, cramponné peureusement à leur bien-fondé ! Malheur à la sincérité qui cèle, pour une paix menteuse, l’éclair destructeur d’un plausible purement provisoire et qui, devant l’erreur patente, se refuse à l’abandon. L’unité de l’être, ce jour-là, n’est plus qu’un fossile autour duquel l’abdication se serre en sédiments. On admire peut-être, au dehors, sa ferveur immuable. Mais l’homme libre est mort et survit seul, homme replié, le partisan...

Sans cet élémentaire souci d’impartialité qui nous fait rechercher la vérité — et la dire — partout où elle se trouve, l’anarchisme ne pourrait prétendre s’élever au-dessus des préventions étroites des partis et du credo fermé des sectes. L’impartialité — la tendance en tout cas à tout ce qu’il nous est humainement possible d’en réaliser — réside dans la volonté éclairée de sortir assez de soi pour voir autrui sous le jour qui lui est particulier. Et elle participe ainsi à la fois de la loyauté dans les rapports humains et de la fécondité des investigations affranchies du parti-pris. C’est une des vertus de l’anarchisme (critérium avant que d’être l’instrument de la doctrine), et celle qui assure sa jeunesse dans le temps, que de diriger sa lucidité et un esprit critique aussi dégagé qu’il se peut des préventions et des faiblesses, jusqu’au cœur de ses théories les plus chères et d’être résolu à les dénoncer délibérément si les faits, la science ou la raison en révèlent la caducité.

Il n’est pas question, par contre, de préconiser pour l’homme l’instabilité absurde de celui qui flotte entre les opinions, comme l’âne de Buridan entre ses bottes de foin, sans parvenir à opter ou sans oser prendre parti. Pareille « impartialité » comporte l’inaction et frise l’inertie. C’est elle qui faisait dire à Renouvier :

« Un homme impartial est un homme neutre. Un homme neutre est un homme nul. »

Si le doute et la circonspection sont, dans le domaine de la connaissance, la prudence du sage, et si la réserve doit faire cortège même à l’évidence, il est des choix qui s’imposent et des interventions qu’on n’évite pas sans déchéance. L’indifférence est une abdication de la personnalité. Nous ne pouvons tenir pour nôtre l’impartialité qui ne serait qu’un amorphisme intellectuel ou une impuissance de la volonté. L’homme fort ne peut être une épave aboulique.

— LANARQUE.

IMPASSIBILITÉ

n. f. (du latin impassibilis)

Insensibilité à la douleur ou aux émotions. Qualité de ce qui n’est pas susceptible de souffrance. Elle constitue aussi ce calme dont l’émotion n’obscurcit la lucidité ni ne paralyse le pouvoir d’action, et qu’on appelle le sang-froid. L’impassibilité du chirurgien garantit la sûreté heureuse de sa main…

Les classes privilégiées, malgré quelques déclamations hypocrites, furent toujours impassibles devant la souffrance et les misères des prolétaires. Les chefs militaires et les gouvernants restent impassibles devant les spectacles horribles que sont les guerres.

Les magistrats, les gardiens de prisons ou de bagnes, les politiciens sont impassibles devant la misère et la souffrance de ceux qu’on appelle les « délinquants » quand ces délinquants sont d’origine pauvre.

La répression la plus sanglante, la terreur, les exactions laissent les révolutionnaires indignés ; mais c’est avec impassibilité qu’ils narguent et les lois et les prisons et les supplices en continuant leur besogne d’affranchissement social.

Face à la douleur, à la souffrance d’autrui, les anarchistes ne font jamais preuve d’impassibilité. Compatissants et fraternels, ils essaient, chaque fois que l’occasion leur en est offerte, d’atténuer ou de supprimer la douleur et la souffrance. Mais non contents de s’attaquer aux effets mêmes, ils cherchent par tous les moyens à détruire les causes de nos maux.

« L’impassibilité face à sa propre souffrance est une marque de grandeur de caractère ; mais l’impassibilité devant la douleur d’autrui est une preuve de manque d’humanité ».

Ce qu’écrivait La Bruyère est toujours vrai. L’impassibilité devant la douleur d’autrui souligne l’absence de sensibilité naturelle, ou la dureté acquise par l’accoutumance. Elle est la marque de la satisfaction étroite et privilégiée et la rançon de l’habitude et du métier. Elle est souvent une altération, une restriction de la personnalité.

IMPERIALISME

n. m. (du latin imperium ; de imperare, commander)

Doctrine visant à l’expansion de l’influence, de la domination d’un pays.

Bien que depuis le siècle dernier on parle couramment de l’impérialisme des grandes-puissances, l’impérialisme ne date malheureusement pas de l’époque dite contemporaine.

Il y a plusieurs sortes d’impérialismes : l’impérialisme militaire, l’impérialisme colonial, l’impérialisme financier. Le premier a abouti au second qui, conjugué avec le troisième, forme l’impérialisme capitaliste.

L’IMPÉRIALISME MILITAIRE, ou impérialisme d’Etat, naquit de l’ambition démesurée de certains monarques ou chefs militaires avides de lauriers et assoiffés de domination.

C’est ainsi qu’en 559 avant Jésus-Christ, le roi des Perses, nommé Cyrus, s’empara du royaume des Mèdes, puis en 554 de la Lydie. Se retournant ensuite contre ses alliés, les Chaldéens, il s’empara de Babylone (538). Bientôt il devint le maître incontesté de toute l’Asie occidentale. Ses successeurs, Cambyse et Darius 1er, continuèrent son œuvre de domination et, sous ce dernier l’Empire des Perses comprenait, outre les conquêtes de Cyrus, l’Égypte, le Pendjab, le bassin de l’Indus et une partie de la Scythie. Cependant l’impérialisme perse devait se heurter à la ténacité d’un petit peuple : les Grecs. Cette lutte entre l’esprit de despotisme et celui d’indépendance donna lieu aux guerres médiques. Pendant quarante ans les Spartiates et les Athéniens unis pour leur liberté, résistèrent aux tentatives faites par Darius, Xerxès, Artaxerxès, d’annexer la Grèce à leur empire. Finalement les impérialistes furent vaincus.

Cent ans plus tard, un roi de Macédoine, Philippe, songea à se créer un vaste empire. Il conquit la Thrace, s’empara des villes grecques du côté de la Mer Egée. En 338, il défit les Athéniens à Chéronée, et cette défaite marqua la fin de l’indépendance hellénique. Ce roi fut exécuté par Pausanias au moment où il se préparait à marcher contre les Perses.

Philippe laissa un fils, Alexandre, qui hérita des ambitions de son père.

Alexandre soumit peu à peu tous les pays qui obéissaient au roi des Perses : c’est-à-dire tout l’ouest de l’Asie et l’Egypte. Cette conquête fut d’ailleurs vivement appuyée par la classe des commerçants grecs, qui voyaient dans les visées d’Alexandre une excellente opération financière. En effet, l’empire perse conquis, c’était toute l’Asie occidentale ouverte au commerce hellénique. Deux faits marquent de façon apparente l’influence des commerçants grecs sur l’expédition : la destruction de Tyr, le grand port phénicien, rival des grandes cités commerçantes de Grèce, et la construction, aux bouches du Nil, sur la Méditerranée, du grand port d’Alexandrie, destiné à ouvrir le marché égyptien aux marchands hellènes.

Comme on le voit, la race des profiteurs de guerre date de loin !

Les consuls romains eurent aussi l’ambition de faire de Rome un vaste empire. Durant trois siècles (350–50 avant J.-C.) les armées romaines conquirent successivement l’Italie, la Grèce, le monde gréco-oriental. En 146, Carthage fut détruite. Enfin tout le bassin occidental de la Méditerranée : l’Afrique du Nord, l’Espagne, la Gaule, fut soumis à l’impérialisme romain. Dès le milieu du premier siècle avant l’ère chrétienne, le monde romain s’étendait autour de la Méditerranée entre l’Atlantique et le Tigre, entre la Germanie et le Sahara

Après chaque victoire, au moment du partage du butin, les généraux se taillaient la part du lion ; sortis de charge, ils recevaient des provinces à gouverner, et quand un peuple était vaincu, on lui enlevait celles de ses terres qui avaient appartenu à ses rois ou à l’Etat et elles devenaient les terres du domaine public romain.

Ces terres étaient affermées. Les riches, ayant seuls de l’argent, étaient seuls en état de les prendre à bail. Ils finissaient par ne plus payer le loyer et s’appropriaient alors les domaines. La classe pauvre du pays vaincu était réduite à l’esclavage.

L’impérialisme romain fut à son tour maîtrisé, réduit.

Ce sont surtout les peuplades germaines qui donnèrent le coup de grâce à l’Empire tombé en décadence et, vers 476, il ne restait plus de toutes ces conquêtes qu’un vague empire byzantin, qui se réduisait à Constantinople (anciennement Byzance) et sa banlieue européenne et asiatique.

A la fin du VIIIème siècle un roi franc, Charlemagne, eut l’ambition de reconstituer l’ancien empire romain d’Occident. Il conquit le nord de l’Italie sur les Lombards, le nord de l’Espagne sur les Arabes, et la Germanie entre le Rhin et l’Elbe sur les tribus germaniques. En 800, il se fit couronner empereur romain par l’évêque de Rome. Il eut des ducs, des comtes pris parmi ses compagnons d’armes, il créa des inspecteurs ambulants pour faire exécuter les lois. Mais à sa mort (814) son empire s’écroula.

Plus tard, sous Charles VII, furent inaugurées en France les armées permanentes avec, comme but, l’agrandissement du royaume. Sous Louis XI, l’impérialisme militaire fut un impérialisme nationaliste, mais sous Charles VIII, puis sous Louis XII et François 1er l’impérialisme s’orienta dans le sens des conquêtes, et ce furent les guerres folles et ruineuses qui durèrent soixante ans, et que l’on connût sous e nom de guerres d’Italie.

Sous François 1er, l’impérialisme français s’affronta violemment avec l’impérialisme autrichien, personnifié par Charles-Quint. Plusieurs contrées furent ravagées par la guerre pour la seule ambition de deux princes qui rêvaient le sceptre de Charlemagne !

Sous Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, l’impérialisme des monarques, principalement des deux derniers, mirent la France dans un état de misère et de famine épouvantables.

Napoléon 1er fut vraiment le dernier représentant de l’impérialisme militaire. L’histoire n’est pas si reculée du règne de l’Ogre de Corse pour qu’il soit besoin, dans ce court raccourci historique, de rappeler les quinze ans de guerres ruineuses, et en argent et en hommes, qu’amena la folle ambition de cet homme néfaste qui rêvait d’être le maître de l’Europe.

L’IMPÉRIALISME COLONIAL se manifesta pour la première fois chez les romains. Ce fut bien, en effet, une transformation de l’impérialisme militaire en impérialisme colonial que cette habitude prise par les vainqueurs de répartir le butin et les territoires entre les chefs militaires.

Comme on l’a vu plus haut, Rome donnait à ses généraux des provinces à gouverner. Comme pendant longtemps ils n’eurent d’autre contrôle à subir que celui d’hommes de leur classe, ils ne se gênèrent pas pour rançonner leurs administrés. C’était une grande somme de profit et l’occasion de se tailler une fortune que de conquérir une contrée. D’autre part, les riches s’appropriaient de beaux domaines et les commerçants romains établissaient de fructueux comptoirs dans les pays conquis.

Le Portugal, du XIVème au XVIème siècle, se crée un véritable empire colonial, l’Espagne, durant la même période l’imite en Amérique, l’Angleterre suit la marche. Au XVIIème siècle, les Pays-Bas s’emparèrent d’une grande partie des colonies portugaises pour y établir des comptoirs commerciaux.

En France, sous Henri IV, Champlain prit possession de Terre-Neuve et du Canada (qui devaient être repris par l’Angleterre). Sous Louis XIV, un ministre, Colbert, perfectionna l’organisation de la marine, et Cavelier de La Salle occupa le bassin du Mississipi (Louisiane), vendue plus tard aux Etats-Unis ; l’Inde fut déclarée terre française, une compagnie de commerce fut autorisée à avoir une armée et des fonctionnaires. Mais à côté de la compagnie française des Indes, il y avait une compagnie anglaise qui, au bout de cent ans, arriva à obtenir la possession britannique de l’Inde.

Mais, là encore, l’occupation des terres coloniales n’atteignit pas le degré de sauvagerie et d’arbitraire qu’elle devait atteindre au XIXème siècle. Jusque-là, il s’agissait simplement d’établir des comptoirs, de vendre ou donner les terres à des colons volontaires. Au commencement du XIXème siècle le commerce se développant prodigieusement, l’industrie naissant, l’impérialisme colonial devait avoir une vogue prodigieusement accrue parmi toutes les grandes puissances. Il fallait à tout prix arriver à s’assurer des comptoirs dans le plus grand nombre de contrées possible pour écouler la marchandise, il fallait aussi, au fur et à mesure que l’industrie se développait, aller chercher des territoires riches en matières premières et en main-d’œuvre presque gratuite.

C’est ainsi qu’en 1830, sous un prétexte puéril, les gouvernements de Charles X, puis de Louis-Philippe, se lancèrent à la conquête de l’Algérie. C’était un pays fertile, plus grand que la France, où des richesses sans nombre étaient à accumuler pour le commerce. Durant dix-sept ans, une guerre impitoyable et sauvage fut livrée aux Algériens, au cours de laquelle des scènes odieuses furent provoquées pal’ les colonisateurs. Citons le colonel Pélissier qui enfuma 800 Arabes, hommes, femmes et enfants, qui s’étaient réfugiés dans les grottes du Dahra.

Vers la même époque, l’impérialisme espagnol subit un coup mortel. Ses colonies se soulèvent et réussissent à s’affranchir du joug odieux.

Puis, vers 1860, l’Angleterre se lance dans toute une série de guerres coloniales qui s’étend jusqu’à nos jours. La révolution accomplie vers cette époque dans l’industrie par l’introduction du machinisme, fait que les capitalistes ont besoin de colonies nouvelles pour faire monter les actions des usines, des mines, des compagnies de navigation, pour accaparer les mines d’or du Transvaal, un autre jour le marché chinois, etc., etc., — ce qui donna lieu à l’appellation d’impérialisme anglais qui était monnaie courante avant 1914.

La France, avec Jules Ferry, encouragé par les généraux, les amiraux et les officiers épris d’avancement, par les grosses maisons de commerce avides de se créer des débouchés pour leurs produits, d’écouler du matériel de guerre ou de transporter des troupes et des munitions dans des conditions lucratives, favorisé par l’enseignement trompeur donné à l’école qui éveillait les passions belliqueuses qu’entretenaient les journaux, la France se lance dans le colonialisme à outrance. Que de sang versé, que de tortures infligées, que de pays ravagés, que d’argent dépensé dans ces expéditions lointaines où la troupe se conduisait ignoblement, encouragée dans la bestialité et dans la cruauté par les chefs.

Seulement, en France, on n’avouait pas directement le but comme en Angleterre. Ici, on disait que c’était pour civiliser des peuplades barbares, pour leur apporter les bienfaits de notre civilisation, que nous entreprenions ces aventures. Il faut lire tous les livres, tous les rapports publiés par différents auteurs sur ces expéditions, pour se rendre compte de la monstrueuse hypocrisie des gouvernants prétendus démocratiques.

Il faut voir aux budgets des années d’expédition combien de millions furent dépensés pour permettre à une catégorie de requins de s’enrichir.

L’IMPÉRIALISME FINANCIER était né sous couleur de civilisation et presque de croisade, au déclin du XIXème siècle. L’Eldorado africain et asiatique fit fureur, comme jadis celui d’Amérique enthousiasma l’Espagne.

« Au lieu de s’entre-détruire pour des jalousies mesquines ou des annexions payées trop cher, le partage grandiose de la planète. »

Sur les routes de la haute mer où siègent les orages, dans les profondeurs du Globe assimilé par des équipes d’avant-garde, de promptes enquêtes permettent d’estimer les meilleurs lots. Ceux-là, les lions et les aigles de la famille des nations se les adjugent, suivant le code souverain de la jungle : ego nominor leo.

Sous les yeux avides des gouvernements, s’entassent tous les trésors convoités, exposés avec le prix courant et le tarif d’achat au tableau de la curée : l’or, le blé, le riz, la houille, le fer, le caoutchouc et le pétrole, le coton, les diamants et les pêcheries, sans parler des métaux, des marchandises de luxe qui se rangeaient autrefois dans le compartiment des épices. On devine pourquoi le capitalisme industriel et commercial des grands syndicats est prêt à jouer le tout pour le tout. S’ils ne sont pas arrivés bons premiers, ils ne songent qu’à enlever leur place aux voisins. Par cette voie sanglante se sont enflammés, tour à tour, les cinq parties des deux hémisphères. A côté d’une foule de petites campagnes locales contre les tribus indigènes, émergent des guerres assez importantes pour retentir sur le destin des groupes européens et réagir sur leurs rapports. De ce nombre furent les expéditions anglaises, au sud et au nord de l’Afrique, pour anéantir le Transvaal, pour supprimer les Mahdistes. Du même type colonial relève la guerre des Italiens en Abyssinie, la guerre des Etats-Unis pour arracher Porto-Rico et Cuba à l’Espagne, la guerre de la Russie en Mandchourie qui embrasa l’impérialisme japonais, les conquêtes de Madagascar, du Tonkin, du Maroc, etc.

Les grandes associations financières avaient trop de profit dans toutes ces aventures pour que l’Allemagne n’entrât pas en jeu et, au début du XXème siècle, elle voulut, elle aussi, participer au festin. Et c’est du conflit de cet impérialisme naissant avec le tout-puissant impérialisme anglais que sortira la plus effroyable catastrophe : la guerre de 1914–1918. On peut s’ingénier à masquer les origines du conflit mondial, rien ne pourra tenir devant les faits. L’Angleterre était déjà contrebalancée au point de vue commercial et industriel par les produits allemands. Devant la volonté allemande de constituer à son tour un domaine colonial, les financiers anglais, tout-puissants (comme en tous les pays, au reste) mirent tout en œuvre pour parer à ce danger. Il fallait que l’Angleterre restât la maîtresse des mers pour le plus grand bien des financiers britanniques. Le gouvernement anglais, plus que tout autre, peut-être, (à part les Etats-Unis), émanation directe de la finance, s’affola à la pensée que l’Allemagne pourrait un jour contrebalancer son impérialisme. Il fallait, par tous les moyens, empêcher cela.

L’amiral Fisher, qui fut premier lord de l’Amirauté anglaise et le favori d’Edouard VII, a publié, en 1919, des Mémoires dans lesquels on peut se faire une idée de la véracité de ce que j’avance.

Voici, sous le titre Pour Copenhaguer à la façon de Nelson, un monument de franchise qui en dit long :

« En mai 1907, l’Angleterre possédait sept dreadnoughts, prêts pour la bataille, l’Allemagne pas un, et l’Angleterre entretenait des flottilles de sous-marins spécialement adaptées aux mers germaniques, peu profondes. L’Allemagne n’en avait pas.

En 1908, presque en même temps que j’écrivais au roi Edouard, je vis Sa Majesté et lui citai quelques aphorismes appropriés de M. Pitt sur la destruction d’un ennemi probable, avant qu’il ne devienne trop fort. Il fut admis que l’acte de Nelson d’attaquer et de détruire la flotte danoise à Copenhague sans avertissement préalable, n’avait rien de très chevaleresque ; mais « la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

Donc, en face du dessein bien connu de l’Allemagne de faire hésiter sur mer, même la puissante flotte anglaise, il me semblait que pour l’Angleterre, c’était tout simplement une opération prévoyante de supprimer la flotte allemande, surtout quand l’accomplissement de l’opération — telle que je l’ai tracée pour Sa Majesté — était facile et probablement sans effusion de sang.

Mais, hélas, le plus petit chuchotement autour de cet acte souleva contre le Premier Lord Marin, supposé belliqueux, quand il était réellement pacifique, une telle fureur que le projet fut abandonné. Et pourtant le moment favorable était bien celui où la non-préparation de l’Allemagne rendait opportune la répétition du coup de Nelson à Copenhague.

Hélas ! Nous n’eûmes ni un Pitt, ni un Bismarck, ni un Gambetta pour donner l’ordre. »

Devant l’impossibilité de détruire la flotte allemande, l’impérialisme anglais fit alliance avec l’impérialisme français et l’impérialisme russe.

La guerre, devenue inévitable, éclata en 1914. On sait que les puissances « alliées », par des traités secrets, s’étaient assurées le partage des dépouilles du vaincu. La révolution russe vint déranger tous ces plans.

Depuis 1910, un autre impérialisme s’est déclaré qui, depuis 1917 surtout, a pris une grande place dans la compétition : l’impérialisme yankee. Aussi rapace, aussi implacable, aussi cruel que tous les autres impérialismes, il tente de profiter des suites de la guerre pour dominer le marché mondial.

Et c’est maintenant, entre l’Angleterre et les Etats-Unis, une course folle aux armements maritimes. Ces impérialismes financiers, ces impérialismes capitalistes sont des dangers de guerre permanents.

Il suffit d’une étincelle pour rallumer un feu mal éteint. Il suffirait d’un heurt entre les impérialismes rivaux pour ramener sur le monde une guerre interminée par des traités imbus d’impérialisme.

Cinq puissances sont, actuellement, impulsées par un impérialisme forcené : l’Angleterre, l’Amérique, la France, l’Allemagne et l’Italie. Elles cherchent, chacune de son côté, à dominer les petites nations pour les entraîner dans leur orbe. La Société des Nations n’est actuellement que le champ clos dans lequel se livre sourdement une bataille âpre et impitoyable entre les cinq impérialismes.

D’autre part, le gouvernement de l’U.R.S.S. cherche, lui aussi, à implanter sa domination partout. Le parti communiste mondial cherche et travaille par tous les moyens, à former une immense confédération internationale soumise aux dictateurs du Kremlin. C’est ce que l’on pourrait appeler l’impérialisme bolcheviste, forme nouvelle, mais, à coup sûr imprévue, du marxisme, du socialisme autoritaire.

Tous les impérialismes modernes ont à leur disposition la diplomatie avec laquelle on crée les incidents internationaux, et la presse, qui trompe le peuple et l’endort avec des phrases à la Briand, et distille, en des articles largement rétribués, toute la littérature patriotique. Civilisation, droit des peuples, honneur national, prestige national — et toutes autres calembredaines — sont les motifs sur lesquels les virtuoses de la plume et du verbe se livrent à d’innombrables variations et qui cachent les appétits insatiables des impérialismes insatisfaits de la dernière tuerie et prêts à déclencher de nouveau le cataclysme effroyable pour l’assouvissement de leurs désirs.

Les impérialismes anglais et français qui ont remanié la carte de l’Europe pour le mieux de leurs intérêts, ont créé une catégorie de petites nations dont les frontières ne les satisfont pas. Aussi l’Europe actuellement est-elle un véritable volcan prêt à l’éruption. Chaque nation renforce ouvertement ou clandestinement ses armements ; une odeur de bataille plane dans l’atmosphère, et divers incidents qui se produisirent depuis 1920 et qui mirent en vedette des problèmes non encore solutionnés ou bien solutionnés de manière insatisfaisante, ont montré que le danger de guerre subsiste plus intense que jamais.

Il faut à tout prix entreprendre une vaste propagande au cours de laquelle tous les impérialismes seront démasqués. Il faut montrer au peuple que tant que le capitalisme existera, tant qu’un gouvernement subsistera, l’impérialisme pourra créer les mêmes méfaits que ceux qu’il créa depuis vingt-cinq siècles. Il faut bien pénétrer les gens de cette idée que la révolution, que tant d’esprits timorés redoutent, ne sera qu’une escarmouche (si terrible qu’elle puisse être) à côté des guerres impérialistes, et que seule elle pourra nous délivrer à jamais des guerres, en abolissant l’Autorité, la Propriété, la Finance, sources de tous les impérialismes.

— Louis LORÉAL.

IMPIETE

(préfixe im, et du latin pietas ; de pius, pieux)

Mépris pour les choses de la religion. Action, discours impie. Mépris pour ce que les erreurs traditionnelles, les préjugés et les êtres « bien pensants » disent devoir être respecté.

En tout temps ceux qui par leurs découvertes ou par leurs spéculations métaphysiques détruisaient un préjugé, démontraient l’inanité et la nocivité de certains concepts surannés se sont vus taxés d’impiété. Ne pas saluer un drapeau, un corbillard ; ne pas admettre le patriotisme et combattre le militarisme ; contester le droit à certains hommes de juger leurs semblables et montrer le ridicule et la malfaisance de toute espèce de tribunal ; nier l’autorité et combattre tous les gouvernants ou aspirants gouvernants ; douter de l’existence de Dieu et flétrir les églises et leurs actes criminels ; se rebeller devant l’autorité familiale ; haïr les fourbes ; dénoncer la propriété, le commerce et la finance comme des institutions malfaisantes et scandaleuses ; adopter les idées darwiniennes et celles qui en découlent sur l’origine des espèces ; en un mot se rebeller contre tous les mensonges, toutes les hypocrisies, tous les préjugés, toutes les conventions établies à la faveur de l’ignorance, c’est commettre une impiété.

L’impiété fut toujours sévèrement réprimée. La mort, les galères, la prison, le supplice furent appliqués aux auteurs d’impiété. Une loi dite du sacrilège (voir ce mot) fut même édictée, sous Louis XVIII, qui établissait des pénalités très fortes pour les irrespectueux de l’Eglise.

Toutes les lois sur la presse, la censure, la répression de la propagande anarchiste, révolutionnaire et antimilitariste n’ont pour but que de combattre les impiétés que nous lançons en circulation.

L’impiété signifie toujours idée de progrès. Les fourbes, les hypocrites et les réacteurs auront beau faire ; ils pourront déchainer la répression la plus féroce ; ils n’empêcheront pas que dans les cerveaux, enfin éclairés des hommes, ne pénètre l’impiété libératrice qui amènera la Révolution sociale.

IMPONDERABLE

adj. et n.

Se dit de toute substance qu’on ne peut peser, qui ne produit aucun effet sensible sur la balance la plus délicate, comme le calorique, la lumière, le fluide électrique et le fluide magnétique. Ces substances ne se présentent donc pas, comme les corps, sous les trois dimensions : ce sont les forces (voir force). Au figuré : les impondérables de la politique, etc. On commence à rechercher, par delà les événements de l’histoire, la poussée souvent décisive, la coalition obscure et maintes fois déterminante, des « impondérables ». De ces inconnus puissants les actions humaines subissent fréquemment la pression encore impénétrée…

IMPOPULARITE

n. f.

Etat de ce qui n’est pas conforme aux désirs du peuple ; qui déplaît au peuple.

Les actes d’arbitraire, de despotisme amènent, en général, l’impopularité pour leurs auteurs. Quels que soient les moyens employés, si zélés soient les laudateurs stipendiés et suborneurs, pour essayer de légitimer ces actes, il arrive toujours un moment où, malgré les mensonges et les plaidoyers hypocrites, les hommes qui emploient la répression pour se maintenir au Pouvoir deviennent impopulaires.

Certains, tels Néron, Charles IX, Catherine de Médicis, Louis XIV, Louis XV, Napoléon III, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, Thiers, Gallifet, Mac Mahon, Clemenceau, Mussolini, Rivera, Alphonse XIII, Millerand, les gouvernants bolchevicks et même dans une certaine mesure Poincaré, n’ont pas attendu le verdict de l’Histoire pour être entourés d’une impopularité chaque jour grandissante. Le peuple subit la contrainte du pouvoir, supporte la dictature grâce à la terreur employée par les gouvernants, mais en maugréant, en maudissant tout bas les dictateurs.

Le parlementarisme, de par son impuissance et la vénalité dont il fait preuve, s’attire peu à peu une impopularité qui amènera fatalement un soulèvement du peuple contre les fourbes et les corrompus qui le gouvernent encore aujourd’hui. Le gendarme est un type foncièrement impopulaire ; certains en firent cruellement l’épreuve à Verdun durant la dernière boucherie. Le mouchard, les flics ont acquis une somme d’impopularité qui s’exprime par des qualificatifs très énergiques.

Le méchant, l’envieux, le fourbe sont impopulaires, témoin l’impopularité qui s’attache à ces maîtres de la dissimulation que sont les Jésuites.

L’impopularité de certains gouvernants amena souventes fois des révoltes. On peut dire que ce fut l’impopularité de Guizot qui coûta le trône à Louis-Philippe. Les thuriféraires, du Pouvoir auront beau faire, l’instinct de liberté qui est inné chez les individus fera s’amplifier chaque jour davantage l’impopularité des lois, des gouvernements et de tous les moyens de contrainte avec lesquels on maintient encore aujourd’hui la classe ouvrière dans le servage.

Sitôt après la prise de la Bastille, le marquis de Launay, gouverneur de la forteresse, et le prévôt des marchands Flesselle virent leur impopularité poussée à l’extrême et leurs têtes furent promenées au bout des piques dans les rues de Paris par le peuple en révolte. Si une révolte avait lieu demain, bien des personnages qui se font encenser aujourd’hui par la presse à leurs gages, pourraient bien payer aussi cher leur impopularité.

IMPORTATION

n. f.

Action d’introduire dans un pays des choses provenant de pays étrangers.

Aux mots douane, exportation, nous avons exposé comment tous les pays vivent, au point de vue économique, dans une situation d’interdépendance étroite et la nécessité dans laquelle ils se trouvent d’échanger des produits. On lira aussi, aux mots : commerce, concurrence, échange (libre), protectionnisme, des études documentées sur les matières qui se rattachent à l’importation et à l’exportation.

D’innombrables entraves sont mises par les gouvernements à l’importation des produits qui, quelquefois, sont de première nécessité. Les tarifs douaniers et le protectionnisme qui tend de plus en plus à s’acclimater dans tous les pays font que, pour permettre aux commerçants d’une nation de s’enrichir, on impose abusivement une marchandise de façon à ce que, son prix de vente devienne plus fort que celui de la même denrée produite par la nation importatrice.

C’est ainsi que pendant la guerre, alors que la France manquait de blé, le froment argentin se vit taxer, à la demande des cultivateurs français, de droits d’entrée quasi prohibitifs. C’est encore ainsi que, pour permettre aux vignerons de France de maintenir haut et ferme les cours du vin, on contingenta les vins algériens et tunisiens en ne permettant l’importation que d’une quantité déterminée. Comme l’exportation, l’importation n’est pas réglementée suivant les besoins de la population, mais uniquement par les exigences des producteurs et des commerçants nationaux qui, étant des électeurs influents, font voter par les parlementaires ou décréter par les ministres toutes les lois nécessaires pour leur monopole de fait.

Seul le communisme libertaire, en supprimant le commerce et l’Etat, permettra à l’importation de jouer son véritable rôle de coopération internationale.

IMPOT

n. m. (du latin impositum)

Contribution exigée des citoyens pour assurer le service des charges publiques. Charge quelconque incombant à un citoyen pour le service de l’Etat.

Dans son Système des Contradictions Economiques, PROUDHON a magistralement décrit le caractère de l’impôt. Donnons-lui la parole :

« L’impôt, dans son essence et sa destination positive, est la forme de répartition de cette espèce de fonctionnaires qu’Adam Smith a désignés sous le nom d’improductifs. Par cette qualification d’improductifs, Adam Smith entendait que le produit de ces travailleurs est négatif et qu’en conséquence la répartition suit à leur égard un autre mode que l’échange.

Considérons, en effet, ce qui se pose, au point de vue de la répartition dans les quatre grandes divisions du travail collectif : extraction, industrie, commerce, agriculture. Chaque producteur apporte sur le marché un produit réel dont la qualité peut s’apprécier, la quantité se mesurer, le prix se débattre et, finalement, la valeur s’escompter soit contre d’autres services ou marchandises, soit en numéraire. Pour toutes ces industries, la répartition n’est donc pas autre chose que l’échange mutuel des produits, selon la loi de proportionnalité des valeurs.

Rien de semblable n’a lieu avec les fonctionnaires dits publics. Ceux-ci obtiennent leur droit à la subsistance, non par la production d’utilités réelles, mais par l’improductivité même ou ils sont retenus. Pour eux, la loi de proportionnalité est inverse : tandis que la richesse sociale se forme et s’accroît en raison directe de la quantité, de la variété et de la proportion des produits effectifs fournis, le développement de cette même richesse, le perfectionnement de l’ordre social, supposent au contraire, en ce qui regarde le personnel d’Etat, une réduction progressive et indéfinie. En un mot, le salaire des employés du gouvernement constitue pour la société un déficit ; il doit être porté au compte des pertes que le but de l’organisation industrielle doit être d’atténuer sans cesse.

La théorie synthétique de l’impôt c’est de faire vivre cette cinquième roue du char de l’Humanité qui fait tant de bruit et qu’on appelle, en style gouvernemental, l’Etat. — L’Etat, la police, ou leur moyen d’existence l’impôt, c’est, je le répète, le nom officiel de la chose qu’on désigne, en économie politique, sous le nom d’improductifs, en un mot de la domesticité sociale.

L’idée originaire de l’impôt est celle d’un Rachat. Comme, par la loi de Moïse, chaque premier-né était censé appartenir à Jéhovah et devait être racheté par une offrande, ainsi l’impôt se présente partout sous la forme d’une dîme ou d’un droit régalien par lequel le propriétaire rachète chaque année de l’Etat le bénéfice d’exploitation qu’il ne tient que de lui.

Tous les impôts se divisent en deux catégories :

  1. l’impôt de répartition, ou le privilège : ce sont les plus anciennement établis ;

  2. impôts de consommation ou de quotité, dont la tendance, en assimilant les premiers, est d’égaliser entre tous les charges publiques.

La première espèce d’impôts qui comprend chez nous l’impôt foncier, — celui des portes et fenêtres, les patentes et les licences, les droits de mutation, centièmes deniers, prestations en nature et brevets — est la redevance que l’Etat se réserve sur tous les monopoles qu’il concède ou tolère. Sous ce régime, l’impôt n’est qu’un tribut payé par le détenteur au propriétaire ou commanditaire universel : l’Etat.

La deuxième sorte d’impôts comprend en général tous ceux que l’on désigne, par une espèce d’antiphrase, sous le nom de contributions indirectes, boissons, sels, tabacs, douane, en un mot toutes les taxes qui affectent directement le produit. Quoi qu’il en soit de la signification de l’impôt de répartition ou de l’impôt de quotité, une chose demeure positive et qu’il nous importe de savoir : c’est que pour la proportionnalité de l’impôt, l’intention du Souverain a été de faire contribuer les citoyens aux charges publiques au marc le franc des capitaux.

En deux mots, le but pratique et avoué de l’impôt est d’exercer sur les riches, au profit du peuple, une reprise proportionnelle au capital.

Or, l’analyse des faits démontre : que l’impôt de répartition, l’impôt du monopole, au lieu d’être payé par ceux qui possèdent, l’est presque tout entier par ceux qui ne possèdent pas ; que l’impôt de quotité, séparant le producteur du consommateur, frappe uniquement sur ce dernier, ce qui ne laisse au capitaliste que la part qu’il aurait à payer si les fortunes étaient absolument égales ; enfin que l’armée, les tribunaux, la police, les écoles, les hôpitaux, hospices, maisons de refuge, les emplois publics, payés d’abord et entretenus par le prolétaire, sont dirigés ensuite contre le prolétaire ou perdus pour lui ; en sorte que le prolétariat qui, d’abord, ne travaillait que pour la classe qui le dévore, celle des capitalistes, doit travailler encore pour la caste qui le flagelle, celle des improductifs.

Ces faits sont désormais si connus, et les économistes les ont exposés avec une telle évidence, que je m’abstiendrai de reprendre en sous-œuvre leurs démonstrations. Ce que je veux mettre en lumière, et que les économistes ne me semblent pas avoir suffisamment compris, c’est que cette condition faite au travailleur par cette nouvelle phase de l’économie sociale n’est susceptible d’aucune amélioration tant que l’Etat existera, quelque forme qu’il affecte, aristocratique ou théocratique, monarchique ou républicaine.

D’après la théorie que nous venons de voir, l’impôt est la réaction de la société contre le monopole. Peuple et législateur, économistes, journalistes et vaudevillistes, traduisant chacun dans sa langue la pensée sociale, publient à l’envi que l’impôt doit tomber sur les riches, frapper le superflu et les objets de luxe, et laisser francs ceux de première nécessité. Bref, on a fait de l’impôt une sorte de privilège pour les privilégiés. Pensée mauvaise, puisque c’était par le fait reconnaître la légitimité du privilège qui, dans aucun cas et sous quelque forme qu’il se montre, ne vaut rien.

D’après l’opinion générale et d’après le témoignage des économistes, deux choses sont avérées : l’une que, dans son principe, l’impôt est réactionnaire au monopole ; l’autre que, dans la pratique, ce même impôt est infidèle à son but, qu’en frappant le pauvre de préférence, il commet une injustice. »

Mais laissons-là Proudhon disserter sur la manière la plus logique de prélever l’impôt. Pour nous autres, anarchistes, cela n’a qu’une importance secondaire. Que ce soit un impôt de capitation ou un impôt progressif ; qu’on le nomme impôt sur le revenu ou impôt sur le capital, l’impôt est une chose inique et insoutenable aux yeux de tout être sincère et loyal.

L’impôt qui pèse lourdement sur le peuple — et qui, de quelque façon qu’il soit prélevé, retombera toujours sur les épaules du peuple — l’impôt n’a de raison d’exister que dans les sociétés policées, étatisées. L’impôt n’existe que parce que la propriété, le salariat, le commerce, l’autorité, — en un mot l’exploitation matérielle ou morale de l’homme par l’homme — existent.

Contribution des citoyens aux charges publiques ? Non pas ! Contribution du prolétariat aux charges des institutions qui sont uniquement dirigées contre lui.

L’impôt sert à payer toute cette armée de gouvernants : députés, sénateurs, ministres et chefs d’Etat — ainsi que leur cohorte de fonctionnaires, employés d’administration, flics, mouchards, soldats, qui vivent de leur nocivité. L’impôt sert non seulement à payer les improductifs, il sert encore à faire vivre les destructeurs. L’impôt fait vivre l’armée, les fabriques de munitions ; l’impôt rend seul possible les guerres ruineuses et dévastatrices. L’impôt, c’est ce dont l’Etat frustre le consommateur au profit de la mort, de la répression et de cet abus de confiance qu’est la politique.

Dans tous les pays, même en Russie où règne un gouvernement prétendu prolétarien — l’impôt, c’est cette « princesse » qui paie tous les achats de conscience, toutes les sportules, toutes les munificences avec lesquelles les politiciens se congratulent, toutes les dépenses somptuaires, toutes les réceptions spectaculaires de souverains ou visiteurs étrangers. L’impôt, c’est ce que le peuple paie pour entretenir une police, une gendarmerie, une magistrature ; un système pénitentiaire, l’armée ; toutes institutions renforcées pour réprimer impitoyablement et même exterminer le peuple en cas de révolte.

Aux mots budget, dette publique, grand-livre (voir ces mots), il est démontré que la plus grande partie des impôts vont aux œuvres de guerre, de police et de fonds secrets. Les impôts qui devraient servir à l’entretien des hôpitaux, des travaux publics, à toutes les œuvres d’amélioration sociale, les impôts sont accordés avec ladrerie, on marchande, on lésine pour donner des crédits à l’Assistance publique, aux laboratoires, à l’instruction. Tout est destiné à l’armée et à la répression en général. L’impôt ne sert qu’à forger des chaînes avec lesquelles on maintient le prolétariat dans son sort misérable. Tout par le peuple et contre le peuple ; voilà la vérité. L’impôt disparaitra, au lendemain de la révolution, avec l’argent, la propriété, le patronat et l’autorité. Dans une société libertaire, l’impôt sera remplacé par la coopération volontaire de tous les individus aux œuvres d’intérêt public.

Il y aussi l’impôt du sang. Mot pompeux inventé par les hystériques de la patrie pour désigner l’obligation du service militaire. Comme les autres impôts, c’est encore le peuple qui en fait tous les frais, contre lui-même. Des êtres courageux et clairvoyants opposent à cet impôt du sang l’objection de conscience (voir conscience et objection). Ce serait, en effet, un pas en avant de fait que l’obtention du droit de ne pas être soldat pour qui professe des idées anti guerrières. Mais nous n’attendons pas grand-chose du législateur. L’impôt du sang cessera d’exister le jour où les frontières et l’autorité auront disparu.

— Louis LORÉAL.

IMPRECATION

(du latin imprecatio ; de in, contre, et precari, prier)

Malédiction ; reproches véhéments.

Nous ne devons pas manquer d’imprécations contre les fauteurs de guerre et les auteurs de répression.

En rhétorique, le mot imprécation a un sens plus absolu. Il veut dire : souhaiter des malheurs à celui à qui ou de qui l’on parle.

IMPREGNER

verbe (du latin imprœgnare, féconder)

Faire pénétrer dans un corps les molécules d’un autre corps.

Au sens figuré, le mot imprégner veut dire : impressionner vivement, pénétrer.

S’IMPREGNER

Se pénétrer d’une pensée, se mettre intimement en accord avec une doctrine. Nous devons nous imprégner de la doctrine anarchiste si nous voulons abolir toute autorité.

IMPRESSION

n. f. (du latin impressio ; de imprimere, empreindre)

Action d’imprimer. Marque ; empreinte.

Au sens figuré : effet produit sur l’esprit, le cœur, les sens. Des choses et des gens produisent sur nous, à première vue, une impression agréable ou désagréable.

La vue du malheur d’autrui, d’un accident, du sang versé produit sur nos sens et sur notre esprit une impression de sollicitude et de pitié ; un acte d’arbitraire, une injustice quelconque commis devant nos yeux nous impressionne dans un sens de révolte. On peut juger de la qualité d’esprit et de cœur de quelqu’un à la faveur d’un fait, suivant les impressions manifestées par cet homme. Il faut bien se garder de se fier à la première impression que laisse en nous l’apparition d’un être. Ce n’est que par les actes que l’on peut apprécier exactement quelqu’un, et encore faut-il n’agir qu’avec circonspection. Certains journalistes nous ont laissé des impressions d’audiences qui méritent d’être lues : telles celles de Varenne lors du procès des anarchistes au moment de la période dite : héroïque. Elles ridiculisent à jamais la magistrature et flagellent un public venu là uniquement pour jouir d’un spectacle inédit.

On emploie souvent, dans le langage populaire, le mot impression pour pressentiment, prescience. Ainsi on dira : « j’ai l’impression que telle chose va arriver ». Il faut bien se garder de prendre cette impression pour la réalité.

IMPRIMERIE

n. f. (de imprimer, lat. imprimere ; de in, sur, et premere, presser)

Art de multiplier l’écriture au moyen d’empreintes provenant de caractères mobiles. Lieu où l’on imprime. Commerce, état, connaissances de l’imprimeur.

L’invention de l’imprimerie, le plus beau titre de gloire du XVème siècle, et peut-être de tous les siècles, le fait le plus mémorable du savoir universel, ce merveilleux procédé, vainqueur du temps et de l’espace, qui reproduit à l’infini les travaux de l’esprit et les inspirations du génie, qui doit avoir pour mission de rendre la barbarie impossible et la vérité immortelle devait retenir particulièrement notre attention.

« Trois phases ont marqué les progrès des connaissances humaines :

  1. le langage, qui sert aux hommes à exprimer leurs pensées par l’organe de la voix ;

  2. l’écriture, qui peignit la parole ;

  3. l’imprimerie, appelée à multiplier les signes des pensées et à les rendre impérissables. »

(Paul Dupont)

La découverte de l’imprimerie, pour reprendre le mot d’A. Firmin-Didot, sépara le monde ancien du monde moderne et ouvrit un nouvel horizon au génie de l’homme. L’imprimerie, plus que les autres découvertes dont les répercussions sont du domaine matériel, a élevé d’une façon générale le niveau de l’intelligence humaine. L’instruction, qui était autrefois le privilège de quelques riches, a été mise au service des pauvres grâce à l’imprimerie qui a également permis à toutes les applications de la science de se répandre à travers le monde.

« L’Imprimerie ! Qui dira sa puissance et son influence sur les destinées de l’humanité ? Avant cette découverte, la science était un sanctuaire impénétrable au plus grand nombre. On comptait les adeptes initiés à ses mystères. Sous le nom de sciences occultes, l’erreur et l’imposture avaient aussi les leurs. L’Imprimerie parait et la face du monde intellectuel est changée. Un nouveau flambeau, allumé pour les yeux de l’esprit, court l’épandre le jour chez tous les peuples de la terre. L’Imprimerie, rayonnant en tous sens dans le vaste domaine de l’intelligence, en perce les profondeurs, en dissipe les ténèbres. Dès lors, on n’eut plus à redouter ces retours de la barbarie victorieuse sur la civilisation expirante. Dès lors, les secrets du savoir, étalés sous les yeux de tous, furent en principe accessibles à chacun. Le besoin de s’instruire s’accrût en proportion des moyens de le satisfaire. De leur abondance naquit l’esprit de discussion et d’examen, qui a mis au néant tant de préjugés et remis tant de vérités en honneur. Les livres, aidés de la liberté qui fut en partie leur ouvrage, ont opéré cette heureuse révolution parmi les hommes. » (C. Michaux)

Que dire du rôle social de l’imprimerie ? C’est Philarète Chasles qui semble le définir de la façon la plus concise :

« Quelle volupté délicate s’offrit tout à coup aux intelligences quand elles purent disposer en souveraines de tout ce que le monde a jamais produit d’idées!... Les vrais et grands résultats de l’Imprimerie se trouvent ailleurs. Elle appartient essentiellement au peuple ; elle popularise les connaissances en atomes imperceptibles, elle les répand dans l’atmosphère comme un arôme subtil qui pénètre en dépit d’elles-mêmes les intelligences les plus vulgaires. L’indépendance de l’esprit en est la conséquence nécessaire et la faculté de l’insurrection s’y rattache. Tout comprendre ! Tout savoir ! L’arbre de la science accessible à tous ! Dès le commencement du XVIème siècle, les puissants virent ce que c’était que l’Imprimerie ; ils avaient eu d’abord pour elle une grande admiration, ils en eurent peur… Une fois la lumière faite, comment l’éteindre ? Que tenter contre cette seconde délivrance de l’homme, comme l’appelait Martin Luther ? »

L’admiration des hommes envers l’œuvre de Gutenberg et de ses disciples se perpétue jusqu’à nos jours. Nous ne saurions citer de plus belle page à la gloire de l’Imprimerie que les paroles prononcées par M. Georges Renard, professeur au Collège de France, au cours de sa leçon d’ouverture de l’histoire du Travail :

« On ne saurait trop magnifier l’importance de la l’évolution que l’Imprimerie opéra dans les choses de l’esprit. Les historiens s’accordent à signaler la Typographie comme une découverte d’une portée incalculable, comme un bienfait immense, comme une fontaine de Jouvence renouvelant le mon je de la pensée… Dès son apparition, elle est saluée de cris de colère et de cris d’enthousiasme, Elle est maudite par l’armée des copistes qu’elle ruine et condamne presque à mort. Elle est, par le reste de la population, prônée, vantée, célébrée comme une merveille plus divine qu’humaine… Avant tout, elle est la conservatrice de ce qu’ont fait et pensé les générations disparues. Les hommes, de tout temps, ont essayé d’entrer en rapports avec les maris et ceux de nos jours, encore, n’ont pas renoncé à les évoquer. Eh bien ! L’Imprimerie nous met en communication avec ces êtres invisibles ; elle ressuscite pour nous les esprits ; elle perpétue, en les multipliant, les œuvres qu’ils ont conçues ; elle assure la durée à la connaissance des phases qu’a traversées la civilisation humaine ; elle est l’auxiliaire la plus précieuse de l’histoire ; elle doue d’une vie illimitée les documents à demi-effacés qui nous arrivent du fond des âges…

Grâce à elle, les trésors d’expérience amassés par nos ancêtres ne risquent plus d’être perdus. On l’a parfais appelée l’invention-mère des temps modernes, parce qu’elle fait naître d’autres inventions en répandant celles qui sont déjà connues.

... La grande vulgarisatrice a reproduit par milliers, par millions d’exemplaires les rêves des poètes, les méditations des philosophes, toutes ces productions du génie humain qui font les délices et la consolation des lettrés, qui peuplent la solitude et remplissent de voix le silence du liseur enfermé dans son cabinet de travail, qui charment, exaltent et inspirent les nouveaux venus du monde intellectuel. Elle a mis à la portée de tous, en popularisant les œuvres d’art, des jouissances qui semblaient l’apanage d’une petite aristocratie.

« Sur le présent, l’Imprimerie exerce une influence tout aussi considérable. Elle est la grande informatrice ; elle donne des ailes à la pensée ; elle est, comme disait Sieyès, pour l’immensité de l’espace ce qu’était la voix de l’orateur sur les places publiques d’Athènes et de Rome ; elle porte la parole humaine par-dessus les montagnes et les mers jusqu’aux confins de la planète. Puis elle incite au savoir et elle le facilite ; elle a de toutes parts fait surgir les écoles. Elle transfigure la bête à deux pieds que fut l’homme primitif en un être de plus en plus cérébral ; elle tend à faire prédominer l’intelligence sur la force brutale, le pouvoir de la raison sur celui des épées. Mais surtout elle est créatrice de l’avenir. Elle est une semeuse d’idées et d’aspirations nouvelles. Sans son aide, Luther eût été brûlé comme le fut Jean Hus, la Révolution française n’eût été qu’un feu de paille. N’est-ce pas Rivarol qui, frappé de sa puissance combative, la dénommait : l’artillerie de la pensée ?

« ... Elle est un instrument de progrès indéfini qui peut sans doute être détourné de sa véritable et bienfaisante fonction mais qui, manié comme il faut, a produit et produira encore de quoi réjouir, consoler et guider les hommes, de quoi les rendre plus maîtres de la nature et d’eux-mêmes, plus justes, plus heureux et meilleurs. »

C’est bien là notre désir le plus cher et aussi notre espoir le plus vif. Il ne faut pas que l’Imprimerie demeure ce qu’elle est : 1e meilleur instrument de conservation sociale mis au service des gouvernants. L’Etat qui, en réalité, détient le monopole de l’enseignement, éduque les enfants au moyen de livres appropriés, et le Capital, qui détient le monopole de la presse, inculque à la foule les préceptes propres à la domestiquer. Ainsi que l’a fort bien dit Voltaire :

« C’est un grand inconvénient attaché au bel art de l’imprimerie que cette facilité malheureuse de publier les impostures et les calomnies. »

Quoi qu’il en soit, nous faisons confiance à l’avenir. L’imprimerie est dans une faible mesure au service du peuple ; elle le deviendra tout à fait. Après avoir contribué à obscurcir les cerveaux en répandant les absurdités théologiques, après avoir servi les forces de régression sociale, elle apportera la lumière aux générations futures et, suivant le mot de Sieyès, changera la face du monde.

Historique

L’Imprimerie qui a le plus contribué à fixer les faits de l’Histoire, est restée entourée de mystère, quant à ses origines. Les érudits ne sont d’accord ni sur la date, ni sur le lieu, ni sur l’auteur de cette découverte, et nous en sommes encore à chercher la solution de ce triple problème. Ce qui est certain, c’est que cette invention est intimement liée à la xylographie ou gravure sur bois, en usage chez les Chinois dès le VIème siècle et introduite en France au XIIème siècle. Les cartes à jouer reproduites par ce procédé furent inventées vers l’an 1376 et furent gravées en Allemagne vers l’an 1400. La plus ancienne gravure sur bois, accompagnée de texte, et qui ait une date, est celle d’une image de saint Christophe. Elle est datée de 1423. De la même époque, et gravés par le même procédé, citons les célèbres donats ou livres de grammaire, et la fameuse Bible des pauvres, dont un exemplaire se trouve à la Bibliothèque Nationale.

On fait remonter la naissance de l’imprimerie vers la moitié du XVème siècle. Si nous nous reportons à la majorité des bibliographes qui, jusqu’à ce jour, ont cherché à faire la lumière sur cette énigme, voici quelle est la thèse généralement admise :

Vers l’an 1437, Jean Gensfleich, ou Gutenberg, originaire de Mayence et vivant à Strasbourg, imagina de substituer au travail long, dispendieux et souvent imparfait des scribes et des copistes, un procédé mécanique qui permît de multiplier à l’infini les copies d’un ouvrage. S’inspirant de la xylographie déjà répandue à l’époque, il entreprit de graver sur des planches de bois des lettres en relief qui, enduites d’une encre spéciale et mises en contact avec une feuille de papier, devaient produire une empreinte analogue à celle de l’écriture.

Les premiers essais épuisèrent rapidement ses ressources pécuniaires. Il dut chercher un collaborateur. En 1444, il quitta Strasbourg et se rendit à Mayence. Là il s’associa avec l’orfèvre Jean Fust. Celui-ci, frappé de l’imperfection des planches gravées par Gutenberg, conçut l’idée d’en composer avec des lettres isolées dont la combinaison variable pût assurer une application infinie. Malheureusement, le bois, qui était la substance de ces caractères, n’avait pas la solidité et la régularité nécessaires pour permettre une grande reproduction d’ouvrages. Gutenberg et Fust imaginèrent alors de faire des types métalliques. Pierre Schaeffer, domestique de Fust, fut chargé de graver des poinçons en relief avec lesquels il frappa des matrices. Ces matrices, ajustées dans des moules en fer, servirent à la fonte des caractères, composés d’un alliage à base de plomb. Grâce à ce procédé, Gutenberg et Fust réussirent à faire une Bible latine, dite Bible de 1450, dont la Bibliothèque Nationale possède deux exemplaires.

En résumé, trois périodes marquent les débuts de l’invention :

  1. la gravure des planches fixes, inspirée de la xylographie ;

  2. la gravure des types en bois mobiles pour en généraliser l’emploi ;

  3. la gravure du poinçon et la confection du moule qui multiplient les lettres de métal à l’infini avec une rigoureuse identité. C’est, en réalité, de cette période que date l’imprimerie proprement dite. Il n’y avait eu, jusque-là, que les « informes essais des cartes à jouer, puis des images avec légendes, puis des donats imprimés d’abord sur des tables de bois, puis sur des lettres de bois mobiles, puis en caractères de métal, soit sculptés sur pièce, soit retouchés au burin après avoir été coulés » (A.-F. Didot).

La découverte de Gutenberg, Fust et Schaeffer n’acquit de la publicité que quelques années plus tard. Ils réussirent pendant quelque temps à vendre comme manuscrits ce qui n’était qu’une contrefaçon, mais leur secret fut divulgué par les personnes de leur entourage. L’association ne dura pas longtemps. Fust se rendit en 1462 à Paris pour y vendre sa Bible imprimée avec Schaeffer. Il la vendit d’abord au prix des manuscrits, puis finit par la vendre au vingtième de sa valeur primitive. A la surprise, succéda la fureur dans le camp des copistes et des enlumineurs. L’ignorance de ce temps fit croire à un sortilège. On accusa Fust de magie et il fut conduit en prison, mais Louis XI lui rendit la liberté à condition qu’il fit connaître les moyens employés pour reproduire dans une telle proportion les copies d’un même livre.

Nous avons noté, dans les lignes qui précèdent, les faits les plus vraisemblables quant à l’origine de l’imprimerie, mais d’autres villes et d’autres auteurs revendiquèrent la gloire de cette invention. Les Hollandais prétendent que Laurent-Jean Coster, de Harlem, inventa l’imprimerie vers 1430, qu’il se servit d’abord des planches fixes en bois et qu’il se mit ensuite à tailler des poinçons en acier ; à frapper des matrices et à fondre des lettres en métal. Ils affirment que Gutenberg, son collaborateur, lui déroba ses instruments et s’enfuit à Mayence où il passa pour être l’inventeur de l’art qui nous occupe. Les habitants de Strasbourg, de leur côté, revendiquent la paternité de l’invention pour leur concitoyen Jean Mentelin. Mais tout cela reste à prouver. L’ancienne tradition qui place le berceau de l’imprimerie en Chine, est aussi erronée. Certes, l’imprimerie tabellaire était connue dans cet empire dès le VIème siècle, mais on sait que les types métalliques y furent introduits par les Européens. Par ailleurs, l’usage des planches en bois n’y est pas entièrement abandonné.

Aussitôt que le secret des inventeurs fut divulgué, une foule d’imprimeries se créèrent dans les grandes villes de l’Europe. En 1470, Gering, Crantz et Friburger, qui avaient travaillé chez Fust, commencèrent à imprimer dans le collège de la Sorbonne, à Paris. Il y avait dans cette ville, à la fin du XVème siècle, deux cents établissements dont les produits, qualifiés d’incunables, attestaient le mérite de l’invention. Au début du XVIème siècle, les Estienne, aidés du graveur célèbre Garamond, donnèrent des éditions remarquables. A cette époque, l’imprimerie était encouragée, et les maîtres imprimeurs jouissaient de privilèges, ce qui contribua à l’essor de l’invention. Malheureusement, un peu plus tard, François Ier, poussé par la Sorbonne, défendit, le 13 janvier 1533, d’imprimer sous peine de la hart. Cet édit stupide fut rapporté ensuite et il n’en resta d’autre souvenir que celui de « proscripteur de l’Imprimerie » donné au roi par quelques historiens. Il faut ajouter aux méfaits de ce roi la barbare exécution de l’érudit imprimeur Etienne Dolet, accusé d’athéisme. Sous les régimes qui suivirent, on continua de fouetter, de pendre, de brûler vifs les imprimeurs accusés d’avoir propagé quelque hérésie.

Au XVIIIème siècle, l’art typographique fut illustré en France par les Didot, les Barbou, les Crapelet.

En Italie, Rome, Venise, Milan et d’autres villes s’empressèrent d’accueillir l’art dont 1a naissance venait d’étonner l’Europe et qui devait contribuer à répandre les immortels chefs-d’œuvre de Dante, de Pétrarque et de Boccace. En 1460, Nicolas Jenson, à Venise, grava le caractère dit romain, qui devait remplacer le caractère « gothique », en usage au début de l’imprimerie. Dans la même ville, Alde Manuce grava le caractère aldin, ou italique. Parmi les imprimeurs les plus connus de l’Italie, il faut citer, à la fin du XVIIIème siècle, Bodoni, imprimeur de Parme

Les éditions hollandaises eurent aussi une grande célébrité au cours des XVIème et XVIIème siècles. Citons parmi les typographes les plus réputés : Christophe Plantin, établi à Anvers en 1560, à qui Philippe II d’Espagne décerna le titre d’archi-imprimeur, et, plus tard, les Elzévir.

En Angleterre, l’art typographique est resté longtemps stationnaire. L’imprimeur le plus connu fut Baskerville, au milieu du XVIIIème siècle. L’Espagne reçut la première presse en 1474, mais elle n’a guère produit d’éditions dignes de retenir l’attention, à part celles d’Ibarra au XVIIIème siècle. Ce fut cent ans seulement après son invention que l’imprimerie pénétra en Russie ; la fabrication des livres y rencontra du reste une foule d’obstacles, cette nation étant alors plongée dans l’ignorance et la barbarie.

La machine à papier continu et la stéréotypie, deux inventions des Didot, ont fait de l’imprimerie une puissance sans rivale. Les perfectionnements des presses mécaniques ont permis à cette industrie de diriger absolument la pensée universelle par le livre et par le journal. Il n’existe plus, à l’heure actuelle, que quelques contrées barbares où elle n’a pu pénétrer et porter le germe, de la civilisation.

Technique

Dans son sens général, l’imprimerie comprend la lithographie (ou impression sur pierre) et la typographie, qui est le procédé de reproduction graphique le plus employé et que nous nous bornerons à traiter ici. Elle comprend la composition et l’impression. Le compositeur manie des caractères mobiles qu’il prend dans une casse munie de cassetins correspondant aux lettres et signes. Il assemble ces caractères enlignés dans un outil appelé composteur et réunit ensuite les lignes en paquets. La composition manuelle est de plus en plus remplacée par la composition mécanique, tout au moins en ce qui concerne le journal et le livre. On utilise des machines munies d’un clavier comme la machine à écrire et d’un creuset destiné à fondre le plomb.

Dans la linotype, la plus répandue de ces machines, un seul opérateur suffit pour composer, clicher les lignes et distribuer. Les paquets étant composés, on en fait une première épreuve destinée à la lecture par le correcteur. Après correction, le metteur en pages dispose les paquets sur une longueur déterminée, ce qui forme les pages ; celles-ci sont ensuite mises en châssis, c’est-àdire imposées dans l’ordre convenable pour l’impression.

L’impression a pour objet de transposer l’empreinte des lettres ou des clichés sur le papier. Le tirage est précédé de la mise en train pour régulariser le foulage et l’encrage. Quand on a obtenu une « bonne feuille » on tire le nombre d’exemplaires voulus et, ensuite, on distribue le caractère mobile ou en envoie à la refonte les lignes, s’il s’agit de composition mécanique.

L’impression avait lieu autrefois au moyen de la presse à bras. Celle de Gutenberg et de ses successeurs immédiats était en bois et fonctionnait au-moyen d’une vis verticale comme celle d’un pressoir. Elle a été remplacée par les presses avec marbre et platine en fonte, puis simplifiée par l’Anglais Stanhope vers 1800.

Le rouleau typographique, inventé en 1810, remplaça les balles en usage jusque-là. Il contribua, dans une large mesure, au développement de l’impression mécanique. L’ingénieuse machine de l’Allemand Koenig conçue au début du XIXème siècle, acquérait une vitesse moyenne de 700 feuilles à l’heure, ce qui semblait fantastique à l’époque. Par la suite, les presses se perfectionnèrent. Des machines en blanc et des machines à retiration, on passa aux rotatives qui impriment sur des clichés cylindriques et qui fournissent en quelques heures des centaines de mille de journaux.

Législation

À l’origine de l’imprimerie, l’Université, composée exclusivement d’ecclésiastiques, exerçait un contrôle rigoureux sur l’imprimerie. Suivant un édit de Henri II (1555), aucun ouvrage ne pouvait être imprimé sans l’autorisation de la Sorbonne, et ce, sous peine de mort contre l’imprimeur, le libraire ou le distributeur. La peine de mort fut remplacée en 1728 par le carcan et les galères. Plus tard, l’Assemblée Constituante, par un décret du 17 mars 1791, accorda la liberté à l’imprimerie comme elle l’avait accordée au commerce et à l’industrie. Mais des restrictions furent apportées à nouveau par le décret du 5 février 1810 qui limita le nombre des imprimeurs pour Paris à 60, puis ensuite à 80. Le Ministre de l’Intérieur était libre d’accorder ou de refuser les brevets. Il pratiquait d’une façon abusive le droit de censure. En 1813 et 1814, la surveillance devint encore plus rigoureuse et la loi du 21 octobre 1814 supprima un grand nombre d’imprimeries. La Restauration, à son tour, ne manqua pas de persécuter les imprimeurs et retira les brevets de Paul Dupont et Constant Champie, deux des plus forts imprimeurs de la capitale. Firmin Didot et Benjamin Constant s’élevèrent avec vigueur contre un tel état de choses qui ramenait l’imprimerie aux plus mauvais jours de François Ier.

La législation ne fut guère modifiée par la suite. Le coup d’Etat du 2 Décembre 1851 renforça la répression en matière de délit de presse ; l’imprimeur partageait la responsabilité avec le gérant pour les journaux sortis de ses presses et son brevet lui était retiré par simple mesure administrative. Le décret du 10 décembre 1870 rendit la profession libre en supprimant le brevet pour les imprimeurs et les libraires, mais obligea ceux-ci, toutefois, à une déclaration préalable, avant toute publication, au ministère de l’Intérieur.

La loi du 29 juillet 1881 sur la presse a proclamé la liberté presque complète de l’imprimerie en abrogeant toutes les lois antérieures ; elle exige cependant que tout imprimé, à l’exception des travaux de ville dits « bilboquets », porte le nom et le domicile de l’imprimeur, sous peine d’amende et, en cas de récidive immédiate, de prison. De plus il doit être fait, au moment de la publication de tout imprimé, sauf pour les catégories précitées, un dépôt de deux exemplaires destinés aux collections nationales. Ce dépôt a lieu, pour Paris, au ministère de l’Intérieur et, pour les départements, à la préfecture on à la mairie. La loi du 19 mai 1925 sur le dépôt légal a apporté quelques modifications à cet état de choses. L’imprimeur n’est plus tenu qu’au dépôt — toujours aux mêmes bureaux administratifs – d’un seul exemplaire, mais doit faire accompagner ce dépôt d’une déclaration faite en double. De même, l’éditeur ou le client doit à son tour déposer un exemplaire avec une double déclaration à la Régie du dépôt légal à la Bibliothèque Nationale.

Le dépôt a lieu « dès l’achèvement du tirage ». Toutefois, pour les affiches, il doit être immédiat. Pour les écrits périodiques, il doit être fait, avant publication, une déclaration de gérance sur papier timbré, au procureur de la République du lieu d’impression ; chaque numéro publié devra porter le nom du gérant. Un dépôt de deux exemplaires signés du gérant devra être fait à chaque publication au procureur de la République. Sous peine d’amende pour le gérant pareil dépôt sera fait, pour Paris, au ministère de l’Intérieur, pour les départements à la préfecture, sous-préfecture ou mairie.

IMPROVISER

verbe (préfixe in et du latin provisus, prévu)

Faire quelque chose séance tenante et sans préparation. C’est la marque des esprits faibles, paresseux ou superficiels que d’improviser en toute occasion. C’est aussi, hélas, le signe de notre époque.

Nous avons vu des hommes d’Etat qui, pris de court par une guerre terminée avant leurs calculs, ont improvisé une paix qui demeure, en l’espèce du traité de Versailles, un document monstrueux d’inconséquences et de possibilités de guerres futures. Nous avons assisté, après la débâcle financière française de 1925, au spectacle d’hommes reconnus pour leur compétence obligés d’improviser toutes sortes de systèmes, aussi inopérants les uns que les autres, pour solutionner un problème délicat entre tous.

L’improvisation, en quelque circonstance qu’elle se produise, est toujours quelque chose de bâclé et d’incomplet. Combien de parlementaires réputés bons orateurs, ont improvisé des discours merveilleux à la lecture, dont leurs discours n’auraient donné qu’une piètre opinion de leur talent s’ils n’avaient pas eu la possibilité de les retoucher avant de les donner à imprimer. Il suffit d’assister à tous les essais de chanson improvisée et de voir les affreux résultats obtenus, pour se rendre compte des méfaits de l’improvisation.

C’est surtout auprès des militants révolutionnaires que nous insistons sur le danger d’improviser. Vouloir, dans une conférence, voire même dans une simple causerie, traiter un sujet sans avoir minutieusement préparé ce que l’on va dire, sans avoir prévu et soupesé toutes les objections qui pourraient être présentées, improviser le discours, la conférence ou la causerie, cela donne de pitoyables résultats. Combien de fois des camarades, doués de la parole, auraient pu donner un bon exposé et ne traitèrent la question que d’une façon incompréhensible ou incohérente, parce qu’au lieu d’aborder un sujet étudié en un discours ordonné, préparé, ils avaient improvisé ! N’improvisons jamais. Que nos actes, comme nos paroles, soient le produit de la méditation et de l’expérience.

Lors de la révolution sociale, au moment de la période de reconstruction, nous n’improviserons pas. La réorganisation de la société sera faite d’après les études, les constatations et les prévisions de toute une génération qui se penche sur les problèmes du devenir. Ce sera l’expérience du passé et les matériaux dressés pendant le présent qui serviront au milieu social futur. Travaillons ferme, dès aujourd’hui ; étudions les graves problèmes économiques et sociaux pour que nous ne soyons pas obligés d’improviser. L’imprévu aura, certes, sa part, mais faisons-la lui la moins grande possible.

IMPUDENCE

n. f. (préfixe in, et latin pudere, avoir honte)

Effronterie sans pudeur. Action ou parole impudente. Les personnages qui représentent le mieux le type de l’impudent sont les prêtres et les politiciens. Ces gens-là, en effet, mentent avec un cynisme, une effronterie que rien ne peut égaler. Les prendre en flagrant délit de mensonge ne peut même pas avoir pour effet de faire naître en eux de la confusion. Leur impudence est telle qu’ils nient jusqu’à l’évidence, qu’ils nient jusqu’aux faits archi-prouvés.

L’impudence du « bon patron », du philanthrope qui plaint la pauvre classe ouvrière tout en l’exploitant durement, l’impudence de ces républicains qui emprisonnent les révolutionnaires au nom de la liberté ; l’impudence du Grand Quartier Général et du Gouvernement pendant la dernière guerre quand, par exemple, ils appelaient une défaite un repli stratégique, quand ils niaient le nombre effroyable des morts, quand ils parlaient de la « liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes » alors que, par des traités secrets, ils avaient déjà réglé le sort de ces peuples ; l’impudence des prélats français qui avaient tronqué du catéchisme le commandement : « Tu ne tueras point ! » ; l’impudence des diplomates et des journalistes à leur solde qui trompaient, avec de faux documents, le peuple sur les responsabilités de la guerre ; l’impudence des politiciens qui criaient contre les expéditions d’avions allemands sur Paris alors qu’ils toléraient que les avions français allassent bombarder les villes allemandes ; l’impudence des journaux qui racontaient (sachant qu’ils mentaient) l’histoire des enfants aux mains coupées ; l’impudence des bolchevicks qui niaient l’emprisonnement des révolutionnaires pour faits purement de propagande, alors que l’on publiait des noms et des lieux, tous ces faits sont patents de l’impudence des prêtres et des politiciens de tout acabit.

Leur impudence leur assure encore le pouvoir ou les faveurs populaires. Allons, toutes les fois qu’il nous est loisible de le faire, démasquer ces impudents. Leur effronterie seule leur permet de dominer ; la colère de ceux qu’ils ont trompés et qu’ils trompent encore sera grande le jour où les pauvres dupes s’apercevront de toute l’ignominie des impudents ; la révolution les mettra hors d’état de continuer leurs exploits. Nous ne garantissons pas, par exemple, que certains ne paient très cher leur impudence.

IMPULSIF

adj.

Qui donne ou produit l’impulsion (par exemple : la force impulsive de la poudre). Qui agit sans réflexion, en cédant aux impressions du moment. On appelle, en général, impulsif, celui qui est coléreux, qui s’énerve pour un rien, qui se fâche dès que quelque chose le contrarie, qui, dans la discussion, usera de violence en place d’arguments. Le contraire de l’être impulsif, c’est l’être pondéré ; c’est-à-dire celui qui sait, en toute circonstance, garder son sang-froid.

Dans, le domaine social, les anarchistes sont des impulsifs, en ce sens qu’ils donnent l’impulsion au mouvement révolutionnaire ; dans le domaine moral, ils doivent être des hommes pondérés, car ils doivent toujours garder leur sang-froid à seule fin de n’accomplir, autant que faire se peut, que des actes conscients et raisonnés.

IMPULSION

n. f. (du latin impulsus, poussé)

Mouvement communiqué par le choc d’un corps solide ou la dilatation d’un fluide (la vapeur donne l’impulsion à la locomotive). Force qui pousse à faire un acte. Le plus souvent l’impulsion est une chose irraisonnée, instinctive, qui est loin, de produire de bons résultats. Céder à son impulsion dans une dispute, dans une discussion, dans certains cas déterminés, c’est n’avoir plus conscience de sa personnalité propre et obéir à un instinct querelleur et batailleur qui, hélas, existe encore à l’état latent chez la plupart des hommes. Cependant il est des cas où on doit écouter son impulsion. Les personnes d’un certain âge ou bien que la vie a désabusées, essaient toujours de retenir les jeunes dans ce que la jeunesse a de meilleur : l’opposition spontanée, la révolte. Devant certains actes d’injustice, devant certains faits écœurants, notre impulsion nous incite à manifester hautement notre colère et notre indignation. Cette impulsion, provenant de sentiments nobles et généreux, est une impulsion bonne à suivre.

Au sens figuré, on appelle impulsion la force donnée à des idées par une propagande ou certains hommes. C’est ainsi que l’on dira que Bakounine et la Fédération Jurassienne donnèrent l’impulsion à l’idéal anarchiste par leur propagande antiautoritaire et anticentraliste. Les anarchistes, par leur constante agitation, par leur propagande systématique, par leur révolte permanente contre toute autorité, donneront l’impulsion à la classe ouvrière et l’amèneront à la révolution qui la libèrera de cette sujétion dans laquelle la maintiennent les profiteurs du capitalisme et de la politique.

IMPUNITÉ

n. f.

Absence de punition. Un fait à remarquer dans notre Société codifiée de toutes manières, c’est qu’alors que les révolutionnaires sont impitoyablement traqués par tous les gouvernements, les agioteurs, les tripoteurs, les mercantis, les commerçants falsificateurs, les ministres concussionnaires, les hauts fonctionnaires prévaricateurs jouissent d’une impunité presque totale. Les ministres et les généraux qui envoient journellement des hommes à la mort sont aussi protégés par l’impunité.

On emploie souvent ce mot dans le sens d’immunité. (Voir les mots immunité, punition, répression).

IMPUTATION

n. f. (du latin imputare, porter en compte)

Inculpation, fondée ou non. Attribution d’actes blâmables. Bien souvent l’imputation n’est qu’une calomnie (voir ce mot). Combien de gens, par envie, par rancune, par haine, ont fait envoyer leurs semblables en prison, au bagne même, par des imputations qu’animait uniquement un dessein de vengeance ou de nuisibilité. Que de personnes se livrent encore couramment à des imputations sur ceux qui les entourent, provoquant ainsi des dénouements quelquefois tragiques…

Il faut se garder de faire une imputation à la légère. Il faut tenir en suspicion les imputations qui ne sont pas accompagnées de preuves évidentes, irréfragables, ne s’y livrer soi-même qu’à bon escient et sous la réserve du doute, et en dehors de toute, hostilité préconçue. Le bon sens, l’examen critique sont les premiers obstacles à dresser devant les imputations inconsidérées ou méchantes. Seules la démonstration, la 1umière de la vérité, une volonté arrêtée de défense réduiront à l’impuissance l’arme souvent empoisonnée de l’imputation ignorante, maladive ou malfaisante.

INACTION

n. f.

Absence de toute action, de toute activité. Dans le domaine scientifique, l’inaction n’existe nulle part. Depuis le minéral jusqu’à l’être animal, tout se meut, tout s’agite. L’air, l’eau, le feu, la terre, tout ne donne que spectacle de vitalité et d’activité continuelles. La mort même de l’être ne confère pas au corps une inaction totale. La Nature est dans un perpétuel état de gestation ; la matière engendre la matière, les fluides eux-mêmes ne sont que le champ d’activité extraordinairement dense des molécules qui les composent.

Dans le domaine social, il n’en est malheureusement pas de même. Alors que les politiciens de toutes nuances s’agitent, se démènent, complotent, s’insinuent, pour arriver à leurs fins ; alors que le patronat s’arme, se fortifie et se prépare pour la répression au moindre mouvement de revendication ; alors que tous les privilégiés font peser plus lourdement que jamais leur talon de fer sur la classe ouvrière, il en est qui restent, drapés dans leur splendide isolement, en dehors de la mêlée ; il en est d’autres, timorés, que toute action effraye ; il en est encore, résignés, qui trouvent que « cela pourrait aller plus mal ».

La classe ouvrière doit mener une lutte incessante contre ceux qui l’asservissent ; à chaque minute qui s’écoule doit correspondre un effort de propagande dans le but d’éclairer le prolétariat sur son intérêt, sur sa tâche et sur sa voie. Il faut constamment lui indiquer l’action à mener pour son émancipation et celle de l’humanité.

Les meneurs des partis politiques d’extrême-gauche exhortent véhémentement les ouvriers à l’acte de révolte, mais quand va se déclencher le mouvement, à l’heure de passer aux actes, ils disent : « Soyez calmes!, n’écoutez pas les provocateurs ! », prêchant ainsi une inaction coupable à l’instant décisif.

Par la parole et par l’action les anarchistes font constamment œuvre révolutionnaire. Ils disent aux exploités :

« Défiez-vous des politiciens qui veulent bien accepter tous les profits d’un mouvement de révolte, mais qui font tout pour n’avoir pas à en supporter les inconvénients. Les discours, les protestations écrites ou verbales, les manifestations en vase clos ne peuvent, en aucune manière, amener de changement social. Seule compte l’action — conditionnée par une éducation préalable — , car seule l’action énergique et décidée fait hésiter les capitalistes, comme seule elle peut transformer la société. »

Aussi les anarchistes sont-ils combattus vivement par tous les politiciens qui se contentent de l’agitation verbale et vivent grassement de l’inaction de leurs victimes. L’inaction, c’est l’acceptation du fait accompli. Une action directe, autonome, révolutionnaire, sera seule salvatrice du monde du travail.

INAMICAL

adj.

Contraire à l’amitié. Ne pas avertir quelqu’un d’un danger dont on le sait menacé, ne pas l’informer des bruits malveillants qui circulent sur son compte, ne pas prendre la défense d’un camarade accusé faussement ou ne pas demander de preuves décisives de cette imputation, ne pas lui venir en aide quand il est dans le besoin, tout cela constitue des actes inamicaux. Profiter de l’absence d’un camarade pour se substituer à lui dans une affaire ou une place avantageuses, ne pas dire à un ami franchement ce que l’on pense de lui, ne pas l’avertir de ses travers pour qu’il puisse s’en corriger, ce sont encore des actes inamicaux.

L’acte inamical devient non seulement illogique, mais théoriquement impossible dans un milieu de solidarité et de franchise.

INAMOVIBILITE

n. f.

Qualité de la fonction, du poste dont le titulaire ne peut être relevé. C’est ainsi que la magistrature française est inamovible parce que les juges ne peuvent être relevés de leurs fonctions par voie administrative.

Les petits fonctionnaires des ministères sont inamovibles. Une fois entrés dans cette carrière, ils y restent généralement jusqu’à la fin de leurs jours. C’est cette inamovibilité des fonctionnaires qui fait que n’importe quel changement de ministre n’amène aucun dérangement dans les us et coutumes du lieu et des services. L’incompétence ordinaire d’un homme politique appelé à détenir les portefeuilles les plus disparates rend indispensable l’inamovibilité du personnel préposé aux rouages essentiels des ministères. C’est lui, en réalité, qui, rompu aux besognes de la charge, en assure, contre un perturbateur passager, l’équilibre et l’homogénéité. « Un ministère passe, les bureaux restent »…

Pour éviter l’envahissement du Sénat par les partis de gauche, l’Assemblée Nationale, en 1875, nomma des sénateurs inamovibles. Le Sénat continua cette tradition jusqu’en 1884, tous les sénateurs promus à l’inamovibilité étant, bien entendu, pris parmi la droite réactionnaire de cette assemblée.

L’inamovibilité des fonctionnaires ou des parlementaires disparaîtra, avec le régime qui les maintient, lorsqu’on instaurera la gestion du travail par les seuls travailleurs et qu’on supprimera tous les intermédiaires sociaux qui sont les excroissances d’une société parasitaire.

INCAPACITÉ

n. f.

Défaut de capacité, d’aptitude, d’intelligence, d’habileté ; manque de qualités suffisantes.

La plupart des politiciens se sont montrés, quand les circonstances les ont portés au pouvoir, dans l’incapacité — compliquée d’ailleurs d’intéressé mauvais vouloir — d’appliquer leur programme. Les théories réformistes ou révolutionnaires à base autoritaire : radicales, socialistes ou communistes, ont montré, plus encore que l’incapacité des chefs et des membres des partis, l’insuffisance flagrante de leur programme dans la solution du problème social.

Tous disent, car ils entendent bien en être les chefs, que la classe ouvrière est incapable de se conduire seule, qu’il faut une élite, un parti politique, une assemblée d’hommes suffisamment intelligents pour la diriger. Mais si le milieu social paralyse son éducation et rend difficile sa culture générale, des hommes, issus d’elle et demeurés parmi elle, ont, dans le domaine propre de la production, des connaissances et des ressources techniques auquel ne peut suppléer le verbiage des meneurs professionnels. Et leur compétence pratique en face des problèmes du travail, leur capacité organisatrice sont des qualités précises qui manquent à la plupart des dirigeants, éloignés par leur situation des véritables intérêts du peuple.

Les radicaux et les républicains-socialistes mettent leur confiance dans la démocratie sociale parlementaire ; les socialistes révolutionnaires et les communistes proposent au lendemain de la révolution une dictature d’Etat exercée par leur parti au nom du prolétariat.

Radicaux et républicains-socialistes ont été et sont encore, en France, politiquement régnants : les travailleurs n’en continuent pas moins à être aussi malheureux qu’auparavant.

En Russie, les bolchevicks sont au pouvoir depuis dix ans passés ; et les tentatives d’application du socialisme d’Etat ont démontré que la classe ouvrière continuait à être, là aussi, tenue, en état de vassalité. Il y a là, d’ailleurs, outre l’inaptitude et l’impuissance à transporter d’emblée, dans les faits, des systèmes prisonniers de doctrines artificielles, la désagrégation des meilleures volontés par l’atmosphère des cimes et l’impossibilité d’élever et de maintenir tout un corps d’institutions nouvelles qui ne soit la consciente émanation des masses intéressées.

Par ses coopératives de production et de consommation, la classe productrice a, au contraire, fait la démonstration formelle (encore qu’elle ait été faussée par le système actuel de la coopération) qu’elle avait les capacités nécessaires pour assurer la gestion de ses œuvres. (Voir Coopérative).

L’incapacité, pour les ouvriers, de gérer l’usine sans techniciens, est encore une affirmation gratuite. La plupart, pour ne pas dire tous, des progrès réalisés dans le machinisme, ne sont pas les œuvres d’ingénieurs diplômés. Ce sont les ouvriers eux-mêmes qui, en travaillant, ont imaginé pour leur facilité de travail ou pour le plus grand rendement de leur production, le plus grand nombre des perfectionnements apportés dans l’industrie. Le grand usinier Ford en fait du reste l’aveu dans son livre de mémoires.

AU POINT DE VUE JURIDIQUE, l’incapacité consiste en la privation de l’exercice de certains droits. C’est ainsi que les femmes mariées et les mineurs sont frappés d’incapacité juridique : ils n’ont pas le droit d’intenter une action judiciaire. Les femmes sont incapables civiquement, car elles n’ont pas, en France, le droit de vote, ni d’éligibilité.

Cette incapacité civique de la femme ne nous attriste pas : c’est assez de l’obstination des hommes dans l’impasse de la politique. La femme a, du reste, comme l’homme, toujours la faculté de se révolter. Que ne l’y entraîne-t-elle sur le chemin de leur commune égalité ?

INCARCERATION

n. f. (du latin in, dans, et carcere, prison)

Emprisonnement. La plus grave atteinte et le plus formel démenti à la liberté dont se targuent les gouvernements.

Au point de vue strictement légal, l’incarcération est une mesure préventive ou répressive, suivant qu’elle a lieu avant ou après la condamnation. Quand on sait sur quelles faibles bases reposent les accusations, sur quels faux principes repose l’administration de la justice par les magistrats (voir justice, magistrature, prison, répression), on ne peut qu’être indigné du pouvoir laissé à quelques hommes d’incarcérer qui bon leur semble, au seul gré de leur fantaisie ou des intérêts de ceux dont ils dépendent.

L’incarcération préventive, surtout, est un véritable scandale. Sur un simple soupçon, sur une dénonciation anonyme, sur un stupide rapport de concierge ou de gens qui nourrissent à votre égard quelque ressentiment, vous pouvez être plongés dans un ergastule. Le bon plaisir du juge d’instruction peut vous faire rester plusieurs années en prison malgré qu’aucune charge sérieuse ne pèse sur vous. Rappelons le cas de l’ex-député Paul Meunier qui resta incarcéré près de quatre ans préventivement, par haine politique, et que l’on rendit à la liberté avec un non-lieu pour cause d’innocence.

L’incarcération pour faits de propagande est une honte qui rejaillit sur tous les gouvernements, car dans tous les pays, quel que soit le système gouvernemental : monarchique, démocratique, communiste ou socialiste, les opposants à la politique du gouvernement sont persécutés et incarcérés. Les anarchistes sont ceux qui, dans le monde entier, subissent l’incarcération politique. Rappelons-nous, aussi, l’incarcération douloureuse que l’on fit subir durant sept ans à nos camarades Sacco et Vanzetti, incarcération ignominieuse durant laquelle nos malheureux compagnons eurent la menace de mort continuellement suspendue sur leurs têtes.

L’incarcération répressive — c’est-à-dire après la condamnation — a pour but de punir et de corriger le détenu, Or, on sait que le résultat n’est jamais atteint, au contraire.

La population des geôles se compose d’éléments hétérogènes ; mais en ne considérant que ceux qui sont habituellement désignés sous le nom de criminels proprement dits, on est particulièrement frappé par ce fait que l’incarcération, qui est considérée comme un moyen préventif contre les délits antisociaux, est justement ce qui contribue le plus à les multiplier et à les aggraver, par suite de l’éducation pénitentiaire que reçoivent les détenus. Chacun sait que la mauvaise naissance, la misère, une ambiance corrompue, le manque d’instruction ; le dégoût de tout travail régulier (aujourd’hui presque toujours pénible et parfois répugnant), contracté dès l’enfance, l’incapacité physique d’un effort soutenu, l’amour des aventures, la passion du jeu, l’absence d’énergie et de volonté, ainsi que l’indifférence à l’égard du bonheur d’autrui, etc., sont parmi les multiples causes qui amènent cette catégorie d’individus devant les tribunaux. On retrouve chez les détenus la plupart des tares et des déchéances de la nature humaine. La prison — milieu claustral et corrupteur — ne les atténue pas : elle les aggrave. Elle répand une contamination redoutable, fait peser plus lourdement sur les malheureux et les égarés ses douloureuses déterminantes…

L’incarcération prolongée détruit, en effet, fatalement, inexorablement, l’énergie d’un homme, et elle tue plus encore en lui une volonté dont la prison ne lui offre pas l’exercice. Etre volontaire, pour un détenu, c’est se préparer avanies et souffrances. D’ailleurs, la volonté du détenu doit être brisée, et elle l’est. On trouve encore moins l’occasion de satisfaire le besoin d’affection, Car tout est organisé pour empêcher tout l’apport entre le détenu et ceux pour lesquels il éprouve quelque sympathie, soit au dehors, soit parmi ses camarades. Physiquement et intellectuellement, il devient de plus en plus incapable d’un effort soutenu. Et s’il a eu, autrefois, de la répulsion pour un labeur suivi, ce dégoût ne fera que s’accroître pendant les années de détention. Si, avant d’entrer pour la première fois en prison, il se sentait éloigné d’un travail monotone, rude ou exténuant, l’impossibilité d’un apprentissage l’ayant tenu souvent à l’écart du métier, ou s’il avait de la répugnance pour une occupation mal rétribuée, c’est maintenant de la haine qu’il éprouve contre l’effort même qui lui serait salutaire. S’il avait encore quelques doutes touchant l’utilité des lois morales courantes, il en fait litière désormais, dès qu’il a pu juger les défenseurs officiels de ces lois et apprendre de ses codétenus leur opinion à ce sujet. Et si le développement morbide de ses penchants passionnels et sensuels l’a entraîné à des actes excessifs et délictueux, ce caractère s’accentue davantage quand il a subi pendant quelques années le déprimant régime de la prison. C’est à ce point de vue, le plus dangereux de tous, que 1’éducation pénitentiaire est la plus funeste.

Après l’emprisonnement, le voleur, l’escroc, le brutal, etc., est plus que jamais orienté vers les expériences annihilantes du passé. Les anciens errements le reprennent, la récidive le guette. Car les attraits de « l’irrégularité » ont aiguisé pour lui leurs séductions. Par la pensée et à la faveur des promiscuités de la détention, ne s’est-il pas davantage enfoncé dans une fange où s’enlisera sa vie?... Des initiations nouvelles ont enrichi son vice, perfectionné sa méthode, et il va pouvoir, croit-il, se rire des embûches et des sanctions. Singulière ambiance de « relèvement » que toutes les circonstances liguées pour achever un homme... Il sort plus acharné contre la société et il trouve une justification plus fondée à se révolter contre les lois et les usages. Il doit nécessairement, inévitablement, de nouveau commettre les actes antisociaux qui l’ont amené une première fois devant les tribunaux, mais les fautes qu’il commettra après son incarcération seront plus graves que celles qui l’ont précédée ; il est condamné à finir sa vie en prison ou au bagne..

L’incarcération n’est qu’un reste barbare de la loi du Talion. La vindicte sociale est monstrueuse mesquine et elle reste sans effet sur les gens qu’elle prétend corriger ou guérir. Elle est fonction même de l’autorité qui ne peut vivre sans répression

Nous aurons, en même temps qu’à supprimer l’organisation de la « justice », à jeter bas toutes les prisons, à rendre impossible cette brimade cruelle et absurde, ce supplice à la fois moral et physique (et, dans tous les cas, inopérant) qu’est l’incarcération.

— Louis LORÉAL

INCARNATION

n. f. (du latin incarnatio)

Union à la chair. Théologiquement, démarche caractéristique (qui fait l’objet d’un des principaux mystères de la religion catholique) par laquelle la Divinité a témoigné de son attachement à la créature et coopéré à sa rédemption, en s’unissant à un corps humain. Jésus-Christ est le Dieu incarné des chrétiens. « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Saint Jean). Le dogme de l’Incarnation, attaqué par de nombreuses hérésies (Apollinaire, Nestorius, Eutychès, etc.) et formulé par les conciles d’Ephèse, de Chalcédoine et de Constantinople (680), est demeuré, au XVIème siècle, à l’écart du grand schisme, Luther et Calvin ne l’ont pas contesté. Et les tendances réformatrices issues du protestantisme ont respecté l’essentiel de la doctrine… (Noël est la fête de l’Incarnation).

Sur ce point comme en beaucoup d’autres, le christianisme n’a fait qu’emprunter, en la rajeunissant, une des formes de leur culte aux religions du passé. Les animaux sacrés de l’Egypte — le bœuf Hâpi, notamment — étaient des incarnations divines. Le brahmanisme avait ses descentes sur terre, ses avatars : Vishnou s’est, à plusieurs reprises, incarné... L’incarnation participe d’une tenace anthropolâtrie. Et les religions, en donnant à Dieu — même accidentellement — des attributs corporels familiers, et plus spécialement humains, répondent à cet irrésistible besoin des foules dont le mysticisme n’abandonne jamais le concret et qui prêtent volontiers au « maître de leurs destinées » leurs traits plus ou moins idéalisés...

Pour le spiritisme, l’incarnation est l’opération par laquelle un esprit prend possession d’un corps et l’anime. Le spiritualisme a ressuscité, pour des besoins de finalité qui ne sont souvent que les tergiversations de la foi, une sorte de métempsychose et voit la perfectibilité des âmes à travers le processus des réincarnations. Il a abandonné, pour le seul réceptacle humain, l’habitat hétéroclite des Hindous. Certaines philosophies idéalistes voient la progression des âmes, après le passage terrestre, se réaliser dans l’immatériel en une ascension indéfinie vers Dieu. Il y a, en toutes ces théories, une préoccupation commune de survie plus ou moins accompagnée de conscience. Elles cherchent à retrouver, en accord avec leur ligne préconçue, le cours d’une évolution en travers de laquelle la mort jette d’indifférentes solutions de continuité. La dispersion matérialiste de l’effort les effraie dans son hétérogénéité, et elles cherchent au fond de leurs aspirations la concordance apaisante d’une harmonie divine...

Au figuré, incarnation veut dire représentation — dans un être humain — la plus complète ou la plus significative d’un type, d’une qualité. Louise Michel fut l’incarnation du dévouement à la cause du peuple. C’est pour une force, un esprit dominant, prendre une forme matérielle et visible. « Toute grande époque s’est incarnée dans un homme », a dit E. de Girardin. C’est une extériorisation, la preuve parfois d’une activité insoupçonnée. « Les faits humains sont l’incarnation des idées humaines », disait Proudhon.

— L.

INCOHERENT

adj. (préfixe in et latin cohœrens, adhérer avec)

Qui manque de liaison d’accord de suite, de logique.

On appelle métaphores incohérentes celles qui réunissent deux images incompatibles. L’incohérence s’observe dans les propos, les actes, la conduite, le raisonnement, etc.

La Chambre des députés, comme toutes les assemblées législatives, est un assemblage incohérent de bavards présomptueux et ambitieux. Un ministère formé selon la règle parlementaire est un composé incohérent de tous les chefs ou hommes influents des partis qui se ruent à la curée des places et des honneurs. Les politiciens sont des hommes incohérents parce qu’ils ne disent jamais la même chose et que, n’ayant pour but que de participer aux prébendes, l’esprit de suite dans les idées et plus encore l’accord des promesses et des œuvres serait néfaste à leur carrière acrobatique.

Les militants, avant de prendre la parole dans une réunion publique, devront bien se pénétrer du sujet qu’ils vont traiter, car l’improvisation d’un discours rend bien souvent l’exposé incohérent... Que de fois qu’avons-nous pas fait cette expérience ?

Au sens péjoratif le mot incohérent veut dire insensé, dément. On dira d’un fou qu’il prononce des paroles incohérentes, pour dire qu’il profère des mots inintelligibles.

INCOMPATIBILITE

n. f.

Opposition, contrariété qui fait que deux personnes ne peuvent s’accorder. Telle est l’incompatibilité de goûts, d’humeur, de caractère. Entre l’homme et les choses il peut y avoir aussi incompatibilité. « Coriolan, l’homme le plus incompatible avec l’injustice, mais le plus dur et le plus aigri », disait Bossuet. Il y a incompatibilité entre deux choses qui ne peuvent coexister, soit qu’elles s’excluent, soit que l’une soit destructrice de l’autre. Des incompatibilités ainsi sont absolues, d’autres relatives. Un témoignage ne peut être véridique s’il présente des assertions incompatibles. Si dans un régime et au sein de mœurs autoritaires, « la liberté, comme disait Vauvenargues, est incompatible avec la faiblesse », il y a incompatibilité essentielle entre la liberté et la tyrannie, entre la justice et le privilège. Certaines incompatibilités n’existent que par rapport à un système, une doctrine, une religion. « Le plaisir et la gloire dans cette vie sont incompatibles », disait Bourdaloue. Et Proudhon : « Il n’y a pas incompatibilité entre le droit et la destinée du genre humain ».

Au point de vue légal, en jurisprudence, etc., il y a incompatibilité dans l’exercice simultané de certaines fonctions (entre les fonctions administratives, par exemple, et les fonctions judiciaires ou militaires, entre la situation de fonctionnaire et l’état de commerçant. On ne peut être en même temps député et sénateur, etc.). La parenté crée certaines incompatibilités légales : deux frères ne peuvent être juges dans un même tribunal. Il y a des incompatibilités algébriques (quand deux équations ne peuvent être vérifiées pour un même système de valeur des inconnues), des incompatibilités pathologiques (des affections s’opposent au développement de certaines maladies, constituant une sorte d’immunisation ; mais le plus souvent il y a davantage obstacle à l’évolution qu’incompatibilité proprement dite). On triomphe indirectement des incompatibilités physiques qui s’opposent à certains mélanges (comme celui de l’eau et des corps gras, obtenu par émulsion). En médecine et en pharmacie, connaître les incompatibilités chimiques est indispensable, la rencontre de certains produits isolément curatifs pouvant donner naissance à des composés toxiques ou explosifs. Pour le malade non documenté qui se soigne sans le secours du technicien, la prudence doit présider à l’emploi de médicaments administrés simultanément.

INCOMPREHENSION

n. f.

Pour un linguiste le mot est un barbarisme. Pour un profane, il paraît, dans certains cas, répondre à incompréhensibilité. L’incompréhension est plutôt l’état d’esprit de celui qui écoute un discours, qui lit un sujet ; en peu de mots qui cherche à comprendre une proposition et n’y parvient pas. Il peut y avoir incompréhension foncière ou momentanée.

Cependant il arrive que ce qui est incompréhensible pour certains est, au contraire, fort simple et compréhensible pour d’autres.

Le degré d’intelligence et de savoir importe beaucoup pour la compréhension. Cependant des gens intelligents se montrent inaptes à certaines compréhensions. Avec l’ordre actuel, où tout est relatif, dans une incohérence constante, bien des propositions paraissent mystérieuses et incompréhensibles, pour certains, alors que d’autres considèrent les mêmes propositions comme admissibles et mêmes vraies… Les classes sociales font respectivement preuve d’incompréhension dans leur façon de concevoir l’humain. Car l’homme lucide, vaste et vraiment riche, n’est pas plus réalisé dans le bourgeois que dans le prolétaire. Et dans la jouissance et la tyrannie de l’un comme dans la peine et l’écrasement de l’autre, il y a la déformation des lignes profondes de la vie. La compréhension d’un devenir solidaire est cependant le gage d’une existence harmonieuse...

En général des mœurs bizarres, certaines pratiques plus ou moins extravagantes, des actions désordonnées constituent un bagage de faits incompréhensibles pour la plupart des humains.

Les régions de l’incompréhensible sont les préférées des religions. Leur royaume s’y étend, par les fidèles, incontesté. « Le grand mystère de l’incompréhensibilité de Dieu » (Bourdaloue) assoit, mieux que d’habiles raisonnements, sur l’âme des foules, le prestige du Divin. L’état d’incompréhension des masses est le plus sûr élément d’une docile crédulité...

Dans une société qui n’obéit qu’à des intérêts antagoniques, où les mots ont la magie de cacher des faits autres que ce qu’ils expriment, il y a incompréhension pour plusieurs. C’est logique ; comme c’est dans l’ordre et la justice que le langage pourra être compris de tout le monde parce que les mots seront en harmonie avec les faits.

— E. S

INCONSCIENCE

n. f.

Le sens absolu de « défaut de perception » est en opposition avec le relativisme universel... Si la conscience est, chez un être, comme le réflexe de la connaissance, l’enregistrement immédiat et plus ou moins lucide des phénomènes, si la subconscience est l’impression descendue au degré où cesse l’identification et la localisation, et subsiste à peine la sensation, l’inconscience commence au niveau où les réactions de ces phénomènes ont cessé d’être normalement perceptibles. Cependant le nombre étendu des faits tombés dans « l’inconscience » par l’accoutumance doit nous mettre en garde contre toute théorie qui tendrait à classer comme inconscients tous les phénomènes d’infime dynamisme comme à vouloir envisager, au sein de la vitalité, un domaine propre et fermé où règnerait « l’inconscient » (métaphysique de Hartmann).

Si la puissance infinitésimale d’un choc nous laisse complètement insensible, comment ces chocs totalisés nous troubleraient-ils ? Le mugissement de la mer est fait d’une multitude de sonorités qui, isolément, semblent, insuffisantes pour frapper notre appareil auditif et leur conjonction cependant nous ébranle... Les « petites perceptions » ou perceptions insensibles de Leibnitz sont davantage de menue conscience que d’inconscience. Et le « côté nocturne de l’âme » est une région mouvante, qui fait avec la conscience proprement dite de continuels échanges. Des réflexes descendent à l’inconscience au cours de l’évolution des espèces. Des mouvements prennent, par l’habitude, chez l’individu même, ce caractère... Plus l’acquis de l’être se développe et plus s’accroît le champ de ses richesses « inconscientes ». Les possibilités que nous assure l’inconscient sont étroitement liées au mécanisme des habitudes (voir habitude, instinct).

« L’éducation consiste à former des habitudes, à surcharger d’une organisation artificielle l’organisation naturelle du corps, de façon que des actes demandant d’abord un effort conscient finissent par devenir inconscients et s’effectuent machinalement. » (Huxley)

Des réserves inconscientes redeviennent pour nous sensibles par l’attention. L’inconscience est davantage le mouvement ralenti de nos connaissances que leur état de repos, et leur rappel est plus une accélération qu’un réveil. La perceptibilité n’est ainsi ravivée, si l’on peut dire, qu’au seuil de cette vitesse d’accordance où se manifeste, aux limites du contrôlable, l’énergie suffisante de nos volitions... Mais l’être ne pourrait supporter la tyrannie formidable et le harcèlement continu des phénomènes sans nombre qui s’agitent autour de nos organes s’il en recevait tous les contrecoups au diapason aigu de la conscience. Et leur « assourdissement » est une condition de sa résistance. Il se détend dans l’habitude et l’inconscient d’une présence réelle épuisante, s’y débarrasse du fardeau du savoir et des titillations de la sensation, et n’anime qu’à point vers eux son rythme circonstancié.

L’immense grenier de l’inconscient est la base d’opération de notre activité intellectuelle.

« La perception extérieure suppose des raisonnements inconscients ; la mémoire est due à l’accumulation de faits psychologiques qui sont en nous à notre insu. L’habitude nous montre des actes, primitivement réfléchis et difficiles, devenus automatiques et inconscients. Le rôle de l’inconscient apparait plus important encore lorsqu’on étudie les phénomènes étranges que révèlent l’hystérie, l’anesthésie systématisée, la suggestion post-hypnotique. Des actes, des systèmes d’actes intelligents s’accomplissent sans que la conscience normale les aperçoive. » (Larousse)

L’étendue et la diversité du jeu multiple de l’inconscient lui donnent synthétiquement l’apparente indépendance d’un moi distinct, obscur et mécanique. Et nous paraissons assister, en le considérant dans son ensemble, à un véritable dédoublement de la personnalité... Mais il n’y a là qu’un dualisme d’aspect et les zones du conscient et de l’inconscient n’ont pas d’incompatibilités essentielles : elles ne se diversifient que dans l’opposition théorique de leurs extrêmes. Elles sont tour à tour l’habitat de nos biens intérieurs, et nos actes se déplacent de l’une à l’autre comme à l’appel de densités en constante recherche d’équilibre...

Nous employons souvent, dans la terminologie courante de notre propagande, le mot inconscience dans le sens étendu d’ignorance, celle-ci accompagnée de passivité. L’individu inconscient est pour nous celui qui n’a pas la notion avertie de sa véritable position dans le social et des revendications qu’elle implique. Si les hommes quittaient l’inconscience de leur état pour s’élever à une conception équitable de leurs droits, à la compréhension de leur rôle, il suffirait de la cohésion de leurs volontés pour porter l’humanité à ce niveau de stabilité élémentaire que nous poursuivons. Eclairer non seulement le peuple, qui s’incline et pâtit, mais aussi le bourgeois, qui domine et jouit, pour les amener tous deux à la conscience de la médiocrité humaine de leurs situations réciproques, est une des tâches propres de l’anarchisme. Il s’élève en cela au-dessus du moment, dépasse la conscience de classe, pivot d’action temporaire d’un mouvement qui doit aux circonstances sociales d’être « prolétarien » et s’oriente vers une entente intelligente de toutes les portions d’humanité, par-delà leurs cloisonnements arbitraires.

— LANARQUE.

A CONSULTER.

Bouillier : La conscience ; Bertrand : L’aperception du corps humain par la conscience ; Stuart Mill : Philosophie de Hamilton ; P. Janet : L’Automatisme psychologique ; Taine : De l’intelligence ; Colsenet : La vie inconsciente de l’esprit ; Hartmann : La philosophie de l’inconscient ; Bergson : Les données immédiates de la conscience ; etc...

INCONSEQUENCE

n. f. (du latin inconsequentia)

Défaut de conséquence. Désaccord entre les propos et les actes, les promesses et les réalisations, la suite et les prémices. C’est un illogisme des attitudes et des situations. L’inconséquence se manifeste dans les mots, les idées, le style, comme dans les procédés et les mœurs. Elle est d’ordre littéraire et artistique comme du ressort domestique ou social. Par extension, s’engager dans une affaire sans en supputer les développements constitue une inconséquence : c’est proprement un degré de l’étourderie et une marque d’imprévoyance, compliquée d’incapacité ou d’un manque de sens pratique. En matière de mœurs l’inconséquence d’une femme, par exemple, est plutôt un attribut de légèreté due au jeu d’un tempérament versatile. Plus graves sont, chez l’être humain, les inconséquences du caractère, obstacles à cette cohésion de la personnalité qui est le gage des rapports normaux. Dans le raisonnement, l’inconséquence se traduit par une insuffisance de parenté entre les termes posés et les déductions : elle engendre le syllogisme boiteux...

Des tares originelles, des dispositions natives prédisposent à l’inconséquence ; des circonstances les aggravent après en avoir favorisé l’essor. L’insuffisance volontaire, l’ignorance, la superficialité de l’esprit, une tendance — acquise ou héréditaire — à la duplicité, la poussée des passions (« les passions rendent inconséquents », dit Genlis ou — La Chaussée — « l’amour rend comme un autre un sage inconséquent ») sont des facteurs d’inconséquence. La corruption des mœurs, les troubles, les ambitions, les appétits vulgaires sont — individuellement et socialement- le bouillon de culture de l’inconséquence.

Du point de vue particulier de l’anarchisme, ceux-là qui, ayant touché les vices de l’état social et l’iniquité de ses principes, les couvrent cependant de leur silence approbateur, ceux qui ont reconnu, proclamé même la nocivité des institutions du temps et continuent à leur apporter le concours de leur collaboration ou à en demeurer les bénéficiaires, font preuve d’inconséquence. La politique est par excellence le terrain de l’inconséquence endémique, à la fois sereine et canaille. Les manifestations électorales en marquent la floraison régulière, sanctionnée par une décevante approbation populaire. Du candidat à l’élu, du programme aux légiférations s’étend la trame prévisible de la plus cynique inconséquence. Et tel qui, a posteriori, invoquera l’impuissance de sa résolution isolée, les obstacles ligués contre son bon vouloir, sait, au plus fort de ses proclamations initiales, que son effort est tout entier dans l’artifice oratoire, que l’inconséquence est le signe de ses « travaux » de demain, et ses mandants prochains ses dupes obligées...

Du délégué au parlementaire et du chef de groupe au gouvernement s’affirme, sous les auspices de la démagogie et avec la complicité veule des masses, le prestige d’une inconséquence souveraine et systématisée. Consciente et acclimatée, l’inconséquence politicienne s’institue dans les esprits lucides qu’elle obnubile, les volontés qu’elle désagrège, les natures droites dont elle brise la ligne. Elle ne provoque, d’une part, sur la face des foules trompées, que le sourire blasé des déceptions attendues. Et, d’autre part, le remords édulcoré de l’élu — s’il surnage en quelque remous — pimente plus qu’il ne trouble les béatitudes. L’inconséquence est ainsi le renfort du scepticisme stérilisant. Elle en appesantit le détachement, propice aux tyrannies admises comme une fatalité parasitaire... « Tout peut se soutenir, excepté l’inconséquence », argumentait Mirabeau aux temps de foi des assemblées. Aujourd’hui, l’inconséquence est devenue un des mensonges conventionnels de la démocratie et le règne se soutient par l’inconséquence comme la religion par l’absurde.

— L.

INCONSISTANCE

n. f.

Manque de stabilité, de solidité. En gastronomie, l’inconsistance d’un plat, celle d’une opinion en sociologie ou en politique. En physique, absence de liaison des molécules. L’inconsistance d’un bien, d’une affaire sont des facteurs de fragilité ou d’impuissance. Un ouvrage où fait défaut le fond, dont le plan se dérobe, un caractère mou, insuffisamment trempé, sont dits inconsistants. Aussi un manque de suite, de coordination dans les idées, marqué de faiblesse et d’incapacité et considéré en dehors de toute fourberie ou relâchement volontaire : l’inconsistance, par exemple, d’un parti, d’un gouvernement, d’une personnalité régnante. Un Charles VII, un Louis XVI, un Nicolas II, ont été des types royaux inconsistants. Sur les individus inconsistants, nous ne pouvons fonder l’espoir d’une activité avertie, ferme, cohérente, et nous perdons auprès d’eux nos efforts de propagande. L’inconsistance les retient ou les ramène à la masse et ils peuvent tout au plus constituer l’élément flottant et l’appoint aléatoire des partis. A leur point critique les révolutions ont eu plus d’une fois cependant la balance de leur succès commandée par ces forces amorphes. Et nulle sociologie ne peut se désintéresser de l’inconsistant, négliger les pesées soudaines et les réactions de ses marées spasmodiques.

INCORRUPTIBLE

adj. (employé aussi substantivement), du latin incorruptibilis

Se dit des corps inaccessibles aux altérations des agents corrupteurs, internes ou extérieurs : le bois de cèdre est incorruptible. Mais le sens s’en étend aux hommes dont le caractère, la vie résistent aux influences qui tendent à les écarter de leur ligne et à annihiler leurs vertus. Les institutions mêmes, les œuvres qui ne se laissent entamer par les assauts du temps peuvent ainsi, et quoique relativement, être regardées comme incorruptibles. A plus forte raison certaines présences qui, dans l’univers, semblent affranchies du transitoire. Diderot nous entretient de « l’incorruptibilité de la loi naturelle », « De l’immutabilité de la lumière naît son incorruptibilité », dit le P. Ventura.

L’absence d’ambition est, dans la société humaine, le premier gage d’incorruptibilité. Des êtres d’exception opposent, naturellement, un roc rebelle aux forces malignes en quête de désagrégation. Mais la raison est, au-dessus de l’accidentel, le refuge vaste et sans surprise où l’individualité se rit des solliciteuses aux présents frelatés qui font sonner de si pauvres appels à la relâche et à la discontinuité… Des passions exigeantes, des besoins étendus, l’esprit de domination sont les chemins familiers de la corruption. Sur le plan politique sont, parmi les personnages directeurs, de plus en plus rares l’ascétisme du sacrifice ou la simplicité du don. Petit est le nombre de ceux qui, au pavois des partis modernes, sont, de par la trempe de leur caractère ou la sérénité de leur attachement doctrinal, à l’abri des séductions destructrices. Un Blanqui, un Lénine, longtemps un Guesde, ont offert aux matérialités l’impénétrable limpidité d’une vie simple, ardente, pour qui la conviction fanatique est l’essentiel aliment. Des hommes en qui le peuple voit des apôtres et des saints pour l’analogie de leur abnégation avec celle des grands religieux du passé (« Rappelons des chrétiens le culte incorruptible », disait Voltaire), peuvent impunément baigner dans les courants corrupteurs sans qu’en souffre la rectitude d’une volonté dressée vers l’idéal. Mais qui accepte de porter son activité sur le terrain où sévit de nos jours ; en fléau, l’achat des consciences — j’ai nommé la politique — y fait par avance le sacrifice du renom le mieux mérité d’incorruptibilité. Politicien est devenu synonyme de discoureur vénal, d’intrigant sans scrupule. Dans la mare aux mandats les réussites s’assurent à la faveur de la corruption, et les pots-de-vin sont, ensuite, la monnaie convenue des complaisances servies, à lois ouvertes et à secrets offices, à une astucieuse ploutocratie d’affaires. La première de nos Républiques ellemême, enfance enthousiaste de notre vie politique, a connu les fléchissements avant-coureurs. Un Mirabeau, un Danton ont été des énergies circonvenues à la faveur de leurs appétits ou de leurs mœurs. A côté d’eux, un Robespierre — selon certains : idéaliste aux besoins matériels effacés, pour d’autres : hypocrite tenacement drapé dans la moralité, car telle est, à un siècle d’éloignement, la sûreté de l’histoire — s’auréola de l’épithète d’Incorruptible...

— L.

INCREDULITE

n. f. (du latin incredulitas)

L’incrédulité c’est le manque de croyance, la répugnance à admettre ce qui n’est pas prouvé, c’est en réalité un synonyme de scepticisme, théorie du doute de tout ce qui n’est pas évident. C’est donc tout le contraire de la crédulité, de la superstition.

Les anarchistes peuvent affirmer que l’incrédulité est la tendance de l’esprit qui a fait faire le plus de progrès moral, scientifique, intellectuel, au monde. C’est ce que nous allons chercher à démontrer.

Les peuples qui ne sont pas encore sortis de l’état rudimentaire croient qu’ils sont entourés d’esprits qui les menacent, qui leur infligent des maladies, qui doivent être propitiés pour qu’ils ne détruisent pas les êtres humains. Les hommes tremblent devant l’inconnu, ils ne cherchent pas à se débarrasser de cette peur instinctive, abjecte. On voit même actuellement, en France, des personnes qui ne voudraient pas s’asseoir à une table où il y aurait 12 autres convives, et cela parce que, dit-on, il y avait 13 personnes au dernier souper de Jésus, être mythique qui n’a jamais eu de dernier souper. D’autres ne voudraient pas partir pour un voyage ou commencer une entreprise un vendredi, parce que ce même personnage mythique aurait été mis à mort un vendredi ; tandis que si ces personnes crédules étaient chrétiennes, elles devraient se réjouir de la crucifixion de ce sauveur qui resta 6 heures sur la croix (on parle de 3 jours, ce qui est absolument contraire aux récits des évangiles). Les hommes qui ne sont pas affranchis des croyances religieuses, croient aux mascottes, aux porte-bonheurs, au trèfle à cinq feuilles, etc. ; d’autres craignent de passer sous une échelle, d’entrer dans une chambre où il y a trois lumières, de laisser tomber un parapluie ou une canne, ou se figurent qu’un miroir brisé est une sûre prédiction d’un long malheur, etc. Les esprits timorés vivent dans une crainte constante, et pourtant ne font rien pour effacer de leur cerveau ces croyances surannées. Chez les catholiques romains, le, signe de croix, le rosaire répété à satiété, les prières ineptes, les litanies stupides occupent les mains ou les lèvres, et les croyants ne font rien pour améliorer leurs connaissances ou leur état social. La crédulité est donc funeste au progrès.

« Les masses, dit Félix Sortiaux (Foi et Science au Moyen-âge), ont accepté les croyances sans les discuter, sans chercher à leur trouver un sens ». Tandis qu’un petit nombre d’esprit plus ou moins indifférents aux disputes religieuses ont retrouvé et perpétué la tradition scientifique de l’antiquité et ont fait éclore les premiers germes de la science moderne.

Le christianisme, avec ses doctrines plus ou moins absurdes, n’a pas été embrassé au midi par enthousiasme religieux, la mythologie grecque étant beaucoup plus poétique, plus vivante aux yeux des peuples d’alors que la mythologie chrétienne avec ses demi-dieux ou saints innombrables, son ascétisme antihumain, sa haine des plaisirs sains, ses anachorètes, etc. Le christianisme a été imposé vers l’année 337 par Constantin en Grèce, par Vladimir en Ukraine, avec une violence épouvantable. Clovis et Pépin le Bref, en Gaule, ont versé des torrents de sang pour supprimer les religions auxquelles ils avaient appartenu, mais si le christianisme était adopté dans la vie extérieure, les croyances païennes persistaient et persistent encore. Les anciens dieux étaient devenus des démons, des êtres malfaisants ou des fées, qu’il faut invoquer. Les couriganes, les anciens dieux, sont encore révérés en Bretagne et ailleurs. Les statues d’anciens dieux protecteurs ont été affublées de noms de saints. Les cérémonies antiques ont été transférées au christianisme : le baptême, les autels, les encensoirs, les images, les processions, le carnaval, sont de faibles imitations des cultes de l’antiquité. Il en est de même des rogations, etc. J’ai vu dans le Valais, en Suisse, de longues processions parcourant les prairies et les alpages en criant à haute voix : « Donnez-nous de l’eau ! » Leur Dieu était sourd, car il fallait hurler ces paroles pour qu’elles montassent au ciel. Les Valaisans auraient mieux fait de creuser des canaux (comme il y en a déjà dans certaines vallées) pour amener l’eau des torrents et des glaciers. Dans quelques endroits où la superstition a presque disparu, on voit les progrès matériels, car les hommes ne s’occupent plus guère de prières et de rogations. Dans les pays protestants, presque partout plus prospères, plus progressifs, plus riches, la crédulité a bien diminué ; on ne voit plus guère d’hommes dans les temples, et ceux qu’on y voit n’y vont qu’à contrecœur, parce qu’ils auraient peur de perdre leur clientèle si on ne les voyait pas le dimanche parmi les fidèles. Chez les femmes, l’incrédulité ne se répand guère ; de tous les temps les femmes ont été les dernières à abandonner les anciennes croyances. On les voit aller consulter des devineresses, des tireuses de cartes, s’adresser à des rebouteurs plutôt qu’à des médecins, etc. Elles sont fières de se proclamer chrétiennes.

Qu’est-ce donc que le christianisme ? C’est un système de doctrines empruntées à l’Ancien Testament et au Nouveau, où ont été incorporées une infinité de superstitions, de cérémonies, prises à d’autres cultes.

Ce christianisme, si profitable aux prêtres, a su s’infiltrer dans les mœurs et devenir un tout puissant moyen de domination et d’exploitation. Cette religion a versé plus de sang que les anciens cultes, elle a abruti des peuples pendant des siècles. Elle fait encore croire aux miracles les plus idiots, comme ceux de Lourdes, où l’adultère Mme Paillasson a joué le rôle de l’Immaculée-Conception aux yeux d’une petite déséquilibrée, Bernadette. Elle envoie encore des superstitieux venus de tous les pays catholiques pour boire une eau contaminée qui répand les maladies un peu partout. Ici la crédulité est nettement nuisible à la santé physique et morale, mais elle rapporte tant d’argent que les gouvernements, même radicaux-socialistes, n’osent pas empêcher ni même contredire cette exploitation inepte de la bêtise humaine,

Mais les catholiques n’ont pas été les seuls à tyranniser au nom de la religion. Les protestants ont été aussi cruels en Irlande que Louis XIV dans les Cévennes.

Au XVIIème siècle, les Quakers anglais, qui n’admettent pas de prêtres, pas de guerres, étaient fouettés et emprisonnés en Angleterre, parce qu’ils différaient de la croyance générale. En Amérique, ces mêmes Quakers, apôtres de la paix, étaient persécutés par les Puritains qui avaient fui l’Angleterre afin de pouvoir adorer leur Dieu à leur guise. Ces Puritains brûlaient des sorcières. En Suisse même on a brûlé des sorciers jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, ce sont les idées semées par les sceptiques français qui ont mis fin à ces atrocités.

Le célèbre savant anglais Huxley a écrit :

« La croyance à la possession par l’esprit mauvais, à la sorcellerie, a amené aux XVème, XVIème et XVIIème siècles la persécution, par les chrétiens, d’innocents hommes, femmes et enfants, persécutions, tortures plus générales, plus cruelles, plus meurtrières que ne furent les persécutions des chrétiens par les païens durant les premiers siècles du christianisme. »

Il ne faut pas oublier que les persécutions exercées par les Romains avaient leur origine dans la politique, les chrétiens refusant de reconnaître le gouvernement romain ; ils attendaient le retour immédiat du Messie, qui devait les sauver tous en détruisant l’empire romain.

Huxley ajoute :

« Nous sommes tous, depuis notre enfance, abrutis par des histoires de diables, de sorcellerie, dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Pour la plupart d’entre nous on ne nous enseigne rien qui puisse nous aider à observer exactement et à interpréter nos observations avec le soin nécessaire. »

Le décret de Jacques 1er d’Angleterre condamnait à mort toutes personnes invoquant les esprits malins, les consultant, les employant, etc., en général pratiquant les arts infernaux. Les inventeurs du téléphone, de la lumière électrique, des chemins de fer, de la navigation aérienne, de la T.S.F., les découvreurs des rayons Hertz et des rayons X auraient subi le martyre il y a 280 ans.

« Nous pouvons déclarer, dit Bradlaugh, que l’incrédulité a guéri les pieds ensanglantés de la science et qu’elle a ouvert la route pour la marche en avant ».

Pendant des siècles les exorcismes, le fouet, les chaînes ont été les châtiments plutôt que les remèdes des maladies mentales. C’est l’incrédule Pinel qui a fait connaître les atroces traitements infligés aux malades d’alors. Les églises ne faisaient rien pour les guérisons scientifiques. Pour les croyants, les maladies étaient infligées par Dieu, et l’on se gardait bien d’appeler le médecin. Encore de nos jours les partisans de la doctrine stupide nommée « Christian Science » croient que la prière et la foi suffisent pour guérir tous les maux. Des sectaires appelés Peculiar People (drôles de gens) sont souvent emprisonnés parce qu’ils laissent mourir leurs proches, enfants ou parents, sans faire venir un médecin. Triste effet de la crédulité.

L’étude des lois de l’hygiène, l’antisepsie et l’application de la science médicale ont fait plus pour la santé du peuple que toutes les prières ; elles ont fait presque disparaître la peste et les grandes épidémies. La grippe infectieuse est venue de l’Espagne, elle s’est répandue en Suisse dans le Valais catholique par les soldats qui apportaient les germes de la maladie. Les prières n’ont rien fait pour sauver les malades. La crédulité répandait les bactéries, comme on l’a vu dans beaucoup d’endroits où les autorités ont fait fermer les églises, lieux de contamination, mais les croyants allaient assister dehors à la messe et y attrapaient la grippe, comme on l’a vu même à New-York, où les autorités avaient interdit les services religieux ; et des milliers de pauvres fous allaient invoquer une relique de sainte Anne. Là encore l’incrédulité aurait été utile.

On se rappelle la récente histoire des mauvais traitements infligés au curé de Bombon par des superstitieux qui l’accusaient de jeter des sorts. Cette croyance aux mauvais sorts cause assez fréquemment des assassinats, des incendies de maisons habitées par de pauvres femmes accusées d’être sorcières, etc. Partout la crédulité fait du mal.

Les prêtres sont toujours du côté des persécuteurs chrétiens.

Le grand historien anglais Buckle, auteur de l’Histoire de la Civilisation en Angleterre, a écrit :

« Tant que les hommes attribuent le mouvement des comètes au doigt de Dieu, tant qu’ils croient que les éclipses sont un des moyens par lesquels la divinité exprime son courroux, ils ne seront jamais coupables de la présomption blasphématoire, de chercher à prédire de telles apparitions surnaturelles. Avant de pouvoir étudier les causes de ces phénomènes mystérieux, il fallait croire ou du moins supposer que ces phénomènes eux-mêmes pouvaient être expliqués par l’esprit humain. »

De même qu’en astronomie, en géologie le progrès n’est venu qu’à mesure que les théories chrétiennes ont été rejetées. En ethnologie, en anthropologie, il a fallu que l’incrédulité détruisît la croyance au récit de la genèse pour que ces sciences pussent se développer. Il y a encore de nombreuses personnes qui croient à la création du monde il y a quatre mille ans, alors que la science a prouvé que la terre existait déjà il y a des centaines de milliards d’années. Aux Etats-Unis, il y a des Etats qui interdisent l’enseignement de la théorie de l’évolution, du Darwinisme, comme on l’appelle à tort.

Le christianisme a persécuté les Juifs jusqu’à la Révolution française en France, jusqu’en 1830 en Angleterre, on les persécute même à présent en Pologne, en Hongrie, en Ukraine, etc. : triste effet de la crédulité. On massacrait, on expulsait de pauvres innocents parce qu’on croyait que leurs ancêtres avaient fait mourir un dieu, ou plutôt un fils de Dieu, qui n’a jamais existé ! Les Juifs eux-mêmes se persécutaient mutuellement parce que d’autres Juifs avaient d’autres idées religieuses.

Les Mahométans massacrent les Hindous qui massacrent à leur tour les Musulmans quand ils le peuvent.

En Angleterre, on condamne encore à la prison pour blasphème. On prétend encore que c’est le christianisme qui a aboli l’esclavage, mensonge évident par lequel les prêtres jettent de la poudre aux yeux des croyants. Il y a quelques mois, l’évêque de Fuharry, en Suisse, est venu à Lausanne faire une conférence où il prétend qu’un des grands services du catholicisme a été l’abolition de l’esclavage. Or les prêtres chrétiens, catholiques ou protestants, en se fondant sur la Bible, ont toujours été d’ardents adversaires de l’abolition. Ce sont les incrédules qui ont assuré ce grand progrès.

C’est le roi chrétien d’Espagne, Charles-Quint, et un moine, qui ont commencé la traite des nègres. Il y a cent ans encore, les très croyants armateurs de Bristol et de Liverpool s’enrichissaient en vendant des esclaves.

L’athée Condorcet, avant la Révolution, avait noblement attaqué l’esclavage, alors que les planteurs français faisaient travailler leurs esclaves à coups de fouets. C’est la proclamation des Droits de l’Homme qui a fait abolir l’esclavage dans les colonies françaises, esclavage rétabli par Napoléon et supprimé définitivement grâce aux efforts d’athées comme Schœlcher. Il a donc fallu des incrédules pour mettre fin à une des plus grandes iniquités dont les croyants furent toujours des défenseurs acharnés.

Pour terminer, voyons ce qu’un homme intelligent doit faire. Il doit commencer par faire table rase, selon l’expression de Descartes, de toutes les idées préconçues dont l’éducation, l’influence des milieux, surtout des familles, ont bourré le cerveau. Il ne faut croire à rien qu’on n’ait d’avance observé soigneusement, ne conclure qu’après avoir vu le pour et le contre, par l’analyse et la synthèse. On s’élèvera peu à peu à une croyance solide, en dehors de toute foi religieuse, de toute superstition atavique.

L’homme incrédule n’adoptera pas les doctrines politiques hasardées, les programmes des beaux parleurs qui veulent profiter de l’assiette au beurre, il n’élira pas des représentants qui se moquent bien de leurs promesses. L’incrédule restera lui, il sera un vrai anarchiste.

— G. BROCHER.

INDEFINI

adj., accidentellement subs. (du latin indefinitus)

Qui n’est pas délimité, soit dans l’absolu, soit au regard de nos connaissances. L’humanité nous paraît susceptible d’un développement indéfini, mais ce progrès n’est pas nécessairement conditionné par l’infini divin. En philosophie, l’indéfini désigne l’indéterminé, non l’infini. « Il s’oppose à défini, comme infini à fini. Il signifie ce qui n’a pas de limites que notre esprit conçoive, mais qui peut en avoir dans la réalité. L’idée d’indéfini exprime une expérience possible, celle d’infini traduit une idée posée a priori » (Larousse). Une idée qui manque de définit ion est dite indéfinie. Le terme indéfini désigne en logique la proposition qui convient au général non au particulier. En grammaire, il exprime une idée vague qu’on n’applique point à un objet précis, à une époque déterminée : article, adjectif, nom, sens, sujet, passé indéfinis. L’infinitif, le participe, modes sans personnes, sont des modes indéfinis. En chimie, les combinaisons indéfinies sont celles qui se font en toutes proportions.

INDEPENDANCE

n. f.

« C’est, dit Littré, l’absence de dépendance » (Voir ce mot). Est indépendant qui ne dépend de personne.

L’individu ne peut être indépendant que lorsqu’il trouve en lui-même, soit d’instinct, soit par l’observation et la réflexion, les mobiles de ses actes, et lorsque sa propre industrie lui fournit les moyens de se passer du concours des autres ou, tout au moins, de n’y recourir que dans la mesure des rapports indispensables. L’individu indépendant se refuse à toute sujétion volontaire et défend avec opiniâtreté sa liberté individuelle (voir ce mot). Il n’admet avec les autres que des relations harmonieuses où la personnalité de chacun est respectée ; sinon, il les repousse. L’indépendance n’est, le plus souvent, que dans la solitude. « L’homme le plus fort est celui qui est le plus seul », a dit Ibsen. Cet homme est le plus fort parce qu’il trouve ses forces en lui-même et a moins besoin des autres. Il est, pour la même raison, le plus libre et le plus indépendant.

C’est par l’esprit que l’homme est indépendant plus que par sa situation sociale. On peut tourner la meule sous le fouet et demeurer le plus libre des hommes parce qu’on porte en soi une force d’âme qu’aucune coercition ne vaincra. On peut être un grand seigneur et le plus vil des esclaves, parce qu’on n’est qu’un courtisan n’attendant rien que du prince. Blanqui, qui passa quarante ans de sa vie en prison, fut le plus libre des hommes ; il était plus indépendant que les gens au pouvoir et que les valets qui l’emprisonnaient.

C’est une erreur profonde, une grossière tromperie, de dire : « La fortune seule donne l’indépendance ». Cette formule est bien représentative de l’esprit « bourgeois » ; elle est l’exact reflet de ceux qui rapportent tout à l’argent, qui n’attendent rien que de lui et qui ajoutent non moins faussement : « Sans argent, point de bonheur ! » Combien il serait plus exact de dire : « Grâce à l’argent, tous les esclavages et tous les malheurs », la possession de l’argent étant de toutes les monstruosités sociales la plus fatale au bon équilibre des rapports entre les hommes!... La fortune traîne après elle tout un cortège de basses passions et de vilenies. Intrigants, solliciteurs, flagorneurs, parasites de toutes les espèces s’accrochent à elle comme les poux aux crinières sales pour importuner ceux qui la possèdent. Ceux-ci, d’ailleurs, ne trouvent là que ce qu’ils ont cherché. Ils espéraient sans doute que le cortège serait plus brillant ; mauvais psychologues, ils n’ont pas compris que la fortune est comme la plus belle fille du monde et ne peut donner que ce qu’elle a, souvent bien peu de choses.

Plutôt que de donner l’indépendance et le bonheur, la fortune les supprime. Elle crée des sujétions de plus en plus tyranniques, d’abord pour l’acquérir, ensuite pour la conserver et l’augmenter. Elle ne peut donner l’indépendance à qui ne la porte pas en lui. Si l’homme fortuné échappe aux soucis matériels, il est parfois dans une dépendance plus lamentable par son hérédité, son éducation, son milieu. Il y a quelque chose de vrai dans cette opinion de M. Paul Bourget que « la souffrance des riches dépasse en intensité celle des pauvres ». Leur souffrance est aggravée de la déception qu’ils éprouvent en constatant que le bonheur ne s’achète pas plus que la santé, l’amour et l’amitié. Une telle souffrance n’est pas précisément signe d’indépendance. S’il échappe au joug du salariat, l’homme riche est l’esclave de la complexité de ses passions. Il n’y a qu’à lire tous les jours les faits-divers des journaux, racontant les turpitudes où la fortune plonge tant de ceux qui la possèdent, pour voir tout ce qu’il y a de faux flans la prétendue indépendance qu’elle leur procure.

Evidemment, dans une société où tous les rapports sont basés sur la puissance de l’argent — une autre est possible, heureusement ! — la fortune est une garantie d’indépendance matérielle ; mais quelles longues et basses servitudes, négatrices de toute indépendance, n’exige-t-elle pas pour l’acquérir ? Seul, le « gros lot » qui échoit par un hasard quelconque, est susceptible de créer une indépendance enviable s’il favorise un homme intelligent, actif, scrupuleux, à qui il donne le moyen de s’occuper suivant ses goûts. Mais pour un de ces hommes intelligents, combien de sots, d’orgueilleux, de malfaiteurs et de maniaques plus ou moins dangereux pour qui la fortune n’est que le moyen de satisfaire de folles ambitions, d’assouvir de malpropres passions, et dont l’indépendance ne se manifeste que dans une licence vile et déshonorante ! Et encore, si pure que soit l’origine et si bon que soit l’usage de la fortune, elle établit toujours, entre celui qui la possède et le désordre social, une solidarité compromettante pour un homme véritablement indépendant.

Certes, nous n’avons pas à repousser la fortune si elle se présente. Comme le chantait Béranger :

« La richesse, que des frondeurs
Dédaignent, et pour cause,
Quand elle vient sans les grandeurs,
Est bonne à quelque chose. »

Mais ce n’est pas parce qu’elle nous échoira qu’elle sera bonne ; elle ne vaudra que par l’usage que nous en ferons et elle ne nous apportera une véritable indépendance que tout autant qu’elle ne nous mettra pas sous le pouvoir de la sottise dont elle s accompagne le plus souvent.

La vérité est du côté de Bossuet disant : « Il n’y rien de plus libre et de plus indépendant qu’un homme qui sait vivre de peu ». Doctrine d’humiliation, de résignation ricanent certains. — Non, doctrine de sagesse qui, si Bossuet l’avait suivie, n’aurait pas fait de lui un des plus bas flagorneurs de Louis XIV. Doctrine qui fit un Diogène indépendant d’un Alexandre, lui permettant, dans son dénuement, de mépriser l’orgueilleux despote qui venait mendier son admiration et, à qui il ne demanda que de se lever de son soleil. Ce jour-là, moins que jamais, Diogène ne trouva l’homme qu’il cherchait.

La fortune ne peut échoir qu’à un certain nombre de privilégiés, profiteurs de l’exploitation humaine. Il ne peut y avoir des riches que parce qu’il y a des pauvres sur lesquels ils exercent leur violence. L’indépendance que procure la fortune a pour corollaire la dépendance de ceux qui la produisent. Et voilà tout ce que des économistes bourgeois, qui prétendent former l’élite des hommes, viennent nous proposer comme le seul moyen d’indépendance!...

Pour le groupe humain, l’indépendance est dans la liberté d’association des individus suivant leurs besoins communs et les possibilités de satisfaire ces besoins, tant matériels qu’intellectuels et moraux. Là encore, l’état de violence et d’iniquité, le droit du plus fort et les exigences de la sottise se sont imposés. La guerre a placé des groupes sous la dépendance d’autres groupes comme la loi du groupe s’est imposée à l’individu. Peu à peu s’est établie pour les groupes une indépendance factice, conventionnelle, appelée « nationale ». L’indépendance propre à chaque groupe a été absorbée comme celle de l’individu par l’agglomération successive dans la famille, le village, la région, le pays, au point de se confondre aujourd’hui dans celle des populations des grands Etats.

Les peuples ont souvent lutté pour leur indépendance, surtout au début de leur existence. Ils n’ont réussi qu’à changer les formes de leur dépendance. Plus ou moins brutalement, les plus forts ont absorbé les plus faibles et il en continue toujours ainsi. Les principes du droit international ne disent-ils pas qu’il y a des Etats souverains, d’autres mi-souverains, et d’autres que « les intérêts de communauté internationale » permettent de tenir complètement en tutelle ? Avec de tels principes on justifie toutes les violences. La raison des plus forts continue à être la meilleure, et ce ne sont pas les hypocrites assemblées des rhéteurs réunis dans ce qu’on appelle la « Société des Nations » qui y changeront quelque chose. On l’a vu à la façon dont l’indépendance des petites nationalités a été respectée à la suite de la Guerre du Droit et de la Civilisation ; on le voit au Maroc, en Syrie, au Nicaragua, en Chine et ailleurs.

Seuls des hommes indépendants pourront former des peuples indépendants, quand la violence n’imposera plus des groupements arbitraires, quand les individus s’associeront suivant leurs besoins, leurs affinités, en dehors de toute dépendance qui n’aura pas été librement acceptée. Alors, il n’y aura plus de patries jalouses et sanguinaires, enfermées dans des frontières, et on pourra voir une immense Fédération où chacun sera indépendant dans l’indépendance de tous.

— Edouard ROTHEN.

INDEX

n. m. (m. lat. signifiant : indicateur ; de in : vers, et dicere : dire)

Doigt le plus proche du pouce, appelé aussi : indicateur. Table alphabétique des matières d’un livre. Catalogue de livres dont l’autorité pontificale défend la lecture (Index librorum prohibitorum). C’est une liste officielle des ouvrages prohibés par l’Eglise catholique, publiée régulièrement à Rome. Elle est établie par la « Congrégation de l’Index », composée de cardinaux assistés de « consulteurs ». Pour les ouvrages mis à « l’index expurgatoire », la prohibition est retirée après correction. De nombreuses et sévères censures étaient prononcées autrefois contre ceux qui enfreignaient les lois de l’Index. Le pape Pie IX les a réduites à deux : une excommunication générale contre tous ceux qui traitaient les choses sacrées sans 1’approbation de l’évêque du diocèse, et une excommunication spécialement réservée au souverain pontife contre les lecteurs de livres prohibés.

Le fonctionnement de l’Index s’explique parfaitement par la nécessité constante de défendre le Dogme contre le libre-examen. Mais en notre époque, le journal et le livre sont devenus d’une circulation si aisée que nulle interdiction ne peut empêcher l’examen des bases de la religion. Déjà l’incroyance a atteint toutes les classes de la société, et même dans le monde catholique, on passe outre aux lois de l’Index.

INDIGENCE

n. f. (du latin indigentia)

Manque des choses indispensables à la vie. La personne qui manque souvent des premiers biens est qualifiée d’indigente. L’indigence est donc le contraire de l’opulence. C’est par rapport aux riches qui jouissent non seulement du nécessaire, mais encore du superflu, que l’indigence est regrettable socialement. Indigence est synonyme de misère, de dénuement. C’est malheureusement le lot (trouvé dans le berceau) d’un nombre important de personnes, contraintes à souffrir dans la pauvreté, si bonne soit leur intention de sortir de cette situation par le travail. L’organisation sociale dans laquelle les déshérités sont obligés de se mouvoir, est créatrice d’indigence. Il ne suffit pas, dans la société actuelle, aux pauvres gens de vouloir travailler pour pouvoir le faire ; de même qu’il ne suffit pas de travailler pour recevoir l’intégralité du produit de son travail. Le travail engendre bien toutes les richesses, mais il n’attribue pas, du fait de l’organisation de la propriété et d’une mauvaise éducation, la propriété des produits du travail à qui les a créés. Dans une société rationnelle l’indigence ne saurait exister.

Au figuré, on considère comme indigente la personne dont l’esprit manque de lucidité.

— E. S.

INDIGENE

adj. (du latin indigena ; de indi ou endu, à l’intérieur, dans le pays ; et de gena, né ; de l’inusité geno, j’engendre, qui se rapporte à la racine sanscrite gan, engendrer, produire)

Qui est originaire du pays, de la contrée ; qui lui est exclusivement propre. Plante indigène ; production indigène. Subst., personne originaire du pays : « Les indigènes de l’Amérique ».

Les migrations périodiques des peuples nomades ; les migrations accidentelles de populations fuyant devant la famine ou les cataclysmes naturels ; les guerres de toute sorte ; les colonisations ; le commerce, etc., ont sans cesse créé des échanges de populations, des mélanges de races, aussi est-il à peu près impossible à l’heure actuelle, de déterminer scientifiquement le degré réel d’indigénat d’un individu.

L’indigène est donc chose tout à fait relative. On entend bien qu’un Français est indigène de France, un Espagnol d’Espagne, un Algérien d’Algérie, etc., mais cela ne correspond à la réalité que conventionnellement, administrativement. Envahie par vingt peuplades qui ont séjourné plus ou moins longtemps sur son sol, s’y sont même fixées, la France, par exemple, ne saurait prétendre que ses habitants sont des indigènes. Pas plus que l’Espagne d’ailleurs, que les Juifs et les Arabes ont habité plusieurs siècles ; ou que les Etats-Unis d’Amérique, presque entièrement peuplés d’émigrants des cinq parties du monde.

Mais les Etats entretiennent soigneusement les préjugés relatifs au patriotisme, dont la base est l’indigénat. Il nous faut dénoncer sans relâche, le mensonge de l’unité native des peuples, des races, afin qu’il n’y ait plus sur terre que des indigènes du monde.

— A. LAPEYRE.

INDISCIPLINE

n. f. (du latin indisciplina)

Est le manque de discipline. La signification de ces deux mots a été profondément modifiée pour arriver à celle qu’on lui donne communément aujourd’hui. Ils viennent du latin : disciplina et indisciplina, produits par discere qui voulait dire : apprendre, et se rapportait à l’instruction.

Le véritable sens de discipline est : « instruction qui se transmet » (Bescherelle). C’est l’enseignement, l’éducation, l’étude, ce qui forme la connaissance, donne à l’activité humaine une direction intelligente, éclairée. Le manque de discipline, ou indiscipline, est l’ignorance, l’obéissance aux préjugés, la marche aveugle à travers les chausse-trapes de la sottise. On lit dans Oresme : « Et aussi le gieu du bien discipliné (instruit) diffère du gieu de celui qui est indiscipliné ». Le disciple était celui qui suivait la direction, la discipline, de celui qui l’avait instruit ou de l’enseignement qu’il avait reçu.

Tout cela s’est modifié et fait que tout le monde ne parle plus la même langue en matière de discipline et de son contraire l’indiscipline. Peu à peu le disciple devint celui qui se plaça sous l’autorité d’un maître ou d’un enseignement sans jamais les avoir connus. C’est ainsi qu’on a vu tant de disciples dénaturer et ridiculiser, en prétendant les défendre, des idées et des hommes qu’ils n’avaient jamais compris. L’ignorance du disciple incita le maître à pontifier et à se montrer de plus en plus tyrannique. La discipline, perdant son caractère d’enseignement, devint la règle, la loi qui exige l’obéissance passive.

C’est au christianisme que l’on doit cette transformation. Les disciples du Christ, jusqu’à saint Paul qui établit la doctrine de l’Eglise, furent des ignorants admirant et suivant leur Maître de confiance. L’Eglise, en formulant des dogmes de plus en plus impénétrables à l’esprit humain, créa cette discipline de la foi qui consiste à croire d’autant plus fortement qu’on comprend moins ce qu’on croit, et qui aboutit à l’obéissance perinde ac cadaver des jésuites. La discipline, direction intelligente d’après la connaissance, devenait la discipline, soumission aveugle dans un renoncement de l’intelligence qui allait jusqu’à la mort. La même discipline s’établit pour le guerrier avec la formation des armées permanentes. Elle fut le corollaire de la discipline religieuse. L’homme qui, comme chrétien, devait obéir aveuglément en toutes circonstances, ne pouvait qu’obéir aussi à la guerre où, si souvent la religion menait la danse ; et il ne pouvait qu’obéir aussi de la même façon aux lois civiles établies par un pouvoir émanant de la puissance divine. De là cette discipline érigée en commandement formel, sans réplique, et la soumission totale avec l’obéissance sans discussion. De là aussi, la réaction inévitable, l’antidote du poison : l’indiscipline devenant bonne contre une discipline devenue mauvaise.

La discipline, sous la forme de l’instruction, est nécessaire à l’homme. Il faut, pour que ces efforts ne soient pas inutiles, que son temps ne soit pas perdu, qu’il ait une méthode de travail et de vie. Il la trouve dans une discipline librement choisie et acceptée, qui ne s’applique pas seulement à sa vie privée mais aussi à ses rapports avec ses semblables. Cette discipline est, suivant les circonstances, d’ordre moral on d’ordre pratique ; elle envisage toutes les formes de la collaboration, de la coopération, de la solidarité sociale ; elle est l’adhésion à tout ce que l’homme raisonnable juge bon et accepte pour la conduite de sa vie et elle lui est d’autant plus nécessaire et favorable qu’elle lui permet d’avoir des relations plus harmonieuses avec les autres hommes. Aussi, comprend-on l’indiscipline quand cette discipline n’existe pas.

Non seulement l’indiscipline éclate inévitablement sous l’effet de la contrainte, mais elle est une nécessité vitale dans une société où la raison de l’individu, le libre choix de ses directions, sont de plus en plus annihilés par la discipline collective. L’indiscipline, c’est-à-dire la rébellion contre les contraintes qui ne respectent pas les droits de l’individu, est comme l’insurrection, lorsque le gouvernement viole les droits du peuple : « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » (Déclaration des Droits de l’Homme, de 1793, article 35). Il n’y a de discipline véritable que celle qui a été librement consentie. Celle qui s’impose par la violence, sans instruire, sans avoir fait appel à la discussion, à la critique, au choix, est la discipline de l’abrutissement. C’est la discipline sociale dans ses différentes formes : scolaire, militaire, religieuse, etc... Contre l’abrutissement, l’indiscipline de l’intelligence, l’insoumission de la volonté, sont les plus sacrés des devoirs.

Et ce n’est pas l’adhésion inconsciente des « majorités compactes », la passivité du « peuple souverain », qui peuvent légitimer devant la libre discipline de l’intelligence cet état d’abrutissement. Au contraire, là plus qu’en n’importe quelle circonstance : « la majorité a toujours tort » (Ibsen).

Il est heureusement, au-dessus des disciplines autoritaires et mortifères de la société à l’envers, des caractères, des sentiments et des forces indisciplinables. Ce sont celles qui entretiennent la vie dans les espaces aérés et lumineux de l’esprit, hors des catacombes où la discipline sociale enfouit les hommes. Ce sont elles qui portent le flambeau, qui suscitent la critique et la révolte, qui luttent pour la liberté, qui obligent les vieilles bourriques scolastiques à marcher malgré elles, qui arrachent leurs bandelettes aux momies de la tradition, de la forme et de la règle, qui démasquent l’imposture malfaisante et grimaçante, qui montrent l’odieux et le grotesque de cette chienlit carnavalesque attachée par le sang et par l’imbécillité au respect des saints principes de la discipline officielle. Prométhée est éternellement en état d’indiscipline contre les dieux, et ceux-ci mêmes en bénéficient. Ils seraient depuis longtemps ensevelis sous leurs propres cendres si le phénix de l’indiscipline ne s’envolait toujours plus vivant du bûcher où ils ne cessent de le brûler ; si la vie ne criait, toujours plus ardente, aux hommes indisciplinés : « En avant, par delà les tombeaux ! » (Gœthe).

— Edouard ROTHEN.

INDIVIDU, INDIVIDUALISME

n. m.

Qu’est-ce qu’un individu ? « Un être constitué par un ensemble de parties telles que celles-là et non pas d’autres peuvent le constituer ; que réunies et non séparées, elles font son unité, distincte d’une manière plus ou moins permanente d’autres unités individuelles. » (J. Thomas). Rattaché à son étymologie latine (individuus, indivisible) l’individu serait ce qui ne peut être vu que dans son ensemble et qui cesse d’être quand ses parties sont séparées. Il est ainsi, biologiquement, le « spécimen vivant d’une espèce qui ne peut être divisé sans cesser de vivre. » (Larousse). Il est en même temps « un être formant une unité distincte dans un genre. » La personne (agrégat de particularités qui embrasse jusqu’aux attributs moraux) est d’abord un individu, mais « un individu d’une telle complexité d’organisation qu’on ne la peut modifier sans la détruire ; et surtout c’est un individu qui tout attaché qu’il soit par certains côtés au milieu dans lequel il vit et pense », s’en rend néanmoins assez indépendant pour que ses caractères séparatifs puissent devenir sa marque distinctive... Enfin les partisans de la liberté (opposée ici, au moins relativement, au déterminisme) considèrentl’individuation, comme « la constitution volontaire de l’être lui-même en face de l’ordre universel. » Cette constitution permet l’opposition critique du moi en laquelle « le moi se représente à lui-même comme le non-moi d’un moi idéal. » Ce moi idéal dont, dans une certaine mesure à son gré, il s’approche ou s’éloigne, donne ainsi son orientation à un « progrès moral » issu d’initiatives individuelles. C’est la thèse idéaliste de la perfectibilité transposable dans le social où elle reconnaît aux réactions de l’individu sur le milieu une portée évolutive plus ou moins décisive..

Nous n’étudierons ici ni l’individualité transitoire du minerai, ni l’individualité purement vitale du végétal, ni même l’individualité déjà consciente de l’animal. Nous nous en tiendrons aux individualités supérieures. Nous ne rechercherons pas ici davantage la substance philosophique de l’individu, ni n’interrogerons en ses prémices lointaines l’individualité personnelle. Nous n’agiterons pas la question de l’innéité (qui sera abordée plus loin) ou de l’acquisition de la sociabilité (voir ce mot), ni ne ferons la balance, dans la raison pure, des antinomies (relatives d’ailleurs et souvent plus apparentes qu’exclusives) entre l’individu et la société. Il ne s’agit ici ni d’un moi abstrait, ou mystique ou transcendental, d’un individu interprété en dehors des contingences. Nous nous en tiendrons plus aux réalités positives qu’aux fondements spéculatifs et considérerons surtout, l’individu, la cellule individuelle, dans son milieu organique naturel, c’est-à-dire l’individu vivant, avec toute l’espèce humaine, au sein de la société...

* * *

De l’individu vivant, les sciences ont établi le caractère organique. « Les variations de l’espèce ne sont plus pour le biologiste que des résultantes, des sommes de variations qui se sont produites dans chaque individu séparément. L’espèce sera ce que seront les individus, subissant chacun les influences sans nombre des milieux dans lesquels ils vivent, et auxquels ils répondent chacun à leur façon. Et quand le physiologue parle de la vie d’une plante ou d’un animal, il y voit plutôt une agglomération, une colonie de millions d’individus séparés, qu’une personnalité une et indivisible. I1 vous parle d’une fédération d’organes digestifs, sensuels, nerveux, etc., tous très intimement liés entre eux, tous-subissant le contre-coup du bien-être ou du malaise de chacun, mais vivant chacun de sa vie propre. Chaque organe, chaque portion d’organe, à son tour, est composé de cellules indépendantes qui s’associent pour lutter contre les conditions défavorables à leur existence. L’individu est tout un monde de fédérations, il est tout un cosmos à lui seul !... Et dans ce monde, le physiologue voit les cellules autonomes du sang, des tissus, des centres nerveux. Il reconnaît les milliards de corpuscules blancs — les phagocytes — qui se portent aux endroits du corps infectés par des microbes, pour y livrer bataille aux envahisseurs. Plus que cela : dans chaque cellule microscopique, il découvre aujourd’hui un monde d’éléments autonomes dont chacun vit de sa vie propre, recherche pour lui-même le bien-être et l’atteint par le groupement, l’association avec d’autres que lui. Bref, chaque individu est un cosmos d’organes, chaque organe un cosmos de cellules, chaque cellule un cosmos d’infiniment petits. Et, dans ce monde complexe, le bien-être de l’ensemble dépend entièrement de la somme de bien-être dont jouit chacune des moindres parcelles microscopiques de la matière organisée...

« De même le psychologue voit de nos jours dans l’homme une multitude de facultés séparées, de tendances autonomes, égales entre elles, fonctionnant chacune indépendamment, s’équilibrant, se contredisant continuellement. Pris dans son ensemble, l’homme n’est plus pour lui qu’une résultante, toujours variable, de toutes ces facultés diverses, de toutes ces tendances autonomes des cellules du cerveau et des centres nerveux. Toutes sont reliées entre elles au point de réagir chacune sur toutes les autres, mais elles vivent de leur vie propre, sans être subordonnées à un organe central : l’âme... Si autrefois, la science s’attachait à étudier les grands résultats et les grandes sommes (les intégrales, dirait le mathématicien), aujourd’hui elle s’attache surtout à étudier les infiniment petits, les individus dont se composent ces sommes et dont elle a fini par reconnaître l’indépendance et l’individualité, en même temps que leur agrégation intime.

« Quant à l’harmonie que l’esprit humain découvre dans la nature et qui n’est, au fond, que la constatation d’une certaine stabilité des phénomènes, le savant moderne ne cherche plus à l’expliquer par l’action de lois conçues selon un certain plan, préétablies par une volonté intelligente... Ce qu’on appelait « loi naturelle » n’est plus qu’un rapport entre certains phénomènes, entrevu par nous, et chaque « loi » naturelle prend un caractère conditionnel de causalité. C’est-à-dire : Si tel phénomène se produit dans de telles conditions, tel autre phénomène suivra. Point de loi placée en dehors du phénomène : chaque phénomène gouverne celui qui lui succède, non la loi. Rien de préconçu dans ce que nous appelons l’harmonie de la nature. Le hasard des chocs et des rencontres a suffi pour l’établir. Tel phénomène durera des siècles parce que l’adaptation, l’équilibre qu’il représente a pris des siècles à s’établir ; tandis que tel autre ne durera qu’un instant si cette forme d’équilibre momentané est né en un instant... Ainsi pour les planètes de notre système solaire, résultantes multi-millénaires de millions de forces aveugles, ainsi pour nos continents, édifiés molécule à molécule... Ainsi d’autre part pour l’éclair, rupture momentanée de l’équilibre, redistribution subite des forces... L’harmonie apparaît ainsi comme équilibre temporaire, adaptation provisoire. Et cet équilibre ne durera qu’à une condition : celle de se modifier continuellement, de représenter à chaque instant la résultante des actions contraires... » (Kropotkine)

Et l’histoire et la jurisprudence, et l’ethnographie, l’économie politique et la sociologie enfin, toutes les sciences qui traitent, de l’homme — frappées des rapports statiques des atomes en incessante oscillation et de l’identité phénoménale des réflexes cosmiques, et du provisoire constant d’un équilibre fait d’une multitude de contradictions animées — demandent (comme l’astronomie, comme les sciences exactes et organiques, comme la physiologie humaine l’ont fait dans le champ propre de leurs investigations) au mouvement des infiniment petits, individuels, le secret d’une harmonie — aujourd’hui perturbée — des sociétés humaines. Se débarrassant peu à peu des reliquats obstinés du vieil esprit théocratique, délaissant les voies révélées, les artifices déductifs (le Tout — réel dans le Divin — rythmant l’ascension des parties, l’Accord final préexistant dans l’Omniscient), la. science économique voit aussi autre chose dans la société qu’un ordre préétabli aux éléments assujettis. Elle interroge à la base les individus changeants, régulateurs aveugles de provisoires évolutions, tâte le sens de leurs besoins et de leurs sollicitations, tend à voir, conséquemment, l’orientation des phénomènes sociaux ailleurs que dans « l’intérêt des riches minorités », Et de nouvelles philosophies, à leur tour, guidées vers une marche parallèle par tant de similitudes, s’efforcent d’accorder au cosmos le rythme humain et collaborent à l’immense synthèse...

« L’anarchie se présente comme une partie intégrante de la philosophie nouvelle. Elle cherche le plus complet développement de l’individualité, combiné avec le plus haut développement de l’association volontaire sous tous ses aspects, à tous les degrés possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et revêtant les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations multiples de tous. Une société enfin à laquelle les formes préétablies, cristallisées par la loi répugnent ; mais qui cherche l’harmonie dans l’équilibre, toujours changeant et fugitif, entre les multitudes de forces variées et d’influences de toute nature, lesquelles suivent leur cours et, précisément grâce à la liberté de se produire au grand jour et de se contrebalancer, peuvent provoquer les énergies qui leur sont favorables... » (Kropotkine)

Il n’y a pas d’harmonie stagnante, pas d’unité fixe, pas de société figée ni d’individu immuable, pas de nature immobile ni de monde arrêté. Mais un flux et reflux continuel d’action et de réaction, d’agrégation et de désagrégation. Et les êtres humains, en incessante activité de conservation et d’extension, parmi les forces naturelles et les efforts de leurs semblables, oscillent du social à l’individuel, sous la poussée d’impérieuses attractions et d’irrésistibles contraires. Aspiration à la plus grande agglutination mais qui appelle — sous menace d’étiolement et de mort — l’association avec les proches constituant aussi leur être et qui, contrecarrés, tôt ou tard, réagissent. Réduction (apparente et provisoire) de « l’un » impatient, en face de l’union sans laquelle « les uns » ne peuvent s’étendre, dont il est ; l’arrêt peut-être, mais pour l’élan. Egoïsme irréductible et gourmand, mais solidarité inéluctable et féconde : individu, société... Individu et société se présentent dans la vie (c’est-à-dire par-delà le problème des origines et des légitimités) comme deux contraires — autant qu’il puisse exister des contraires hors de l’absolu — qui s’attirent et se pénètrent, et leurs confrontations accusent des interdépendances continuelles et de multiples apports réciproques. Et, dans le groupe social, l’individu — en fût-il la cellule initiale — apparaît comme quelque Prométhée condamné à trouver sa grandeur au sein des forces à son sort enchaînées. Et de la chercher parmi elles, et aussi par elles et jusqu’en elles (et non contre elles, au moins dans un sens d’hostilité) traduit non seulement un acquiescement raisonnable à l’inévitable, mais aussi le choix lucide d’une sagesse qui prend délibérément son parti — le meilleur parti — d’une situation qu’elle ne peut pas plus modifier qu’elle ne l’a créée. Une sagesse qui renonce à sacrifier son devenir au négatif, qui porte son vouloir — plutôt qu’à d’inutiles efforts de dissociation, au succès d’ailleurs indésirable — à se faire un levier des puissances qu’elle tenterait en vain d’abattre. Et nous voyons, bien plus que dans un antagonisme épuisant, grandir de concert l’individuel et le social. D’une émulation féconde aux luttes créatrices nous paraissent, plus que d’une guerre à mort, se dégager les lentes vérités. Dans un social plus vaste et sympathique se situe pour nous, plus compréhensif, et plus nourri, l’individuel. Et moins éthérés, plus humains — clartés vivantes dans la vie ouverte à toutes les lumières — s’y allument et radient quelques beaux isolements qui ne seraient ailleurs, dans un repli subtil et froid, qu’un recroquevillement, et la chlorotique consomption d’une fleur détachée...

Si vous voulez savoir si la société (il n’est même pas question pour l’instant d’une forme sociale définie, ni d’un cadre primitif ou développé) est un obstacle dressé en face de l’individu, essayez de transporter l’homme dans le milieu idéal de l’égotisme antisocial : la solitude, débarrassée de tout souvenir et de tout apport humain. Et supputez les fruits de ce transfert. Regardez cet égoïste civilisé — qu’autrui enchaîne à qui il demande tant ! — regardez-le (impuissant voyage d’ailleurs) contraint à reprendre seul les étapes, de sa culture (élément moderne de son égoïsme), obligé de regagner le niveau des joies que son intelligence affinée considère non seulement comme une corbeille précieuse mais dont elle caresse l’envahissant parterre. Dites-moi comment il remontera jusqu’aux présents sur lesquels son dilettantisme, sa philosophie énervée spéculent jusqu’au néant et vers quels cieux s’essoreront — dans le soi éternel — ses pensées de demain ?...

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Il est bien entendu que « la vie collective ne supprime aucunement les vies individuelles, que l’activité commune ne supprime pas les activités particulières. En les harmonisant », non plus sous les auspices de lois préjugées « naturelles » mais par un arrangement vouluqui s’inspire d’une cosmologie bouleversée « on vise au contraire à les rendre plus intenses, plus productives, au profit de chacun des individus qui groupent leurs efforts. Le but final, c’est la satisfaction plus grande de l’individu. » (de Lestrade). Le social, au moins dans son essence et ses attendus généraux, est — ne l’oublions pas — une avance (naturelle ou non) faite par les individus pour la garantie et l’appui de leur individualité. Et l’individu — en dehors de tout contrôle rigoureux qui, aussitôt que l’on quitte l’économie, a quelque chose de singulièrement puéril — entend se réserver le droit d’insurrection contre toute société qui s’oppose à telle équitable et rationnelle récupération. Il n’est pas — il ne doit pas être — en instance de sacrifice sur l’autel d’une collectivité extérieure à lui. Il a fait dans la société un placement (lequel n’exclut pas la forme élevée du don), il a fait un placement, ou le mouvement des forces obscures de la nature nous le fait apparaître tel, il n’importe. Et nous le regardons à la fois, dans son principe, comme inéluctable et fécond. Dès que le système social détourné de son but, faussé dans ses bienfaits, étouffe ses possibilités, dès que la société lui ferme les voies qu’elle a pour fonction de libérer et d’élargir, pourquoi l’individu n’en dénoncerait-il pas les clauses, tacites ou formelles, cette fois tyranniques ? Contre un marché de dupes, l’individu se doit, par la révolte, de sauvegarder sa part humaine au devenir. Et l’anarchiste est avec lui — de par ses revendications primordiales — qui ne renonce pas à exercer l’autorité pour la subir et pour qui les méfaits qu’il dénonce dans l’individuel ne deviennent jamais des vertus parce que transposées dans le social ; l’anarchiste qui, se refusant (à l’invocation de tels considérants : sentimentaux, intellectuels, éthiques, etc., ou de leur coalition) à tourner contre autrui l’oppression, ne peut de quiconque en tolérer l’exercice. Car s’il est « naturel et bienfaisant qu’un être, qu’un individu, ait à la fois une vie intérieure dont il est maître souverain, absolu, et une vie extérieure qu’il harmonise avec celle de ses semblables ; et qu’il unisse ses énergies à celles de ses semblables pour triompher avec moins d’efforts des résistances des choses, il n’est ni naturel ni bienfaisant qu’il abdique la maîtrise de lui-même, soumette sa personnalité non pas seulement à une autre, mais à une collectivité. » (De Lestrade).

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La sociabilité (que la société la précède ou qu’elle en soit le corollaire), le besoin (servi ou non par un penchant originel) d’association, d’adduction humaine, se manifestent dès les premiers âges de l’espèce et avec un tel caractère d’irrésistibilité (solidarité d’abord défensive amplifiée peu à peu jusqu’aux échanges les plus diversifiés et dont les nécessités, à mesure qu’elles s’élèvent, si elles demeurent impérieuses, sont de moins en moins apparentes) qu’on peut les regarder en faitcomme naturelles à l’homme. Naturel ainsi donc l’état de société (branche ou conséquence de la sociabilité) dont les animaux eux-mêmes, à côté des premiers hommes, nous offrent des réalisations déjà remarquables. Seuls sont manifestement conventionnels, transitoires, révisables les modes d’agglutination et d’organisation sociétaire, les formes économiques et sociales, les systèmes et les régimes qui règlent — s’ils n’ordonnent — les rapports entre individus. Si la société correspond sensiblement au degré de développement des individus, à leur niveau intellectuel et moral, au point qu’on a pu dire : tels hommes, telle société (ou inversement), il n’en est pas de même des régimes économiques, des systèmes qui sont la superstructure, souvent parasitaire, du social et qui semblent en favoriser — mais plus encore en paralysent- l’évolution. La société traduit dans l’ensemble (mœurs, opinions, manifestations de sociabilité, etc.), sinon les désirs obscurs des individus et leur intime accordance, au moins leur consentement et leur globale adaptation. Adhésion en quelque sorte passive cependant, pour la plupart, et, somme toute, superficielle, expression encore d’un « mensonge conventionnel », approbation, presque toujours exclusive d’un choix volontaire, d’individus acquiesçant dans l’obscurité de leur ignorance et sous la confuse astreinte d’immédiates nécessités. Quant aux systèmes sociaux, qui ont dans l’État, dans les gouvernements leur quintessence autoritaire, ils servent (c’est le cas général) les intérêts des minorités privilégiées et ne doivent leur empire qu’au subterfuge et à la force. Et l’adage : « les individus (et les peuples) ont les sociétés et les gouvernements qu’ils méritent », à peine exact quant aux sociétés, ne peut être retenu pour les gouvernements sans de sérieuses réserves. Les régimes sociaux, en effet (par leur agent, l’État, et ses variantes politiques), savent s’entourer d’un réseau de protection tel qu’il assure leur perduration bien au delà de la convenance des gouvernés. Certes ceux-ci vivent souvent dans une sorte d’inconscience de leurs besoins véritables, et emprisonnés dans une désirance rudimentaire. Mais aussi ils se sentent éloignés des conditions propres à les satisfaire, tenus à distance qu’ils sont de la vie intellectuelle et d’un mouvement libre et personnel. Pris entre le mysticisme de leurs espérances et le fatalisme de leur sort, ils consentent à d’absurdes souffrances et demeurent confusément malheureux. Plus ou moins travaillés par le levain des penseurs ou ébranlés par les appels de leur propre nature, le frémissement d’imprécises aspirations, ou seulement irrités par de compressives réductions, les individus n’affrontent qu’à regret — et dans certaines circonstances critiques — le risque parfois mortel des assauts maladroits contre les bastions du pouvoir. D’ordinaire quelques réformes habiles — os à point jeté — font rentrer pour un temps dans la niche sociale le peuple qui montre les dents. Et s’appesantit en lui — dans l’inexercice de ses moyens — le sentiment d’une impuissance pourtant toute relative et momentanée. Les incompatibilités aiguës, les resserrements excessifs s’accompagnent parfois cependant d’une concertation réactive des individus qui, victorieuse, assure, avec des chances plus ou moins heureuses, le changement escompté. C’est ainsi que les révolutions, recours suprême des contractants lésés, non admis à la révision pacifique, tentent d’accoucher par la force les régimes nouveaux.

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Les sociétés (ou mieux les groupes sociaux) étendues peu à peu des clans familiaux aux nations, à travers maintes conjonctions intermédiaires : tribus sauvages, communes rustiques, embryons féodaux, cités moyennâgeuses, seigneuries provinciales, tendent à s’épanouir en confédérations intéressées, aux cadres internationaux. D’autre part le décongestionnement vital des organismes centralisateurs épuisés par une lourde concentration est appelé à favoriser, même peut-être par voie d’évolution, un réveil progressif d’autonomie communale et cellulaire. Quant aux systèmes sociaux, l’économie en a presque toujours pétri et dominé le caractère. Partis, par la conquête primitive, de l’appropriation individuelle non seulement des biens généraux mais des moyens mêmes de la vie, ils ont perpétué cette mainmise, par l’esclavage antique, le servage médiéval, le salariat moderne, jusqu’au capitalisme, apogée présente de la possession antisociale. Et, malgré de dures résistances qui déjà sont des spasmes de transition, l’économie s’oriente vers des formes plus ou moins collectives de socialisme et de communisme dont maintes associations, voire de trusts et de cartels décèlent jusque dans le capitalisme l’évidente pénétration, et qui ont même, en propre, leurs ébauches nationales. Et ces formes portent en elles déjà le germe, sur de nouvelles bases, de détentes et d’individualisations affranchies... Ce que seront du reste les formes sociales de l’avenir, nous l’ignorons. Et nous n’avons pas, comme les écoles autoritaires, un plan tout prêt pour enfermer l’humanité de demain, pas même de « république coopérative réglée et arrangée d’avance à imposer aux générations encore à naître : l’avenir sera ce que le feront les hommes et les femmes d’alors, selon leurs mentalités et leurs circonstances. Si nous leur léguons la liberté, ils mèneront une vie libre, conditionnée par l’état de choses transformé et amélioré qu’auront produit les progrès de l’intelligence humaine et l’emploi accru des forces naturelles qui en découlera... » (W.C. Owen).

Lucrèce, Hobbes, Locke, Spinoza, etc., regardent la société comme étant d’invention humaine et lui donnent pour fondement quelques-uns l’intérêt, les autres la raison. Plusieurs recherchent sa source dans la précarité reconnue de l’état de nature. La plupart des écoles philosophiques de l’individualisme moderne, avec Nietzsche, Stimer, etc., au nom de l’égoïsme, en dénoncent le mensonge, traitent même le corps social et surtout l’État, son symbole ordinaire, « d’entité métaphysique ». Spencer, Worms, Lilienfeld, Novicow, etc., l’assimilent à un organisme vivant, quelque chose comme une amplification de l’individu. Spencer veut limiter l’intervention de l’État à l’accomplissement des « devoirs de justice ».

Certains, tel Rousseau, voudraient, dans la prime nature retrouvée, renouveler les assises du « contrat social ». Des négateurs repoussent l’opportunité d’une telle reconstitution, même sur des bases rénovées... Au gré des thèses et des philosophies contradictoires, l’individu est tour à tour campé en arbitre suprême de son être ou réduit au rôle de rouage passif, fonction du social souverain. Les théories moyennes interviennent qui, par des dosages nuancés, cherchent une balance entre les unis inconciliés : l’individu et la société, Les individualistes bourgeois (secondés par les économistes à la Leroy-Beaulieu, à la Guyot), exaltent ou récusent à divers titres l’État selon qu’ils placent la société sous l’égide de l’autocratie brutale et avérée ou l’orientent, encore tâtonnante, vers les bases de la démocratie, purement politique d’ailleurs et paravent d’une souple ploutocratie. Ils s’essaient surtout à justifier par les « raisons » d’une prospérité générale (concentrée en quelques mains particulières !) et un faux droit, et de vaines facultés d’accession de chacun à la richesse privée et aux fonctions publiques, les libertés effectives d’un noyau restreint de fortunés, maîtres toujours indétrônés des destinées d’autrui. Certains ont conscience qu’un malaise — auquel il faudra tôt ou tard s’attaquer — paralyse peu à peu, dans la progression ambiante, une société privée (par des inégalités monstrueuses d’effort et de jouissance et l’accès à la vie totale interdit de fait au grand nombre) de la poussée lumineuse de millions d’individus libérés. Mais ils n’osent, — je ne parle pas ici de ceux qui, répudiant leurs origines et le cloisonnement odieux des classes, sont entrés dans l’arène avec les novateurs sociaux — abandonner l’économie (théoriquement caduque et scientifiquement isolée, condamnée enfin par l’équité humaine, mais aux profits pour les leurs encore certains) du capitalisme...

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Entre la société (théoriquement presque inconcevable, et, du reste, pratiquement inviable) où rien ne subsisterait de l’individu dans le bloc plein d’une communauté intégralement « unicisée » et, de l’autre, le système qui consiste en l’isolement individuel complet et ne s’évoque que dans le cadre d’une contrée inexplorée avec tous les aléas du sauvagisme, il y a toute une gamme de combinaisons sociales et économiques, plus ou moins naturelles ou logiques, durables ou éphémères, heureuses ou agitées... Toutes — qu’elles s’en défendent ou non — cèlent en quelque proportion ces éléments constitutifs de communisme et d’individualisme — pôles extrêmes — stériles si on les envisage dans leurs absolus irréductibles, mais, si on considère l’amalgame plus ou moins judicieux, matériaux essentiels, et d’ailleurs inévitables, de tout noyau sociable. Il est évident que l’individualiste isolé, si peu qu’il quitte les régions expurgées du plus petit rapport d’ordre vital ou utilitaire avec autrui pour s’approcher de quelque unité humaine, se réincorpore à quelqu’un de ces systèmes qui, peu ou prou, grossièrement ou habilement, par abandon instinctif ou concertation réfléchie, mêlent le social à l’individuel et accordent à l’un ou à l’autre la prédominance, selon la façon dont on y envisage la structure du corps social et la conception que l’on s’y fait de la satisfaction et de l’importance de ses composants. Des principes hétéroclites et souvent contradictoires, dont certains eurent dans les civilisations disparues leur épanouissement et qui animent encore, diversement, les formes sociales actuelles, président aux assemblages de ces laborieux édifices.

Nous ne ferons pas ici de ces divers systèmes un examen qui aura sa place au mot société, tout comme les anticipations sociales et économiques du communisme et de l’individualisme anarchistes qui ont été jusqu’ici seulement esquissées et non traitées en propre. Nous constaterons seulement que, parmi les systèmes en vigueur (et d’influentes philosophies constructives visent à les défendre plus qu’elles ne les contrecarrent), nul n’est arrivé à assurer à l’ensemble des individus une stabilité satisfaisante. Aucun n’est parvenu, non pas à amener en état d’harmonie, mais même à maintenir en équilibre toutes les portions d’humanité du corps social. Tous n’obtiennent, des individus réunis, la « mécanique » prévue par leur économie que par l’intervention extérieure, la superposition d’un appareil de coercition parfois plus ingénieux que les rouages incohérents dont il assure la coexistence. C’est que, en dehors d’une imperfection manifeste et dont nous ne pouvons dire si elle est davantage le fait d’une barbarie persistante ou du mauvais vouloir, tous, parmi les systèmes existants et d’autres en instance de succession, admettent comme légitime, consacrent par des mœurs et des lois l’inégalité initiale des unités constituantes. Ils en disproportionnent les possibilités vitales d’abord, évolutives ensuite, et impliquent une échelle d’accès aux biens généraux qui est, non seulement pour l’homme mais même pour le producteur, une normalefrustration. Et les privilèges qu’ils accordent à des catégories favorisées, ils ne peuvent que par l’ignorance, la terreur ou la violence, en garantir le bénéfice. Tous font appel à la force en mille interventions ouvertes ou dérobées et soutiennent, par de savants ou cyniques artifices, souvent idéalisés de morale, les prérogatives somptueuses de groupes numériquement grêles. La société dont nous subissons l’emprise et dont les caractéristiques s’agglomèrent en « civilisation bourgeoise » a trouvé dans un assemblage politique dont l’État est la clef de voûte, l’arme la plus propre pour conserver à ses appétits le jeu souverain de leurs appropriations. C’est l’armature osseuse d’un régime en lequel n’existe qu’à travers un mensonge flagrant le soutien volontaire des participants dépouillés. Et c’est elle qui assure à un capitalisme boulimique l’adéquate activité des masses rivées à ses services...

Que, d’une part, la domination se relâche, qu’un instant l’appareil répressif s’avère impuissant à maintenir les individualités spoliées, ou que, d’autre part, la notion d’une plus complète individualité s’éveille en l’esprit des opprimés, que le savoir les pénètre, que la peur les abandonne, et la ruée des besoins comprimés aurait tôt fait de disloquer ce corps d’iniquité. Mais les étapes d’une telle révolte (qui, sans conscience, serait sans lendemain), mais les ébauches subséquentes ne nous intéressent que si à mesure elles ouvrent le chemin de leur vie propre à un plus grand nombre d’individus. Et c’est comme fonction de cette délivrance — délivrance matérielle, intellectuelle, morale, etc. — que les mouvements sociaux, même restreints, et les sociétés nouvelles appellent notre chaleureuse attention, notre aide au besoin, et qu’une éducation préparatoire en doit orienter, dans le sens de nos espérances, les déterminantes. Mais « c’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement, nous anarchistes ; chaque individualité nous paraît être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie. » (Elisée Reclus). Et nous n’abdiquons rien de nos revendications idéales et entendons peser en ce sens, sympathiquement chaque fois qu’il est possible, sur les réalisations d’abord, l’évolution ensuite des provisoires sociaux qui peuvent, autour de nous, naître et s’établir.

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On a vu déjà — aux mots anarchisme, capitalisme, État, , etc., et à travers les multiples mots, choisis d’ailleurs, qui évoquent quelque face du problème individuel et social — que les anarchistes se posent en adversaires résolus de toute forme collective qui poursuit l’extension unilatérale d’une classe avantagée et, en particulier, de « ce faux état social qui attribue à l’un le produit du travail de milliers d’autres. » (Elisée Reclus).

Il n’est pas question de nous illusionner sur la capacité sociale effective de l’éducation spontanée ni sur les vertus totales du catastrophisme révolutionnaire. Ni de prêter à la liberté (terminologie vague qui, dans son absolu, cèle l’autocratisme et nous ramène à la suprématie des forts) un potentiel magique. Socialement parlant, l’anarchie intégrale demeurera d’ailleurs vraisemblablement bien plus tendance que possibilité, idéal plus que système réalisé. Mais tout avènement du socialisme (en ses formes toujours plus dégagées de l’État) s’attaquant à l’unilatéralisme de la propriété, nous semble appelé à favoriser l’essor des individus comprimés dans le capitalisme — comme ils le furent dans le servage — par un labeur annihilant Avec lui s’accusera, nous l’espérons, une détente à mesure plus marquée.

« Le socialisme, d’ailleurs, n’est sans doute qu’une des phases de l’humanité. La mentalité inférieure de la masse bourgeoise ou plébéienne nous réduit seule à la nécessité de certaines contraintes sociales... Le premier besoin de justice satisfait, l’esprit de liberté réclamera sa part. Et, tour à tour épris de plus de justice et de plus de liberté, oscillant des prêcheurs de communisme aux prêcheurs d’anarchie, l’homme social toujours rencontrera de nouveaux domaines pour son initiative indépendante ou associée. »

L’anarchie n’est pas strictement à nos yeux le « système politique et social où l’individu se développe librement, émancipé de toute tutelle gouvernementale » qu’elle apparut à ses débuts. Elle n’est pas pour nous, comme pour certains des nôtres et souvent pour la foule, un organisme virtuellement réalisé — quelque chose comme « la société du bon plaisir » — que ses constructeurs tiennent en réserve pour le lendemain du « Grand Soir ». L’anarchie est moins une doctrine d’ailleurs qu’une aspiration, et nous ne nous enfermons pas, à proprement parler — ce mot pris dans son sens étroit de système — dans quelque « société anarchiste ».

L’anarchie est surtout l’esprit, et la force au besoin, qui doit sans relâche, dans les pré-révolutions comme aux heures de réédifications, vivifier d’une part les philosophies et les sociétés nouvelles, et toujours, d’autre part, faire obstacle à ce que l’individuel soit offert en holocauste au social ou à quelque portion du social. Elle ne prétend pas être la magicienne du bonheur des peuples qui, dans les plis de sa robe idéale, tient prête pour les hommes quelque structure de la définitive harmonie. Elle est plus et mieux que le cadre le plus large. De l’individu possible, elle est la gardienne et le guide, la protectrice et le flambeau. Elle n’a pas, au pendule infatigable du temps, imposé l’arrêt sur quelque immuable « paradis ». Elle n’est pas l’esclave de quelque demain stéréotypé. Ses formes aimées ne sont que des passages et des expériences ouvertes, et des jalons. Elle les quittera pour aller plus loin avec tous ceux qui auront mieux. Elle ne voit pas de limite au savoir agrégeant des hommes, pas de borne au plus vaste champ social, de fin au plus grand individu. Mais elle veut les hommes toujours plus libres pour qu’ils apportent leur concours à l’imprévisible. Car il n’y a pas pour elle toute la lumière humaine, ni toutes les jouissances, sans tous les hommes... Nous ne réduisons pas l’anarchie à n’être qu’une étape, dans notre avance un point, dans notre rêve un moment. Nous ne pouvons la concevoir en effet comme une cristallisation. Elle n’est pas, elle ne peut pas être conservation, au sens où ce mot signifie l’immobilité. Elle est l’inlassée prospection. A son étreinte se dérobe le but à mesure que sa recherche l’atteint, et elle s’anime et se roidit pour de nouveaux essors. Elle est par essence contre ce qui existe, non par opposition pauvrement systématisée, mais par ambition large et claire, parce qu’elle est avec et pour ce qui sera. L’anarchisme est comme le juif errant de la pensée et de la vie. Il ne s’offre, aux courtes haltes, que le réconfort du repos. Et il reprend, retrempé, la route sans fin, si passionnante dans son inconnu. Et dans la marche insatisfaite est sa raison d’être et sa joie...

Que fera l’anarchisme en face du social ? Il n’y a pas de milieu. Ou nous aimerons jusque chez autrui l’individu accru et nous sauvegarderons sa liberté, ou nous tournerons vers nos centres d’aveugles regards, et se réorganiseront autour de nous, contre nous, « les libertés de barbarie ». De l’individu qui s’efforce à nos côtés, nous serons l’associé et coopérerons, dans la « réforme économique » accomplie, à cette « réforme mentale » dont nous cueillerons aussi ensemble les fruits. La liberté multipliée n’est pas, ne peut pas être la stagnation de la pensée. Elle est la cage ouverte aux esprits emmurés. Songez à « ces libres Hellènes qui furent nos devanciers et sont encore nos modèles. » (E. Reclus). Parmi les hommes libérés, l’homme, d’une aile plus sûre, reprend son vol. Mais si « contre tous les partis les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté » (Kropotkine), on ne peut s’attendre, si l’avenir sourit à leurs espérances, qu’ils laisseront se reformer derrière eux ces « libertés d’oppression » dont ils eurent tant de peine à triompher. Nous voulons dégager l’individu naissant « qu’un destin mauvais jette en pâture à la violence des forts » et ne pouvons admettre qu’il soit repris par des coercitions de maturité. Nous ne pouvons — prudence, intérêt, bonté, égoïsme, altruisme, ce que vous voudrez — abandonner le frère humain au carnassier à peine assoupi dans les ténèbres de l’homme et qui ne peut manquer, au réveil, de ranimer sa griffe si se désintéresse notre vigilance... Se plaindre que « l’action collective amoindrira l’individu par quelque diminution de liberté, c’est réclamer en faveur de la liberté du plus fort, qui s’appelle l’oppression. »

Certes ceux qui, parmi les nôtres, à tort ou à raison, regardent le communisme le plus étendu comme l’atmosphère et le cadre les plus propres au jeu fécond des individualités, ne peuvent le considérer comme une fin, ni s’y figer dans un dogme. Ils ne cessent pas — ils ne peuvent pas cesser — d’être à la recherche de conditions meilleures peut-être. La préoccupation du « milieu (ou des milieux) adéquat à toute époque, au maximum de bien-être et, de liberté pour chaque individu » les éloigne d’une absurde stagnation. Et leur doctrine sociale, sous le contrôle de ce principe, demeure éminemment circonstanciée et constamment révisable. Or l’existence même d’un milieu où toutes les individualités pourront poursuivre librement leur évolution implique logiquement qu’il ne pourra y être toléré l’oppressive suprématie d’une individualité particulière et que toute liberté d’expansion (et ce mot est pris ici dans son sens effectif et n’a rien de commun avec l’artifice déclamatoire des morales en vigueur) s’y limitera à la liberté voisine. Car « il est évident que l’homme ne peut être absolument libre que dans l’isolement absolu. Toute collectivité, toute société, toute vie publique restreint la liberté de chacun dans la mesure nécessaire à l’exercice de la liberté d’autrui. L’essentiel est que cette vie politique qui est pour l’homme un moyen » le demeure pour tous et ne devienne jamais une fin ni en elle-même, ni, par prédominance oppressive, pour quelques-uns, pour quiconque. D’autre part si la société n’est, théoriquement, qu’une « entité abstraite, qui ne subsiste que par et pour les individus », elle n’en a pas moins, pour chacun de nous, une existence réelle dont pas un être intelligent ne niera les bienfaits. Que ce soit par égoïsme développé ou par altruisme natif (tous deux d’ailleurs évolutifs) que l’homme se porte vers son prochain, qu’il s’agisse d’un prolongement ou d’un dédoublement (l’un comme l’autre fécond), c’est là le terrain — plus spéculatif qu’efficient — de la philosophie. Mais les faits, mais l’expérience, tout ce que nous savons de la vie et du monde nous dit que l’homme ne vit pas seul, que tout ce qu’il a pu acquérir qui vaillehumainement lui vient de ses rapports avec ses semblables, bref qu’il ne serait, sans eux, qu’une pauvre cellule chétive et désemparée en lutte constante pour ne pas périr. L’individu n’a pu croître et s’élever que par l’appui des individus, voisins, par une coalition défensive d’abord, propulsive ensuite contre les forces adverses. Car l’entr’aide n’est pas qu’un misérable resserrement vital — précieux du reste — elle est le facteur constant de nos plus belles acquisitions...

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Du point de vue biologique, nous l’avons vu, la liberté est la chose essentielle :

« Sans elle, la croissance et le développement individuels sont impossibles, et partout où le développement de l’individu est entravé, l’évolution de l’humanité s’arrête. Il nous est impossible d’énumérer les innombrables arrêts, de calculer en chiffres exacts la gravité des blessures infligées à nos libertés individuelles quand le pendule revient vers l’esclavage. Néanmoins, sans conteste possible, il y a blessure. Il ne peut en être autrement d’ailleurs. Biologiquement parlant, nous faisons tous partie d’un même ensemble organique, — l’espèce humaine, — faire tort à l’un, c’est faire tort à tous. On ne peut, pas avoir la liberté à l’une des extrémités de la chaîne et l’esclavage à l’autre extrémité. Selon nous le Privilège doit être aboli, quel que soit son aspect ou sa formation. Le Privilège est la négation de l’unité organique de l’humanité, de cette unité de la famille humaine que nous regardons comme une vérité scientifique. » (W.-C. Owen)

Mais à l’égard de ce privilège (dont l’appropriation foncière et la monopolisation arbitraire des moyens de production, d’échange et de consommation, constitue actuellement le type économique), une fois opérée la réduction de toutes ses formes accessibles, les individus ne peuvent — sans se condamner de nouveau à l’amoindrissement prochain — se départir d’une clairvoyante vigilance. Notre conception de la liberté de vie s’oppose non seulement à la licence, mais à la liberté même du privilège. Leurs principes s’excluent au point que nous ne pouvons, dans là logique, en concevoir même, dans le milieu social, la coexistence. Mais nous savons que, dans l’état actuel des mentalités générales, le jeu libre des individualités est pratiquement impossible sans des mesures propres à en garantir l’exercice. S’abandonner au rythme idéal d’une liberté théorique, c’est tenir ouvertes au privilège toutes les portes — ou presque — pour une rentrée sociale, c’est lui offrir toutes les facilités de reconstitution. La coalition des humains avertis — comme celle des faibles dans la nature d’ailleurs — doit tenir en respect (et je n’évoque ici nul appareil, nulle méthode ou organisation spéciale de résistance et d’alarme) les forces brutales — instinctives aussi — à l’affût inlassé de toutes nos défaillances et de tous nos relâchements. En attendant que les faibles s’élèvent à la force de la raison par la culture et la conscience de leur individualisme, on ne peut s’en remettre aux forces du hasard du soin de tenir en équilibre tolérant et fertile les portions actives, différenciées, multitudiques de l’humanité...

De même que « l’individualité physiologique — et son harmonie — est constituée par l’activité propre, mais cependant subordonnée à l’activité totale, des éléments cellulaires » de même le corps social doit être considéré comme un organisme (superposé sans doute, mais non superfétatoire) dont le fonctionnement, utile à tous, « nécessite un acquiescement de la liberté individuelle ». Dans le désordre des régimes actuels, où quelque Moloch social subsiste et où les avantages sont faussés dans leur application (dans leur préparation aussi) plus encore que dans leur principe (théoriquement libéral), c’est surtout la balance des biens sociaux, des protections sociales, qui est à refaire et, en vue de justes apaisements et d’équitables possibilités individuelles, l’économie confiée aux associations privées et libres. Et c’est la marche de l’ensemble social réglée sur les exigences mouvantes de tous ses composants individuels, en vue de leur plus complète satisfaction... Il nous apparaît que « la planète n’est pas faite pour être dominée par quelques-uns » et qu’elle ne doit pas être le « fief » de quelque aristocratie. A nos yeux, « la terre est faite pour être utilisée, librement et également par tous ceux qui y vivent... C’est un organisme économique unique, un entrepôt unique de richesses naturelles, un atelier unique où ont un égal droit de travailler tous les hommes et toutes les femmes. » (W.-C. Owen). Mais, sur ce terrain naturellement offert à toutes les existences humaines, les plus forts, ou les plus rusés, bref les plus âpres ont établi ce règne permanent de la curée qu’une soi-disant civilisation encense et justifie. Et si la civilisation nouvelle ne veut pas retomber sous la griffe d’une « société de loups » elle devra lui opposer des institutions plus solides que le rempart de sa raison et la proclamation d’une liberté générale...

Il n’est pas, socialement, de prédominance limitative que nous puissions accepter, fût-ce celle d’une « élite ». Où est d’ailleurs la supériorité ? Et qui en est juge ? Et chacun ne possède-t-il pas en lui les éléments de sa propre supériorité ? « Qui de vous, disait Elisée Reclus, qui de vous, dans son âme et conscience, se dira le supérieur de son voisin et ne reconnaîtra pas en lui son frère et son égal ? » A quel étalon se rapporte l’élite ? Où en sont les attributs immuables ? Et « l’élite maîtresse » va-t-elle, pour asseoir son triomphe, paralyser la naissance ou l’essor d’une « élite inconnue » ?... D’autre part, l’individualisme qui trouve en l’anarchisme ses principes et ses garants n’est pas ce scepticisme qui, pour sauver l’individu du relativisme social, pour l’arracher à ses limitations, le précipite, en un irréalisme de fait, dans cette non-existence en laquelle se résorbe l’entité. Là n’est pas le caractère, riche et puissant de « l’homme le plus seul ». Et l’individualisme aristocratique lui-même (si intellectuellement ou esthétiquement spécialisé soit-il) ne peut se concevoir muré dans quelque retraite hautaine et stérile. Dès lors qu’il s’élargit à des aspirations complexes d’harmonie et poursuit son indéfinie réalisation, plus que jamais l’intéresse — pour l’enrichir — la montés solidaire du social.

Mais comprendre et favoriser le non-moi, coopérer à son élargissement ne signifie pas se fondre en lui, acquiescer aux préjugés du prochain, épouser ses idéaux grossiers. Sentir en soi vibrer autrui, ce n’est pas se réduire aux médiocrités ambiantes, ramener ses aspirations aux horizons menus de l’environ. La notion intelligente du social est tout l’opposé du renoncement. Elle n’implique qu’un minimum d’acceptation et comporte la révolte avertie et constante contre le statu quostagnant. Car un demain plus riche n’est pas fait de piétinement. Autrement que fondues dans les répétitions et les obédiences seront fécondes et profitables à elles-mêmes et aux autres les unités attentives a une persévérante activité personnelle. Solidarité n’est pas abandon et il n’est pas pour nous de force reconnue qui rive notre lumière aux vérités admises, à la. souveraine opinion. Rien dans la ligne d’une individualité — dès que sa voie n’est pas tyrannique d’autrui — ne peut être sacrifié à l’esprit grégaire, étouffé sous les régressives « raisons » de l’existant. Moins il y aura d’hommes dans la masse, c’est-à-dire plus nombreuses seront, les réalisations originales et volontaires, et plus se détendra, dans le cadre commun, la liberté générale. Car elle est faite de permanent qui-vive individuel. Ni notre pensée, ni nos gestes ne cadencent le balancier du groupe : nous nous affirmons nous-mêmes parmi les autres et ne nous laissons pas entamer par l’imitation. Copier, opiner, c’est végéter : nous voulons vivre, entraînant vers la conscience de leur propre vie le plus que nous pourrons des êtres côtoyés. La foule est un écran et une meule, et c’est à lutter contre ses ténèbres et son écrasement que se conquièrent non seulement les valeureuses et claires personnalités, mais les conditions meilleures du milieu. Les individus émergeants sont la garantie future du social, non les troupeaux unis comme une mer dormante...

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Si l’on étudie, à travers les tempéraments et les philosophies souvent dérivées, les aspects parfois originaux et, au premier abord, divergents, de l’individualisme d’esprit anarchiste, on découvre rapidement, à rencontre de certaines apparences, la réductibilité d’ardents désaccords et l’initiale parenté d’une attente profonde. Si nous faisons la part des spécialisations et des caractères, celle également des systématisations parfois involontaires et presque toujours excessives, la part aussi d’une dispersion qui souligne l’indépendance et l’audace, atteste la vitalité, celle des vagabondages erronés qui vont de pair avec les prospections perpétuelles de cerveaux armés à fond de doute critique, celle enfin des classements hâtifs et des fuyantes ou traîtresses terminologies ; si nous tenons compte encore de la tendance — faite d’un certain nombre de nos faiblesses humaines — à trancher les opinions, à les faire participer parfois (arbitraire d’abstraction) de la belle ordonnance d’une logique trop démonstrative, à voir dans le différent trop vite l’inconciliable, dans le non-incorporé l’irréductible, à mettre face à face (impatiente clarté, relief déformant) des théories que tant de faits unissent, que séparent surtout les vocables, nous trouverons, sous nos yeux attentifs, plutôt des diversifications que des antagonismes et, des poursuites parallèles — et de facile coexistence — bien plus que d’essentielles oppositions. Qu’il s’agisse de l’individualisme d’abord sensible et qui s’épanouit en altruisme confiant ; de l’égoïsme que l’intelligence entend averti, prolongé, débordant ; de l’individualisme davantage subjectif et préoccupé d’ampleur éthique et d’harmonie ; de l’individualisme de réciprocités contractuelles et d’expériences ; du socialisme préalable entendu comme le tremplin de l’individu, ou, à la fois, d’un peu tout cela, en tous ces individualismes il y a le souci minimum — et spécifiquement anarchiste — de n’écraser nul individu et la conscience d’être, au contraire, intéressé à son harmonieux rebondissement. Et s’affirme, à travers le jalonnement des constructions ébauchées, la recherche sincère de conditions adéquates à d’égales possibilités humaines. Et ils cèlent, chacun, des portions .de vérité et tous entrebâillent l’avenir et découvrent un pan d’horizon...

Derrière l’insuffisance des pauvres mots et le partiel des conceptions — et le partial même, si humain et si proche — le provisoire aussi des solutions ; par-delà la pénurie de nos moyens d’affirmation individuelle qu’étranglent au surplus des cadres hostiles ; au-dessus des passions mêmes, précipitées dans le champ des édifications ou des hypothèses ; plus haut en somme et plus loin que les définitions — ces prisons — et, les modes — ce moment — et parmi nos pensées vigilantes et nos efforts fébriles, et malgré d’accidentelles incompréhensions, se profile, dominante, l’aspiration vivante et large sans laquelle l’individualisme n’est plus des nôtres, n’a plus pour nous de sens sympathique, n’est plus que la caricature des poussées naturelles et l’ombre des instincts altérés. A travers les critiques aiguës des uns et des autres et leurs prévisions hasardeuses, leurs investigations jamais découragées, leurs réactions résolues contre le non-individualisme paralysant, leur propagande particulière et leurs tentatives, retentit l’appel, fondamental et permanent, à la délivrance et à la réalisation detoutes les individualités. Et l’individualisme ainsi compris se situe — et c’est la pierre de touche de sa qualité et c’est notre critérium — en dehors de la tyrannie et de l’écrasement, en dehors des contraintes et des accaparements...

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Bien au delà des interdépendances vitales, aux réflexes en quelque sorte passifs, bien au-dessus de ce minimum de solidarité naturelle, organique, et dans une certaine mesure constitutive, qui relie tous les êtres vivant en société, plus loin que les collusions artificielles du besoin qui ne sont guère, au mieux, que des mouvements de conservation, l’anarchisme porte (par les voies du sentiment et de la raison) dans le domaine actif d’une fructueuse expansion, l’intérêt élargi qui le rattache aux autres unités humaines. Car notre individualisme, à nous anarchistes, a trop besoin pour son propre accomplissement et son devenir, de « l’air libre du large » et de la richesse des individualités voisines. Car sans elles, et privées de leur tolérance et, de leur aliment, nos propres individualités resteraient trop languissantes et précaires. Car notre individualisme est trop désireux de donner à l’ambiance cette réceptivité, à autrui ce potentiel d’échanges sans lesquels nos plaisirs aux ramifications multiples et nos jouissances toujours plus affinées et plus claires, demeureraient enfermés dans la prison de ses espérances mutilées. Car notre individualisme souffre trop des souffrances environnantes, et il a trop besoin de la joie d’autrui pour l’intensité de sa propre joie ; il est trop virilement insatisfait, trop lumineux et trop lucidement avide pour qu’il puisse être confondu avec ce faux individualisme, 1’ « individualisme » de proie et d’oppression, refouleur d’individualités, concrétisation courante de la « morale de maîtres », orientation extérieure de la « volonté de puissance »...

Il n’a rien de commun, notre individualisme (celui de tous les anarchistes) avec l’égoïsme fermé du bourgeois, « l’individualisme » restrictif et fragmenté, « l’individualisme » qui n’est — quoique parfois fardé de science — que la jouissance bornée de la brute. Et il se différencie tout autant de celui — notre ennemi aussi, en dépit de propos abusants — qui, circonscrit au jeu de doléances étriquées, « veut camper son « moi » (un. moi squelettique sous son hypertrophie) sur un autrui dont il n’a senti ni compris le dynamisme et la richesse... Nous ne pouvons accepter sans protestation, sans désolidarisation élémentaire, que l’anarchisme, individualisme ouvert, serve de paravent à l’égoïsme régressif ou stagnant, au circonvolutisme centripète d’une morale qui, en dépit d’un verbalisme au reste usurpé, retourne aux réalités que nous dénonçons. L’individualisme (de quelque tendance, de quelque école anarchistes dont il se réclame ou auxquelles il s’apparente) n’est pas, ne peut pas être (hypocrite ou déclaré, conscient ou s’ignorant) l’individualisme de domination et d’exploitation, l’impérialisme de l’individu...

— Stephen Mac Say

Ouvrages a consulter.

Spencer : Principes de sociologie. Palante : Combat pour l’Individu ; Les Antinomies entre l’Individu et la société. J. Grave : L’Individu et la société. S. Faure : La Douleur universelle. Le Dantec : Traité de biologie ; L’unité dans l’être vivant, ; L’Egoïsme, etc. Spinoza : Ethique. Espinas : Les sociétés animales. Nietzsche : La volonté de puissance ; Le Crépuscule des Dieux ; Aurore. Kant : Raison pratique. E. Fournière : Essai sur l’Individualisme ; L’Idéalisme social. Leibnitz : Nouveaux essais. Renouvier : Critiques philosophiques. Kropotkine : L’Anarchie ; L’Entr’aide. J. Thomas : Philosophie morale Draghicesco : L’Individu dans le déterminisme social. Leroy-Beaulieu, Yves Guyot : Etudes économiques. Schatz : L’Individualisme individuel et social. Durkheim : Règles de la méthode sociologique ; La division du travail social. Han Ryner : Petit manuel individualiste, L’individualisme dans l’antiquité, etc. J. Tarde : La logique sociale. Elisée Reclus : L’Anarchie ; Evolution, révolution et l’idéal anarchique. Ibsen : Brand ; L’Ennemi du Peuple, Solness, etc. J. Novicow : La morale et l’intérêt, etc.

Ainsi que les ouvrages déjà cités (p. 71) par E. Armand à la fin de son étude sur Anarchisme individualiste.

INDIVIDUALISME

J’aime, à travers les partialités et les insuffisances, les sottises même du dictionnaire. Aussi, ai-je fouillé le petit et le grand Larousse pour y chercher la définition du mot individualisme. Dans les deux dictionnaires j’ai trouvé celle-ci du même auteur :

Système d’isolement des individus dans la société.

Mais dans le grand Larousse l’auteur précise :

Philosophie sociale. Subordonner le bien des autres à son bien propre, vivre le plus possible pour soi-même, c’est être individualiste.

Il ajoute encore quelques notations superficielles pour indiquer qu’il a lu Spencer et Nietzsche.

Et tout cela prouve, d’abord : qu’il est permis à certains hommes d’enseigner la langue française qu’ils ignorent, puisque cet auteur (anonyme) ne sait pas qu’en français il n’y a pas — absolument — de synonymes, ce qui lui fait donner du mot individualisme la définition qui conviendrait à un certain égoïsme, ce mot pris dans son sens étroit, défavorable, péjoratif.

Cela prouve encore que certains hommes sont capables de lire des ouvrages philosophiques sans les comprendre... A moins que ce soit là de la mauvaise foi. Tout est possible. La mauvaise foi, au reste, n’est qu’une conséquence de la sottise.

Comme le mot anarchie, le mot individualisme en est victime. Par malveillance, le grimaud chien de garde emploie l’un pour l’autre les mots égoïsme et individualisme et ne donne de l’individualisme qu’un aspect étriqué, restrictif, et une mesquine conception.

Nous allons ici tenter de restituer au mot sa véritable signification.

Quand le sens des mots n’est pas vicié, l’individualisme est un système qui a l’individu pour base, pour sujet ou pour objet. Ecoutez les individualistes et vous verrez que les trois aspects de cette définition sont bons.

L’individualisme est donc un système basé sur l’individu, qui a l’individu pour fin et l’individu pour agent.

Mettez cette phrase au pluriel et raisonnons. Nous voulons le bonheur de l’humanité. Mais l’humanité n’est pas une entité réelle ; seuls, les individus qui la composent sont des entités réelles. Donc, quand je dis : je veux le bonheur de l’humanité, je dis implicitement : je veux le bonheur des individus. L’individu est donc mon objet. Je dis l’individu, je ne dis pas moi...

On m’opposera peut-être qu’à ce compte tous les systèmes sont individualistes. Ce serait vrai si l’individualisme n’était que cela ; mais dans l’individualisme, l’individu n’est pas seulement l’objet, il est aussi le sujet. Mais avant de nous occuper de l’individu sujet, finissons-en avec l’individu considéré comme objet.

Je crois que tout ce qui a trait à la foule est éphémère, superficiel, illusoire et vain. Si je suis un orateur de talent, il m’est facile de faire admettre à une foule de trois mille personnes mon opinion habilement présentée. Ces trois mille personnes m’applaudiront « comme un seul homme ».

A ce moment précis il est possible de faire commettre à cette foule des actes énormes, héroïques ou odieux. Mais je n’aurai fait là rien de durable, parce que, l’emballement passé, la foule dispersée, les individus se ressaisissent ou sont repris par leur lâcheté. Si donc, je veux faire œuvre durable, il faut que je vise, non la foule, mais, parmi ces trois mille êtres, les quelques humains capables de devenir des individus. L’individualisme s’applique donc à rechercher, découvrir, perfectionner des individus.

Passons maintenant à l’individu agent ou sujet. Il est à peine besoin de dire, après ce qui précède, que ce ne sont pas les foules, les sociétés, mais les individus qui, œuvrant chacun avec la conscience de ses moyens et de ses responsabilités, viseront, non l’ensemble social, mais les individus pour la réalisation de leur plus grande somme de bonheur et leur plus grande somme de moyens.

Voyez que le but final est le bonheur de tous par le bonheur de chacun.

— Raoul Odin

INDIVIDUALISME (Anarchisme altruiste)

Un argument habituel, c’est d’opposer l’individualisme et l’altruisme, et vice versa. Et cependant, à mon avis, individualisme et altruisme se confondent de telle façon qu’il est impossible de les séparer... Pour me faire mieux comprendre, voici un exemple. Au printemps de 1910 j’ai été stupéfait de trouver, dans un manifeste du Comité antiparlementaire, au bas duquel se trouvait mon nom, une phrase où l’on disait que le devoir des ouvriers était d’adhérer à leurs syndicats. Le devoir ! C’est le sophisme le plus réactionnaire que je connaisse... Dans la phrase du manifeste, devoir est à peu près synonyme d’intérêt. Il est vrai qu’il s’y ajoute une légère dose de sentiment altruiste, sous forme de solidarité. Mais un sentiment ne peut être que spontané, il ne peut pas être la conséquence d’une obligation. L’amour ni la solidarité ne peuvent donc pas être un devoir. Et c’est par confusion dans les termes et par esprit d’autorité que les syndicalistes osent parler d’un devoir ouvrier...

Il s’agit, en effet, de donner à un conseil une consécration morale. La morale sert ainsi à des buts intéressés, à des politiques trop souvent malodorantes. Mais qu’est-ce que la morale ? Autrefois purement religieuse, la morale officielle tend aujourd’hui à se confondre avec le code. Il est même curieux de constater que la morale change en même temps que les lois. La morale officielle règle les rapports sociaux pour le maintien de la paix sociale et la sauvegarde des situations acquises. Il n’y a donc aucun fondement à la morale, si ce n’est les convenances de la classe dominatrice, avec un reste de préjugés religieux et des habitudes ou coutumes qui varient avec chaque pays. En réalité, personne n’obéit de son plein gré à la morale officielle ; on y obéit beaucoup par éducation et par habitude, un peu par peur, car il y a des gendarmes et des juges qui obligent les pauvres gens (mais non les puissants) à respecter la morale légale. Si l’on va au fond des choses, on s’aperçoit que nous agissons suivant notre plaisir, notre plaisir individuel. C’est là où la thèse individualiste a véritablement toute sa valeur. Dans les conditions sociales actuelles, gênés que nous sommes par les coercitions de toute sorte qui pèsent sur nous, nous agissons ordinairement par intérêt. Mais ce dernier mobile n’est qu’une déformation du plaisir...

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Cyniquement, hypocritement ou naturellement, les hommes agissent poussés par le mobile du plaisir. Qu’est-ce que le plaisir ? Il y a d’abord les plaisirs matériels immédiats qui correspondent à nos besoins physiques. Mais ce n’est pas tout, il y a d’autres plaisirs : intellectuels, artistiques, affectifs ou moraux. L’émotion qui accompagne chacun de ces plaisirs et se confond avec lui, cette sorte d’excitation de l’organisme qui correspond au plaisir, semble être plus agréable pour les plaisirs intellectuels, artistiques ou affectifs que pour les plaisirs matériels. Autrement dit, il semble que ceux-là soient supérieurs à ceux-ci. On peut déjà constater que quand un homme s’est suffisamment développé pour goûter aux plaisirs intellectuels et artistiques, il n’y renoncera pas facilement, malgré les déclarations de soi-disant pessimistes sur le bonheur des ignorants. On peut aussi constater que les hommes (même les animaux) sacrifient en général leurs plaisirs matériels à leurs plaisirs affectifs. Ces derniers paraissent l’emporter sur tous les autres. L’amour pour ses enfants, l’amour proprement dit, l’emportent certainement, en puissance de plaisir sur les autres puissances. C’est un fait d’expérience... Ainsi naît l’altruisme. Chez les hommes vivant en société, ayant besoin de l’entr’aide pour vivre, le plaisir altruiste s’est développé davantage. Nous sommes touchés par la douleur d’autrui, nous souffrons de la souffrance des autres. Nous ne pouvons pas rester impassibles devant les ignominies qui se commettent autour de nous. Et, d’autre part, nous éprouvons un plaisir moral à rendre service aux autres hommes. Faire plaisir à autrui est, un véritable plaisir...

Notre moi s’épanouit dans la bonté, ce n’est pas autre chose qu’un excédent de force individuelle. La bonté (ou générosité) est le véritable plaisir d’un individu bien développé. La maladie, la. vieillesse, les malheurs rendent les hommes plus égoïstes. L’égoïsme est un signe de faiblesse, c’est un moyen de défense pour les faibles. La solidarité altruiste, comme besoin d’expansion, est le plus haut signe de notre valeur individuelle. C’est donc de l’individualisme à plus haute puissance. Si nous nous solidarisons avec les souffrants, avec les prolétaires, par exemple, ce peut être par intérêt, si nous sommes nous-mêmes des prolétaires, mais c’est aussi par plaisir moral, et c’est uniquement par plaisir moral pour ceux d’entre nous qui ne sommes pas des prolétaires. On comprend aussi qu’un ancien ouvrier sorti du prolétariat (par chance) peut abandonner toute solidarité avec ses camarades, s’il n’était capable de comprendre que l’intérêt, tandis qu’un individu développé moralement (un anarchiste) n’abandonnera jamais cette solidarité avec les souffrants. Il n’y a pas ici de devoir. Devoir n’est qu’un terme du vocabulaire électoral, une expression du manuel civique, un préjugé pour votard, pour patriote, pour socialiste « conscient », pour syndicaliste discipliné.

Le besoin du bonheur pour tous, cet altruisme se sublime dans un désir idéaliste. C’est cet idéalisme qui est le véritable déterminisme des anarchistes. On nous reprochera que cet idéal ne peut jamais être atteint. Nous voulons vivre tout de suite, disent certains individualistes. Or, est-ce que notre joie n’est pas en nous dès maintenant ? Est-ce que l’effort que nous faisons vers cet idéal n’est pas par lui-même une satisfaction ? Je veux dire que l’effort vers l’idéal le réalise déjà en nous comme jouissance anticipée... On retrouve aussi cet idéalisme dans les religions. C’est un besoin humain que l’aspiration vers le beau et le bien. Et le sentiment religieux véritable n’est pas autre chose que l’exaltation du sentiment idéaliste, qui peut aller jusqu’au mysticisme. Mais je n’ai pas besoin, pour ma part, des mystères, des miracles et de toutes les inventions des thaumaturges religieux pour être idéaliste... L’idéalisme peut aller jusqu’au renoncement des autres joies qui n’apparaissent plus que comme secondaires... Dans les religions on recommande et on commande le sacrifice en l’honneur de la divinité, on restreint les plaisirs matériels ; on conseille les pénitences et les macérations. Notre idéalisme ne comporte pas ces pénitences. L’anarchisme ne renonce pas au développement physique, intellectuel et artistique des individus.

S’il y a un véritable plaisir dans le sacrifice, encore faut-il ne pas être dupe. Le plaisir n’exclut pas le raisonnement. Si l’on peut trouver du plaisir à se sacrifier volontairement par amour, ce serait une duperie que de se sacrifier par devoir ou par résignation, de se résigner à l’esclavage par peur de la violence, par crainte de faire souffrir autrui. Si la violence est odieuse contre les faibles, elle est nécessaire contre la tyrannie des forts, pour l’émancipation des individus. C’est ce point de vue qui nous distingue tout à fait des croyants et des tolstoïens. Ainsi la révolte peut être nécessaire contre une tyrannie familiale ; elle est nécessaire contre la tyrannie patronale et la tyrannie étatiste... Il y a donc entre l’égoïsme et l’altruisme une question de proportion qui varie suivant la force des individualités et les conditions du milieu. Si les conditions sociales permettaient le développement complet des individus, ce développement intellectuel, artistique et idéaliste suffirait, mieux que toutes les polices, que toutes les morales et tous les codes, à assurer par l’individu lui-même le refrènement de ses appétits dommageables à autrui... On me dira que la culture n’empêche pas beaucoup les gens de se montrer féroces pour autrui, quand il s’agit de leurs intérêts. Nous en avons de nombreux exemples. Mais je répète que la concurrence et l’arrivisme sont la cause actuelle de cet égoïsme. On voit ces égoïstes féroces, une fois arrivés ou enrichis, pratiquer une molle bonté, dans le degré compatible avec la déformation subie par leur caractère. Dans la société actuelle, les rapports humains sont fondés sur le mercantilisme. Aussi l’intérêt immédiat s’oppose-t-il souvent au plaisir moral. Combien en ai-je connu qui ont sacrifié l’idéalisme enthousiaste de leur jeunesse au réalisme de la carrière !...

L’éducation ne suffit donc pas à assurer le triomphe de l’idée. Pour arriver à une société, fondée sur l’entr’aide, où le développement des individus pourrait se faire librement, où il y aurait harmonie et équilibre entre toutes les jouissances, quelle espérance pouvons-nous avoir ? Comment pouvons-nous concevoir la réalisation de notre idéal ? Comment nous débarrasser de toutes les contraintes matérielles et morales qui pèsent sur nous ?... Nous ne pouvons avoir d’espérance qu’en groupant tous ceux qui souffrent. C’est pourquoi la propagande qui s’adresse aux travailleurs, à ceux dont l’effort est exploité par une classe parasite, cette propagande seule paraît féconde. La solidarité des intérêts vient soutenir les aspirations idéalistes des individus. Et, pour exalter ces aspirations idéalistes, pour entraîner la masse à une révolte générale, pour changer la mentalité des hommes, asservie actuellement à l’obéissance d’une part et à la bassesse des intérêts de l’autre, il faut susciter de plus en plus les sentiments d’indignation et de justice, il faut arriver jusqu’à la passion. Cette crise passionnelle ou révolutionnaire est nécessaire pour élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, au-dessus de leurs intérêts immédiats ; elle est nécessaire pour les héroïsmes de l’action et pour transformer la morale actuelle, pour assurer la cohésion et l’action d’ensemble... L’éducation, si lente et si malaisée dans les périodes de calme, se fait toute seule et vite dans les périodes d’effervescence. Les grèves ont plus fait pour la propagande syndicale que toutes les tournées de conférences. L’affaire Dreyfus a fait naître un esprit nouveau. La Révolution française nous a débarrassés de l’ancien régime. Et si les révolutions sont suivies d’une période de dépression, la réaction est cependant incapable de restaurer la mentalité antérieure... Action révolutionnaire ou éducation ? En réalité, on ne peut opposer l’une à l’autre. L’éducation, la propagande préparent à la révolte. Mais la révolte individuelle n’aboutit a rien ; elle peut quelquefois, avec de 1a chance, élever les individus au-dessus de la masse souffrante et méprisée ; elle ne satisfait pas nos aspirations idéalistes. Le plaisir moral est sacrifié a l’arrivisme. Notre idéalisme ne sépare pas notre affranchissement de celui d’autrui. Et la révolution seule, dans un effort général de passion, peut transformer le milieu économique et faire disparaître les coercitions matérielles et, morales qui pèsent sur les individus.

Ainsi l’individualisme aboutit à l’altruisme. Certains individualistes se refusent à cette conclusion. Pour débarrasser l’individu de ses préjugés, ils le débarrassent en même temps de ses sentiments. Il en est même qui raisonnent sur l’Individu, considéré en soi, sans tenir compte du milieu. Ils ne s’aperçoivent pas que l’individu-abstraction n’existe pas. Or il n’y a que des individus ; il faut donc que chaque individu tienne compte des autres individus... Ceux-là, aux yeux desquels leur seule personne vaut quelque chose, sont incapables d’ailleurs de vivre dans leur abstraction et nous verrons tout à l’heure à quelle conséquence ils aboutissent. Ils méprisent les ouvriers, car ceux-ci doivent « prostituer leurs bras » ; ils combattent, les syndicats comme si l’association pour la révolte contre l’exploitation patronale n’était pas une nécessité économique... Comment s’abstraire du milieu ? Placés dans le milieu actuel et forcés d’y vivre, nous n’avons aucun moyen d’action qu’en luttant pour transformer le milieu, et nous ne pouvons espérer arriver à un succès que par l’association dans la, lutte, par l’entr’aide contre les forces oppressives : patronales et étatistes.

Puisque nous ne pouvons pas vivre en dehors du milieu social, comment donc mettre en pratique cet individualisme étroit (égoïste) qui consiste à vivre pour soi, sans s’occuper des autres. La pratique conduira certains aux expédients de l’illégalisme, c’est-à-dire au parasitisme (voir Illégalisme : Le vol)... La morale de ces individualistes comporte le mépris de la foule. Elle permet ainsi de vivre, non pas aux dépens des plus forts (qui ne se laisseraient pas faire, mais aux dépens des plus faibles, disons-mieux, des naïfs, c’est-à-dire de ceux qui sont désarmés par leur confiance même... Une telle morale n’est pas, en effet, une morale sentimentale. Elle ne connaît que la raison égoïste, elle ramène tout au calcul. Elle méconnaît ainsi un des plus forts mobiles des actions humaines et la source des joies les plus vives. Elle se vante d’être inaccessible aux illusions qui, sont parfois la plus douée chose dans la vie. Mais elle est suffisante pour couvrir les appétits des individus, pour servir de prétexte à la vanité démesurée de certaines personnes. Elle peut ainsi être utilisée par quelques-uns pour légitimer les pires ignominies et les plus singuliers dévergondages... Cette morale est tout à fait semblable à celle de la bourgeoisie actuelle. Toutefois celle-ci se couvre, plus ou moins hypocritement, chez beaucoup de gens, d’une morale religieuse dont on n’observe pas l’esprit, ou bien de préjugés sentimentaux et de prétextes philanthropiques, qui la rendent plus odieuse encore. L’autre, au contraire, se débarrasse de ces préjugés hypocrites, et ne se fait pas faute de les critiquer sans pitié.

Sous ces réserves, on peut considérer pratiquement la morale bourgeoise comme une morale individualiste. Les affaires sont les affaires, dit-on, et, en matière de commerce, on ne connaît aucune sentimentalité. La forme mercantile des relations dans la société moderne a imprimé aux rapports humains le caractère général de l’intérêt. Guizot a dit, autrefois, ce simple mot qui caractérise toute la morale bourgeoise : « Enrichissez-vous. » Celle morale s’est épanouie de plus en plus franchement dans les pays de civilisation capitaliste. C’est la morale américaine, la morale de Roosevelt, c’est la morale du succès. Les individualistes bourgeois, à la mode de Roosevelt, méprisent les faibles, les incapables. Le succès justifie tout. Or, est-ce une preuve de force que la réussite ? Est-ce une preuve d’incapacité que l’insuccès ? L’arrivisme est-il un brevet d’excellence ? On peut arriver et on arrive communément grâce à la chance d’une part, grâce à la fourberie, à la brutalité, au manque de scrupules, de l’autre. Un politicien, un ministre, etc., ne sont des modèles ni de vertu, ni d’intelligence, ni d’activité. Un président de République et un tœnia ont, pour moi, la même valeur morale. Un chef d’industrie, un président, de trust sont, aussi nuisibles qu’un conquérant.

L’action basée sur un individualisme aussi rapproché de l’individualisme bourgeois n’a qu’une portée sociale très limitée. Que peut donner la révolte individuelle ? Qu’est-ce qui la produit ? C’est d’abord la non satisfaction des besoins matériels. Un individu, s’il est assez fort, se révoltera contre les privations imposées, il se révoltera pour vivre, et il aura raison. Mais si lui-même se désintéresse des autres hommes, placés dans des conditions semblables aux siennes, son acte de révolte n’aura, d’autre bénéfice social que celui de l’exemple. Or la révolte individuelle ouverte n’a aucune chance de succès. Elle est extrêmement dangereuse : c’est presque un suicide. Aussi les individus, gênés dans leurs besoins et pressés de vivre, cherchent-ils à se tirer d’affaire par des moyens légaux ou illégaux, mais sans esclandre. En somme, c’est une sorte d’adaptation aux conditions de la société actuelle. L’effort peut quelquefois être pénible, mais il est sans héroïsme. Il n’y a pas là de révolte. Il peut être couronné de succès sans qu’il en résulte le moindre bénéfice social, sans même le bénéfice de l’exemple ou, s’il y a exemple, c’est un exemple d’égoïsme et, d’arrivisme. Il en est de même quand l’individu réagit contre les atteintes portées à ses aises et à sa liberté propre, s’il reste indifférent à la tyrannie subie par son voisin. Il y a là non seulement manque de sentiment, mais aussi manque d’intelligence. C’est la preuve du non-développement de l’égoïste et de la pauvreté, de ses besoins et de ses plaisirs...

Sanine, le héros du roman d’Arzebachef, dit à un révolutionnaire :

« Tu es capable de t’exposer à la prison, au besoin même de sacrifier ta vie pour la révolution, et tu es incapable d’un effort pour vivre ta propre vie, pour réaliser ton bonheur. »

Il dit encore :

« Quoique tu dises, tu souffriras toujours plus si l’on te coupe un doigt que si on le coupe à ton voisin. »

Le roman est tout entier dans la recherche du bonheur, c’est-à-dire dans la recherche du plaisir. Mais ce bonheur et ce plaisir sont dans la satisfaction des jouissances matérielles, en premier lieu des jouissances sexuelles. La question sentimentale n’y est pas considérée. L’auteur exalte simplement la jouissance physique. Sa morale est celle du plaisir égoïste (cynisme). On comprend qu’elle ait eu quelque influence sur des jeunes gens ayant perdu tout idéal, et qui y ont trouvé le prétexte de suivre leurs appétits sexuels, parfois avec quelque fanfaronnade... Plus tard, ces jeunes gens, après avoir jeté leur gourme, sont repris par les affaires, les « affaires sérieuses ». C’est toujours la même morale du plaisir égoïste, qu’on peut ranger dans les morales de l’intérêt.

La révolte individuelle ne peut s’exercer que dans le cercle familial ou dans le domaine moral. Elle peut avoir a s’exercer contre l’autorité des parents, contre des préjugés sexuels ou religieux, ou contre les devoirs de la morale officielle. Cette besogne d’éducation fait, partie de la propagande anarchiste ; mais elle n’est pas toute la propagande anarchiste. Toutefois, c’est à cette fraction de propagande que s’arrêtent maints individualistes ; on peut même constater que, comme Arzehachef, ils ont un faible pour les questions sexuelles. Des jeunes gens, gênés par l’autorité paternelle, ou pressés de satisfaire des besoins sexuels, sont portés à donner de l’importance à leurs propres préoccupations. Le résultat de leur agitation est extrêmement mince au point de vue social... La révolte principale, c’est Ia révolte contre le milieu économique, sans laquelle il n’y a pas d’émancipation possible des individus, tout au moins pour le plus grand nombre... Ces individualistes eux-mêmes reconnaissent pour les hommes le besoin de l’entr’aide. Ils proposent l’association entre camarades. Mais cette association ne peut rien changer aux conditions économiques. Elle ne peut rien contre l’accaparement des richesses naturelles et des moyens de production. Au point de vue moral, se retirer du monde, comme les moines, hors de la vie sociale, c’est plutôt, le fait de découragés. Je n’aurai pas la cruauté de m’appesantir sur ce qu’ont donné ces essais de « vie en camaraderie ». Les rivalités sexuelles, les compétitions d’autorité, les froissements de vanité, même des questions d’intérêt privé (je passe sur les calomnies, les querelles, les violences, etc.) ont amené rapidement la dissolution des communautés. En somme, la communauté d’idées n’entraîne pas forcément la sympathie, ni l’entente morale. Nous avons des amis parmi des gens qui ne partagent pas nos idées. Et pour faire telle ou telle propagande spéciale, nous préférons parfois nous unir avec certains bourgeois libéraux plutôt qu’avec certains camarades.

La délivrance économique ne peut se faire que par l’expropriation. On ne changera rien aux conditions actuelles par des essais d’association de production, si les capitalistes détiennent les moyens de production. La révolte individuelle contre le milieu économique étant impossible, les individus ont depuis longtemps été amenés à s’associer pour la révolte collective. Le mouvement syndical est né de la nécessité de résister, de résister ensemble, à l’exploitation patronale. Les ouvriers font, par la révolte, l’apprentissage de la solidarité, une solidarité d’intérêts. Autrefois, cette solidarité était assez étroite : elle était limitée entre les membres du même compagnonnage. Il n’y a pas encore très longtemps, elle était limitée entre les membres d’une même corporation : les typographes méprisaient les ouvriers des autres corporations moins favorisées ; et tout le monde se souvient des divisions de caste, qui existaient naguère entre les ouvriers des différentes catégories du bâtiment. Aujourd’hui, la solidarité tend à devenir plus large : les syndiqués se sentent solidaires des autres syndiqués, sans distinction de catégories ou de métiers. Mais la solidarité s’arrête là. Un ouvrier non syndiqué est pour un bon syndicaliste un être dégoûtant qu’on a le droit d’empêcher de travailler, même en temps normal... Je ne parle pas ici des jaunes, méprisables valets du patronat. Mais tous les non-syndiqués ne sont pas des jaunes, ils ne sont pas toujours les derniers à se révolter contre les patrons. Cependant, même grévistes, ils n’ont pas toujours droit à des secours de grève égaux. — « Alors, où serait l’avantage d’être syndiqué ? » me disait un secrétaire de fédération. La solidarité syndicale, plus large que l’ancienne solidarité corporative, n’est donc pas une solidarité humaine...

Qu’il s’agisse soit d’intérêt individuel, soit d’une solidarité limitée à une collectivité quelconque, c’est toujours une révolte par intérêt. Restreinte à ce point de vue, la lutte d’intérêts ne satisfait plus complètement, nos aspirations, car elle peut, amener les plus grandes désillusions. Nous voulons satisfaire non seulement nos besoins matériels, mais nos besoins moraux. Nous voulons vivre complètement. Notre besoin de développement individuel nous amène déjà a une compréhension de la solidarité vraiment humaine. Ce principe de la solidarité a été très bien exposé par Bakounine dans le passage suivant :

« Aucun, individu humain ne peut reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans sa vie, qu’en la reconnaissant en autrui et qu’en coopérant à sa réalisation pour autrui. Aucun homme ne peut s’émanciper qu’en émancipant avec lui les hommes qui l’entourent. Ma liberté est la liberté de tout le monde, car je ne suis réellement libre, libre non seulement dans l’idée, mais dans le fait, que lorsque ma liberté et mon droit trouvent leur confirmation, leur sanction dans la liberté et dans le droit de tous les hommes, mes égaux... Ce que tous les autres hommes sont m’importe beaucoup parce que tout indépendant que je m’imagine ou paraisse par ma position sociale, je suis incessamment le produit de ce que sont les derniers d’entre eux. S’ils sont ignorants, misérables, esclaves, mon existence est déterminée par leur ignorance, leur misère et leur esclavage. Moi, homme éclairé et intelligent, par exemple, — si c’est le cas, — je suis bête de leur sottise ; moi brave, je suis l’esclave de leur esclavage ; moi riche, je tremble devant leur misère ; moi privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi, voulant être libre enfin, je ne le puis parce qu’autour de moi tous les hommes ne veulent pas être libres encore, et, ne le voulant pas encore, ils deviennent, contre moi des instruments d’oppression. »

Cette solidarité qui lie tous les humains entre eux, qu’ils le veuillent ou non, est encore une solidarité par intérêt ; car notre plein développement individuel, n’est, possible qu’avec le développement d’autrui. Au-dessus d’elle, il y a encore une solidarité plus vive, c’est la solidarité du sentiment, ce sont, nos aspirations vers le bonheur de tous. Je ne dis pas que la solidarité des sentiments n’existe pas dans la solidarité d’intérêts. Les sentiments ont même la plus grande part dans le mouvement de révolte ; ils servent de détonateur pour l’explosion ; ils donnent le branle aux revendications. D’ailleurs, il n’y a pas seulement des revendications matérielles. Les hommes peuvent souffrir dans leur liberté ou leur dignité personnelle. Donc, on se révolte aussi contre l’atteinte portée à sa propre liberté ou contre la tyrannie exercée contre l’un des membres du groupe dont on fait partie. De toute façon, la révolte a pour point de départ la souffrance (matérielle ou morale), le sentiment, de l’injustice subie (indignation) et, dans le cas de révolte collective, elle a pour soutien le sentiment de solidarité entre tous les membres de la collectivité intéressée... Les sentiments sont, plus larges que les intérêts. Les hommes s’indignent naturellement, contre toute injustice, même si elle ne les touche pas, ni leur groupe. Les sentiments donnent naissance aux aspirations les plus généreuses de l’homme et à l’idéalisme social au-dessus des partis et des classes.

Mais les sentiments se trouvent trop souvent liés et bridés par les intérêts eux-mêmes, par une éducation de particularisme et d’esprit de corps. On ne songe pas à se mettre par la pensée à la place d’autrui, pour pouvoir se juger soi-même. On se défend, comme d’une faiblesse, de tout élan généreux... On se resserre autour des intérêts particuliers de chaque association. Cet égoïsme collectif prouve tout simplement la faiblesse de la collectivité. L’organisation — non pas libre et librement ouverte, mais fermée, étroite et disciplinée — s’oppose ainsi aux meilleurs de nos sentiments naturels, elle s’oppose à l’idéal. Elle donne aux adhérents l’esprit de corps ou l’esprit de classe. Le compagnonnage restreignait la solidarité entre les membres affiliés. L’esprit corporatif soutenait la solidarité entre ouvriers d’un même métier. L’esprit syndicaliste limite la solidarité entre les travailleurs syndiqués... On s’habitue à réserver son altruisme exclusivement pour ses camarades. On ne s’aperçoit pas que la meilleure propagande est celle qui donne sans compter, qu’en luttant pour obtenir avantages et libertés pour soi-même et pour ceux qui sont encore incapables de comprendre l’audace et, le sacrifice, on fait plus pour la diffusion de ses idées qu’en refusant de partager le maigre butin des victoires précaires. Les intérêts de parti masquent l’idéal humain et restreignent l’élan des sentiments. En créant un parti, les chrétiens ne se sont plus occupés que de lutter pour la suprématie de ce parti (l’Église) et ils ont abandonné la réalisation de leur idéal communiste... L’idéologie est nécessaire pour élever les esprits au-dessus de la lutte quotidienne, vers la conception de l’affranchissement intégral de l’espèce humaine. L’exaltation des sentiments, le développement individuel servent à libérer les hommes des étroitesses de parti et de la politique étatiste. Notre morale du plaisir, à nous anarchistes, nous délivre des préjugés imposés par les vieilles morales de discipline et d’autorité. Nous agissons sans aucune contrainte. Si nous agissons pour autrui, c’est parce que nous y trouvons notre propre intérêt, c’est aussi parce que nous y trouvons notre plaisir.

La morale anarchiste s’oppose à la morale religieuse et, au lieu de prêcher le renoncement et la retraite, elle veut la vie, la lutte et le plaisir. Nous n’avons pas le dégoût de l’existence et de nous-mêmes, nous voulons vivre d’une vie aussi complète que possible, au moins par nos aspirations... En affaiblissant les individus, en prêchant le renoncement et l’humilité, les religions n’aboutissent qu’à un altruisme impuissant. Je le répète, ce ne sont pas les résignés qui seront capables de se révolter pour autrui. L’altruisme actif demande une force véritable ; autrement dit, on ne saurait être vraiment bon que si l’on est fort. Et l’on n’est vraiment bon que si l’on a la puissance de s’indigner et de se dresser pour autrui... Le sens de la vie pousse les individus, non vers le renoncement, mais vers la jouissance, vers le plaisir sous toutes ses formes. Nulle tyrannie, nulle religion, nulle police ne sont assez fortes pour étouffer ces aspirations. La foule est une réserve inépuisable de forces que la propagande doit s’efforcer de libérer. Cette propagande doit donner aux individus le courage d’oser espérer les aspirations qui leur viennent d’eux-mêmes, de leurs besoins, de leurs sentiments... La propagande n’a qu’à suivre ces impulsions naturelles. Elle doit surtout libérer la dignité individuelle des habitudes d’obéissance et dégager l’idéalisme hors de .la médiocrité de la vie quotidienne et des questions d’intérêt... Nous ne serons libérés nous-mêmes que lorsque les autres aussi voudront être libres, lorsqu’ une passion révolutionnaire enflammera la masse, non pour la suprématie d’un parti, mais pour la destruction de tout pouvoir.

— M. Pierrot

Note supplémentaire.

L’individualisme est une réaction contre les habitudes et les coutumes (habitudes traditionnelles) qui régissent le plus souvent les actions des hommes grâce à leur pouvoir sur l’inconscient et le subconscient.

La morale primitive est fondée sur ce qui est bien ou mal pour la tribu, exposée à de multiples dangers. La morale commune (coutume) maîtrise les impulsions des individus, en ce qu’elles peuvent avoir de dommageable pour le salut commun.

La communauté primitive réprime violemment les défaillances, la lâcheté, les maladresses des individus. Le sentiment d’infériorité est né de cette réprobation, et par conséquent l’amour-propre.

L’amour-propre vis-à-vis d’autrui a consolidé la morale ; et plus tard est né l’amour-propre vis-à-vis de soi-même. La maîtrise des impulsions n’a plus besoin de coercition autoritaire. L’individu doit arriver à être assez maître de soi pour vivre libre en société, sans dommage pour autrui, et assez conscient pour n’avoir plus besoin du respect obligatoire aux coutumes et aux lois. L’idéal des anarchistes est l’instauration d’une telle morale, sans obligation ni sanction.

Cette morale s’oppose donc au dévergondage impulsif des individus, qui est la négation même de la liberté, puisque la liberté ne peut se développer que lorsque les autres individus n’ont plus à craindre les appétits brutaux de quelques hommes sans scrupule. La plupart de ceux qui s’intitulent aujourd’hui individualistes parce qu’ils exigent l’assouvissement de leurs appétits, paraissent être des exemples de régression au type humain primitif. A côté d’eux, il faut aussi ranger quelques personnes, qui, selon l’opinion de certains psychiatres, présentent une déviation de l’instinct sexuel vers soi (narcissisme).

— M. P.

INDIVIDUALISME (Anarchisme-égoïste)

Il est peu de mots qui soient, plus diversement interprétés que celui d’« individualisme ». Il est, par suite, peu d’idées plus mal définies que celles représentées par ce vocable. L’opinion la plus répandue et que les ouvrages d’enseignement populaire se chargent, de confirmer, c’est que l’individualisme est un « système d’isolement dans les travaux et les efforts de l’homme, système dont l’opposé est l’association ».

Il faut reconnaître en cela la conception vulgaire de l’individualisme. Elle est fausse et, en outre, absurde. Certes, l’individualiste est l’homme « seul », et on ne peut le concevoir autre. « L’homme le plus fort est l’homme le plus seul », a dit Ibsen. En d’autres termes, l’individualiste, l’individu le plus conscient de son unicité, qui a su réaliser le mieux son autonomie, est l’homme le plus fort. Mais il peut être « seul » au milieu de la foule, au sein de la société, du groupe, de l’association, etc., parce qu’il est « seul » au point de vue moral, et ici ce mot est bien synonyme d’unique et d’autonome. L’individualiste est ainsi une unité, au lieu d’être comme le non-individualiste une parcelle d’unité. Mais la grossièreté des incompréhensifs n’a pu voir la signification particulière de cette solitude, ce qu’elle a d’exclusivement relatif à la conscience de l’individu, à la pensée de l’homme ; elle en a transposé le sens et, dans son habitude du dogmatique et de l’absolu, l’a attribué aux actions économiques de l’individu dans le milieu social, faisant de lui un insociable, un ermite, — d’où le mensonge et l’absurdité de la définition précitée. Que l’on dise « seul » avec Ibsen, ou « unique » avec Stirner, pour caractériser l’individualiste, les béotiens adopteront la lettre et non l’esprit de ces vocables.

Si cette conception vulgaire de l’individualisme est fausse, ce n’est pas du fait que les hommes qui se disent, dans le présent, individualistes vivent comme les autres en société, car les sociétés actuelles imposent à l’individu une association déterminée . L’individu subit cette association, mais là s’arrête sa participation, qui n’est nullement bénévole. De quoi l’on peut inférer que l’individualisme n’est pas un système d’isolement préconçu et n’est pas, par conséquent, 1’opposé de l’association, c’est de ce que bon nombre d’anarchistes communistes, donnant enfin à l’expression de « communisme » un sens moins religieux, moins chrétien, s’affirment également individualistes. Max Stirner lui-même, une des lumières de la philosophie individualiste, préconise dans son livre L’Unique et sa propriété, l’« association des égoïstes ». Enfin, ce qui est surtout convaincant, c’est d’approfondir la question, après, quoi l’on voit qu’étant donné le caractère de l’individualisme, cette conception de la vie n’exige point dans sa pratique l’isolement physique ou économique des individus et, par suite, ne s’oppose pas à leur association.

Observez dans les sociétés actuelles la différence d’éducation des prolétaires et les privilégiés. Vous avez là tout le secret de la méthode du gouvernement. Un homme du peuple, issu de l’enseignement primaire, ignore, comme il le faut, ce qu’est réellement l’individualisme et surtout sur quoi il se fonde, il n’en a qu’ une notion fausse ou aucune notion ; il ne s’en inspirera donc jamais pour se conduire dans l’existence ; il est voué à l’absorption par les forts ; c’est parfait, — au point de vue de l’État, ou plutôt de ceux qui pourraient dire avec quelque raison : « L’État, c’est nous. » Par contre, un homme de 1’ « élite », formé par l’enseignement secondaire ou supérieur, possède l’idée exacte de l’individualisme et de ses bases scientifiques. C’est pour lui la vérité même, mais la vérité qu’on garde pour soi. L’excellent struggler que voilà ! I1 peut triompher : il a des armes et les autres sont désarmés. Car il s’en souviendra à toute occasion pour le mieux de ses intérêts et il continuera à l’égard du troupeau les errements de ses devanciers. Toutes les vérités ne, sont pas bonnes à dire !

De l’individualisme qui, par essence, est libertaire, il fera une philosophie bâtarde et à double face (activité en haut, fatalisme en bas de la société), justifiant tous les méfaits de la classe régnante. De là la distinction relativement juste que l’on a été contraint de faire, pour être, compris d’un public mal informé, entre l’individualisme libertaire et l’individualisme bourgeois ou autoritaire. Mais, en définitive, il n’est qu’un individualisme, qui est essentiellement libertaire, foncièrement anarchique.

Alors que l’individualisme libertaire, l’individualisme réel donne des armes aux faibles, non de manière à ce que devenus plus forts ils oppriment, à leur tour les individus demeurés plus faibles qu’eux, mais de telle façon qu’ils ne se laissent plus absorber par les plus forts, — le prétendu individualisme bourgeois ou autoritaire s’efforce uniquement de légitimer par d’ingénieux sophismes et une fausse interprétation des lois naturelles les actions de la violence et de la ruse triomphantes.

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Tel que le comprend la philosophie individualiste, l’individu, capacité potentielle d’unicité et d’autonomie, n’est pas une entité, une formule métaphysique : c’est une réalité vivante. Ce n’est point, comme l’avait cru Fichte critiquant 1’ « unique » de Stirner, un Moi mystique, abstrait, dont le culte ridicule et néfaste aboutirait à la négation de la sociabilité qui est cependant une qualité innée de l’homme et, engendre des besoins moraux qu’il faut satisfaire sous peine de souffrance. Avec ce caractère religieux bien particulier, l’individualisme équivaudrait à un stupide isolement systématique, ainsi qu’à une lutte barbare et incessante où l’homme perdrait, tout acquis ancestral et toute possibilité de progresser. Le culte de ce Moi abstrait engendrerait l’esclavage, de même que du culte du Citoyen — L’Homme du positivisme (par la capitale à l’article et au substantif, j’exprime ici la « sainteté » des idées selon l’esprit des religions mystiques ou positives) — est née la servitude moderne, caractérisée par la contrainte associationniste et solidariste de la société actuelle qu’impose l’État aux individus.

Certes non, le moi individualiste n’est pas une abstraction, un principe spirituel, une idée ; c’est le moi corporel avec tous ses attributs : appétits, besoins, passions, intérêts, forces, pensées, etc. Ce n’est pas Le Moi, — idéal ; c’est, moi, toi, lui, — réalités précises. Ainsi la philosophie individualiste se plie à toutes les variations individuelles, celles-ci ayant pour mobile 1’intérêt que l’individu attache aux faits et aux choses et pour régulateur la puissance dont il dispose. Elle instaure par cela même une harmonie naturelle, plus vraie et plus durable que l’harmonie factice et toute superficielle due aux religions, aux morales dogmatiques et aux lois, forces de ruse, aux armées, aux polices, aux bagnes et aux échafauds, forces de violence, dont disposent les autoritaires.

L’individualisme ne se meut que dans le domaine du réel. Il rejette toute métaphysique, tout dogme, toute religion, toute foi. Ses moyens sont l’observation, l’analyse, le raisonnement, la critique, mais c’est en se référant à un critérium issu de soi-même, et non à celui qu’il puiserait dans la raison collective en honneur dans le milieu, que l’individualiste établit son jugement. L’individualisme répudie l’absolu, il ne se soucie que du relatif. Enfin, il place l’individu, seule réalité vivante et unique, capable d’autonomie, comme centre dans tout système moral, social ou naturel. Moi, l’individualiste, je suis le centre de tout ce qui m’entoure. Aussi, ma dépense d’activité, toutes mes actions, raisonnées comme passionnées, méditées comme spontanées, ont-elles un but qui est toujours ma satisfaction personnelle. Quand mon activité se dirige vers autrui, je suis certain qu’en définitive son produit matériel ou moral me reviendra. Il ne tient qu’à l’autre qu’il en soit de même pour lui. J’ai une morale personnelle et je m’insurge contre La Morale ; je pratique une justice personnelle et je refuse le culte à La Justice, etc.

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La signification première de l’individualisme se résume donc en ceci, qu’il oppose aux entités, aux abstractions prétendument supérieures à l’homme et au nom desquelles on le gouverne, la seule réalité qui soit pour lui : l’individu, l’homme, — non L’Homme des positivistes, « essence de l’homme », l’individu citoyennisé, électeurisé, mécanisé, annihilé, — l’homme que je suis, que tu es, qu’il est : — soi.

A l’intérêt des divinités imaginaires, j’oppose mon intérêt. A toute prétendue Cause Supérieure, j’oppose ma cause.

De cette manière, tout ce qui, dans toute philosophie religieuse et conséquemment dans tout système social religieux, émanait de l’individu, inférieur, vile matière, méprisable atome, simple unité, pour aboutir à ces entités, à ces abstractions divinisées et demeurer leur propriété, l’individu étant ainsi dépossédé, — tout cela reste la propriété de l’individu ; les abstractions qui ont lieu d’être admises dans la mentalité humaine pour exprimer les rapports inter-individuels sont désormais dépourvues de leur fausse supériorité, de leur sainteté, réduites à leur rôle simplement utilitaire ; elles sont, dès lors, dépourvues de la nocuité dont on les avait dotées. Ainsi, plus de sacrifice de l’individu à La Société et à ses prêtres, à La Patrie et à ses prêtres, au Droit et à ses prêtres, à Dieu ou aux Dieux et à leurs prêtres. L’homme devient enfin le seul bénéficiaire de son travail, le propriétaire de toute chose dont la conquête motiva ses efforts et ses travaux.

Qu’est-ce que la société, sinon la résultante d’une collection d’individus ? Comment la société peut-elle avoir un intérêt (pourquoi pas aussi des appétits, des sentiments, etc.) ? Et pût-elle avoir un intérêt, comment celui-ci pourrait-il être supérieur et antagonique à l’intérêt des individus qui la composent si ceux-ci sont libres ? Quel non-sens ou quel hypocrite méfait n’est-ce pas, par suite, de façonner les individus pour la société au lieu de faire la société pour les individus ?

Ne pouvons-nous, individus, remplacer l’État par nos libres associations ? A la loi générale, collective, ne pouvons-nous substituer nos conventions mutuelles, révocables dès qu’elles sont une entrave à notre bien-être ? Avons-nous besoin des patries parcellaires qu’ont faites nos maîtres, alors que nous en avons une plus vaste : la Terre ?

Et ainsi de suite. Autant de questions que le libre examen de l’individualiste résout justement à l’avantage de l’individu. Sans doute, ceux qui vivent du mensonge, qui règnent par l’hypocrisie, les maîtres et leur domesticité de prêtres et de politiciens, peuvent être d’un avis différent parce que leur petit, très petit intérêt les y invite. Mais moi, individualiste et homme de labeur, dont ce n’est l’intérêt ni le vouloir de voler autrui, non plus que d’être volé par autrui, je ne puis penser comme eux et je m’insurge.

Ils se vengeront de cette insurrection en me discréditant. Soit. L’individualiste est abhorré des maîtres, des valets et de la masse moutonnière. C’est fort compréhensible. Et ce sera dans la norme tant que l’ignorance sera la reine du monde. Le penseur individualiste, s’il veut que justice soit rendue à son verbe et à ses actes, doit attendre un lointain âge de raison — sous l’orme évolutionniste ! Mais il n’a que faire de la justice des autres. La sienne lui suffit pour se satisfaire immédiatement. L’individualisme étant généralisé, l’individu n’est nullement dépossédé et enchaîné : il est le propriétaire du produit de son travail et il est indépendant. Quant aux parasites qui ne vivaient que grâce à cette croyance en d’illusoires Causes Supérieures, exigeant l’holocauste d’un être inférieur, ils sont obligés de devenir des producteurs comme les autres- ou de disparaître.

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Comme nous l’avons dit et ainsi qu’on le verra par la suite, l’individualisme ne conduit ni à l’isolement aprioriste, ni à l’association obligatoire : il adopte le régime de la liberté. L’individualiste n’est ni un ermite ni une bête de troupeau : c’est un homme sociable, comme tous les autres hommes, d’ailleurs ; en quoi il se différencie d’eux sur ce point, c’est en jugeant que son instinct de sociabilité ne doit pas être pour lui une cause de malheur et d’esclavage, mais au contraire une source de joie ayant cours en liberté. Le « maître » nietzschéen, maniaque de la « dureté », le « surhomme », que l’on prend trop volontiers pour un simple individualiste, est peut-être cela, mais est certainement aussi une bête féroce contre laquelle les hommes qui s’en tiennent au caractère humain auraient à se mettre en garde, si toutefois ce prétendu surhomme pouvait exister dans un monde libertaire. Notre individualiste, lui, est un être de raison, et si un instinct le poussait à la férocité, ce qui est invraisemblable, ou au moins serait exceptionnel, sa raison lui ferait vite saisir qu’il est de son intérêt de n’être pas la bête de proie exaltée par le chantre à la fois génial et fou de Zarathustra. La situation de bête de proie n’est pas éloignée de celle de proie.

Qu’on distingue la nuance : ce n’est pas parce que les actes naissant du déchaînement de cet instinct sont qualifiés « mal » par une morale dogmatique quelconque qu’il ne les perpétrera point, non plus qu’il n’en accomplira d’autres d’ordre contraire parce qu’ils sont étiquetés « bien », mais parce qu’il sera de son intérêt de ne point perpétrer les uns et d’accomplir les autres, parce qu’ainsi il satisfera dans la mesure de la liberté qui lui est dévolue naturellement — c’est-à-dire de sa capacité, de sa puissance — son égoïsme, dont l’intérêt primordial réclame la vie.

Vivre est en effet le seul but de ma vie. Mais vivre, c’est être heureux Or le bonheur ne se trouve pas dans une lutte meurtrière, dans la sauvagerie primitive. Les individus ont donc intérêt à l’entente, à la concorde, à la paix, mais ils ne seront aptes à conquérir ces biens que lorsqu’ils sauront. Savoir, — savoir pourquoi et comment ils agissent, connaître le mobile véritable et le but naturellement légitime de leurs actions, voilà qui aidera les hommes à se délivrer des causes de discorde et donnera à l’inévitable lutte pour la vie un caractère pacifique. Ainsi la vie acquerrait une sincérité et une facilité que la pratique des morales dogmatiques ne peut donner.

Dans l’individualisme réside la conception réaliste de l’existence, puisque cette conception prend ses racines philosophiques dans l’observation de la nature, dans la science expérimentale, dans les vérités acquises, démontrées, vérités dont elle pousse les conséquences vitales jusqu’à l’extrême limite compatible avec la raison humaine, étant entendu que cette raison — qui est celle de chacun et non La Raison, la déesse Raison — n’exclut pas la passion, dont elle est au contraire l’auxiliaire. À cette limite se trouve le bien-être relatif de l’homme évoluant, dans une liberté qui a pour régulateur le propre intérêt de l’individu. C’est dire que l’individualisme est aussi une conception rationnelle — non pas rationnelle à la façon des libéraux, beaucoup trop « raisonnable », mais à la manière des libertaires, infiniment moins « raisonnable » !

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Une de ces vérités définitivement acquises est à la base de la philosophie individualiste, c’est celle de l’égoïsme seul moteur des actes humains. L’égoïsme ! Quel mot méprisé, hypocritement méprisé ! Quel sentiment honni, vilipendé de nos professeurs de morale et de la masse suiveuse ! Tartufe veille ! Cependant, l’égoïsme commande toutes nos actions dans nos rapports avec autrui et il n’est pas un de ceux qui témoignent à son sujet cette sainte horreur, qui ne l’ait en lui-même et ne le ressente à un degré quelconque, sans jamais cesser de lui obéir. Lors même qu’il semble que l’homme ne se livre pas à son égoïsme, il s’y livre absolument. Les moralistes, naturellement, nous assurent que l’égoïsme est un « vice », le « vice de l’homme qui rapporte tout à soi ».

Nous disons que l’égoïsme est une vertu, non dans le sens religieux que la morale dogmatique attribue au mot « vertu », mais dans celui que lui donne le scientiste : c’est une force, une vertu vitale qui s’affirme en l’homme dès sa naissance, et se précise et fortifie à mesure que la conscience de soi grandit chez lui. Plus il est atténué, moins l’homme a de force combative, de volonté de vivre, plus il est apte au sacrifice de soi aux forts qui tenteront de le subjuguer. Plus il est accentué, plus l’homme possède virtuellement de vie en lui, plus il a de volonté de vivre.

C’est de l’égoïsme que veut parler Nietzsche lorsque, fort justement, en refaisant la table des valeurs morales, il place au premier plan la « volonté de puissance », et c’est pour conserver à l’homme cette force vitale qu’il condamne la « morale d’esclaves » issue du christianisme. Où est l’erreur, c’est lorsqu’il assimile puissance à domination et oppose à la morale d’esclaves la « morale de maîtres ». Que ne lui a-t-il opposé simplement une morale d’hommes libres ? Sa conception de l’existence n’eût pas abouti à la sauvagerie, à la tyrannie, à l’esclavage, à un idéal social qui, réalisé, vaudrait peut-être moins que l’état actuel.

Dès que l’on s’est rendu compte de cette identité de l’égoïsme et de l’énergie vitale, de cette parenté étroite entre l’égoïsme et la vie, on conçoit que tous ceux qui vivent en parasites, grâce à l’existence d’un prolétariat forcément ignorant, ont intérêt à persuader leurs esclaves de l’existence en eux, parasites, de l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de dévouement, de l’altruisme enfin, — ensuite à s’efforcer de faire naître artificiellement cet altruisme chez lesdits esclaves. C’est à cet effet qu’ils présentent l’égoïsme à l’homme dès l’enfance comme un sentiment ignoble, dont chacun doit se débarrasser pour parvenir à un prétendu état de dignité morale, de pureté de sentiments, de grandeur d’âme, qui n’est qu’un état de faiblesse imbécile. Avec le prêtre théiste, il faut être un bon sujet de Dieu ; avec le prêtre social, il faut être L’Homme, Le Citoyen. Cela revient au même : en aucun cas il ne faut être soi.

Mais, heureusement, bien que par cette œuvre d’asservissement, vieille comme la civilisation, ils soient parvenus à un résultat qui n’est que trop appréciable, nos moralistes n’ont pu vaincre absolument la nature en l’homme. Nous avons dit que nul être vivant n’échappe à ses lois. « Chassez le naturel, il revient au galop. » A chaque nécessité pressante, l’égoïsme exige la priorité sur tout autre sentiment artificiel, créant ainsi ces conflits intérieurs qui mettent a mal l’homme moderne, saturé de préjugés et de respects, empreint de religiosité, déshabitué de toute volonté naturelle, libre, passionnée, et chez qui la nature est en lutte permanente avec la morale dogmatique et antinaturelle L’égoïsme affirmé, c’est l’altruisme nié. J’ai beau retourner, analyser les actes humains, je ne puis en trouver un seul qui ne soit inspiré par l’égoïsme, autrement dit qu’il n’ait pour objet le contentement de celui qui agit, et je ne puis imaginer un individu qui, à moins que d’être malade ou dément, donne de soi à autrui sans avoir, au préalable, assuré la satisfaction de son moi, au moins dans les limites où s’impose le besoin plus impérieux de sa propre conservation. Que, étant donné certaines circonstances, l’acte d’un individu, tout en le satisfaisant personnellement, contente également l’égoïsme de l’autre à qui il s’adresse, cela est non seulement possible, mais arrive fréquemment et il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour que puisse vivre la libre association des égoïstes que nous prévoyons. Mais il n’y a là rien de ce qu’on pourrait appeler altruisme, ou encore désintéressement, puisque l’individu a eu pour seul motif d’action la volonté de satisfaire sa passion.

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Ayant constaté que l’égoïsme est l’unique moteur des actions humaines, la philosophie individualiste instaure une morale libertaire basée sur l’égoïsme ; mais, reconnaissant que celui-ci se satisfait différemment selon le degré d’évolution qu’a atteint l’individu, elle recommande à l’homme l’acquisition intensive de science en vue d’une connaissance toujours plus étendue et plus précise de l’intérêt réel. A l’homme sciencé, il apparaîtra en bonne logique que son intérêt n’est nullement dans le sacrifice altruiste, dans la religion, mais dans la satisfaction égoïste, dans l’irréligion. En outre, ayant observé non seulement l’inégalité naturelle entre les hommes, l’existence de forts et de faibles, mais aussi que la force des premiers n’acquiert pour eux-mêmes de valeur effective que grâce à l’appui des faibles subjugués par le moyen religieux du devoir, elle met, en lumière le mensonge du « droit » et dénie à l’autorité toute autre origine que la force et, en conséquence, toute légitimité. Par suite, elle répudie la soumission bénévole à cette autorité, que ce soit en acceptant d’être dirigeant où d’être dirigé.

Qu’on ne l’oublie pas, l’égoïsme humain — qui ne disparaîtra qu’avec l’espèce — est l’obstacle à la possibilité de la « bonne autorité » et à l’existence des « bons bergers ». Il ne peut y avoir qu’une mauvaise autorité et tous les bergers seront toujours de « mauvais bergers ». Tant que chaque individu n’aura pas été nourri de la philosophie individualiste et qu’il ne pourra en conséquence opposer son égoïsme — conscient et sciencé — à l’égoïsme envahisseur, il y aura des maîtres et des esclaves, infailliblement.

En somme, la morale individualiste vise à une adaptation de la société à la nature pour aboutir au bonheur relatif de l’individu. Que sera cette morale individualiste ? Oh ! elle sera très immorale ! Tout d’abord, elle ne s’enseignera pas — et néanmoins elle se pratiquera, Elle sera donc le contraire de la morale dogmatique. Elle sera une résultante de l’enseignement scientifique et de l’exemple du milieu éducatif. On évitera d’enseigner la morale, on se contentera d’en faire naître la libre pratique. Ainsi, on ne dira pas à l’homme : « Sois égoïste », mais on lui dira : « Les hommes agissent naturellement par égoïsme » II y a un abîme entre ces deux phrases, entre cet ordre, et, cette constatation. Ainsi, on ne substituera pas un dogme à un autre dogme ; on instruira l’homme et sur la science acquise il bâtira sa propre morale, sa morale d’unique et d’autonome, — morale individualiste et libertaire.

Quand, par exemple, vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! » soyez certain que celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et que, du profond de lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie ! » Si l’on veut aller au fond de la chose, on constate donc que ce qui pousse l’homme à l’antimilitarisme, au pacifisme et à l’anti-patriotisme théoriques et à conformer parfois ses actes à ses pensées, c’est l’intelligente et estimable « lâcheté » qui fait que l’homme tient à la vie, à sa vie, parce qu’il n’y a qu’une vie.

— Cet homme est un lâche, dira le moraliste. Pourquoi ? Est-ce que le moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis d’autres ânes récitèrent à ses oreilles. Cependant, nous savons que cet homme est un « lâche » parce qu’il refuse de sacrifier sa vie à la défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde de leur propriété. Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait sentir... pour les maîtres.

Eh bien ! j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à ne pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive qu’il y figure. C’est un héros simple et humain. C’est un homme en qui l’égoïsme vit, irréductible, et qui l’oppose à l’égoïsme perfide et autoritaire des prêtres de la religion qui lui ordonne de tuer et de se faire tuer.

Voyez ce que sa morale fait de lui : un être autonome. Il est isolé. Sans doute. Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes, qu’il ne le fut pas. Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet individu se multipliait en tous pays, devenait le nombre.

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La morale dogmatique est nécessairement une morale issue d’une philosophie religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du devoir. La morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale scientifique ; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de l’intérêt et de la puissance. Or il est de la nature de l’homme de s’inspirer, avant d’agir, de ces trois mobiles, que l’on peut, en dernière analyse, réduire à un seul : l’intérêt. Nous sommes donc bien d’accord avec la nature...

Le préjugé qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment l’opposé de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception est erronée et. expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa naissance.. I1 est certain que l’intérêt réel de l’homme ne peut être dans la douleur d’autrui. Au contraire, l’observation nous montre qu’à mesure qu’il se débarrasse des chaînes qui entravent la libre dépense de son activité, le libre jeu de son égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la joie chez autrui comme en soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous, des malades, des dégénérés qui puissent avoir le désir anormal de faire le mal pour le plaisir du mal : M. de Sade n’est généralement pas considéré comme un parangon de santé.

Mais encore, deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la nécessité économique — et le sectarisme religieux ou fanatisme.

Il y a lieu de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un moraliste, que ces contraintes étant disparues, l’homme ne-commettrait plus le mal puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas improbable où, dans un milieu de liberté où les forces se trouveraient équilibrées, un individu voudrait tenter de faire le mal par plaisir, le souci de son intérêt l’en empêcherait, car il n’en pourrait résulter pour lui que la réciproque, et ce d’autant plus qu’aucune loi n’existerait qui le protégeât et le privilégiât comme aujourd’hui. Autant dire qu’avec les lois, les institutions autoritaires et les esclaves, soutiens de l’ordre gouvernemental, — les possibilités d’actions mauvaises seraient abolies. Il n’est donc pas nécessaire de moraliser dogmatiquement l’homme pour éviter le mal. Nul besoin n’est de le travailler dans le sens d’une bonté dogmatique qui, aussitôt assimilée par lui, se transforme en haine et en faiblesse. La vie assurée, le bien-être économique, c’est-à-dire la liberté physique, d’une part, et la science dans tous les cerveaux, autrement dit la liberté intellectuelle et morale, d’autre part, — au total la force, la puissance universalisée, voilà le sol fécond où s’épanouira la bonté... Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il en soit le propre artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit à la fois puissant et libre. La science seule peut lui donner la force et la liberté. Ce qu’il faut greffer sur la nature, en lui, c’est la science et non la morale. Celle-ci vient ensuite d’elle-même, telle qu’on la doit normalement concevoir : comme une résultante — et personnelle.

Ainsi, nous ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie que clame l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons assimiler la pratique de la bonté libre et naturelle, satisfaction égoïste, à l’accomplissement du devoir, sacrifice de l’artificiel altruisme. Tout au plus pourrait-il être utile de faire naître éducativement l’amour de la vie dans la conscience de l’individu, afin que la vie (avec la joie, génératrice d’une existence toujours plus haute et plus longue, comme bien, — et la douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit comme le critérium de bonté destiné à guider les intelligences attardées dans le chaos des actes humains, tous équivalents en la nature. La valeur morale et sociale d’un acte se pourrait ainsi mesurer à la quantité de vie qu’il fait naître et entretient ou qu’il anéantit, c’est-à-dire par la joie ou la douleur qui en découle. Et ce serait à l’aide de cet étalon, interprété en outre selon son sentiment, que l’individu fixerait la nature de ses rapports avec autrui, considéré comme associé, indifférent ou adversaire.

Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. » Il suffit pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais il faut compléter cette formule négative par celle positive que voici : Agis envers autrui comme l’autre agit envers toi. Voilà la clef de voûte de la morale libertaire de l’individualisme, morale de réciprocité et de solidarité réaliste, morale de justice égoïste.

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Après avoir démontré le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe de démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui concourt aux mêmes fins. Le droit positif est imaginé par la force de ruse pour justifier ses attentats sur la faiblesse. Dépouiller le travailleur n’est pas un acte de la force triomphante : c’est un acte du plus pur droit ! La science du droit positif enseigne la manière d’y procéder. Un gros usinier prélève chaque jour la presque totalité du bénéfice issu du labeur de ses ouvriers, en jetant à ceux-ci un salaire dérisoire qui leur permettra de ne mourir que lentement de faim, de fatigue, d’alcoolisme et de tuberculose : le gros usinier n’est ni un assassin ni un voleur ; c’est un honnête homme, il est d’accord avec le droit. Un miséreux, l’un des ouvriers qu’a usés l’usinier, reprend à celui-ci une parcelle du... prélèvement légal qu’il a opéré sur le produit de son labeur : c’est un voleur, il est hors le droit.

Le droit positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le reste du système social, sont élaborées en vue d’une fin unique : assurer le maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement, protéger la propriété, la richesse privée, le vol capitaliste, même au détriment de la vie. Car la propriété a trouvé son origine dans la force, c’est par la force qu’elle se conserve et elle reproduit la force au profit du propriétaire. Ecoutez Proudhon :

« La propriété, c’est le vol. »

Ecoutez Sismondi :

« La plus grande partie des frais de l’établissement social est destinée à défendre le riche contre le pauvre, parce que, si on les laissait à leurs forces respectives, le premier ne tarderait pas à être dépouillé. »

Concluez, en vous rappelant que l’État a pour mission avouée de protéger la faiblesse contre la force et de dispenser la justice. Concluez, et vous verrez que sa mission réelle n’est pas avouable.

Qu’on n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour but l’instauration du droit dans la société, on voit de suite quelle importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat sur quel mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en réalité la force qui préside aux actions, tant naturelles que sociales, de l’homme. Le droit est en ce moment au service de la propriété. Mais la propriété n’est qu’une des formes actuelles de l’autorité et peut, comme sous le régime collectiviste, faire place à une seule forme d’autorité : l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas éloignée de l’autorité purement dirigeante), ainsi que, par exemple, l’exercent de nos jours le chef militaire, le juge, etc. Le droit positif sera au service des maîtres de demain, comme il est au service de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves d’aujourd’hui le permettent demain, et cela se perpétuera tant que les esclaves admettront l’existence du droit et par ce fait consentiront à leur esclavage.

Au droit positif, on oppose volontiers le « droit naturel ». Qu’est-ce donc que le droit naturel ? Selon le verbe de ses prêtres, c’est Le Droit — et c’est une fiction métaphysique dont les faits, à chaque instant, dénoncent l’irréalité. Le droit est un mot vide de sens, puisqu’il n’est pas d’exemple dans la nature ou dans la société que le conventionnel droit, invoqué ait jamais été respecté, ait jamais triomphé, s’il n’était adjuvé de la puissance, de la force. Le droit, n’a donc que la valeur d’une virtualité dont la réalisation active est soumise à des circonstances, à des éventualités ; il n’existe par conséquent pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi que nous avons été préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée — fausse.

Dans la lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force du Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du Français, le droit du Cafre devant la force du Boër, le droit du Boër devant la force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la force des coalisés européens, américains et japonais ? Qu’est le droit de la minorité en présence de la puissance de la majorité, le droit du soldat devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre auprès de la force du riche ?

Rien.

Et remarquez que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui aussi, du droit. Les forts, sachant bien que les faibles — faibles d’un jour — n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec le droit. C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans et les foules aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont conquis par la force. Les individus pris isolément procèdent de même. Si l’on veut considérer dans le droit la faculté d’agir, le pouvoir de faire, on est bien obligé de conclure que le droit est uniquement constitué par la force. Mais alors, à quoi bon parler du droit ? Le droit est donc, lui aussi, un fantôme qui s’évanouit à la lumière de la raison ?

* * *

L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le devoir et ne connaît que des intérêts et, des volontés servis par des forces. « Faites-vous forts pour être libres », dit-il aux hommes. Ainsi donc les prolétaires — les faibles actuels, de par l’ignorance qui les enserre, — en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans la, même duperie qu’en proclamant la vie sacrée. Ils n’ont rien à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux de l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu, c’est-à-dire la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire, c’est en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de leur intérêt — de leurs intérêts communs — qu’ils y parviendront.

Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place aux conventions entre individus ou associations. Les individus se reconnaîtraient peut-être, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs et des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement utilitaire, relatif et variable, d’obligation volontaire et de rémunération, ces vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont dans la mentalité des religieux ! Cette libre justice, effectivement contractuelle, variant avec les individus et les groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien son point de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice, relative ne seraient pas des religieux de La Justice, ce seraient des hommes libres instaurant la toujours muable justice égoïste.

C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront enfin compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans L’Unique et sa propriété :

« Les ouvriers disposent d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre bien compte et décident à en user, rien ne pourra leur résister : i1 suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits, ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient être à eux, comme ils viennent d’eux. »

Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des forces associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans un milieu où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces ennemies, puisque l’antagonisme naît de deux causes qui seraient disparues avec l’autorité : le fanatisme et le malaise économique. L’intérêt bien compris de chaque égoïsme fait qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association individualiste,

La présente étude a été conçue avec l’objet de donner un aperçu succinct de la doctrine de l’individualisme libertaire et de démontrer que, contrairement au préjugé qui représente l’individualisme comme opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura ni la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de ses rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de droit et de devoir est concevable, et reconnaître que ce genre d’association doit être logiquement le but des efforts des hommes intelligents. Il nous reste à donner une idée théorique aussi précise que possible de ce que serait cette association.

La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de communiste), comme en témoignent toutes les institutions sociales : législatives, judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc., etc. Grâce à la logomachie où se complaisent les partis politiques, les collectivistes la qualifient d’individualiste de par la fausse, acception du mot « individualisme » signalée au début de cette étude, et ils évitent soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire : « autoritaire » ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une distinction là où ils ont intérêt à établir une confusion.

Une société usurpatrice comme la société capitaliste est vouée à la mort que lui donneront ses prolétaires dès qu’ils en auront la force. La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire, également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas moins. Son joug se ferait sentir d’une manière moins féroce : on y paierait moins en mots et plus en subsistances, mais on y supporterait encore, vraisemblablement, des parasites.

Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la nature même de notre évolution à connaître le joug décadent du collectivisme ? C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse, pourtant, paraît probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans le souhait de sa proche réalisation, — d’ailleurs préparée, semble-t-il, par le capitalisme lui-même en œuvres organiques, — car cette société aurait ceci d’excellent pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses rouages autoritaires seraient relativement faibles et faciles à briser et qu’elles tiendraient prêtes pour le moment de l’affranchissement véritable les organisations de production, d’échange et de consommation nécessaires à l’existence de l’association individualiste. La victoire du collectivisme sur le capitalisme attesterait simplement le désir d’émancipation qui aurait mû imparfaitement le prolétariat. Cependant, et bien qu’il laissât subsister encore des parasites, le collectivisme réalisé marquerait une étape dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à l’individu, représentant exclusivement sa chose sociale et duquel il ne puisse jamais devenir la chose : l’association individualiste, — l’ « association des égoïstes ».

* * *

Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de demain, mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association librement contractée entre individus. A l’association obligatoire il oppose l’association libre. L’individualiste ne veut point servir à l’association considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à l’intérêt illusoire de l’association, -principe socialiste et autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à lui, individu se considérant comme fin. ; il veut l’employer selon son intérêt réel, — principe individualiste et libertaire. En résumé, l’association est pour lui un moyen de sa vie, et non le but de sa vie.

Avec le socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur du bourgeois actuel, du bourgeois possédant — ou socialisme collectiviste de demain, expression voilée du même égoïsme asservisseur de nouveaux bourgeois, les représentants mués en dirigeants), l’individu est sacrifié, au nom d’un prétendu intérêt général ou collectif absolument illusoire, à l’intérêt des possédants ou des dirigeants, des maîtres, des forts, en un mot des puissants. A lui de se rendre aussi fort et aussi puissant que ceux-ci, il lui suffira d’en avoir la volonté agissante pour le devenir ; alors il sera son propre maître, le maître de soi, et, par surcroît, avec la généralisation d’une telle attitude, d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.

* * *

Sous le régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de l’individu est le moyen de l’association. Les profiteurs sont dans la coulisse. Avec l’individualisme libertaire, l’individu, enfin irréligieux, n’a plus à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y participe que dans la mesure de sa libre volonté et suivant ses besoins. La prospérité de sa vie est le but de son association, son association est le moyen de sa vie. Les profiteurs disparaissent.

Le sacrifice de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces bluffs qui nécessitent chez la victime un « poirisme » absolu : il consiste dans la « subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ».

L’intérêt général — abstraction.- ne devrait jamais être en discordance avec les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte expression dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait inutile de l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge : il n’existe que des intérêts particuliers. Admettons cependant un instant son existence. Il y a bien actuellement divergence entre le prétendu intérêt général invoqué pour obtenir le sacrifice de l’individu — et l’intérêt de celui-ci. Une preuve de cette vérité repose dans ce fait, que les moralistes enseignent aux hommes à « voir plus haut que leur petite personnalité » et. qu’ils disent carrément que « le bon citoyen doit subordonner son intérêt personnel à l’intérêt général » (à l’intérêt de La Société, de La Patrie, etc.). Mais cherchez ce que dissimule cet « intérêt général » : les intérêts particuliers des maîtres, de leurs prêtres et autres valets associés dans l’État. L’État n’est qu’une ridicule église où l’on dit des messes à la « raison collective », l’État est encore une « association de malfaiteurs ».

Chaque fois que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier, prolétaires, il vous appartient de rechercher quels, parasites bénéficient de la différence : traduite en pécune, elle entre dans leurs coffres-forts.

Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement sociable, non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore physique, économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce que chacun sait : que l’association multiplie les jouissances de l’homme en même temps qu’elle diminue ses peines. Tant par intérêt réfléchi que par tendance instinctive, l’association se présente donc à. ’l’individu comme un moyen de vivre d’une vie plus large et plus haute.

La sagesse individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a dénaturé le sens, mais, au contraire, elle l’incitera à organiser son association de telle manière qu’elle soit sa chose et qu’il ne puisse être sacrifié au nom de cette chose à l’intérêt d’autrui.

— Manuel Devaldès

N. B. — Cet exposé de l’individualisme égoïste de philosophie stirnérienne est le résumé de mes Réflexions sur l’Individualisme écrites vers 1900 et publiées en 1910. Comme on le verra par l’étude que je donne plus loin sur leSocialisme individualiste, je me suis, depuis, détaché de cette tendance, tout en demeurant, selon moi, foncièrement individualiste. — M. D.

INDIVIDUALISME (Anarchisme-harmonique)

Je ne définirai pas l’individualisme. Pour ne pas être tenté, en partant de ma définition, de démontrer que ceci est individualiste et, que cela ne l’est pas. Cependant, pour qu’on me comprenne et que je me comprenne moi-même, il faut indiquer, à peu près, ce que j’entends par individualisme... Entre le sens si étroit et si pur du mot qu’il n’y a jamais eu d’individualiste et que Diogène peut refuser ce nom même à son maître Antisthène, et le sens large, immense, infini où M. Charles Maurras lui-même devient un individualiste puisqu’il s’exprime autrement que son voisin aussi royaliste que lui, il y a un certain nombre de sens intermédiaires qui sont les seuls intéressants parce que, seuls, ils disent quelque chose. Dire tout, puisque c’est tout confondre, c’est une façon de ne rien dire. Ainsi, je ne puis pas définir parce qu’individualiste. Mais je dois indiquer dans quel sens je prends, maintenant, le mot individualisme. Je ne prendrai pas le mot dans le même sens que M. Clemenceau. Je ne le prendrai pas dans le même sens que les bourgeois qui vantent leur individualisme. Et même, si des camarades sont surtout préoccupés de questions économiques, je ne me rencontrerai pas avec eux. Je pourrais prendre aussi le mot individualiste dans un sens métaphysique, je pourrais chercher quelle est l’essence de l’individu. Je ne me dirigerai pas non plus de ce côté... Je négligerai donc individualisme bourgeois, individualisme économique, individualisme métaphysique. J’examinerai seulement les différentes sortes, ou plutôt différentes sortes — car je ne suis pas sûr de faire une énumération complète — de l’individualisme éthique.

J’ai employé le mot « éthique », mot savant et peu connu, plutôt que « moral », qui est le mot connu, le mot courant. Parce que je n’aime pas ce dernier terme ou ce qu’il représente à mes yeux. Je considère « éthique » comme le nom d’un genre où je distingue deux espèces : les morales et les sagesses. Et, au nom des sagesses, je condamne les morales. Beaucoup d’individualistes, d’ailleurs, se sont déclarés immoralistes. Je me déclare quelquefois immoraliste. A condition qu’on entende bien que, par cette déclaration, je ne renonce pas à rendre logique et rythmée la conduite de ma vie, Mais j’essaie de rythmer la conduite de ma vie par la sagesse et non par la morale... C’est donc un certain nombre de sagesses individualistes que je vais essayer de distinguer ce soir. Les sagesses individualistes, les individualismes éthiques sont des méthodes pour se réaliser soi-même. Elles nous donnent sur nous-mêmes un certain pouvoir. Mais nul pouvoir n’existe qui ne s’appuie sur un savoir. Aussi, très divergentes bientôt, les sagesses individualistes partent pourtant d’un même point. Tout individualisme éthique commence par la formule de Socrate : « Connais-toi toi-même ».

Lorsque Socrate dit : « Connais-toi toi-même », il veut que je me connaisse, non pas métaphysiquement, non pas dans mon essence, non pas dans ce qui est insaisissable, mais dans ce qui est saisissable ; il veut que je sache ce que je suis, ce que je veux et ce que je peux. La connaissance individualiste de moi-même comprend la double critique de ma volonté et de ma puissance.

Aujourd’hui, c’est surtout par la façon dont ils dirigent la critique de la volonté et la critique du désir que je classerai les divers individualismes qui m’intéressent... Lorsque je me demande ce que je suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le moment ou suivant mon tempérament. Historiquement je crois distinguer quatre réponses principales. Je puis prendre parti pour la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis prendre parti pour l’humanité. Je puis répondre « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ». Vous devinerez sans peine que, selon que je ferai l’une ou l’autre de ces réponses, mon individualisme sera très différent. Mais, lorsque j’ai répondu « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent quelle est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde tendance de la vie — car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Ceux qui se répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la caractéristique de l’homme, ce qu’il y a de plus particulier dans l’homme, de plus humain, de plus noble — car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns et chez les autres, deux tendances différentes.

Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les individualistes du plus profond, comme les individualistes de la volonté d’humanité, les individualistes du plus noble, se divisent les uns et les autres en deux catégories. Quand-je dis « Je suis un vivant » et que je me demande ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, si je m’appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je m’appelle Calliclès, je réponds :

« Ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, c’est la volonté de puissance, la volonté de domination. »

D’autres disent :

« Ce qu’il y a de plus profond dans le vivant, c’est l’amour du plaisir. »

Pour la simplicité de l’exposition, sans nous préoccuper des détails et sans chercher à classer selon l’époque ou selon l’étage, nous appellerons nietzschéisme — parce que Nietzsche est le plus célèbre parmi ceux qui ont pris ce parti — l’individualisme de la volonté de puissance ; et nous appellerons épicurisme — puisque Epicure est le plus célèbre de ceux de cette tendance — l’individualisme de l’amour du plaisir... Ceux qui ont dit : « C’est un homme que je veux être » se divisent aussi en deux tendances. Les uns veulent qu’en eux ce soit la raison qui domine, les autres que ce soit le cœur. Ici aussi, sans nous occuper des époques, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire suivant leur raison, et nous appellerons les autres tolstoiens.

Voici donc quatre formes de l’individualisme éthique bien différentes, an premier aspect du moins, entre lesquelles nous trouverions bien des formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de puissance, volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur. L’une ou l’autre de ces formes de l’individualisme nous paraîtra-t-elle décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle tout à fait complète ? Y en a-t-il qui réponde entièrement à nos désirs ?

Le nietzschéisme, l’individualisme de la volonté de puissance, au moins à le prendre grossièrement, n’est individualiste qu’au départ... A qui ne respecte pas — disais-je un jour à des nietzschéens qui me refusaient le titre d’individualiste — tous les individus, je refuse le nom d’individualiste. Or, le nietzschéisme ne respecte pas tous les individus. Morale de maître, il admet nécessairement des esclaves. Nietzsche a dit lui-même insolemment :« Pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. » Et il demande à plusieurs : « Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? II y en a, qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un certain nombre d’individus ; il ne respecte pas tous les individus ; en un certain sens, il renonce à l’individualisme... Mais 1e maître lui-même restera-t-il un individu ? Le maître dépend de l’image que l’esclave se fait de lui ; il ne reste le maître qu’à condition de frapper l’esprit de l’esclave soit de terreur, soit d’amour et de le tromper. Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant et esclave de tous les esclaves ?

Auguste, l’un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres, dit sur son lit de mort :

« Applaudissez, mes amis, la comédie est finie. »

Est-ce que vous croyez qu’un homme qui, toute sa vie, joue la comédie, est un homme libre ? Croyez-vous qu’il soit un individu ? Rien ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée. Celui qui essaie d’exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée vraie, a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans l’expression. Croyez-vous que celui qui s’applique à la déformer dans l’expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité ? Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité et que son masque ne rongera pas son visage ?... L’individualiste de la volonté de puissance, s’il se joue dans l’abstrait, je ne sais ce qu’il devient, — Nietzsche n’a jamais fait de politique, — mais, s’il se joue dans le concret, s’il essaye de vivre sa doctrine, il devient le plus servile des hommes, l’esclave de tous ses esclaves. Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu’il me rend moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas individualistes. Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction plus grande dans l’épicurisme, dans la doctrine de la volonté de plaisir ?

S’il s’agissait de courir au plaisir dès qu’il se montre, de courir à n’importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et déclencherait un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les regrets, dans l’inquiétude, dans les tourments. Mais aucun individualiste n’a entendu ainsi l’amour du plaisir. Le plus ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe, déclare déjà que la grande vertu du philosophe est la maîtrise de soi. Il disait :

« Je possède Laïs : elle ne me possède pas. »

Cette maîtrise de soi peut créer une certaine liberté et un individualisme durable... Epicure va beaucoup plus loin. L’analyse des désirs telle qu’Epicure l’a faite est un des chefs-d’œuvre de la philosophie de tous les temps. Epicure distingue en nous trois sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires, comme le besoin de manger ou comme la soif. D’autres sont naturels sans être nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter un bout de ruban à sa boutonnière ou d’asseoir ses fesses sur un fauteuil d’Académie.

Epicure nous dit : Il faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires. En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs qui ne peuvent pas être augmentés. J’ai faim et je mange selon ma faim ; j’ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs inaugmentables. Mais si nous nous en tenons aux désirs naturels et nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux. Les désirs naturels et non nécessaires, comme l’amour, comme le goût de la variété dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel ; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l’occasion nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser dès qu’ils nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté... Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun bonheur ni aucune liberté... Cette méthode, dit Epicure, nous rendra heureux autant que peuvent l’être les dieux que nous imaginons. Lorsque je n’ai pas faim et que je n’ai pas d’indigestion, lorsque j’ai mangé à ma faim et pas plus que ma faim, lorsque je n’ai pas soif, lorsque je ne souffre de rien, lorsque je n’ai ni trop chaud ni trop froid, je suis un être parfaitement heureux.

Pourquoi suis-je parfaitement heureux ? Parce que le bonheur est l’activité naturelle de tout notre être. C’est l’activité naturelle et facile de tous nos. organes, organes physiques d’abord, organes internes ensuite... D’après Epicure, les plaisirs du corps sont premiers. Les joies de l’esprit ne peuvent venir qu’ensuite ; elles s’appuient, comme sur une base nécessaire, sur les plaisirs de corps. Notre esprit n’est d’une activité belle et joyeuse que si notre corps a reçu les faciles satisfactions qu’il exige. Cependant, ces plaisirs de l’esprit, fils des plaisirs du corps, sont des fils plus grands que leurs pères. Et voici qu’Epicure arrive, grâce à la doctrine de ce qu’il appelle le plaisir constitutif, à supprimer toute douleur. Nous supprimons d’abord la douleur en satisfaisant les désirs naturels et nécessaires. Mais si, par hasard, nous ne les pouvons satisfaire, pourvu que nous soyons montés jusqu’où monte Epicure, nous restons encore heureux. Si j’éprouve une douleur dans une partie de mon corps, cela ne m’empêche pas d’avoir d’autres organes qui agissent librement et dont je puis jouir. Sur ces organes je porte mon attention au lieu de la donner stupidement à l’organe qui souffre... N’élargissons pas nos maux inévitables. Pas de malheur suggéré et artificiel. Il y a toujours en nous des joies multiples et c’est à ces joies qu’il faut nous donner, non aux douleurs. Etres complexes, penchons-nous, pour la cueillir, vers la richesse de nos joies et laissons se faner, négligée, la pauvreté de nos douleurs...

L’épicurien arrive à accumuler ses plaisirs, à jouir de tous ses bonheurs d’hier comme de ceux d’aujour-d’hui et de demain. Sous cette immensité de bonheur, il cache les petites douleurs qu’il ne peut éviter, ou plutôt il en fait encore de la joie. Dans cet océan de joie, une goutte d’amertume ne peut qu’augmenter le bonheur en lui donnant une saveur plus piquante. Ainsi l’épicurisme bien compris, élevé jusqu’où l’élève Epicure, c’est, en effet, le bonheur continuel, la liberté d’esprit continuelle, l’indéfectible individualisme.

Soit parce que certains Epicuriens avilissaient la doctrine d’Epicure, soit parce qu’il y avait quelque chose d’un peu équivoque dans les mots dont le maître même se servait, d’autres individualistes ont combattu cette doctrine. Les Stoïciens se sont toujours dressés contre les Epicuriens... Les Stoïciens veulent qu’on obéisse à la raison et non au plaisir. Remarquez que l’obéissance au plaisir, après l’analyse du désir telle qu’elle a été faite par Epicure, est bien aussi soumission à la raison. Le stoïcisme et l’épicurisme diffèrent dans les mots plus que dans les choses... Le Stoïcien veut que j’obéisse à ma raison. De même que la recherche du plaisir direct et certain épicurisme compris d’une façon étroite ne me laisserait aucune liberté ; de même le stoïcisme, compris d’une manière étroite, ne me laisserait ni grande liberté ni grand individualisme. Mais les grands Stoïciens : Zenon, Cléanthe, Epictète ne l’ont pas compris ainsi. Encore qu’ils mettent l’accent sur l’obéissance à la raison, ils sont des êtres complets, ils sont des hommes. Quand la raison ne s’y oppose pas, qui doit tout régler, ils veulent que nous obéissions aussi à nos instincts et à notre cœur.

Qu’est-ce que la raison commande, d’après les Stoïciens ? D’être harmonieux, de suivre la nature. Mais la nature humaine est chose complexe et la raison elle-même nous éloigne de supprimer nos richesses... Les Stoïciens disaient :

« L’homme est naturellement ami de l’homme. »

Qu’est-ce que cette façon de comprendre la nature sinon l’obéissance au cœur ? Les Stoïciens disaient que nous devons être des harmonies. Une harmonie ne se forme pas d’une seule note, d’une seule tendance ; nous devons donc concilier en nous des tendances multiples. Seulement, les Stoïciens veulent que nous établissions une puissante hiérarchie intérieure et que nous maintenions la raison au-dessus de tout. Ces Stoïciens, par exemple, qu’on accuse de manquer de cœur, ont les premiers inventé le mot charité, mot devenu bien laid, devenu, dans la décadence chrétienne, le synonyme de l’aumône, avilissante pour deux êtres. Mais primitivement charité signifie grâce, exprime l’amour avec tout, son cortège de spontanéités et de sourires. Ce sont les Stoïciens qui, les premiers — je traduis mot à mot une parole de Cicéron — ont inventé « la vaste charité du genre humain », c’est-à-dire l’amour pour tous les hommes.

Epicure donnait une grande place au cœur. Les Epicuriens sont célèbres par leurs amitiés... Seulement l’Epicurien n’aime que ses amis, tandis que le Stoïcien répand sur tous les hommes son cœur généreux. Vous voyez combien les Stoïciens se rapprochent de ceux que j’appelais tout à l’heure les Tostoïens, de ceux qui cherchent dans leur cœur la chaleur de la vérité... A comprendre l’épicurisme étroitement, on supprimerait le cœur et la raison. A comprendre étroitement le stoïcisme, on supprimerait le cœur et l’instinct. A comprendre étroitement le tolstoïsme, on supprimerait l’instinct et la raison. Mais jamais, sauf des disciples naïfs et étroits ou des ennemis partiaux, personne n’a compris ainsi une grande doctrine... Tolstoï, tout en faisant appel au cœur, accorde une grande place à la raison, à la critique, à la lumière II n’y a pas dans l’être humain de chaleur véritable sans lumière, ni de lumière véritable sans chaleur. Nous ne pouvons pas admettre l’une quelconque de ces doctrines prise dans un sens étroit et exclusif. Mais n’importe laquelle, si nous lui laissons le sourire, la largeur, l’équilibre que lui ont donné ses meilleurs partisans nous conduit à la vérité individuelle... Le parti pris, chez les doctrinaires, est certainement dans les mots plus que dans les choses. Ils discutent parce que les uns mettent l’accent ici et que les autres le mettent là. Qu’importe s’ils arrivent à la vérité totale...

« Je veux être un homme complet. Je veux être, dans un corps d’homme, une vérité d’homme, une lumière et une chaleur d’homme, un cœur et une raison d’homme. »

Il faut arriver à s’harmoniser. Il faut arriver à trouver tout en soi et à tout respecter. Telle est bien la pensée des premiers Stoïciens lorsqu’ils conseillaient : Vis harmonieusement. » Peu importe la forme d’individualisme d’où je pars si j’arrive au sommet d’où l’on voit tout l’horizon. Pendant que je monte je suis sur une côte ou sur l’autre ; une partie du sommet me reste cachée. Mais, par les différents sentiers sur les deux côtés, on arrive à la crête hautaine d’où se découvre tout l’horizon et toute la vaste vérité... Même le nietzschéisme que nous semblons avoir rejeté complètement pourrait se défendre. Nietzsche s’est arrêté en chemin. Qui nous empêche de continuer la route négligée ? Le chemin que Nietzsche n’a pu finir, ceux qui se sentent attirés vers le sentier de Nietzsche, qu’ils l’achèvent donc. Il y a une façon de comprendre la volonté de puissance qui est très belle ; il y a même plusieurs façons très belles et très complètes de la comprendre. La volonté de puissance, erreur si elle doit s’exercer brutalement sur d’autres hommes, devient vérité si c’est moi-même que je veux dominer, que je veux créer. Elle devient aussi vérité si cette domination je veux l’exercer sur la nature des choses et non plus sur mes semblables. Voici deux méthodes pour continuer Nietzsche, le compléter, le rendre un aussi bel individualiste qu’Epicure ou que les grands Stoïciens et les grands cœurs... Que chacun prenne, suivant son tempérament et les dominantes de sa jeunesse, le chemin qui lui agrée. Pourvu que sa vaillance dure et qu’il ne se laisse pas tomber aux premières étapes, il arrivera au sommet, il arrivera à la vérité totale, à la liberté rythmée de son cœur et de sa raison. II arrivera à l’harmonie complète de l’individualiste complet.

— Han Ryner

INDIVIDUALISME (Anarchisme individualiste)

L’individualisme anarchiste renferme plusieurs tendances, qui s’échelonnent de l’individualisme anarchiste « expropriateur » (Bonnot, Kenzo Novatore, etc.) à l’individualisme anarchiste quiétiste (Han Ryner). Toutes les écoles de l’individualisme anarchiste sont cependant d’accord sur ce point fondamental : qu’elles considèrent l’unité individuelle comme la cellule de toute totalité ou collectivité sociale, de toute association — qu’elles nient la nécessité de l’État, comme régulateur et modérateur des rapports entre les hommes et des accords qu’ils peuvent passer entre eux, — qu’elles rejettent tout contrat social et unilatéral, — qu’elles défendent la liberté sexuelle, — qu’elles situent dans le présent et non dans le devenir (autant qu’il leur est possible de le conquérir) la réalisation de leurs diverses aspirations.

On appelle aujourd’hui « individualisme anarchiste » une synthèse des conceptions énoncées par les américains Josiah Warren et Benjamin R. Tucker, les allemands Max Stirner et John Henry Mackay, les français E. Armand et Pierre Chardon, etc., pour ne citer que les noms les plus représentatifs du mouvement individualiste anarchiste. Economiquement parlant, Josiah Warren, Benjamin B. Tucker et Clarence Lee Swartz (ce dernier s’étiquette « mutualiste ») sont manifestement influencés par Proudhon et le reconnaissent.

L’étude de cette synthèse permet de se rendre très rapidement compte des principales revendications formulées par la plupart des individualistes anarchistes :

  • Règlement des rapport qu’ils peuvent entretenir entre eux (intellectuels, économiques, éthiques, récréatifs, etc.) au moyen de contrats passé sans recours à une forme d’État quelconque. Ces contrats sont résiliables.

  • Possession à titre inaliénable du moyen de production par le producteur, association ou isolé, dès lors que c’est l’isolé ou l’association qui le fait valoir par ses propres moyens et à ses risques et périls.

  • Le produit au producteur — association ou isolé — et liberté absolue d’en disposer à sa guise sans passer par une filière administrative imposée ou un organe central.

  • Emission libre d’une monnaie-valeur d’échange ayant cours uniquement parmi ceux qui veulent s’en servir.

  • Pleine et entière faculté d’association volontaire dans tous les domaines.

  • Garantie de non immixtion d’un individu quelconque ou d’un pouvoir central dans la vie privée des personnes ou le fonctionnement intime des associations.

  • Toute liberté de concurrence entre les personnes et les associations, avec équilibre garanti au point de départ, de sorte que le producteur ne tombe pas au rang de manœuvre et que le consommateur ne soit pas contraint d’accepter une utilité de qualité inférieure.

  • La garantie de non intervention dans le fonctionnement des associations d’ordre sentimental ou sexuel, quelles que soient leurs modalités et pourvu qu’on y adhère et qu’on s’en retire à son gré.

  • Pleine et entière faculté d’expression, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion, par l’écrit ou la parole, en public ou en privé.

  • Autonomie, intégrité, inviolabilité de la personne humaine, — de l’unité sociale, — de l’Individu-homme ou femme — comme la base, la raison d’être et la fin des rapports entre les terriens, où qu’ils habitent et quelle que soit leur race.

Les individualistes anarchistes, en général, comptent beaucoup plus sur l’éducation et sur l’exemple que sur tout autre facteur pour parvenir à leurs revendications.

En général, les individualistes anarchistes veulent que chacun « reçoive selon son effort », — cérébral, physique ; mental, sentimental ; psychique, musculaire (c’est-à-dire la capacité des différentes manifestations de l’organisme individuel), mais ils considèrent comme individualistes les communistes anarchistes « non-sociétaires », c’est-à-dire qui font du communisme une question d’association locale, temporaire, relative, particulière.

Il va sans dire que les individualistes anarchistes, sympathiques au « débrouillage » et à « l’illégalisme », ne considèrent ces pis-aller que par rapport à une société où le contrat social est imposé. Là où n’existent ni domination du milieu ou de l’individu sur l’unité humaine ou vice-versa, ni exploitation de l’unité humaine par l’individu ou le milieu, ou vice-versa, — faculté absolue de vivre isolément ou en association sans contrôle ni contrainte extérieure, — ni « le débrouillage » ni « l’illégalisme » n’ont de raison d’être, d’exister.

On me dira que dans un milieu constitué de telle sorte, que les outils de travail ou les engins de production sont conçus et confectionnés exclusivement en vue de favoriser ou d’intensifier la production multitudiniste, de faire prédominer la production grégaire sur la production individuelle, — il n’est pas possible que le producteur jouisse intégralement ou dispose à son gré, ce qui revient au même, du produit de son travail ou du résultat de son effort. Je ne le conteste pas. Mais la civilisation que nous subissons n’est pas une « civilisation anarchiste » et il ne me vient pas à l’esprit de contester la difficulté de réalisation d’un milieu individualiste de grande envergure dans le milieu social actuel. Aussi en conclurai-je que dans l’ambiant social d’aujourd’hui, l’individualiste se sent un inadapté Comme il est persuadé que la tendance à une liberté plus intégrale ne peut se faire jour que si « l’être » n’est pas étayé par « l’avoir », il se considère en état de légitime défense ou de résistance, déclarée ou occulte, contre toute organisation sociétaire qui impose au producteur de renoncer à la jouissance ou à la libre disposition complète du produit de son effort, du résultat de son labeur.

L’individualiste n’entend pas non plus que le troupeau solutionne pour lui sa question économique : il veut la résoudre lui-même, par lui-même, pour lui-même. Ne lui inspirent aucune confiance les systèmes qui tendent à remplacer l’exploitation économique de l’homme par son semblable, par l’exploitation économique de l’unité humaine par la collectivité. C’est l’exploitation qu’il faut détruire et non la méthode qu’il faut modifier.

L’individualiste est celui qui se préoccupe en premier lieu de sculpter sa propre personnalité. C’est un artiste. Il envisage la vie, sa vie, comme une œuvre d’art, c’est-à-dire comme une statue, un tableau, un poème qu’il n’a jamais fini de polir, de tailler ou de retoucher, quelles que soient la perfection ou la mise au point des ébauches ou des esquisses déjà obtenues, déjà achevées. L’individualiste n’est pas un ouvrier — un exécuteur seulement ; mais un artiste aussi, un créateur. Une société individualiste n’est concevable qu’à la condition que tous ses constituants, à tous les points de vue et dans tous les domaines, soient et des artistes et des artisans, jamais des manœuvres ou des automates, ce qui est le contraire de l’actuel « esprit de troupeau ».

Pour que l’individualiste croisse, grandisse, se développe, s’épanouisse, il lui faut le grand air, les champs et les fleurs de la terre, les étoiles et l’azur du ciel, le commerce intellectuel, la fréquentation affective de celles, de ceux qui veulent comme lui se former une personnalité originale, pour que se forme et prenne conscience son être intérieur, force lui est de s’assimiler toutes sortes d’utilités extérieures, de vagabonder à droite , à gauche, butinant sur les fleurs qu’il peut rencontrer sur sa route le suc qui servira à la confection, au parfum du miel de sa vie personnelle. Rien de ce qui touche à l’individuel, de près ou de loin, ne lui est étranger. Il trouve du plaisir à voir se multiplier le nombre de ses camarades, il fait donc de la propagande. N’est-il pas vraisemblable que, parmi les derniers venus aux idées qui lui sont chères, il rencontre des compagnons de concert avec lesquels il recommencera, demain, telle expérience qui, hier, échoua — faute d’aptitudes ou d’affinités des associés qu’il s’était adjoints ?

L’analyse des différentes tendances de l’individualisme anarchiste n’est pas possible si on ne tient pas compte de ces remarques.

Quant au reproche fait aux individualistes anarchistes de se comporter en « anarchistes bourgeois », ceux qui l’énoncent oublient que le bourgeois reste toujours et quand même un pilier de sa société, la société bourgeoise, où il n’occupe sonrang social que grâce au système autorité-exploitation Même quand il s’évade des préjugés et des conventions sociétaires, il le fait en hypocrite, en tremblant, en valet des mœurs sociales, en exaltant publiquement les chaînes sociales qu’il brise en privé.

— E. Armand

INDIVIDUALISME (Mon)

Je suis. Apparence, phénomène ; ou bien réalité, qu’importe. Je suis, c’est-à-dire que je me sens exister comme distinct du milieu. Je me sens : un individu.

J’ai des besoins. Les satisfaire me donne de la joie, du bonheur. Mon bonheur se mesure à la possibilité de satisfaction, à ma puissance. Ma peine, ma souffrance, est la mesure exacte de mon impuissance. Mon activité, qui a pour but constant, la conquête du bonheur, s’exerce à la fois sur le monde minéral, végétal, animal et sur les autres individus de mon espèce. Mais tout, dans l’Univers, lutte, envahit, absorbe. Malheur aux faibles. Seul, j’ai : tout, comme ennemi. Aussi, je recherche la société des autres individus, trop faibles aussi pour vivre seuls. Je passe contrat avec eux. Un contrat qui soit susceptible d’augmenter notre puissance à tous, qui, par conséquent, sauvegarde notre indépendance. Mon contrat, c’est une assurance contre l’intervention des autres Hommes dans ma, recherche du bonheur. C’est le seul contrat social que je peux accepter. Mais je passe d’autres contrats avec des individus désireux comme moi de conquérir telle ou telle jouissance. Le but atteint, le contrat cesse.

Dans la société actuelle, il existe un « contrat social ». Je n’ai pas été appelé à en discuter les termes. Je ne l’accepte pas. Même quand une clause m’est favorable. Ce contrat, on me l’impose. Selon les circonstances, j’en dénonce l’arbitraire. Je lutte pour son abolition. Faible, j’emploie la ruse. En attendant que plusieurs faiblesses s’unissent, pour refuser la reconnaissance des « lois », je désobéis seul, en évitant : le gendarme, le juge, le soldat. Ce contrat unilatéral est basé sur la Force ou le Sophisme. Sa seule réalité réside dans l’ignorance des individus à qui on l’impose. Ceux-ci étant de beaucoup le plus grand nombre, il est évident qu’ils pourraient être la force. Leur acceptation vient de ce qu’ils croient le contrat juste. Cette croyance vient de ce qu’ils n’examinent pas les « valeurs sociales » : Dieu, Patrie, Intérêt général, etc. ; et les Lois qui en découlent : Morale ;Service Militaire, guerre ; Propriété, paupérisme moral et matériel. Aussi la forme principale de résistance et de lutte des individualistes à ma façon, porte-t-elle, sur la provocation à l’examen.

Montrer le mensonge des termes, le sophisme des raisonnements, c’est saper l’organisation imposée. Tendre les esprits, vers la. recherche des contrats libres et préparer la rupture définitive, violente ou non du contrat autoritaire, telle est notre propagande. En résumé :

Hors l’autorité, vivre le plus intensément possible, tout de suite, aujourd’hui ; et préparer pour demain un terrain plus riche en expériences.

— A. Lapeyre

INDIVIDUALISME (Socialisme-individualiste)

L’expression de « socialisme individualiste » commence à entrer dans le langage courant de la sociologie, et il faut s’en réjouir. Son adoption plus étendue fera cesser une équivoque. L’idée qu’elle contient, si elle se répand, anéantira progressivement le sectarisme entretenu par tous ceux qui vivent de la division des esclaves et règnent grâce à elle sur des troupeaux ignorants et incompréhensifs, absurdement dressés les uns contre les autres dans une querelle de mots, malgré leurs intérêts communs, au grand bénéfice des exploiteurs et dominateurs de toutes catégories.

D’aucune opposent constamment « individualisme » à « socialisme ». Dans ma pensée, « individualisme » s’oppose à « religions » ; il ne s’opposerait à « socialisme » que dans le cas où l’on entendrait par ce vocable la religion de la société. « Individualisme », dans le sens où je l’entends personnellement, est un mot qui exprime l’indépendance du l’individu par rapport aux idées abstraites auxquelles les hommes se subordonnent comme à des réalités supérieures à eux-mêmes.

Le socialisme est une forme d’association. Or, j’ai déjà expliqué dans mes Réflexions sur l’Individualisme que l’individualisme n’est pas le contraire de l’association, pourvu que celle-ci soit fondée, non sur le sacrifice de l’individu (sacrifice toujours accompli au bénéfice de profiteurs quelconques), mais sur les services réciproques des individus. Le socialisme que préconise un individualiste socialiste est une forme d’association qui offre cette seconde caractéristique et est dépourvue de la première. Si l’adhésion au socialisme qu’on sollicite de l’individu nécessite une mentalité religieuse, imbue d’une religion de la société, l’individualiste sera contre ce socialisme-là. Mais il ne sera pas contre tout socialisme a priori, notamment contre celui qui, loin de l’appauvrir, enrichirait son individualité de libertés nouvelles.

Car le mot d’ « individualisme » signifie encore pour moi : « culture et épanouissement de l’individu ».

J’ai aussi montré que c’est dans le domaine moral, domaine intérieur absolument personnel, qu’il faut situer la solitude de l’individualiste. Ce qui est une autre manière de dire que, d’une façon constante, c’est à « religion », non à « socialisme » que s’oppose « individualisme ».

Donc, un individualiste pourra être socialiste, a une condition : qu’il ne s’agisse pas d’un socialisme religieux, d’une religion de la société considérée comme sacro-sainte, ce socialisme-là devant être forcément destructeur de l’individualité, puisqu’il exigerait des sacrifices absolus, c’est-à-dire sans compensation.

Tel que je le conçois, l’individualisme est la doctrine qui traite de la culture de l’individu en vue de son épanouissement. Il représente une méthode de pensée, d’action et de vie partant de l’individu pour aboutir a l’individu. Il est intégral en ce sens qu’il assure à l’individu, outre les jouissances que celui-ci peut tirer de lui-même, toutes les jouissances communes, que peut dispenser la société et dont l’individu serait privé s’il vivait isolé. Il est différentiel en ce sens que, la satisfaction de ses besoins primordiaux lui étant garantie, l’individu peut s’épanouir en toute originalité, aller jusqu’au personnalisme.

Mon individualisme n’est pas antisocial a priori. Il ne l’est qu’accidentellement. Il le sera chaque fois que la société se montrera anti-individualiste, comme c’est presque toujours le cas dans la société bourgeoise, comme ce pourrait l’être souvent dans une société socialiste fondée sur des bases socialement religieuses. I1 ne le serait pas dans une société socialiste individualiste.

A l’encontre de ce qu’on est convenu d’appeler l’individualisme bourgeois (et qui n’a rien d’individualiste selon ma définition), à l’encontre des Spencer, des Yves Guyot et de leurs semblables, je n’entends pas par « individualisme » le particularisme (mot qui remplacerait avec avantage « individualisme bourgeois ») dans l’effort de l’homme pour réaliser des richesses extérieures — au bénéfice d’une minorité de privilégiés. Par ce vocable, je puis entendre plusieurs choses différentes, mais qui toutes concourent à la souveraineté effective de l’homme sur soi-même pour la floraison de ses richesses intérieures, — souveraineté effective et non plus seulement théorique comme sous le régime bourgeois ou dans la doctrine des anarchistes mystiques lorsqu’ils bâtissent, sur le papier leur idéal social.

Le soi-disant individualisme des bourgeois, qui n’est que le pur et simple antiétatisme du petit rentier ou du paysan avare suscité par la note du percepteur, cependant motivée par les nécessités du maintien de leur société : la société capitaliste ; ou l’antiétatisme de l’industriel grommelant devant un procès-verbal de l’inspecteur du travail dressé contre lui parce qu’il se fout comme de sa première chemise de la sécurité de ses ouvriers, ses esclaves, — ce prétendu individualisme, avec sa panacée « concurrence », voire « libre concurrence », son hypocrite formule du « laissez faire » et son ablation du cœur de l’homme, voire du cerveau de l’homme, me fait l’effet d’une doctrine d’épiciers bassement égoïstes. Rien de mieux que l’expression de « socialisme individualiste » pour combattre son mensonge.

* * *

La noblesse du but de l’individualisme réel, de l’individualisme libertaire, ne fait pas dédaigner par celui-ci la question du ventre, — en quoi se résume exclusivement, en somme, le souci du bourgeoisisme, de la doctrine du privilège, — car il sait que « ventre affamé n’a pas d’oreilles » et que tant qu’aura lieu la lutte odieuse entre les affamés pour le pain quotidien, ils n’écouteront aucun appel en faveur d’une vie plus haute ; mais il met le ventre à sa place. Et, en conséquence, il ne saurait attacher une importance exagérée -l’importance primordiale que les poètes, les rêveurs de l’anarchie mystique leur attribuent — aux moyens d’assurer aux hommes ce pain quotidien.

Pour un esprit logique et raisonnant selon la méthode scientifique, il n’existe qu’une sorte de moyens : les moyensefficients. Si, pour que ces moyens soient efficients, il faut employer une certaine dose d’autorité, qu’on emploie l’autorité. Pourquoi pas ? L’autorité qui instaure la justice n’est pas la même que celle qui maintient l’injustice. Il faut être possédé d’un monstrueux esprit de sectarisme pour les mettre dans le même sac.

L’individualisme réel, tel que je l’ai défini, veut assurer le pain à chacun, et pour cela il n’est qu’un moyen opérant : le socialisme, c’est-à-dire un communisme rationnel limité au point où il cesserait de servir l’individualité humaine ; car le socialisme individualiste n’entend pas créer de nouveaux parasites et de nouvelles dupes, et donc ne consent pas au communisme intégral des produits du travail. D’une part, la nécessité du travail s’impose à l’homme avec la force d’une loi naturelle et c’est faire œuvre de. justice que de veiller à ce que le fardeau n’en tombe pas exclusivement sur les épaules des meilleurs au bénéfice des pires. D’autre part, le socialisme individualiste conservera à l’individu, dans l’intérêt bien compris de ce dernier, la nécessité de : l’effort ; L’effort est légitimement demandé lorsque tous les travailleurs ont la garantie d’un accès égal à tout le savoir acquis et à tous les moyens de production disponibles.

L’individualisme veut que la société assure à tous les hommes ces moyens d’existence par le travail, sans lesquels le mot de « liberté » est une sinistre moquerie. C’est là une tâche à laquelle la société bourgeoise, prétendument soucieuse de l’individu, a fait complètement faillite ; on peut le dire en toute assurance quand on a vu, par exemple, de 1919 à 1926, en Grande-Bretagne, le nombre des chômeurs varier entre 1 et 2 millions sur une population d’environ 40 millions d’habitants.

* * *

Si l’œuvre individualiste consiste en la culture de l’être humain pour l’épanouissement de ses facultés les plus nobles, pour la floraison des virtualités qui sont en lui, il faut que les racines de la plante humaine puisent en un certain sol le suc nourricier nécessaire à un tel épanouissement, à une telle floraison. Le sol, c’est le socialisme individualiste. Le suc nourricier, c’est la liberté. Mais, spécifions : la liberté positive. Non pas la liberté métaphysique, illusoire, des théoriciens de l’hypocrite antiétatisme des bourgeois. Pas davantage celle du puéril anarchisme mystique, liberté latente qui surgira comme une aimable fée dès que la révolution sera faite et ensuite demeurera immanente.

Ce suc nourricier, c’est la liberté que poursuit l’individualiste libertaire tel que je le conçois, se trouvant en cela d’accord avec le socialiste éclairé : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, qui ne saurait exister sans une garantie que seule une société organisée — et organisée pour la justice — peut procurer ; la liberté qui n’est pas plus immanente que latente, la liberté qu’on fait et qu’on instaure et dont le synonyme est puissance ou pouvoir.

Les moyens de l’instaurer pourront, aux yeux des fidèles de la liberté mystique, sembler être le contraire de la liberté. Naturellement. Non moins naturellement, les bénéficiaires de tout acabit de l’ex-autorité bourgeoise détrônée diront que la liberté est morte. Certainement, défunte sera leur liberté... de priver les autres de liberté.

Mais, en dehors de ce que nos rêveurs ont une conception mystique de la liberté et que les bénéficiaires de l’autorité de privilège ont intérêt à entretenir la conception fausse de la liberté qui leur assure automatiquement des privilèges, le fait futur (d’ailleurs déjà constaté en Russie) que la liberté positive n’apparaîtra pas immédiatement aux yeux des rêveurs de l’anarchie mystique après une révolution s’explique par cette raison que rien, en matière d’évolution sociale, même sanctionnée par la révolution, ne se réalise brusquement. Si une mesure libératrice est imposée sans qu’elle soit mûre depuis longtemps dans les esprits, c’est-à-dire si elle n’a pas été préparée par l’éducation, un retour en arrière ne tardera pas à se produire. Puisqu’on demandait la liberté, c’est qu’elle n’existait pas ; il fallait donc la créer ; mais il ne suffit pas pour cela de dire : « Nous sommes libres ! »

A part des obstacles à sa propre liberté que l’homme porte en lui-même, il existe les ennemis extérieurs de la liberté réelle. Ceux-ci doivent être matés aussi bien que ceux-là surmontés. Et parmi ces ennemis extérieurs, chose triste à dire, on trouve non seulement les anciens bénéficiaires de l’ordre de choses qu’on a cherché à abolir et leurs esclaves abrutis, mais encore ces visionnaires qui entretiennent une conception mystique de la liberté, qui pensent qu’elle existe à l’état latent — où ? dans l’air ? — et que le coup de baguette magique d’une révolution, voire le simple désir de la liberté entretenu par une infime minorité d’individus, va la faire surgir.

Il est de première nécessité d’abolir dans la mentalité des humains de bonne volonté transformatrice cette conception mystique de la liberté pour y substituer sa conception réaliste : la liberté-puissance, la liberté-pouvoir de faire, la liberté positive.

En principe, l’avènement de cette liberté réelle ne peut être efficacement préparé que par l’éducation, une éducation individualiste libertaire généralisée accomplie dans le sens exposé ici. Un essai d’imposer cette liberté réelle peut être fait brusquement, comme en Russie ; mais on connaît les résultats de cette méthode. Les divers ennemis précités de la liberté réelle, les uns consciemment, les autres inconsciemment, ont forcé les détenteurs de l’autorité révolutionnaire à fins libératrices à rétablir jusqu’à un degré relativement élevé l’autorité de privilège Nous nous trouvons ici dans un cercle vicieux : on ne peut instaurer la liberté positive parce que l’éducation individualiste libertaire n’a pas été faite, et l’éducation individualiste libertaire ne peut être faite parce que la liberté positive n’a pas été instaurée.

La seule manière de sortir de ce cercle est d’extirper préalablement de la mentalité des esclaves la conception mystique de la liberté. La culpabilité des bourgeois dans l’entretien de cette conception est évidente ; mais cela s’explique par le fait qu’ils en profitent. La responsabilité des anarchistes purs ne l’est pas moins aux yeux d’un individualiste partisan du socialisme individualiste ; et chez eux cela ne s’explique que par l’aveuglement et le sectarisme.

Le socialiste éclairé, lui, sait que la liberté n’est ni latente ni immanente, mais qu’elle est à créer et qu’une fois créée elle est susceptible de disparaître. Et il sait comment on la crée et, comment on la protège. Ce sont les socialistes éclairés alliés aux individualistes libertaires (si ceux-ci pouvaient devenir, par leur nombre accru, une force agissante) qui donneront à la généralité des individus la liberté réelle. Ce qu’il nous faut, c’est- l’esprit, d’organisation rationnelle du socialisme associé à l’esprit d’indépendance rationnelle de l’individualisme ; c’est leurs deux doctrines combinées pour donner satisfaction au ventre, au cœur, à l’intelligence de l’homme.

D’une part, un individualisme qui épouserait le socialisme parce qu’il connaîtrait la nécessité de faire sa part au monstre extérieur, sous peine d’être dévoré par lui, mais en réduisant cette part au minimum indispensable. D’autre part, un socialisme qui épouserait l’individualisme parce qu’il saurait que sans ce dernier il n’aurait aucune raison d’être.

* * *

Cet individualisme socialiste, ce socialisme individualiste, il aura un jour sa place au soleil de l’évolution.

Et il aura. eu des précurseurs.

Ce fut en somme l’idée de cet individualiste de distinction qu’était Oscar Wilde, idée qu’il développa dès 1890 dans L’Âme de l’Homme dans le Socialisme. La Suédoise Ellen Key, aussi profondément individualiste, s’est proclamée socialiste dans son opuscule : Individualisme et Socialisme. Notre ami le docteur Proschowsky a, été l’un des premiers en France à militer pour le socialisme individualiste. Lacaze-Duthiers a écrit des pages d’une grande clairvoyance sur l’accord nécessaire de l’individualisme et du socialisme dans l’intérêt de l’individualité humaine. Bertrand Russell est lui aussi un socialiste individualiste. Le socialiste Eugène Fournière a développé la thèse ici soutenue dans son Essai sur l’Individualisme. Et certaines réponses à l’enquête ouverte par l’Idée libre sur ce sujet, en 1924, montrent que l’idée en question rencontre de plus en plus d’adhésions.

Pour que le socialisme individualiste soit, c’est-à-dire pour que la société soit la chose de l’individu et non l’individu la chose de la société et des maîtres de la société, il faut d’abord qu’on se débarrasse de la croyance à la liberté mystique. Il faut aussi, certes, que le socialiste se délivre du préjugé selon lequel la société est quelque chose de supérieur à l’individu ; mais il faut également que, parmi ceux qui se réclament plus ou moins de l’individualisme, les anarchistes et les individualistes absolutistes cessent de combattre aveuglément le socialisme au nom de leur idole : la Liberté, — la liberté mystiquement conçue.

Il faut renoncer au fantôme de la liberté mystique pour acquérir la liberté positive.

— Manuel Devaldès

INDIVIDUALISME (Socialisme-rationnel)

La question sociale est une question de raisonnement et nullement de fatalité économique. — L’on peut soutenir logiquement, à notre époque d’ignorance sociale sur la réalité du Droit, qu’il y a autant d’individualismes qu’il y a d’individus. Socialement, il ne saurait être question d’individualisme et de communisme que dans la mesure que l’homme se fait de la puissance des richesses réparties entre les individus pour la sauvegarde de l’ordre social au sein de la société. L’homme, ne l’oublions pas, est un être sociable d’abord ; et l’industrie générale est trop développée pour concevoir le travailleur à l’état primitif. L’individualisme est fonction de la société. Ceci reconnu et admis, il importe de savoir si, au point de vue justice, liberté et bien-être, il convient de sacrifier l’individu à la société, plutôt que de sacrifier la société à l’individu. Dans un sens relatif le sacrifice intéresse, au même titre, l’ensemble et la partie, mais jusqu’à ce jour les masses ont, été sacrifiées pour maintenir l’ordre.

Cela revient à dire que, selon le temps et les circonstances, l’individu est nécessairement sacrifié à l’ensemble, à la société, comme cela a lieu sous le despotisme de la foi. Plus tard, quand vient la possibilité du libre-examen, mais que le doute règne, la prépotence individuelle de quelques-uns triomphe de l’intérêt général. L’ordre, l’harmonie se trouvent ébranlés par le despotisme financier ; Des étiquettes nouvelles ont remplacé les anciennes dans l’utilisation des préjugés pour l’avantage des classes dirigeantes, et l’exploitation des masses s’effectue dans le même rythme de domination économique.

Ainsi nous voyons que le rationnel, c’est-à-dire l’action opportune, est toujours relative aux circonstances qui en déterminent la manifestation, quoique appartenant à l’ordre raisonnement en rapport avec la nécessité sociale.

Si nous nous élevons au-dessus de ce stade de connaissances sociales qui déterminent les despotismes, en examinant la situation actuelle, nous reconnaîtrons que l’individu et la société ne doivent avoir, logiquement, qu’un seul et même intérêt ; de sorte qu’il ne saurait être question de sacrifice, aussi bien pour la société que pour les individus, mais équitablement de solidarité réelle.

Du reste, dit Colins, « la société n’est pas un être comme l’individu ; elle exprime une abstraction et représente la totalité ou la somme des individus. » Nous voyons alors que sacrifier l’individu à tous les chacuns est absurde et malfaisant. De même sacrifier tout le monde, ou presque, à l’un ou à plusieurs d’entre eux — représentant réellement la société — c’est nier, socialement, cette société dont on suppose l’existence protectrice. C’est cependant ce qui se passe actuellement.

Mais alors, que faire, sinon reconnaître les erreurs passées pour diagnostiquer une méthode rationnelle d’enseignement social ?

Nous verrons alors que, pour si confuse que la situation se présente, la Raison, dit : que la société est le résultat du dévouement de chacun à tous, motivé par l’intérêt que chacun sait avoir à se dévouer pour ses semblables. Alors, l’individualisme, en tant que conception sociale, n’est pas contre la société qui élargit les droits de chacun dans la mesure que l’homme augmente son devoir par la pratique de la solidarité, convaincu qu’en se dévouant à la cause commune ses intérêts, non seulement ne peuvent être opposés à ceux d’autrui, mais en sont fortifiés d’autant.

Ainsi, une organisation sociale, aussi libertaire que possible, portant automatiquement et consciemment l’individu non seulement vers son propre intérêt mais vers le bien général, qui est la meilleure garantie du bonheur individuel, mettrait en harmonie l’ordre moral avec l’ordre physique. Les collectivités, comme les individus, seraient les bénéficiaires de cette coopération à laquelle nous devons tendre.

Mais ces résultats restent tributaires de l’application du Droit à la société et aux individus. Par suite, la connaissance et l’application du Droit ne peuvent se manifester que par une organisation nouvelle et rationnelle de la Propriété, étant donné les conséquences sociales qui résultent de l’organisation actuelle de la société générale.

C’est, du reste, en rapport avec l’organisation de la Propriété générale que les individus se cataloguent, plus ou moins empiriquement, et selon leur tendance respective, sous l’étiquette individualiste ou sous celle de communiste. Mais, quelles que soient les préférences individuelles on ne peut logiquement supposer que la Propriété puisse être organisée de manière que toutes les richesses soient appropriées socialement, comme certains le soutiennent, ou que toutes le soient individuellement. Ce serait aussi faux qu’absurde.

Pour qu’une société puisse exister, plus ou moins normalement, il faut qu’il y ait, quant à l’organisation sociale, un mélange de communisme et d’individualisme, constituant un socialisme plus ou moins équitable, plus ou moins injuste.

C’est la proportion — variable — entre la propriété sociale et les propriétés individuelles qui fait cataloguer tel régime social sous l’étiquette communiste ou sous celle de l’individualisme. Quand la propriété sociale est au maximum et les propriétés individuelles au minimum, l’organisation sociale affecte un communisme relatif. En sens inverse, comme c’est le cas en France, en Angleterre, Belgique, etc., l’organisation sociale se trouve être à base individualiste. Avec le poète Vulcain on peut dire : le monde social est fait pour quelques hommes dans la société actuelle aussi bien qu’au temps de César. L’individualisme des siècles passés, comme celui de nos jours, divise les hommes en maîtres et en esclaves, parce qu’il repose sur la contradiction des intérêts, et que la lutte ou la guerre est à l’état permanent, aussi bien au fond de chaque homme que dans les sociétés et entre les sociétés. L’harmonie sociale y est irréalisable.

Rien d’étonnant que les régimes qui se sont succédé depuis l’origine des sociétés — tous plus ou moins individualistes — se soient ingéniés, par tous les moyens en leur pouvoir, à créer des privilèges et des monopoles qui assurent la direction générale des sociétés à une minorité bénéficiaire. Le rôle social des « élites » s’est limité à ordonner, suivant les circonstances, certaines émancipations illusoires des déshérités tout en maintenant l’esclavage économique et social des masses. Ces opérations ont été d’autant plus faciles que, même actuellement, les classes laborieuses ignorent, la cause de leur servitude et de leur esclavage. Aussi les « élites » profiteuses des privilèges ne sont nullement pressées pour instruire réellement le peuple et l’orienter vers sa libération. Les déclarations électorales, toutes plus ou moins équivoques, n’ont guère d’autre but que de troubler la mentalité des travailleurs en les maintenant dans l’ignorance de la cause de leur esclavage.

Ce qui se passe en France, relativement à la production désordonnée des richesses à laquelle on veut appliquer une rationalisation spéciale afin de permettre à une minorité de producteurs la pratique du dumping sur certains produits, ne peut, en dernier ressort, améliorer la condition sociale des déshérités et nous rapprocher de l’égalité relative du point de départ qui est le but auquel doit tendre la justice sociale. Ce n’est pas la production qui rend la consommation possible socialement ; mais la consommation qui fixe une production rationnelle. L’industrialisme actuel est, socialement, illogique.

L’ignorance sociale des travailleurs sur la réalité du Droit pour tous, les besoins impérieux de l’existence chez les déshérités, sont autant de facteurs qui contribuent à la domination du capital sur le travail. Ces conditions imposent le dévouement à l’ordre social qui abuse de la patience des prolétaires. La pseudo-fatalité des classes dominées par les classes dominantes n’est qu’une œuvre de calcul, de raisonnement de ceux qui détiennent le pouvoir et les richesses, et ne peut conduire l’humanité qu’à des révolutions sans fin.

Il serait temps que le dévouement et le sacrifice ne soient pas toujours demandés aux mêmes si on veut épargner a l’humanité le sanglant baptême qui la menace. A vouloir toujours nier le problème social les « élites » ne sauraient logiquement prétendre à sa suppression. Leur raison, à défaut de leur conscience, devrait leur faire comprendre qu’au banquet de la vie tout homme doit avoir droit de prendre place en raison de son mérite et de son activité.

Une œuvre d’éducation, sociale doit précéder l’oeuvre pratique de rénovation économique en prouvant à chacun et à tous que la société ne doit pas reposer, comme de nos jours, sur la contradiction des intérêts, mais sur la communauté de l’intérêt individuel avec l’intérêt social. La pratique de cette méthode donnerait le maximum d’individualisme possible dans l’ordre et la liberté.

Pour arriver à cette fin d’harmonie universelle il est impossible de compter sur l’organisation sociale de nos jours. Une nouvelle organisation de propriété en accord avec le Droit, avec la Justice, est indispensable. Sans nous étendre sur ce point tâchons de nous rappeler :

  1. que la richesse foncière générale est la source passive de toute richesse ;

  2. que les richesses mobilières sont toutes le résultat du travail sur le sol, ce qui revient à dire que si le sol représente la source passive, le travail, qui ne s’exerce que par ..l’homme, en est la source active ;

  3. qu’il est juste que celui qui a produit quelque chose en soit le propriétaire ;

  4. qu’il est impossible que la richesse mobilière soit appropriée complètement d’une manière sociale ou commune, à peine de voir le pain dans la. bouche devenir propriété commune ;

  5. enfin qu’il est irrationnel qu’une richesse non produite, ou qui a préexisté à l’homme, telle que le sol, soit appropriée par lui.

En approfondissant les propositions qui précèdent, et en nous rappelant toujours que l’homme doit rechercher et trouver rationnellement le maximum de liberté individuelle dans le maximum de richesses — sociales ou particulières — par sa volonté et, son travail, nous reconnaîtrons que le sol général, la richesse foncière, ne doit pas être appropriée individuellement, ou par des collectivités d’individus comme cela se fait au moyen des sociétés anonymes, mais par tous. Le sol à tous est la condition sine qua non de l’ordre nouveau. Sans cette innovation économique il ne peut y avoir que continuation aggravée du paupérisme des masses, et l’Individu ne peut prétendre — dans un sens général — assurer sa liberté.

En résumé, des propositions qui précèdent nous arrivons aux conclusions, suivantes : tout le sol doit entrer au domaine commun ou social et la richesse mobilière peut faire l’objet d’appropriation individuelle. Chacun doit être le propriétaire des fruits de son travail et chaque génération est usufruitière du sol approprié socialement. L’individu libre sur la terre libre. Le rêve de Goethe se réalise par le travail souverain. Eduquer l’ensemble de l’humanité sur la solidarité réelle, sur la réalité de la justice dans les rapports sociaux, sur l’organisation d’un autre mode de propriété donnant à chacun suivant ses mérites et ses efforts, dans un cadre d’harmonie sociale, c’est faire de l’individualisme reposant sur le communisme foncier et la liberté du travail, qu’une société établie pour le bonheur de tous a pour devoir de développer rationnellement.

L’individualisme ne saurait aller équitablement au delà sans rompre l’harmonie sociale et nuire à l’intérêt général. L’individualisme, aussi bien que le communisme, sont deux théories d’ordre économique aussi anciennes que le monde social qui a toujours renfermé un certain mélange d’individualisme et de communisme, mais la proportion entre la propriété sociale et les propriétés individuelles ont toujours été au maximum possible pour une catégorie privilégiée de propriétaires.

Théoriquement, on peut parler d’individualisme absolu et de communisme absolu, mais pratiquement ces deux théories sociales sont aussi impraticables qu’absurdes, ainsi que nous allons le voir ; et, de ce fait, non seulement n’ont jamais existé mais ne pourront jamais vivre. De même que les limites de l’organisme sont impossibles à fixer d’une manière entièrement déterminée, de même les besoins particuliers ne peuvent trouver les éléments de réalisation pratique dans une attribution de richesse préalablement fixée. Le communisme absolu n’arrive pas à placer de bornes entre l’organisme et le monde extérieur, et, comme il prétend que ce monde entier doit appartenir à la société, il va logiquement, d’un degré à l’autre, jusqu’à l’anéantissement de toute personnalité. En sens inverse, l’individualiste absolu qui demande le partage individuel de tout ce qui existe, va, avec la même logique, jusqu’à l’anéantissement de toute société. Là où rien n’est commun, comment pourrait-il y avoir association ? D’autre part, l’homme, l’individu, ne saurait s’astreindre à l’idée de nivellement, aussi irréalisable qu’absurde. En définitive, il n’y a jamais eu d’organisation sociale revêtant, dans l’ordre individualiste ou dans l’ordre communiste, le caractère absolu, parce que ces théories sont absurdes et conséquemment impraticables. Mais en dehors des deux théories, que nous avons définies par l’absurde, il y a et ne peut y avoir que des organisations de propriété renfermant en même temps des richesses sociales et des richesses individuelles. Ces organisations de propriété, plus ou moins bonnes, plus ou moins mauvaises, constituent précisément l’individualisme et le communisme relatifs qui, sans être parfaits en époque d’ignorance sociale sur la réalité du droit, ne sont pas absurdes.

Pour sortir de ce cercle vicieux où le doute autorise toutes les suppositions, il faut organiser la société, de manière que les intérêts individuels ne soient plus en opposition, de manière que le dévouement de l’individu à l’organisation sociale soit aussi logique et nécessaire dans l’ordre moral que l’apport, résultant des lois physiques, l’est dans l’ordre matériel. L’individualisme et le communisme sont des facteurs d’harmonie sociale dont la coopération est indispensable au bonheur de l’humanité et constitue le Socialisme Rationnel.

— Élie Soubeyran

INDIVIDUALISME (ou Communisme ?)

Depuis longtemps j’ai été frappé par le contraste existant entre la largeur des buts de l’anarchisme et de bien-être pour tous — et l’étroitesse du programme économique de l’anarchisme individualiste et communiste.

Je suis très porté à croire que la faiblesse de base économique — exclusivement communiste ou individualiste (les termes communisme ou individualisme s’appliquent, tout le long de cet article, aux anarchistes partisans de l’un ou de l’autre. Il n’est nullement question du communisme, IIIe Internationale), selon l’école — faiblesse dont ils ont conscience — empêche les hommes d’avoir pratiquement confiance en l’anarchisme, dont les aspirations générales apparaissent à un si grand nombre comme un idéal magnifique. Pour ce qui me concerne, je sens bien que si l’un ou l’autre devenait l’unique forme économique d’une société, ni le Communisme, ni l’individualisme ne réaliseraient la liberté, car, pour se manifester, celle-ci exige un choix de moyens, une pluralité de possibilités.

Je n’ignore pas que les communistes, quand on insiste, affirment qu’ils ne poseront jamais d’obstacles aux individualistes désirant vivre à leur manière sans créer de nouvelles autorités ou de monopoles nouveaux. Et vice versa. Mais cette affirmation ne se fait jamais franchement, amicalement — les deux écoles étant trop bien persuadées que la liberté n’est possible qu’à la condition que se réalise leur plan.

J’admets volontiers qu’il y a des communistes et des individualistes auxquels leurs doctrines respectives, et celles-là seulement, procurent une satisfaction absolue et une solution à tous les problèmes (à ce qu’ils disent) ; ceux-là, bien entendu, ne laisseront pas ébranler leur fidélité à un idéal économique unique. Qu’ils ne considèrent pas les autres ou comme calqués sur leur patron et, prêts à se rallier à leurs vues, ou comme d’irréconciliables adversaires, indignes d’aucune sympathie ! Qu’ils jettent donc un coup d’œil sur la vie réelle, supportable uniquement parce qu’elle est variée et différenciée, : en dépit de toute uniformité officielle.

Tous, nous apercevons les survivances du communisme primitif dans les aspects multiples de la solidarité actuelle, solidarité dont il est possible que surgissent, évoluent les formes nouvelles d’un. communisme futur et cela, sous les griffes de l’individualisme capitaliste dominant. Mais ce misérable individualisme bourgeois crée aussi l’aspiration à un individualisme vrai, désintéressé, où la liberté d’action ne servira plus à l’écrasement des faibles ou à la création des monopoles.

Le communisme ne disparaîtra pas plus que l’individualisme. Si, par quelque action de masse, les fondations d’un communisme grossier s’établissaient, l’individualisme s’affirmerait toujours plus pour s’y opposer. Chaque fois que prévaudra un système uniforme, les anarchistes, s’ils ont leurs idées à cœur, se situeront en marge. Ils ne se résigneront jamais au rôle de partisans fossiles d’un régime, fût-ce celui du communisme le plus pur. Mais les anarchistes seront-ils ; toujours mécontents, toujours en état de lutte, jamais tranquilles ? Ils pourront se mouvoir à l’aise dans un milieu où toutes les possibilités économiques trouveraient pleine occasion de se développer. Leur énergie pourrait alors se consacrer à une émulation paisible et non plus à une bataille et à une démolition continuelles. Ce désirable état de choses pourrait se préparer maintenant s’il était loyalement admis entre anarchistes qu’individualisme et communisme sont également importants et permanents, et que l’exclusive prédominante de l’un d’entre eux serait le plus grand malheur qui puisse échoir à l’humanité.

De l’isolement, nous cherchons un refuge dans la solidarité. D’une société trop nombreuse nous cherchons un refuge dans l’isolement : la solidarité et l’isolement nous sont, au moment convenable, délivrance et réconfortant. Toute, vie humaine vibre entre ces deux pôles dans une variété infinie d’oscillations.

Permettez-moi de me supposer dans une société libre. J’aurai certainement des occupations diverses, manuelles ou intellectuelles, exigeant de la force ou de l’habileté. Ce serait fort monotone si les trois ou quatre groupes auxquels je m’associerai librement étaient organisés de la même façon. Je pense que c’est sous des aspects différents que le communisme s’y manifestera.Nepeut-ilarriverque je m’en fatigue et que j’éprouve le désir d’isolement relatif — d’individualisme ? Je me tournerai alors vers l’une des nombreuses formes d’individualisme à « échange égal ». Peut-être se rattachera-t-on à telle forme dans sa jeunesse et à telle autre dans son âge mur. Les producteurs moyens pourront continuer à travailler dans leurs groupes ; les producteurs plus habiles pourront perdre patience et vouloir ne plus travailler en compagnie de commençants — a moins qu’un tempérament très altruiste leur fasse trouver du plaisir à œuvrer comme instituteurs ou conseillers des plus jeunes. Pour ma part, je présume que, pour commencer, je ferai du communisme avec mes amis et de l’individualisme avec les autres et c’est d’après mes expériences que je réglerai ma vie ultérieure.

Faculté de passer facilement et librement d’une variété de communisme a une autre, puis à n’importe quelle variété de l’individualisme — tels seraient le trait essentiel, la caractéristique d’une société réellement libre. Et si un groupe d’hommes tentaient de s’y opposer, essayaient de faire prédominer un système particulier, ils seraient aussi âprement combattus que le régime actuel l’est par les révolutionnaires.

Pourquoi dans ce cas, partager l’anarchisme en deux camps hostiles : communistes et individualistes ? J’en rends responsable l’élément d’imperfection, inhérent à la nature humaine. Il est absolument naturel que le communisme plaise davantage à ceux-ci et que l’individualisme plaise davantage à ceux-là. Partant de là, chaque camp a développé ses hypothèses économiques avec beaucoup d’ardeur et une conviction acharnée ; puis, stimulé par l’opposition du camp d’en face, en est venu à considérer son hypothèse comme la solution unique et à y demeurer fermement attaché en face de toutes les objections. De là vient que les théories individualistes après un siècle, les théories communistes ou collectivistes après un demi-siècle environ, ont assumé une fixité, une certitude, une permanence apparentes qu’ils n’auraient jamais dû atteindre, car la stagnation — voilà le mot — est 1e tombeau du progrès. C’est à peine si un effort a été tenté pour concilier les différences d’école. Les deux tendances ont donc eu toute latitude pour croître et s’embellir, pour se généraliser !

Et tout, cela avec quel résultat ? Aucune des deux tendances n’a pu vaincre l’autre. Partout ou se rencontrent des communistes, de leur milieu surgissent des individualistes ; et, jusqu’ici nulle vague individualiste n’a réussi à submerger la forteresse communiste. Tandis que l’aversion ou l’inimitié règnent entre des êtres tellement rapprochés les uns des autres intellectuellement, nous voyons le communisme anarchiste s’effacer devant le syndicalisme, ne redoutant plus de se compromettre en plus ou moins, acceptant la solution syndicaliste comme un stade intermédiaire presque inévitable. D’autre part, nous voyons les individualistes retomber dans les errements bourgeois ou presque.

Et cela alors que les méfaits de l’autorité et l’accroissement des empiètements de l’État n’ont jamais fourni occasion plus propice et sphère d’action plus vaste à une propagande foncièrement anarchiste et pure de tout alliage.

Je ne prétends pas combattre — que ceci soit bien entendu — ni le communisme ni l’individualisme. Pour ma part, je vois beaucoup de bien dans le communisme, mais c’est l’idée de le voir généraliser qui me fait protester. Il ne me sied pas de lier d’avance mon avenir, à plus forte raison l’avenir d’un autre. La question, pour ce qui me concerne, personnellement, reste à résoudre ; l’expérience montrera celles des résolutions extrêmes et celles des résolutions intermédiaires, si nombreuses, qui s’adapteront le mieux à chaque circonstance et à chaque moment. L’anarchisme m’est trop cher pour que je veuille le voir dépendre d’une hypothèse économique, si plausible soit-elle actuellement. Jamais les formules uniques ne nous satisferont, et si chacun est libre de les posséder et de propager de prédilection, c’est à condition qu’il comprenne qu’il ne peut les répandre qu’à titre de simple hypothèse. Or, chacun sait que les littératures anarchiste-communiste et anarchiste-individualiste sont loin de se tenir dans ces limites. Tous, nous avons faute sous ce rapport. Mon désir est de voir ceux qui se révoltent contre les agissements de l’autorité œuvrer sur un plan d’entente générale au lieu de se fractionner en petites chapelles, par suite des prétentions de chacune à être sûre de posséder une solution économique exacte, du problème social.

Pour combattre l’autorité qui domine dans le système capitaliste actuel ou qui dominera demain en régime socialiste — quelle qu’en soit la tendance — ou syndicaliste, un immense mouvement, vraiment anarchiste de sentiment, est absolument indispensable et cela bien avant que se pose la question des remèdes économiques. Qu’on le reconnaisse donc et il s’ensuivra la création d’une vaste sphère de solidarité. Le communisme en bénéficiera et son éclat sera tout autre que celui dont il brille actuellement devant le monde, empruntant sa clarté aux rayons de l’activité de la masse syndicaliste, alors que sa propre lumière, comme celle d’une étoile qui s’éteint, vacille et pâlit graduellement.

— Max Nettlau

INDIVIDUALISME (Éducation)

Nous avons souligné déjà (voir Fable : conclusion) combien demeurait faible, en face des influences multiples (extérieures et intérieures) qui se disputent l’individu, la pression morale de l’école, lorsque la vie bouscule ses préceptes. L’éducation scolaire rencontre ailleurs — partout, pourrions-nous dire — ces puissances formatrices et leur présence limite continûment son action propre. Aussi précaire serait-elle plus encore si elle engageait avec ces forces un quotidien combat, si elle tendait, devant les meutes vitales et la cohue des préjugés environnants, autre chose que le voile puéril de ses absolus. Mais elle ne s’anime qu’à peine contre elles pour une tentative de ravissement. Elle s’efforce avant tout de les canaliser (elles sont si prédisposées à les suivre souvent) vers des fins d’acceptation, d’agglomérer avec leur complicité le faisceau de garanties de « l’ordre social ». Elle s’applique à la réduction de ce danger évident que sont, pour la tranquillité coutumière, les instincts tenaces, les originalités pourtant tâtonnantes, les lointains apports non-conformistes. Sa tâche est de prévenir l’éveil des redoutables personnalités. Sous les feux-follets de ses vagues idéalités, que chassent les grossièretés et les rapacités régnantes, s’appesantit l’effort qui doit fixer les assises des mensonges sociaux triomphants, assujettir les demains moutonniers. Elle a, pour les parer, le fard de ses civiques moralités. L’école d’aujourd’hui.- par-delà le verbiage altruiste, démenti clans l’école même — œuvre pour la consolidation des impérialismes. Elle est un organisme de conservation : elle s’harmonise ainsi aux régressivités. D’une société hostile, aux libres avances, l’éducation est la servante docile ; elle lui apporte un renfort, qu’il serait imprudent de sous-estimer. Par elle se consolident les institutions et les mœurs dont, nous dénonçons la nocivité. Par elle se prolonge — et se justifie : ses mots, sa méthode, se pressent pour ce diligent, service — la domination, sur l’individualité qui veut vivre, du convenu social souverain...

L’éducation en général — et toute la pédagogie officielle est imprégnée de cet esprit — vise non à dégager l’individu, cellule du devenir imprévisible, mais à cristalliser, à travers l’être social, les formes victorieuses du présent. L’éducation tend ainsi non pas à une féconde diversification, mais à une sorte de concentration, à cette unité morale chère à Durkheim, comme à Bouglé, et dont certaines orthodoxies socialistes rêvent d’être bientôt les héritiers. Si la pédagogie était capable d’exercer l’empire que lui accordent ses thuriféraires, une telle éducation aboutirait à créer, dans le type social, une véritable ossification de l’humanité. Elle établirait « sur les âmes », dans sa rigueur attendue, une suzeraineté plus forte que les contingences... L’instruction publique, si elle ne parvient (heureusement pour l’avenir humain) à assurer l’éternisation des systèmes, en fortifie cependant la durée. Elle travaille (en dépit de propos humanitaristes, écho d’un sentiment flou qui fait — en son sens officiel — à peine l’école buissonnière hors de la nation) à consolider le régime du moment, car « chez nous, comme dans la cité antique, l’éducation doit défendre l’institution politique. » (E. Durkheim). Elle exaltera donc parmi nous l’idéal étatiste et disciplinera, vers lui, l’individu...

Dès lors, « le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de réduire l’exception... Elle s’efforce de faire triompher les ressemblances sur les différences. » (Palante). Qu’il s’agisse de « l’éducation mnémonique » (le passé envahissant la vie par les chemins de la mémoire), de « l’éducation intellectualiste » (par l’instruction, cette momification de la connaissance, cette ivraie de la culture, alourdissement des dogmatismes sociaux), de « l’éducation mécanique » (par le « dressage social des réflexes », inhibition des réactions contraires au milieu), la conjonction de tous les mouvements de l’éducation générale se fait dans le plan de l’obéissance et du respect. Elle moralise les masses sous le signe de « l’ordre établi », façonne l’individu aux volontés du groupe, fixe en lui la passivité, met son poli justificatif aux vertus de « l’homme-machine »...

Il s’agit de couler, dans le moule civique, tous ces embryons d’individualité, de pétrir ces éléments du tout national, parties immolables à la seule unité vivante, composants infimes à la merci du composé souverain, il s’agit de jeter l’unique réel en pâture au social... « Une nation, dit, quelque part Léon Bourgeois, paraphrasant Gambetta, c’est un être vivant de la vie la plus haute, et c’est à sa survivance que chacun doit subordonner, sacrifier au besoin son existence particulière. » L’individu n’intéresse que comme fonction de la patrie et se doit a son triomphe... Aussi, surenchère qui devait achever le prestige de l’Empire, l’enseignement populaire n’est qu’un prêt, non sans usure. L’œuvre d’une politique doit rendre en bénéfice à la vitalité d’un système. Et l’État doit « tirer des sacrifices qu’il s’impose un résultat conforme à ses desseins. » (T. Steeg).

La théorie de la société supérieure à l’individu n’est que l’escalier commode de la domination pour ceux qui se jugent les maîtres ou ont l’espoir de le devenir un jour prochain. Et l’ironie de M. Clemenceau pouvait le rappeler à ceux qui — partisans de leur monopole d’enseignement, — gémissaient jadis sous le monopole de l’Église :

« C’est bien la doctrine de l’absorption totale, sans réserve et complète de l’individu dans la corporation. C’est l’idéal de la Congrégation que vous reprenez à votre compte. »

Ils le reprennent à leur profit, sans s’embarrasser, comme ils le disent, de « scrupules de libéralisme qui ne seraient pas de saison ». Et s’ils triomphent, l’État, cet insaisissable tyran, qu’animeront tour à tour des âmes contradictoires, enchaînera, — d’absolu — — l’école a sa raison. L’entité collective s’amplifiera. Et se multiplieront encore les manœuvres de la pensée dans une « république de bons élèves ». Plus que jamais, l’école de parti fera la guerre à l’esprit d’individualisme, « cette barbarie d’une nouvelle espèce qui s’avance en parlant de progrès et qui n’est au fond que le bouleversement de tout l’ordre social, comme aurait dit M. de Salvandry. Car, si c’est avant tout dans l’énergie du pouvoir, c’est aussi dans l’instruction primaire qui, de bonne heure, assainit et moralise, qu’on trouvera une barrière solide contre ces envahissements »...

Lorsque, après sept ans, quelquefois plus, l’école livre l’enfant à l’existence, quel est-il ? Qu’a-t-elle libéré, éclairé en lui ? A-t-elle contrecarré les forces mauvaises de l’hérédité, de la famille et du milieu social ? A-t-elle dégrossi, épuré ce minerai ? L’a-t-elle dépouillé de sa gangue ? La larve rampante et sommaire à-telle, sous ses auspices, consommé son évolution, et le papillon s’essore-t-il, d’un vol sûr, parmi l’espace inexploré ? Où donc est-elle la personnalité rêvée, avec son allure propre, un fond bien à elle, et qui se meut avec aisance, loin des lisières du convenu ?... Je n’aperçois, quittant la maison inhospitalière, qu’une épave hésitante qui cherche, à tâtons, le pavé dur de l’avenue sociale et s’efforce de régler sa marche à la cadence de ses sœurs. J’en vois dix, j’en vois des centaines que roidissent les mêmes transes et qui font des gestes pareils. Non, ce ne sont pas des hommes dont le brutal du jour cligne ainsi la paupière : rien que de la masse, des fragments d’humanité qui n’existent que par l’agrégat et qui appareillent, sur la foi du même gouvernail, vers des mirages identiques... Les lourds stigmates d’autorité, qui, dès le berceau, déforment leurs fronts, l’école les a scellés plus avant !... Les uns, la grande cohue, s’en vont aux bas-fonds de l’effort, n’espérant jamais plus que l’idéal des bêtes. Ce sont les simples, acharnés et douloureux. L’affairement ployé de l’ergastule que n’interrompt — hissement hideux — une montée avide d’arriviste... Les autres s’avancent à mi-côte. Ce sont les fonctionnaires. C’est l’armée de domestiques prétentieux qu’on appelle des bureaucrates, dont toute l’ambition est de se consumer petitement, de promotion en promotion (conquises, comme jadis, sur le dos du voisin) jusqu’à la retraite, apogée du gâtisme... Et là-bas, ces disséminés, en marge de la foule, à l’écart des dieux, en retour vers la conscience d’eux-mêmes, ce sont les natures d’élite, les rares dont la trempe intime a résisté au dissolvant primaire, en train de désapprendre et de se refaire un esprit neuf. Ils effacent à présent l’empreinte première et dégagent leur moi comprimé. Ils frayeront tout à l’heure, à travers bois, leurs sentiers respectifs, ayant ressuscité l’initiative. C’est l’avant-garde humaine, redoutée des uns, méprisée de tous.

Est-ce que l’éducation s’inquiète de l’Olympe individuelle ? A-t-elle d’autre ambition que le versant de la montagne où paissent les troupeaux ? Et ne suffit-il pas que les moutons, tentés par une poignée d’herbe fine ou craintifs à la houlette, et s’excitant l’un l’autre à la gourmandise, broutent de concert la même pâture et, la saison close, redescendent dociles aux abattoirs des plaines ?... Si la bourgeoisie a donné au peuple les rudiments de l’instruction, c’est peut-être, comme disait Proudhon « pour que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la conscience ; par respect pour elles-mêmes, pour n’avoir pas trop a rougir de l’humanité »... D’autre part, si la ploutocratie a besoin, pour lutter et s’accroître, de ce « mal nécessaire » qu’est certaine instruction des humbles, elle sait où l’entraîne ce don périlleux. Et elle s’attache à le limiter à l’indispensable. Qu’il sorte de l’école ce tissu de médiocrités qu’on appelle un « bon travailleur », un « bon citoyen », un « bon soldat », un « bon chef de famille »... et de leur avance les « régimes d’ordre » retirent le maximum de jouissance et de sécurité avec le minimum de risque...

Tous les esprits larges conçoivent que le devenir humain est un leurre s’il n’a pour base la liberté éducative de l’individu naissant Et non seulement ils se refusent à mêler l’enfant aux passions, aux luttes du moment, mais s’imposent le recours aux seuls moyens qui exaltent son autonomie. Et, ce n’est pas tant encore la malsaine pâture dispensée qui en fait des adversaires irréconciliables de l’école présente. Car si la substance nocive parfois s’élimine, le procédé laisse une empreinte ineffaçable. Et cette volonté d’extirper de l’éducation le dogmatisme persistant — dogmatisme d’idée, dogmatisme de méthode — étend leur protestation, leur réaction, par-delà l’école du jour, à toutes les écoles, à toutes les éducations autoritaires. Car il n’y a pas que les sphères officielles dont la méthode rigoureuse enserre cette proie ; l’enfant. Tous les régimes, toutes les doctrines, jusqu’aux idéalités, en apparence anodines, concourent à refouler en lui l’individu, coopèrent au triomphe de la mentalité d’acquiescement, de l’esprit de groupe... Que l’éducation soit en cause, en effet... Qui dit les besoins propres, met en avant la sauvegarde de l’enfance ? Qui donc traduit les droits sacrés de son essor ? Qui, des cerveaux fragiles et de leur libre éveil, et, du moi précieux de nos bambins, se fait le défenseur ?... L’enfant, c’est l’atout que les clans cherchent a glisser dans leur jeu. Par-delà les vocables trompeurs, se le disputent toutes les sectes aux prises. L’enfant, l’individu, c’est leur bien, à chacune. Et elles entendent le façonner selon leurs modes et l’impulser vers les formes dont elles caressent l’accomplissement. Vers quelque camp que vous portiez vos regards, et si haut, vous ne découvrirez pas son école. Il n’y a que les leurs... C’est la caractéristique des pédagogies en vigueur et de tant d’autres attendues. Tout, depuis la manière et les circonstances, est au service d’un régime. Des promoteurs de la scolarité publique, et des bénéficiaires actuels, et de ceux qui guettent la succession, toute l’œuvre ou l’effort sont viciés des mêmes âpres préoccupations. Des hommes instruits, n’est-ce pas avant tout des « hommes » imprégnés d’une moralité favorable aux institutions établies ou désirées ? Ne s’agit-il pas de fondre la nouvelle portion humaine dans l’agrégat d’une modalité sans appel et, plus intéressant que l’être même, et au-dessus de lui, n’y a-t-il pas « l’individualité sociale », le citoyen fonction de la collectivité et sacrifiable à elle ? « L’enfant appartient à l’État, à la société avant d’appartenir à quiconque » : aphorisme qui appesantit à merveille le principe d’oppression de la masse sur l’individu et paralyse toute l’évolution, individuelle par essence...

Qu’importent les facultés de l’enfant, ses affinités et son expansion particulière ? ! Et l’obscure poussée de ses forces profondes et les premiers rayons de son soleil intérieur ! Penser par ses moyens intimes, fouiller d’une sagace investigation les obscurités ambiantes, tenir en alarme permanente son esprit critique et n’assouplir son vouloir qu’aux appels d’une raison toujours en éveil : autant de chemins qui mènent à soi, qui aideront « l’un » à se délimiter, l’homme à s’épanouir dans sa lumière. Mais ce qu’il faut pour affirmer un homme, c’est cela même qui désagrège le partisan. Et voulez-vous, sérieusement, qu’on tâche à dégager quelqu’un lorsqu’on a besoin de quelque chose ?... L’œuvre des écoles vise à l’écrasement de chacun pour un soi-disant édifice collectif. Et nous qui voulons individualiser l’enfance, personnaliser l’éducation, nous les trouvons sur notre route, depuis leurs directives jusqu’à leur action quotidienne, comme des Bastilles encore à démolir...

Si vous doutez que demain persisteront, seulement orientés vers d’autres fins, les mêmes procédés, regardez autour de vous tous ceux qui, après avoir fait le procès des écoles abhorrées, esquissent et déjà, partiellement, réalisent — à leur foyer et partout autour d’eux — d’aussi pernicieuses compressions. Ils ne s’indignent, au fond, de la contrainte officielle que parce qu’elle contrecarre leur influence et s’élèvent contre les dogmes d’à-côté parce qu’il ne reste plus de place pour les leurs... Des conceptions aussi éloignées de la véritable éducation individualiste contaminent, jusque dans les milieux extrêmes, des gens qui s’en prétendent dégagés. L’enfant, ce n’est pas non plus (par-delà les proclamations) l’unité future dont il faut jalousement protéger l’indépendance : c’est toujours le miroir qui doit refléter leurs conceptions, répéter leurs gestes. Pour eux encore l’enfant ne s’appartient pas. Il n’est pas le dépôt passager, le placement qu’on administre, mais la fortune dont on dispose, la propriété qu’on modèle au gré de ses caprices. Protester contre ceux qui, d’avance, font de leurs enfants des croyants ou des athées, des monarchistes ou des républicains, et, épousant la même aberration, leur insuffler précocement leurs théories socialistes, syndicalistes, anarchistes !... Où donc est la dénonciation essentielle, agissante, et l’atmosphère nouvelle sans laquelle les petites vies esclaves demeurent l’instrument des maturités despotiques ? Où sont la sagesse et le courage qui tiennent le cerveau des petits à l’écart des thèses et des opinions qui violentent son opinion prochaine, les volontés qui se refusent à vouloir faire des jeunes les adeptes des tâtonnantes idéologies de leurs aînés ?... Qu’ils ne disent pas, les propagandistes impatients : « Nous usons d’examen, nous n’imposons pas ! » Tout ce qui dépasse l’intelligence de l’enfant et le champ de ses possibilités n’est pas de sa part susceptible d’une discussion éclairée, et l’adhésion qu’il apporte à nos horizons d’hommes, il la donne dans les ténèbres et contre sa clarté naissante Le choix précoce et subi, c’est une ombre sur ses yeux de chercheur, un trouble dans sa conscience en gestation, une atteinte à sa liberté...

Si révolutionnaires que nous soyons, ce n’est pas pour substituer, à l’éducation du jour, telle ou telle « éducation révolutionnaire » que nous dénonçons la mainmise sociale sur l’enfance. C’est pour dégager l’enfant, chaque enfant — qu’il soit fils de prolétaire ou de bourgeois — de la chaîne des idées préconçues et de l’antagonisme des grands et mettre à sa disposition, avec la base d’une constitution saine, les éléments d’une vie morale et intellectuelle dont il sera lui-même l’artisan. Nous sommes, d’où qu’ils viennent, contre tous les procédés de dressage et de conquête. Nous faisons la guerre aux écoles où se distille, artificieusement, le miel frelaté des évangiles, à tous les antres où la jeunesse est au service des doctrines. Nous œuvrons pour une éducation qui s’inquiète des originalités de chacun, des aptitudes et du tempérament, qui s’attache, par des méthodes propres à en secourir l’élan, à cultiver, dans les cadres de l’âge, tant d’individualités diverses qui feront l’avenir fécond. Nous voulons entourer loyalement, utilement, le berceau d’un individualisme vrai, positif et profond, grouper toujours plus, à mesure qu’il nous sera possible, des conditions à la faveur desquelles une personnalité s’entr’ouvre, peu à peu se déploie... nous voulons réaliser l’éducation pour l’individu.

— Stephen Mac Say

A consulter

  1. Dans l’Encyclopédie, les mots ayant quelque rapport avec l’éducation et en particulier : Éducation, Ecole, Enseignement, Enfant, Fable (conclusion), Grammaire, Histoire, Instruction, Morale, Pédagogie , etc. ;

  2. Les ouvrages : Palante : Les antinomies (L’antinomie pédagogique) ; G. Le Bon : Psychologie de l’Éducation ; E. Durkheim : Pédagogie et sociologie ; Eislander : L’éducation au point de vue sociolagique ; Nietzsche : Le crépuscule des Idoles ; Mauxion : L’éducation par l’instruction et les théories de Herbart ; S. Mac Say : Vers l’éducation humaine : La Laïque contre l’enfant, etc.

INDULGENCE

n.f. du latin indulgentia

Facilité, propension à excuser, à pardonner les fautes, aussi les infractions aux règles établies. « La mollesse ou l’indulgence pour soi et la dureté pour les autres ne sont qu’un seul et même vice. » (La Bruyère). Selon les époques le mot indulgence est en harmonie ou en contradiction avec l’idée de justice. A notre époque d’ignorance sociale sur la réalité du droit, de la justice, il ne peut être question que de justice relative et l’indulgence est de rigueur. Ce qui est faute aujourd’hui, ne l’était pas hier et ne le sera probablement pas demain et dès lors la sévérité ne saurait être inexorable. Aussi les diverses religions, et tout particulièrement la religion romaine, sont très expertes dans l’art de distribuer des indulgences. Les défaut, les fautes, même graves, trouvant le pardon de l’Église par l’acquit de certaines indulgences. Ici, l’indulgence devient du mercantilisme, et selon le prix que le pécheur met à l’indulgence sollicitée, l’Église remet intégralement ou en partie le pardon demandé.

Nos lois, si souvent absurdes quand elles ne sont pas mauvaises, font état d’indulgence en supprimant certaines peines prononcées.

En résumé, l’indulgence appliquée signifie que la société repose sur une équivoque ; qu’elle se meut entre l’anarchie et le despotisme. Dès lors les classes dirigeantes hésitent à se montrer sévères dans l’application des lois faites pour avoir de l’ordre au jour le jour. Il en sera ainsi jusqu’à ce que le besoin de justice la fasse découvrir et appliquer aux actions individuelles et sociales.

— E. S.

INDUSTRIALISME

n. m. de industria : industrie

Terme employé pour désigner la production et la distribution d’articles économiques par de grands organismes industriels dotés de machines mues par la force motrice. C’est le mode de fonctionnement du système économique qui a été développé depuis ce qu’on appelle la révolution industrielle, c’est-à-dire l’introduction de l’emploi de la machine dans l’industrie qui date de la première partie du XIXè siècle.

Jusqu’alors on avait travaillé principalement avec des outils à main, pour lesquels la force motrice était fournie par l’effort musculaire de l’homme ou de l’animal dirigé par l’adresse individuelle du travailleur. Sous l’industrialisme, la machine remplace l’outil et largement l’habileté de l’homme, tandis que la force est fournie par la vapeur, l’électricité ou un gaz explosif. C’est ainsi que nous avons aujourd’hui la pelle à vapeur, la linotype, la forge mécanique géante, la grue électrique, la locomotive, le camion et mille autres dispositifs mécaniques grands et petits. Cette transition du travail à la main à celui à la machine n’est pas encore complète, elle continue toujours.

Cette révolution dans les procédés économiques entraîne naturellement de profondes transformations sociales dont beaucoup se sont déjà fait sentir.

Le premier et plus frappant, résultat de l’introduction de la machine est de mettre hors du travail un immense nombre d’hommes et de femmes ; de créer une armée permanente de sans-travail Des ouvriers sans travail d’une industrie par la substitution de machines se tournent vers d’autres industries dans leur chasse au travail, pour trouver des milliers d’autres ouvriers chassés de leurs industries par l’opération du même processus d’évolution.

La première réaction des ouvriers menacés par la marche en avant de la machine est une réaction naturelle de défense, comme dans l’exemple classique des travailleurs de la chaussure en Angleterre, qui se sont émeutés en cherchant à détruire les nouvelles machines. Cependant toute opposition à la marche inévitable de l’évolution économique est inutile et vaine. Le plus que les ouvriers peuvent faire c’est, par une action unie, de faire diminuer les heures de travail et faire ainsi de la place pour quelques-uns de leurs camarades exclus du travail. La machine continuera à remplacer l’ouvrier partout où le capitaliste employeur trouve qu’il peut par cela augmenter son bénéfice, sans se soucier des souffrances qui peuvent s’ensuivre.

Si la société était assez intelligente pour prendre la direction de ses affaires des mains des exploiteurs du travail, cette réduction de la quantité de travail fait par les humains serait un bénéfice pour tous ; les heures de travail pourraient être réduites, laissant plus de loisir pour les autres choses de la vie, et les ouvriers pourraient être libérés pour des entreprises communes de caractère éducatif, de culture ou d’esthétique, tels que : concerts, musées, bibliothèques, classes d’études, parcs et endroits de jeux.

Le terme « Labor saving » (économisant du travail), qui est appliqué à plusieurs des nouvelles méthodes et inventions de l’âge industriel, tend à induire en erreur. Dans quelques cas, il est vrai que la tâche de l’ouvrier est allégée, mais le capitalisme ne les adopte pas parce que cela rend le travail plus facile, mais uniquement parce que cela augmente le bénéfice de l’employeur. Elles ne sont pas employées pour économiser le travail, mais introduites pour le bénéfice du capitaliste au préjudice de l’ouvrier. Parallèlement, avec l’introduction de la machine et largement conditionnée par cela, l’unité industrielle s’est constamment améliorée, renforcée. Les usines, fabriques, mines, chemins de fer, etc., appartiennent aux grandes corporations et trusts qui prennent systématiquement la place de l’employeur individuel ou de la maison privée. Ceci trace plus nettement la démarcation de classe entre le capitaliste et le prolétaire et il est presque impossible à ce dernier de s’établir lui-même comme employeur. En réunissant de grandes quantités d’ouvriers sous la direction d’un seul employeur, l’industrialisme contribue à développer la solidarité de la classe ouvrière vers une meilleure compréhension des intérêts communs économiques de tous les ouvriers.

En même temps que le volume de l’entreprise augmente, la tâche de l’ouvrier individuel est diminuée. Avant, l’artisan, le tisserand, le tailleur, l’imprimeur, connaissaient tout, ou la plupart des opérations nécessaires pour transformer la matière première en produit fini. Maintenant, le travail qu’ils avaient l’habitude de faire est divisé en plusieurs tâches séparées, dont chacune est confiée à un ouvrier — un spécialiste — mais dont les fonctions demandent peu d’habileté, dans la plupart des cas. Cet ouvrier exécute une série d’actions simples et monotones toute la journée.

Cette simplification de la tâche journalière de l’ouvrier a ses avantages et ses désavantages. Il est moins difficile, pour lui, de changer d’industrie, suivant les circonstances ou ses préférences. Il n’est plus enchaîné à un seul métier de la jeunesse à la vieillesse. L’émancipation de la femme a été, elle aussi, grandement facilitée, sa soumission ancienne à l’homme disparaît en raison des plus nombreux moyens de se suffire à elle-même dont elle a le choix. De même, ceux qui auraient été physiquement et mentalement incapables d’accomplir le travail difficile de l’artisan habile du Moyen-Age, trouvent à s’employer dans de multiples emplois.

D’un autre côté, l’industrialisme a grandement augmenté les occasions d’exploitation du travail des enfants. Il est aussi plus facile maintenant de remplacer les ouvriers qui se mettent en grève. Enfin, en séparant l’ouvrier du produit fini, l’industrialisme a contribué à diminuer son intérêt au travail. Il l’a réduit à l’état de pièce d’une machine.

L’éloignement de l’ouvrier du produit fini, pendant tout son travail, encore augmenté par l’interposition d’une machine « impersonnelle » qui effectue les parties les plus importantes du travail, est une grande perte morale pour l’ouvrier. La gravité de cette perte a été cependant grandement exagérée. Elle est, en grande partie, compensée par des gains potentiels. Ces gains, cependant, ne seront réalisés que si la classe ouvrière prend le contrôle des procédés de production et de distribution, si elle les dirige pour l’avantage de tous et non, comme à présent, pour le profit de quelques-uns.

Bien des romans ont été écrits, même dans des traités économiques, sur la joie de créer du travail journalier dans le temps jadis. Il est pourtant douteux que le tailleur qui cousait pendant douze ou quinze heures par jour dans une sombre boutique, faisant toujours le même genre de vêtement, ou le tisserand qui travaillait chez lui tard dans la nuit, tissant d’une façon monotone des mètres et des mètres de drap, pour une misérable pitance, trouvaient beaucoup de « joie créatrice » dans leur travail ennuyeux effectué à la main. L’ébéniste et l’imprimeur de ces temps-là travaillaient dur pour gagner une pauvre existence, devaient généralement suivre la mode du jour aussi servilement que le fait la machiné aujourd’hui. Ils créaient le plus souvent des objets d’un goût atroce, qui n’auraient pu réjouir le cœur d’un vrai artiste et qu’on n’estime aujourd’hui que parce qu’ils sont rares ou qu’ils ont une valeur pécuniaire. Il est temps de cesser de vouloir rendre poétique l’artisan du « bon vieux temps » et de voir sa vie de labeur pénible dans sa vraie lumière. La race humaine n’évoluera jamais par le fait d’un type d’animal satisfait de passer ses jours en répétant le même effort du matin jusqu’à minuit, du berceau à la tombe.

Si le cordonnier de Charleville qui vient d’être décoré de la Légion d’honneur pour avoir, quatre-vingt cinq années durant, raccommodé les vieilles savates d’autrui, a trouvé de la joie à passer ainsi toute sa vie, c’est que cette existence abrutissante a dû lui donner l’âme d’un esclave. L’artisan du Moyen-Age, tant prôné comme une sorte de demi-dieu vivant dans l’extase d’une création continue, n’est qu’un mythe créé et maintenu pour tenir le prolétariat dans l’état d’esprit d’une bête de somme tendant l’échine pour recevoir le fardeau qu’on veut lui imposer.

L’évangile de la « sainteté du travail », comme toutes les religions, est un mensonge, un leurre qu’il faut exposer. La nécessité de faire quelque effort pour exister est un fait biologique universel. L’huître même est obligée de mouvoir un peu ses bivalves pour se nourrir. L’être humain se trouve dans la même obligation de se déranger pour continuer de vivre, mais s’il est intelligent, il cherche à réduire cet effort au strict minimum, afin de conserver son temps et ses forces pour des occupations — ne fût-ce que la pêche ou la rêverie — qui lui promettent plus de bonheur et moins de peine et d’usure.

Quand le prolétariat aura pris entre ses mains la direction des affaires du monde au lieu de retourner aux méthodes primitives du travail manuel qui a consommé la vie de nos ancêtres, il accueillera vivement toute innovation qui réduira les heures de travail et, par là, augmentera les heures de loisir.

Dans une forme anarchiste de la société, ceux qui voudront passer leur temps à faire des articles utiles à la main, jour après jour, seront libres de le faire, mais il est certain que la plupart, des gens trouvant peu d’intérêt à travailler pour eux-mêmes, préféreront accomplir leur tâche journalière d’une façon plus efficace afin d’avoir des loisirs pour les vraies jouissances de la vie : la musique, l’art, les études, le sport, les rapports sociaux. La machine sera alors employée, non comme à présent, seulement pour augmenter les bénéfices des employeurs, mais chaque fois ou qu’elle diminuera la somme totale de labeur humain ou qu’elle évitera aux hommes un travail difficile, dangereux ou désagréable. La monotonie du travail à la machine pourra être, si on le désire, diminuée en faisant changer fréquemment les équipes d’un travail à un autre. La perte légère de temps sera compensée par le soulagement obtenu en variant le genre de travail de chacun.

Il est d’usage de rendre l’industrialisme responsable de la soi-disant uniformité de la vie moderne, contre laquelle les individualistes protestent avec tant de véhémence. Là aussi, il y a plus de romantisme que de faits réels. Les paysans et le prolétariat des anciens temps étaient aussi incolores et uniformes dans leur vie journalière qu’un cortège de prisonniers aujourd’hui. Les ouvriers d’aujourd’hui ont plus de variété et d’individualité dans leur vie et leurs habits, que n’en avaient la noblesse et la royauté des anciens temps. En augmentant énormément la production des bonnes choses de la vie, la production à la machine, tout en donnant l’impression superficielle de réduire l’humanité à un niveau commun, a, en réalité, élargi énormément le choix et les possibilités d’expression et d’individualité. Un musée réunissant les trésors de plusieurs siècles ne rassemble pas une plus grande variété d’objets que n’importe lequel de nos grands magasins de nouveautés d’aujourd’hui.

Le travailleur utilisant la machine de nos jours, travaillant un moindre nombre d’heures mais accomplissant généralement sa tâche à une allure plus rapide, se trouve-t-il usé plus vite que ne l’était le travailleur autrefois ? C’est une question qu’on ne peut trancher, faute de connaissances précises sur la vie des ouvriers des temps passés. Pour les anciens chroniqueurs, le peuple n’était que du bétail qui ne valait pas la peine qu’on s’en occupe. Ils ne nous parlent guère que de la noblesse. On est pourtant en droit de se demander si l’ouvrier, qui peinait du matin au soir à de durs travaux manuels, ne rentrait pas aussi fatigué et plus abruti que ne l’est l’ouvrier à la machine d’aujourd’hui.

Sous n’importe quel système d’exploitation et de gouvernement, le patron tirera toujours de son esclave le maximum d’efforts dont celui-ci est capable. Ceci est naturel à toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Ce n’est donc pas plus inhérent à l’industrialisme qu’à l’esclavage ou au féodalisme. Il y a eu des patrons durs de tous les temps, depuis les jours des Pyramides et des galères. Le fouet claquera toujours sur les dos baissés des ouvriers, tant qu’ils n’auront pas entre leurs propres mains le système industriel.

Ce n’est pas la machine qui décide de l’allure et presse l’ouvrier, comme les poètes et orateurs politiciens veulent nous le faire croire. C’est le patron qui dicte l’allure de la machine et la fait surveiller par son contremaître. L’ouvrier n’est pas l’« esclave de la machine ». Lui et la machine sont les esclaves de l’employeur. Si l’ouvrier secoue le joug de son patron, la machine deviendra son serviteur. Elle sera prête à le libérer de la partie la plus dure de son travail journalier pour permettre à son corps et à son esprit de se livrer à des occupations plus agréables.

Il y a d’autres conséquences du système industriel moderne et dont la classe ouvrière, comme toujours, fait les frais. Par le rendement grandement augmenté de la production à la machine, il est possible de submerger plus vite le marché et de causer un arrêt de l’industrie par surproduction. L’organisation plus compliquée de l’industrie a produit également une machine qui est plus facile à détraquer. Par conséquent, l’ouvrier est moins sûr de son gagne-pain, il est plus exposé à des périodes de chômage complet ou partiel.

Il est également plus à la merci de son employeur pour avoir ou conserver du travail. Des trusts énormes régissant une grande partie d’une industrie ou de plusieurs industries corrélatives, de grandes compagnies minières qui possèdent des communes entières, sol et sous-sol, les systèmes de chemins de fer étendant leurs réseaux sur d’immenses territoires, sont capables de mettre sur la liste noire un employé qui n’est pas assez soumis et de l’empêcher de trouver du travail dans leurs établissements et ceux de leurs amis. L’industrialisme a été d’un avantage incalculable aux maîtres de l’industrie. I1 leur a apporté des bénéfices énormes. Il a renforcé singulièrement leur position stratégique comme maîtres de la création. Les infimes avantages qu’il a fortuitement apportés au prolétariat sont surpassés largement par l’oppression qu’il a causée et par le fait de river des chaînes encore plus lourdes sur l’esclave salarié.

Les méfaits de l’industrialisme peuvent être éliminés d’une seule façon : en éliminant l’employeur et tout le système d’exploitation du travail. Lorsque cela sera accompli, l’humanité prendra librement plein profit de la méthode d’industrialisme pour alléger sa tâche, augmenter ses loisirs et enrichir la vie pour tous par une production agrandie et une distribution plus large de toutes les bonnes choses de la vie.

— FABES

INEGALITE

n. f.

Défaut, absence d’égalité (v. Egalité) ; caractère de choses inégales :

« Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. » (Montesquieu)

« L’oppression naît de l’inégalité. » (B. Constant)

En mathématiques : Expression dans laquelle on compare deux quantités inégales, que l’on sépare par le signe : >, plus grand que ; ou <, plus petit que ; dont l’ouverture est toujours tournée vers la quantité la plus grande.

L’Economie politique constate le fonctionnement de la société, sur la base de l’inégalité dans tous les domaines, mais déclare, avec Adam Smith, la nécessité de cette inégalité.

Déjà Platon et Aristote avaient allégué, pour justifier le maintien de l’esclavage, l’inégalité native et irrémédiable des hommes. L’économie politique, ne considérant que le fait, ne pouvait se poser la question : à savoir, si les conditions économiques et politiques des différentes classes de la société, ne déterminaient pas, presque exclusivement, l’inégalité, apparemment naturelle, des intelligences, des moralités et des mœurs.

L’Economie Sociale, avec Colins, Proudhon, Marx, a établi le rapport étroit existant entre l’inégalité économique et l’inégalité intellectuelle et morale, démontrant par le raisonnement et l’histoire que le paupérisme économique engendre nécessairement le paupérisme moral.

La question s’était posée aux philosophes avant de s’être imposée aux économistes. J.-J. Rousseau publiait à Amsterdam, en 1755 (1 vol. in-8), un ouvrage destiné à un concours de l’Académie de Dijon, intitulé Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui prétendait se passer des leçons de l’histoire :

« Je conçois, dans l’espèce humaine, deux sortes d’inégalités : l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit et de l’âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée, par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir. » (Rousseau)

Rousseau étudie ensuite l’évolution nécessaire de l’individu et de la société. A l’état de nature, sans vêtements, sans outils, sans armes, la vie de l’homme est rude, pénible et hasardeuse. La nature, impitoyable aux faibles, ne permet que le développement des forts, qu’elle développe, à qui elle fait un tempérament fort, robuste et presque inaltérable. Aussi les humains sont-ils à peu près égaux.

La société, en permettant la vie aux faibles, aux moins bien doués, à ceux qui se développeront moins facilement ou moins vite que les autres, crée l’inégalité. L’inégalité est donc le fait de l’état social, de l’éducation, c’est-à-dire du plus ou moins de perfection acquise.

La plupart des animaux s’étiolent quand ils se civilisent, c’est-à-dire quittent la vie sauvage pour vivre auprès de l’homme.

« On dirait que tous nos soins à bien traiter et nourrir ces animaux n’aboutissent qu’à les abâtardir. Il en est ainsi de l’homme même : en devenant sociable et esclave, il devient faible, craintif, rampant, et sa manière de vivre, molle et efféminée, achève d’énerver à la fois sa force et son courage. Ajoutons que la différence d’homme à homme doit être plus grande encore que de bête à bête ; car l’animal et l’homme ayant été traités également par la nature, toutes les commodités que l’homme se donne de plus qu’eux, ajoute encore à leur inégalité. »

« L’Etat civilisé commence par le sentiment de la propriété. Le premier qui, ayant clos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eut crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ; mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient. » (Rousseau)

Malgré de sérieuses contradictions, la théorie de Jean-Jacques, selon laquelle, à l’état de nature, les hommes étaient bons, sains de corps et d’esprit, égaux, et que ce sont les suites de leur engouement pour la civilisation qui les ont pervertis et ont créé l’inégalité sociale, cette théorie eut une influence réelle sur le développement de la Révolution française et l’évolution de l’Economie Politique vers l’Economie Sociale. M. Villemain (Tableau du XVIIIème siècle, t. l, 1ère partie) dit :

« L’influence de cette théorie fut réelle, car elle appuyait la plainte du pauvre contre le riche, de la foule contre le petit nombre. Elle était particulièrement secondée par l’état de la société française, dans laquelle l’inégalité, irrémédiable parmi les hommes, était à la fois plus grande qu’il ne faut et trop sentie pour être longtemps supportée. Ce discours, sombre et véhément, plein de raisonnements spécieux et d’exagérations passionnées, eut, je n’en doute pas, plus de prosélytes encore que de lecteurs. Il en sortit quelques axiomes qui, répétés de bouche en bouche, devaient retentir un jour dans nos assemblées nationales pour inspirer ou justifier à leurs propres yeux les plus hardis niveleurs, les ennemis de toute hiérarchie, depuis le droit arbitraire du sang jusqu’au droit inviolable de la propriété. »

Adam Smith, Rousseau, tels furent les éducateurs politiques des révolutionnaires de 1789. Aussi la fameuse « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » est-elle l’expression de ces deux théories opposées : l’Inégalité native ou l’Inégalité engendrée. « La propriété est un droit inviolable et sacré ». En droit, l’inégalité est supprimée économiquement, le législateur dit, avec Rousseau : la propriété est à tous — en droit. Mais en fait, la propriété individuelle, aliénable, héréditaire, n’est plus que la propriété de quelques-uns. En fait, l’inégalité économique subsiste et, avec Adam Smith, est native.

Cette distinction du Droit et du Fait, se retrouve dans tous les actes de la Déclaration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »… Avant 1789, certains corps de métier, par exemple, jouissaient de privilèges ; nul n’y pouvait entrer sans autorisation du roi. Ces privilèges constituaient une inégalité de droit et de fait. La Révolution abolit les privilèges, mais certains corps de métier sont encore inaccessibles à tous parce que demandant, pour être exercés, des capitaux, que l’inégalité économique de fait, concentre entre les mains de quelques-uns au détriment des autres. En droit les privilèges sont abolis, mais en fait ils sont toujours la loi de l’économie politique.

Comme nous l’avons dit plus haut, le problème se pose dans toute son ampleur avec Colins, Proudhon, Marx. Il est établi désormais, sur des bases rigoureusement scientifiques, que l’inégalité économique — au point de départ — est la seule cause du paupérisme moral et matériel des classes laborieuses… Tous les efforts des socialistes et des anarchistes tendent, soit vers la suppression de l’inégalité économique totale, définitive, soit vers la suppression de cette inégalité au point de départ.

Quant aux autres inégalités, elles ne sauraient obéir aux mêmes lois.

« C’est à choisir : ou le monde sera courbé sous le joug d’une inégalité forcée ; ou libre cours sera laissé au développement, à l’épanouissement des inégalités, c’est-à-dire des originalités personnelles ; ou le milieu humain sera semblable à une prairie splendide, à un pré immense, où des fleurs par milliers rivaliseront entre elles, diverses de grandeurs et d’aspects, de couleurs et de nuances, de parfums et de senteurs ; ou bien il demeurera un océan stagnant, dont aucun mouvement n’agite jamais l’onde épaisse et lourde. » (E. Armand, L’Initiation Individualiste Anarchiste)

— A. LAPEYRE.

INERTIE

n. f. (du latin inertia)

Etat de ce qui est sans mouvement. Au figuré : « manque d’activité, d’énergie intellectuelle ou morale » (Larousse). Au point de vue social qui, principalement nous intéresse ici, l’inertie consiste surtout à ne pas agir dans le sens que, logiquement, vu notre situation, notre condition sociale, on pourrait s’attendre à nous voir agir.

Dans la société présente, lorsqu’il s’agit de mettre fin à des abus de toutes sortes qui vont, contre toute justice, contre les lois mêmes, au détriment de pauvres justiciables, ou lorsqu’il s’agit de faire obtenir aux travailleurs le bénéfice de certaines « lois sociales », il arrive souvent que les différentes administrations font attendre indéfiniment une mesure, une décision qui puisse donner une légère satisfaction aux ayants droit. On appelle cela l’inertie des bureaux, des administrations, etc.

Nombreux sont ceux qui ont à s’en plaindre. Que ce soit un accidenté du travail insistant pour la liquidation de sa pension, ou un prisonnier arrêté sans motif et réclamant un jugement qui ne peut que le libérer, ou mille autres cas analogues, l’inertie des pouvoirs publics est proverbiale chaque fois qu’il s’agit de faire obtenir son droit ou de « rendre justice » à un malheureux ou à un contempteur de la société. Ce n’est pas toujours par paresse ou par négligence qu’on agit ainsi, mais c’est très souvent avec la volonté bien arrêtée d’arriver, par un retard systématique, à lasser le réclamant. Il y a là une « inertie calculée » qui sape perfidement l’équité.

Lorsque, dans les classes sociales qui souffrent le plus des inégalités du système capitaliste, nous venons mettre à vif toutes les plaies du régime, et demander au peuple de réagir et de travailler avec nous à l’édification d’un nouvel ordre social, nous nous heurtons également à l’inertie des masses qui, pourtant, continûment gémissent et maudissent leur sort. Elles nous approuvent quelquefois, souvent même, mais quand nous leur demandons de faire un effort, d’intervenir elles-mêmes, de travailler à secouer leur joug et réaliser leurs aspirations, elles ne comprennent plus et attendent, par inertie, qu’autrui leur apporte le mieux désiré, pourvu qu’elles n’aient aucune énergie physique ou intellectuelle à dépenser. Plutôt les illusions démocratiques, les trompeuses promesses des religions et des partis, les paradis de « demain » !

Il nous faudra encore un sérieux travail de propagande pour arriver à vaincre cette inertie du peuple.

Force d’inertie. — Propriété qu’ont les corps de rester à l’état de repos ou de mouvement jusqu’à ce qu’une cause extérieure les en tire. Figuré : « Résistance passive qui consiste surtout à ne pas obéir » (Larousse). Pour les anarchistes, qui sentent en eux l’impossibilité d’obtempérer et ne peuvent toujours sans risque grave ouvertement refuser ou désobéir, la force d’inertie a une véritable signification. Dans la lutte de tous les jours qu’ont à soutenir les opprimés contre les oppresseurs, ceux-là ont assez fréquemment l’occasion d’employer la force d’inertie. Elle exige, d’ailleurs, souvent plus de volonté, de ténacité, d’endurance que les manifestations actives de cette lutte. Quand les ouvriers d’une usine, d’une industrie, d’un pays tout entier se mettent en grève, ils emploient la force d’inertie. De même quand un prisonnier fait la grève de la faim pour protester contre l’arbitraire de son incarcération, contre celle de camarades, contre son maintien au régime de droit commun, etc.

Quand le réfractaire ou l’objecteur de conscience -chrétien ou athée — refuse d’être soldat, de prendre les armes, d’apprendre à tuer et de tuer, ils se servent également de la force d’inertie, et cette force est si grande, lorsqu’elle est au service d’une volonté inébranlable, qu’on peut dire que nul, ni un homme, ni l’ensemble des hommes, ne peuvent contraindre un autre homme à accomplir ce qu’il ne veut pas faire ! L’homme, même seul, peut dans ce cas braver toutes les autorités et leur dire : « Vous pouvez me tuer, mais vous ne me forcerez pas à vous obéir ! »

Si tous les opprimés savaient user à propos et résolument de la force d’inertie, l’oppression sociale aurait vécu. Mais cela demande trop d’énergie soutenue pour qu’on puisse espérer détruire un régime aussi solidement enraciné que le régime capitaliste par ce seul moyen.

La force d’inertie, opposée au vouloir des maîtres par les défavorisés sociaux, aura donc toujours une grande valeur morale et éducative, économique parfois. Elle sera toujours, par le relief de l’altitude, un exemple de nature à galvaniser les hésitants, mais elle ne pourra être utilisée avec profit que dans certains cas déterminés, tant à cause de la concentration volontaire et de la valeur individuelle qu’elle demande, qu’en raison des formidables moyens de défense et d’attente dont dispose l’adversaire. Elle pourra désagréger, petit à petit, le régime autoritaire qui nous écrase, y faire d’assez sérieuses lézardes, mais pour le mettre bas, il faudra y joindre le levier des forces actives et révolutionnaires du peuple, aidé de tous les hommes assez élevés et assez droits pour ne pouvoir vivre dans l’atmosphère du privilège.

— E. COTTE.

INFAILLIBLE

adj.

Qui ne peut manquer d’arriver.

Pronostiquer un succès infaillible. Qui ne peut tromper : remède infaillible. Qui ne peut se tromper : nul n’est infaillible.

Infaillibilité (Théol.). Privilège par lequel l’Eglise et le Pape, dans l’exercice de leur ministère, ne peuvent se tromper en matière de foi. L’infaillibilité du Pape a été proclamée par le Concile du Vatican, en 1570, sous Pie IX.

Jusque vers le neuvième siècle de l’Eglise catholique, la Papauté n’existait pas, mais la Primauté. Un évêque était investi d’un prestige exceptionnel afin que les opprimés pussent s’adresser à lui et obtenir justice à l’aide de sa puissante intercession. Cet évêque était le centre de l’unité catholique et bénéficiait ainsi d’une grande puissance spirituelle. Obéissant à la loi générale de la politique, qui veut que tout homme disposant d’autorité devienne tyran, le Primat, par une sorte de révolution, se mua en Pape… Mais le jour — dit Janus dans Le Pape et le Concile (1869) — où la présidence se changea en empire, où- à la place de cet ancien évêque président, donnant l’exemple de la soumission aux lois de l’Eglise, délibérant en commun avec ses « frères » et prenant avec eux ses décisions sur les affaires ecclésiastiques — vint régner la main de fer d’un monarque absolu, l’unité de l’Eglise, jadis si forte et si compacte, se brisa pour toujours.

Les Eglises grecque, russe, etc., ne voulurent point être traitées en sœurs cadettes et se soumettre au chef suprême de l’Eglise catholique. Mais tant que le pape ne fut que le « chef » de l’Eglise catholique, tant que ses ordres purent être discutés ou éludés par des catholiques, il y avait place, au sein de l’Eglise, pour des conceptions individuelles et sociales devenues depuis inconciliables.

Cependant, dans la pratique, à cause du point de départ, l’Eglise devait s’acheminer sûrement vers une unité de doctrine, définie par une autorité — individu ou groupe — infaillible. Et, en effet, cette conception est acceptée dès les premiers âges de la chrétienté. Cela ne se discute même pas. Mais qui sera cette autorité infaillible ? C’est ici que les avis diffèrent.

Depuis la faute d’Adam et Eve, l’homme naît avec le péché originel. Il ne peut posséder par lui-même la science du Bien et du Mal, la Vérité religieuse. L’Eglise est instituée précisément pour obvier à cet inconvénient, pour édicter la Loi. Or, dans l’Eglise même, deux autorités légifèrent : les Conciles et le Pape. Jusqu’en 1870, tantôt les uns, tantôt l’autre l’emportaient, ce qui aboutissait souvent à la non-observation des règles édictées. Même des conciles placés sous la présidence du Pape (conciles œcuméniques) ne furent point toujours d’accord entre eux sur des points de doctrine très importants, ce qui nuisait incontestablement à la religion.

Grégoire le Grand, évêque de Rome, plaça les 4 premiers conciles œcuméniques sur la même ligne que les 4 évangiles. Adrien VI (1523) déclarait que le pape est faillible, même qu’il y a plusieurs papes hérétiques. Il a fallu, en effet, l’impudeur et l’orgueil formidables de Pie IX, l’auteur des encycliques Qui pluribus, Quanta cura, et du fameux Sillabus de 1864 (v. Encyclique, et Sillabus), pour oser jeter à la face de la chrétienté et du monde ce dogme inouï de l’infaillibilité papale.

Certes, cela donne à l’Eglise une unité de doctrine dont elle peut tirer grand profit, mais quelles conséquences pour une théorie non scientifique, en notre époque de libre-examen. C’est l’anéantissement de tout mouvement intellectuel, de toute activité scientifique dans l’Eglise catholique, c’est la stratification de cette organisation qui régna quinze siècles sur les plus grandes nations de la terre. Toute évolution lui est interdite, elle est fermée à jamais à tout progrès. Parmi les êtres et les institutions, qui tous, sans exception, évoluent, elle sera immuable. C’est-à-dire qu’elle s’en ira rejoindre dans le temps tous les autres phénomènes individuels ou sociaux, qui n’ont pu, ou pas su, s’adapter aux nouvelles conditions de vie.

Pour faire accepter au monde catholique le dogme de l’infaillibilité du Pape, tout a été mis en œuvre par les Jésuites qui sont les véritables instigateurs du Concile du Vatican de 1870 : toutes les pressions et tous les chantages ; tous les truquages de l’histoire de l’Eglise, tendant à établir que jamais les Papes n’avaient failli. Malgré cela, au vote du 13 juillet 1870, sur le dogme de l’infaillibilité, il y eut sur 601 présents 451 pour, 88 contre, 62 votes conditionnels. 4 cardinaux avaient voté contre : Schwarzenberg, Rauscher, Hohenlohe et Mathieu. Aussi, avaient voté contre 25 évêques et archevêques français, savoir : arch. : Paris, Besançon, Lyon et Autun ; évêques : Orléans, Marseille, Ajaccio, Gap, Nice, Cahors, Perpignan, Valence, Luçon, La Rochelle, Metz, Nancy, Dijon, Chalons, Soissons, Bayeux, Saint Brieuc, Coutances, Constantine, Oran et Sura.

Mais le 18 juillet, au vote solennel et définitif en session publique, sur 535 présents il n’y eut que 2 contre, les évêques de Cajazzo et de Little-Rock. Les autres s’étaient abstenus de participer au vote.

La proclamation du dogme nouveau provoqua, en Allemagne et en Suisse, la formation du parti des « vieux catholiques », qui ne l’admettent pas.

Ce dogme est ainsi formulé :

« Le Pontife romain, lorsqu’il parle ex-cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu’une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par l’Eglise universelle, jouit pleinement, par l’assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Eglise fut pourvue, en définissant sa doctrine touchant la foi ou les mœurs ; et, par conséquent, de telles définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Eglise. »

Ainsi, ce qu’un Pape a décrété il y a 1.500 ans, est encore valable aujourd’hui, le sera demain, le sera jusqu’à la fin des siècles. Cela est irréformable. Celui qui n’accepte pas ce dogme est anathémisé, est chassé de l’Eglise catholique.

Malgré les mensonges éhontés des R. P. de la Compagnie de Jésus, il faut la lâcheté intellectuelle des catholiques, ou leur pauvreté d’esprit, pour accepter pareil défi à leur conscience et à leur raison. Il suffit, en effet, de jeter un coup d’œil sur l’histoire du Vatican pour savoir avec la plus absolue certitude ce qu’il faut penser de l’infaillibilité papale. Ainsi :

  • Innocent Ier et Gélase Ier, le premier dans une lettre au Synode de Milève, le second dans une épître aux évêques de Picenum, déclarent formellement, qu’il est tellement indispensable que les petits enfants reçoivent la communion, qu’ils adressent tout droit à l’enfer ceux qui meurent sans l’avoir reçue. (Concil., Coll., éd. Labbé, IV, 1178). — Doctrine couverte d’anathèmes par le Concile de Trente

  • Pélage, pape, d’accord avec les deux Eglises d’Orient et d’Occident, déclarait que l’invocation de la Trinité était absolument nécessaire dans la cérémonie du baptême.

  • Nicolas Ier assura aux Bulgares que le baptême au nom du Christ seul suffisait. (Ibid., VI, 548).

  • Célestin III essaya de relâcher le lien du mariage en déclarant que si l’un des époux devenait hérétique, l’union était rompue.

  • Innocent III rejeta cette décision, et

  • Adrien VI, pour cette raison, nommait Célestin un hérétique.

On a détruit, dans la suite, cette décrétale dans les collections manuscrites des ordonnances papales, mais le théologien espagnol, Alphonse de Castro, l’a encore vue dans les manuscrits.

Voici ce que dit Le Pape et le Concile (Lacroix, éd., 1869), à la page 74 :

« Le Synode de Trente avait déclaré que la traduction de saint Gérôme devait être le texte biblique authentique de l’Eglise d’Occident ; mais il n’existait encore aucune édition de la Bible latine authentique, c’est-à-dire approuvée par l’Eglise. Sixte V entreprit de la donner, et elle parut entourée des anathèmes et des moyens de répression consacrés et depuis longtemps stéréotypés. Sa bulle déclarait que cette édition, corrigée de sa main, devait être seule employée et faire foi, comme la seule vraie et authentique, sous peine pour chacun d’être mis au ban de l’Eglise ; tout changement, même d’un seul mot, entraînant la peine de l’excommunication... »

On s’aperçoit après qu’elle est pleine de fautes ; on y trouve environ 2.000 inexactitudes faites par le pape lui-même. On propose de publier une interdiction de la Bible sixtine ; mais Bellarmin conseille d’étouffer le mieux possible le grand danger où Sixte V avait mis l’Eglise ; on doit, d’après lui, retirer tous les exemplaires, réimprimer sous le nom de Sixte V la Bible corrigée à neuf, et dans la préface avancer que des erreurs s’étaient glissées par la faute des compositeurs et le manque de soins. Bellarmin lui-même fut chargé de mettre ce mensonge en circulation, mensonge auquel le nouveau pape prêta son nom pour la rédaction de la préface. Le jésuite-cardinal s’est vanté lui-même dans sa propre biographie, d’avoir rendu ainsi à Sixte-Quint le bien pour le mal, puisque le pape avait fait mettre à l’index l’œuvre principale de Bellarmin, Les Controverses, pour n’y avoir défendu que la puissance indirecte du pape sur la terre, et non sa puissance directe. Mais alors se produisit une nouvelle mésaventure. Cette biographie, qui était conservée à Rome dans les archives des Jésuites, fut connue dans la ville par quelques copies. Aussitôt, le cardinal Azzolini proposa de mettre l’écrit au pilon, de le brûler, et d’enjoindre le plus profond secret, attendu que Bellarmin injuriait trois papes, et en représentait même deux comme des menteurs : Grégoire XIV et Clément VIII.

Ainsi, notre raison n’est pas seule à protester contre le dogme le plus effrontément stupide, et l’histoire enregistre la farce grotesque qui plie, aux pieds du Pape-Dieu, tout le catholicisme.

— A. LAPEYRE.

INFAMIE

n. f. (latin infamia)

Flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique ; état de honte, d’ignominie : « Noter quelqu’un d’infamie ; vivre dans l’infamie ». Corneille disait : « Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour » ; « La condition de comédien était infâme chez les Romains », rappelle La Bruyère...

Après cette définition, le dictionnaire nous renvoie au mot : Déshonneur, où nous lisons :

  • « Le ridicule déshonore plus que le déshonneur aux yeux des fous » (La Rochefoucauld) ;

  • « Le déshonneur est dans l’opinion des hommes, l’innocence est en nous » (Diderot) ;

  • « Se dit (déshonneur) particulièrement de l’état d’une femme qui s’est laissée séduire » (Larousse) ;

  • « Le déshonneur se rapporte à l’opinion du monde, la honte se rapporte à la conscience. L’homme déshonoré a perdu l’estime des autres hommes » (Larousse).

Ainsi, l’infamie est relative à la loi, c’est-à-dire à l’arbitraire, ou à l’opinion publique, c’est-à-dire à l’opinion moyenne des gens moyens. Voler, piller, affamer, assassiner selon la loi, ce n’est pas de l’infamie. La loi changeant, ainsi d’ailleurs que l’opinion publique, avec le degré d’évolution des sociétés, avec le mode d’organisation politique et économique, avec le climat, etc., il appert que l’infamie est chose essentiellement changeante, impalpable, indéfinissable. La loi et l’opinion publique peuvent et sont souvent en désaccord sur ce qui est infâme ou ne l’est pas, comment se diriger dans cet imbroglio de « permis et défendus » ? L’infamie est affaire de morale ou d’éthique. Pour les anarchistes il ne saurait y avoir moins d’infamie dans le fait des guerres, qui ne sont que le vol et l’assassinat perpétrés par bandes, que dans le vol ou le crime crapuleux d’un individu, déterminé souvent, d’ailleurs, par des conditions économiques ou intellectuelles indépendantes de sa volonté. Il ne saurait y avoir moins de honte, ou de « déshonneur » dans le fait, pour une femme, de se prostituer légalement à un seul individu dénommé mari, que de se prostituer à plusieurs, dénommés amants, michets, etc. Non plus nous ne saurions accepter qu’une femme soit « déshonorée » parce que, disposant librement de son corps, elle aime hors les règles admises par la société.

INFAMANT

adj.

Qui porte infamie :

« Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante. » (La Bruyère)

« Le travail, selon le dogme antique était réputé infamant. » (Proudhon)

Voilà deux citations du Larousse qui montrent quelles aberrations peuvent couvrir les mots. Le citoyen, en effet, ne devait pas travailler, telle était la doctrine de Platon, le travail — infamant — étant le lot des esclaves-nés. Il nous parait autrement raisonnable, de reporter l’infamie sur ceux qui, dans la société, consomment sans autres limites que leurs possibilités organiques, sans jamais avoir rien créé, plutôt que sur ceux-là qui, de leur cerveau ou de leurs mains, ont toujours tout produit et qui ne peuvent consommer que juste ce qu’il leur faut pour ne pas cesser d’exister… Infamie, infamant, devront un jour disparaitre de notre vocabulaire, comme désuets.

En jurisprudence, une peine infamante est une flétrissure morale s’attachant à la condamnation. Les peines peuvent être afflictives et infamantes, ou infamantes seulement ; les premières sont : la mort, les travaux forcés à perpétuité, la déportation, les travaux à temps, la réclusion ; les secondes : le bannissement et la dégradation civique… La loi étant l’expression de la force, le juge est souvent plus infâme que le condamné.

— A. LAPEYRE.

INFANTICIDE

n. m. (latin infanticidium, de infans, enfant, occidere, tuer)

Se dit du meurtre d’un enfant nouveau-né. L’infanticide était admis chez les Chinois les Romains et en général chez les peuples anciens ; le respect de la vie humaine est fonction de la civilisation.

A l’examen du cadavre, le médecin légiste se demande si l’enfant est né vivant ou s’il s’agit d’un mort-né. On plonge les poumons dans l’eau ; s’ils surnagent, c’est que l’enfant a respiré, c’est-à-dire qu’il est né vivant. Néanmoins, ce procédé comporte des causes d’erreur. Car si la putréfaction est commencée, il se développe dans le poumon des gaz qui ne proviennent pas de l’air extérieur : il peut donc flotter au-dessus de l’eau sans que l’enfant ait respiré.

L’infanticide est un crime ; néanmoins il est, dans la plupart des cas, un crime excusable. Le vrai coupable est le préjugé social qui fait un déshonneur pour la femme d’être mère hors mariage.

Des jeunes filles chez leurs parents, séduites et délaissées ; des jeunes bonnes engrossées, souvent par leur patron ou par le fils de la maison ; des femmes qui ont succombé au besoin sexuel, leur mari étant absent, subissent pendant tout le cours de leur grossesse un véritable martyre. Elles se serrent pour la dissimuler, elles doivent taire leurs malaises à tout le monde. La malheureuse accouche seule, sans secours, le corps dans l’ordure ; elle déchire avec ses dents son mouchoir, pour ne pas laisser échapper le cri qui révélerait aux voisins sa honte ; mais l’enfant arrive, il va crier, on va savoir : la malheureuse, affolée, l’étouffe au passage en serrant les jambes… Pendant ce temps, le père de l’enfant vit sans souci. Depuis longtemps il a oublié la pauvre fille pour aller à d’autres amours.

Dans le Faust de Gœthe, l’histoire de Faust et de Marguerite nous présente la tragédie de la maternité clandestine. Mais Gœthe, malgré son génie, est resté dans le conformisme social. A ses yeux, Marguerite, en se livrant à Faust, a commis une faute, excusable seulement parce qu’elle a été victime d’une machination de Méphistophélès. Gœthe n’a pas encore compris que la satisfaction d’un même besoin de la nature ne saurait être anodine chez l’homme et coupable chez la femme.

L’infanticide diminue parce que l’avortement se répand de plus en plus. Seules aujourd’hui, se rendent coupables d’infanticide les jeunes filles tout à fait ignorantes, ou celles qui vivent à la campagne, loin de tout centre…L’infanticide disparaîtra tout à fait lorsque les mœurs seront transformées et qu’on admettra que la maternité est un acte naturel qui ne saurait, en n’importe quel cas, constituer un déshonneur.

— Doctoresse PELLETIER.

INFANTICIDE

Meurtre d’un enfant. Se dit surtout, dans la législation criminelle, en parlant d’un enfant nouveau-né : cette femme est accusée d’infanticide. Meurtrier d’un enfant, ou de son propre enfant. La mère, auteur principal ou complice, est punie, dans le premier cas, des travaux forcés à perpétuité, dans le second cas, des travaux forcés à temps ; mais ses complices ou co-auteurs sont passibles des peines applicables à l’assassinat ou au meurtre.

« L’infanticide est l’effet presque inévitable de l’affreuse situation où se trouve une infortunée qui a cédé à sa propre faiblesse ou à la violence. » (Beccaria)

On sait que c’est le désespoir, la honte, la misère qui, le plus souvent, poussent la main de l’infanticide.

Les véritables infanticides ce sont les bénéficiaires du régime actuel, qui donnent un salaire de famine à ceux et à celles qu’ils exploitent. Les femmes gagnent à peine de quoi pourvoir à leur entretien. Certaines sont dans l’obligation, tout en travaillant, de recourir à la prostitution. Lorsqu’un enfant naît dans de telles conditions, la mère s’affole à la pensée que son petit être manquera même de pain. Quant au recours à l’assistance publique, souvent elle y renonce, sachant dans quelles conditions on lui prend son enfant. L’infanticide est lié à la société capitaliste : tant que celle-ci persistera, il sera, non seulement possible, mais presque normal.

La société se montre bien sévère à l’égard des mères que la misère pousse à se débarrasser de leur progéniture, alors que par centaines de milliers elle assassine chaque année des enfants pauvres par manque d’hygiène ou par insuffisante alimentation, sans compter les millions de jeunes hommes qu’elle fauche sur les champs de bataille.

Dans la société libertaire l’infanticide disparaîtra. La femme, pauvre ou abandonnée, enfante aujourd’hui dans la douleur. Libre et assurée du lendemain, elle procréera dans l’espérance.

— Pierre LENTENTE.

INFECTION

n. f. (latin infectio)

Ensemble de troubles organiques causés par une invasion microbienne. Selon le microbe, l’infection porte différents noms. Infection gonococcique, causée par le gonocoque : microbe de la blennorragie. La syphilis est une infection qui a pour cause le spirochète. La pneumonie est déterminée par le pneumocoque ; la fièvre typhoïde par le bacille du Dr Eberth ; la grippe par le bacille de Pfeiffer, etc. Toute infection a son microbe, mais on ne le connaît pas toujours ; le spirochète de la syphilis n’est connu que depuis un petit nombre d’années. Le microbe du cancer n’est pas encore découvert.

Il ne faudrait pas croire cependant que là où il y a un microbe, l’infection doive fatalement se produire. Le terrain, c’est-à-dire l’état de l’organisme récepteur, joue un rôle très important. C’est pour cela que, au cours des épidémies, certaines personnes sont contaminées tout de suite alors que d’autres peuvent vivre impunément au milieu des malades infectés. Néanmoins, quand la virulence du microbe est très grande, comme dans certaines épidémies de choléra ou de grippe infectieuse, le microbe a raison du terrain, et des personnes en très bonne santé auparavant se trouvent frappées.

Les symptômes de l’infection sont à peu près identiques dans un grand nombre de maladies : perte de l’appétit, faiblesse, maux de tête, fièvre. Il faut y ajouter les symptômes locaux : difficultés de la respiration dans la pneumonie ; écoulements dans la blennorragie, etc., etc.

On se défend contre les infections en évitant les risques de contagion, les changements brusques de température (pneumonie), les rapports sexuels avec un partenaire suspect (blennorragie et syphilis), etc.

Il faut, en outre, autant que cela est en notre pouvoir, rendre son terrain réfractaire. On y parvient par une grande propreté du corps et du linge, en veillant aux excrétions (constipation), en évitant les intoxications (alcool, tabac), en assurant une bonne aération : logement propre, ouverture fréquente des fenêtres.

L’infection s’atténue au fur et à mesure des progrès de la civilisation. Le Moyen-âge a connu des épidémies terribles qui ont disparu aujourd’hui.

— Doctoresse PELLETIER.

INFERIORITE

n. f.

Parmi les sentiments qui dirigent les actions humaines, celui d’infériorité paraît avoir la plus grande importance. D’où vient-il ? Est-ce d’une situation d’insécurité, soit qu’il s’agisse de la conservation de l’individu (nourriture), soit de la conservation de l’espèce (reproduction) ? Mais cette insécurité me paraît insuffisante à expliquer la force et les effets violents du sentiment d’infériorité, considéré comme sentiment social sous le nom d’amour-propre.

L’amour-propre ne peut naître que de la vie collective, de la réaction de la collectivité sur l’individu. Il faut nous reporter à la vie extrêmement lointaine des primitifs pour essayer d’en comprendre la genèse. A ce moment l’individu n’existait et ne pouvait exister en dehors du groupe humain. La tribu elle-même dépendait de la solidarité et de l’entraide de tous. La défaillance d’un membre, qu’elle fût lâcheté ou maladresse, ou bien offense à la coutume, était durement châtiée, à cause des conséquences terribles qu’elle pouvait avoir pour la collectivité. Sans parler de la mort et des coups, les huées, la réprobation publique et le mépris étaient une punition redoutable, car ils pouvaient rendre la vie intenable aux défaillants, d’autant que personne n’avait la ressource de se séparer du groupe.

La peur de se trouver en état d’infériorité vis-à-vis d’autrui s’est ainsi enracinée dans le cœur des hommes et a créé le sentiment de l’amour-propre. Une offense à l’amour-propre se traduit quelquefois par la pâleur, le plus souvent par la rougeur émotive (honte dans le cas d’acceptation de l’infériorité, colère dans le cas de révolte). La timidité naît de la crainte d’être exposé aux affronts. Ce sont là de véritables réflexes conditionnels, créés par la vie sociale. Le sentiment d’infériorité apparaît comme le sentiment le plus pénible à supporter. De fait, l’amour-propre joue un plus grand rôle, un rôle plus fort dans les actions humaines que l’intérêt matériel. On pourrait en donner des exemples multiples, il suffit d’y réfléchir.

Conserver la face vis-à-vis de l’opinion publique est donc le fondement de l’amour-propre et, par conséquent, le fondement de la morale. L’opinion publique agit comme contrôle sur les actes des individus.

Plus tard, lorsque les hommes ont commencé à se libérer du groupe, l’amour-propre a pu prendre point d’appui, non pas seulement sur l’approbation publique, mais sur la conscience individuelle, tout au moins chez quelques personnes. L’individu, tout à fait affranchi du contrôle collectif (préjugés, croyances) exerce sur lui même le contrôle nécessaire à la vie sociale. Rien n’est plus pénible que d’avoir honte de soi-même. Mais la plupart du temps les hommes s’excusent à leurs propres yeux, ils se donnent d’excellentes raisons pour légitimer de basses actions. L’éducation morale de l’enfant est nécessaire pour lui apprendre à contrôler ses actes et à les juger.

Le sentiment d’infériorité n’est pas toujours un sentiment individuel. Lorsqu’une personne se trouve dans une situation d’infériorité, elle a souvent tendance à compenser cette infériorité en projetant son amour-propre dans le groupe, dans l’équipe, dans le corps ou dans la nation dont elle fait partie. Ainsi s’explique aussi bien l’esprit de corps que le patriotisme, avec les points d’honneur particuliers attachés à chaque catégorie de groupement, avec la vanité et la jactance dont se parent les membres de chaque collectivité, avec le mépris dont ils font profession vis-à-vis des étrangers. Ainsi s’explique, en partie tout au moins, la politique du prestige.

Les individus eux-mêmes sacrifient souvent au prestige leurs véritables intérêts. Pour échapper à la situation d’infériorité, ils recherchent les satisfactions de vanité, et ils convoitent les richesses, non pas tant pour le confort que pour l’apparat et pour la considération. La vanité se développe surtout chez ceux qui ne sont pas absolument sûrs, au fond d’eux-mêmes, de leur supériorité. La véritable supériorité, acquise par l’effort et par le mérite, n’a pas besoin de satisfactions extérieures. Sa jouissance est dans la conscience d’elle-même et elle s’allie très bien avec la plus grande simplicité.

— M. PIERROT.

INFIDÈLE, INFIDÉLITÉ

adj. et subst. (in, privatif, et fidelis, fidelitas)

En leurs acceptions les plus répandues, ces mots s’opposent à fidèle, fidélité (v. ce dernier mot). C’est la négation ou le contraire des pratiques et des vertus (tantôt désirables, parfois purement conventionnelles et même tyranniques) dont ces vocables désignent l’état ou l’exercice. Un ami, un employé infidèles ; une femme « infidèle » ; une nation infidèle aux traités, ces « chiffons de papier » de l’histoire ; une narration (ou le narrateur) infidèle : « Qui peut avoir fait ce récit infidèle ? » (Racine). Une mémoire, des souvenirs infidèles : qui trahissent, qui se dérobent au rappel. La fortune est souvent infidèle (la chance et notamment, surtout autrefois, le sort des armes). « Le destin des combats peut vous être infidèle. » (C. Delavigne). Par rapport à une foi religieuse, regardée comme l’expression d’une irréfragable vérité, sont infidèles les individus et les peuples contestants ou réfractaires. C’est pour réduire les peuples infidèles, c’est pour arracher des mains des Infidèles le tombeau du « Sauveur des hommes » que les croisés entreprirent en Terre Sainte de fanatiques expéditions. Pour la théologie est infidèle (négatif) le non-initié aux lumières de l’Évangile, et infidèle aussi (positif) celui qui refuse d’accorder crédit absolu aux textes sacrés. Il y a, parmi les chrétiens, tels infidèles qui sont ainsi sur le chemin du schisme, au moins de l’hérésie...

Le terme infidélité correspond substantivement à la plupart des sens sus-énoncés : l’infidélité de l’ami, du dépositaire, du miroir, du traducteur, etc. L’infidélité aussi de 1’amant, du mari ou de la femme (incartades ou variations passionnelles, transgression, inobservance des règles que le mariage impose aux contractants dans la vie conjugale). Avec la conception de l’amour affranchi de la contrainte et des moralités hypocrites, s’évanouissent en tant qu’anomalies les attitudes et les élans aujourd’hui flétris du nom d’infidélité. Dans « l’infidélité » normale où s’épanouissent le sentiment libéré, les unions loyales, les attaches sincères, les attractions désentravées, disparaissent, faute d’objet, les « infidélités » qui, dans une société fausse, se traînent de la fourberie au scandale... En matière religieuse, l’infidélité — ou les infidélités — ont le caractère de détachement ou d’ignorance évoqués plus haut. Ainsi : « les infidélités du peuple juif » ou... « Ces filles de Tyr vivant dans l’infidélité. » (Massillon).

L.

INFILTRATION

n. f. (de filtrum, filtre)

Passage lent d’un liquide à travers les interstices d’un corps solide : infiltration de l’eau dans le bois. Epanchement d’un corps liquide dans un tissu organique : infiltration de sérosités, de bile, de sang, d’urine, de pus. A l’état sain, toutes les parties du corps humain sont humectées de liquides qui entretiennent la souplesse des organes ; lorsque ces liquides se trouvent en trop grande abondance, ils constituent l’infiltration. Le tissu le plus souvent infiltré est le tissu cellulaire. L’infiltration séreuse se nomme œdème. L’infiltration sanguine se nomme infarctus : elle provient des lésions vasculaires. Quand l’infiltration sanguine s’aperçoit à travers les tissus qui la recouvrent, on l’appelle ecchymose.

L’infiltration peut être locale ou générale. L’hydropisie est une maladie causée par infiltration. Le traitement des infiltrations consiste dans les moyens propres à en provoquer l’absorption toutes les fois qu’elle peut avoir lieu sans inconvénient. S’infiltrer, c’est pénétrer comme à travers un filtre, c’est s’insinuer : l’eau finit par s’infiltrer dans la pierre.

Les partis politiques, et en particulier le parti bolchevik, se sont infiltrés dans les organisations ouvrières, syndicats et coopératives, pour y imposer leur point de vue. L’éducation religieuse, l’éducation bourgeoise s’infiltrent dans le cerveau des enfants et faussent leur esprit à un point qu’il leur devient presque impossible de s’en libérer.

INFINI

adjectif, mais souvent employé substantivement (latin : infinitus)

Qui n’a pas de bornes. La façon dont le mot est formé et celle dont nous sommes entraînés à le définir révèlent peut-être que nous ne pouvons avoir de l’infini qu’une idée négative.

Pour les philosophes anciens, l’infini est l’imparfait ; le fini, le parfait. C’est ainsi que les pythagoriciens, Platon, Aristote, etc., emploient toujours et opposent les deux mots. Plotin (205–270) est le premier à ne point prendre péjorativement le mot infini. Il attribue, au contraire, l’infini à son Dieu comme une perfection et une réalité il lui accorde l’infini dans l’espace ou omniprésence, l’infini dans le temps ou éternité, la science infinie, la puissance infinie, etc.

Quelques-uns des caractères infinis dont Plotin décore son Dieu, ne sommes-nous pas contraints logiquement de les accorder à l’univers ? Plusieurs nient, en effet, que nous puissions concevoir à l’existence une limite dans le temps ou dans l’espace. Mais d’autres obéissent à une contrainte toute contraire et également logique.

C’est la première des fameuses antinomies de Kant :

  • THÈSE : « Le monde a un commencement dans le temps ; il est borné dans l’espace. » II serait, en effet, absurde d’admettre une série à la fois infinie et réalisée. La totalité des êtres ou des phénomènes forme un nombre qui dépasse notre imagination, mais qui est un nombre réel, et l’infini dépasse tous les nombres. Le passé contient un nombre d’êtres et de phénomènes auquel chaque instant ajoute. Il est contradictoire de nommer infini ce qui augmente ou peut augmenter. Le même raisonnement réfute l’éternité du passé : l’éternité est infinie, inaugmentable et chaque instant augmente le passé.

  • ANTITHÈSE : « Le monde n’a ni commencement ni bornes ; il est infini quant au temps et à l’espace. » Si le monde n’était éternel et sans mesure, il s’envelopperait donc d’un temps et d’un espace vides. Mais un temps vide ne renferme aucune cause, aucune condition, aucune possibilité de commencement, et rien n’aurait jamais pu commencer. Borner le monde dans le temps, c’est l’annihiler. Et un espace vide n’est rien. Dire qu’un espace vide limite le monde, dire que le monde est limité par rien, c’est dire tout ensemble que le monde est limité et qu’il n’est pas limité.

Les antinomies et les tentatives pour les résoudre appartiennent à la métaphysique. Adopter la thèse, adopter l’antithèse, chercher une synthèse qui variera avec les chercheurs, c’est toujours arbitraire et poésie.

Dès que nous dépassons le domaine de l’expérience, les mots deviennent des jetons brillants et sans valeur dont nous jouons selon nos caprices. Mais ceux qui donnent à ces jeux une apparence logique ne prouvent jamais leurs thèses que par l’absurde, c’est-à-dire en découvrant de la contradiction dans la thèse contraire. Ce qui prouve d’abord qu’aucune opinion métaphysique n’est solide et, si j’ose appeler à mon secours M. de La Palisse, qu’un jeu est toujours un jeu. Ce qui me semble prouver encore que, lorsque les métaphysiciens auront pris conscience de la nature et des nécessités de leur activité, ils consentiront à la contradiction dans les systèmes voisins comme dans le leur et renonceront à une méthode de réfutation qui les tue en même temps que l’adversaire.

Les mathématiques élémentaires ont, malgré leur abstraction, une manière de vérité qui permet de les utiliser et de les vérifier dans le concret. En revanche, je suis tenté de considérer les hautes mathématiques comme la poésie et la métaphysique de la quantité. L’infini mathématique, historiquement, est frère de l’infini métaphysique. Ce même Plotin qui donne en métaphysique un sens positif et, à ce qu’il croit, une magnifique plénitude au mot infini toujours employé négativement et péjorativement jusqu’à lui, est aussi le premier à concevoir l’infini mathématique. Une partie du chapitre VI de la sixième Ennéade est consacrée à exposer cette conception d’une quantité plus grande que tout nombre donné. C’est seulement trois siècles plus tard que le géomètre Eutocius permettra, par un exemple, de préciser cette idée vague, dans Plotin, et évanescente. Eutocius est le premier à considérer le cercle comme un polygone régulier d’un nonmbre infini de côtés. Il inaugure ainsi la méthode des limites qui aura plus tard, surtout avec Cauchy, d’intéressantes applications.

En dehors même de la méthode des limites, on affirme des infinis géométriques, par exemple, l’espace compris entre les côtés d’un angle. Mais c’est peut-être l’arithmétique qui permet d’atteindre le plus facilement l’idée d’infini. Cherchez la racine carée du nombre 6, chaque décimale vous rapprochera de la réponse exacte : aucune décimale n’épuisera cette réponse. Plus élémentairement encore, tentez d’exprimer en fraction décimale la fraction 1/3. Après le zéro et la virgule, vous pourriez, sans diminuer jamais le chemin et la richesse de la recherche, écrire des 3 pendant l’éternité.

L’infini s’indique en mathématique par le signe ∞ ou par le symbole m/0. Car, avec un dividende fixe, diminuer le diviseur, c’est agrandir le quotient. Quand le diviseur est l’unité, le quotient est égal au dividende. Dès que le diviseur est moindre que l’unité, la division apparente est en réalité une multiplication. Diviser par 1/2 ou 1/3, c’est multiplier par 2 ou par 3. Si nous acceptons le passage à la limite, diviser par 0, c’est multiplier par l’infini m/0 = m × ∞, quelle que fût, avant qu’on le portât à l’infini, la valeur de m. Mais, prenons garde, dès que nous passons à la limite, nous tombons dans quelque antinomie et, si le principe de contradiction jouait encore, nous reculerions. Les géomètres admettent paradoxalement des infinis qu’on est bien forcé de déclarer inégaux. L’espace compris entre deux parallèles est infini comme l’espace compris entre les deux côtés d’un angle ; mais le second est, paraît-il, infiniment grand par rapport au premier. Moi, je veux bien écouter et répéter ces conventions, mais je ne comprends plus toujours ce qu’on me dit et ce que je répète. Dans les hautes mathématiques, je me sens, comme en métaphysique, dans un jeu absurde et joyeux.

— HAN RYNER.

INFIRMITÉ

n. f. du latin in, non, et firmus, ferme

Suspension ou exécution incomplète d’une ou de plusieurs fonctions de l’organisme. La surdité, la claudication, sont des infirmités. Les vieillards sont sujets à des infirmités naturelles qui ne viennent que du dépérissement et de l’affaiblissement de toutes les parties de leur corps. Les infirmités peuvent être incurables ou accidentelles. Dans le premier cas, la fonction est absente ou supprimée sans espoir de guérison. Dans le second cas, elle ne l’est que momentanément. Il y a des infirmités physiques, morales, intellectuelles.

Au figuré, faiblesse de l’esprit. Fragilité pour le bien. Défaut. Imperfection : l’infirmité humaine. « La bêtise est une infirmité morale que la sottise peut seule rendre ridicule. » (Beauchêne).

Bien des infirmités sont atténuées ou disparaissent grâce à la science médicale. La société, néanmoins, ne fait pas tout ce qu’elle devrait et pourrait faire pour les pauvres gens atteints d’infirmités. La plupart sont dans l’obligation de recourir à la mendicité.

La guerre, ce fléau, a transformé en infirmes de solides et beaux jeunes gens de vingt ans, comme si la nature ne suffisait pas à rendre les hommes malheureux... Les infirmes ont besoin de notre affection, de notre aide. Nous devons les aimer d’autant plus que leur infirmité est plus grande. Les théoriciens anarchistes s’efforcent de concevoir une organisation sociale où tous seront heureux. On ne verra plus ce spectacle honteux d’un aveugle ou d’un paralytique demandant à la charité la bouchée de pain nécessaire à son existence. Orientée enfin vers des fins utiles, la science — aidée par la solidarité — s’ingéniera au contraire à les relever de cette condition inférieure et douloureuse où les retient leur infirmité.

INFLUENCE

n. f. (du latin influentia, de in, dans, et fluere, couler)

Action qu’un corps, qu’une force exerce sur un autre : l’influence du soleil sur la terre, de la lumière sur les plantes, etc. Au figuré : crédit, ascendant, autorité.

Répercussion sympathique des êtres vivants les uns sur les autres. Action à distance d’un organe, d’une partie quelconque sur d’autres, dans les corps vivants. Se dit dans le même sens des choses morales. Influence de la morale, des lois, de l’opinion publique, de la religion, de l’exemple. Influence du talent, des vertus. De tous les hommes qui ont écrit, Voltaire est un de ceux dont l’influence fut la plus marquée. « L’influence des femmes embrasse la vie entière » (La Harpe).

Anciennement (astrologie), action fluidique des astres sur les hommes. « Des astres malins corriger l’influence » (Boileau). Physique : effet produit à distance. Electrisation par influence. On dit aussi électrisation par induction. Un conducteur neutre s’électrise lorsqu’on l’approche d’un corps électrisé : c’est en cela que consiste l’électrisation par influence ou induction. Aimantation par influence : un barreau de fer doux sous l’action d’un aimant émet aussi des lignes de forces (X) et par ce fait il acquiert aussi la propriété d’attirer le fer. Il est aimanté par influence.

Au point de vue social, l’influence des religions a été énorme. De nos jours le charlatanisme des politiciens rivalise d’ingéniosité et de cynisme avec celui des prêtres. Les uns et les autres assoient leur influence sur la crédulité populaire. Malgré cela les idées, les théories, les méthodes anarchistes se sont répandues assez rapidement. Elles ont fortement influencé depuis cinquante ans le mouvement syndicaliste depuis la Fédération jurassienne jusqu’à la C.G. T. d’avant-guerre. Les syndicalistes révolutionnaires : les Pelloutier, les Griffuelhes, les Yvetot, etc., ont montré aux ouvriers que les ennemis du prolétariat formaient une sorte de trinité : patrons, gouvernants, politiciens. Les anarchistes ont mis en application leurs procédés d’organisation fédéraliste dans le syndicalisme, et leur influence y persiste malgré l’emprise momentanée du caporalisme politique. Les anarchistes se sont efforcés d’habituer les ouvriers à compter sur eux-mêmes et à agir par eux-mêmes, à être les propres artisans de leur affranchissement économique et moral. Les idées anarchistes influencent fortement la littérature et portent avec elle dans les esprits le levain d’indépendance. Surtout depuis quelques années, les conditions économiques imposées par le capitalisme ont mis la femme dans l’obligation de quitter le foyer pour suppléer au salaire insuffisant de son compagnon. La famille s’est désagrégée. La femme a senti grandir en elle un besoin irrésistible d’indépendance. Sous l’influence des circonstances et de sa condition nouvelle, elle s’intéresse désormais davantage aux questions sociales, elle aspire à être l’égale de l’homme. L’union libre tend à se substituer, en fait, au mariage et à ses lourdes restrictions… Une fois de plus les anarchistes auront été bons prophètes qui, de cette nouvelle situation, ont prédit les répercussions.

— P. L.

INFRACTION

n. f. (du latin in, dans ; frangere, briser)

Transgression, contravention, violation d’une loi, d’un ordre, d’un traité, etc. : ils ont fait une infraction au contrat. Les révolutionnaires sont en état d’infraction permanente vis-à-vis de l’ordre établi.

Infraction du ban : action d’une personne condamnée au bannissement, qui revient dans le pays, dans les lieux d’où elle est bannie.

L’infraction est une expression générique sous laquelle on comprend toutes les actions qui troublent les conventions sociales : infraction au droit des gens.

L’infraction des lois, des privilèges. Infraction punissable.

L’article 1er du Code pénal déclare que les infractions punies par la loi de peines criminelles sont des crimes ; les infractions punies de peines correctionnelles, des délits ; celles qui sont punies de peines de simple police, des contraventions. Les jugements de ces diverses infractions sont attribués à des tribunaux différents.

INGENIEUX

adj. (du latin ingenium, esprit inventif)

Plein d’esprit d’invention et d’adresse : homme ingénieux. Fertile en ressources variées et adroites, en ruses, en stratagèmes : c’est par des mensonges, parfois ingénieux, que les politiciens se hissent au pouvoir. « La civilité est un commerce continuel de mensonges ingénieux » (Fléchier).

Se dit également des choses qui marquent de l’adresse, de l’esprit, de la sagacité dans celui qui en est l’auteur : pièce, machine fort ingénieuse ; cette invention est bien ingénieuse. Qui met de l’application et de l’adresse à faire quelque chose : être ingénieux à faire le bien... On le prend quelquefois dans un sens défavorable : « Le cœur est ingénieux pour se tourmenter » (Fénelon). Ingénieux à trouver des fautes. Dans le style, ce qui est ingénieux marque un esprit fin, délié, subtil, mais plus superficiel que profond, un esprit qui saisit ce qu’il y a de plus agréable dans le rapport des objets, et qui sait donner du tour, de la grâce à tout ce qui est dit. Ce qui est ingénieux ne caractérise pas le grand homme, le grand orateur, le grand poète, l’homme de génie, mais davantage l’homme habile et averti, l’intelligence adroite et souple. « Les choses ingénieuses déparent les grandes choses... » a dit un philosophe.

INGERENCE

n. f. Action de s’ingérer, immixtion

S’introduire, s’entremettre. Se mêler de quelque chose qui ne vous regarde pas et sans en être requis. Se dit aussi en médecine et signifie introduire par la bouche dans l’estomac : il faut ingérer le contrepoison de gré ou de force.

L’Etat s’ingère dans notre vie. Il nous considère comme sa chose et se mêle de nos actions les plus infimes. Depuis notre naissance jusqu’à notre mort, il ne nous perd pas des yeux, il nous suit pas à pas. La liberté individuelle ne peut exister dans de telles conditions. Elle n’existera que lorsque l’Etat sera détruit et, avec lui, le régime capitaliste et les fiches répugnantes qui ont pour objet d’obliger les travailleurs à accepter des conditions de travail draconiennes ou à mourir de faim eux et leur famille.

INHUMAIN, INHUMANITE

adj. et subst.

Inhumain a le sens tristement banal et cruel, d’impitoyable, et caractérise un être porté aux actes méchants et excessifs. Souvent les hommes sont ainsi inhumains collectivement. « Des nations avaient la coutume inhumaine d’immoler des enfants à leurs dieux ». Chez les Ammonites et les Moabites, Moloch était la divinité avide pour l’apaisement de laquelle on brûlait, dans un buste grotesque et symbolique, les enfants offerts en holocauste. D’ailleurs, ainsi que le rappelle Voltaire : « Il n’y a guère de peuple dont la religion n’ait été inhumaine et sanglante... ». L’inhumanité est un vice qui, outre l’absence de sentiment, comporte l’inintelligence des rapports entre toutes les portions du corps social et tend aux satisfactions fermées et unilatérales. Etre porté à faire le malheur d’autrui, ne point compatir à ses peines, lui causer de la douleur sans nécessité, jouir même de sa souffrance sont des déformations, des altérations de la normale humaine. Socialement, l’inhumanité est aussi un acte de barbarie en même temps que l’imprévoyance de probables réciprocités : c’est la voie ouverte aux vengeances et aux représailles où les faiblesses et les cruautés humaines se répètent et se prolongent.

Le mot « humain » s’attache aux attributs de l’homme et, « inhumain », au manque de ces attributs. Bien qu’on dise souvent : « Que voulez-vous ? C’est humain », dans le sens de : « Les hommes sont malheureusement ainsi faits », c’est ordinairement avec plus de vanité... humaine qu’on emploie ce mot, comme synonyme de sensible, compatissant. Bref, humain caractérise tantôt l’homme, tantôt ce qu’il y a de meilleur en lui.

Cette dernière acception est d’ailleurs assez vague. Humain devrait dire « partisan des hommes », de l’humanité, mais il est presque toujours usité dans un sens plus restreint, ce qui a provoqué la création du néologisme mystique « humaniste » et l’emploi courant du terme humanitaire pour marquer un intérêt qui s’attache à l’humanité. On est « humain » dans sa famille, sans étendre ce sentiment à la famille voisine ; on peut se sentir lié à un pays, s’y montrer humain, et s’insoucier totalement de ce qui se passe chez un peuple voisin ; d’aucuns se sentent plutôt solidaires d’un clan politique ou religieux : l’individu peut donc être « humain » dans un sens, et « inhumain » dans un autre, et ceci explique la divergence des jugements émis sur des fanatiques ou des extrémistes notoires.

Il arrive pourtant qu’une individualité exceptionnelle, unissant une vaste culture à une grande sensibilité, étende le cercle de sa solidarité morale à l’humanité entière, et, de ce fait, souffre moralement des tortures de ses frères les plus lointains. Parle-t-on de la destruction dune ville, du massacre de ses habitants : vous vous informez avec intérêt du nombre des victimes, du montant des dégâts. Pour vous, ce récit se ramène à des chiffres qui frappent plus ou moins l’imagination ; l’humain intégral, lui, en est atteint dans sa chair, il en éprouve une réelle souffrance : tel nous apparaît — image véritable ou résultat d’une trompeuse perspective ? — la grande figure d’un Romain Rolland.

Mais le monde présente, hélas, trop de famines collectives, trop de barbarie décrite avec force détails par d’amers et talentueux écrivains : chaque jour, l’individu véritablement humain doit faire son plein pour en agoniser pendant un siècle ! Cultiver ou provoquer cette sorte d’extrémisme chez les individus, surtout chez les jeunes, est chose bien dangereuse, cet état psychologique étant intolérable et menant à de regrettables réactions. Car se rendre trop exactement compte de l’énormité de la douleur universelle, c’est être à deux pas de se déclarer impuissant à y remédier, de trouver ridicules et vains les efforts des gens de bonne volonté ; c’est subir une tentation constante d’accepter le tout en bloc, comme une fatalité, sans chercher à réagir ; cela mène trop souvent à détruire en soi la fibre sensible, le caractère « humain » qui fait souffrir à la vue du malheur du prochain. Bref, trop d’humanité peut aboutir à l’extrahumain plein de pessimisme... et d’inaction !

Nombre de militants naguère enthousiastes, aujourd’hui « assagis » ou dégoûtés, nous fournissent des exemples de cette évolution... Les rancœurs qu’éprouve immanquablement tout homme généreux et sensible finissent aussi, parfois, par accumuler dans certains cœurs une sourde rancune contre les hommes ; misanthropes, ils en arrivent même à considérer les malheurs humains comme d’équitables punitions appliquées par une sorte de justice immanente des choses ; incapables de prendre philosophiquement une attitude extrahumaine et snobisme aidant, c’est contre l’humanité qu’ils semblent prendre position... De tels malheureux, une fois au pouvoir, se complaisent dans d’infernales répressions de sanglantes dictatures : haine et mépris du genre humain qui les a trop déçus, perversion causée par l’excès de souffrance morale...

Si le sens moral — « l’élément bonté » des psychologues — peut se trouver ainsi altéré, perverti et même détruit par les circonstances, il peut être aussi, chez certains individus, faussé constitutionnellement, donc avant qu’on puisse pour eux parler de responsabilité. L’hérédité tuberculeuse, alcoolique ou syphilitique détermine même parfois une sorte de « mort morale » complète. Cet état psychologique empêche de sentir si une action est belle ou laide, et le mort moral juge des turpitudes humaines aussi indifféremment que s’il s’agissait d’une quelconque culture de microbes. Un individu de ce genre est dangereux, car n’admettant aucun des postulats des consciences ordinaires, la moindre influence, un simple caprice peut l’entraîner à commettre sans aucun remords, les actions les plus monstrueuses... L’histoire, les journaux nous fournissent de nombreux exemples d’individus de ce genre, exemples impressionnants quand il s’agit de personnages puissants et cultivés, tels Néron incendiant Rome, ou Napoléon jetant sa garde dans un ravin, exemples répugnants quand il est question de déséquilibrés ignorants et traqués par d’honnêtes gens plus ignorants encore, — mais infiniment tristes toujours. C’est aussi un cas de mort morale que dépeint André Gide dans son roman L’Immoraliste, roman qui eut d’ailleurs prêté à moins de malentendus sous le titre de L’Amoral.

* * *

L’inhumanité, qu’elle soit totale ou partielle, héréditaire ou provoquée par les circonstances, est donc une infirmité, le résultat de l’aberration ou de l’absence morbide du sens moral. Si l’être inhumain est libéré des atteintes de la compassion, il souffre de ne pas être « chez lui » parmi les autres hommes ; il ne connaît ni la bienveillance, ni la sympathie agissante qui, de gré ou de force enrégimente la plupart des gens normaux pour les batailles humaines qui font le charme et l’intérêt de leur vie... Quant aux tyrans, ces inhumains doublés de potentats, laissons-leur, tout en collaborant énergiquement à les empêcher de nuire, ce que Victor Hugo leur accorda dans un moment de noble inspiration : la « Pitié suprême ».

— L. WASTIAUX.

INHUMATION

n. f.

Nous estimons nécessaire d’appeler l’attention sur les souffrances effroyables (les constatations sont là, périodiques) endurées par les enterrés vivants. Le public ne se rend pas assez compte de la légèreté avec laquelle familles et médecins concluent à la cessation de la vie chez un malade ou un moribond et de la fréquence et des risques terribles des inhumations prématurées. Combien de gens réveillés dans l’horrible prison d’un cercueil ont vécu les affres indescriptibles d’une seconde mort que nul appel, dans la nuit sans écho de la tombe, ne peut écarter. Des exemples saisissants ont été cités, les dangers dénoncés en termes pressants. Des savants se sont émus, ont apporté des précisions. L’anatomiste Jacques Winslow, les docteurs Louis, J.-J. Bruhier (lequel cite 81 cas d’inhumations précipitées), le docteur Mure (préconisateur des moyens que nous allons signaler), etc., ont publié des statistiques, des notes, des études. A Orléans, Poitiers, Toulouse, Cologne, etc., en Bohême dernièrement, des faits poignants sont venus, à intervalles divers, souligner les thèses émises sur la précarité des vérifications ultimes. Rares ceux que l’on a pu sauver, nombreux les malheureux dont les traits convulsés, les ongles arrachés, les membres arcboutés témoignaient d’une lutte atroce et stérile...

L’intensité désorganisatrice de la vie moderne, l’abus des stupéfiants dont certains anesthésiques, les « suspensions » hypnotiques, la multiplicité des troubles hystériques et des crises pathologiques issues d’hypertensions nerveuses, ont rendu plus aigu un péril inquiétant déjà et fait rechercher des mesures propres à le réduire. L’Allemagne a ouvert le chemin des précautions pratiques : en certaines villes — dont Berlin — on a créé des « maisons mortuaires » où les corps sont déposés jusqu’à évidence de la décomposition putride. Cette décomposition, qui apparaît d’abord sur le ventre en traces verdâtres à l’endroit des viscères, est, ne l’oublions pas, jusqu’ici le seul signe admissible de la mort. Les manifestations respiratoires peuvent être imperceptibles et l’auscultation cardiaque — si délicate encore et, pratiquement, insuffisamment sûre — est incapable parfois de déceler la persistance du rythme vital affaibli. En deux ans, dans une des villes où fonctionne un service d’examen mortuaire, dix personnes ont été rappelées à la vie grâce au séjour dans les chambres d’exposition. La possibilité d’une seule erreur impose d’ailleurs le recours à des moyens propres à sauvegarder cette antichambre prudente du tombeau, et nous devons en vulgariser l’idée, en stimuler les édifications. Et quand la science — une science toujours relative et sujette à caution : on a vu, par exemple, les prémices de la décomposition accompagner certains cas de catalepsie — conclut enfin au « permis d’inhumer », seule l’incinération, la dispersion du four crématoire, nous est garante que nous ne connaîtrons pas, entre les quatre planches d’un lit souterrain, une agonie horrifiée d’épouvante.

— L.

INHUMER

v. a. (du latin in, et humus, terre)

Enterrer. Ne se dit qu’en parlant des corps humains : inhumer les morts. L’inhumation est l’action d’inhumer.

Législation

Aucune inhumation ne peut être faite sans une autorisation, sur papier libre et sans frais, de l’officier de l’état civil, lequel ne doit la délivrer qu’après s’être transporté auprès de la personne décédée, pour s’assurer du décès. Dans certains cas prévus par les règlements de police, ou en cas d’urgence reconnue par l’autorité municipale, l’inhumation peut avoir lieu avant l’expiration du délai fixé par la loi (Code civ. 77). Toute infraction à ces prescriptions est punie d’une amende de 16 à 50 francs et d’un emprisonnement de six jours à deux mois (Code pén. 358 ; Arr. 4 thermidor an XIII). Lorsque le cadavre présente des signes de mort violente, ou que des circonstances donnent lieu à des soupçons, l’inhumation ne peut être faite qu’après qu’un officier de police, assisté d’un docteur en médecine, a dressé procès-verbal de l’état du cadavre ainsi que des renseignements qu’il a pu recueillir (Code civ. 81). Toute personne décédée doit être inhumée dans le cimetière de la commune où le décès a eu lieu ; elle peut cependant être enterrée sur sa propriété, pourvu que ladite propriété soit à 35 mètres au moins de l’enceinte des villes et bourgs (Décret du 23 prairial an XII). Un corps ne peut être transféré hors de la commune où il se trouve sans que le maire ou le commissaire de police ait dressé un procès-verbal constatant l’état du corps et du cercueil ; ce procès-verbal doit accompagner le corps et être remis, lors de l’arrivée, au maire de la commune dans laquelle l’inhumation aura lieu. Le transport doit être autorisé par le sous-préfet, par le préfet, ou par le ministre de l’Intérieur, suivant que ce transport s’effectue dans les limites de l’arrondissement, dans celles du département ou d’un département dans un autre. Chaque inhumation doit avoir lieu dans une fosse séparée.

Celui qui a violé une sépulture est puni d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de 16 francs à 200 francs. (Code pén. 360). En conséquence, aucune exhumation ne peut être faite sans une autorisation du maire, et sans qu’il en soit dressé procès-verbal ; à moins que cette exhumation ne soit ordonnée par un juge d’instruction ou par l’autorité administrative.

Le décret du 28 prairial an XII avait attribué le monopole des inhumations aux fabriques des églises et aux consistoires ; la loi du 28 décembre 1904 a conféré aux communes le service extérieur des pompes funèbres et laissé au clergé le seul droit de fournir les objets destinés aux funérailles dans les édifices religieux et à la décoration intérieure ou extérieure de ces édifices.

INIMITIE

n. f. (du latin in, non ; amicitia, amitié)

Sentiment de malveillance, de haine, antipathie, aversion, rancune. Inimitié grande, ancienne, vieille, profonde, enracinée, irréconciliable, vindicative, héréditaire. « Les inimitiés sont très dangereuses chez un peuple libre » (Montesquieu).

Inimitié s’oppose à rancune, en ce sens qu’inimitié exprime ordinairement un sentiment ennemi déclaré, et rancune un mauvais vouloir dissimulé. L’inimitié n’exclut pas la dignité, la noblesse ; la rancune renferme la faiblesse, la lâcheté, la bassesse.

INITIATION

n. f. (du latin initiatio)

Action d’initier ou d’être initié. Cérémonie par laquelle on était initié à la connaissance, à la participation de certains mystères dans les religions anciennes et les sociétés secrètes. Par extension, introduction, premières connaissances : initiation artistique, initiation littéraire.

Dans l’antiquité, l’initiation était la cérémonie par laquelle un candidat était admis aux mystères de tel ou tel culte, ce qui lui donnait le droit d’assister et de participer aux honneurs rendus à la divinité qui était l’objet de ce culte. Toutes les religions ont eu leurs mystères et, conséquemment, leurs initiés. C’est par l’initiation que se recrutait le sacerdoce antique, et plus le sens ésotérique d’un culte était mystérieux, plus les épreuves jugées nécessaires pour être initié étaient longues et difficiles. Le secret était toujours imposé aux initiés. Il y avait, dans l’initiation, plusieurs degrés par lesquels on arrivait à la contemplation des saints mystères. Le christianisme a eu aussi ses initiés. Au Moyen-âge, les adeptes de la magie se recrutèrent par l’initiation, qui fut pour eux une mesure de sûreté.

Les associations créées dans un but mystique ne sont point les seules qui aient pratiqué l’initiation. La pratiquaient aussi les écoles de philosophie, ainsi que les sociétés ayant pour but une œuvre politique ou sociale : la franc-maçonnerie, par exemple.

INITIATIVE

n. f. (du latin initiare, supin initiatium : commencer)

Action de celui qui, de lui-même et le premier, entame quelque affaire, affronte quelque réalisation. Elle peut être d’ordre purement intellectuel : avoir de quelque chose la première idée constitue une initiative. On appelle initiative la faculté correspondante, la tendance qui prédispose à de tels gestes (esprit d’initiative). L’initiative est un des attributs, une des affirmations les plus précieux de la personnalité. C’est l’extériorisation volontaire, et déjà agissante, de la conception, et elle révèle l’originalité imaginative. L’initiative a ses manifestations esthétiques ; conséquence ou essor, son exercice est, pour l’art, un stimulant. L’initiative atteste, traduit l’activité propre de l’individu en dehors des injonctions et des imitations, hors des chemins battus de l’effort. Elle est une garantie de l’indépendance, et son jeu multiplié enrichit l’apport social...

L’éducation autoritaire, la canalisation des coutumes et des opinions, l’asservissement matériel et moral de l’existence, la régularité des occupations mécaniques opèrent à travers la vie la réduction de l’initiative. Dans l’économie moderne et l’industrialisme, le machinisme qui réduit l’homme au rôle de rouage docile, a tué cette part d’initiative qui marquait, hier encore, la production de l’artisanat… Pas d’individualité complète cependant sans élans créateurs, sans ébauches personnelles, sans initiative. L’anarchisme ne peut pactiser avec les forces et les institutions qui étouffent l’initiative, et il lutte pour réaliser — au bénéfice de l’enfance d’abord, de l’homme ensuite — une atmosphère et des conditions qui en favorisent la naissance et le développement.

INJURE

n. f. (du latin in, à l’opposé de, contraire, et jus, droit)

Dans son acception la plus large, s’applique à tout ce qui est contre la justice et, dans une acception moins étendue, signifie outrage de faits ou de paroles.

Particulièrement, reproche qui n’est pas fondé ; parole qui, sans motif légitime, blesse la réputation, l’honneur, attaque le crédit ; calomnie, insulte, invective, propos offensant, outrageant, nuisible ; terme de mépris. Injure grande, grave, cruelle, infâme. Proférer des injures. Souffrir des injures. Pardonner des injures. « Les injures les plus sensibles, dit-on, sont les railleries » (Voltaire). « Les injures n’atteignent que ceux qui ne s’élèvent pas au-dessus d’elles » (Boiste). « On oublie plus facilement l’injure qu’on a reçue que l’injure qu’on a faite » (Dr Thouvenel).

En parlant des choses, le tort, le dommage que le temps par sa durée, le temps et l’air par leur intempérie, leurs variations, sont susceptibles de causer : l’église métropolitaine de Paris, Notre-Dame, a beaucoup souffert des injures de l’air et du temps. Le monolithe de la place de la Concorde, l’Obélisque, a résisté aux injures des siècles.

Les injures graves commises par l’un des époux envers l’autre peuvent donner lieu à une demande en séparation de corps (Code civ. 231, 306) et à une instance de divorce. Elles résultent de paroles, d’écrits ou d’actes ; leur gravité est appréciée par les tribunaux, et elle dépend des circonstances, de l’effet produit et de la condition des époux, plutôt que des actes eux-mêmes.

Les injures publiques et celles adressées par la voie de la presse se nomment diffamation (voir ce mot). Les injures graves commises envers un donateur ou un testateur autorisent la demande en révocation des donations entre vifs ou des dispositions testamentaires. Une injure grave, faite par un légataire à la mémoire de son bienfaiteur, est aussi l’une des causes qui permettent aux intéressés de réclamer la révocation du legs ; mais la demande doit être intentée dans l’année, à compter du jour où le fait a été commis. (Code civ. 955, 1046, 1047).

La loi distingue deux sortes d’injures : l’injure simple et l’injure qualifiée ou publique. La première est celle qui ne fait allusion à aucun vice déterminé et qui n’a pas été proférée dans un lieu public. Ainsi, les termes grossiers que la colère, l’ivresse, la mauvaise éducation peuvent inspirer à un individu ne, constituent qu’une injure simple. Dans ce cas, l’injure se poursuit devant les tribunaux de simple police, et elle est punie d’une amende de 1 à 5 francs. Lorsque l’injure est qualifiée, c’est-à-dire lorsqu’elle contient l’imputation d’un vice déterminé, elle donne lieu à une poursuite devant un tribunal correctionnel, et entraîne une amende de 16 à 500 francs. Dans le cas où l’injure atteint les grands corps de l’Etat, les magistrats, les fonctionnaires publics, elle prend le nom d’outrage, et reçoit celui d’offense, s’il s’agit du chef du gouvernement.

INJUSTICE

n. f. du latin injustitia

Manque de justice, d’équité. Abhorrer l’injustice. Se dit aussi d’un acte d’injustice : il a fait une grande injustice.

« Il n’y a pas de petites réformes, il n’y a pas de petites économies, il n’y a pas de petites injustices. » (Proudbon)

« Une injustice qu’on voit et qu’on tait, on la commet soi-même. » (J.-J. Rousseau)

« Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous. » (Boiste)

« Toutes les injustices ont été mises en loi. » (Lanjuin)

ANT. : Justice. Equité. (Voir ces mots).

INNÉITÉ

s. f.

Caractère de ce qui est inné. Employé quelquefois en physiologie, le mot innéité appartient surtout à la psychologie ou, si l’on préfère, à l’histoire de la psychologie. En physiologie, l’innéité s’oppose à l’hérédité et désigne l’ensemble des dispositions individuelles qui ne viennent pas des ascendants. En psychologie, l’école cartésienne a soutenu l’innéité, c’est-à-dire le caractère inné, antérieur à toute expérience, de certaines idées et de certains principes.

Descartes distingue trois sortes d’idées : les idées adventices sont toutes celles qui nous sont données par les sens ; les idées factices (la Chimère, les centaures, etc.) utilisent uniquement des éléments empruntés aux idées adventices et aux idées innées ; ces dernières, que Descartes appelle plus souvent primitives ou naturelles, sont nées avec nous, sont, avant toute expérience, inhérentes à l’entendement. Elles sont trop nombreuses pour que Descartes tente d’en donner un catalogue complet. Il indique de façon un peu étonnante le caractère à quoi on les distingue :

« Toutes celles qui n’enveloppent aucune affirmation ni négation sont innées. »

Les exemples qu’il en donne ne sont pas moins surprenants :

« Comme celles de Dieu, de l’esprit, du corps, du triangle. »

On rendrait injustement ridicule la thèse de Descartes, si on ne s’empressait de remarquer que ce qui est inné n’est pas précisément pour lui l’idée mais seulement « la faculté de la produire ». Il explique à un correspondant :

« Je n’ai jamais jugé ni écrit que l’esprit ait besoin d’idées naturelles qui soient différentes de la faculté qu’il a de penser, mais reconnaissant qu’il y a certaines pensées qui ne procédaient ni des objets du dehors, ni de la détermination de ma volonté, mais seulement de la faculté que j’ai de penser, je les ai nommées naturelles, mais je l’ai dit au même sens que nous disons que la générosité ou quelque maladie est naturelle dans une famille. »

Locke réfute la théorie, mais prend le mot inné dans un sens plus étroit que Descartes. Il montre que toute nos connaissances dérivent de l’expérience. Cette doctrine, opposée à celle de l’innéité, est souvent nommée la théorie de latable rase, mots absurdes qui francisent, au lieu de la traduire, la formule scolastique, tabula rasa ; cette métaphore, empruntée aux usages antiques, compare l’entendement du nouveau-né à une tablette lisse, sans aucun caractère gravé d’avance.

Les théories de Descartes et de Locke n’ont plus guère qu’un intérêt historique. Et même peut-être la forme que donne Leibniz à son retour modéré vers la doctrine de l’innéité. Locke répétait après les scolastiques :

« Il n’y a rien dans l’intelligence qui ne vienne des sens. »

A quoi Leibniz exige qu’on fasse cette addition :

« Si ce n’est l’intelligence elle-même. »

Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu... nisi ipse intellectus.

La critique de Kant transpose et renouvelle le problème. Kant distingue, dans la connaissance, la matière, qui vient des sens, et la forme que notre esprit impose à cette matière. Nous ne pouvons rien connaître que dans l’espace et dans le temps, ce qui ne prouve pas que l’espace et le temps soient des réalités extérieures à nous, objectives, mais, au contraire, qu’ils sont des formes imposées par notre sensibilité à tout ce qui l’intéresse. De même, c’est notre entendement, c’est notre unité quelle qu’elle soit, ce sont les nécessités de notre pensée qui établissent une liaison entre les phénomènes.

Mais les empiriques récents, tout en admettant, contre leurs précurseurs Locke et Condillac, une sorte d’innéité individuelle et que l’expérience ne se verse pas aujourd’hui dans un vase sans forme, s’efforcent d’expliquer comme acquises par l’évolution et l’hérédité les formes mêmes de notre esprit.

Ici, comme en beaucoup d’autres domaines, le terrain du combat se déplace, mais la lutte me semble toujours se livrer entre ce que je nommerais volontiers le passivisme et l’activisme. Le passivisme a une apparence plus scientifique, puisqu’il tente d’expliquer complètement l’objet de son étude, d’en faire uniquement un produit, de le ramener tout entier à d’autres objets. Un certain activisme, pourvu qu’il reste modéré, me parait plus philosophique. Chaque objet a son individualité. Et, si je prétends expliquer toutes choses par d’autres choses, quelles seront finalement les autres choses expliqueuses ?... Trop poussée, toute explication finit par tomber dans les ténèbres métaphysiques et dans l’abîme de quelque antinomie.

Ce n’est pas une raison de s’arrêter paresseusement. C’est peut-être une raison de ne jamais affirmer dogmatiquement dès que nous dépassons les faits connus. Tout problème concernant les origines est, au vrai, insoluble. Les solutions qu’on en propose sont des rêves utiles à transformer nos inquiétudes en sourires. Mais dès qu’ils cessent de sourire, les voici plus inquiétants et plus noirs que le silence ; et la lourdeur dogmatique est un écrasement de cauchemar.

— Han RYNER.

INNOCENCE

n. f. (du latin innocentia)

Nous ne nous étendrons pas ici sur les aspects multiples (moral, social, pénal, etc.) du problème de la responsabilité qui seront, à ce dernier mot, l’objet d’un examen spécial. Nous ne discuterons donc pas maintenant la valeur du terme innocence opposé à celui de culpabilité. Nous envisagerons seulement les autres acceptions de ce mot.

L’innocence est proprement l’innocuité, la propriété de ce qui ne nuit point, une absence de malfaisance. Des choses, on dira : un remède innocent (pour inoffensif). Des occupations seront innocentes (simples, naïves). Parce qu’ils sont, en principe du moins, dépourvus de malice ou de conséquence, un badinage, des manèges, des jeux sont appelés innocents. Mais l’innocence est, chez les êtres vivants, un état neutre et une manière d’être naturelle (elle est d’ailleurs, dans l’espèce humaine, primaire et provisoire). Elle est aussi une qualité faite de faiblesse ou d’ignorance : l’innocence de l’agneau, de l’enfant. Il lui manque cette potentialité volontaire qui donne aux actes un relief moral et en constitue le gage futur, en détermine la ligne. C’est la limpidité sans effort d’une eau qui ne connaît la lutte contre les courants perturbateurs, c’est cette passivité qui faisait dire à Cousin : « La vertu vaut mieux que l’innocence… ».

Avant les premiers contacts de l’amour et sous la sujétion obscure de sa loi, la jeune fille ignorante demeure parée de la pureté convenue de l’innocence. Aux entreprises du mâle, elle n’oppose, hors des avertissements de l’éducation, que la peur instinctive de sa chair. Mais cette virginité physique, dont les religions ont fait un culte et proscrit comme un crime l’abandon (sauf sous le signe de certaines « adaptations » sociales), et dont les mœurs ont ensuite anormalement prolongé l’état, s’accompagne souvent, dans des résistances contrenature, compliquées d’une initiation vicieuse, d’une atmosphère de perversion qui a ses répercussions physiologiques et ses déformations mentales. La sainteté qui, sous prétexte de morale, revêt la feinte d’un manteau d’innocence, ne fait ainsi qu’ajouter au fardeau des hypocrisies humaines. Et « la pudeur a sa fausseté où le baiser avait son innocence », comme disait Mirabeau. Il n’y a pas d’innocence qui puisse voisiner avec l’arrière-pensée : la franchise est son essentiel attribut...

En théologie, l’innocence a l’ampleur et la puissance d’un symbole. C’est la pureté de l’âme que n’a point souillé le péché. « Adam fut créé dans l’état d’innocence ». De cette inclination au mal dont nous apportons la tare originelle, le baptême est le bain sacré de rachat... L’histoire religieuse appelle Innocents (et l’Eglise catholique consacre à leur mémoire un jour spécial) les enfants juifs dont, selon Mathieu, le roi Hérode ordonna le massacre dans le dessein d’atteindre Jésus... Treize « princes de l’Eglise » ont porté la tiare sous le nom d’ « Innocent »…

Les arts représentatifs ont personnifié diversement l’Innocence. Ici un jeune homme est traîné par la calomnie devant le tribunal du despote (Apelles, Raphaël, etc.). Là, à trois enfants nus un génie apporte un agneau (Rubens). Ailleurs une jeune fille serre dans ses bras un agneau (Dulci, Greuze). Peinture, statuaire ont pris fréquemment l’innocence pour thème allégorique : l’Innocence défendue par l’Ange Gardien (Le Dominiquin) ; l’Amour séduisant l’Innocence (Basio) ; l’Innocence émue par l’Amour (Beguin) ; l’Innocence pleurant un serpent mort (Ramey) ; l’Innocence, statue de Dagand et bas-relief de David d’Angers, etc.

— L.

INNOVATION

n. f. (latin innovatio)

L’innovation est l’action d’innover, d’introduire des changements à un état antérieur. Il se fait des innovations en politique, en littérature, en médecine, etc. De sorte qu’il y a innovation quand on introduit dans le domaine des arts et des sciences diverses un mouvement d’idées qui fait changer, en quelque sorte, la nature de certains faits... Les lois, si elles étaient l’expression de la science et de la justice, constitueraient des innovations sérieuses et profitables à la collectivité. Il n’en est malheureusement pas ainsi.

Actuellement il se produit des innovations multiples, surtout en mécanique et dans les méthodes de production. Dans leurs applications, ces innovations sont, la plupart du temps, indifférentes au bien général et envisagent à peine leurs répercussions sociales. Elles poursuivent avant tout, dans un cadre spécial et limité à quelques personnes, la réalisation d’avantages particuliers. Et la collectivité — passive, abdicatrice et singulièrement débonnaire — ne fait qu’assurer aux initiateurs et à leurs soutiens financiers, le libre jeu de leur tentative et l’affermissement conséquent d’une situation privilégiée. Car, des crises économiques qui souvent en résultent, ce sont les masses qui supportent le contrecoup. Et les travailleurs, dont les innovations devraient soulager l’effort et améliorer la condition en sont d’ordinaire les victimes...

En définitive, les innovations et le progrès ne profitent qu’à une minorité bien réduite de producteurs-consommateurs alors que la collectivité, dans son ensemble, devrait en profiter pareillement. C’est « l’ordre » actuel qui le veut ainsi.

— E. S.

INNOVATION

Introduction de quelque nouveauté dans le gouvernement, dans les lois, dans un acte, dans une croyance, dans les mœurs, une science, un usage, etc., etc. : c’est une innovation en politique, en législation, en médecine, en littérature.

« Si pour ordinaire, ceux qui gouvernent laissent aller les choses comme elles allaient avant eux, il arrive quelquefois qu’ils font des innovations pour le plaisir d’en faire. » (La Bruyère)

Le gouvernement bolchevique de la Russie a introduit quelques innovations. Les unes sont heureuses, par exemple en ce qui concerne la femme et surtout l’enfant. Les autres sont détestables, tel est le capitalisme d’Etat.

INOPERANT (ANTE)

adj.

Qui ne produit rien, vague, qui n’est pas précisé. Question inopérante.

La peine de mort, qui souille l’humanité, est inopérante. La prison, l’exil, les exécutions n’ont jamais empêché une idée de faire son chemin. Autant de mesures inopérantes.

INQUISITION

n. f. (du latin inquisitio)

Enquête, investigation. « Faire une inquisition du jour et du vrai temps de la mort d’une personne » (Patru). Mais surtout « recherche, perquisition rigoureuse mêlée d’arbitraire » (Larousse).

Sous ce vocable, on désigne les tribunaux établis par l’Eglise au Moyen-âge et dans les temps modernes, pour la recherche et le châtiment des hérétiques... C’est une théorie aussi vieille que les religions, la nécessité de tuer les hérétiques ; et si le protestantisme, quoique venu fort tard, n’a pas échappé à la règle générale, l’Eglise catholique, elle, a bien continué la série des ignobles patriarches de la Sainte-Bible. D’ailleurs, on conçoit difficilement comment, il en eût été autrement, jusqu’à ce jour.

L’évolution de l’humanité est terriblement lente et s’étage sur un nombre considérable de siècles. Ignorantes, les premières sociétés ne pouvaient baser leurs contrats sociaux, ne pouvaient asseoir leur ordre social, que sur la force ou la religion. Si dans les tribus, le guerrier fut la Loi, l’Etat ; dans les groupements de tribus, agricoles, le prêtre fut le législateur, et cela se conçoit fatalement. La force, n’est point d’une constance suffisante chez le même individu, ou la même famille, pour assurer au pouvoir la pérennité, la durée nécessaire à l’ordre. Le fort d’aujourd’hui est le faible de demain. Et malheur aux faibles ! En outre, le muscle du puissant guerrier ne résout aucunement les problèmes qui se posent nécessairement à l’esprit humain en éveil.

Il fait alors appel au prêtre, ou le prêtre s’impose. Et celui-ci, qui sait qu’il ne serait pas obéi, s’il prescrivait une règle en son nom, affirme :

  1. Qu’il existe un être anthropomorphe, appelé Dieu ;

  2. Que cet être a révélé une règle des actions et l’a nommé, lui, législateur, interprète infaillible de cette règle ;

  3. Que Dieu a créé l’âme immortelle ;

  4. Enfin, que l’homme sera récompensé ou puni dans une vie future, suivant qu’il aura ou non conformé ses actions à la règle révélée.

Il est évident qu’il ne suffit pas au législateur de se borner à affirmer les propositions énoncées plus haut ; il faut de plus qu’il en empêche l’examen. Tant qu’il réussit — dans l’ignorance — à comprimer l’examen, l’ordre, par la foi ou le despotisme, existe. Or, parmi les principaux moyens de comprimer l’examen, les uns sont relatifs à la richesse matérielle, les autres à la richesse intellectuelle ou aux développements de l’intelligence, et les derniers enfin aux communications entre des despotismes ou révélations limitrophes.

Les premiers moyens de durée du despotisme sont :

  1. L’esclavage, et le pouvoir de disposer de la vie de l’homme, érigés en droit ;

  2. L’aliénation du sol à des individus, et sa transmission par hérédité.

Les seconds moyens despotiques sont :

  1. Le monopole des développements de l’intelligence, dont le résultat est le maintien des masses dans l’ignorance ;

  2. L’inquisition pour la foi, tendant à subordonner l’instruction à l’éducation.

Parmi les troisièmes moyens, on trouve ;

  1. L’établissement des douanes, destinées entre autres choses à gêner autant que possible les communications entre les peuples voisins ;

  2. L’exaltation des passions, sous les noms de fanatismes religieux et de patriotisme, au profit de chaque despote, rendant ennemis les différents peuples, et même les diverses fractions d’une même circonscription.

Ces dernières mesures ont pour but principal d’empêcher les révélations de s’examiner et de se détruire réciproquement. « Quel ébranlement pour les consciences, dit E. Renan, le jour où l’on vient à reconnaître qu’à côté du dogme que l’on croyait unique, il en est d’autres qui prétendent aussi venir du ciel ».

Tous les moyens mis en usage par le despotisme pour prolonger son existence, ont pour but et pour effet, en définitive, d’empêcher l’examen du droit. « Quand la populace se mêle de raisonner, dit Voltaire, tout est perdu ». Proudhon fait aussi cette observation relativement à la nécessité de comprimer l’examen ; « La première chose, remarque-t-il, à laquelle doive travailler la communauté, aussi bien que la religion, c’est d’étouffer la controverse, avec laquelle aucune institution n’est sûre et définitive ».

Mais il y a deux espèces d’examens : l’un individuel, intérieur, silencieux ; l’autre se manifestant à l’extérieur, soit verbalement, soit scripturalement. La première espèce d’examen peut-être plus ou moins empêchée : par une éducation imposée, faisant accepter que l’examen du droit, par conséquent de l’anthropomorphisme, est un crime ; par la monopolisation des développements de l’intelligence, qui laisse dans l’ignorance les masses exploitées par les minorités ; et par l’aliénation du sol, qui donne naissance au paupérisme, en obligeant ces mêmes masses à un travail continuel pour pouvoir subsister... La nécessité de l’existence du paupérisme pour le maintien de l’ordre a été parfaitement reconnue par M. Guizot : « Le travail, dit-il, est une garantie efficace contre la disposition révolutionnaire des classes pauvres. La nécessité incessante du travail est le côté admirable de notre société. Le travail est un frein ».

La seconde espèce d’examen, qui se manifeste à l’extérieur, est facilement empêchée par une inquisition. Mais une inquisition nécessite des inquisiteurs.

« Ces inquisiteurs se considèrent comme au-dessus de l’inquisition. Ils examinent. Ils se communiquent même les résultats de leur examen, ne fût-ce que pour connaître ce qui peut saper le droit, ce qui peut détruire l’inquisition, ce qui peut soustraire au joug les masses qu’ils exploitent. » (A. de Potter)

Le sacerdoce tout entier ne tarde pas à connaître les résultats de cet examen et dès lors, la révélation en son ensemble est en péril.

Tant que le nombre des individus : philosophes, savants, clercs, sociologues, n’est pas très élevé, il est facile à l’inquisition d’intervenir sans former de tribunaux. Mais vient un jour où le nombre des libre-examinateurs, ou libre-penseurs, est tellement considérable que leurs théories vont se glisser dans le peuple et le dresser contre le dogme. L’Eglise est placée devant l’alternative ou de disparaître ou de sévir rudement. Le pouvoir royal, de droit divin, qui tire sa puissance son autorité, de la croyance des foules au dogme religieux, est menacé en même temps. L’Eglise catholique se trouva, au XIIIème siècle, devant un nombre tel d’individus émettant des opinions contraires à l’orthodoxie, qu’elle en fut épouvantée. Et elle écrivit dans l’histoire pendant 300 ans, les pages les plus sombres, où nous pouvons lire l’inouï martyre de la conscience humaine se dégageant lentement du servage et de l’ignorance.

Aujourd’hui, d’adroits jésuites nous présentent l’Inquisition comme l’institution la plus humaine et la plus juste. Pendant ces siècles de mort intellectuelle de censure impitoyable, l’Eglise brûlait tout écrit qui aurait pu transmettre aux générations de l’avenir l’écho de ces barbares turpitudes. Et cependant, malgré ce bâillon, les chroniques qui ont échappé à l’Index, nous disent ce que la douce Eglise fit couler de larmes et de sang.

Les archives de l’Inquisition ont été en partie visitées, et l’histoire a pu établir, en assemblant tous ces matériaux, les crimes de l’Inquisition. Le Concile de Vérone (1184) décréta l’établissement d’une juridiction spéciale destinée il poursuivre les hérétiques. Ce décret est le germe de l’Inquisition. Les doctrines hétérodoxes faisant de grands progrès dans le Midi de la France, Innocent III confia, (1203) à deux moines de l’abbaye de Cîteaux, les frères Guy et Reynier, le soin de poursuivre les hérétiques de cette région. Mais sans appui des autorités locales, ils durent renoncer à leur mission.

L’année suivante (1204), le pape nomma grand inquisiteur pour le Languedoc son légat : Pierre de Castelnau, autre moine de Cîteaux. Ses premières affaires lui furent funestes, il fut assassiné en 1208. En ce moment, zélé et énergique, celui qui devait être saint Dominique, prêchait dans le Languedoc. Innocent le désigna pour le remplacement de de Castelnau. Dominique est le véritable fondateur de l’Inquisition. Il créa un ordre religieux : les Dominicains, dont la mission fut de fournir des magistrats disposés à favoriser les intentions de l’Eglise contre les hérétiques. Cet ordre fut approuvé en 1216 par Honorius III.

De 1200 à 1500, sans interruption, se déroule la longue série des ordonnances papales sur l’Inquisition et généralement sur tout ce qui se rattache à la marche à suivre contre l’hérésie : ces ordonnances augmentent de l’une à l’autre en dureté et en cruauté. C’est une législation essentiellement inspirée par un même esprit. Chaque pape qui monte sur le trône confirme les dispositions de ses prédécesseurs et ajoute un étage à l’édifice qu’ils ont commencé. Chacun des mots de cette législation court à un seul et même but : l’extirpation absolue de toute déviation de la foi… La lutte contre les hérétiques fut d’abord menée militairement. Le comte de Montfort prit d’assaut la ville de Béziers et sous les hospices de Sainte-Madeleine, en fit massacrer tous les habitants. A Laval, en une seule fois, on brûla 400 Albigeois.

Le Concile de Latran (1215) et Toulouse (1229), firent de l’Inquisition un tribunal permanent. Des légats du pape, en 1229, poussèrent Louis IX (véritable captation, puisque saint Louis n’avait alors que 14 ans) à rendre cette loi cruelle qui ordonnait de brûler tous ceux qui s’écarteraient de la foi. L’empereur Frédéric II, occupé à écraser les Guelfes en Italie, à une époque où tout dépendait pour lui de la bonne volonté des papes qui le pressaient et le menaçaient, signa, pour les apaiser, les lois barbares de 1224, 1238 et 1239. Ces lois prononçaient contre les hérétiques la peine du feu et la confiscation des biens, les privaient de toute protection légale, et condamnaient leurs amis ou protecteurs aux châtiments les plus sévères. Innocent IV confirma à plusieurs reprises ces lois terribles. Ses successeurs l’imitèrent ; ils donnèrent à ces lois une nouvelle vigueur, réclamèrent leur entière exécution, en alléguant que Frédéric II, ce grand ennemi de l’Eglise, au temps où il les avait rendues, obéissait au Saint-Siège.

Un vice-légat du pape, Pierre de Collemedio, fut le premier qui promulgua les lois de saint Louis dans le Languedoc. C’était encore un légat du pape — le cardinal saint Angelo — qui, cette même année, introduisit l’inquisition dans un synode en entrant à Toulouse à la tête d’une armée (Vaissette : Histoire générale du Languedoc, III, 382, Paris 1737). C’était en qualité de délégués du pape, que les inquisiteurs Conrad de Marburg et le dominicain Dorso, exercèrent leur rage en Allemagne pendant les années 1231 et suivantes ; au même temps Robert, dit le Bougre, travaillait en France. En 1233, Grégoire IX conféra les fonctions d’inquisiteurs aux Dominicains, d’une manière permanente, mais toujours pour les exercer au nom du pape et armés de ses pleins pouvoirs. L’Inquisition fut successivement établie en Languedoc, en Provence, en Lombardie en 1224, en Catalogne (1232), en Aragon (1233), dans la Romagne (1252), la Toscane (1258), à Venise (1289), où, à partir de 1554, elle devint une institution politique.

« Au commencement, dans le Milanais, les hérétiques n’étaient point soumis à la peine de mort, parce que le pape n’était pas assez respecté de l’empereur Frédéric qui possédait cet Etat ; mais peu de temps après, on brûla les hérétiques à Milan, comme dans les autres endroits de l’Italie, et quelques milliers d’hérétiques s’étant répandus dans le Crémasque, petit pays enclavé dans le Milanais, les frères Dominicains en firent brûler la plus grande partie et arrêtèrent par le feu les ravages de cette « peste ». » (Paramo : Histoire de l’Inquisition)

L’Inquisition s’est toujours de plus en plus éloignée, dans le cours de son développement, de tout principe de justice. Innocent IV (1243–54) s’est tout particulièrement complu à augmenter encore les pouvoirs des inquisiteurs. Il ordonna d’appliquer la torture, ce qu’approuvèrent Alexandre IV, Clément IV, Calixte III. A ce moment il suffisait d’un simple soupçon pour provoquer l’application de la torture et l’on considérait comme une grâce d’être enfermé à perpétuité entre quatre murs étroits, au pain et à l’eau. C’était l’époque où l’on faisait un devoir de conscience au fils de dénoncer son propre père, et de le livrer aux douleurs de la torture, au cachot éternel ou aux flammes du bûcher... Alors, on taisait à l’accusé les noms des témoins ; on lui refusait en outre tout moyen légal de se défendre ; il était impossible d’en appeler à un autre tribunal, ou à une juridiction supérieure, et l’on n’accordait pas davantage le choix ni l’assistance d’un jurisconsulte. Qu’un juriste eût osé se permettre de défendre un accusé, et il eût été immédiatement frappé d’excommunication. Deux témoins suffisaient pour amener la condamnation d’un homme, et le témoignage de n’importe quel individu était valable.

Il était interdit à l’inquisiteur d’user de douceur ou de ménagement : la torture, sous sa forme la plus horrible, était le moyen ordinaire d’obtenir des aveux. Aucune rétractation ne pouvait sauver l’accusé, et l’assurance que sa foi était en tout conforme à celle de ses juges ne le servait point, davantage. On lui accordait la confession, l’absolution et la communion ; c’est-à-dire donc, qu’au forum du sacrement, on croyait à l’affirmation qu’il donnait de son repentir et du changement de ses pensées, mais, en même temps, si c’était un récidiviste, on lui déclarait que, juridiquement on ne le croyait pas, et, par conséquent il lui fallait mourir... Enfin, pour combler la mesure, on dépouillait sa famille innocente de tous ses biens, en vertu d’une confiscation légale : la moitié de sa fortune passait entre les mains des inquisiteurs, l’autre moitié était expédiée à Rome à la Chambre du pape. Innocent III dit qu’on ne devait laisser aux fils de l’hérétique que la vie, et ceci encore par miséricorde. Les enfants étaient également déclarés incapables d’exercer des fonctions civiles ou de recevoir une dignité quelconque.

Mais nulle part l’Inquisition ne fit de ravages comme en Espagne. En 1473, Sixte IV rendit l’inquisition d’Espagne indépendante. Il nomma pour ce pays un inquisiteur général, sorte de souverain délégué, et qui était chargé de nommer des inquisiteurs particuliers. Voici comment s’exprime Michelet, au sujet de l’inquisition d’Espagne :

« On n’avait rien vu de pareil depuis les Albigeois. Par la ruine et la faim, par la catastrophe d’une fuite subite, pleine de misères et de naufrages, périrent en dix années presque un million de Juifs, presque autant de Maures. L’Inquisition emplit l’Espagne de sa royauté. Elle dressa aux portes de Séville son échafaud de pierre, dont chaque coin portait un prophète, statues de plâtre creux où l’on brûlait des hommes : on entendait les hurlements, on sentait la graisse brûlée, on voyait la fumée, la suie de chair humaine, mais on ne voyait pas la face horrible et les convulsions du patient. Sur ce seul échafaud d’une seule ville, en une seule année 1481, il est constaté qu’on brûla deux mille créatures humaines, hommes ou femmes, riches ou pauvres, tout un peuple voué aux flammes. Quatorze tribunaux semblables fonctionnaient dans le royaume. Pendant ces premières années surtout, de 1480 à 1498, sous l’inquisiteur général Torquemada, l’Espagne entière fuma comme un bûcher.

« Exécrable spectacle!, et moins encore que celui des délations. Presque toujours c’était un débiteur qui, bien sûr du secret, venait de nuit porter contre son créancier l’accusation qui servait de prétexte... Tout le monde y gagnait, l’accusateur, le tribunal, le fisc. L’appétit leur venant, ils imaginèrent, en 1492, la mesure inouïe de la spoliation d’un peuple. Huit cent mille Juifs apprirent, le 31 mars, qu’ils sortiraient d’Espagne le 31 juillet. Ils avaient quatre mois pour vendre leurs biens, opération immense, impossible ; et c’est sur cette impossibilité que l’on comptait ; ils donnèrent tout pour rien, une maison pour un âne, une vigne pour un morceau de toile. Le peu d’or qu’ils purent emporter, on le leur arrachait sur le chemin ; ils l’avalaient alors ; mais, dans plusieurs pays où ils cherchèrent asile, on les égorgeait, pour trouver l’or dans leurs entrailles.

« Ils s’enfuirent en Afrique, en Portugal, en Italie, la plupart sans, ressources, mourant de faim... Des maladies effroyables éclatèrent dans cette tourbe infortunée et gagnèrent l’Europe. L’Italie vit avec horreur 20.000 Juifs mourir devant Gênes... Une aridité effroyable s’empara du pays. En chassant les Maures et les Juifs, l’Espagne avait tué l’agriculture, le commerce, la plupart des arts. Eux partis, elle continua l’œuvre de mort sur elle-même, tuant en soi la vie morale, l’activité d’esprit. » (Histoire de France, Flammarion, édit.)

Sous la poussée douloureuse et hardie de l’esprit de libre-examen, l’Inquisition dût éteindre un à un ses bûchers. En France, elle fonctionna cependant — au ralenti — jusqu’en 1772, où la Dubarry fit chasser le dernier inquisiteur : André Dulort. En Espagne, un décret de Napoléon l’abolit, le 4 novembre 1808. Mais elle fut rétablie en 1814 par Ferdinand VII. Un dernier autodafé eut lieu à Valencia en 1823, mais l’Inquisition jugea et condamna encore jusque vers 1860.

On ne peut s’étonner que des crimes semblables aient pu se commettre sous le giron de l’Eglise. On peut être assuré que la théorie est aussi vieille que la religion, et que l’Eglise catholique est encore à l’affût d’un relâchement des libre-penseurs pour ériger à nouveau ses bûchers... L’assassinat de Francisco Ferrer n’est pas si éloigné de nous, et d’ailleurs il nous suffira de jeter un regard sur l’histoire de l’Eglise et son enseignement actuel, pour nous convaincre que tant qu’il restera un prêtre sur terre, la pensée libre est sous la menace directe de la persécution.

Voici ce que dit l’Ancien Testament (Deutér. XIII) :

« Quand ton frère, ton enfant, ta femme bien-aimée ou ton intime ami voudra te séduire en te disant en secret : allons et servons d’autres dieux que tu n’as pas connus, ni toi, ni tes pères ! — N’aie point de complaisance pour lui et ne l’écoute pas. Que ton Œil aussi ne l’épargne point. Ne sois nullement touché de compassion pour lui. Ne le cache pas. Et tu ne manqueras point de le faire mourir. Ta main sera la première sur lui pour le tuer et ensuite la main de tout le peuple. Tu l’assommeras de pierres et il mourra parce qu’il a cherché à t’éloigner de l’Eternel, ton Dieu. »

Voici comment s’exprime saint Thomas, un des pères les plus importants de l’Eglise, surnommé d’ailleurs : « l’Ange de l’Ecole ». Sa parole fait autorité. Sa Somme Théologique est étudiée dans tous les séminaires :

« On peut sans injustice, pour obéir à Dieu, ôter la vie à un homme, qu’il soit coupable ou innocent. On peut, pour obéir à Dieu, pratiquer le vol et l’adultère » (Somme, première et deuxième parties, quest. 94, arb. V). « Il convient d’effacer du monde par la mort, et non seulement la mort de l’excommunication, mais la mort vraie, l’hérétique obstiné. » (Somme, deuxième partie, arb. III, quest. XI)

Et saint Alphonse de Liguori :

« Est-il permis de tuer un innocent ? Oui, si Dieu nous y autorise, car toute vie appartient au Seigneur. » (Théol., t. Il, p. 243)

Pie IX, dans le Syllabus, quest. 24, condamne cette proposition :

« L’Eglise n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir direct ou indirect ». La Théologie, du P. Vincent, est en usage dans les séminaires. Nous trouvons à la page 403 : « L’Eglise a reçu de Dieu le pouvoir de réprimer ceux qui s’écartent de la vérité, non seulement par des peines spirituelles, mais encore par des peines corporelles, et ces peines sont : la prison, la flagellation, la mutilation et la mort. »

Enfin, dans son ouvrage De la stabilité et du progrès du dogme, 1910, le R. P. Lépicier, prof. de théologie au Collège Saint-Urbain (coll. des nobles, à Rome), consulteur de la Congrég. des sacrements ; cons. de la congrég. de la propagande ; membre de la commission biblique ; membre de la commission de révision du droit canonique, et qui a obtenu pour son ouvrage tous visas et approbations papales, s’exprime ainsi :

« Si les hérétiques professent publiquement leur hérésie et excitent les autres par leur exemple et par leurs raisons à embrasser les mêmes erreurs, personne ne peut douter qu’ils ne méritent d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication et d’être enlevés par la mort du milieu des vivants ; en effet, un homme mauvais est pire qu’une bête féroce et nuit davantage, comme dit Aristote ; or comme il faut tuer une bête sauvage, ainsi il faut tuer les hérétiques (page 194). L’Eglise prononce par elle-même la peine de mort mais elle charge le bras séculier de l’appliquer. Souvent l’Eglise a livré des coupables aux magistrats civils pour que ceux-ci les punissent du dernier supplice ; en menaçant de ses censures les magistrats afin qu’ils ne manquassent pas à leur devoir d’appliquer cette peine. » (p. 195)

Quant à ce qui concerne le fait, cela « dépend complètement des circonstances » (p. 208).

Cela dépend complètement des circonstances ; c’est-à-dire : si je pouvais, je le ferais... On voit par ces citations que l’Eglise n’a pas renoncé à son rêve de domination absolue — fût-ce sur des cadavres !

— A. LAPEYRE.

INSATIABLE

(si-a-ble)

Qui ne peut être rassasié, assouvi.

« Il y a deux faims qui ne s’assouvissent jamais : celle de la science et celle de la richesse. » (Maxime orientale)

L’insatiable, au sens littéral du mot, le « grand mangeur », ne semble plus jouir de la considération d’autrefois. L’histoire nous raconte, en effet, que les grandes réjouissances, même chez les plus « cultivés » des monarques, n’allaient jamais sans repas gargantuesques, et que leurs majestés elles-mêmes tiraient un naïf orgueil de l’énorme quantités de victuailles qu’elles engouffraient, tandis que, sous les tables, des affamés privilégiés attendaient un os. La race des gloutons est certes loin d’être éteinte, mais du moins a-t-elle perdu beaucoup de son prestige.

La mode est plutôt aux insatiables de gloire et de richesses. Passons les massacreurs : ils sont jugés, et l’histoire démontre qu’ils ne sont rassasiés de gloire qu’aux lendemains des catastrophes ; ils prononcent alors hypocritement un quelconque : « J’ai trop aimé la guerre… », et l’indulgente postérité n’a plus qu’à passer l’éponge…

Quant aux financiers, on sait que c’est leur insatiabilité qui nous valut la guerre d’hier, qui nous vaut celle d’aujourd’hui, qui nous vaudra celle de demain. Mais qu’y pouvons-nous ? Qui serait assez puissant pour mettre un frein à leurs appétits ? « Le peuple, direz-vous, si… » Certainement, si…, mais laissons les hypothèses : pour l’heure présente, les financiers n’en règnent pas moins partout, dans les partis politiques comme dans les temples de toutes confessions.

Les besoins réels d’un homme sont pourtant minimes, et les richesses accumulées par les maniaques de l’or sont tout à fait disproportionnées. La fortune n’est enviable qu’en tant qu’elle permet d’assouvir nos besoins, elle n’est qu’un moyen d’échange…, mais c’est en vain que les sages auront clamé pendant des siècles que le bonheur ne réside pas dans la possession, mais dans la jouissance : tournant le dos au but, nos ventrus insatiables poursuivent frénétiquement le moyen ! Pauvres gens, en somme, mais ... pauvres nous !

INSENSIBILITE

n. f.

C’est l’absence de sensibilité, le manque de la faculté d’éprouver des sensations physiques ou psychologiques : insensibilité à la douleur, au charme de la nature. On taxe aussi d’insensibilité les animaux à organisation rudimentaire, dont les faibles réactions prennent alors le nom d’irritabilité.

Nous avons distingué l’insensibilité physique de l’insensibilité psychologique : remarquons tout de suite que l’une et l’autre sont des anomalies, et que la première entraîne la deuxième, les sens étant à la source même de la connaissance.

L’insensibilité physique totale, voisine de la mort, ne se rencontre que dans des cas assez rares de léthargie ; il peut y avoir néanmoins une très grande différence de degré de sensibilité d’un individu à l’autre. En général, on admet que l’homme ressent plus intensément les sensations physiques que la femme, et on attribue ce fait à la puissance plus grande de son système nerveux. Mais ce qu’il importe surtout d’envisager ici, vu le silence quasi-général que le public bien-pensant observe sur cette question, c’est l’insensibilité amoureuse, le manque de sensualité.

Il est courant de dire qu’elle est plus fréquente chez la femme que chez l’homme, mais il n’est pas si facile de le prouver. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le mâle se montre plus brutal dans ses rapports sexuels, et que beaucoup d’hommes, une fois satisfaits, ne se soucient plus guère de ce que peut ressentir leur compagne. Et que celle-ci se dégoûte, répugne aux rapprochements, à qui en est alors la faute ? Combien d’hommes passent des heures passionnées à attendre le résultat des courses, qui trouveraient grossier et inconvenant de s’attacher à la physiologie d’une personne chère, dont l’équilibre sexuel est pourtant nécessaire à l’entretien et à l’harmonie de leur amour !

Voici quelques citations extraites de l’opuscule Lorulot, de Morale et éducation sexuelles (éditions du Fauconnier), qui apporteront l’avis d’une personnalité compétente en la matière :

« Il y a évidemment des femmes froides « par tempérament ». Mais elles sont beaucoup moins nombreuses qu’on ne le croit, et elles constituent, osons l’écrire, un cas pathologique. »

« La femme est sacrifiée. Sa sexualité est méconnue, étouffée, abolie. A un tel point qu’un grand nombre de femmes ont fini par trouver normale leur situation affreuse d’être retranchées de la volupté et privées de la plus grande source de joie où il soit donné à l’humanité de puiser. »

Combien de femmes, hélas, profèrent cette phrase blasphématoire : « Pour le plaisir que nous y trouvons, nous, les femmes, à l’amour ! » Suprême injure à la vie.

« Les « laides » si disgraciées soient-elles, ne sont pas forcément « froides ». J’opinerai même à croire le contraire. Quel feu couve parfois à l’intérieur de ces corps dédaignés ! Et que de bonheur perdu ! — pour elles, les laides, et pour l’homme aussi…

« Disons, au contraire, que dix-neuf femmes sur vingt (la vingtième est une anormale ou une malade) ne vivent que pour l’amour et n’aspirent qu’à l’amour. Toute leur sensibilité (si raffinée) et toutes leurs facultés sont dirigées vers l’amour. C’est la faute à notre conception dégénérée de la vie, à nos servitudes étriquées, si la femme, devenue inapte, trop souvent, à remplir son rôle magnifique d’amante, devient un être amorphe, insensible et douloureux. »

Et l’auteur remarque :

« 1° Pour parler à la sexualité de la femme, la science des caresses est indispensable ;

« 2° Pour donner à la femme le maximum de satisfaction que sa psychologie réclame, il faut étudier sa périodicité amoureuse et les lois de ses désirs. »

Ceci explique l’exclamation d’Armand :

« Pourquoi n’y a-t-il pas des cours de volupté amoureuse ? ... » (E. Armand : L’Initiation individualiste, p. 252)

On est donc mal venu de parler de l’insensibilité de la femme, tant que goujaterie, brutalité, ignorance et hypocrisie seront la règle commune dans les rapports sexuels.

L’insensibilité psychologique revêt des formes variées, aussi variées que les causes qui peuvent la produire. L’insensibilité morale — c’est-à-dire l’inaptitude à sentir l’esthétique de certains actes, d’où indifférence en matières de mœurs — peut rompre totalement les attaches entre l’humanité et l’individu inhumain (Voir ce dernier mot). Le degré d’insensibilité peut être aussi une « question de nerfs », comme dit H. de Montherlant : on craint de voir abattre un cheval ou mettre à mort un taureau, mais on écrase insouciamment des insectes qui sont de véritables merveilles...

Insensibilité va souvent de pair avec ignorance. Nombre d’enfants — « cet âge est sans pitié » — se complaisent dans des actes de cruauté, — défaut de jugement plutôt que de sensibilité — car il faut comprendre pour éprouver de la pitié. D’autres cas d’insensibilité par défaut de jugement sont présentés par certaines peuplades primitives, qui ont fait de la torture un art considéré, ainsi que par les individus sous l’empire du fanatisme ou d’un enthousiasme irraisonné.

Il est d’ailleurs regrettable que des éducateurs inconscients semblent s’ingénier à fausser ou à détruire la sensibilité de leurs enfants. Ils l’apitoient jusqu’aux larmes sur le triste sort d’une poupée de carton…, mais bientôt, l’enfant comprendra, et sensibilité deviendra pour lui synonyme de duperie. Pour résumer cette question de l’insensibilité dans l’éducation, dont l’exposé mériterait un volume, insistons sur deux points : 1° Il faut respecter chez l’enfant la sensibilité existante et organiser son éducation en conséquence ; 2° Il faut affiner et développer le peu de sensibilité dont jouissent certains sujets déficients sous ce rapport.

La société ne se conduit d’ailleurs pas mieux envers l’adulte que les parents de tantôt envers l’enfant. A tout instant, on a l’occasion de dire et d’entendre dire : « On ne m’y prendra plus », expression du regret d’avoir donné dans le panneau « bonté », que d’aucuns manient vraiment avec une adresse extrême. La société tend à opérer de la sorte, en faveur des moins sensibles, une sélection à rebours dont les lynchages, les exécutions froidement concertées d’idéalistes politiques en Amérique peuvent déjà nous faire entrevoir les résultats.

La sensibilité peut aussi être usée par l’habitude. Un spectacle habituel cesse de toucher ; on s’endurcit à sa propre misère et à celle des siens. Les anciens ne souffraient guère de l’affreuse situation des esclaves, et les détruisaient comme du simple bétail. Ceux-ci, de leur côté, semblent avoir accepté leur sort avec assez de résignation. Les calamités publiques, les famines, les massacres, peuvent même amener un état d’insensibilité général, détruire tout ressort chez un peuple entier, même pour plusieurs générations : ce qui explique que les peuples les plus maltraités ne soient pas les plus prompts à la révolte.

Bien souvent, l’insensibilité, plus apparente que réelle, est voulue et employée comme une arme dans la lutte pour la vie : comme toutes les armes, elle vaut alors selon l’usage qu’on sait en faire. Des femmes cachent le plaisir qu’elles prennent aux rapports sentimentaux ou sexuels, soit par désir de faire croire à un sacrifice de leur part, soit par honte de s’adonner à la luxure : préjugés assez compréhensibles dans une société imprégnée de ce christianisme qui fit du renoncement une vertu, qui maudit la vie sous toutes ses formes. Les mêmes influences poussent des malheureux tout à fait fanatisés à rechercher la douleur, à laquelle ils s’accoutument d’ailleurs et qui peut les entraîner à d’étranges perversions, afin d’en faire offrande au Dieu de bonté !

Les philosophes, les Stoïciens surtout (voir les Maximes d’Epictète), recommandent aussi l’insensibilité comme moyen d’échapper aux influences du milieu, de garder en toutes circonstances une volonté libre et un calme inaltérable, — serait-ce dans un corps torturé. Cette attitude a une sorte de beauté haute qui ne peut manquer de gagner de tous temps de nombreux suffrages : dommage pourtant qu’elle serve si souvent de nos jours à bien des dandys, qui prennent le masque de l’impassibilité pour se dispenser d’ouvrir les yeux sur les malheurs... d’autrui !

Quoi qu’il en soit, on ne peut que conclure, avec le Dr H.-M. Fay, que « être peu émotif est plutôt une force qu’une faiblesse », et que « nous aurions sans doute grand tort d’en faire un état pathologique ». Avec réserves toutefois, car cet état « aggrave les constitutions perverse, mythomaniaque et paranoïaque quand elle leur est associée ». Il faut en outre prendre garde que l’insensibilité voulue ne devienne, comme nous l’avons dit plus haut, ordinaire par l’accoutumance, et que l’homme cuirassé ne devienne pétrifié, car c’est la sensibilité qui fait la richesse de l’individualité, et l’incapacité de souffrir entraîne l’incapacité de jouir.

— L. W.

INSIGNE

n. m. (lat. insigne, de insignis, remarquable)

Marque distinctive. Ne se dit qu’en parlant des personnes ou des grades, des dignités, etc., et s’emploie le plus souvent au pluriel. Les insignes de la royauté.

Antiquité romaine : Nom particulier peint sur la poupe de chaque vaisseau, comme Scylla, le Centaure, etc.

Suivant les pays, suivant les temps, les insignes de l’autorité diffèrent. Après avoir été la marque du pontificat, le diadème et la couronne sont devenus dès la plus haute antiquité les insignes de la royauté. Le manteau teint de pourpre, chez les anciens et chez nous, doublé d’hermine, et tour à tour parsemé d’étoiles, d’abeilles ou de fleurs de lis, est encore un insigne du pouvoir des rois. Le costume des membres du clergé, de l’université, des corps savants et de certaines administrations, de même que l’uniforme de l’armée, sont des insignes de professions. Les chanoines ont pour insignes l’aumusse. La robe, insigne général de la magistrature et de l’université, dénote, suivant qu’elle est noire ou rouge, les simples juges et les modestes professeurs. L’officier municipal, le commissaire de police, etc., ont pour insigne l’écharpe tricolore.

La main est l’insigne de la justice, la hache celui de la juridiction suprême, et la masse celui de l’Université.

Les insignes ne signifient rien par eux-mêmes ; ils ne disent que ce que d’un commun accord on veut bien leur faire dire : ils ne sont compris que des initiés.

Si vous n’êtes pas au courant des usages que signifie pour vous la pourpre des souverains, la barrette des cardinaux, les galons des sergents, la chasuble du prêtre ?

INSINUATION

n. f. (lat. insinuatio, de insinuare : insinuer)

Action d’insinuer, d’introduire doucement et adroitement quelque chose. L’insinuation de la sonde dans une plaie. Manière subtile de faire accepter ses pensées, ses désirs. Chose que l’on fait entendre sans l’exprimer formellement : les insinuations agissent sur les faibles.

  • Adresse dans le style, dans le langage, par laquelle on insinue quelque chose. Acte de pénétrer en quelque sorte dans le sein, dans l’âme d’une personne.

  • Dans l’art oratoire : forme douce, habile et pénétrante, discours qui, par une sorte de dissimulation et de détour, se glisse adroitement dans les esprits, et dont l’orateur fait usage surtout en abordant un sujet qui doit éveiller la susceptibilité et la répugnance de l’auditoire. Au lieu de marcher droit à son but, l’orateur cherche à l’atteindre par des moyens indirects : il détourne d’abord l’attention sur des objets et des idées en possession de la faveur de ceux qui l’écoutent ; puis, détruisant les préventions par des rapports habilement ménagés, par des transitions et des nuances heureuses, il ramène les esprits mieux disposés, et les force à considérer, à accueillir même ce qui semblait devoir les révolter.

  • Histoire ecclésiastique. Nomination d’un clerc dans le personnel d’une paroisse.

  • Droit canon. Sorte de déclaration de noms et surnoms, que les gradués étaient tenus de faire chaque année, à leurs collecteurs, sous peine de perdre leur droit pour l’année courante.

  • Se disait pour l’enregistrement des actes, qui leur donnait un caractère d’authenticité. L’insinuation d’un acte de donation, d’un testament.

INSOCIABILITE

n. f. (du préf. in et de sociabilité)

Caractère de celui qui est insociable. Un homme insociable, c’est-à-dire avec qui on ne peut vivre, incommode, fâcheux, difficile à fréquenter.

Phys. : Corps insociables. Corps qui ne peuvent se lier, se mêler, ni s’accorder.

ANT. : Sociabilité, sociable (Voir ces mots).

INSOUMIS, INSOUMISSION

Selon la formule classique, être insoumis, c’est « manquer de soumission, ne point obéir ». De par l’étymologie, même, les anarchistes sont des désobéisseurs, ce qui ne veut pas dire que tous les insoumis soient des anarchistes. Les individualistes anarchistes sont, par définition, des insoumis, ils se refusent à accomplir les services que, profitant de la puissance qu’il détient, l’Etat exige d’eux, et lorsqu’ils obtempèrent aux injonctions de l’Etat, ce n’est jamais que sous l’empire d’une menace, en ne prenant pas au sérieux leur acquiescement superficiel.

Il y a donc une différence entre l’insoumis par entêtement, le non-obéisseur par opiniâtreté, irréfléchi, qui ne raisonna pas son geste, et l’individualiste anarchiste prêt à passer toutes sortes de contrats, à condition qu’il puisse en discuter les termes, en examiner les clauses à la lueur de son avantage ou de son intérêt. Un des représentants les plus autorisés de la tendance tuckérienne de l’individualisme anarchiste a pu écrire :

« Le gouvernement d’un groupement, d’une association volontaire quelconque n’est pas un gouvernement politique, car il ne cherche pas à exiger l’obéissance de tous, mais simplement réglemente les actes de ceux qui désirent être réglementés ; une forme semblable de gouvernement n’est pas opposée aux principes anarchistes. » (Stephen T. Byington : What is Anarchism ?)

En effet, une association anarchiste peut s’administrer comme elle l’entend, et c’est son affaire. Elle cesse d’être anarchiste quand elle veut soumettre à cette administration ceux qui ne veulent pas s’y conformer et retenir malgré eux ceux qui ne veulent plus y obéir. Elle cesse également d’être anarchiste quand elle proclame que ne sont pas ou plus anarchistes ceux qui se refusent, hors de cette association, à être réglementés par les principes selon lesquels elle fonctionne. Dans ces deux cas, elle agit ou parle en archiste.

Cette digression terminée, qui nierait qu’en l’insoumis instinctif, il n’y ait, à l’état latent, un insoumis raisonné : le but de la propagande anarchiste est justement de le faire se révéler consciemment à lui-même.

On appelle plus particulièrement insoumission la situation dans laquelle se mettent les recrues qui ne répondent pas à l’appel qui leur est adressé de rejoindre leur corps. On rencontre parmi les anarchistes un certain nombre d’insoumis. Il y a plusieurs raisons à leur attitude. Plus encore que dans la vie civile — où ils sont cependant bien comprimés — l’affirmation et le déterminisme individuels sont, dans l’état militaire, restreints et réprimés, pour ne pas dire réduits à néant. Du fait qu’elle exige de l’individu qu’il obéisse sans savoir et sans demander pourquoi, celui-ci se trouve dans une position humiliante de subordination vis-à-vis de l’autorité militaire. En temps de guerre la situation est pire, l’unité humaine n’est plus qu’une unité amorphe, inconsistante, dont disposent, comme d’un colis, d’autres hommes, obéissant eux-mêmes à des ordres qu’ils ne peuvent discuter.

Ce motif pourrait suffire. Il en est d’autres qui poussent l’anarchiste à l’insoumission. Il sait que la force armée est le principal soutien de l’Etat dans son rôle de protecteur des monopoles et des privilèges monétaires, fonciers, industriels, commerciaux. Il sait que l’absence de cet état mettrait en péril l’existence de l’édifice politique et économique de nos sociétés contemporaines. Il se refuse à être le complice de l’Etat, l’exécuteur des hautes et basses œuvres des systèmes d’oppression qu’il protège, le pilier du contrat social unilatéral... Certains insoumis se placent à un autre point de vue : humanitaire ou religieux. Ceux-là ne veulent pas apprendre le métier de tueur d’hommes, par raisonnement sentimental ; ceux-ci entendent ne point désobéir au commandement biblique : « Tu ne tueras point ». Il semble que ces derniers soient considérés par les gouvernants, d’un meilleur œil que les autres insoumis.

L’insoumission est passible de peines plus ou moins élevées selon les pays. Un mois à un an en temps de paix, deux ans à cinq ans en temps de guerre avec, dans ce dernier cas, envoi dans une compagnie disciplinaire. Durant tout le temps que dure la guerre, le nom de l’insoumis est affiché dans les communes du canton dont fait partie la sienne. Ceci pour la France. Quoi qu’il en soit, la situation de l’insoumis est pénible ; s’il reste dans le territoire qui l’a vu naître, force lui est de recourir à la ressource fort précaire de vivre sous un nom d’emprunt, avec les papiers d’une personne ayant accompli son service militaire. S’il s’expatrie, il ne pourra rentrer dans son pays d’origine que si une amnistie l’y autorise. En temps de guerre, que la contrée où il ait pris refuge soit alliée à la sienne son ennemie, ou demeure dans la neutralité, rien ne le garantit contre un refoulement ou une expulsion, ou même un enrôlement forcé dans l’armée du territoire qui l’abrite. En temps de paix, sa situation n’est guère meilleure, et la tendance actuelle est qu’elle soit de moins en moins certaine, surtout aux Etats-Unis et en Europe.

Ces dernières lignes pour montrer qu’on ne saurait nier à l’insoumis un évident courage, qu’il soit instinctif ou raisonné, qu’il habite en Hollande, en Suisse, en Russie, en Yougoslavie, en Bulgarie ou sous les cieux de la France.

— E. ARMAND.

INSPIRATION

n. f. (du latin inspiratio)

Excitation cérébrale, sorte d’hypertension nerveuse, mouvement de la pensée, du sentiment, d’apparence spontanée, qui décuple l’activité intellectuelle ct en particulier le jeu de l’imagination créatrice. C’est un enthousiasme propice à l’éclosion des idées, au l’appel et à la combinaison des images, aux envols de la pensée, au rythme de la phrase et dont bénéficie l’œuvre du poète, du peintre, du musicien, etc. L’inspiration de l’amour, de la foi, par exemple, renforcent les dispositions de l’artiste. « Le génie est une sorte d’inspiration fréquente », disait Marmontel.

La mauvaise orientation des décisions, des actes fait souvent dire : j’ai été mal inspiré en procédant ainsi. Le mot inspiration désigne aussi la chose inspirée. « L’amitié est une inspiration de l’âme » (Laténa). Les natures moutonnières ne s’ébranlent qu’à l’inspiration d’autrui. Beaucoup écoutent les inspirations de la colère, du ressentiment, des préjugés et des croyances. Des faibles, des irrésolus, des mystiques espèrent de quelque horizon mystérieux l’aide qui doit les arracher à des difficultés critiques : ils attendent l’inspiration. Cependant « la prévoyance est plus sûre que l’inspiration » (E. de Girardin). Le conseil ou l’intervention salutaire ainsi escomptés sont considérés comme ayant leur source dans les régions incontrôlées de l’être et plus souvent la crédulité les cherche hors de soi, en quelque Providence...

Les religions voient dans l’inspiration une communion momentanée de l’intelligence humaine avec le Divin : c’est une suggestion d’ordre spirituel dont ils rapportent à Dieu la causalité. Les actes de nos monarques absolutistes ont été présentés par leurs apologistes comme étant d’inspiration divine. Les ouvrages sacrés, les livres saints ont été, selon l’histoire religieuse, écrits sous l’influence de cette assistance céleste. L’inspiration est ainsi, pour les théologiens, « le secours surnaturel qui, s’exerçant sur la volonté de l’écrivain sacré, le détermine à écrire en éclairant son intelligence de manière à lui suggérer au moins le fond de ce qu’il doit dire » (Larousse).

Les hommes ne peuvent se laisser guider sans danger par la fantaisie ou l’arbitraire des inspirations. Ils doivent arracher le plus possible d’actes à l’incohérence et les faire entrer dans le cadre réfléchi de la raison et du sentiment surveillé et porter sur eux ensuite l’énergie propre de leurs résolutions.

— L.

INSTABILITE

n. f. (du préf. in et de stabilité)

Manque, défaut de stabilité. On ne l’emploie guère qu’au figuré. L’instabilité des choses humaines. L’instabilité des opinions. L’instabilité de son esprit. L’instabilité du monde.

Défaut de permanence, état de ce qui est soumis au changement :

« L’instabilité est une condition essentielle de la vie. L’expérience de la vie nous enseigne l’instabilité de l’amour plutôt que sa constance. » (Saint-Marc Girardin)

Mécan. rationnelle. On dit que l’équilibre d’un système est instable lorsque l’introduction de la moindre cause extérieure peut le rompre complètement, de manière à amener des déformations ou des déplacements finis.

Chimie : Combinaison instable, celle qui se détruit facilement.

Métallurgie : Acier instable, acier qui perd aisément ses propriétés.

ANT : Stabilité, stable (voir ces mots).

INSTAURATION

n. f. (de instaurer, latin instaurare : de in, en, et d’un primitif perdu staurare, que l’on trouve aussi dans restaurare, et qui parait signifier affermir, palissader, d’un substantif inusité staurus, qui paraît répondre au grec stauros, pieu, palissade, et au sanscrit sthavaras ; fixe, ferme, fort, zend çtawra. La racine commune de toutes ces formes est évidemment dans le sanscrit sthâ, être debout, qui est resté avec une foule de dérivés dans toutes les langues de la famille aryenne)

Action d’instaurer, d’établir, de fonder : l’Instauration du temple de Jérusalem, des jeux olympiques. L’instauration d’un gouvernement, d’un usage. Par l’installation de la société libertaire, l’homme ne sera plus un loup pour l’homme, l’autorité disparaitra, ainsi que l’exploitation et le commerce. Les humains vivront dans un maximum de libertés et de bien-être. Les causes de leurs dissentiments ayant disparu, au lieu de se haïr ils s’aimeront.

INSTIGATION

n. f. (latin instigatio ; de instigare, instiguer, inciter)

Incitation, suggestion, sollicitation pressante par laquelle on pousse quelqu’un à faire quelque chose. Se prend le plus souvent en mauvaise part : il a fait cela à l’instigation d’un tel. Les instigations de cet homme l’ont séduit.

Anc. jurispr. Instigateur, dénonciateur. Lorsqu’un accusé était absous, il avait le droit d’obliger le procureur à lui nommer son instigateur.

INSTINCT

n. m. (du latin instinctus, de instiguer, pousser, exciter)

Quand nous disons de l’instinct qu’il est « un mouvement naturel qui pousse à faire certaines choses sans le secours de la réflexion », c’est surtout, ainsi présenté, l’extérieur de l’instinct que nous voyons et la soudaineté sans guide de ses élans. Mais sa figure ne révèle ses mobiles et le moteur en demeure caché... On dénomme aussi instinct, extensivement, chez l’homme, cette « impulsion intérieure et involontaire qui meut l’âme humaine ». Et c’est en ce sens que La Fontaine disait :

« Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres. »

Mais l’instinct est surtout cette « stimulation intérieure qui détermine l’être vivant à une action spontanée, involontaire ou même forcée, pour un but de conservation ou de reproduction ». L’instinct — ou mieux la série coordonnée des instincts — apparaît comme la sauvegarde irraisonnée des êtres animés. Il est pour chacun d’eux une tendance à la conservation, à l’équilibre, une propension à accomplir les actes qui garantissent dans l’univers sa position, sa vitalité et son évolution propre... L’instinct n’est pas particulier aux animaux. Les plantes révèlent des instincts saisissants, telle la cuscute cherchant pour s’enrouler des végétaux vivants. Les réactions des êtres inorganiques dans un milieu modifié sont comme un embryon d’instinct…

Bory de Saint-Vincent a pu voir judicieusement, dans l’instinct, « la première conséquence vitale de l’organisation et pour ainsi dire l’essence de l’individualité animale ou végétale ». L’instinct a pour champ principal les fonctions conservatrices et reproductrices. Jusqu’au plus profond des cellules il préside au mouvement vital, assure au cœur son rythme distributeur, enseigne aux vaisseaux chylifères à démêler les sucs nourriciers... Il veille inlassablement — car le sommeil ne suspend pas son activité — sur une gamme étendue d’opérations naturelles qui trouvent dans le plaisir et la douleur leur contrôle attractif ou répulsif. Est-ce là un signe suffisant pour prétendre que l’instinct, « suite, disent certains, de la constitution de l’ordre universel », a précédé l’organe et que la faculté de discerner le bien de l’être n’a pas été acquise lentement, après des expériences meurtrières, des tâtonnements et des erreurs dont les conséquences ont pu être la mort pour des millions d’individus ? L’instinct n’est-il pas la répétition avisée d’abord et par la suite purement mécanique (jusqu’à ce stade extrême où la conscience est imperceptible) des actes favorables aux cellules ou à leurs groupements, moyens enfin découverts sur le chemin de multiples sacrifices?...

Préalablement à la possession individuelle de certaines armes défensives, se reconnaît chez l’animal une tendance à en appeler le secours et se manifeste comme l’impatience de leur usage. Sous la poussée d’un instinct primitif et, semble-t-il, spécifique, le jeune taureau sans cornes frappe déjà de son front baissé et le chien encore sans dents mordille avec une ténacité qui souligne la prédominance d’un appareil trop lent à lui prêter son appui. Un instinct obscur, antérieur à la puberté, avertit les sexes, par son trouble, que va s’ouvrir pour eux « la source mystérieuse de volupté ». Venue du lointain des générations, à travers les prémices confuses dont la chair sent déjà le frémissement, vibre la promesse de l’essor amoureux. Dans les organes spéciaux des êtres sexués, n’y a-t-il que des affinités s’appelant et tendant à retrouver leurs conjonctions premières ? Et l’instinct génésique, dans ces organes doués de propriétés attractives, n’est-il que la garantie en quelque sorte moléculaire de l’œuvre de reproduction?...

De ce que l’instinct semble avoir pour siège — dans les animaux sans cerveau — les fibres mêmes intéressées, s’ensuit-il que cette dispersion primitive aux injonctions localisées ne puisse rejoindre les forces qui, au sein des êtres supérieurs, opèrent, dans la région cervicale, leur concentration pour, de ce foyer, refluer à travers la vie en ondes directrices. Les spécialisations qui subsistent, au cœur même du système nerveux et font du système ganglionique le moteur des actions de conservation et de reproduction et le gardien fidèle de la vitalité, tandis que le système spino-cérébral commande aux voies de l’intelligence et de la sensibilité externe et prépare la personnalité, ces spécialisations qui, de l’enfant à l’humain accompli, révèlent des gradations d’importance et comme un transfert progressif d’attributions, peuvent n’être qu’une division du travail, tacite et circonstanciée et tendre à leur tour vers l’unité de direction dans la diversification toujours plus coordonnée de l’exécution... Faudra-t-il accepter, à un certain niveau, la rupture de l’essentielle parenté qui, sous nos investigations, semble rattacher les êtres incomplets aux espèces déjà perfectionnées, briser l’échelle ascensionnelle par laquelle, de l’inorganique sommaire à l’organique développé s’étage insensiblement l’univers mouvant ? Admettre que dans les centres instinctifs, aux réactions locales d’automates, des ascidies ou des zoophytes par exemple, rien ne sommeille en germe de ce que seront les manifestations lucides de l’intelligence et de la volonté humaines ? Des zones où l’instinct commande en maître à celles où l’intelligence dirige au point de perturber l’économie, n’y a-t-il pas mille échanges ténus, une constante évolution, sans solution de continuité ? Où sont les bornes « prescrites » (comme dit Voltaire) au développement de l’instinct, à l’extension de ses capacités, aux modifications même de son essence ? Quand il avance que « c’est à un instinct mécanique, qui est chez la plupart des hommes, que nous devons la plupart des arts, et nullement à la saine philosophie », ce même auteur n’élève-t-il pas l’instinct sur un plan de beauté où d’autres s’obstinent à faire briller, comme un astre à part, l’intelligence ? Il souligne en tout cas, involontairement peut-être, des similitudes troublantes et condamne les démarcations aventurées...

N’y a-t-il nulle part, d’ailleurs, dans l’instinct l’embryon de l’intelligence rudimentaire ? Devons-nous regarder celle-ci comme apportée, avec ses caractères distinctifs, dans le berceau d’une catégorie privilégiée ? Et où le situera-t-on, cet apport ? Quel animal (si on ne remonte à la plante) aura le « glorieux prestige » d’avoir reçu le dépôt d’une faculté dont l’homme a tiré de si merveilleuses applications ? Nous avons quitté l’homme-roi, aux attributs célestes. Penché vers nos frères immédiats, les mammifères quadrumanes, nous discernons les traits d’une ancestralité lumineuse. Et s’ébauchent, bien au delà d’eux, les manifestations préliminaires de ce qu’on a dénommé — par opposition plus que pour sa nature exacte, l’intelligence, une intelligence qui n’est souvent — maladroit encore et dangereux en ses essais — qu’un instinct de remplacement...

La science remue péniblement les origines de l’instinct et la philosophie s’arrache avec effort, parmi tant de problèmes impénétrés, aux explications vaines, mais reposantes des divines innéités...

Considéré dans l’individu, l’instinct a pu mériter cette définition de W. James : « une faculté d’accomplir certains actes en vue de certaines fins, sans prévision de ces fins, sans éducation préalable de ces fins ». Dans l’unité passagère et limitée, le champ est trop menu où opèrent les chocs en retour et les éducations. Et une sorte d’invariabilité semble souligner dans la marche de l’instinct son aveuglement. Les rectitudes comme les redressements ne dévoilent leurs raisons qu’à travers les séries d’êtres et n’en désignent, dans le moment, au chercheur les courants décisifs gagés par des épreuves cruelles. Cependant, au fond du chat qui, sans apprentissage, bondit vers la souris, il y a la lente accumulation des habitudes d’une catégorie d’êtres qui demande à la même proie sa subsistance. Et dans le castor bâtisseur, dans l’abeille géomètre œuvre une adaptation lointaine, devenue l’habitude ancestrale, l’instinct de l’espèce. Et la souplesse, et la perfectibilité de l’instinct nous mettent en garde contre le fatalisme d’une innéité et nous font chercher dans l’hérédité le processus de sa fixation.

Si l’instinct évoque le désir, il n’est pas l’aspiration vague et comme détachée des moyens. Autrement riche et précis dans sa complexité, il constitue un tout cohérent tendu vers le but et organisé pour la réussite. Ses interventions sont d’autant plus vigoureuses qu’il ne connaît pas les tergiversations de l’intelligence qui soupèse l’inattendu, et qu’il fonce sans songer à se garer de l’inaccoutumé, sans s’effriter dans la prudence et la circonspection. Plus encore que les passions naturelles (avec lesquelles il se confond parfois) et plus que les passions acquises — soudaine ou habituelles — l’instinct a un caractère frappant d’irrésistibilité, surtout quand ses manifestations visent la sustentation ou la perpétuité. Le loup affamé quitte l’abri salutaire où le cloue une peur quotidienne. L’oiseau fige dans une, lente incubation sa mobilité coutumière. La femme retourne à l’amour même après l’enfantement césarien. Mille traits attestent ainsi la tyrannie d’un appel ancré aux fibres profondes...

La nature de l’instinct ? Pour Descartes, l’instinct est purement mécanique. Pour Spencer, c’est une action réflexe composée. Pour Cuvier, c’est une imagination sensorielle préalable... Trois théories principales s’efforcent d’en expliquer l’origine, Cuvier et Jussieu y voient une « propriété exclusive et irréductible de la vie ». Elle est, pour Condillac, une habitude individuelle. L’école évolutionniste, avec Darwin, Spencer, en recherchent la source dans la démarche accidentelle devenue une habitude héréditaire...

Le transformisme a pour sa vraisemblabilité des évidences aujourd’hui reconnues. Ainsi l’instinct, à l’encontre d’assertions tenues longtemps pour des axiomes (« l’instinct est inné, antérieur à toute éducation, aveugle, uniforme, invariable et limité à un ordre spécial de faits », disait Bouillet), n’est – au moins absolument — ni aveugle, ni immuable, ni irréfléchi, ni invariablement spécifique. Et tombent, avec cette théorie, les cloisons étanches. Du réflexe à l’instinct, de l’instinct à l’activité réfléchie, un courant continu déplace les caractéristiques et des prédominances, seules, différencient les classes. Des rives, le castor traqué a gagné le milieu des étangs. L’abeille utilise les fondements artificiels de l’apiculture mobiliste, pare, en certaines contrées, aux dévastations du sphinx atropos en rétrécissant l’entrée de la ruche, va jusqu’à l’abandon — accidentel et circonstancié — de l’hexagone des cellules pour le pentagone, etc. Et si le percement d’une cellule commencée (argument invoqué par Cuvier), perforation qui la rend d’avance inutilisable, n’empêche pas l’abeille d’en poursuivre l’achèvement, la même altération répétée et systématique, attirerait l’attention de l’espèce (la nature en offre des exemples) menacée dans sa vitalité et l’inciterait à y porter sa résistance, voire un renforcement préventif.

La persistance des instincts est toute relative. Et certains disparaissent, d’autres prennent naissance dans les circonstances. Le défaut d’usage en émousse, en anéantit même d’importants (migration chez certains oiseaux, orientation chez l’homme civilisé, le vol chez les canards sauvages domestiqués, etc.). La sauvegarde en ébranle de nouveaux. Dans les terres inhabitées jadis, les animaux que ne troubla d’abord l’apparition de l’homme se dérobent aujourd’hui à son approche, etc. Il n’y a pas dans l’instinct de volonté initiale comme il n’y a pas d’intention préalable. Dans la répétition — utile à l’individu ou à l’espèce — s’est forgée sa puissance. Et il ne s’est durablement fixé, relativement cristallisé, qu’à un niveau suffisant de capacité et non sans le secours de réactions avisées... Des habitudes, sous nos veux et dans la limite individuelle, donnent parfois à certains mouvements (observables dans la natation, par exemple, la musique instrumentale, etc.) dans la conscience apparente, ce recours instantané, cette absence d’hésitation si significatif de l’instinct…

Les traits de l’instinct sont d’autant plus accusés, sa sûreté plus grande, que les espèces ont conservé leurs mœurs et leur milieu primitifs et que leur activité se trouve bornée à la satisfaction des besoins essentiels. Plus l’animal s’évade de son cadre premier, modifie et raffine ses conditions d’existence, plus il s’éloigne aussi des bases qui sont sa garantie naturelle. Il arrive — et c’est le cas pour l’homme — à quitter le sol ferme des mouvements normaux, défensifs ou agrégateurs. Sur le plan factice des civilisations, ses gestes désaxés abandonnent souvent le sens de leur nécessité. L’activité dispersée les répudie même au profit de manifestations épuisantes. Et le sage en vient à en rechercher le chemin perdu par les raisons de la connaissance... L’inconscience (l’échelon le plus bas de la conscience plutôt que sa négation) dont il est fait état contre l’instinct n’apparaît telle sans doute, en l’atmosphère originelle des actes, que parce que nous manque l’appareil apte à en mesurer les sensations conséquentes, enregistrées ou non au passage selon l’intensité, l’occasion, l’affluence, le sujet, etc., et que les êtres inférieurs, en leur impressionnabilité confuse, en subissent souvent les répercussions sans que rien ne les extériorise. Et la conscience (d’ailleurs toujours impressionnée, mais plus ou moins détentrice), avec l’usage, se libère dans le réflexe du souci de la conservation, comme elle le fait pour les habitudes qui, à tort ou à raison, s’incorporent à la vitalité…

De l’instinct à l’intelligence, ces deux forces longtemps dissociées par les philosophies dualistes, la science évolutive voit surtout des différences de degrés et des aspects circonstanciés. De l’instinct droit à l’intelligence avertie, il y a davantage la transposition, dans le domaine d’une vitalité élargie, par une série de chaînons progressifs, que l’abandon d’une zone où stagnent des types arrêtés pour une région où le mouvement proprement intellectuel serait l’apanage d’une race distincte et privilégiée. Mais la mécanique subconsciente des instincts primaires se complique d’une balance d’observations et subit la poussée de contraires répétés. Elle est susceptible de profondes modifications collectives qui sont davantage des adaptations que des déviations. Et l’on y découvre les rudiments d’un obscur travail de réflexion qui dépasse la zone passive des réflexes. De même le jeu rythmé de certains cerveaux ramène l’attention humaine vers les sources où s’abreuve l’élément vital et renoue le fil conservateur qu’on ne brise jamais longtemps impunément. C’est dans ces régions intermédiaires — multiples et perfides — où l’instinct brut a perdu pied et où l’intelligence (instinct peu à peu lucide et idéalisé) tâtonne, louvoie, s’égare que des méconnaissances passagères prennent l’ampleur des catastrophes. Car l’être est animé d’une vitalité souple à ce point qu’il peut, pendant plusieurs générations, entrer en lutte avec ses organes sans entraîner sa disparition. Ses instincts secondaires ne l’avertissent que faiblement. Des réactions sporadiques l’intelligence néglige le rappel. Et il se précipite à des réductions et des déchéances dont il faudra des siècles pour remonter le cours, et à des ravages et des atrophies qui seront, eux, irrémédiables. Péremptoire est la voix de nos grands besoins négligés. Et sans appel sont les sanctions qui en frappent les enfreintes. Et il faut voir la persévérance dans la ligne où ils se satisfont comme le résultat d’expériences violentes de l’espèce qu’ont payées de leur existence des individus rebelles aux commandements de la vitalité. De celle-ci l’instinct est comme le fluide tentaculaire et il traduit l’harmonieuse obédience aux exigences intransgressibles qui, au plus fruste intellect, dépêchent en émissaires les sensations.

De l’acte « instinctif » à l’acte « volontaire » est toute la distance de l’indispensable et de l’immédiat au médiat amplificateur. Deux grandes branches d’instincts orientent en effet l’activité de l’être. Vers la durée, avec les besoins d’entretien, l’instinct de conservation. Vers l’accroissement, avec les besoins d’expansion, l’instinct de curiosité... Instincts individuels, spécifiques, sociaux... mouvements dont le spiritualisme situe les raisons dans la finalité et dont la cohérence continue qu’elle présuppose manque pour nous d’évidence. Dans l’immensité de l’univers et l’infini du temps (si relatives même soient de telles conceptions) combien de rencontres du hasard ont dû bousculer de « lois » et d’hypothétiques systèmes. Et, dans le chaos des mondes s’entremêlant, combien d’événements fortuits ont dû transfigurer d’apparences et révolutionner de rythmes !

Autour de nous, que d’instincts révolus qui s’obstinent, d’instincts nocifs qui triomphent, d’instincts perturbateurs qui montent. Et, à côté des « mauvais instincts » régnants, que d’instincts droits, naturels, logiques, féconds sont refoulés ou brimés ! A travers l’ancestralité viennent troubler les rapports humains des instincts — instincts directs ou de cortège — encore virulents et dont la mort profite, souvent, plus que la vie. Pour une humanité qui voudrait éclairer, dégager, libérer sa route, que d’instincts à réduire. Tous ceux, entre autres, dont la nécessité disparaît avec l’élévation de l’espèce et qui appesantissent cependant une durée malfaisante. Ceux que la substitution d’autres facteurs plus largement opérants a rendus caducs en fait ou en raison, sinon au regard de tous les hommes. Tel — pour citer le plus saisissant — l’instinct du meurtre (aux prémices « naturelles » déjà contestables) et ses efflorescences : les instincts sanguinaires, les instincts de brutalité, de violence, etc., devenus sans objet depuis que les hommes ont renoncé à la lutte (physique et individuelle) pour l’aliment et assurent leur subsistance par des méthodes pacifiques, demandent normalement à la conjonction des efforts, au savoir industrieux et non au conflit, la satisfaction de leurs appétits généraux. Au niveau humain actuel, l’entraide est capable de répondre en puissance efficace à toutes les exigences saines des besoins. Et les heurts sanglants de l’ambition, du rapt, de toutes les passions appropriatrices ne sont que des survivances faussées d’un instinct qui, affranchi de la proie, persiste à en poursuivre les ombres, à s’acharner sur des similitudes et des déviations. A refouler aussi tant d’ « instincts » secondaires qui ne sont que des habitudes vicieuses (voir Habitude) ou dégénérées ou qui s’éternisent au-delà du but et de l’époque ! A l’intelligence de s’entourer des lumières nécessaires au contrôle judicieux des instincts et à la mise au ban humain des instincts vides qui rôdent toujours autour de nos mouvements et s’alimentent à l’abdication de nos volontés.

— Stephen MAC SAY.

OUVRAGES A CONSULTER.

Romanes : L’Intelligence des animaux et L’Evolution mentale des animaux ; Darwin : L’Origine des Espèces ; Espinas : Les sociétés animales ; Al. Lemoine : L’Habitude et l’Instinct ; Joly : L’Homme et l’Animal ; J.-H. Fabre : Les merveilles de l’Instinct chez les insectes, Souvenirs et Nouveaux souvenirs entomologiques ; Hartmann : Le darwinisme ; Lubbock : Les Fourmis, les Guêpes et les Abeilles ; Blanchard : Les métamorphoses, les mœurs et les instincts des insectes ; Costantin : Les végétaux et les milieux cosmiques ; Zaborowski : Les migrations des animaux ; G. Le Bon ; L’Homme et les sociétés ; etc...

Et aussi les œuvres de Buffon, Réaumur, G. Leroy, Cuvier, de Jussieu, Condillac, Bouillet, Spencer, W. James, etc.

INSTITUTION

n. f. (du latin institutio)

C’est le terme vaste qui désigne tout ce qui est inventé, instauré. Il convient à la fois à l’action même et à la chose établie : l’Eglise se prétend d’institution divine. L’Armée est une institution néfaste. Institution a aussi le sens — aujourd’hui vieilli — d’action de former et d’instruire, « Vous faites de l’institution des enfants un grand objet de gouvernement » (Voltaire), voire d’éducation. « La bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts » (Descartes). Le mot s’applique encore couramment, de nos jours, aux écoles, aux maisons d’éducation : les institutions laïques, congréganistes, etc. En jurisprudence, c’est une disposition, testamentaire ou autre, qui fixe qualité d’héritier : institution contractuelle. En droit canon, c’est la mise en possession d’un office et de la juridiction afférente, c’est pour le clerc une investiture ecclésiastique...

Les lois fondamentales qui régissent un Etat, les œuvres et les établissements caractéristiques d’un régime sont leurs institutions. Elles en constituent l’armature et en reflètent plus ou moins fidèlement l’esprit. La vitalité des institutions les meilleures dépasse presque toujours leur utilité : les sociétés sont souvent paralysées par des institutions caduques. Et la routine des hommes au service du conservatisme des règnes entrave l’effort des novateurs attachés à réaliser des institutions nouvelles. Le désaccord entre la nature humaine, ses besoins, ses aspirations et les institutions des sociétés modernes est le reproche essentiel que leur adresse l’anarchisme. Il s’oppose aux institutions particularistes qui visent à assujettir la prédominance des castes et à perpétuer le privilège, à entretenir, en système, le conflit permanent des intérêts au lieu d’en rechercher l’équilibre. On trouve, dans l’Encyclopédie, à la fois du point de vue de leur principe et de leurs applications, dans leur bloc plus ou moins cohérent comme en leurs exemples typiques, avec leurs traits communs et leurs dissemblances, l’exposé critique des institutions que notre philosophie dénonce et dont elle poursuit la disparition. C’est à la base même des institutions, dans l’esprit qui les anime, dans les intentions qui président à leur réalisation qu’il faut chercher les raisons de leur nocivité, interroger aussi leur viabilité. Les pires institutions ont besoin de rencontrer dans la mentalité et les mœurs ambiantes des sympathies complices et des correspondants harmoniques : les institutions d’autorité trouvent dans l’ignorance et surtout la passivité leurs possibilités d’instauration et la garantie de leur durée. La conjonction, dans le peuple, de la conscience de ses droits et des énergies adéquates, aurait raison, sans retour, des institutions qui exercent sur lui une compression séculaire.

— L.

INSTRUCTION

n. f. (lat. instructio)

Tout ce qui peut donner quelque savoir de ce qu’on ignore, des éclaircissements sur quelque objet que ce soit. Particulièrement — et c’est la tâche des établissements de ce nom — « action d’instruire, de faire connaître, de dresser à quelque chose, d’enseigner diverses connaissances à la jeunesse »...

Un des vices essentiels de la culture de notre époque est d’être basé sur « l’instruction », sur la possession superficielle, de se satisfaire dans l’emmagasinement des connaissances. Et c’est, orientée vers des fins trompeuses, de se désintéresser de la valeur au profit de la quantité. Pire encore : c’est de refouler les moyens qui garantissent la persistance du goût de s’instruire et la possibilité ultérieure du choix des matériaux à recueillir. L’enseignement, puisqu’à cette partie de l’éducation générale se rattache plus spécialement l’instruction (voir éducation, enfant, enseignement, individualisme,éducation, etc.) a pour dessein de grouper des connaissances en abondance, non de retenir celles-là seules que désigne leur qualité. Outre les dangers que présente, pour un cerveau en voie de formation et aux cases encore exiguës, l’accumulation de données inutiles, mensongères et intéressées, voire même pernicieuses, cette méthode prive du logement utile les meilleurs aliments du savoir. L’instruction ainsi entendue a d’autres conséquences redoutables aussi : elle fonde le savoir sur l’acquisition passive, et l’acceptation, non sur la recherche active et la pénétration. Apprendre lui suffit, comprendre est superflu et, en général, dangereux. La mémoire est donc appelée à contribution au détriment de l’intelligence. Et l’on exige d’elle un effort absurde, excessif…

L’instruction aboutit ainsi au savoir apparent ou déformé, pire que l’ignorance, le « savoir » par la foi et non par la science et la raison. L’école laisse après elle un cerveau lassé, précocement surmené, moins curieux que l’inculte sain, moins ouvert à l’enrichissement véritable. Elle fausse d’ailleurs et paralyse les facultés intellectuelles et jusqu’à l’évolution morale... L’aptitude permanente, pour l’individu, à reculer les bornes de son inconnu, se trouve comme anéantie sous le faix d’une instruction générale qui jamais ne sollicite, pour ses réalisations, un effort personnel d’investigation et l’exercice de l’initiative et du jugement. Erronée, abusive et purement quantitative, l’instruction devient pour l’enfance (pour la progéniture populaire surtout) une permanente altération et elle fait peser sur son avenir toutes les tares de l’oppression. Croire et retenir sont les axiomes de l’instruction générale et dans la vie de l’homme fait, comme à l’âge scolaire, la chose lue, les propos du maître conserveront, pour le travailleur en particulier (plus négligé d’ailleurs, dans l’adolescence, que le bourgeois au bien-être duquel coopèrent, par surcroît, les « vérités » de l’instruction) un prestige d’évidence. Il restera, au long de ses jours, incapable de redresser, par la critique, les assertions de l’imprimé, les pantalonnades du bateleur politique. Et le livre, le journal surtout (son unique pâture le plus souvent) deviendront le catéchisme où se falsifie l’opinion...

Les générations, façonnées dès le jeune âge par l’instruction publique et nourries plus tard par une presse habile et toute-puissante, continuent, presque à l’égal des masses ignorantes d’hier, à n’être que lentement accessibles à la conscience de leurs intérêts véritables et capables de discerner la voie de leur libération.

Dans le domaine pratique et immédiat, l’instruction, telle qu’elle est départie aux enfants du peuple, a eu pour résultat, entre autres, d’arracher au milieu premier les natures plus favorisées. Abusées par un acquis façadier, ces fausses « élites » ont vu l’instruction incompatible non tant avec la condition qu’avec le labeur paternel. Le vernis de « 1a primaire » ou de ses prolongements a exacerbé la vanité des « parchemins » ouvriers et paysans. Et ils se sont jetés, rougissant du travail des mains et de la salissante production, dans les carrières où triomphe le larbinisme intellectuel : la bureaucratie et le fonctionnarisme. Ces transfuges sont d’ailleurs les serviteurs zélés d’une classe dont ils copient les mœurs et envient les prérogatives. Et la bourgeoisie possédante s’est ainsi assurée, par l’instruction, des recrues pour ses cadres administratifs comme pour ses organismes de répression. Le prétentieux chapeauté, galonné ou seulement mis en vedette par un uniforme de laquais, détenteur considéré d’une parcelle d’autorité, saura, contre les siens, assurer, avec toute la rigueur attendue, la conservation d’un régime auquel il s’est passionnément intégré...

L’instruction dont nous dénonçons ici les tares et les fins particularistes, apporte donc des éléments multiples et précieux au dressage méthodique des collectivités. Cependant, les déracinés ne renient pas tous leurs origines. Certains sont réfractaires au modelé bourgeois et ne cèdent rien d’eux aux ambitions mesquines. Triant, parmi le fatras des prêches et des manuels, le bon grain de l’ivraie multiple, dégageant leur cerveau d’une instruction massive et frelatée, des unités s’essorent vers une intelligence valeureuse. Glanant, dans le savoir que les forces régnantes ont tenté de jeter sur eux en étouffant manteau, tout ce qui peut agrandir le domaine d’une pensée courageuse, ils mettent — et c’est le châtiment des « instructions » obscurantistes -au service du peuple et de l’humanité, leur lumière patiemment conquise et leur vouloir fortifié de science. A travers l’instruction montent ainsi — malgré les perfidies et les arrière-pensées de nos maîtres — des forces attentives à la peine des hommes et dévouées au bien commun.

— LANARQUE.

INSTRUCTION POPULAIRE

L’individu arrive nu, faible, désarmé dans la vie et dans la société. Généralement, l’animal acquiert rapidement les moyens de résistance aux éléments et d’adaptation sociale qui lui sont nécessaires pour vivre. Un pelage ou un plumage le préserve des intempéries. Une prompte formation de l’intelligence, guidée par la sûreté d’un instinct reçu dès le premier souffle de vie, lui fait trouver sa nourriture, le met en garde contre les dangers et lui permet d’apporter, dès qu’il est adulte, sa contribution normale à la prospérité du groupe. L’homme, lui, reste longtemps dans son état d’infériorité primitive. Il faut de longues années de soins assidus pour qu’il acquière une santé robuste ; il en faut encore de plus longues pour la formation de son esprit et l’acquisition des connaissances nécessaires à la vie. Cet état d’infériorité aurait vite amené la disparition de l’individu humain s’il était resté livré à lui-même ; la vie en société l’a sauvé, mais comment ?

Michelet a constaté que la lenteur dans la formation est le cas des espèces supérieures. Ne nous targuons pas trop de cette supériorité de l’espèce, car ses conséquences sont trop funestes au point de vue social lorsqu’on considère comment la société sauve l’homme. Lui procure-t-elle toute la nourriture et tous les soins du corps dont il a besoin pour acquérir une santé robuste ? Met-elle à la disposition de son esprit toutes les connaissances nécessaires pour lui faire trouver, par sa propre expérience jointe à celle des autres, le bien-être et la liberté auxquels il a droit ? Non. Dans le plus grand nombre des cas, elle ne le sauve qu’à demi et seulement pour en faire un esclave de l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle le sous-alimente pour l’entretenir dans une faiblesse physique constamment menacée de la maladie organisée socialement. Elle le sous-instruit pour le maintenir dans l’ignorance de son véritable bien. Elle ne lui permet de vivre que pour les autres, dans la misère physiologique, dans l’erreur intellectuelle, dans la détresse morale.

Plus l’espèce humaine a avancé en âge, plus elle a multiplié ses connaissances par ses observations et ses recherches, plus l’acquisition du savoir a été nécessaire à l’individu. La vie sociale est devenue de plus en plus difficile pour l’ignorant ; le temps n’est pas loin où elle lui sera tout à fait impossible. Aussi, l’ignorance a-t-elle toujours été le moyen supérieur de domination, et l’effort principal des gouvernements, on peut presque dire leur seul effort, a-t-il été de maintenir les hommes dans cette ignorance. Or, trop souvent, leur effort a été facilité par leurs victimes elles-mêmes, persuadées qu’elles n’avaient pas besoin de s’instruire, ne se rendant pas compte qu’un tel sentiment est chez l’individu un véritable crime contre lui-même et qu’il est pire que le suicide la vie à l’état de brute sans travail de la pensée et les servitudes qu’elle crée étant pires que la mort.

C’est par l’ignorance imposée ou volontaire que s’est formée la masse des « vagues humanités », des « espèces intérieures » comme disent ironiquement ses exploiteurs. C’est par elle que se maintient dans un moindre état de résistance physique, intellectuelle et morale le « matériel humain » des casernes, des lupanars, des usines et des champs de bataille où, disent les cyniques profiteurs de cet état de choses, « se régénère l’humanité ! ... ».

Combien d’individus, dans l’immense troupeau humain, sont véritablement instruits dans l’art de vivre ? Déjà, dans les premiers soins et dans l’éducation de l’enfant, l’espèce humaine se montre inférieure à la plupart des espèces animales qu’elle méprise si sottement. Trop souvent, un empirisme grossier préside à ces soins et à cette éducation, et des calculs sordides font confier l’enfant à des mercenaires. Plutarque a écrit : « Seule de toutes les espèces, l’espèce humaine ignore les tendresses désintéressées et n’aime que quand elle y trouve avantage ». Tous les animaux savent élever leurs enfants et il n’y a pas, chez eux, de « remplaçantes ». Plus tard, s’ils ont survécu à des soins imbéciles et à de mauvais traitements, combien d’hommes sont préparés à la lutte pour la vie, peuvent vivre par eux-mêmes sans le secours d’expédients plus ou moins funestes à leur santé, dégradants pour leur pensée et leur moralité ?

L’homme doit s’instruire dans l’art de vivre comme dans son métier ; les idées générales lui sont aussi nécessaires que le savoir professionnel. La connaissance du métier crée la liberté du travailleur dans sa profession ; les idées générales le font libre devant les autres hommes : ce sont elles qui donnent le goût de la liberté et son morceau de pain. Si le travail mécanique est de plus en plus asservi, méprisé, c’est que le travailleur est de moins en moins instruit dans son métier et c’est aussi parce qu’il est moins préparé à la vie intellectuelle et morale. L’artisan, jadis, créait les chefs-d’œuvre. Ceux-ci perfectionnaient la vie de l’artisan en même temps que la vie générale. Le capitalisme a tué le chef-d’œuvre avec l’artisan ; il a souillé le travail en même temps que l’ouvrier en remplaçant celui-ci par le manœuvre sans connaissances spéciales qui perd, dans l’ignorance de la valeur professionnelle, le sentiment de sa valeur humaine, de sa dignité, de sa personnalité, pour se fondre dans l’anonymat de la bête de somme interchangeable. Le laboureur est satisfait devant ses sillons régulièrement tracés. Le forgeron est content de lui lorsque, sous son marteau, le fer a pris une forme agréable. L’écrivain a du bonheur devant sa page bien écrite. Celui qui peut apporter dans son travail un faire personnel, pour lequel il s’est instruit, en a une fierté et une joie qu’il communique aux autres. Il défend son travail comme le fruit de son effort et de son intel1igence et il se défend lui-même.

Il y a deux façons de tenir les hommes dans l’ignorance : en leur refusant toute instruction et en leur enseignant l’erreur (voir Ignorantisme). Tant qu’on a pu ne donner aux masses populaires aucune instruction, on l’a fait. Lorsque, sous la poussée irrésistible du progrès résultant de l’évolution naturelle, instinctive, vers le bien-être, on n’a plus pu pratiquer la complète ignorance, on a institué alors l’enseignement de l’erreur suivant les intérêts des puissants. L’autorité, imposée d’abord par la seule force brutale, s’est mise à argumenter, s’est fleurie de rhétorique. On a flatté la victime en paraissant s’adresser à sa raison ; on a abusé de sa crédulité au point de la convaincre que son exploitation était logique, naturelle, et qu’il n’y avait rien à y changer. La pauvre dupe résignée a dit avec ses maîtres :

« Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des voleurs et des volés et qu’il y aura toujours des guerres. Que deviendrions-nous s’il n’y avait plus de patrons pour nous faire travailler, de gendarmes pour nous garder, de soldats pour nous défendre… ? »

C’est cet enseignement de l’erreur qui fait admettre, entre autres mystifications, celle du « peuple souverain », mystification sinistre, car entre l’ignorance où était tenu l’esclave et la quasi-ignorance où demeure le prolétaire actuel, la différence n’est pas plus sensible qu’entre l’ilote sur qui le maître avait droit de vie et de mort et l’homme appelé « souverain » mais dont tous les droits sont de vivre pour un patron et de mourir pour une patrie.

La liberté des individus et le progrès des sociétés sont toujours en raison directe de leur instruction. Elle ne leur donne pas automatiquement le bien-être et la liberté, mais elle leur fournit les moyens de les acquérir. Ils le savent mieux que personne ceux qui ont systématisé l’ignorance pour maintenir leurs privilèges. Tout en s’instruisant le plus possible pour eux-mêmes, ces maîtres-fourbes déclarent :

« L’instruction ne fait pas le bonheur — pas plus que l’argent qu’ils thésaurisent — au contraire, elle apporte souvent le malheur en répandant des connaissances malsaines, en excitant l’orgueil et l’ambition, en faisant des vicieux et des déclassés. Il n’est pas bon que le peuple sache trop de choses !... »

Et l’humble foule bêlante répète comme un écho :

« A quoi bon apprendre à lire et à écrire ? ... Nos pères n’en savaient pas tant, ils ont vécu quand même. » — Ils ne cherchent pas à savoir comment ont vécu ces malheureux ! — « Nos fils en sauront toujours assez ; ils feront comme nous !... »

Voilà l’état d’esprit créé dans les cervelles populaires par l’ignorance et par l’erreur. On comprend, comme conséquence, pourquoi l’état social dispense si chichement l’instruction aux enfants des prolétaires, pourquoi il la leur donne si bourrée de préjugés et de mensonges conventionnels. Il faut faire d’eux de bons serviteurs et de fidèles chiens de garde.

L’instruction n’eut d’abord, dans l’antiquité, qu’un but sacerdotal. Chez tous les peuples où le gouvernement était religieux : Indous, Persans, Egyptiens, Hébreux, etc., les écoles étaient annexées aux sanctuaires et tenues par les prêtres.

A Athènes, où il n’y avait pas de culte national, on vit les premières écoles publiques étrangères à la religion. On y enseignait aux deux sexes la lecture, l’écriture et les arts. Cet enseignement public favorisa puissamment l’incomparable supériorité de la civilisation grecque sur toutes les autres de l’antiquité (Voir Art).

A Rome, l’instruction était essentiellement privée et donnée dans les familles par des esclaves pédagogues. Les premières écoles publiques ne s’ouvrirent que sous Vespasien (1er siècle). Elles furent l’exception à Rome tandis qu’elles se multiplièrent en Grèce, dans l’empire byzantin et chez les Arabes.

Il n’est pas certain qu’il y ait eu des écoles en Gaule, pendant la domination romaine. L’époque carolingienne vit la fondation de l’Ecole Palatine que Charlemagne développa. Cet empereur fonda en même temps d’autres écoles sous la première poussée de l’esprit laïque qui devait de plus en plus pénétrer dans l’enseignement malgré la résistance inlassable de l’Eglise. Celle-ci parvint à demeurer maîtresse de l’enseignement officiel ; la Révolution elle-même n’arriva pas à supprimer son joug et il fallut attendre la loi de 1882 pour que l’instruction laïque fut établie officiellement. Le peuple apprit alors à lire dans d’autres livres que l’histoire sainte et à connaitre une autre morale que celle du catéchisme. Les gens « bien pensants » s’en indignèrent et Tartufe protesta contre « l’immoralité de l’école sans Dieu!... » Ils n’avaient pas lieu pourtant de s’indigner si fort ; science et morale ne se différenciaient guère de celles d’avant. Mais si le « choléra laïque » succédait à la « peste religieuse », ce n’étaient plus eux qui faisaient la distribution.

Car nous devons constater qu’il n’y avait pas eu grand’chose de changé. La laïcité a fait faillite en ne faisant que transformer le mal au lieu de le supprimer. Elle a seulement changé les étiquettes des mensonges conventionnels toujours en cours ; elle a trop souvent accepté, au nom de l’Etat et de la Patrie, ce qu’elle avait rejeté venant du Roi et de Dieu.

Il y avait cependant d’excellentes intentions chez les promoteurs de la laïcité. Ils étaient animés d’un indéniable désir de progrès dans les intelligences, de liberté dans les esprits. Mais il eût fallu, pour réaliser ce progrès et cette liberté, transformer l’état social et ne pas permettre au vieux système d’exploitation humaine de trouver dans la laïcité de nouveaux moyens de puissance pour succéder à ceux de la religion. Il ne fallait pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.

Il y avait tout de même un progrès. Si obscurantiste que demeure la laïcité officielle, elle est l’aboutissement d’un passé d’idées, de libres recherches, de révoltes de l’esprit qui neutralisent cet obscurantisme. Celui-ci, dans un dernier triomphe, amènera peut-être l’humanité à se détruire complètement dans une crise de folie guerrière comme celle que nous traversons, — ce sera alors l’ultime manifestation de son mysticisme -, mais il est impossible, si l’humanité continue à vivre, qu’elle puisse accepter laïquement cinquante nouveaux siècles d’oppression comme ceux qu’elle a subis religieusement. La route du progrès, qui « monte en lacets », comme l’a écrit Renan, va parfois s’égarer dans des profondeurs bien sombres ; elle revient infailliblement à la lumière et elle montera toujours tant que la flamme de l’esprit ne s’éteindra pas devant elle.

En dehors des profiteurs de la démocratie, naturellement satisfaits de l’état de chose, tout le monde reconnaît qu’elle n’a pas tenu ses promesses d’instruction populaire. Dès le lendemain de la guerre de 1870, les républicains avaient compris la nécessité d’organiser cette instruction et ils avaient déposé un projet de loi tendant à réaliser la laïcité, l’obligation et la gratuité de l’enseignement public. L’Eglise, encore toute-puissante, et qui régnait sur l’école par la loi Falloux, réussit à faire avorter le projet grâce à M. Jules Simon, ministre de l’Instruction publique. Ce ne fut qu’après une longue lutte, soutenue surtout devant l’opinion par Jean Macé, fondateur de la Ligue de l’Enseignement, et au Parlement par Jules Ferry, Paul Bert et Ferdinand Buisson, qu’on arriva à faire voter la loi de 1882. Quel était le but de Jean Macé, de la Ligue « Faire penser ceux qui ne pensent pas, faire agir ceux qui n’agissent pas, faire des électeurs et non pas des élections » ? On ne pouvait avoir un programme plus large pour accorder la démocratie avec une véritable humanité. Ce programme a-t-il été rempli et ce but a-t-il été atteint ? La réponse est la même que celle posée par la Ligue des Droits de l’Homme à cette autre question : « Les droits de l’homme sont reconnus ; sont-ils appliqués ? » Non.

Non seulement le but démocratique de l’instruction officielle n’est pas atteint, mais elle s’en éloigne de plus en plus. De plus en plus, la démocratie, corrompue par ses profiteurs et rétrogradant vers des méthodes arbitraires, s’efforce d’empêcher de penser ceux qui ne pensent pas et d’agir ceux qui n’agissent pas. De plus en plus, elle fait des élections au lieu de faire des électeurs. De plus en plus le « peuple souverain » demeure un troupeau inconscient, exploité par des maîtres indignes qu’il a la sottise de désigner lui-même.

L’obligation scolaire n’existe pas. Elle ne peut pas exister tant que l’Etat ne met pas à la disposition des familles tous les moyens matériels leur permettant d’envoyer leurs enfants à l’école. Elle ne peut exister quand à la ferme on a besoin de l’enfant pour garder les vaches ou les oies, quand dans le logis ouvrier on attend le salaire du petit apprenti et du jeune manœuvre pour nourrir la nombreuse nichée. L’obligation est inséparable de la gratuité qui n’existe pas davantage, car si on ne paie pas pour aller à l’école primaire, on ne peut s’y présenter sans chemise et sans chaussures ; on ne peut non plus y faire de bon travail si on a l’estomac vide ou si on est harassé dès le matin par les nombreux kilomètres qu’il a fallu parcourir, parfois sous la pluie ou la neige, pour venir en classe. Or, l’Etat ne trouve pas plus d’argent pour vêtir les enfants indigents et pour leur donner une bonne soupe à manger que pour ouvrir toutes les écoles nécessaires. Non seulement l’école est trop loin pour beaucoup d’enfants lorsqu’ils sont en état de s’y présenter dans une « tenue décente » et l’estomac sustenté, mais ils n’y trouvent souvent pas de place. De grandes villes n’ont pas assez d’écoles publiques, et le seul remède que trouve l’Etat est dans le conseil que donnent certains de ses fonctionnaires aux parents qui se plaignent :

« Vous n’avez qu’à envoyer vos enfants chez les curés. Ils ont toujours de la place ! »

Dans le budget de 1926, on voyait figurer les services de la dette publique — conséquence de la guerre ... et de la victoire ! — pour une dépense de plus de vingt milliards, et ceux de la guerre et de la marine pour plus de six milliards. A côté de ces dépenses, celles de l’instruction publique étaient de un milliard sept cents millions.

De 1921 à 1926, plus de cinq mille emplois d’instituteurs ont été supprimés. Les professeurs et les instituteurs sont les plus mal payés parmi les fonctionnaires, aussi leur recrutement est-il de plus en plus difficile. Les jeunes gens sont détournés des études par la médiocrité des carrières qu’elles leur ouvrent et le mépris où celles-ci sont tombées en un temps où il n’est de considération que pour les métiers d’argent. Les bourses nationales pour l’instruction secondaire dans les lycées sont diminuées tous les jours ; on en a rayé douze cents en 1924. Plus de secours aux enfants nécessiteux, plus d’indemnités de couches aux institutrices auxiliaires. La prétendue élite dirigeante n’est même pas capable de soutenir l’enseignement supérieur ; sans les concours particuliers qui se manifestent en dehors de l’Etat, des Facultés devraient fermer leurs portes. On y supprime des chaires. Telle était la situation à la fin de 1925, d’après l’Œuvre du 17 décembre 1925. Comme conséquence, le ministre de l’Instruction publique signalait, dans une circulaire d’août 1926, l’insuffisance de l’instruction primaire des candidats à l’enseignement professionnel et écrivait : « Faute de connaissances élémentaires solides, un grand nombre d’adolescents glissent rapidement, au sortir de l’école primaire, vers une ignorance à peu près totale ». En 1927, le sixième de 1a population française ne sait pas, à la fois, lire et écrire. La France est, après la Russie, le grand Etat européen qui compte le plus d’illettrés ; mais elle a la plus belle armée du monde!...

L’Etat, qui ne fait pas son devoir pour que l’école publique réalise tout ce qu’elle doit donner au peuple, se fait non seulement le soutien bénévole des ennemis de cette école, mais encore les encourage par une véritable complicité. Toute une organisation d’ecclésiastiques de tous rangs, de militaires cléricaux et royalistes, de bedeaux, de dévots, de camelots du roi, de journalistes de robe courte, peut librement attaquer l’école publique, diffamer ses instituteurs, au besoin les affamer, sans que le gouvernement intervienne. Par contre, l’instituteur public est tenu à une stricte orthodoxie en ce qui concerne son enseignement ; il ne doit pas exprimer de jugements personnels et doit s’en tenir étroitement aux programmes officiels. Ses ennemis cléricaux installent même des mouchards dans sa classe pour le dénoncer et provoquer des sanctions contre lui. Il ne peut non plus avoir d’autres idées politiques que celles des gouvernants du jour. Il n’est pas le citoyen libre dans la démocratie libre. Il n’a aucun droit de critique. La liberté d’opinion n’existe que pour ses adversaires qui ont toute licence d’y ajouter la liberté de la diffamation. On voit ainsi à quelles scandaleuses persécutions les instituteurs publics sont exposés, et elles ne leur manquent pas lorsqu’ils ont le courage de défendre leur école et prétendent la maintenir au-dessus des partis.

Mais la question la plus grave est celle du caractère de l’instruction elle-même. Faire des électeurs serait peut-être bien si on les rendait capables de penser et d’agir par eux-mêmes pour se libérer des crédos officiels. L’égalité et la liberté de l’instruction n’existent pas plus que sa gratuité et son obligation, pas plus que la liberté et l’égalité des citoyens. De même qu’il y a toujours des prolétaires et des possédants, il y a l’école pour les petits de prolétaires et il y a le lycée, le collège, pour les fils des possédants. Il y a l’école populaire où l’instituteur tutoie familièrement et amicalement le petit paysan, le petit ouvrier, et il y a le lycée aristocratique où le professeur doit respectueusement appeler « messieurs » les jeunes dauphins de la République. Il y a la caserne scolaire où l’enfant doit surtout apprendre l’obéissance aux chefs, le respect des puissants, et il y a l’école spéciale où l’on apprend à commander aux « vagues humanités », aux « espèces inférieures », et à exploiter le « matériel humain». L’école primaire donne au compte-gouttes juste ce qu’il faut d’alphabétisme pour que le travailleur s’intoxique lui-même, démocratiquement il est vrai, par la lecture des journaux ; elle lui apprend à peine ce qu’il faut d’écriture pour qu’il puisse tracer sur un bulletin de vote le nom d’un endormeur politicien. Le lycée gave de sottise aristocratique ceux qui seront appelés à faire des dirigeants, des maîtres, des puissants. Ils peuvent être des crétins, des caractères pervers, des malades, des fous ; on leur entonne quand même les matières du baccalauréat. Munis de cette « peau d’âne », ils sont sacrés membres de l’élite (voir ce mot), prennent place automatiquement parmi ceux qui commanderont à l’usine, à la caserne, au gouvernement, rendront la justice, feront les lois, mèneront les affaires publiques, dirigeront l’opinion, 1e goût, toutes les formes intellectuelles et morales de l’existence des millions d’invertébrés, de larves humaines qui n’ont pas de pensée personnelle et forment la « majorité compacte ».

La grande masse des enfants du prolétariat est réduite à la science de l’école primaire. Le certificat d’études est leur peau d’âne qu’ils encadrent et accrochent à côté de leur souvenir de première communion. Ils sont ensuite livrés, comme des bâtons flottants, au courant de la vie ; l’engrenage capitaliste les prend et ne les lâchera plus. Certains, privilégiés, peuvent faire des études appelées secondaires. L’Etat aide quelque peu, par des bourses, l’effort des parents quand ils sont de bons électeurs, des fonctionnaires fidèles. Le but de cet enseignement secondaire est de recruter cette classe-tampon d’agents d’autorité, d’intermédiaires entre les possédants et les prolétaires qui forment les « cadres » des techniciens, des spécialistes de l’année, de l’industrie, du commerce, des professions libérales et sont, à des échelons divers, directeurs, chefs de services, ingénieurs, conservateurs , officiers, magistrats, huissiers, avocats, médecins, professeurs, ou chefs de bureaux, contremaitres, greffiers, clercs, infirmiers, chefs de gares, gérants et concierges.

Le primaire supérieur et le secondaire fournissent la presque totalité des fonctionnaires. L’Etat, en les instruisant, ne cherche pas à développer leur intelligence ; il n’en veut faire que les instruments dociles de sa puissance. Il n’est pas de note plus désastreuse pour la carrière du fonctionnaire que celle signalant comme « trop intelligent » ; il vaudrait mieux pour lui être noté comme « complet abruti ».

L’organisation de l’instruction est comme celle de tous les rouages de la fausse démocratie que dirige la fausse élite. Elle ne cherche pas à donner à chacun toute l’instruction qui lui est nécessaire ; elle ne veut que perpétuer l’antagonisme des classes par le mensonge d’en haut et le mensonge d’en bas. En haut, elle fait des mégalomanes criminels, des jouisseurs, des faux savants, des égoïstes sans scrupules ; en bas elle fait des esclaves résignés qui ne doivent sortir de leur passivité que pour défendre les coffres-forts de leurs maîtres. Ce sont là, avoués ou non, les véritables buts de l’enseignement officiel laïque comme ils étaient ceux de l’enseignement officiel religieux. La preuve en est dans le tableau que nous offre l’état social, s’il n’est pas plus lamentable, si malgré tout la laïcité produit quelque chose de bon, c’est que, le plus souvent, l’instituteur et l’élève valent mieux que l’enseignement donné par le premier et reçu par le second. Au lieu de provoquer une émulation humaine, généreuse, pour des œuvres en progrès, de paix, de solidarité, d’art, de beauté, l’enseignement officiel entretient la stagnation dans la routine favorable aux privilégiés ou n’encourage que leurs entreprises égoïstes, trop souvent dégradantes et sanglantes.

De temps en temps, lorsque le régime perd pied ou qu’un souffle d’intelligence passe sur la démagogie courante, on propose par exemple de « relever le niveau des études » par un moyen plus ou moins empirique, comme « l’encouragement des humanités », ou de réaliser l’école unique. Il ne s’agit pas de faire des hommes mieux instruits dans le sens humain ni de donner le même enseignement à toutes les classes sociales ; il s’agit de recruter les éléments de remplacement d’une bourgeoisie épuisée par ses excès et de trouver dans le peuple ces rhéteurs-politiciens qui le trahiront. Il s’agit de renouveler l’équipe de ces bavards insanes qui savent montrer la même conviction bourdonnante pour la paix et pour la guerre, pour le bon et pour le pire, et mélanger dans la même admiration Rousseau et Bossuet, Robespierre et Bonaparte, Jaurès et M. Thiers.

La situation en matière d’instruction populaire est donc celle-ci :

La société ne donne pas aux travailleurs l’instruction qu’elle leur doit.

Elle ne les instruit que dans un esprit de classe, dans l’intérêt des privilégiés contre l’intérêt général.

Devant cette situation, une question s’est posée et reste toujours actuelle pour tous les travailleurs : celle de leur attitude en face de l’instruction officielle.

La solution serait facile si les travailleurs étaient capables d’organiser une autre instruction ; mais s’ils avaient cette capacité, ils auraient aussi celle de transformer l’état social. On sait qu’ils ne l’ont pas. Il ne reste donc qu’à voir le parti qu’ils peuvent tirer de l’instruction officielle au mieux de leurs intérêts. Or ici, nous constatons un état d’esprit aussi dangereux, sinon plus, que celui qui admet l’inutilité de l’instruction : c’est celui qui fait rejeter l’instruction officielle, la seule qui existe pour les travailleurs, sous prétexte qu’elle est pernicieuse.

La question a été posée en particulier à propos du projet de loi Buisson pour « l’égalité des enfants devant l’instruction », présenté en 1913. Depuis, elle est restée pendante. Le 17 janvier 1913, Harmel écrivait, dans la Bataille Syndicaliste : « Comment ne voit-on pas qu’un projet semblable ne peut jouer qu’au bénéfice de la bourgeoisie qui s’épuise dans la jouissance comme toutes les classes dominantes de l’histoire et qui a besoin, comme jadis celles-ci, de s’annexer des éléments pleins de vie et d’une force débordante ? Le prolétariat serait dupe s’il mettait les meilleurs de ses fils à la disposition de l’Etat bourgeois ». James Guillaume disait, le 30 janvier : « En régime capitaliste, votre plan aboutirait à extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et à les faire entrer dans la classe dirigeante ». La conclusion logique serait donc que le prolétariat doit refuser pour ses enfants l’enseignement secondaire, voire supérieur, puisqu’on ne voit d’autre résultat à cet enseignement que l’entrée de ces enfants dans la classe dirigeante.

Nous sommes énergiquement contre une telle conclusion : d’abord, parce que nous ne voyons dans les arguments d’Harmel et de Guillaume qu’une hypothèse ; ensuite, parce que cette hypothèse renferme une double erreur, erreur de psychologie et erreur de fait. Que l’Etat, s’il réalise l’égalité des enfants devant l’instruction, ait pour but d’apporter de nouveaux éléments de vie et de force à la bourgeoisie, ce n’est pas douteux et nous venons de le démontrer. Qu’il y réussisse, c’est moins certain, car ça dépend de la classe ouvrière elle-même. Or, sans faire de la démagogie, nous prétendons que c’est lui faire injure, car c’est faire injure à l’être humain, d’affirmer que l’instruction à partir d’un certain degré, ne peut servir qu’aux ennemis du prolétariat. Il y a là la manifestation d’un « ouvriérisme » aveugle et sectaire, hostile à l’intellectualité, qui n’est qu’une forme de l’ignorantisme. Et il y a une double erreur, disons-nous. Erreur de psychologie, car la fidélité à des principes et à une classe n’est pas une question d’instruction, c’est une question de conscience. La classe ouvrière n’aurait-elle plus de conscience, comme le prétendent ses contempteurs ? Autant dire qu’elle n’est composée que d’individus capables de la trahir. Erreur de fait, car il n’est nullement nécessaire d’être instruit, d’être un « intellectuel », pour faire un traître à la classe ouvrière. L’histoire, et particulièrement celle de la Grande Guerre, nous l’a surabondamment démontré. Combien de « manuels » illettrés, ou presque, ce qui est pire, ont fourni cette démonstration ! La Bataille Syndicaliste elle-même ne fut-elle pas un des principaux organes de trahison ouvrière par sa collaboration à la guerre ?

Ce n’est pas parmi les « intellectuels » que se recrutent les gendarmes, les agents de police, les gardiens de bagnes et de prisons, les mouchards d’ateliers, les « jaunes » et les « renards », les concierges et autres « chiens de garde » plus ou moins obscurs dévoués à la propriété et au pouvoir de leurs ennemis de classe. Ce recrutement n’est possible que par l’état d’ignorance des masses ouvrières, leur défaut de connaissance des questions sociales entrainant, chez un trop grand nombre, l’absence de conscience prolétarienne. Il est monstrueux de dire que l’instruction peut corrompre l’individu quel qu’il soit ; elle ne corrompt que celui qui est déjà corrompu, comme le soleil précipite la corruption de la charogne ; mais il rend plus vigoureux ce qui est vivant et sain. Ce n’est pas elle qui pouvait animer tous ces mauvais bergers qui ont poussé la classe ouvrière aux aventures guerrières ; ils sont demeurés aussi ignorants depuis qu’ils ont vendu la peau de leurs frères que lorsqu’ils étaient révolutionnaires. Par contre, la classe ouvrière ne trouvera jamais de guides plus éclairés que les hommes de haute culture qui ont une conscience, — un Elisée Reclus, un Tolstoï, un Romain Rolland -, et de compagnons plus sûrs, plus dévoués, que ceux qui, étant sortis d’elle, — un Michelet, un Perdiguier, un Vallès, un Varlin, un Pelloutier -, ne se sont instruits que pour mieux la servir. Des mains calleuses n’impliquent pas nécessairement la droiture et le dévouement. Un cerveau qui recherche la culture intellectuelle n’est pas forcément celui d’un traître et d’un exploiteur en puissance. Encore une fois, la Grande Guerre a été la Grande Expérience, et aujourd’hui, lorsqu’on voit la classe ouvrière plus divisée et plus exploitée que jamais par tant de faux intellectuels qui ont quitté l’atelier pour palabrer dans les assemblées dirigeantes et se sont élevés au-dessus d’elle non par l’instruction mais uniquement par leur absence de scrupules, on se demande à quoi l’expérience a servi.

Supposons, pour un instant, que les hommes ne se soient jamais instruits ou que l’instruction n’aurait pu en faire que des traîtres aux autres hommes. Comment se seraient formés tous ces êtres supérieurs, toute cette véritable élite, qui a guidé l’humanité dans tous les domaines de la pensée et du travail, lui a ouvert « la route qui monte en lacets » et qu’elle n’a cessé de suivre malgré tant de chutes qui l’ont précipitée dans les pires gouffres ? Comment aurions-nous eu Confucius, Homère, Solon, Pythagore, Eschyle, Phidias, Socrate, Empédocle, Platon, Diogène, Praxitèle, Épicure, Archimède, Sénèque, Epictète, Bacon, Dante, Léonard de Vinci, Copernic, Michel Ange, Rabelais, Shakespeare, Galilée, Molière, Spinoza, Milton, Newton, Franklin, les réformateurs et les humanistes du XVIème siècle, les philosophes du XVIIème, les hommes de la Révolution, Lavoisier, Gœthe, Beethoven, Hugo, Bakounine, Marx, Wagner, Pasteur, Tolstoï, Edison, Reclus, Louise Michel, Ferrer, Jaurès, et des milliers d’autres célèbres ou obscurs ?

On peut dire que jusqu’à la fin du XIXème siècle, tous les grands hommes qui se sont manifestés en France ont reçu, sauf de bien rares exceptions, un enseignement d’origine religieuse, l’instruction publique n’ayant été laïcisée qu’en 1882. Ils ont appris à lire sous l’œil de l’Eglise, comme nous apprenons à lire aujourd’hui sous le contrôle de l’Etat. Cela n’a pas empêché ceux qui avaient une intelligence hors du troupeau, hardie, novatrice, révolutionnaire, de se manifester. Où en serions-nous sans cela ?

Alors qu’il grattait encore la terre avec ses ongles, qu’il n’avait pour armes qu’un bâton ou des pierres, l’homme avait déjà besoin d’apprendre, de savoir toujours plus, de développer et de communiquer sa pensée par les moyens les plus étendus. D’où qu’elle vînt et quelle qu’elle fût, il l’accueillit avec curiosité, avec avidité, et jamais il ne fit son bonheur de l’ignorance, même d’une science dont il aurait eu à souffrir parce qu’il en serait fait contre lui un mauvais usage. Aurait-il dû ne pas découvrir la machine parce qu’elle servirait à aggraver sa servitude économique au lieu de se libérer ? Devait-il se dresser contre l’aviation parce qu’elle n’a servi jusqu’ici qu’à l’assassinat de populations sans défense hors des champs de bataille ? Non. Il doit vouloir que la machine serve à ses véritables fins, l’économie de ses forces, et que l’aviation ne soit plus qu’un instrument de paix. De même il doit s’instruire dans toutes les formes de l’activité humaine en se donnant pour but de les faire servir à son propre bien et au bien de tous.

Malgré tous les obstacles, l’humanité progresse parce qu’elle s’instruit, même mal. L’instruction est une fenêtre qui s’ouvre sur la vie. Sous prétexte que l’Etat fait cette fenêtre trop étroite, qu’il ne l’ouvre que sur un ciel noir et n’y laisse passer qu’un air malsain, devons-nous murer la fenêtre et nous condamner nous-mêmes aux ténèbres et à l’asphyxie du tombeau ? Ce serait faire le geste stupide d’un homme borgne qui se crèverait le seul œil qu’il possède parce qu’il y verrait insuffisamment.

Puisque nous ne savons ou ne pouvons pas nous instruire nous-mêmes, sachons nous servir de l’instruction que nous offre l’Etat. Pour cela, efforçons-nous de corriger cette instruction et appliquons-nous à la faire servir contre les mauvais desseins de ceux qui nous la donnent. Tous les hommes instruits ne sont pas de grands caractères et de belles consciences ; nous le voyons, hélas, tous les jours. Le grand savant Erasme fut un lâche et un misérable lorsqu’il livra aux autorités son ami Ulrich von Hutten proscrit et réfugié chez lui. Mais tous les grands caractères et les belles consciences n’ont été utiles à l’humanité que dans la mesure et l’emploi de leurs connaissances. « Science sans conscience est la perte de l’âme », a dit Rabelais. Sachons posséder les deux et nous pourrons alors être de véritables hommes, vivre utilement pour nous et pour les autres.

Quand les curés étaient les maîtres de l’école, il valait mieux apprendre à lire dans leur catéchisme que ne pas apprendre du tout. Quand l’Etat est le maître de l’école, il vaut mieux s’instruire dans les manuels de M. Lavisse et autres Loriquets laïques que tout ignorer. C’est à nous à choisir le bon grain et à rejeter celui qui est avarié.

Malgré les curés, l’homme a appris que la Terre n’était pas plate et que tout l’Univers ne tournait pas autour du Soleil. Malgré l’Etat meurtrier, spoliateur et fournisseur de méchante science, il apprendra la vraie science qui conduit à une fraternelle communion des hommes. Personne ne doit s’exclure volontairement de cette communion, personne ne doit refuser sa part d’effort pour la faire toujours plus large et plus belle.

La formule de l’antiquité était : Panem et circenses, du pain et les jeux du cirque pour abrutir les esclaves. La nôtre doit être celle d’Elisée Reclus : le pain et l’instruction. Le pain pour le corps, l’instruction pour l’esprit, les deux pour former l’homme normal qui réalisera une humanité toujours plus harmonieuse dans le bien-être et dans la liberté.

— Edouard ROTHEN

INSURRECTION

n. f. (du latin in, contre, et surgere, se lever)

Soulèvement contre le pouvoir établi. Mouvement d’un peuple se dressant contre le Gouvernement. La Grèce, l’Amérique, la France comptent de mémorables insurrections. Près de nous, le XIXème siècle a vu déjà des insurrections déborder le cadre politique : 1830, 1848, 1871. Explosions dues — par delà l’habituelle impéritie des gouvernants — à la fois à l’insuffisance sociale de la Révolution de 1789 et au joug réappesanti, avec des formes nouvelles et dans une armature imprévue, sur les couches laborieuses de la nation... La Convention avait déclaré (voir au mot Droit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) que « quand le Gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des devoirs et le plus indispensable des droits » (Article 37 de la Déclaration de 1793). Ce texte affirme, de la façon la plus précise et la plus explicite, que le recours à l’insurrection est non seulement un droit imprescriptible, mais encore un devoir sacré.

Néanmoins les démocrates dont l’idéologie affirme s’inspirer des principes de la déclaration précitée, répudient, en fait, eux aussi, le recours à l’insurrection. Ayant apporté, prétendent-ils, avec le « suffrage universel » les possibilités, pour le peuple, d’une émancipation pacifique dans une « extensible légalité » ils ne sont pas loin de croire, malgré les secousses croissantes infirmant cette présomption, que la démocratie est grosse de toutes les libertés possibles et qu’elle accouchera, dans le calme de progressives évolutions, des bienfaits dont le désir peut passionner l’humanité. Dans le cercle de leurs principes sont, semble-t-il, encloses, pour les générations futures, les germes des plus vastes aspirations et elles ne devront chercher, pour les réaliser, d’autres processus que la voie lente — et seule admise — des réformes. Vérités et moyens sont ainsi comme un bloc de révélations et il devient impie d’appeler la violence au secours d’une équité sans cesse différée. Et cependant, comme le disait Eugène Suë, « il n’est pas, dans le passé, une seule de nos libertés que nos pères n’aient été forcés de conquérir par l’insurrection ». Et elle est appelée à demeurer, pour les masses spoliées, — avec des formes variables et une réussite plus ou moins heureuse -, un des leviers de leurs espérances contestées tant que la force — ce droit d’Etat — figera dans des institutions conservatrices le devenir des sociétés,

Les défenseurs du principe d’autorité — quel que soit le signe politique de leur règne — nient le droit à l’insurrection. Même dans le cas où les détenteurs du pouvoir ne se sont emparés de celui-ci qu’en recourant à la violence insurrectionnelle, ils refusent à leurs adversaires le droit de faire appel aux mêmes moyens. Approuvant, mieux : glorifiant le mouvement insurrectionnel qui leur a permis de confisquer au profit de leurs visées ambitieuses la puissance gouvernementale, ils blâment, pire : ils condamnent et répriment implacablement toute tentative d’insurrection dirigée contre eux. Cette odieuse, mais trop explicable contradiction est le fait, en France, des gouvernants actuels qui, pourtant, se targuent sans vergogne d’être les héritiers et les continuateurs de la Révolution Française. Il est le fait, en Italie, d’un Mussolini qui, porté au pouvoir suprême par les brigandages à main armée et la marche sur Rome des hordes fascistes, considère comme le pire des crimes toute résistance à ses volontés et punit des peines les plus sévères tout acte, tout écrit, toute attitude hostile à sa personne et à ses volontés. Il est le fait, en Russie, des gouvernants bolchevistes qui, après avoir préconisé, préparé, organisé et exécuté, avec l’intrépide concours de toutes les forces révolutionnaires de Russie, le formidable mouvement populaire qui, en octobre 1917, culbuta, par la violence, le gouvernement établi, ne tolèrent aujourd’hui aucune propagande dirigée contre la dictature de leur parti et traitent en malfaiteurs, emprisonnent, exilent et assassinent tous ceux qui ne consentent pas à s’incliner devant les méfaits de cette dictature. C’est le fait de tous les partis et de tous les individus qui acclament l’insurrection quand elle leur est profitable et la répudient lorsqu’elle dessert leurs intérêts, leurs desseins d’ambition ou leurs rêves de domination,

Il ne faut pas confondre Insurrection et Révolution. La révolution est une chose, l’insurrection en est une autre. L’idée de révolution implique la nécessité de briser les rouages du régime établi, afin d’instaurer sur les ruines de ce régime un régime non seulement nouveau, mais dont les bases et la structure sont en opposition totale avec les principes et les institutions du régime effondré. L’idée d’insurrection ne va pas jusque-là : elle ne se propose pas nécessairement un changement de régime ; elle se borne, le plus souvent, à modifier la forme du pouvoir établi ; elle se contente parfois de changer le personnel gouvernemental ; elle s’attaque à une personne, à une institution ou même à un rouage administratif ou directorial et, ce résultat partiel étant obtenu, elle se déclare satisfaite. Bref : une révolution doit avoir pour conséquence de déchirer le contrat social établi, d’en abolir toutes les clauses, d’anéantir tous les principes qui vicient ledit contrat et de proclamer un état de choses diamétralement opposé, établi par un contrat social entièrement nouveau. C’est pourquoi les anarchistes reconnaissent que l’histoire de l’humanité a enregistré de très nombreuses insurrections, mais, jusqu’à ce jour, pas une seule véritable Révolution.

Toute insurrection commence nécessairement par l’acte d’un seul individu ou de quelques-uns : ceux qui, les premiers ou le plus douloureusement, ont eu à souffrir d’un abus, d’une injustice, d’un crime du pouvoir établi. Cet homme ou ces quelques hommes forment le dessein de lutter contre le pouvoir, auteur ou complice de cet abus, de cette injustice ou de ce crime. Ils communiquent leur projet aux personnes susceptibles de s’y intéresser. De proche en proche, l’idée de cette protestation contre le pouvoir établi se développe, elle gagne du terrain, elle enrôle un nombre toujours croissant d’hommes acquis au projet d’insurrection ; elle est, tôt ou tard, inscrite au programme d’un de ces partis politiques qui sont incessamment à l’affût de tout ce qui peut alimenter et accroître le mécontentement de l’opinion publique ; tout ce qui fait partie de « l’opposition » est emporté par le courant de plus en plus vaste et tumultueux. Le pouvoir s’émeut, il n’attend pas que le mouvement ait réuni des éléments et des forces susceptibles d’assurer son succès. Il actionne son appareil répressif ; il fait appel aux ressources, aux concours, aux appuis et aux moyens de violence qu’il estime capables de disperser, de réduire au silence ou d’intimider les initiateurs du mouvement. Le plus souvent, ces actes d’étouffement et de violence ne font que fortifier la propagande que le gouvernement entend museler et vaincre ; ils ne font qu’intensifier l’irritation populaire et que stimuler le zèle, l’ardeur, l’enthousiasme et l’énergie agissante des ennemis du pouvoir établi. La situation se complique et s’aggrave ; l’heure sonne des résolutions viriles et des actions décisives. L’opposition ne peut plus reculer. Toute hésitation devient une lâcheté, une capitulation, une défaite.

L’insurrection éclate. De deux choses : ou elle triomphe et, dans ce cas, les chefs de l’armée insurrectionnelle sont des héros et leurs soldats de bons, d’honnêtes, de glorieux combattants ; ou elle est écrasée et, dans ce cas, les chefs sont des brigands et les soldats des malfaiteurs.

Elisée Reclus qui fut, en même temps que le plus illustre et le plus savant des géographes (consulter ses ouvrages : La Géographie Universelle, L’Homme et la Terre) un des meilleurs théoriciens anarchistes, n’a pas hésité à déclarer que, « devant les abus et les crimes incessants du pouvoir, les anarchistes sont en état d’insurrection permanente ». Noble et forte affirmation ! Pour les êtres dignes, fiers et libres que nous tâchons d’être, cette déclaration ne se borne pas à indiquer le droit ; elle trace aussi, elle dicte l’attitude.

— Sébastien FAURE.

INTANGIBLE

adj.

Qui ne peut être touché ; qui échappe au sens du tout et, par extension, à qui il ne peut et ne doit être touché. C’est dans ce sens qu’on dit de certains principes proclamés évidents, de certaines affirmations considérées comme incontestables, de certaines vérités estimées définitives et absolues, que ces principes ; affirmations et vérités sont intangibles. En matière de religion, les croyances fondamentales sont déclarées intangibles ; les personnes qui ont la foi doivent s’interdire de les discuter ou d’y apporter une modification quelconque. Les doctrines enseignées par l’Eglise catholique, doctrines auxquelles les écrivains catholiques appliquent le mot « Dogme », doivent être tenues pour indiscutables ; elles sont placées au-dessus et en dehors de toute controverse et de tout examen, contrôle ou vérification. Elles ont pour caractère l’immutabilité qui exclut toute retouche ou modification.

En morale, en philosophie et en sociologie, les Maîtres de tous les temps ont tenté de présenter ou, plus exactement, d’imposer comme étant d’une certitude absolue certains principes servant de fondement à leur système de domination. Ces principes une fois admis, la doctrine tout entière se développe, de conséquence en conséquence, à la façon d’une chaîne dont les anneaux se déroulent indissolublement liés.

Si, par exemple, en sociologie, on consent à admettre comme étant d’une nécessité absolue le principe fondamental d’Autorité et de Propriété privée, les théoriciens pourront imaginer à l’infini les formes d’organisation sociales, ils auront beau épuiser l’interminable théorie des systèmes d’agencement politiques et économiques, ils se trouveront fatalement enfermés dans le cercle vicieux où les emprisonnera le point de départ : le principe d’Autorité et de Propriété servant de base à la structure de toute société humaine et tenu pour nécessaire. Les philosophes et sociologues qui proclament l’intangibilité du principe d’Autorité se condamnent, sciemment ou à leur insu, à ne jamais sortir de 1’ornière. Vainement, ils parlent, en les exaltant, du Droit, de la Justice, de la Solidarité, de la Liberté ; vainement ils se flattent d’appliquer ces belles et nobles choses dans les systèmes plus ou moins ingénieux d’organisation sociale qu’ils préconisent ; les faits leur infligent le démenti le plus brutal et le plus catégorique. Dans les sociétés qu’ils bâtissent, il ne saurait y avoir ni véritable justice, ni droit équitable, ni solidarité réelle, ni liberté positive, parce que l’exercice du droit, de la justice, de la solidarité et de la liberté implique, à l’origine, et à toute époque, un contrat social librement débattu et consenti entre égaux. Or ne sont égaux et ne peuvent l’être — je défie qu’il soit raisonnablement possible de les concevoir ou imaginer égaux — des hommes dont les uns commandent et les autres obéissent (Principe d’Autorité), dont ceux-ci sont riches et ceux-là pauvres (Principe de Propriété privée).

Cette vérité, les anarchistes ne sont pas les seuls qui l’aient comprise ; mais seuls ils en ont poussé jusqu’à leur terme les inéluctables conséquences. Seuls, ils ont la conviction que les bases sur lesquelles les sociétés humaines ont reposé jusqu’à ce jour, sur lesquelles elles sont encore édifiées ne sont pas intangibles et qu’elles forment un cercle vicieux qu’il est indispensable de briser ; seuls, ils sont certains que, si violente, si formidable et si victorieuse qu’elle soit, toute révolution qui ne fera pas table rase des principes qui régissent la société bourgeoise, qui n’osera pas toucher à ces principes, parce qu’elle les considérera comme nécessaires et, par conséquent intangibles, aboutira à un avortement et non à la naissance d’un monde nouveau.

En vérité, rien n’est sacré ni « tabou » parce que rien, n’est fixe ni éternel. La vie se développe à travers d’innombrables transformations ; elle s’affirme par voie de modifications et changements indéfinis ; elle donne naissance à des formes constamment nouvelles faisant suite à des structures périmées. Rien donc, n’étant immuable, n’est intangible.

— Sébastien FAURE.

INTELLECT

n. m. (du latin intellectus, de intelligere, comprendre ; inter, entre ; ligere, choisir)

La connaissance limitée que nous avons de la mécanique physicochimique du système nerveux et notamment du processus de la pensée rendent difficile une définition de l’intellect qui soit pleinement satisfaisante et dégagée de tout spiritualisme. Pour nous exprimer strictement en matérialiste, nous nous bornerons à dire qu’intellect est le mot qui désigne la faculté du système nerveux d’examiner et d’associer les données fournies par les sens et d’en tirer les déductions que sa raison indique à l’être pensant, la fonction étant l’intellection et la qualité du produit l’intellectualité. Sans ces opérations intellectuelles, les données des sens ne seraient que momentanées ; elles n’auraient que la durée de la sensation. Connaître, dans le sens de concevoir et comme différencié — pour les besoins de l’analyse — de percevoir est donc le fait de l’intellect, source de la compréhension et du savoir durable, principe même de la pensée sous ses divers aspects. Certains psychologistes font une distinction entre, d’une part, intelligence, qui désignerait plutôt la capacité ou faculté de se rendre compte, dans le domaine pratique, de ce qu’il y a à faire dans une situation donnée, et, d’autre part, intellect, qui concernerait plutôt la théorie et les principes, surtout dans le domaine des choses abstraites. Mais cette distinction n’a rien d’absolu. Le fait est qu’ « intelligence » est un terme d’usage général, tandis qu’ « intellect » est d’un emploi plus restreint.

La scolastique appelait intellect-agent, la « faculté intellectuelle qui s’approprie activement les espèces », et intellect-patient, celle « qui reçoit passivement les espèces que lui envoient les objets extérieurs. Dans sa Théorie des intellects ou concepts, Abailard désigne ainsi les universaux (idées générales) pris et envisagés dans notre entendement.

On désigne sous le nom d’intellectualisme le système ou la tendance qui met en relief l’importance de la fonction de connaître ou la place au-dessus de toute autre. D’où le substantif, issu de l’adjectif, intellectuel pour désigner un homme qui limite plus ou moins son activité cérébrale au monde des idées pures et préfère l’activité de l’intellect à n’importe quelle autre.

— M. D.

INTELLECTUEL

adj. et subst. m.

Qui appartient à l’intellect ; la caractéristique et aussi le résultat de son activité. Le terme d’intellectuel désigne non seulement les biens et les mouvements propres à l’entendement, mais les organes, facultés, tendances de l’intelligence et jusqu’aux occupations qui les mettent plus particulièrement en jeu. Objets, vérités, phénomènes sont dits intellectuels qui, par leur nature ou leurs qualités abstraites, relèvent des opérations cérébrales de la connaissance plus que de l’enregistrement animé de nos sens. Pour marquer, dans l’acquisition de certaines données, l’intervention décisive de nos facultés internes, la prédominance de nos moyens spéculatifs, on donnera le nom d’intellectuelles à diverses branches du savoir. Les chemins eux-mêmes traduisent, par leur désignation, comme une spécialisation et un privilège : on dit sens intellectuels, ou des notions, pour la vue, le toucher, l’ouïe (sens affectifs — ou des sensations — pour l’odorat et le goût), et sensibilité intellectuelle « faculté que nous avons d’être affectés de plaisir ou de peine par l’exercice ou l’immobilité de notre intelligence » (Bescherelle). Les principales facultés, dites intellectuelles (plus séparées pour la nécessité de nos études que dans leur existence et plutôt formes variées d’une faculté unique), sont : la conception, la mémoire, l’imagination, l’induction, l’abstraction, la généralisation, le jugement. Quant à la conscience, elle s’étend sur tout notre domaine intellectuel : du passé à l’avenir et de la matière à la quintessence tout acte d’intelligence fixe en elle sa lumière et sa force.

La philosophie dualiste, opposant le spirituel au matériel, fait de l’intellectuel l’apanage de l’esprit, et l’âme est ainsi regardée comme une substance intellectuelle. Descartes parle de « préparer les esprits à considérer les choses intellectuelles et à les distinguer des corporelles ». Laplace aperçoit « dans les phénomènes de la nature les vérités intellectuelles de l’analyse ». Bernardin de Saint-Pierre regarde « la faculté intellectuelle comme d’un ordre supérieur à la faculté sensitive ».

Substantivement, l’appellation d’intellectuels désigne ceux dont l’activité (ou les fonctions) font particulièrement appel — parfois exclusivement — aux facultés de l’intelligence. La qualité d’intellectuel différencie et, dans la société actuelle, superpose deux catégories d’individus. Et l’opinion publique (dont certaine superbe toute académique entretient le préjugé) accorde d’ordinaire à l’intellectuel la supériorité et comme un droit de tutelle sur le manuel. A cet état d’esprit se rattache, pour une part, la considération dont on entoure le professeur ou l’homme de lettres, l’intellectuel en titre, l’homme qui fait métier de penser, et le mépris dans lequel l’employé tient son voisin de labeur : l’ouvrier. La plume que les « intellectuels » (de carrière, sur le plan de la vie ou de la gloire plus que de goût, sur le plan de la joie) mettent au service des « élites », de l’industrie ou de l’Etat, et à laquelle ils demandent l’existence, la fortune ou la notoriété, leur parait, si j’ose cette image, d’une trempe plus aristocratique que l’outil grossier de leur compagnon. Alors que la pensée, la pensée virile et droite ennoblit tout, intellectualise de la plus délicate manière les plus décriés des travaux et que l’intelligence — cette intelligence qu’ils invoquent tant, ceux-là, sans en avoir touché le pur carat — illumine des fronts méconnus parmi les plus humbles d’entre nous…

Entre l’usage habituel de « l’intelligence » (entendue ici en tant qu’instrument de travail et non comme échelle de compréhension) et, d’autre part, les possibilités intellectuelles profondes que les compressions sociales refoulent, que d’iniques incohérences laissent inaperçues ou inemployées, s’établit une démarcation qui situe arbitrairement le penseur non classé sous le contrôle des professionnels de la pensée. C’est une attribution de suprématie à ces besognes dites intellectuelles que l’entraînement et la technique — accidentellement servies par des dispositions naturelles — ramènent souvent, par delà l’apprentissage, à des réflexes mécaniques, et qui emprisonnent parfois plus qu’ils ne délivrent l’intelligence véritable. Sans nous égarer au parti pris et exclure du bénéfice de la pensée personnelle ceux dont le labeur apparaît davantage comme d’ordre cérébral, réhabilitons cependant, en face d’un intellectualisme artificiel et surfait, cette valeur intrinsèque et humaine, et tant intellectuelle que morale, qui domine l’esclavage de nos gestes et le jeu coutumier de nos doigts. Mettons en garde l’intellectuel d’habitude — bureaucrate, pédagogue, écrivain — dont un système archaïque exacerbe et anormalise la spécialisation, contre les erreurs d’optique de sa position dans un social déséquilibré. Discernons, derrière les rudesses maintes fois protectrices des occupations « manuelles » derrière l’écran du travail « vulgaire » qui sauve — cela lui arrive et nous l’avons vu — la pensée du mercantilisme, le domaine, en propre, de l’intellectuel de fond. Laissons à la porte les vanités que nous souffle une ambiance toute faussée de suprématies. Demandons même — il nous le donnera souvent — à l’effort de nos mains l’affranchissement et l’épuration de nos facultés intellectuelles. Il y a, plus haut que « l’intellectualisme » du jour, ravalé à la coterie et au métier et sali de négoce et de vanité, place pour l’essor d’une intelligence vivante et régénérée, chaleureuse et pleine, et qui ignore les conditions et les cadres, les dosages et les préséances et ne songe qu’à harmoniser les rayons des plus disparates intellects...

— LANARQUE.

INTELLIGENCE

n. f.

Dans le langage courant, l’intelligence, faculté de comprendre, est synonyme de connaissance réfléchie ou même de connaissance en général. Pour le philosophe elle s’apparente à la raison et concerne plus spécialement la connaissance par les idées ; irréductible à la vie affective comme à la vie active, sans en être séparée radicalement ainsi qu’ont pu le croire quelques psychologues, elle se distingue des perceptions sensibles par son caractère abstrait et général, d’après la conception habituellement admise du moins. Je vois des hommes de grosseur, de taille, de couleur, d’aptitudes mentales différentes, chacun d’eux présente des particularités qui ne permettent pas de le confondre avec ses voisins, voilà un exemple de connaissance sensible. Mais les différences individuelles ne m’empêcheront pas d’appliquer à tous le terme homme, au petit comme au grand, au noir comme au jaune, à l’illettré comme au savant, parce que chez tous je découvre des qualités identiques. L’idée (v. ce mot) sera justement le résumé de ces qualités communes ; ainsi l’idée d’homme se réduira, selon Aristote, au concept d’animal raisonnable. Par contre, les roses perçues par mes yeux auront beau avoir une couleur précise, être blanches, rouges, jaunes, etc., l’idée de rose ne devra impliquer aucune couleur déterminée, afin de pouvoir convenir à toutes les espèces indifféremment. Un travail mental d’abstraction et de comparaison est requis pour dégager les éléments communs des qualités variables ; l’idée, résultat de ce filtrage intellectuel, apparaît ensuite comme applicable à tous les individus du genre considéré. Selon les nominalistes, il est vrai, la généralité consisterait uniquement dans le nom et dans sa possibilité indéfinie d’application ; mais nous ne saurions aborder ici l’étude détaillée de la nature et de l’origine des concepts. Entre les idées, l’esprit perçoit des rapports et les affirme ; d’où le jugement qui se traduit par la proposition. Ainsi je dirai d’un homme qu’il est grand, d’une rose qu’elle est rouge, opérant, grâce au verbe « est », une liaison entre homme et grand, rose et rouge. Dans le raisonnement l’intellect établit un rapport non plus entre des idées simples mais entre des jugements ; de ce que tout homme est mortel je conclurai, par exemple, que tel personnage étant homme, doit lui aussi mourir. La science, création typique de l’intelligence, est ainsi réductible à un système de concepts, de jugements et de raisonnements ; dans les mathématiques tout se ramène en définitive à l’affirmation d’égalité ou d’inégalité entre les nombres ou les figures ; les sciences expérimentales aboutissent à des lois traduisant en formules, aussi précises que possible, les rapports qui relient les phénomènes-causes aux phénomènes-effets. Mais jugements et raisonnements, pour nous sembler valables, doivent eux-mêmes obéir à des principes supérieurs dont l’ensemble constitue la raison. Déductions logiques et mathématiques, dont la vérité consiste dans l’accord de la pensée avec elle-même, restent sous l’entière dépendance du principe d’identité et de ses corollaires immédiats. Si tous les corps abandonnés à eux-mêmes tombent, je puis, en vertu de ce seul principe, déclarer légitimement que tel corps particulier abandonné à lui-même tombera : en effet, ce corps particulier était implicitement et nécessairement compris dans tous les corps. Si le parallélogramme est réductible au rectangle et s’il est décomposable, par ailleurs, en deux triangles, il en résulte que la formule permettant de calculer la surface du rectangle s’applique au triangle, à condition d’y joindre la division par deux ; de même le cercle étant décomposable en triangles à base infiniment petite pourra utiliser la formule applicable au triangle, la hauteur commune étant le rayon et la somme des bases la longueur totale de la circonférence. J’arrive à construire la géométrie grâce à des substitutions de figures équivalentes, l’arithmétique et l’algèbre grâce à des substitutions de nombres ou de lettres, symboles de nombres indéterminés. Le principe d’identité, suprême norme de la déduction, vaut en réalité pour toute pensée logique ; mais dans les sciences expérimentales interviennent d’autres principes, en particulier ceux de causalité et de déterminisme universel. Biologistes, physiciens, chimistes, etc., n’observent les faits que pour découvrir les lois explicatives de ces faits, leurs rapports de production ; c’est ainsi que l’ascension du mercure dans le tube barométrique fut rattaché à la pression atmosphérique, la rage à la présence d’un microbe, etc., etc. Découvrir les causes des phénomènes encore inexpliqués, voilà en quoi consiste essentiellement la recherche scientifique : causes que l’on se refuse à placer aujourd’hui hors du plan expérimental. Le principe du déterminisme précise la causalité en affirmant que, dans les mêmes conditions, les mêmes antécédents sont toujours suivis des mêmes conséquents. Si la chaleur dilate le fer aujourd’hui, elle le dilatera encore demain et en dix ans, et en un siècle, pourvu que les conditions de pression, etc., soient semblables. A la base de toutes les lois formulées par les savants se trouve l’affirmation implicite du déterminisme. D’autres principes existent, celui de substance qui, sous le changement, nous pousse à supposer le permanent ; celui de finalité, dont les théologiens abusèrent outrageusement, pour étayer leurs rêveries, et que la science positive rejette. Régulateurs de nos opérations logiques ils constituent les lois fondamentales, l’ossature en quelque sorte, de l’esprit humain ; mais la relativité de plusieurs, de la finalité par exemple, éclate manifestement. Ajoutons que, des moins contestés même, les métaphysiciens font un usage singulièrement fantaisiste : ainsi de ce que tout a une cause ils concluent sans sourciller que le monde doit en avoir une : Dieu. Or Dieu c’est par définition, l’être qui n’a pas de cause. Alors que le principe de causalité obligerait à remonter d’effets en effets, sans arrêt possible, ils en déduisent l’existence d’un être qui, lui, n’est causé par rien. Contradiction ruineuse pour l’argument le plus capable de faire admettre l’existence d’un Dieu.

Les philosophes sont d’ailleurs loin de s’entendre sur la valeur des idées, jugements, raisonnements, principes, dont l’ensemble constitue notre intelligence. Platon n’accordait qu’une importance secondaire et médiocre à la perception sensible, exaltant, par contre, outre mesure, la connaissance par les idées. Ces dernières réalités véritables et modèles de tout ce qui existe furent contemplées par notre âme dans une existence antérieure ; ici-bas, elle s’en souvient à l’occasion des choses sensibles, vagues ombres qui ne rappellent que de loin les splendeurs du monde intelligible. Aristote plus positif, voit dans l’intellect la faculté de concevoir l’universel, mais continue de l’élever au-dessus des simples données des sens. Leurs successeurs admirent comme un principe indiscutable la supériorité de l’idée sur la sensation. Ni les scolastiques ni Descartes ne devaient mettre en doute le primat de la connaissance intellectuelle, base commune de leurs systèmes, par ailleurs très opposés. Dès avant Socrate, Héraclite avait pourtant proclamé que tout est changement et multiplicité, ce qui conduit à préférer la richesse du devenir sensible à la pauvreté de l’idée immuable. Les sceptiques, eux aussi, se défiaient de l’intelligence, car ils ne croyaient pas l’esprit humain capable de connaître avec certitude. Conciliant ses tendances mystiques avec l’idéalisme de Platon, Plotin admettra plus tard qu’au-dessus de la pensée discursive et de la logique ordinaire, il y a place pour une connaissance intuitive : l’extase. Cette doctrine contient en germe des vues reprises par Bergson et les anti-intellectualistes contemporains. Kant aborde le problème sous un autre aspect et se demande si l’esprit perçoit les choses telles qu’elles sont ou s’il les perçoit à travers des formes a priori que la sensibilité et l’entendement leur imposeraient. Après de savantes analyses, il arrive à penser que, tel un miroir déformant, notre intelligence mêle indissolublement sa propre nature à celle des choses et que le monde n’est perçu qu’à travers les lois de l’esprit. Enfin de nombreux philosophes, dont les plus marquants sont Bergson et James, ont entrepris, à notre époque, de rabaisser la connaissance intellectuelle au profit de l’expérience sensible, de l’instinct, de l’intuition psychologique, parfois de l’utilité et de l’action. Comme ils se firent, non sans adresse, les défenseurs des croyances religieuses, qui croulaient de toute part sous les coups du rationalisme, leur succès fut grand. Il ne fut pas durable et la vogue des doctrines anti-intellectualistes paraît sur son déclin. Selon Bergson, l’intelligence humaine est essentiellement pratique, elle a pour but non la connaissance désintéressée mais l’action ; fabriquer des instruments, inventer des moyens en vue de réaliser une fin donnée, se mouvoir au milieu des solides, voilà son triomphe ; ne lui demandez pas de saisir le réel, d’atteindre l’imprécision fuyante du devenir, de comprendre la vie créatrice de nouveauté. L’idée appauvrit singulièrement la richesse du donné sensible, elle découpe artificiellement dans la trame continue de la conscience ou du monde extérieur, elle stabilise ce qui change éternellement ; malgré son utilité pratique incontestable, et justement à cause de cette utilité, elle nous empêche de saisir le réel en profondeur. Contre la science valent les mêmes reproches : Leroy, un disciple de Bergson, ira jusqu’à prétendre que le savant crée le fait qu’il observe, que les lois qu’il formule sont aussi arbitraires que les règles du trictrac ou d’un autre jeu, et que les principes généraux de nos sciences sont de simples lois artificiellement placées au-dessus de toute discussion. Pour connaître, l’esprit doit se déprendre des habitudes utilitaires, des formes spatiales et numériques qui encombrent la surface du moi ; par un effort vigoureux il faut qu’il plonge, au-dessous de la croûte superficielle des états d’âme solidifiés, jusqu’à la source jaillissante où la conscience n’est plus qu’un indistinct devenir. C’est le coup de sonde de l’intuition, dont les bergsoniens disent merveille, mais en affirmant que les vérités qu’elle découvre ne peuvent être traduites par le langage, instrument de l’intelligence et qui en a tous les défauts. James et les pragmatistes s’accordent avec les précédents pour critiquer la logique, le langage, la raison, mais à l’intuition ils substituent l’étude des expériences religieuses, spirites, etc., dont le savant fait peu de cas.

Sans doute l’idée est moins riche que la sensation, et la sèche logique aurait tort de prétendre retenir toute la complexité du réel. Mais, parce qu’un portrait n’a ni le mouvement, ni la vie du modèle, doit-on conclure qu’il est sans valeur ? Que l’idée appauvrisse les perceptions des sens, qu’elle retienne seulement quelques caractères communs, c’est vrai ; pour fruste que soit le dessin qui subsiste, il suffit cependant à nous faire reconnaître les individus du genre considéré. Et si la parole, instrument impersonnel d’expression, ne peut rendre les nuances infinies de la pensée, elle traduit sommairement du moins l’essentiel de nos concepts et de nos désirs. Le savant, soucieux d’objectivité, élimine la qualité pour s’en tenir à la quantité, il mesure, pèse, précise ; disons qu’il traduit le fait brut en langage scientifique, mais c’est une gageure de prétendre qu’il crée de toutes pièces le fait scientifique. Comparer les lois qu’il découvre aux règles du trictrac paraît non moins inadmissible ; c’est en vain que je fixerai arbitrairement le point de fusion du fer à 100, 200 ou 300°, la nature ne me suivra pas ; au contraire, je puis modifier les règles du trictrac, sans que le jeu devienne impossible. Si la loi scientifique nous permet d’agir efficacement, si elle est utile en pratique, c’est qu’elle implique une certaine conformité avec le réel ; de sa relativité manifeste ne concluons pas au caractère purement artificiel. Quant à l’intuition, qui nous ferait atteindre l’âme et Dieu, donnant une base expérimentale aux vieilles rêveries des métaphysiciens, elle a ouvert à Bergson les portes de l’Académie et lui vaut la faveur des écrivains bien-pensants ; ce fut son résultat le plus certain. En voyant les flirts qu’il entretient avec les catholiques, de même qu’un autre professeur de philosophie en Sorbonne, membre de l’Institut et du Conseil central de la Ligue des Droits de l’Homme, dont j’ai personnellement expérimenté la mauvaise foi, on peut se demander si ces deux penseurs israélites ne sont pas des arrivistes avant tout. Les phénomènes spirites, l’extase religieuse, chers à James, sont d’ordre physiologique et relèvent de la médecine mentale. Ceux qui comptaient sur le mouvement anti-intellectualiste pour arrêter les progrès de la science et fortifier la tyrannie des Eglises en sont aujourd’hui pour leurs frais. Accordons-leur le mérite d’avoir insisté sur la haute valeur de la connaissance sensible et sur les faiblesses de la logique considérée comme source exclusive du savoir.

Mais quelle place donner à l’intelligence dans une vie harmonieusement équilibrée ? Jean-Jacques Rousseau s’en défiait, constatant que ses créations essentielles, arts, sciences, lettres, dissimulaient mal les chaines pesantes dont la société charge les individus. Fuir la civilisation corruptrice, revenir à l’état de nature tels sont ses thèmes favoris ; beaucoup parmi les meilleurs esprits partagent cette manière de voir. Pour des motifs bien différents, les pires ennemis de l’intelligence ce furent les théologiens ; surtout ceux de la Rome catholique qui finirent par prétendre au monopole de la vérité. Entre leurs mains, science et philosophie devinrent les servantes du dogme ; durant des siècles, toute parole indépendante valut à leur auteur la prison ou le bûcher. Quant au peuple on le laissa intentionnellement croupir dans une ignorance profonde ; les fidèles devaient croire le prêtre sur parole, et de la Bible même ils ne pouvaient détenir que des exemplaires tronqués. Contrainte à quelques concessions par l’incrédulité moderne, l’Eglise cherche toujours à étouffer la pensée indépendante, par la force quand elle est maîtresse, dans des embûches hypocrites quand elle ne l’est pas. Cette crainte de la libre recherche et d’un savoir approfondi, elle éclate déjà dans le mythe de la désobéissance de nos premiers parents ; si Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre c’est pour avoir mangé le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. L’Evangile exalte la foi des simples, proscrit la réflexion, blâme l’apôtre Thomas de n’avoir cru qu’après avoir vu, s’indigne contre ceux qui veulent scruter les secrets divins. Aussi l’Eglise exige-t-elle un aveugle acquiescement à toutes les sornettes qu’il lui plaît de dire ; le vrai chrétien doit répondre amen, les yeux fermés. Quant à la prétendue science des prêtres, elle se borne à retenir, de mémoire, le long chapelet des dogmes proclamés par les conciles, ainsi que des passages de l’Ecriture. Une vaine érudition, des raisonnements pleins de partialité, une éloquence superficielle masquent l’absence, de réflexions profondes et de pensées cohérentes. Après la mort les élus se figeront, parait-il, dans une contemplation sans fin de la Trinité, mais sur terre il n’y a place que pour la foi aveugle ou les élucubrations très chrétiennes de théologiens radoteurs.

A l’inverse, certains penseurs ont accordé à l’intelligence une incontestable primauté. Pour Socrate, l’homme ne faisait le mal que par ignorance ; la science était génératrice de vertu ; connaître le bien déterminait à le vouloir. Aristote plaçait la souveraine perfection et le suprême bonheur dans la contemplation des vérités éternelles ; les vertus pratiques, juste milieu entre des tendances contraires, restaient inférieures aux vertus spéculatives. Le dilettantisme de Renan accorde aussi le premier rang à l’intelligence. Tout voir, tout comprendre si possible, ne négliger aucun des spectacles offerts par le monde, aucun des systèmes inventés par l’esprit, aucune des beautés créées par l’art, voilà le but de l’existence, du moins la meilleure façon de l’utiliser. Et le philosophe de Tréguier ajoute, avec un sourire, que notre curiosité, toujours en éveil, fera bien d’être accueillante aux conceptions les plus contraires. Victor Hugo affirme « qu’ouvrir une école c’est fermer une prison » ; cette phrase résume non seulement les idées du poète, mais celles des principaux promoteurs de l’enseignement contemporain. Ils ont cru que la science rendait les hommes meilleurs, que l’énergie de la volonté était proportionnelle aux clartés de l’intelligence, que le cœur s’harmonisait toujours avec l’esprit. Aussi n’ont-ils songé qu’à bourrer le cerveau des enfants de connaissances mal digérées ; étouffant les aspirations personnelles et l’instinct créateur, oublieux aussi du sentiment et de la volonté. L’expérience leur a donné un démenti cinglant ; et nos réactionnaires ont trouvé là un prétexte excellent pour dénigrer la science et vanter la religion. Comme si les peuples chrétiens n’étaient pas les plus corrompus ! En fait, cœur et caractère ont une importance non moindre que l’intelligence ; les découvertes scientifiques permettent de multiplier la douleur humaine comme de l’amoindrir, témoin les massacres effroyables des dernières guerres ; les grands criminels, décorés par l’histoire du nom de conquérants ou d’habiles politiques, ne manquèrent souvent pas de génie. Savoir et talent deviennent entre les mains des riches et des prêtres un moyen de fortifier leur domination ; l’ambition ou l’intérêt sont les guides habituels des mandarins de Sorbonne et de l’Institut. Préoccupés de ne faire aux bien-pensants nulle peine même légère, ils éliminent impitoyablement quiconque s’avère libre et franc ; après bien d’autres je l’ai constaté. Pourtant aimons la science, malgré les tares de ses représentants officiels ; aimons l’intelligence dont les bienfaisantes critiques percent à jour le mensonge politique et religieux. Les chaînes cérébrales sont de toutes, les plus pesantes ; aidons les hommes à s’en délivrer.

— L. BARBEDETTE.

DOCUMENTS.

Bergson : Les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; Evolution créatrice. James : Le Pragmatisme ; La Philosophie de l’expérience. Stuart Mill : Logique. Leibnitz : Nouveaux essais. Kant : Critique de la Raison Pure. etc...

INTEMPERANCE

n. f. (latin intemperentia)

Mot qui, dans la langue courante, désigne particulièrement l’abus des boissons toxiques. Il est synonyme d’ivrognerie. Quiconque s’enivre est un intempérant. Le mot signale un excès criant, scandaleux, visible pour tous et généralement habituel. Il ne désignerait pas en revanche, l’alcoolique, l’intoxiqué proprement dit, mais seulement un des états de ce dernier. Le bourgeois, flâneur et paresseux, qui s’exhibe à la terrasse d’un cabaret où il sirote un apéritif, n’est pas, au sens vulgaire du mot, un intempérant.

Il y a même de ces déviations du langage, frisant le paradoxe qui font presque un avantage de ce que la raison et le bon sens entendent flétrir : le buveur, adonné à l’apéritif, le riche qui met son luxe dans sa cave et gave ses amis de vins superfins n’est pas un intempérant ; c’est un homme qui jouit, qui sait user de biens que la nature et la civilisation offrent à sa gourmandise, à son besoin d’ostentation, à ses impulsions gastronomiques, à son être matériel. C’est un acte légitime en somme, car jouir est un bien, un postulat auquel seuls les impuissants, les incapables, les miséreux ne donnent pas satisfaction. Le vice bien porté n’apparaît plus un vice ; l’or purifie tout. Le « purotin » seul a le droit d’être un intempérant. Le pochard du grand monde s’indignerait d’être dénommé Coupeau !

Leur identité est pourtant absolue.

Le psychologue a d’ailleurs le droit de restituer au mot intempérance un sens beaucoup plus compréhensif, car il s’agit, en l’espèce, d’un état psychologique, peut-être morbide, nous allons le voir, qui ne caractérise pas exclusivement le fait d’abuser des poisons. Il y a lieu à une rectification dans une encyclopédie qui n’a que faire de la casuistique.

Intempérance, synonyme en vérité d’immodération, n’est que la qualité négative de celui qui n’est plus ou n’a jamais été tempérant ou modéré. Cela reviendrait à renvoyer le lecteur à ces deux derniers mots. Ce ne serait pas rigoureusement exact. Il n’y a jamais une opposition absolue entre le positif et le négatif, tandis qu’il y a entre ces deux extrêmes toute une gamme d’intermédiaires progressifs. Etre malveillant n’est pas du tout la même chose que n’être point bienveillant. N’être pas doux ne signifie pas nettement que l’on est dur. N’être point tempérant n’a pas rigoureusement le sens d’être un intempérant. Il y a des nuances très frappantes et infinies dans tous les états psychiques de même essence. C’est pourquoi il y a lieu de disserter en quelques lignes sur l’intempérance dont le cadre n’est pas le même que celui de la tempérance.

Enfin disons que le mot s’applique à beaucoup d’autres circonstances que le fait de boire exagérément. Dans le cadre des faits psychiques on parle communément de l’intempérance du langage pour désigner tel sujet dont les modes d’expression verbale sortent de l’ordinaire, conventionnel ou éducatif, et font de lui un exagéré, un excessif, un malotru, un incisif, un violent en un mot.

Quiconque, psychologiquement parlant, cessera d’être ou de n’être point normalement maître de soi, qui n’est point ou n a jamais été équilibré, est un intempérant.

Je voudrais déterminer les motifs d’un tel état et les conditions dans lesquelles il se développe. Sujet philosophique d’une grande portée pour quiconque tient à se connaître et veut se connaître ou qui veut connaître ceux qui l’entourent.

Les qualités intellectuelles et morales sont toujours d’une relativité utile à définir si l’on veut pouvoir diriger ou corriger son habituel comportement. La définition de l’intempérance ne suppose pas une délimitation exacte de cette propriété négative, pas plus qu’il n’est logique de délimiter la tempérance elle-même. Il n’y a, en cette matière, que des éléments de comparaison. Où commence, où finit l’intempérance ? Cela reviendrait à définir le vice et la vertu. Seuls les scholastiques parviennent à une telle fiction. L’intempérance n’est rien en soi ; elle n’est qu’un état comparatif, chez le même sujet, entre ce qu’il était hier et ce qu’il sera demain. Affaire de degré, de plus ou de moins. Elle n’est de même qu’un état comparatif entre ce qu’est ce sujet par rapport aux autres, son milieu par exemple, ou son ascendance. On est, en somme, toujours un intempérant relativement à un autre. Où est l’étalon ? Nulle part. Les moralistes patentés ou systématiques ont seuls le secret de telles classifications, aussi subtiles que fausses.

Qu’on se souvienne, pour fixer les idées, des définitions qu’on s’est évertué de donner de la dégénérescence des espèces, et notamment de celle du Dr Morel, un aliéniste d’une grande envergure, qui avait émis cette formule : la dégénérescence est la déviation du type normal de l’humanité ! Morel n’avait oublié qu’une chose : mettre une lumière dans sa lanterne. Quel est donc ce type normal ? Où est-il ? Quand l’a-t-on vu paraître ? Faute de le décrire, toute la définition croulait, car ce n’était guère la consolider que de dire : le type normal est celui qui a été créé par Dieu à son image.

En fait, le dégénéré, comme l’intempérant existe, mais il ne peut être comparé qu’au type qui l’a immédiatement précédé ou aux types qui l’environnent et son degré de déchéance résulte d’une simple comparaison.

Le type de l’intempérant devrait dériver du type connu et bien dessiné du tempérant. Or répétons ce postulat à satiété : un type normal n’existe point. La modération est une fiction pure. Nul ne l’a jamais précisée.

J’examinerai les conditions qui font qu’un individu est plus ou moins intempérant qu’il n’était ou que ne sont d’autres, et cela dans les domaines :

  1. physique,

  2. moral.

1° Point de vue matériel.

Devenir intempérant — terme évidemment péjoratif — est acquérir un état régressif. C’est celui d’un sujet réputé sobre hier qui s’adonne aujourd’hui ou s’adonnera dorénavant à des habitudes qui le dégraderont, physiquement et moralement.

La régression physique est le stigmate démonstratif de l’excès. Celui-ci engendre la maladie, donc il est réputé nuisible et logiquement anormal. Il est, en outre, contemporain d’un état psychique nouveau dont la carence a permis une capitulation dangereuse : je savais hier maintenir ma consommation en deçà d’une certaine quotité dont ma santé physique paraissait s’accommoder, mais voici que je ne le sais plus. Aboulie relative, par conséquent affaiblissement de mon pouvoir inhibiteur. Tout le problème revient à déterminer les raisons d’un tel fléchissement et sa signification du point de vue de la psychologie normale ou maladive.

Un fait d’observation domine ce problème : n’est pas un intempérant qui veut. Si, dans la perpétuelle relativité du terme, il a été permis, parfois de parler de modération, c’est qu’en fait il y a des sujets moyens qui offrent l’image d’un équilibre relatif. C’est du moins l’impression que l’on en a ; ils sont ainsi par raison de nature ; ils ont l’heureux privilège de se tenir toujours à distance de ce qui, visiblement, et convenablement, est un excès. Y ont-ils du mérite ? Je ne sais. Je crois plutôt que leur vertu est une heureuse contingence où leur volonté résolue n’a que faire.

Mais s’ils deviennent intempérants, c’est que des tares diminuent soudainement leur pouvoir de résistance. Les tares sont de deux ordres : héréditaire et acquise.

L’hérédité est la tare par excellence. On comprend que ce n’est pas impunément que les peuples ont, depuis d’infinies générations, recherché imprudemment des jouissances dans la fréquentation des poisons de l’intelligence. La séduction de ces perfides toxiques ne fait aucun doute. Un sujet qui a goûté aux ivresses artificielles de la morphine, du vin, du tabac, des liqueurs a, pour des motifs psycho-physiologiques très profonds, le désir automatique d’y revenir. Les générations qui nous ont précédés ont fait ainsi : trompées par leur ignorance qui est leur seule excuse, elles ont compromis petit à petit leur existence. Et depuis qu’elles ont appris et qu’elles savent, elles n’ont point réussi à se guérir. L’ont-elles, du reste, voulu réellement ? Leur volonté a été entamée par les stupéfiants qui ont instauré leur tyrannie. Qui stupéfie commande en maître.

Les nations, les races ont périclité et, parmi les causes les plus puissantes de cette décadence, les poisons de l’intelligence, l’alcool et l’opium surtout, comptent parmi les premières.

Il est donc aisé de saisir que si les hasards du milieu ont entraîné les générations précédentes à des excès marqués, certains sujets actuels présentent des prédispositions maximums, parmi d’autres sujets qui peuvent encore se conserver en meilleur équilibre.

Ce sont les premiers qui deviennent les excessifs, les intempérants catalogués. Ils vont à l’intempérance en vertu d’une force secrète qui les pousse et, dans cette impulsion, aimablement qualifiée de besoin, ils trouvent toutes les justifications et toutes les excuses. Que de gens sont intempérants qui ne le voudraient point ! Dans le nombre colossal des intempérants de vin et d’alcool qui encombrent les sociétés modernes, parmi la cohue des fumeurs, des cocaïnomanes et autres détraqués, il est facile de discerner ceux qui ont succombé, sous le coup de la tare maximum. Les hérédo-toxicomanes ont une psychologie toute spéciale que j’ai dépeinte ailleurs (Dégénérescence sociale et alcoolisme, Masson, édit.) et qui est toute faite d’impulsivité, d’automatisme.

Malgré la prééminence de cette tare, ces dégénérés sont pourtant, par ce fait même qu’ils sont suggestibles, parmi les plus curables. Subissant l’influence des milieux, ils guérissent en masse comme ils ont succombé en masse le jour où l’ambiance, vraiment à la hauteur de ses responsabilités, sait les aider à guérir. Un seul remède : l’exemple.

Quant aux intempérants d’occasion (prédisposés minimums) ils naissent des circonstances fortuites, de la suggestion qui a pour effet d’affaiblir le pouvoir de résister... Une fois entamés, ils ne peuvent que subir une aggravation par l’action combinée d’un poison qui, par définition, tue la volonté, et de l’ambiance, autre poison inhibiteur. Qui veut se prémunir, s’isole, par un double procédé : l’abstinence et l’individualisme.

Les autres formes de l’intempérance, la gourmandise, la gloutonnerie, la boulimie, les perversions de l’appétit, le génitatisme, tous les excès, en un mot, mis en œuvre par l’activité même des besoins physiologiques naturels (instinct de nutrition et de reproduction), reposent exactement sur les mêmes bases psychologiques que l’excessif amour des poisons cérébraux.

L’influence de l’hérédité y est sans doute un peu moins marquée, mais inversement celle du milieu y est énorme. Manger exagérément peut être l’indice d’une sensualité inesthétique, comme le fait de s’assimiler à certains animaux en aimant génitalement plus qu’il ne convient à la finalité normale de la fonction, est un état quasi morbide que nos mœurs favorisent. Le besoin égoïste de jouir et la richesse entretiennent continuellement et développent progressivement un syndrome collectif de décadence.

De tels syndromes sont, du reste, observés chez les grands névropathes et chez nombre d’aliénés plus ou moins parvenus au stade de la démence, période où ils sont ressaisis par l’état instinctif auquel aucun frein n’est plus opposé.

2° Point de vue intellectuel.

Parler maintenant de l’intempérance dans le domaine des faits psychiques nécessiterait des volumes. Il est clair que nous sommes ici sur un terrain où toute l’affectivité est en cause, où tout le comportement sentimental et passionnel est intéressé.

Pour des causes infiniment variées, toute la vie de l’âme peut comporter des phases, plus ou moins prolongées, d’exaltation, d’hyperexcitabilité, qui méritent, objectivement, la qualification d’intempérance.

On trouve dans ce cadre, du reste, les plus sublimes formes de l’exaltation de la vie psychique (élan vital), celles dont l’homme peut être le plus fier, notamment tout ce qui le fait considérer comme exagéré par la masse moutonnière, privée d’enthousiasme, d’idéalisme et d’originalité, comme on y trouve les formes d’exaltation les moins compatibles avec l’intérêt des uns ou des autres.

Le besoin d’exubérance et d’expansion est énorme chez certains sujets, prompts aux emballements. Ce besoin peut être normal ; il se confond avec les manifestations les plus logiques et les plus nobles de la vie ; besoin de se donner, de se dépenser, élans généreux de dévouement, esprit de sacrifice, exaltation du martyre chez tous les hommes de foi. N’être point porté à l’expansion n’est-ce pas être voué à une vie terne, incolore et inférieure ?

Il est clair qu’ici la qualification d’intempérance sera éminemment relative et de valeur arbitraire. Point d’étalon, point de commune mesure. On est toujours un audacieux pour un timide. Celui dont on ne partage point les vues ou les tendances est souvent exposé au dénigrement. Son activité débordante, souvent inopportune à vrai dire, court le risque d’être considérée comme une excentricité, une intempérance, le jour où elle se traduit par un langage émancipé ou par des œuvres gênantes pour le vulgaire. Tous les révolutionnaires, de quelque côté de la barre qu’ils soient, sont aux yeux de leurs adversaires, des intempérants. L’anarchiste, malgré la grandeur de son idéal, ne passe-t-il pas pour un intempérant, insupportable et indésirable ?

Mais il est aussi de ces exubérances qui sont des signes incontestables de désordre pathologique : l’aliéniste connaît les maniaques, dont le mal n’est fait que d’une production formidable de vie incohérente et sans but. Il en est chez qui ces états sont intermittents et alternent même avec des états d’anéantissement (folie circulaire, cyclothymie).

Deux mots pour moderniser tout à fart le mécanisme de l’intempérance considérée comme la simple exagération d’un état normal. La vie affective tout entière est à la merci d’une paire de nerfs qui opposent leur action physiologique : le nerf vague et le sympathique. Et, l’on sait en outre aujourd’hui que ces importantes fonctions relèvent de la vie même de ce qu’on a appelé les glandes à sécrétion interne (glandes endocrines) : corps thyroïde, glande surrénale, testicules, ovaire, etc.

Ce n’est point ravaler (pour quiconque honore la science, la vérité, et se méfie du verbiage de la métaphysique) l’émotivité et la sentimentalité, que de les savoir dans la dépendance d’états organiques et de connaître de toutes les intempérances, surtout celles de mauvaise qualité, quand on sait régler sa vie selon les préceptes de l’hygiène. Car, une fois de plus, il sera établi que l’âme saine ne saurait habiter que dans un corps sain.

— Dr LEGRAIN.

INTENSITE

n. f.

Degré d’activité, d’énergie, de puissance. L’intensité du froid, des convictions. « L’intensité de l’existence en diminue la durée » (Buffon). L’intensité d’un courant, d’un champ (électrique, magnétique), de la lumière (« j’ai fait voir qu’à égale intensité de lumière un grand foyer brûle beaucoup plus qu’un petit » (Buffon)), du son (elle dépend de l’amplitude des vibrations), d’une force (mesurée en dynes : unité de force)... On dira, parlant de l’amour, que « sa durée est en raison inverse de son intensité ». Règle générale : le degré d’intensité commande la dépense d’énergie et tend proportionnellement à l’épuisement des foyers ou des sources dont l’aliment ne se renouvelle pas à mesure...

Les milieux révolutionnaires parlent constamment de la nécessité d’intensifier leur propagande. En l’espèce, il s’agit de propager le plus et le mieux possible l’idéologie et la tactique révolutionnaire, et d’y employer, pour en obtenir le rendement le plus élevé, tous les moyens dont on dispose : parole, écrit, action. Certains événements sont particulièrement favorables à un effort exceptionnel. Il n’est pas nécessaire que ces événements aient un caractère spécifiquement anarchiste, pour que les libertaires songent à en tirer parti. Il suffit que, à la faveur des circonstances qui émeuvent l’opinion publique, ils puissent saisir l’occasion d’affirmer leurs idées, de dénoncer l’iniquité sociale, d’ameuter la conscience publique contre les institutions établies, de flétrir la malfaisance gouvernementale, de clouer au pilori la magistrature, la police, de combattre le militarisme, de stigmatiser la rapacité patronale, l’âpreté au gain du mercantilisme, l’imposture religieuse, etc., etc. C’est dans ces circonstances que les anarchistes, quelle que soit la faiblesse des moyens qui leur sont propres, doivent écrire, parler, agir, surtout agir, en un mot se dépenser exceptionnellement et porter jusqu’au degré le plus élevé l’intensité de leur propagande.

INTERDICTION

n. f. (du latin interdictio)

Prohibition. Défense. « La mendicité est interdite sur le territoire de cette commune » (Arrêté municipal). D’une personne majeure qui, par suite d’un jugement, a perdu la libre disposition de ses biens, on dit qu’elle est frappée d’interdiction. Prononcée dans ces conditions, l’interdiction est une mesure qu’on justifie en invoquant l’intérêt même de la personne qu’elle atteint. Peuvent être interdites les personnes qui sont dans un état d’imbécillité ou de démence. Peuvent l’être aussi les individus qui se livrent à des spéculations, opérations, extravagances ou dilapidations qui compromettent leur fortune. L’interdit est assimilé à un mineur ; l’administration de ses biens et la garde de sa personne sont confiées à un tuteur. Celui-ci a pleins pouvoirs de le représenter et d’agir valablement pour lui dans tous les actes de la vie civile. Cette sorte d’interdiction s’appelle l’Interdiction civile ou judiciaire. On entend par Interdiction légale la privation de l’exercice des droits civils. Cette interdiction est une peine accessoire attachée par la loi aux peines criminelles.

L’Interdiction de séjour a remplacé le renvoi sous la surveillance de la haute police. Elle entraîne la défense faite au condamné libéré de paraître dans un certain nombre de départements ou de villes. Cette peine accessoire avait été réservée fort longtemps aux condamnés de droit commun. Dans leur âge de répression, les tribunaux, à l’instigation du gouvernement, n’hésitent plus à l’étendre aux condamnés pour faits de grève et autres faits d’ordre politique.

INTERET

n. m. (du latin interest, il importe)

Ce qui importe à l’utilité de quelqu’un : c’est l’intérêt qui le guide. Bénéfice qu’on retire de l’argent prêté : placer de l’argent à 6 ou 9 % d’intérêts.

On considère les intérêts simples et les intérêts composés.

Les intérêts simples sont ceux perçus sur un capital fixe non accru de ses intérêts. Les intérêts composés sont ceux perçus sur un capital formé du capital primitif accru de ses intérêts accumulés et portant eux-mêmes intérêts jusqu’à l’époque de l’échéance.

Au figuré : Désir du bonheur de quelqu’un, tendre sollicitude pour lui : ressentir un vif intérêt pour quelqu’un. Ce qui, dans un ouvrage, charme l’esprit et touche le cœur : histoire pleine d’intérêt.

Sous le régime de propriété individuelle, qui est le nôtre, tout produit devant être payé avant que d’être consommé, nul individu ne peut exister sans obtenir l’usage d’un certain capital. La nécessité de ce capital étant absolue et antérieure à toute possibilité de consommer et, d’autre part, le capital étant possédé en totalité par une classe d’individus, cette classe est en réalité maîtresse de la vie des prolétaires qui naissent sans capitaux.

Mais comme le capital ne peut être consommé, mais seulement servir à l’achat ou à la fabrication de produits de consommation, les capitalistes prêtent leurs capitaux aux producteurs… Voici comment s’exprime à ce sujet l’économiste J.-B. Say :

« L’impossibilité d’obtenir aucun produit sans le concours d’un capital met les consommateurs dans l’obligation de payer, pour chaque produit, un prix suffisant pour que l’entrepreneur qui se charge de sa production puisse acheter le service de cet instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire d’un capital l’emploie lui-même dans une entreprise, soit qu’étant entrepreneur, mais que n’ayant pas assez de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte, la valeur de ses produits ne l’indemnise de ses frais de production qu’autant que cette valeur, indépendamment d’un profit qui le dédommage de ses peines, lui en procure un autre qui soit la compensation du service rendu par son capital. C’est la rétribution obtenue pour ce service, qui est désignée ici par l’expression de revenu des capitaux.

« Le revenu d’un capitaliste est déterminé d’avance quand il prête son instrument et en tire un intérêt convenu ; il est éventuel et dépend de la valeur qu’aura le produit auquel le capital a concouru, quand l’entrepreneur l’emploie pour son compte. Dans ce cas, le capital, ou la portion du capital qu’il a emprunté, et qu’il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins que l’intérêt qu’il en paye ».

Obligé de demander du capital, le non possédant doit s’astreindre aux lois de l’usure, ou de l’intérêt. C’est-àdire qu’il devra rembourser soit en produits, soit en travail, non seulement le capital prêté, mais encore une partie de capital, représentant le loyer d’usage, de jouissance. Cette deuxième partie est l’intérêt, appelé auparavant : usure. Il est certain que cet intérêt est toujours en rapport étroit avec l’offre et la demande de capitaux ; or la demande étant nécessairement toujours au maximum, il s’ensuit que le taux de l’intérêt est, lui aussi, toujours au maximum. Livré à lui-même, improductif, le capital finit par être dévoré par le capitaliste qui est aussi consommateur. L’intérêt, ce prélèvement sur la détresse des prolétaires, non seulement paye la consommation du capitaliste, laissant ainsi intact le capital mais fortifie agrandit, augmente le capital, ce qui fait dire aux économistes bourgeois que le capital travaille, au même titre que le producteur et, qu’ainsi, l’intérêt n’est que la rétribution de son travail.

« On s’imagine que le crédit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment reproduite dans une foule d’ouvrages, dont quelques-uns sont même écrits ex-professo sur l’Economie Politique, suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital est toujours une valeur très réelle et fixée dans une matière, car les produits immatériels ne sont pas susceptibles d’accumulation. Or, un produit matériel ne saurait être en deux endroits à la fois et servir à deux personnes en même temps. Les constructions, les machines, les provisions, les marchandises qui composent mon capital, peuvent en totalité être des valeurs que j’ai empruntées ; dans ce cas, j’exerce une industrie avec un capital qui ne m’appartient pas et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j’emploie n’est pas employé par un autre. Celui qui me le prête s’est interdit le pouvoir de le faire travailler ailleurs… » (J.-B. Say)

Or, le capital : sol, machines, constructions, monnaies, ne travaille pas. Nul ne fait donc travailler le capital. Le capital n’est qu’un instrument de travail. L’intérêt ne saurait donc représenter le « salaire » du capital — le producteur seul devant percevoir un salaire — mais seulement le loyer d’usage d’une matière, d’un outil approprié par qui ne s’en sert pas.

« La légitimité du fermage et du loyer n’ont été attaquées que du jour où la légitimité de la propriété foncière et de la propriété des maisons ont été elles-mêmes mises en question. Mais, chose curieuse, la légitimité de l’intérêt a été vivement attaquée longtemps avant que l’on eut songé à contester la propriété individuelle des capitaux, longtemps même avant qu’il y eut des socialistes...

Un sentiment si général doit avoir assurément une cause. Elle n’est pas difficile à découvrir.

Dans le bail à ferme, on voit le revenu sortir de terre, en quelque sorte, sous forme de récoltes, et l’on sent bien que la rente payée au propriétaire n’est pas prise dans la poche du fermier. On comprend que celui-ci ne fait que restituer les produits de l’instrument producteur qui lui a été confié et que, comme il n’en restitue qu’une partie, il doit lui rester un profit.

Dans le prêt, au contraire, on ne voit pas le revenu sortir, sous forme d’intérêt, du sac d’écus prêté : « Un écu n’a jamais enfanté un autre écu », disait Aristote. L’intérêt ne peut donc sortir, pensait-on, que de la poche de l’emprunteur. » (Ch. Gide)

Et c’est sur de telles logomachies qu’est basée toute l’Economie Politique. Comme si dans la production agricole, le sol était autre chose que le « patient » sur lequel s’exerce l’activité du cultivateur. Comme si le sol, par lui-même, sans le travail du paysan armé de sa charrue, sa bêche, etc., sans l’ensemencement de graines triées, améliorées par les hommes, pourrait produire quoi que ce soit susceptible de payer la rente du propriétaire.

Considérer le sol, au même titre que les constructions, les outils, les machines, les monnaies valeurs d’échange, c’est un non-sens sur lequel est érigée toute la vie sociale depuis que le premier fossé ou pieu servit à délimiter le droit de propriété du sol pour un ou plusieurs individus : premiers occupants ou premiers chefs.

C’est vraiment chose curieuse qu’on ait pu assimiler si longtemps le sol au capital, produit amassé par l’homme. Et c’est cette assimilation et l’appropriation individuelle qui s’ensuit qui a régi l’ordre économique des sociétés, jusqu’à nos jours.

L’appropriation individuelle du sol ne se justifie d’aucune façon, soit qu’on parle de droit du premier occupant (pourquoi pas du dernier ?), soit qu’on parle du droit de fait acquis (pourquoi pas de droit à des faits nouveaux ?). Quant au droit du plus fort, sophistiqué ou avoué, le mode d’appropriation du sol ne serait qu’une question de circonstances, la force étant, par définition, changement, mouvement.

Toute richesse, tout capital, est le produit de deux facteurs : le sol, agent passif, et le travail, agent actif. En dernière analyse, c’est du sol que vient toute production. Le sol étant propriété de quelques individus, les autres sont, nécessairement, privés de liberté, de vie, tant que les propriétaires ne leur louent pas le sol.

Mais les sociétés, en industrialisant leur production, vivent surtout du travail : sur les produits du sol. Les produits bruts, non ouvrés, sont un capital nécessaire, absolument indispensable, ainsi que les machines et outils qui serviront à les transformer. Quiconque ne possède pas de sol et ne peut en louer, est obligé pour vivre, de louer le capital industriel sans quoi nul travail ne peut être. Le propriétaire de ce capital, comme le propriétaire foncier, loue à de très forts intérêts, toujours au maximum possible des circonstances.

Le locataire de tout capital, sous forme d’intérêts, prélève, sur les produits de son travail sur la matière, une part assez forte, qui va grossir le capital du propriétaire.

Il arrive presque toujours que le locataire d’un capital, qui paye intérêts au capitaliste, sous-loue les capitaux empruntés et fait payer au sous-locataire un nouvel intérêt, évidemment plus élevé que celui qu’il a payé lui-même. Des organismes excessivement puissants, les banques, sociétés de crédit, etc., se sont créés à l’effet de drainer les capitaux disponibles dont ils payeront intérêt, et de placer ces capitaux, à leur compte, percevant un intérêt supérieur, chez des non-possédants.

Aussi, des individus, qui ont un capital, ou qui empruntent un capital, au lieu de louer ou sous-louer à d’autres moyennant intérêts, préfèrent louer des hommes non-possédants, pour travailler sur leur capital-sol, ou sur les produits du sol. Gardant les produits nets, de cette association de leur capital et du travail des autres, pour eux et payant aux travailleurs un salaire qui veut être l’intérêt du capital-travail et qui est déterminé comme le taux de l’intérêt du capital, par la loi de l’offre et de la demande, ces producteurs capitalistes sont les maîtres réels des ouvriers qu’ils emploient.

Toutefois, les produits ainsi obtenus, ne peuvent être consommés par le capitaliste qui doit les échanger contre de la monnaie, c’est-à-dire, qui doit vendre ses produits aux consommateurs. Or, il y a concurrence, pour cette vente, entre les divers capitalistes vendeurs du même produit. Celui qui vend le meilleur marché est sûr de posséder tous les marchés. D’où nécessité d’avoir une production peu coûteuse. Nécessité de donner aux prolétaires l’intérêt le plus réduit pour leur capital-travail.

Obligé de travailler toujours plus, pour un salaire lui permettant à peine de se sustenter, le prolétaire réfléchit et se révolte. Il examine les bases de l’ordre social et découvre :

« L’intérêt général s’opposant à celui des individus est le produit d’une société basée sur l’antagonisme des intérêts, sur l’égoïsme étroit et injuste organisé et érigé en système social. Dans la société socialiste, l’intérêt général est la totalisation des intérêts de chacun. Dans notre société, le malheur des uns fait le bonheur des autres. La maladie fait vivre le médecin. La police ne saurait exister sans le criminel. La lutte de tous contre tous crée un titre de légitimité relative à l’Etat chargé de veiller à ce que les hommes se dévorent entre eux selon les règles, les convenances et les lois. L’expropriation des moyens de production et la misère sont la condition préalable de l’industrie capitaliste. Il faut chasser l’artisan de son atelier, le paysan de son lopin de terre pour que l’industrie trouve « des bras ». Le « moraliste » anglais Bernard de Mandeville a prêché ouvertement la misère et l’ignorance du peuple dans le but d’assurer de la chair à exploitation au régime capitaliste. Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les contradictions dont vit et dont, certainement, mourra le régime capitaliste. » (Ch. Rappoport)

Puisque l’appropriation individuelle du sol et des instruments de travail, dresse constamment les individus les uns contre les autres ; puisque ce mode d’appropriation est cause des guerres, des grèves, des famines, de la misère psychologique et physiologique ; puisque l’intérêt de chacun est sans cesse contraire à celui de tous : abolissons la propriété individuelle du sol et des instruments de travail. Que le capital amassé par les générations qui nous ont précédés et que le sol soient la propriété de tous, l’immense réservoir où les producteurs viendront puiser la vie et la liberté.

Que l’individu, débarrassé du souci de payer l’intérêt ou de crever, laisse grandir en lui ses tendances à la sociabilité, à l’amitié, à l’amour, que ne terniront plus les vils calculs du tant pour cent.

Grandissant dans un milieu ainsi rénové, l’intérêt moral disparaissant avec l’intérêt matériel, l’homme apparaîtra sur la scène du monde nouveau, noble et moral (voir Morale) et il jettera un regard effaré sur l’histoire qui montrera ses ancêtres du XXème siècle, lâches, vils, rampants, vénaux, agenouillés devant le veau d’or et les sacro-saints principes de l’Economie Politique.

— A. LAPEYRE.

INTERET

L’intérêt, que l’on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l’insouciante moisson de joies que préconisa l’hédonisme.

« Cueille le moment qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation d’avenir », dit ce dernier ;

« Repousse les plaisirs dangereux, accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du lendemain plus que du jour actuel.

« Pourquoi assombrir le présent, puisque, maître de l’instant qui s’écoule, tu ne l’es plus de la minute qui suivra, reprend l’hédonisme : imite l’oiseau qui chante, les mois d’été, sans penser au sombre hiver. »

Et l’intérêt de répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à l’animal stupide ne l’est pas à l’homme intelligent. Malgré son goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort ? Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la santé ? »

De ce désir d’accroître la somme totale de nos joies, par un judicieux calcul de la raison, naquit l’éthique utilitaire. Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s’il écarte les plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses, c’est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s’il préfère les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c’est qu’ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage, qu’une tradition séculaire qualifie de dissolu, s’en tenait à la seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins artificiels, comme l’amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi les croyants, qui volontiers l’injurient, combien admettraient qu’avec un pain d’orge et de l’eau ils puissent atteindre au bonheur parfait ; c’était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il attachait un prix incalculable à l’amitié, source de joies saines et fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains pour montrer qu’un accord nécessaire relie l’intérêt des individus à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius, d’Holbach, Volney placent également la suprême norme de l’activité humaine dans l’intérêt personnel. Bentham mérite qu’on examine ses idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité, pureté, conséquences, etc. ; et l’on traduit en chiffres la valeur positive ou négative qui correspond à chacun d’eux. Une simple addition permet ensuite d’apprécier les plaisirs en eux-mêmes, comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur ensemble. A la lumière d’un tel calcul, l’ivrognerie apparaît désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus sur l’étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s’en trouve mieux. Aussi veut-il que l’éducateur revienne souvent sur l’identité de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif ; dans l’espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes altruistes.

Stuart Mill introduit une autre distinction entre les plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de l’esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme malheureux qu’un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments désintéressés, Stuart Mill l’explique par la loi, si importante dans son système de l’association des idées. De bonne heure l’enfant s’aperçoit qu’il doit tenir compte de ses semblables ; adulte il comprendra mieux encore qu’il a besoin d’autrui. Pour s’éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se montrera donc agréable avec ceux qui l’entourent ; puis il oubliera les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée. Ainsi l’avare, en amassant de l’or, songe d’abord aux biens qu’il procure, avant de l’aimer pour lui-même. Spencer, à qui n’échappe pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l’altruisme une acquisition non de l’individu mais de l’espèce ; acquisition que fortifie, de plus en plus, l’adaptation au milieu et que transmet l’hérédité. Au début de l’humanité régnait l’égoïsme pur, chacun ne songeait qu’à soi-même, indifférent au bonheur d’autrui. Mais les exigences de la vie en société, les répercussions fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns, la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent les individus à s’occuper de leurs semblables. Des habitudes, transmises héréditairement, ont surgi dans l’espèce : habitudes qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu’elles supposent une indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne sont pas encore complètement désintéressées puisqu’elles ne vont pas jusqu’à l’oubli de soi. D’où une époque égo-altruiste, la nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l’égoïsme éliminé laissera maitre le seul altruisme : ce sera l’âge d’or sur notre planète. Selon Spencer, l’égoïste, mal adapté à la vie sociale, doit en effet disparaître en vertu des lois générales de l’évolution. Ainsi s’achèverait l’identification entre l’intérêt des individus et celui des collectivités.

Malheureusement ce qui s’avère certain, dans nos sociétés, ce n’est pas l’accord de l’intérêt général avec l’intérêt particulier, mais leur opposition. Ce qu’on dénomme intérêt général n’est que l’intérêt des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe parasite qu’on appelle, en style académique, l’élite dirigeante. Contre lui le travailleur, l’homme libre, ne s’élèveront jamais avec trop d’énergie ; affublé d’oripeaux religieux, nationalistes, voire républicains, il sert de prétexte à l’exploitation du bétail humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme et domination seraient choses inconnues, l’accord existerait entre le bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont des besoins communs et l’identité d’origine comme de destinée finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l’heure actuelle l’intérêt général se ramène, pour l’exploité, à la solidarité qui l’unit à ses compagnons de malheur. Des insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière d’incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent âprement s’en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits dans l’amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l’enfer pousse seule en réalité. Ils colorent d’apparences désintéressées un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut s’en satisfaire ! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant au curé ! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients mordent à l’appât. S’il n’apparaît sous l’aspect du bonheur, le bien laisse l’homme indifférent ; preuve du rôle joué par l’utile, même quand on prétend s’en passer.

Remarquons, par ailleurs, que l’intérêt devient une source d’erreurs innombrables, lorsqu’il s’agit de découvrir la vérité. On sait combien l’individu s’illusionne d’ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités dans sa propre personne, alors qu’il observe surtout les défauts chez le voisin. Même aveuglément dans l’amour, sorte de métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les défauts se transforment en vertus, les vices en qualités. L’affection partie, force sera de reconnaître que la prude était acariâtre, que le bon garçon manquait d’énergie. Si la bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises aujourd’hui, c’est qu’elle compte sur le prêtre pour défendre ses coffres-forts. Si les membres de l’Institut et les professeurs de Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c’est pour ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons mondains. Et la croyance à l’au-delà vient, pour une large part, du désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun l’admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d’être, les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances, l’immortalité concrétise l’instinct de conservation. En politique, même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ; avant le vote on promet des miracles à l’électeur médusé, après, mille excuses permettent d’expliquer pourquoi l’on n’a rien pu faire. Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des mensonges de l’intérêt, comme des illusions de l’amour-propre ; si pénible que puisse être la vérité à l’égard de lui-même, il l’accueille toujours en amie.

— L. BARBEDETTE.

DOCTUMENTS

Hermann Usener : Epicurea ; Guyau : La morale anglaise contemporaine ; Stuart Mill : L’Utilitarisme ; H. Spencer : Principes de morale ; etc...

INTERET GENERAL

Intérêt commun aux habitants d’une même localité, aux hommes vivant dans un même pays. Telle paraît être, de prime abord, la définition de l’intérêt général. Il importe cependant, avant tout, de s’assurer s’il y a bien, autour de nous, un intérêt ayant ce caractère, de se rendre compte si rien ne s’oppose, en réalité, à son existence. Cette recherche est d’autant plus nécessaire que des sociologues ont cru pouvoir édifier tout un système social, établir et répandre une doctrine dont l’intérêt général forme la base.

Voyons donc si, oui ou non, il y a autour de nous un intérêt général et s’il convient d’accepter ou de repousser cette conception, commune aujourd’hui aux démocrates bourgeois et ouvriers qui préconisent comme moyen d’évolution la collaboration des classes.

Certes, il est tout à fait évident que si tous les hommes qui habitent un même pays avaient un intérêt commun, c’est-à-dire collectif, ils s’entendraient facilement sur la base même de cet intérêt. Rien ne serait plus commode, pour eux, que de se doter d’un ordre social qui, interprétant cet intérêt, leur donnerait satisfaction. Il est non moins évident que nul antagonisme ne pourrait exister entre les individus et que, dans ces conditions, parler de classes serait une hérésie. Il n’y aurait bien, en vérité, qu’une seule classe sociale.

Rien ne s’opposerait donc à ce que le progrès s’accomplisse sans entrave dans tous les domaines et il est tout à fait certain que, l’évolution étant normale, ce serait une folie que de vouloir accélérer le rythme de ce progrès, mécaniquement et violemment, par des révolutions parfaitement inutiles.

Mais en est-il ainsi et, dans la négative, pourquoi en est-il autrement ?

Je déclare tout de suite qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir d’intérêt général en régime capitaliste. En fait, il y a deux catégories, deux portions opposées d’ « intérêt général » (si, ainsi limité, je puis encore me servir de ce nom) et leur confrontation est la meilleure preuve de l’inexistence du n intérêt véritablement général. Il y a, en effet, l’intérêt général des possédants : des exploiteurs, et celui des non-possédants : des exploités.

Entre ces deux formes d’intérêt général, dont l’une est bien la négation de l’autre, toute conciliation est impossible. Leur opposition est telle, qu’elle est constante, permanente, systématique. Elle ne prendra fin que par la disparition de l’intérêt général capitaliste, par l’abolition de la propriété privée, base du système social actuel.

La vie de chaque jour enseigne, avec une brutalité d’expression inouïe, qu’il n’y a réellement aucun intérêt commun, général, entre le patron et l’ouvrier, entre le commerçant et le consommateur, entre le propriétaire et le locataire, entre l’exploitant et l’usager, etc.

L’intérêt général du patron l’oblige à faire travailler le plus longtemps possible pour le salaire le moins élevé, sans se soucier des conditions d’hygiène. Il ne rétribue l’effort humain que d’une façon strictement minimum. Il n’est pas besoin de dire que l’intérêt de l’ouvrier est diamétralement opposé.

Il en est de même pour le commerçant, qui a intérêt à vendre le plus cher possible, sans se soucier de la condition sociale du consommateur et de ses moyens d’existence. Nul doute que, là encore, l’intérêt du consommateur soit en opposition avec celui du commerçant, surtout à notre époque, où le dernier prétend faire fortune en quelques années.

Qui oserait soutenir que le propriétaire — le plus avantagé de tous les rentiers, au moins actuellement — ne cherche pas constamment à augmenter le prix de ses loyers, sans se préoccuper si le locataire, exploité par le patron, volé par le commerçant, peut réellement payer les prix de location qu’il veut imposer !

Qui pourrait affirmer que l’exploitant d’un service public à caractère de monopole de fait, comme les Compagnies de transport terrestres, maritimes ou fluviales, se préoccupe de l’intérêt des usagers, lorsqu’il établit ses tarifs ? Non, il n’a d’autre souci que de rétribuer le capital engagé par un intérêt élevé, d’amortir dans dix ans, ou moins, le prix d’un matériel qui roulera ou servira vingt ou trente ans.

En ce qui concerne le caractère de la production elle-même, il n’y a aucun souci d’intérêt général chez ceux qui la dirigent. Le capitalisme industriel ne construit pas, ne fabrique pas pour satisfaire des besoins mais pour réaliser des profits. Il en est de même pour le commerçant, qui ne tend nullement à remplir un rôle utile, mais uniquement à faire fortune dans un minimum de temps.

La Bourse des Valeurs, celle de Commerce, qui devraient être les régulateurs des actions et des prix, qui devraient déterminer la valeur exacte d’une affaire quelconque ou le prix d’une denrée telle que le blé, par exemple, ne visent, au contraire, qu’à fixer arbitrairement, pour le seul profit de quelques-uns, le prix de celle-ci, la valeur de celle-là, sans tenir aucun compte du caractère de l’affaire, de l’abondance ou de la pénurie de la denrée.

Ces opérations, qu’on décore du nom de spéculations, mériteraient mieux le nom de vols organisés.

Boursiers de valeurs et boursiers de commerce n’ont rien de commun avec les travailleurs qui édifient ou assurent la marche des entreprises, ni avec les producteurs réels du blé.

Que dire des intermédiaires, possédants fictifs, qui brassent des millions et vivent comme des poux sur le corps social, sur le producteur et le consommateur ? Y a-t-il entre ceux-là et ceux-ci un intérêt commun ?

Enfin, pour en finir avec ces comparaisons, y a-t-il concordance d’intérêt entre les consommateurs et les mandataires aux Halles qui jettent au ruisseau d’excellentes marchandises plutôt que d’en diminuer le prix, alors que des milliers et des milliers de pauvres gens ne peuvent les acquérir parce que les cours sont trop élevés pour leur bourse ?

Lorsque, pour éviter, par l’abondance, l’avilissement des prix, les sociétés de pêcheries font rejeter, après une pêche trop fructueuse, des milliers de poissons capturés souvent, par les travailleurs de la mer, au péril de leur vie, lorsque — pour les mêmes raisons ou par suite de tarifs de transport prohibitifs — on laisse pourrir en tas dans les régions de production, des denrées précieuses : pommes de terre, choux-fleurs, blé même, et que la masse des consommateurs est ainsi privée (pour la sauvegarde et l’entretien d’intérêts particuliers) des avantages des récoltes généreuses, « l’intérêt général » apparaît comme délibérément sacrifié...

Ces exemples suffisent, je crois, à démontrer qu’il n’y a pas, aujourd’hui, d’intérêt général et que, seuls, des individus placés sur le même plan social peuvent avoir et ont un intérêt commun. Et cependant, malgré tout ce que la vie démontre quotidiennement, les économistes bourgeois, qui ont charge d’âmes, affirment l’existence de l’intérêt général. Ils se gardent bien de le définir. Ils se contentent de le proclamer. C’est plus facile, mais beaucoup moins convaincant.

L’intérêt général ? Il a sans doute existé lorsque l’homme naquit libre sur la terre libre, mais depuis...

Il est vrai qu’au début de l’humanité, la propriété individuelle était inconnue ; que, partout, l’homme était chez lui et l’égal de son semblable. A ce moment-là, il y avait des individus qui s’étaient groupés pour défendre leur existence contre les animaux et les éléments et assurer leur vie, mais il n’y avait pas de classes, pas de hiérarchie, pas de castes, pas de tyrans, pas de prêtres, pas de religions. Il y avait vraiment un intérêt général : celui de tous les associés socialement égaux, instinctivement unis.

Cet intérêt général cessa d’exister lorsque certains hommes ; les forts, ceux qui furent choisis par leurs semblables pour les guider réussirent à tromper ceux-ci, à imposer leur domination, leur autorité, à leurs mandants, qui n’avaient pas su contrôleur leurs actes. L’autorité était née et avec elle la propriété.

Non contents de commander aux hommes, les chefs voulurent — et c’était normal — posséder les choses. C’est ainsi qu’ils décrétèrent que telle ou telle étendue de terrain, enclose ou non, avec tout ce qu’elle contenait : hommes, animaux, maisons, arbres, cours d’eau, etc., etc., était leur propriété.

Pour faire fructifier cette étendue de terrain, pour en tirer revenu, les chefs, devenus des maîtres, exploitèrent leurs semblables ; pour la défendre contre les entreprises des autres chefs, aussi ambitieux et aussi peu scrupuleux qu’eux-mêmes, ils levèrent des bandes, puis des armées ; pour maintenir les esclaves et les soldats dans l’obéissance et l’humilité, ils inventèrent les religions et les morales. La ruse, sous le visage des prêtres, devint l’auxiliaire de la force.

S’il y eut un moment conflit entre la force et la ruse, entre les chefs et les prêtres, les uns et les autres, comme les capitalistes d’aujourd’hui, comprirent vite qu’ils devaient s’allier et non se combattre. Cette alliance persiste encore. Elle durera aussi longtemps que le capitalisme lui-même.

Puis, le temps a passé. Les chefs sont devenus des seigneurs, des rois, des empereurs. Ils possèdent des territoires immenses peuplés par des dizaines, des centaines de millions d’hommes qui leur obéissent et travaillent à leur enrichissement, à celui des privilégiés groupés autour du pouvoir.

Les polices assurent la sécurité intérieure des Etats ; empires, royaumes ou républiques ; les armées sont toujours prêtes à en accroître l’étendue, à porter la civilisation chez les peuples « arriérés » ; les prêtres de toutes les religions enseignent l’obéissance et la résignation ; les juges frappent sans pitié, au nom de la morale, les iconoclastes, les révoltés, les rebelles, les conscients qui discutent le dogme et l’Ecriture, qui revendiquent leurs droits.

Plus tard, les trônes fléchiront, s’écrouleront. Sous la poussée des révoltes populaires les rois, les empereurs disparaîtront, pour faire place aux républiques ; les régimes absolus cèderont le pas aux démocraties, les privilèges passeront des mains du clergé et de la noblesse dans celles des mercantis, des industriels, des financiers ; le suffrage universel remplacera le vote censitaire. Les Parlements — même économiques — surgiront pour exprimer, soi-disant, la volonté populaire. Malgré tout cela, rien ne sera changé. Les castes et les classes subsisteront. L’exploitation de l’homme par l’homme demeurera. Et il en sera ainsi aussi longtemps que la propriété individuelle, mère des Etats, existera.

On peut, certes, dire sans crainte d’erreur, que la situation générale des ouvriers et des paysans est supérieure à celle des esclaves antiques, grâce à leur action incessante, mais on peut affirmer, avec la même certitude, que les maîtres d’aujourd’hui, industriels et financiers, par le chômage, les bas salaires, les mauvais traitements, les logements insalubres imposés aux ouvriers et paysans, sont aussi odieux, aussi brutaux, aussi cupides aussi vindicatifs que ceux des premiers âges qui avaient, au moins partiellement, l’ignorance pour excuse !

Telles sont les raisons historiques et de fait pour lesquelles il ne peut y avoir, il n’y a pas d’intérêt général. Elles suffisent largement pour me permettre de le nier, pour déclarer que tout le système auquel il a donné naissance n’est qu’une fiction.

Lorsque nous serons revenus au principe de l’égalité sociale, il sera logique de parler d’intérêt général. Pas avant ! Qu’on fasse disparaître les castes, les classes, la propriété, tout ce qui fait que les hommes sont encore des maîtres ou des esclaves ! Jusque-là l’intérêt général ne cessera d’être un mythe et la « collaboration des classes » une duperie.

— Pierre BESNARD.

INTERMEDIAIRE

adj. (du latin intermedius : de inter, entre et medius, median)

Dans son sens propre et étymologique, intermédiaire signifie : qui est entre deux, qui tient le milieu. Exemple : espace intermédiaire ; corps intermédiaire. « Il y a des idées dont la liaison ne peut être connue que par le secours d’un certain nombre d’idées intermédiaires » (D’Alembert). Les terrains intermédiaires sont les terrains qui sont situés entre les roches des époques primitives et les couches de formation récente.

Le mot « intermédiaire » s’applique aussi aux personnes et aux collectivités humaines et dans ce cas il signifie : entremise, voie, canal, personne interposée.

Exemple :

« J’ai reçu votre lettre par l’intermédiaire de notre ami X ». La caste ecclésiastique se flatte d’établir des rapports, d’assurer les relations entre Dieu et ses créatures. « Il faut être bien infaillible ou bien hardi pour se prétendre intermédiaire entre Dieu et l’homme » (Timoléon de Brissac). « La noblesse est un intermédiaire entre le roi et le peuple comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres. » (Chamfort)

Le commerce sert d’intermédiaire entre la production et la consommation, et tous ceux qui basent leurs moyens d’existence sur l’achat et la vente d’un produit, d’une marchandise, d’une valeur quelconque sont des personnes interposées et par conséquent des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs. Sous régime capitaliste, ainsi que sous tout régime basé sur le profit ou bénéfice, le nombre des intermédiaires est considérable. De l’acheteur en gros qui rafle sur le marché la totalité des produits, la race pullulante des intermédiaires, passant par l’acheteur de demi-gros, s’étend à l’acheteur au détail, et il n’est pas rare que, lorsqu’il est vendu, par le détaillant, au consommateur, le prix du produit ait doublé et même triplé. Tout un monde vit sur ce scandaleux trafic (Voir Commerce). L’écart est toujours sensible, souvent fort élevé, parfois inavouable tant il est révoltant, entre le coût du produit à la source même : la production, et le prix qu’il atteint à l’embouchure : la consommation. Plus grand est le nombre de mains par lesquelles passe la marchandise et plus considérable est cet écart, chaque main s’efforçant à prélever sur le produit en circulation un bénéfice aussi élevé que possible.

Longtemps, les économistes de l’Ecole de Manchester — dite Ecole libérale — ont déclaré que la libre concurrence a pour objet et doit avoir nécessairement pour résultat de freiner cette sorte de curée au gain, en opposant une barrière aux désirs de gain immodéré des intermédiaires : vendeurs en gros, demi-gros et détail. A l’origine, il en fut ainsi dans une assez large mesure, bien que, de tout temps, les négociants disposant de gros capitaux, pouvant passer des marchés avantageux et ayant un caractère périodique portant sur un laps de temps considérable, bénéficiant d’un long crédit, aient été en mesure (et ils ne se faisaient pas scrupule d’en profiter), de faire la loi, d’influencer le cours des marchandises et de vicier à leur gré la loi de l’offre et de la demande. Mais, de nos jours, la libre concurrence a perdu sa force régulatrice ; elle a cessé d’assigner aux bénéfices exagérés une limite considérée comme « honnête » et raisonnable. Les grandes maisons de commerce en gros ont créé des firmes importantes ; ces firmes ont renoncé à se faire concurrence entre elles ; elles ont trouvé plus avantageux de s’entendre. Celles-ci, s’associant, se sont groupées avec d’autres ; celles-là, se concertant, se sont liguées avec les entreprises rivales, tout en gardant la gestion respective de leurs intérêts. Toutes ont, ainsi, constitué de vastes consortiums. Par la force de leurs capitaux, ces consortiums ont monopolisé en fait les produits : blé, sucre, café, fer, houille, papier, caoutchouc, pétrole, acier, etc. Par la puissance de leur organisation bancaire, par l’étendue de leurs relations internationales, par la multiplicité de leurs filiales, succursales et comptoirs, ils sont parvenus à dominer le marché mondial et, devenu forcément tributaire de ces colossales entreprises, le trafic ne se ressent plus des effets tant prônés de la concurrence.

Il serait puéril d’escompter l’intervention de la loi, pour supprimer, voire enrayer un tel état de choses. D’une part, il est inhérent au développement du régime capitaliste marchant vers son apogée ; il est en rapport direct de ce développement et, pour l’empêcher, il faudrait briser les rouages mêmes du Capitalisme. D’autre part, la loi n’est et ne peut être que l’expression juridique de la puissance capitaliste ; les gouvernants et les parlementaires ne sont et ne peuvent être que des fondés de pouvoir ayant pour mission de veiller à la sauvegarde des intérêts de la finance cosmopolite et au maintien de ses privilèges. Enfin, la loi elle-même n’a pour but que d’exprimer la volonté des maîtres et de justifier, par des textes ad hoc, les déprédations, confiscations et vols dont les forces d’argent se rendent coupables, au détriment de la multitude de toutes langues et de toutes couleurs.

Seule, une révolution expropriant brutalement et sans indemnité la classe capitaliste et procédant à un état de choses entièrement nouveau, supprimera l’innombrable horde des intermédiaires.

Toutefois, il existe, d’ores et déjà, un moyen de contrecarrer peu ou prou les agissements des intermédiaires. Ce moyen, c’est le coopératisme de production et de consommation. Diminuer le nombre des intermédiaires qui, sans participer à la production des marchandises, sans ajouter à la valeur de celle-ci une plus-value quelconque, vivent et s’enrichissent de la série d’opérations : achats et ventes dont ils sont les bénéficiaires, établir entre producteurs et consommateurs une sorte de ligne droite assurant la circulation directe des marchandises de producteurs à consommateurs, telle est 1a pensée qui a présidé à la formation des sociétés coopératives. Dans les pays, comme l’Angleterre, la Belgique et la Russie, la coopération est parvenue à une grande extension, le nombre des intermédiaires a proportionnellement diminué.

L’instauration d’une société libertaire supprimera automatiquement ces intermédiaires qui, bien que travaillant parfois autant et même plus que les producteurs, forment actuellement un organisme parasitaire. Reportant, alors, leur activité sur le travail créateur de richesses, cette foule d’intermédiaires allègera la tâche quotidienne des ouvriers et paysans avec lesquels ils se confondront.

— Sébastien FAURE.

INTERNAT

n. m.

Le fait de vivre à l’intérieur d’un établissement : séminaire, couvent, collège, école, etc.

La question de l’internat pédagogique est importante et elle se rattache de beaucoup plus près qu’on le pourrait croire à la question sociale.

Dans le mode actuel d’éducation des enfants, l’internat est surtout appliqué dans la bourgeoisie : lycées, collèges, pensionnats. Les enfants des ouvriers et des paysans vont à l’école primaire où ils sont externes. Seule une petite minorité d’enfants déshérités : orphelins, enfants abandonnés, enfants condamnés par les tribunaux, sont élevés en collectivité dans des internats.

C’est donc avant tout la bourgeoisie qui s’est élevée contre l’internat que beaucoup d’auteurs ont considéré comme néfaste.

L’homme se souvient avec amertume de son enfance cloîtrée entre les tristes murs d’un collège. La mauvaise nourriture, le dortoir où il gelait l’hiver ; le temps réglé à la minute du lever au coucher ; les récréations mêmes passées dans une cour étroite où souvent on se battait ; les promenades en rangs deux par deux sous l’œil d’un pion miteux et maussade.

Les vacances étaient accueillies avec allégresse. Les parents, enchantés de revoir leur enfant après des mois d’absence, le choyaient, le comblaient de friandises et de cadeaux. Puis on partait en voyage à la mer ou à la montagne. Les deux mois passaient féeriques et, après, c’était le triste retour vers le bahut détesté.

Je ne regrette pas mon enfance ; les jours
Du collège me sont un souvenir morose :
Pensums, devoirs, haricots et chlorose,
Et l’ennui qui suintait aux quatre coins des cours.

(Jean Richepin : Les Blasphèmes.)

Ce que l’internat comporte de mauvais tient à la société capitaliste elle-même. Le professeur fait un métier qui l’ennuie ; en général, loin d’aimer les enfants il les déteste, parce qu’il est obligé de les instruire pour vivre. Pour beaucoup d’entre eux, l’élève n’est qu’un numéro, et ils ne s’intéressent pas à son développement intellectuel. Les plus consciencieux prennent intérêt aux quelques élèves qui forment l’élite de la classe ; le reste est tenu, ou presque, pour inexistant.

Quant à la vie, elle est réglée par une administration pour laquelle les élèves ne sont qu’un mal nécessaire. Pour économiser on leur donne une mauvaise nourriture, on ne chauffe pas les dortoirs, on réduit la lumière. Les grands jardins que l’on montre aux parents pour les allécher sont interdits aux écoliers. On veut pouvoir ne pas les perdre de vue un seul instant, par crainte de la chute, du coup, de l’accident quelconque qui amènerait une « histoire » avec les parents.

Malgré la surveillance, les mœurs contre nature s’installent au dortoir, aux commodités. Les plus grands font à leurs cadets une éducation sexuelle de méthode déplorable. Les élèves des classes supérieures, pubères déjà, sont martyrisés par le besoin génital ; dans leurs nuits sans sommeil ils mordent leur traversin. Tous pratiquent l’onanisme ; quelques-uns deviennent pédérastes. Dans leurs rêves la femme (la fille du prolétariat, bien entendu) apparait comme un gibier lubrique, et aux alentours du bachot c’est dans la chambre sordide d’une fille de trottoir qu’ils connaîtront l’amour pour la première fois.

Mais l’internat pourrait être tout autre qu’il n’est.

Le lycée, bâti hors des villes, pourrait être aéré et gai. Les élèves, en dehors des heures d’étude, s’ébattraient aux jardins dans une liberté à peu près complète ; les dortoirs, inconfortables, pourraient être remplacés par de petites chambres pourvues du confort. Des éducateurs aimant la pédagogie, seraient des maîtres aimés et feraient l’éducation morale de leurs élèves.

Car, au point de vue de l’instruction, l’internat est bien supérieur à l’externat. La famille contredit le collège et lui est presque toujours inférieure. L’enfant apprend de ses parents à mépriser l’étude et à la considérer comme un bourrage fastidieux auquel il faut s’astreindre, seulement parce que la carrière dépend du succès aux examens.

On a reproché à l’externat de faire vivre l’enfant dans un milieu artificiel qui n’est pas la vie. Ce milieu, en réalité, est supérieur à la vie ; l’enfant y acquiert la foi au travail, à l’effort, au mérite. Il a bien le temps d’apprendre que toutes ces vertus ne sont que fausse monnaie et que ce qui fait réussir, c’est avant tout l’argent et l’intrigue.

L’internat scolaire, généralisé à tous les enfants, aurait pour avantage de les soustraire, dans une grande mesure, à l’influence familiale.

Si l’éducation familiale est mauvaise dans la bourgeoisie, où l’enfant apprend de très bonne heure que l’argent est tout dans la vie et qu’il faut être prêt à faire n’importe quoi pour en gagner, dans le prolétariat elle est bien pire.

L’enfant ouvrier et paysan a, dans sa famille, le spectacle de l’ignorance, de la brutalité, de la méchanceté. Il voit son père rentrer ivre et battre sa mère ; il assiste aux querelles avec les voisins ; il apprend à maltraiter les animaux. A la faveur des conversations il reçoit, pendant les années de l’enfance où le cerveau conserve indéfiniment les empreintes, tous les préjugés de son milieu social. Devenu adulte, il reproduira les parents, ce qui fait qu’il n’y a pas de progrès, ou plutôt que le progrès est très lent.

La société de l’avenir élèvera ses enfants dans des internats. Les classes auront disparu, et nos descendants assisteront à une transformation profonde des mentalités. La religion, si difficile à déraciner tant que l’enfant est élevé dans la famille, disparaîtra en quelques générations, lorsque la société assumera la charge de l’éducation.

On ne verra plus de brutes humaines sales, grossières et alcooliques. L’ouvrier de demain ressemblera, par son aspect extérieur, au bourgeois d’aujourd’hui, et, au point de vue mental, il n’en aura pas les défauts, l’hypocrisie, l’égoïsme farouche.

Enfin l’externat libèrera la femme du lourd fardeau de l’élevage des enfants qui la retient en esclavage pendant les meilleures années de son existence.

— Doctoresse PELLETIER.

INTERNAT

Tous ceux dont l’adolescence — et une partie de la jeunesse, et l’enfance parfois dès six ans — a connu la longue théorie des études, des réfectoires, des « récréations », des classes et des dortoirs, les promenades alignées sous les ordres du « pion » et les rondes de bêtes en cage sous les galeries et les préaux des cours, et soupçonné, comme dit Mabilly :

« …derrière la porte
La vie qui passe
Dans la rue qui s’essouffle.
Les grands espaces
Illimités ...
Et le vent de la liberté
Qui souffle »,

Toutes ces années hachées de régularité morne et tyrannique qui défilent sur l’écran du « pensionnaire » ; tous ceux qui ont ensuite — boursiers, étudiants pauvres — tournant la médaille aux faces conjuguées, ajouté leur nom à la liste des « Petit Chose » et des « Amédée Lobuse », qui sont allés, comme disait André Barre, « dans les cavernes de l’Université servir les salamandres », ceux-là ont acquis le triste privilège d’exercer contre l’internat de légitimes représailles. Ils ont tâté, sur le vif, la mise hors le mouvement des corps assoiffés de détente exubérante, touché les effets de la claustration physique et de l’isolement moral à l’âge des élans et des poussées expansives, senti les déformations qu’un régime scolaire anormal fait peser sur des générations cloîtrées pour de stériles travaux, vécu ou côtoyé les perversions qui, de la boîte congréganiste au lycée officiel, ont brisé l’évolution de plus d’un Sébastien Roch... Et ils se dressent en ennemis contre une institution qui perdure, semble-t-il, par l’absurdité chronique de ses méthodes et l’engrenage de ses vices.

Il est superflu de refaire ici — pédagogiquement — le procès de l’internat tel que le conçoit encore notre Université rétrograde. Il est une aggravation et comme le couronnement d’un système dont cette Encyclopédie précise en divers endroits la redoutable nocivité... Rappelons que, dès 1793, après avoir dispersé les Jésuites mais gardé la congrégation, l’Université confie à l’internat quelque deux mille prisonniers. Elle ne pouvait que s’avancer davantage — la réaction aidant — dans uns voie si en harmonie avec « la poussée centralisatrice et l’intervention de l’Etat ». Plus tard, sous l’Empire, les libéraux — de Laprade à Jules Simon — incorporeront la réforme de l’internat à une refonte de l’enseignement secondaire : soixante ans de République en ont si bien entretenu la vitalité que les esprits libres du temps, secourus par quelques praticiens sagaces de la puériculture et une poignée de patriotes inquiets pour « notre » recul en face des nations d’affaires, en sont encore à le dénoncer ! Que la bourgeoisie surtout subisse les atteintes d’un mal qui se répercute d’ailleurs en difficultés générales, d’accord, mais rien de ce qui peut délivrer les petits ne nous est étranger et nous traînons la peine solidaire des atteintes faites dans le monde à la liberté et le bien de tous périclite quand est étranglée l’initiative dès les premiers pas juvéniles...

Il semblerait, à regarder l’internat tenace, que la source de la culture fût tarie chez nous si croulait la tradition d’encaserner l’enfance pour l’instruire. Et cela est vrai en un sens, car « nous continuons, comme l’observe Ed. Demolins dans son A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, à former des hommes pour une société qui est définitivement morte ». Dans nos « sociétés à formation communautaire, caractérisées par la tendance à s’appuyer non sur soi-même mais sur le groupe : famille, tribu, clan, pouvoirs publics », l’éducation demeure tournée vers le passé. Les autres, les « sociétés à formation particulariste », qui marquent la tendance au self-control, l’éducation cesse d’être une transposition dans le souvenir pour faire corps avec 1a vie pratique. Et ses produits, qu’animent l’audace et l’esprit d’entreprise, sont en train de conquérir allègrement le monde. Nos maîtres cependant continuent d’ignorer que la force d’un peuple est dans l’indépendance et l’initiative de ses unités. Et l’éducation, aggravée d’internat, ne cesse, sous leurs auspices, d’être un bourrage et un écrasement. « Au collège, en Angleterre, nous n’apprenons pas grand-chose, si ce n’est peut-être à nous conduire dans la vie ». Que diraient de l’aveu de ce jeune Anglais nos mentors universitaires dont tout l’idéal est de paralyser nos esprits — dans les enceintes où ils retiennent nos pauvres corps — sous le lourd fatras d’un savoir pratiquement sans objet.

L’internat ?

« S’il n’existait pas, disait Georges Renard, d’abord les parents seraient condamnés à garder leurs enfants chez eux une partie de la journée et qui, pis est, à les élever. Monsieur et Madame seraient forcés d’avoir une vie de famille et de se respecter l’un l’autre... Monsieur devrait prendre sur les heureux moments qu’il coule en paix au café, au club, dans les coulisses. Madame ne pourrait plus suffire à la multitude de ses occupations, visites, bals, soirées, concerts, spectacles, conférences avec la couturière ou le tailleur pour dames. Quoi de plus triste!, quoi de plus peuple ! Avoir des enfants, passe encore ! Les nourrir, il le faut bien. Mais donner une part de son temps et de son cœur à leur éducation, c’est un luxe qui ne convient qu’aux pauvres. »

On peut attaquer la famille, le milieu courant, souligner leurs tares et leur insuffisance, s’élever contre leurs réactions souvent pernicieuses, mais on n’empêchera pas que — face aux geôles où nous avons langui et qui ont comprimé notre essor — ils ne soient la vie et quelque chose de cette liberté que pleurent les oiselets tourneurs derrière les grilles de l’internat. A l’heure des rires, des jeux, des escapades à travers champs et bois, toute une jeunesse — dont je n’ai pas à connaître la classe sociale — végète entre les murs du cloître ou du collège, de l’orphelinat ou de la maison de redressement, à l’orphelinat, l’établissement de correction : les plus terribles visages d’un internat sous toutes ses faces exécré!...

Les bourgeoisies saxonnes, les Scandinaves ont depuis longtemps donné de l’air à leur progéniture. Les « pensions de famille » anglaises (dont certaines sont des types remarquablement modernes) ont des allures de grandes personnes émancipées près des « institutions » privées ou gouvernementales où nos Latins anémient « la promesse de leur gloire ». Regardez, par exemple, la Suisse ou l’Amérique.

« Là aussi, l’enfant va au collège et il arrive, là aussi, que le collège est loin. Impossible de rentrer chaque soir. Que faire ? L’enfant va-t-il être parqué avec mille ou quinze cents autres dans un énorme et lugubre bâtiment ? Non, il change de foyer, voilà tout. Sa famille le confie à une autre famille... Et, le croiriez-vous, chez ces peuples-là, les gens préfèrent mille fois cette façon d’agir à ces grands internats qui sont l’honneur de notre pays. Mais les imiter, fi donc ! Voyez-vous la France prendre modèle sur un pays neuf, comme l’Amérique, ou sur un pays nain, comme la Suisse ? Emprunter à l’étranger, quelle humiliation ! » (G. Renard)

Et l’internat continue à nous réduire et à nous avilir. Et la déchéance, et les stigmates du troupeau y trouvent leur compte...

Si l’internat — élargi, épuré, désencaserné, et tel que plus rien n’y survive du « bahut » de nos souvenirs -devient le milieu scolaire de l’avenir pour l’adolescence (car nous n’oserons plus, que diable, parler, au sens actuel, d’école pour l’enfant!) qu’il se rapproche le plus possible de ce noyau éducatif à la fois chaud, riche et fécond qu’est la famille d’affinité. Car nous ne ferions que soustraire l’enfant à la tyrannie du milieu domestique autoritaire, obtus et inharmonique, pour le rejeter dans la prison déprimante, étouffeuse de vie naissante si devaient s’y dérouler, dans une forme et un esprit voisin de l’internat d’aujourd’hui, les années de prime jeunesse, si lourdement, prématurément, exagérément studieuses…

— LANARQUE.

INTERNATIONAL

adj. (du latin inter, entre, et de national)

Chose qui s’accomplit entre nations. D’où :

INTERNATIONALE (subst. fém.), association des travailleurs de tous les pays.

En la préconisant, les précurseurs socialistes furent au-dessus du mot propre pour arriver à une entente générale des peuples, surpassant les nationalités, et conçue en vue d’une révolution sociale universelle.

L’idée internationale fut surtout concrétisée par les premières associations d’ouvriers des différentes parties du monde, pour des revendications sociales.

En 1843, Mlle Flora Tristan proposait une société universelle. Dans un congrès à Londres, en 1847, Marx et Engels en jetaient les bases en disant : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » En 1862, à Londres, des rapports s’établirent entre ouvriers anglais et français. En 1864, on discuta et arrêta le projet d’une fédération internationale. Le premier Congrès pour l’Association Internationale se tint à Genève en 1866 et des statuts furent adoptés.

Entretemps, en 1865, était fondée la Fédération romande, imbue des idées étatistes, radicales-socialistes, coopératistes et législatives. Karl Marx en était le grand animateur très écouté. La maxime : Affranchissement des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes fut lancée.

Dans ce but, un deuxième Congrès a lieu à Lausanne en 1867. Cette même année se tient à Genève le Congrès pour la Paix et la Liberté. Bakounine y émet sa théorie de la destruction des Etats et de la libre Fédération des Communes.

En 1868, au troisième Congrès à Bruxelles, on déclare que tout doit appartenir à l’Etat régénéré et à la Collectivité : sol, sous-sol, chemins de fer, etc. Le même mois, à Berne, au second Congrès pour la Paix et la Liberté, la minorité s’en détache et constitue : l’Alliance de la démocratie socialiste et déclare adhérer à l’Internationale. Son programme était :

  1. Abolition des cultes ; substitution de la science à la foi ;

  2. Egalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes ; abolition du droit d’héritage ; la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant propriété collective de la société ne pourront être utilisés que par les associations agricoles et industrielles ;

  3. Egalité des moyens d’entretien, d’éducation et d’instruction pour les enfants des deux sexes ;

  4. Repousser toute action politique n’ayant pas pour but immédiat et direct le triomphe de la cause des travailleurs ;

  5. Union universelle des libres associations remplaçant les Etats actuels ;

  6. La solidarité internationale des travailleurs substituée à cette rivalité des nations qu’on appelle patriotisme ;

  7. Association universelle de toutes les associations locales par la liberté.

Parmi les membres élus au Comité directeur était Bakounine. En Italie, en Espagne, en France, des groupes se constituèrent de suite. Les sections de la Suisse romande forment une fédération... L’Alliance demande au Conseil général de Londres son admission dans l’Internationale ; l’admission est refusée. C’est alors que sur les instances de Bakounine, l’Alliance supprime ses bureaux nationaux et est admise tout en conservant son programme théorique, elle n’est plus qu’une section de l’Internationale avec son siège à Genève.

Au quatrième Congrès à Bâle, en 1869, les rapports sur l’abolition du droit d’héritage et sur l’organisation de la propriété collective, présentés par Bakounine et Robin, soutenus par Varlin, sont adoptés. K. Marx est mis en minorité par 32 voix, contre 19 et 17 abstentions. De là datent les premiers dénigrements de Marx contre Bakounine.

Au Congrès romand de la Chaux-de-Fonds, en 1870, on essaie de ne pas admettre la section de l’Alliance de la fédération romande ; la majorité est pour l’admission. C’est la scission, la minorité se retire.

Dans sa partialité, le Conseil général de Londres reconnaît à la minorité siégeant à Genève le titre de Comité fédéral romand, et, à la majorité siégeant à la Chaux-de-Fonds, la laisse libre d’un autre titre ; Comité fédéral du Jura fut adopté, puis Fédération jurassienne.

Bakounine voulait profiter de la guerre de 1870 pour tenter la révolution. A cet effet il lança un manifeste à toutes les sections de l’Internationale, provoquant un soulèvement à Lyon en septembre et un autre à Marseille le 31 octobre, prologues de la Commune de Paris et des insurrections de Lyon, Marseille et Narbonne les 18, 19, 20 mars 1871.

En novembre 1871, la Fédération Jurassienne tient le Congrès de ses sections à Sonvillier, les sections romandes y sont invitées. Dans les statuts qui sont établis on relève :

  1. Que le Comité fédéral n’est investi d’aucune autorité, il est simplement un bureau de renseignements, de correspondance et de statistique ;

  2. Les sections conservent leur autonomie absolue, toute latitude est laissée à celles qui veulent former entre elles des fédérations locales ou spéciales ;

  3. Le Congrès annuel de la Fédération ne s’immisce en aucune façon dans l’administration intérieure des sections, etc., etc.

La scission n’est pas officielle mais se confirme en 1872 par les intrigues de K. Marx, qui fait décider la tenue du prochain Congrès à La Haye ; Bakounine ne peut s’y rendre sans traverser la France et l’Allemagne d’où il est expulsé par suite de ses condamnations.

Puis, c’est le Conseil général de l’Internationale qui est transféré à New-York. Marx craignait qu’en restant à Londres les réfugiés français de la Commune y prissent la haute-main.

Le socialisme international s’affirme autoritaire avec Karl Marx et libertaire avec Bakounine. L’Internationale est divisée en deux sans que le fait soit reconnu par un Congrès.

Chacun fait sa propagande. En 1873, à Genève Congrès de la Fédération Jurassienne, suivi d’un Congrès général le 1er septembre, où sont représentées la Belgique, l’Angleterre, la Hollande, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, la France, l’Amérique. On y décide la suppression du Conseil général.

Voici quelques extraits des nouveaux statuts de l’Internationale :

« L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Tous les individus adhérant à l’Internationale reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers les autres hommes : la vérité, la justice, la morale.

Les Fédérations et Sections conservent leur complète autonomie.

La mission du Congrès annuel est de mettre en présence les aspirations des travailleurs des divers pays et de les harmoniser par la discussion. Les questions de principe ne pourront jamais être l’objet d’un vote. Les décisions du Congrès général ne seront exécutoires que pour les Fédérations qui les auront acceptées, etc. »

Les marxistes tiennent leur Congrès à Genève.

A Bruxelles, en 1874, c’est le Congrès des fédéralistes. En 1876 à Berne a lieu le Congrès antiautoritaire, sous le nom de huitième Congrès de l’Internationale dans lequel est votée la motion italienne ci-après : « La Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que soutient l’Internationale ».

Il serait trop long d’énumérer ici tous les procès dont souffrit l’Internationale.

En 1877, le gouvernement italien dissout les fédérations et groupes de l’Internationale.

A Verviers se tient le neuvième Congrès. Kropotkine en fait partie.

En même temps a lieu à Gand un Congrès universel de l’Internationale où se rencontrent autoritaires et libertaires. La conciliation ne peut se faire, la division est de plus en plus évidente.

En 1878, au Congrès de la Fédération Jurassienne, Elisée Reclus développe un rapport d’où nous extrayons : « Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice... Jamais un progrès, soit partiel, soit général, ne s’est accompli par simple évolution pacifique : il s’est toujours fait par une révolution soudaine. Si le travail de préparation se fait avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées a lieu brusquement... Et comment procéder à cette révolution?... Commencerons-nous par abdiquer pour devenir libres ? Non, car nous sommes des anarchistes... qui n’ont personne pour maître et ne sont les maîtres de personne... En supprimant l’Etat, nous supprimons aussi toute morale officielle... Il n’y a de morale que dans la liberté..., etc. »

En 1879, à la réunion de la Fédération Jurassienne, les bases idéales de l’anarchie sont définies et sanctionnées en 1880 au Congrès de la Chaux-de-Fonds. Kropotkine y montre la nécessité de la propagande dans les campagnes.

Deux Congrès en 1881, l’un à Paris, l’autre à Londres.

L’une des dernières réunions de la Fédération Jurassienne se tient à la Chaux-de-Fonds.

L’Internationale agonise sous le coup des différents procès, des expulsions et des interdictions de réunions dans presque tous les pays depuis 1869. Elle disparaît par le grand procès de Lyon en 1883, où 46 prévenus sont traduits en cour d’assises sous l’accusation d’internationalisme, ils sont condamnés à de nombreuses années de prison.

Tous les gouvernements ont senti que l’Internationale entamait leur vitalité. La société dissoute n’en existe pas moins dans les esprits, l’Idée fait son chemin malgré tous les obstacles.

En ce moment maints partis politiques se déclarent internationalistes, préconisant un vague socialisme à base étatiste. Les dirigeants les tolèrent parce qu’en fait leur action continue à s’exercer dans le cadre des patries dont ils ne répudient pas les frontières. Ils abusent les peuples sur le caractère « international » de leur action. Et chacun, à la Société des Nations, s’avère le protagoniste d’un nationalisme agissant et s’ingénie, perfidement, à conserver pour son pays le privilège des armements. Le système de ces partis n’est international et pacifiste que par habile phraséologie.

Le vrai internationaliste est celui qui ne se prête à aucun compromis national. Tel l’anarchiste qui dit que la Terre est sa patrie et que les frontières tracées par des conquêtes ou des ambitions financières n’existent pas pour lui, et qu’il n’acceptera pas d’être lié par elles.

Cet internationalisme, le seul logique, regarde comme frères les humains de toutes les couleurs. Pour lui, jaunes, noirs ou blancs ont un intérêt évident à l’entraide et ne peuvent, dans les haines, les hostilités et les guerres, que favoriser les tyrans et réduire leur part individuelle de bien-être et de joie.

— L. GUERINEAU.

INTERNATIONALE SYNDICALE

Ce mot a déjà été traité dans les études consacrées à Confédération générale du Travail et Association internationale des Travailleurs. Toute la vie de la 1ère Internationale, toute son action toute l’activité de l’Internationale, tous les Congrès, jusqu’au Congrès de Londres (1920), sont relatés dans ces deux études, auxquelles le lecteur doit absolument se reporter pour être exactement et complètement renseigné.

Il ne reste donc à examiner que l’action depuis 1920 et les Congrès suivants : Londres (1920), Gênes et Rome (1922), Vienne (1924), Paris (1927) pour la Fédération Syndicale internationale ; les Congrès de 1923, 1925 et 1928, à Moscou, pour l’Internationale Syndicale rouge ; le Congrès de Liège (1928) pour l’Association internationale des Travailleurs.

Fédération internationale syndicale d’Amsterdam

Cette Internationale est, relativement, de constitution récente. De même que de 1874, année de la disparition définitive de la I’Association Internationale, après le Congrès de Bruxelles, jusqu’en 1895, au Congrès de Zurich, il n’y eut aucune action internationale coordonnée et organisée, il n’y eut, non plus, d’Internationale de 1896 à 1900, date de la constitution du Secrétariat International. Les Congrès de Stuttgart (1902), de Dublin (1903), Amsterdam (1905), Christiania (1907), Paris (1909), Budapest (1911) et Zurich (1913) furent organisés par ce Secrétariat international.

La guerre vint mettre fin à l’existence de cet organisme. Les Centrales Nationales alliées (France, Angleterre, Belgique, Italie, auxquelles se joignirent l’Espagne et la Suisse, un peu plus tard) tinrent cependant, pendant la guerre, les Conférences de Londres (1915), Leeds (1916), Berne (1917), Berne encore en 1919.

C’est à cette dernière Conférence, à laquelle participèrent : l’Angleterre, la France, la Belgique, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, la Hollande, la Norvège, la Suède, l’Espagne, que, fut décidée la liquidation du Secrétariat International et la reconstitution de l’Internationale Syndicale.

L’Italie, absente, donna son acquiescement par lettre.

La Conférence se mit d’accord sur une Charte internationale du Travail que les représentants anglais, français et belges reçurent mission de défendre auprès de la Conférence de la Paix de Versailles (1919) et de faire insérer dans le Traité de Paix, dans la partie qu’on a appelée le Titre XIII.

La constitution de la Fédération Syndicale Internationale eut lieu au Congrès de juillet 1919, à Amsterdam. Toutes les Centrales européennes, plus celle des États-Unis, y participèrent.

La F.S.I. décida, dès sa constitution, de participer à la Conférence Internationale du Travail de Washington pour l’application universelle de la journée de 8 heures. La F.S.I., à son origine, groupa 24 Centrales et plus de 20 millions d’adhérents.

Elle eût pu être une force absolument irrésistible, si elle avait été une Internationale véritable, au lieu d’être une Association de nationalismes divisée en deux camps : ex-Alliés et ex-Centraux. 29 Secrétariats internationaux professionnels, groupant près de 17 millions d’ouvriers de toutes professions, sont immédiatement constitués.

La Fédération Internationale Syndicale représente donc, dès le début, la plus grande force mondiale qui ait jamais existé : si elle avait compris la situation générale et osé agir, elle eut imposé au monde une transformation sociale radicale. Elle ne sut comprendre ni agir.

Elle se contenta de s’occuper de haute stratégie diplomatique et, si son action en Autriche, en Espagne, voire même en Russie, en faveur des affamés, a eu des conséquences heureuses, il est, néanmoins hors de doute, qu’elle eût pu faire bien davantage, si elle avait été animée de réels sentiments de classe et non imbue d’intérêt soi-disant général.

La F.S.I. tint à Londres, en 1920, son deuxième Congrès. Il y fut question des réparations, des nationalisations ; de la nécessité de tenir une Conférence internationale des transports et du lancement d’un emprunt international pour la liquidation des réparations.

Elle participa à la Conférence de Gênes (1922) à laquelle assista la Russie soviétique qui, pour la première fois, entrait dans le concert des puissances.

La F.S.I. tint une Conférence préalable au cours de laquelle elle adopta une résolution sur la reconstitution économique de l’Europe. Elle présenta cette résolution — qui fut rejetée — à la Conférence des États réunis à Gênes, laquelle devint très rapidement, exclusivement politique et n’atteignit d’ailleurs aucun de ses buts.

Le Congrès de Rome qui se tint presque aussitôt la fin de la Conférence de Gênes, homologua la résolution prise par la F.S.I. à Gènes.

Il s’occupa aussi de l’action contre la guerre, de l’organisation de cette action, il reprit l’organisation des relations entre les Secrétariats, internationaux professionnels et de la Fédération Syndicale internationale ouvrière par la Conférence de Zurich en 1913.

Le 3e Congrès eut lieu à Vienne (Autriche), du 2 au 7 juin 1924. C’est à ce Congrès que fut dressé le programme minimum dé la F.S.I. qui comprend : la défense de faire travailler les enfants au-dessous de 15 ans ; l’enseignement universel avec, dans tous les États, des bureaux d’orientation professionnelle ; les conditions générales de travail des adolescents, des femmes, des hommes ; l’hygiène et la sécurité ; le droit syndical et l’émigration ; les assurances, le placement, le contrôle ouvrier, le logement.

La F.S.I. organisa en outre, en 1922, un Congrès mondial de la Paix qui se tint, en décembre, à La Haye. Tous les pays, y compris la Russie, y participèrent. La lutte contre la guerre y fut envisagée sur le plan démocratique et légalitaire. A aucun moment, il ne fut question d’organiser sérieusement la lutte efficace contre la guerre.

Le 4e Congrès de la F.S.I. se tint à Paris, en août 1927, au Grand Palais, cependant que celui de l’A.I.T. se tenait, lui, dans la forêt de Berlin, deux années auparavant.

Il s’occupa de la cuisine intérieure du Bureau. Purcell, président, dans son discours inaugural, attaqua brutalement Jouhaux et surtout Oudegeest. Pendant tout le congrès ce ne fut qu’une lutte constante entre les Trade-Unions britanniqueset le reste de la F.S.I.

Ce fut, en réalité, la lutte entre l’esprit d’unité international, plus fictif et tactique que réel et sincère, d’ailleurs créé par le Comité anglo-russe — et l’esprit de maintien du statu quo, nettement exprimé par Jouhaux, Sassenbach, Oudegeest et Mertens. Fimeney, l’âme du mouvement “unitaire”, ne dit mot pendant tout le Congrès.

En conclusion, Oudegeest, mis en fort mauvaise posture par la délégation anglaise, dut se retirer. Le Congrès ne fit aucune besogne utile et toutes les questions furent renvoyées à l’étude du Conseil général...

Purcell fut écarté de la présidence, mais un autre Anglais, Hieks, le remplace.

Telle est, brièvement relaté, l’activité de la Fédération Internationale Syndicale.

Internationale Syndicale Rouge

L’Internationale Syndicale Rouge, née de la scission qui se produisit dans les années 1919 et 1920 dans presque toutes les Centrales de la F.S.I., tint son premier Congrès à Moscou, du 3 au 19 juillet 1921.

J’ai déjà exposé quel fut, à ce Congrès, le rôle de la délégation française.

Il importe qu’on sache que ce Congrès constitutif délibéra “librement“ sous la surveillance des soldats rouges, baïonnette au canon.

Tout le travail des organisateurs syndicaux russes, auxquels s’étaient joints tous les leaders politiques Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, etc., tendit à imposer aux délégués étrangers et plus spécialement allemands, français, italiens et espagnols, une charte qui consacrait la domestication des Centrales nationales aux Partis politiques communistes et de l’Internationale Syndicale Rouge à l’Internationale Communiste.

Sur la proposition de A. Rosmer (France) et de Tom Mann (Angleterre), rapporteurs, le Congrès vota la résolution suivante :

« Considérant que la lutte entre le capital et le travail dans tous les pays capitalistes a acquis, par suite de la guerre et de la crise mondiale, un caractère particulièrement tranchant, implacable et décisif ;

Que dans le processus de cette lutte se dessine, devant les masses ouvrières, de jour en jour plus distinctement, la nécessité d’écarter la bourgeoisie de la production et, partant, du pouvoir politique ;

Que ce résultat ne peut être atteint exclusivement que par l’établissement de la dictature du prolétariat et du régime communiste ;

Que dans leur lutte pour la conservation de la dictature bourgeoise, toutes les couches capitalistes dominantes ont atteint déjà un degré considérable de concertation et d’unification de leurs organisations nationales et internationales, aussi bien politiques qu’économiques, que l’action offensive du prolétariat rencontre une force unie de la bourgeoisie ;

Que la logique de la lutte de classes actuelle exige l’unification la plus complète des forces du prolétariat et de sa lutte révolutionnaire et détermine ainsi la nécessité d’un contact étroit et d’une liaison organique entre les diverses formes du mouvement. ouvrier révolutionnaire, avant tout entre l’Internationale communiste et l’Internationale syndicale Rouge des syndicats ;

Qu’il est aussi hautement désirable que tous les efforts soient dans le domaine national vers l’établissement de relations similaires entre les partis communistes et les syndicats rouges ;

Le Congrès décide :

  1. Toutes les mesures doivent être prises pour le groupement le plus ferme des syndicats révolutionnaires dans une organisation de combat unifiée avec un centre dirigeant international unique ; l’Internationale Rouge des syndicats ouvriers ;

  2. Des liens aussi étroits que possible doivent être établis avec la IIIè Internationale communiste, avant-garde du mouvement ouvrier révolutionnaire dans le monde entier, basés sur la représentation réciproque au sein des organismes exécutifs, de délibérations communistes, etc. ;

  3. Cette liaison doit avoir un caractère organique et technique ; elle devrait se manifester dans la préparation conjointe et la réalisation des actes révolutionnaires sur une échelle nationale aussi bien, qu’internationale ;

  4. Le Congrès affirme la nécessité de tendre à l’unité des organisations syndicales révolutionnaires et à l’établissement d’une liaison réelle et étroite entre les syndicats ouvriers rouges et le parti communiste dans l’application des directives des deux Congrès. »

Le vote de cette résolution fut le point de départ de la scission des forces syndicales centralistes et fédéralistes. Marx et Bakounine étaient à nouveau face à face. Ils le sont encore et n’ont pas fini de l’être.

Le Congrès fixa, selon son esprit bien entendu, les tâches tactiques des syndicats. Il se prononça sur la neutralité, l’indépendance des syndicats du socialisme, sur la politique de la Fédération syndicale d’Amsterdam, sur les méthodes de lutte, le programme d’action de l’I.S.R. Il examina également le contrôle ouvrier, les Comités d’usines et de fabriques et détermina l’organisation dans les différents pays.

Enfin, il vota les statuts de l’I.S.R. dont le fameux article 11, ci-dessous indiqué, souleva tant de controverses :

« Pour établir des liens solides entre l’I.S.R et la IIIe Internationale communiste, le Conseil Central :

  1. Envoie au Comité Exécutif de la III Internationale trois représentants avec voix délibérative ;

  2. Organise des séances communes avec le Comité Exécutif de la IIIe Internationale, pour la discussion des questions les plus importantes du mouvement ouvrier international et pour l’organisation d’actions communes ;

  3. Quand la situation l’exige, il lance des proclamations d’accord avec l’Internationale communiste. »

Cet article n’est, en somme, que la “codification” de l’esprit qui se dégage de la résolution Rosmer-Tom Mann qu’il exprime très clairement.

Les fédéralistes, à l’encontre de tant d’autres discutailleurs, se dressèrent contre l’ensemble des statuts. C’était logique. Leur opposition était donc totale. Elle le resta.

Le IIe Congrès, qui se tint également à Moscou, ne fit que renforcer la juste opposition à l’esprit de subordination de l’Internationale communiste sur les syndicats réduits au rôle passif d’agents d’exécution des ordres reçus par le canal des partis communistes dans chaque pays.

En effet, en dépit de la résolution votée à Saint-Étienne et présentée par le Bureau de la C.G.T.U., qui sauvegardait l’autonomie du syndicalisme, le 2e Congrès de l’I.S.R. vota, avant l’adhésion de la C.G.T.U., une résolution présentée par le camarade Dogadov, secrétaire de la C.G.T. russe, et ainsi conçue :

« Considérant :

  1. Que l’I.S.R. a pour tâche de grouper tous les ouvriers révolutionnaires dans le but d’une lutte commune contre le capital et pour l’instauration de la dictature prolétarienne

  2. Que ce but ne peut être atteint que si tous les lutteurs de la révolution sociale sont, profondément pénétrés de l’esprit communiste,

  3. Que la victoire même du communisme n’est possible que sur le plan international, ce qui suppose une liaison intime et une coordination d’action entre l’I.C. et l’I.R.S.

  4. Qu’il y a, parmi les ouvriers, des groupes à tendance syndicaliste révolutionnaire qui veulent sincèrement établir un front unique avec les communistes, tout en croyant que la représentation réciproque entre l’I.C. et l’I.S.R. établie par le Congrès de l’I.S.R. ne correspond pas aux traditions du mouvement de leur pays ;

  5. Que la C.G.T.U. française, qui représente ce point de vue, se prononce énergiquement pour la collaboration de l’I.C. et de l’I.S.R. et pour les mouvements communs dans toutes les actions offensives et défensives contre le capital ;

Les délégations des syndicats de Russie, d’Allemagne, d’Italie, de Bulgarie, de Pologne et d’Espagne, tout en se plaçant au point de vue de la nécessité absolue de donner le rôle directeur au Parti communiste dans chaque pays et à l’I.C. sur le plan international, proposent néanmoins, de tendre la main aux ouvriers révolutionnaires français et d’adopter les propositions de la C.G.T.U. »

Cette résolution, qui est bien, en fait, la consécration de la subordination du mouvement économique à l’Internationale communiste, confirme purement et simplement la motion Rosmer-Tom Mann, votée par le premier Congrès. Les soi-disant concessions qu’elle fait, dans le texte, à l’esprit syndicaliste révolutionnaire sont, en réalité, inexistantes.

Le vote de cette résolution aboutit, en France, à une deuxième scission et à la constitution d’une IIIe C.G.T., la C.G.T.S.R., qui a repris toute la doctrine du syndicalisme révolutionnaire, qui était celle de la C.G.T. d’avant-guerre.

Le IIIe Congrès, qui se tint à Moscou, s’occupa surtout de la question du front unique et de celle de l’Unité.

Les thèses — toutes tactiques — édifiées au cours de ce Congrès ne reçurent jamais aucun commencement d’application. Il s’agissait, pour l’I.S.R., de bluffer et de faire croire aux ouvriers que Moscou désirait l’unité et que cette unité ne se réalisait pas parce que les autres Internationales ne le voulaient pas.

Peu après ce Congrès, qui mit au monde le fameux Comité anglo-russe qui devait amener les Trade-Unions dans le giron de l’I.S.R., la liquidation de l’I.S.R. et la rentrée des syndicats rouges à la F.S.I. d’Amsterdam fut envisagée.

Cette façon de voir était d’ailleurs partagée par une partie du Bureau politique de l’I.C. et, en particulier, par Tomsky, président de la C.G.T. russe et membre du Bureau politique de l’I.C.

Des efforts furent tentés, en France, par la C.G.T.U., et en Bulgarie par les syndicats autonomes sympathisants de l’I.S.R.

Toutes ces tentatives de conquêtes du dedans furent déjouées par les dirigeants d’Amsterdam.

Le IVe Congrès, qui eut lieu encore à Moscou, en 1928, se convainquit rapidement de la stérilité des efforts dans cette direction. L’intérêt diplomatique du gouvernement russe n’exigeant pas, pour le moment, le sacrifice de l’I.S.R., le 4e Congrès changea brusquement de direction.

Alors que le IIIe Congrès déclarait qu’il fallait 90 % de l’activité à la réalisation de l’unité, le IVe Congrès recommande, lui, de renforcer les Centrales existantes et d’en créer au besoin de nouvelles.

En réalité, alors que le IIIe Congrès avait pour plate-forme essentielle l’unité, le IVe Congrès a choisi, pour principale plateforme, l’aggravation de la scission.

A l’heure où j’écris ces lignes, nous en sommes là. Il est, toutefois, vraisemblable que la rentrée définitive dans le concert des nations de la Russie soviétique et son admission à la Société des Nations auront pour conséquence la fusion de la F.S.I. d’Amsterdam et de l’I.S.R. de Moscou. Quand et comment s’opérera cette jonction ? Nul ne le sait.

Tel est, à ce jour, le processus de la vie de l’Internationale russe qui ne compte, à l’exception des Centrales russe et française, que des fractions de mouvements.

Filiale et chose de l’I.C., elle est dirigée par un homme de paille qui n’agit que par ordre de l’Exécutif communiste.

Alors qu’elle eût pu grouper toutes les forces syndicalistes révolutionnaires du monde et faire figure, en face de la F.S.I. d’Amsterdam, elle ne fut qu’un organisme de division dont il faut souhaiter au plus tôt la disparition.

L’Association Internationale des Travailleurs

Cette Internationale, qui est la continuation, sur le plan syndical, de la Ie Internationale, appelée elle aussi A.I.T., a été fondée en décembre 1922, à Berlin.

Je ne reviendrai, ni sur les deux Conférences préparatoires de 1921 et 1922, ni sur le Congrès constitutif, ni sur la Conférence d’Insbruck (1923) et lé Congrès d’Amsterdam (1925).

Toutes ces manifestations de la IIe A.I.T. ont été exposées par le Secrétaire général, A. Souchy, lorsqu’il a fait son étude sur l’A.I.T. (Voir Association Internationale des Travailleurs ).

Il ne me reste donc qu’à relater le Congrès qui s’est tenu à Liège en juillet 1918, et qui est le troisième de l’actuelle A.I.T.

Il consacra ses travaux aux questions suivantes : Rationalisation, chômage et 6 heures, la guerre et le militarisme, la création d’un fonds de secours international, l’attitude de l’A.I.T. dans les luttes syndicales actuelles.

Il condensa son point de vue sur toutes ces questions dans les résolutions ci-après, dont l’intérêt n’échappera à personne.

Résolution sur la Rationalisation

Le Congrès considère la rationalisation actuelle de l’économie capitaliste comme un résultat direct d’une nouvelle phase de développement du système capitaliste trouvant son expression dans la disparition du vieux capitalisme privé et son remplacement par le capitalisme collectif moderne. Cette nouvelle phase signifie pratiquement la disparition de la libre concurrence et l’instauration de la dictature économique, laquelle, par l’exclusion de toute concurrence économique, travaille consciemment à l’exploitation du monde d’après un système unique.

La rationalisation n’est qu’une conséquence de cette transformation nouvelle du monde capitaliste et ne personnifie dans ses méthodes que la concurrence brutale de la machine de chair et sang et de celle de fer et d’acier, dont les résultats profitent uniquement au patronat. Pour les producteurs, par contre, cette nouvelle méthode signifie l’ensevelissement de leur santé physique et intellectuelle et la soumission sans d’esclavage industriel les contraignant à un état de chômage continuel et à un abaissement continu des conditions de vie.

Le congrès, loin de voir dans cette nouvelle transformation de l’économie capitaliste une condition pour la réalisation du socialisme, voit dans les nouvelles méthodes une forme plus parfaite de l’exploitation des vastes masses de producteurs et des consommateurs, formes qui, dans le meilleur des cas, peuvent être considérées, comme les prémices d’un capitalisme d’État Futur, mais jamais comme les préparatifs nécessaires à l’avènement du socialisme. Le Congrès est d’avis que, le chemin vers le socialisme n’est pas déterminé par une ascension continuelle de la capacité de production, mais, en première ligne, mais d’abord, par une claire connaissance de l’état social et Ia ferme volonté d’activité socialiste constructive, trouvant leur expression dans les aspirations à la liberté et à Ia justice sociale. Le socialisme n’est pas seulement un problème économique, mais aussi un problème psychologique et culturel et en ce sens, aspire à lier spirituellement les individus à son œuvre, en ce qu’il s’efforce de présenter le travail d’une façon complexe et attractive, une aspiration qui ne sera jamais conciliable avec la rationalisation moderne. Non pas la centralisation des industries d’après les principes soi disant spéciaux de l’économie des différents peuples, mais décentralisation de l’ensemble de notre système de production, comme il l’est de plus en plus exigé par le développement de la technique moderne ; non pas par une spécialisation de toutes les branches de la production poussées au paroxysme, mais unité du travail, union de l’agriculture et de l’industrie et une éducation complexe des individus pour le développement de leurs facultés intellectuelles et manuelles. Le Congrès est d’avis que le nouveau développement du capitalisme, qui trouve son expression dans la formation des trusts et cartels nationaux et internationaux gigantesques, rend de plus en plus inoffensives les vieilles méthodes de la classe ouvrière, et que ce nouveau développement ne peut être envisagé qu’avec la formation d’organisations économiques révolutionnaires internationales qui viennent tout d’abord en question pour la défense des revendications des travailleurs au sein du système actuel et aussi pour la réalisation et la réorganisation pratique de la société dans l’esprit du socialisme. Ce n’est qu’inspiré par l’esprit du socialisme international que le mouvement ouvrier, que les travailleurs seront à même de préparer leur libération économique, poIitique et sociale, et de la réaliser pratiquement. Le Congrès est d’avis que le socialisme libertaire est l’unique moyen de protéger l’humanité contre la chute d’un nouveau servage industriel et que ce grand but final doit être la base de toutes les Iuttes quotidiennes pratiques qui nous incombent par Ia misère de l’heure. Le Congrès voit dans la diminution de Ia journée de travail un des moyens les plus importants pour enrayer le chômage en masse, rendu chronique par le nouveau système, et ce de façon que toute augmentation de la production corresponde à une diminution de la journée de travail. Le Congrès est d’avis que ce but ne peut être atteint que si les organisations économiques des ouvriers se décident à reconnaître à chaque travailleur le droit à la vie ; conséquemment l’exercice, d’une activité productive, et ce, de façon que, dans chaque arrêt de I’économie au sein du système actuel, il ne reste pas une partie des travailleurs dans les usines, alors que l’autre est jetée à la rue, comme ce fut le cas jusqu’à présent, mais que, par une diminution du temps de travail appropriée, tous les ouvriers continuent d’être employés. Avec une telle méthode, l’organisation recevrait pour les travailleurs une toute autre importance en tant que classe, et leurs sentiments de solidarité seraient renforcés d’une façon tout à fait insoupçonnée Le Congrès appelle tous les membres de l’A.I.T. à mener la propagande de ces idées parmi les masses et de contribuer ainsi à la réalisation prochaine du socialisme libertaire, et de mettre la lutte pour la journée de six heures en tête de ses actions immédiates.

Résolution sur les six heures

Le Congrès constatant que les crises du chômage revêtent de plus en plus un caractère aigu et chronique, que le prolétariat est victime de ces crises dans tous les pays du Monde ; Déclare que les causes de chômage réside 1) Dans le développement du machinisme 2) Dans l’accroissement continuel du nombre des travailleurs, accroissement constitué par l’emploi de plus en plus grand de la main d’œuvre féminine et par la venue au travail industriel d’éléments qui, jusqu’alors, étaient employés aux travaux de la terre ; 3) Dans l’introduction de nouvelles méthodes de production dans l’industrie , méthodes qui ont pour effet d’augmenter considérablement la vitesse de production ; 4) Dans les bas salaires qui ne permettent pas aux salariés d’avoir un pouvoir d’achat suffisant à absorber la production. Le Congrès constate que le perfectionnement et le développement du machinisme, qui auraient dû apporter un soulagement à la peine des travailleurs, n’ont, jusqu’à présent, servi que les intérêts des capitalistes ; tout en s’affirmant partisans convaincus du progrès sous toutes ses formes, le Congrès déclare qu’en aucun cas, il ne peut avoir pour rançon un renforcement de l’exploitation humaine. En ce qui concerne les nouvelles méthodes de production, connues sous le nom de rationalisation, le Congrès , après avoir sérieusement étudié la question, dénonce cette forme de travail comme portant atteinte à la dignité humaine et comme étant un facteur considérable de chômage. Le Congrès dénonce par-dessus tout la volonté du capitalisme de créer, dans tous les pays, une armée de chômeurs, constituant un réservoir de main d’œuvre qu’il opposera aux travailleurs lorsque ceux-ci voudront entreprendre une lutte revendicative quelconque. Le chômage aurait ainsi pour effet de diviser la classe ouvrière, de diminuer d’autant sa combativité, de l’amener à délaisser les organisations révolutionnaires et de l’orienter de plus en plus vers les politiciens. L’association internationale des Travailleurs, poursuivant un but diamétralement opposé, désire avant tout que chaque bras soit employé et que les travailleurs aient constamment plus de bien-être et de liberté et qu’ils prennent de en plus conscience de la nécessité de la lutte pour leur émancipation totale. Le congrès préconise de façon pressante, et pour porter remède à la douloureuse situation du prolétariat mondial, la diminution des heures de travail, concrétisée par l’application de la journée de six heures. En conséquence, Les organisations centrales nationales, réunies en Congrès international s’engagent à mener dans leurs pays respectifs une lutte intense en faveur de la journée de six heures et pour la suppression du travail aux pièces, à la tâche ou à la prime. Cette lutte devra être entreprise sans délai, la revendication des six heures devant passer au premier plan des revendications immédiates de toutes les Centrales adhérentes. Elle devra absorber une grosse partie de l’activité des organisations syndicales à tous les échelons.

Chaque organisation devra étudier sérieusement le problème, de façon à ce que les méthodes de propagande et d’action soient déterminées localement, nationalement et internationalement. Le Congrès préconise l’entreprise d’une quinzaine de propagande mondiale en faveur de la journée de six heures, quinzaine pendant laquelle les organisations devront consacrer la totalité de leur activité à faire connaître cette revendication et à la faire adopter par le prolétariat mondial.

Pour que tous les efforts soient bien coordonnés et portent le maximum de fruits, les organisations nationales devront adresser un rapport sur la situation de leurs pays et leurs possibilités de propagande au Secrétariat de l’A.I.T. et, lorsque celui-ci sera en possession de toute la documentation nécessaire, il indiquera la date où la quinzaine de propagande pourra être entreprise.

En préconisant la journée de six heures et en affirmant que le triomphe de cette revendication apportera plus de mieux-être aux travailleurs et placera le prolétariat mondial dans une situation plus favorable vis-à-vis du capitalisme international, le Congrès reste dans la tradition syndicaliste révolutionnaire. Il dénonce par avance à l’opinion des travailleurs du monde, les individualités ou groupements qui, sous quelque prétexte que ce soit, consciemment ou inconsciemment, s’opposeraient en principe au triomphe de la revendication des six heures, car leur opposition ne pourrait que servir le capitalisme et être néfaste au prolétariat.

Le Congrès fait un appel pressant à tous les travailleurs du monde pour qu’ils apportent leurs efforts et leur collaboration active a la lutte qu’entreprend l’Association Internationale des Travailleurs, seule Internationale syndicale poursuivant librement son action d’émancipation totale ; l’instauration de la journée de six heures estunequestiondevieoudemortpourleprolétariat.Groupé dans les organisations adhérentes à l’A.I.T., il prouvera au capitalisme sa volonté de vivre dignement et son désir ardent de liberté.

Vivent les six heures ! Vive l’A.I.T. !

La guerre et le militarisme

Le militarisme est le système de la violence étatiste monopolisée pour la défense et l’élargissement du domaine d’exploitation nationale (guerre de défense ou d’agression), pour la soumission de nouveaux domaines d’exploitation (guerre coloniale) et pour la répression des masses populaires révoltées (grèves, agitation, émeutes).

Dans tous les cas, il s’agit de la protection et de l’augmentation des profits des classes dominantes, c’est-à-dire de la classe ennemie du prolétariat

Le militarisme est le dernier et le plus puissant moyen de la bourgeoisie pour tenir la classe ouvrière sous sa dépendance et réprimer ses luttes pour la liberté.

Partout où, dans des luttes nationales ou de libération, un nouveau militarisme se forme (Russie, Chine), celui-ci se tourne toujours de nouveau contre les travailleurs eux-mêmes, parce que, d’après sa nature même, il n’est qu’un instrument de répression des masses dans l’intérêt d’une classe de privilégiés et doit être l’ennemi de toute liberté.

C’est donc la tâche primordiale de la classe ouvrière de combattre non seulement le militarisme capitaliste actuel, mais de supprimer le militarisme comme tel. Les meilleurs moyens de combattre le militarisme seront ceux qui sont le plus conformes à l’esprit antimilitariste.

Il s’agit tout d’abord de désagréger l’esprit du militarisme, de la discipline et de la soumission, par une propagande active, d’éduquer les soldats et de saper les bases des armées afin qu’elles perdent leur efficacité contre les travailleurs. Les armées de volontaires, les armées blanches, les armées fascistes, etc., doivent être boycottées déjà en temps de paix.

Les militaires se composant en majorité d’ouvriers, et, dans l’état actuel de la technique moderne de guerre, les armées étant absolument dépendantes de l’industrie de guerre, il est au pouvoir des travailleurs de paralyser toute action militariste par le refus de servir, grèves, sabotage et boycott, même si ces actions militaires sont entreprises par des troupes blanches.

La meilleure préparation d’une telle action de masses consiste déjà actuellement dans le refus individuel de servir et dans le refus du prolétariat organisé de fabriquer des armements.

Il s’agit avant tout d’empêcher l’éclatement d’une nouvelle guerre et, pour cela, de supprimer les principales causes de la guerre et du militarisme par une transformation économique de notre ordre social actuel (révolution sociale).

Le Congrès appelle donc toutes les organisations adhérentes de l’A.I.T.

  1. A propager le refus de fabriquer des matériaux de guerre d’une façon pratique, et ce dès maintenant ;

  2. A convaincre les ouvriers des usines de guerre et d’entreprises pouvant être transformées en telles, qu’il est du devoir de la classe ouvrière de déclarer la grève à une menace de guerre, de s’emparer du matériel de guerre et de toutes les matières pouvant servir à en fabriquer ; de mettre les usines hors d’état de servir au capitalisme.

  3. Les organisations adhérentes devront former, partout où cela sera possible, des Comités de grève générale qui auront pour tâche d’étudier les moyens de s’emparer des usines de les défendre et de les détruire au cas où elles seraient susceptibles de retomber aux mains du capitalisme. Ils devront également étudier les moyens de s’emparer des points vitaux de l’organisation nationale : nœuds et voies de chemins de fer, mines, centrales électriques, postes et télégraphes, points de distribution d’eau, corps de santé et produits pharmaceutiques ; ils devront s’emparer d’otages pris dans le monde de la bourgeoisie, de la politique, du clergé et de la banque.

En un mot, ils devront tout mettre en œuvre pour transformer la grève générale insurrectionnelle en révolution triomphante.

Création d’un fonds international de solidarité

La solidarité est, nationalement aussi bien qu’internationalement, un des moyens les plus efficaces et les plus reconnus par le prolétariat révolutionnaire. Dans tous les pays règne aujourd’hui une pression matérielle et économique terrible sur les grandes masses de travailleurs, pression qui devient plus féroce encore sur la vie politique également dans les pays de dictature. Si le prolétariat international veut traverser sans trop de pertes la crise qui sévit actuellement et qui empêche le renforcement du mouvement progressif ; s’il veut garder intacte, tout au moins dans leurs formes lès plus primitives, ses organisations de combat, il est indispensable que le lien qui unit le prolétariat de tous les pays soit internationalement noué et que l’appui mutuel soit largement réalisé.

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La nécessité d’un tel lien international est d’autant plus frappante qu’il existe, dans la plupart des pays, des fonds de secours ou des organisations de solidarité ou d’entraide et que, de tous côtés, le désir est exprimé de voir toutes ces organisations unis internationalement.

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L’idée d’une Union Internationale de Solidarité doit servir à vivifier et à renforcer la solidarité internationale. L’initiative solidaire sur les lieux sera renforcée par le lien international. Aucune atteinte à l’indépendance totale ne doit être tentée ; la collaboration internationale donnera, au contraire, la possibilité d’une activité plus énergique dans tous les pays, de façon à pouvoir, dans les cas d’extrême urgence, apporter l’aide immédiate à ceux qui ont en besoin.

Règlement de l’Union Internationale de Solidarité
  1. Le IIIe Congrès de l’A. I. T. considère désirable et nécessaire la collaboration, au sein de l’A. I. T. des fonds de solidarité déjà existants, ainsi que des Comités ou organisations similaires d’entraide révolutionnaire. Dans les pays où il n’existe pas encore de Comités d’entraide ou de secours aux emprisonnés au sein du prolétariat révolutionnaire organisé, il est du devoir de la Centrale syndicale révolutionnaire d’en créer une. A cet effet, le Congrès propose le mode suivant :

  2. Partout où il n’existe pas encore de tel organisme, mais où existent des possibilités dans cette direction, des Comités ou Groupes se créent avec le but d’aidée matériellement et moralement les victimes de la lutte de classes. Cette aide peut, suivant les cas, prendre la forme d’aide juridique, pécuniaire autre que la situation peut exiger ;

  3. Les groupes ainsi formés ou déjà existants seront complètement autonomes, c’est-à-dire qu’ils auront le droit de s’administrer eux-mêmes et de déterminer de quelle façon ils doivent recueillir les sommes destinées à la solidarité. IIs s’engagent seulement à verser une cotisation régulière à l’Union Internationale de Solidarité ;

  4. Cette cotisation sera fixée au prorata des membres et après entente entre le Bureau de l’Union Internationale de Solidarité et l’organisation intéressée ;

  5. Dans des cas spéciaux les Unions nationales, aussi bien que l’Union Internationale, peuvent lancer des appels pour des- fonds spécifiques. Les secours seront répartis par le Bureau de l’U.I.S. qui rendra compte de son activité aux Unions nationales de solidarité. Ces Unions deviennent par le fait même, section de l’A.I.T. ;

  6. L’Union Internationale de Solidarité doit immédiatement transmettre les sommes reçues par elle à titre de solidarité internationale

  7. Les Unions présentent leur rapport trimestriel à l’A. I. T. Ces rapports sont publiés par les soins de cette dernière ;

  8. Des rapports immédiats doivent être présentés quand il s’agit d’événements de grande importance, de procès et tentatives réactionnaires. Des rapports fréquents doivent être envoyés dans les cas où les événements sont de longue haleine ;

  9. La solidarité internationale est effectuée : a) Dans tous les cas où cette solidarité n’est pas effectuée par l’organisation du pays ; b) Dans les cas d’arrestations et de persécutions en masse ; c) Aux emprisonnés déportés, et à leurs familles, dans les pays où règne la dictature (Italie, Russie, Chili, Cuba, etc.) ; d) Aux émigrés politiques à l’étranger e) Aux familles et enfants de ceux qui sont devenus les victimes de la lutte de classes ;

  10. L’Union Internationale de Solidarité publie tous les six mois- un rapport sur son activité.

Résolution sur l’attitude de l’A. I. T. dans les luttes syndicales actuelles

Considérant que les puissances dominantes et le capitalisme accaparent toutes les conquêtes faites dans le domaine économique, technique et scientifique pour asseoir et développer plus fortement leur domination sur la classe opprimée ;

Que le capitalisme, par sa facilité d’adaptation, a réussi à travers les grands troubles politiques qui suivirent la guerre mondiale ou les crises économiques qui furent les suites de l’inflation dans beaucoup de pays, ou encore par la rationalisation dans presque tous les pays, non seulement à s’affirmer, mais aussi à se consolider ;

Que le patronat défend ses positions, non seulement dans les limites de soi-disant patries, mais tente aussi par des trusts et cartels internationaux, d’instituer l’exploitation du prolétariat et de lui donner un caractère fort et permanent ;

Que, par contre, le mouvement ouvrier, sous la conduite des partis politiques et des organisations réformistes fidèles à l’État et pactisant avec lui, n’a aucunement su utiliser la situation favorable qui s’est offerte dans les différents pays durant ces dernières années pour la conquête du pouvoir économique, ou même seulement pour l’amélioration de la situation économique et politique de la classe ouvrière ;

Le Congrès tient pour absolument nécessaire que le mouvement ouvrier ne soit pas non plus si dogmatique, mais s’avance parallèlement au développement du progrès et mette ses méthodes de lutte en accord avec les exigences du moment, c’est-à-dire qu’il doit être souple et avoir des facultés, des capacités de transformation et d’adaptation où il ne faut pas oublier les aspirations de liberté et de dignité humaines pour le prolétariat, ni de prendre égard au fédéralisme et à l’autonomie de ses organisations, contribuant à la réaliser.

Le Congrès attire l’attention de tous les pays sur la poIitique des réformistes et de l’aile étatiste du mouvement ouvrier, par lesquelles le prolétariat est détourné vers la soi-disant État socialiste par la voie des lois sociales, politique aboutissant à cacher complètement les buts de l’émancipation totale de la classe ouvrière, à enchaîner d’une façon durable le prolétariat aux formes d’économie de profits de l’État capitaliste et les éloignant de plus en plus de la révolution sociale.

Cette législation de lois sociales ne se borne pas à un pays, mais s’étend de plus en plus à tous les pays et trouve sa confirmation et son renforcement dans l’activité du Bureau International du Travail de Genève. Les quelques améliorations préconisées par les décisions du B.I.T. et leur confirmation par des mesures gouvernementales pour certaines catégories d’ouvriers ne sont pas comparables aux dommages à réparer qui furent causés moralement au sein du prolétariat et l’étouffement de l’esprit révolutionnaire, qui était l’héritage le plus précieux des révolutions passées et appartient aux richesses les plus sacrées de la classe opprimée. Si louables que soient les aspirations d’obtenir un relèvement égal de la situation de la classe ouvrière dans tous les pays, comme par exemple l’instauration de l’unification de la durée de la journée de travail ou l’unification des salaires pour le prolétariat mondial, aspirations approuvées et soutenues par l’A.I.T., on ne doit pas, d’autre part, manquer de faire remarquer que l’atteinte de ces buts par la voie de lois sociales nationales et internationales est la dernière à employer pour y parvenir, car cette législation ne peut être que le refuge d’un mouvement ouvrier affaibli ou spirituellement dévoyé, les puissances dominantes ne se soumettant qu’à l’expression de puissance obtenue par les actions de la classe ouvrière elle-même et non par des pétitions de chefs, comme cela fut clairement démontré par l’attitude du gouvernement anglais contre la ratification du traité de Washington sur la journée de huit heures au B.I.T. C’est pourquoi on doit appuyer sur le fait que les plus petites améliorations sanctionnées par le traité de Washington ou la formation du B.I.T., ne sont dues qu’à une époque révolutionnaire, au cours de laquelle les puissances dominantes, par crainte d’actions révolutionnaires, accordèrent aux masses quelques concessions insignifiantes afin de les calmer et de diminuer leur force d’attaque. — Le troisième Congrès de l’A. I. T. recommande donc à la classe ouvrière de se détourner de la voie d’entente avec les puissances capitalistes et étatistes, et, en accord :avec cette méthode, d’œuvrer au rappel de leurs représentants de toutes les institutions étatistes ou législatives, comme les Comités de fixation des tarifs, les Commissions étatistes d’arbitrage, les Bureaux nationaux et internationaux du Travail.

Dans sa condamnation de la collaboration du mouvement ouvrier avec les classes dominantes, le Congrès ne veut pas manquer d’attirer l’attention sur les aspirations du mouvement syndical réformiste aboutissant à pénétrer aussi dans les trusts et cartels internationaux créés ces derniers temps par l’envoi de délégués. En dehors de ce que le capitalisme international rejette à l’heure actuelle une telle prétention, celle-ci est à rejeter en tout cas du point de vue du mouvement ouvrier révolutionnaire, car elle il n’est propre qu’à activer le fusionnement du mouvement ouvrier avec le capitalisme. Loin d’exercer de cette façon un contrôle efficace sur le fonctionnement de l’économie capitaliste, comme on l’a pu constater avec les Conseils d’usines, une telle représentation serait le dernier coup pour l’idéal du mouvement ouvrier socialiste libertaire, en ce que cela lui enlèverait tous ses propres buts. La lutte contre les trusts et cartels internationaux ne peut être menée que par des voies révolutionnaires, par exemple des grèves et boycotts internationaux sur la plus grande échelle possible, des actions qui, comme le prouve par exemple la défaite des mineurs anglais, doivent être à l’avenir internationales, que ce soit par des déclarations de grèves internationales d’une industrie par tous les travailleurs de cette industrie dans tous les pays ou par des actions de boycotts internationaux

Le mouvement ouvrier révolutionnaire ne doit en aucun cas manquer, dans le domaine d’organisation, en rassemblant des chiffres et des dates s’étendant sur tous les domaines de la vie économique et la situation des travailleurs dans le processus de la production et de la consommation — tâche qui devrait être organisée dans chaque industrie par les Fédérations respectives d’industries — de se préparer pour sa grande œuvre : la prise en mains de la production et de la consommation qui, après la prise de la terre et des fabriques et moyens de production, doivent être réalisés effectivement et considérés comme les buts du mouvement ouvrier révolutionnaire.

Résolution de clôture

Ayant terminé ses travaux, le troisième Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs adresse son salut aux Travailleurs du Monde.

Malgré les difficultés rencontrées, l’A.I.T. a maintenu haut et ferme le drapeau du syndicalisme révolutionnaire. Au cours des débats, le Congrès a pu constater que la répression frappait de plus en plus les militants des organisations de l’A.I.T. Il adresse son salut fraternel à toutes les victimes et déclare que, si cette répression l’émeut à la pensée de ceux qui tombent dans la lutte, elle le remplit cependant de fierté, car elle prouve que nous sommes restés dans la voie révolutionnaire.

Avec le souci constant d’apporter toujours plus de bien-être et de liberté aux travailleurs, le Congrès a examiné les grands problèmes économiques et sociaux et s’est efforcé de trouver une solution favorable au prolétariat.

Le Congrès attire, à nouveau et avec force l’attention des travailleurs sur la revendication de la journée de six heures, seul remède au chômage mondial et moyen de défense contre la rationalisation capitaliste.

Préoccupé avant tout de donner une impulsion et un but révolutionnaire au mouvement des masses exploitées, le Congrès a examiné largement la question antimilitariste et l’a placée sur un terrain concret et pratique.

Désireux que toutes les victimes du fascisme blanc ou rouge et de la réaction soient secourues, rapidement, le Congrès a créé l’organisme international de Solidarité, qui assurera une aide sérieuse aux camarades frappés dans l’action.

Il appartient donc maintenant aux travailleurs d’entrer résolument dans le chemin tracé par le Congrès et de mettre tout en œuvre pour que les résolutions prises entrent dans le domaine des faits.

Mais le Congrès tient à rappeler aux travailleurs que ces tâches, dont l’accomplissement est nécessaire, ne sont qu’une faible partie de celles que le prolétariat doit mener à bien.

Le prolétariat doit, en effet, se souvenir constamment que sa libération ne sera possible qu’avec la disparition de l’ordre social existant et que lorsqu’il aura conquis les moyens de production, de répartition et d’échange, il pourra alors instaurer le véritable socialisme, permettant à I’individu de s’épanouir librement.

Inspiré par les principes fondamentaux de l’A.I.T. et instruit par les événements sociaux de ces dernières années, le Congrès déclare que ce stade de liberté ne pourra être atteint que si les travailleurs poursuivent librement leur action, s’ils rejettent toute tutelle politique et repoussent la collaboration des classes, chère aux réformistes ; il leur faudra, en outre, entrer de plus en plus dans les voies pratiques tracées par l’A.I.T.

Leur action sera d’autant plus puissante qu’ils seront unis idéalement et effectivement sur la base des principes ci-dessus, c’est-à-dire dans l’Association Internationale des Travailleurs.

Le Congrès lance donc un appel vibrant aux exploités du monde et leur demande de venir se grouper dans le sein de l’’A.I.T., afin de hâter l’heure des réalisations pratiques et d’achever l’œuvre révolutionnaire libératrice.

Certain que cet appel sera entendu et que les Centrales adhérentes mettront tout en œuvre pour réaliser le programme établi, le Congrès se sépare aux cris de :

« Vive l’Association Internationale des Travailleurs ! Vive la Révolution mondiale ! »

* * * *

Ce dernier document situe d’une façon suffisamment claire la deuxième A.I.T. pour qu’aucun doute ne subsiste sur sa doctrine et les buts qu’elle se propose d’atteindre. Elle est, comme la première, révolutionnaire et fédéraliste ; elle entend ainsi que le syndicalisme, dans le cadre national et international, soit complètement indépendant et maître de son action.

Il apparaît donc très clairement que nous nous trouvons en présence de trois Internationales syndicales présentant les caractéristiques suivantes :

  1. La F.S.I. d’Amsterdam, qui groupe les éléments social réformistes et de collaboration de classes ;

  2. L’I.R.S. de Moscou, qui groupe les forces social-démocrates, de tendance communiste, qui sont partisans de la dictature prolétarienne et de la subordination du syndicalisme par les forces politiques communistes ;

  3. L’A.IT. de Berlin, qui groupe les forces syndicalistes révolutionnaires et fédéralistes qui assignent au syndicalisme son rôle de force révolutionnaire essentielle et défendent son indépendance et son autonomie.

Comme je l’ai déjà dit, au cours de cette étude, les deux premières internationales, parties d’une base identique, issues d’un même arbre généalogique, fusionneront vraisemblablement, lorsque le pouvoir dit prolétarien — et non la révolution — sera stabilisé en Russie sur le plan démocratique.

La nouvelle Internationale ainsi constituée renfermera alors toutes les forces social-démocrates et de collaboration de classes du monde. Elle sera l’Internationale du nombre et de l’impuissance, à moins qu’elle ne soit en définitive — et c’est ce qui est le plus probable — l’artisan principal de la restauration du capitalisme dans tous les pays

La seconde, l’Association Internationale des Travailleurs, sera formée par toutes les forces syndicalistes révolutionnaires, et si l’Italie, l’Espagne, la Portugal parviennent à se libérer du fascisme, elle ne tardera à devenir redoutable et à jouer un très grand rôle.

En tout cas, quoi qu’il en soit, elle est le seul espoir mondial des travailleurs. C’est entre elle et le capitalisme universel, soutenu par la F.S.I. d’Amsterdam, renforcée de l’I.S.R., que se livrera la lutte suprême du Travail et du Capital.

Tel est, résumé aussi brièvement et aussi exactement que possible, l’exposé de la vie, de l’activité, des tendances et de l’action des trois Internationales syndicales actuellement existantes.

En le rapprochant des autres études citées au cours de cet exposé, il sera facile au lecteur de se renseigner sur toute l’organisation et les luttes internationales des travailleurs.

— Pierre Besnard

INTERNATIONALISME

n. m.

L’internationalisme est l’ensemble des doctrines et des mouvements favorisant le rapprochement politique, moral et économique des peuples, et préconisant l’établissement, entre les nations, d’un régime de solidarité organisée.

L’internationalisme est le contraire du nationalisme, mais non du patriotisme. Beaucoup d’internationalistes se défendent d’être cosmopolites ou antipatriotes.

Nous lisons dans Les Juifs d’aujourd’hui, de E. Eberlin :

« Pendant longtemps, le principe de l’internationalisme a été confondu avec celui du cosmopolitisme ; sans parler d’adversaires, ses partisans mêmes soulignaient son opposition au nationalisme, sans insister sur son opposition au cosmopolitisme. Cependant, par l’essence même de sa doctrine, l’internationalisme était également opposé au nationalisme et au cosmopolitisme. L’idéal du cosmopolitisme, c’est la disparition de toutes les différences nationales ; l’humanité future lui apparaît comme une agglomération des individus, alors que le principe de l’internationalisme est fondé sur la fraternité des peuples. De plus, l’internationalisme a un principe fondamental commun avec le nationalisme : le droit des peuples à disposer de leur sort... L’internationaliste, loin de considérer l’humanité comme une agglomération des individus, est également éloigné de l’envisager comme une alliance mécanique des nations indépendantes les unes des autres. Il considère l’humanité comme une famille, où chaque nation, grande ou petite, est un membre — à titre égal — de la famille dont les intérêts sont solidaires de ceux des autres. »

Félicien Challaye, dans son ouvrage Philosophie scientifique et Philosophie morale, rédigé avec un grand effort d’impartialité, oppose l’antipatriotisme et l’internationalisme :

« L’antinationalisme ou antipatriotisme condamne la nation, et la division de l’humanité en nations distinctes ; il considère le patriotisme comme un sentiment moralement mauvais. C’est la thèse de ceux qui se vantent d’être « citoyens du monde » ou cosmopolites. C’est la thèse de tous les anarchistes, repoussant l’Etat, et par conséquent la nation ; c’est par exemple la thèse de l’anarchiste chrétien Tolstoï...

L’internationalisme s’oppose à la fois au nationalisme et à l’antipatriotisme. Il vise à concilier en une synthèse supérieure le patriotisme des nationalistes et l’humanitarisme des cosmopolites. Il ne réclame point une « centralisation planétaire » qui supprimerait toute originalité nationale. Il considère comme légitime la division de l’humanité en nations distinctes ; il proclame le droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes. Mais il souhaite l’établissement, entre les nations, d’un régime de paix durable ; et, à cet effet, il réclame la constitution d’une Société des Nations qui maintiendrait l’ordre et établirait des rapports harmonieux entre les peuples, comme l’Etat national règle les différends entre les individus.

L’internationalisme est impliqué dans toutes les grandes religions. Par exemple, le Bouddhisme n’a aucun caractère national. Le Christianisme proclame le devoir d’aimer son prochain comme soi-même ; or, le prochain, ce n’est pas le Juif pour le Juif, ni le Grec pour le Grec ; c’est l’homme pour l’homme. L’internationalisme exprime aussi l’espoir de tous les pacifistes, par exemple de ceux qui, comme Léon Bourgeois, ont réclamé avant qu’elle existe la création de la Société des Nations. L’internationalisme est aussi la thèse de la plupart des socialistes : ceux-ci défendent à la fois, contre les oppresseurs, la cause des libertés nationales et, contre les fauteurs de guerre, la cause de la paix internationale. »

Si l’internationalisme est conciliable avec le patriotisme, il nous semble, contrairement à Félicien Challaye, qu’il n’est pas inconciliable avec l’attitude morale antipatriotique. En effet, il n’est pas contradictoire de considérer la division de l’humanité en nations comme un fait dont il faut tenir compte et comme une nécessité durable ; et, d’autre part, de soumettre à une vive critique l’idée de patrie et de ne pas tenir la préférence pour son pays comme un devoir et comme un sentiment devant être développé. Il y a des internationalistes antipatriotes, ou tout au moins « apatriotes ».

D’un autre côté, peut-on classer dans l’internationalisme la conception pacifiste de Léon Bourgeois, qui prétendait organiser la paix en laissant presque intact le principe de souveraineté nationale, conception qui a trouvé sa réalisation presque complète dans l’actuelle Société des Nations ? Il s’agit là tout au plus de l’internationalisme modéré.

Le véritable internationaliste, qu’il se réclame surtout du socialisme, du pacifisme ou de l’idéal démocratique (nous faisons abstraction ici de l’Internationalisme communiste, qui se place sur le terrain exclusivement révolutionnaire et prolétarien) considère que la Société des Nations ne pourra remplir tout son rôle pacifique que lorsqu’elle sera transformée en une Fédération des Peuples, à laquelle les Etats auront transféré une part importante de leur souveraineté.

« Il faut et il suffit, dit le Manifeste de l’Union Populaire pour la Paix universelle, que les peuples étendent sur le plan international les institutions que chacun d’eux possède à l’intérieur de ses frontières... Les peuples doivent, à l’exemple des individus, s’élever à la notion de la véritable liberté. Celle-ci ne consiste pas en une fausse indépendance, qui aboutit à des heurts sanglants ; elle consiste dans la reconnaissance de la solidarité, dans la consécration de la souveraineté du droit et de la loi consentie. La vraie Société des Nations implique un sur-Etat comportant les trois fonctions : législative, exécutive et judiciaire. Elle doit être créée par une Constitution mondiale émanant des peuples, et défendue par une police de la civilisation, substituée aux armées nationales. »

Nous admettons qu’un tel internationalisme politique peut comporter des dangers et que, notamment, une force internationale, qu’elle revête la forme d’une armée ou d’une police, peut être un moyen d’oppression des travailleurs par le capitalisme mondial. Mais pourtant ces dangers ne peuvent être comparés en gravité à ceux de la guerre qui nous attend si la solidarité des peuples n’est pas organisée. Aussi toute diminution de souveraineté des nations, tout transfert d’autorité du national à l’international, diminuant les chances de conflit meurtrier, nous paraît donc devoir être encouragée, tant par les cosmopolites qui rêvent l’abolition complète des frontières, que par les libertaires qui poursuivent la suppression complète des Etats.

Beaucoup de socialistes pensent qu’un régime internationaliste ne sera réalisé que lorsque le socialisme aura conquis le pouvoir dans tous les pays, ou tout au moins dans les principaux pays. En tout cas, un commencement de socialisme entre nations s’impose pour réaliser la paix économique. Il faut, dans une grande mesure, substituer la coopération à la concurrence entre les peuples et harmoniser leurs intérêts.

L’internationalisme intégral implique l’abolition des barrières douanières et l’internationalisation de certaines richesses.

« Il faut concevoir :

  1. le contrôle des relations économiques par l’autorité internationale ;

  2. la gestion directe par elle de certaines richesses ;

  3. il faut lui reconnaître un droit de propriété.

Le contrôle des Etats actuels est fragmentaire, partial et souvent contradictoire. Le contrôle, pour être impartial, doit être universel. On parle avec raison de nationalisation industrialisée. Il faut concevoir et réaliser l’internationalisation industrialisée. Il faut, de même, concevoir et réaliser une propriété collective internationale. Comme on reconnaît un domaine national, on doit reconnaitre un domaine humain. Il y a des droits éminents de l’humanité organisée. L’Etat international doit posséder, il ne saurait être déshérité. La Fédération des Peuples doit devenir une puissance économique. Sans empiéter sur les droits de chaque nation de choisir librement son régime social, il y a lieu d’élaborer un Code international de la propriété, instituant en regard des propriétés individuelles, communales, départementales, nationales, la propriété collective internationale. Certaines richesses du sol et du sous sol, certains détroits, ports, fleuves, canaux, certaines voies ferrées, certaines villes et, d’une façon générale, la mer et l’air doivent être internationalisés. » (Mémoire de L. Le Foyer et R. Valfort)

Enfin, le désarmement moral ne peut être organisé sous une forme permanente que si, en matière d’enseignement, les nations sont sous le contrôle de la communauté internationale. L’internationalisme ne doit pas être seulement politique et économique, mais aussi moral et intellectuel. Il nous semble que sans supprimer les originalités culturelles de chaque nation il y a lieu de rendre obligatoires certaines branches de l’enseignement dans les divers pays : langue internationale, code de morale universelle et histoire universelle enseignée suivant les livres choisis par la section intellectuelle de la Fédération des Peuples.

Ajoutons que sur l’idée de défense nationale, les internationalistes sont divisés. La conception suivant laquelle toute guerre, quel que soit son motif, est toujours nuisible à la communauté humaine, et la participation à la guerre n’est jamais un devoir moral, se répand de plus en plus dans les milieux internationalistes des divers pays.

— René VALFORT.

INTERNEMENT

n. m.

Fait d’interner une personne. Se dit spécialement des asiles d’aliénés.

La loi de 1838 a eu pour but de protéger les personnes contre les internements arbitraires. Elle le fait mieux que la loi de 1790, mais elle remplit encore très mal son but et il a été souvent question de la réviser.

L’internement arbitraire dans les asiles publics d’aliénés est rare. Ces établissements sont gratuits et réservés en principe aux indigents ; personne n’a donc intérêt à y séquestrer des gens dont l’état de folie est contredit par les observations.

Cependant, de temps en temps, il y a des affaires d’internement de personnes qui ne sont pas folles ; du moins au sens littéral du terme, car il n’y a pas de frontière très nette entre la raison et la folie. De la raison absolue à la folie pure, il y a toute une gamme d’états intermédiaires.

Lorsque le demi ou le quart de fou se tient tranquille et garde pour lui ses impressions, il reste en liberté, s’il n’a pas d’argent ; il faut ajouter cette restriction. S’il s’attaque à des gens du commun, il pourra encore rester libre ; car il est assez difficile de faire intervenir le commissaire de police quand le présumé fou ne cause pas de scandale public : cris par la fenêtre, projections d’objets, coups et blessures aux tiers, tentative de suicide, etc. Mais si le déséquilibré s’attaque aux puissants : lettres de menace au Président de la République, aux parlementaires, cris devant l’Elysée, attentats, etc., l’internement est certain.

Dans les asiles privés, l’internement arbitraire est beaucoup plus fréquent. Là, le médecin a tout intérêt à conserver le vrai ou le faux malade pour lequel on le paie très cher. Le plus souvent, c’est la famille qui fait interner. Un vieux père, une vieille mère sont encombrants ; on veut s’en débarrasser par un moyen légal. Rien de plus facile. Le médecin ami est là et il fera le certificat exigé par la loi. Les éléments ne lui manqueront pas. Quel est le vieillard qui n’a pas d’affaiblissement de la mémoire ? S’il n’y a pas de troubles mentaux on en forge aisément les symptômes : la moindre singularité, un chapeau mis de travers, une robe qui n’est pas à la mode, une façon particulière d’essuyer son couvert, tout cela est porté sur le certificat, et le médecin de l’asile privé gardera le malade : il touche pour cela.

Le certificat de folie est la lettre de cachet moderne. Les familles s’en servent pour se délivrer d’un membre gênant : jeune fille trop sensuelle, jeune homme prodigue, épouse ou époux dont on convoite la fortune, vieillard qui tarde à mourir, etc. Toute l’horreur de la société capitaliste a ses effets à la maison de santé privée.

Il y a bien la visite du Procureur de la République ; que vaut-elle au juste comme garantie ? C’est difficile à savoir.

Il faut compter avec l’égoïsme humain, et puis n’importe qui a l’air d’un fou lorsqu’il est interné dans un asile.

L’internement, d’ailleurs, n’a pas pour effet d’arranger l’esprit. Non que la folie soit à coup sûr contagieuse, mais le désespoir qui résulte de l’internement, le fait d’être dans une détention pire que la prison, puisqu’on n’en connait pas le terme, suffit pour abattre les plus forts.

La loi sur les aliénés est archaïque ; il faut la remanier.

Le système anglais dit de l’open door (la porte ouverte), serait un grand progrès. Tout malade qui n’est pas absolument dangereux, et c’est le cas de la plupart, aurait la faculté de sortir de l’asile pour se promener. Il devrait même pouvoir vivre en partie de la vie normale en exerçant par exemple une profession.

L’internement arbitraire subsisterait néanmoins. Celui qui le veut trouve toujours le moyen de tourner la loi. On dira, de la personne dont on veut se débarrasser, qu’elle est dangereuse. L’internement arbitraire ne disparaîtra que lorsque personne n’y aura plus intérêt, c’est-à-dire après la disparition de l’argent et de la société capitaliste.

— Doctoresse PELLETIER.

INTERPELLATION

n. f. (du latin interpellare)

Action d’interpeller. Question que pose un parlementaire à un ministre. Le droit d’interpellation existe dans tous les pays où fonctionne le régime représentatif. Dans les pays de Dictature ou de Gouvernement absolu, dans ceux où, par suite des circonstances, les garanties dites constitutionnelles sont suspendues, ce droit est aboli ou provisoirement supprimé. Il arrive fréquemment que, loin d’être gêné par une interpellation, un Gouvernement provoque lui-même le dépôt d’une demande d’interpellation, soit pour se débarrasser d’une campagne de presse, soit pour calmer un commencement d’agitation, soit pour couper court à une information de nature à indisposer contre lui ses partisans ou ses adversaires. Dans ce cas, le vote est acquis d’avance, conforme aux désirs et aux intérêts du Pouvoir existant. Par contre, lorsqu’une interpellation est embarrassante pour le Gouvernement en exercice, quand elle est susceptible d’aboutir à un vote hostile de nature à mettre en minorité le Ministère, celui-ci a coutume de recourir, pour éviter sa chute, à une série d’expédients et de manœuvres bien connues, tels que l’ajournement sine die de l’interpellation, son inscription à la suite, sa discussion après enquête administrative ou judiciaire, son renvoi dans l’attente de renseignements précis. L’interpellation est, pour les parlementaires, qui n’en ignorent pas l’inutilité, un moyen d’attirer sur leurs personnes et de gagner au Parti dont ils sont membres la sympathie des électeurs.

Comme tout ce qui fait partie du mécanisme parlementaire, l’interpellation n’est qu’un des multiples rouages de l’appareil gouvernemental. Ce rouage ne vaut ni plus ni moins que les autres. Quand elle concerne un événement important, quand elle est appelée à engager lourdement la responsabilité des Gouvernants et lorsque, par voie de conséquence, elle risque de compromettre le prestige des Maîtres, d’ébranler la solidité du régime ou de soulever la conscience populaire contre les agissements criminels de la classe dirigeante, l’interpellation aboutit, neuf fois sur dix, à la nomination d’une Commission d’Enquête, chargée de faire la lumière, d’établir les responsabilités engagées et — pas toujours, mais quelquefois — de conclure à des sanctions. Il arrive, alors, que ladite Commission, après avoir constitué son bureau, fasse mine de se mettre sérieusement à la besogne. Elle paraît, les premiers jours, animée des intentions les plus louables et résolue à poursuivre activement le cours de ses travaux ; puis, de jour en jour, son zèle se ralentit, ses séances s’espacent, le silence se fait ; on n’en entend plus parler : d’autres événements font perdre de vue ceux qui ont motivé l’enquête ; c’est ce qu’on appelle : « un enterrement de première classe ». Au surplus, tous les travaux parlementaires n’aboutissent-ils pas au même résultat?...

INTERPOLATION

n. f.

Action d’interpoler, c’est-à-dire d’altérer le texte ou le contexte d’une phrase, d’un passage. Les œuvres des auteurs anciens ont, pour la plupart, été interpolées ; les manuscrits des auteurs profanes n’ont pas été plus respectés que ceux des écrivains sacrés. Si l’on peut appeler interpolations les variantes introduites dans les anciens poèmes grecs, avant l’invention de l’écriture, l’Iliade et l’Odyssée en fourmillaient, et la critique moderne est d’avis que des épisodes et des chants entiers de l’Iliade sont de vastes interpolations. « Chez les premiers chrétiens, dit M. Alfred Maury, l’habitude d’altérer les écrits des auteurs, d’en supposer même qui leur étaient étrangers, fut générale ». L’ancien et le nouveau Testament sont remplis d’interpolations. Dans l’ancien, les prophéties ne sont guère que des additions faites après l’événement. Dans les Evangiles, on ne compte plus les interpolations, tant elles sont nombreuses et, parfois, maladroites. Ces livres n’ont, pour ainsi dire, été composés qu’à l’aide de retouches et modifications successives. Dans les Antiquités Judaïques, l’historien Flavius Josephe n’avait pas fait mention de Jésus-Christ. Comme il était extraordinaire que Josephe, si parfaitement au courant de tout ce qui concernait la Judée, à l’époque du Christ et presque contemporain de ces événements n’eut pas parlé de Jésus, de sa mission, ni de sa mort, les chrétiens du IIème et du IIIème siècle ont intercalé, au Livre XVIII des Antiquités Judaïques tout un paragraphe d’une dizaine de lignes, destiné à combler cette lacune. C’est un exemple, entre cent autres, des audacieuses interpolations qu’ont subies les œuvres sur l’autorité desquelles l’Eglise catholique s’appuie et fait reposer sa doctrine.

INTERPRETATION

n. f.

Action d’interpréter, d’expliquer, de commenter. L’interprétation d’un texte, d’un passage. Il est rare qu’un texte soit d’une clarté telle qu’il ne puisse donner lieu qu’à une seule interprétation. C’est ainsi que le même texte peut susciter deux interprétations contraires. L’art de l’interprétation est de ceux qui favorisent le plus la mauvaise foi. Il arrive souvent que la pensée d’un auteur se trouve travestie et, quelquefois même contredite par la façon dont l’ignorance, le parti pris ou la mauvaise foi l’interprètent. Dans tous les cas, le mieux à faire est de se reporter au texte même. Il importe, en outre, de consulter le contexte, le sens d’une phrase, d’un passage dépendant le plus souvent de ce qui précède et de ce qui suit.

INTERRUPTION

n. f.

En rhétorique, figure par laquelle on suspend le développement d’un ordre d’idées, pour aborder un ordre d’idées différent. Action d’interrompre, d’arrêter l’exécution d’un travail quelconque ; se livrer à de fréquentes et maladroites interruptions. A chacun de nous l’occasion s’est, maintes fois, présentée d’assister, au sein de réunion publiques, à l’exposé d’une thèse qui ne recueillait point l’unanimité des suffrages et pour laquelle d’ailleurs, bien souvent, l’orateur n’usait pas que d’arguments empreints d’une parfaite loyauté. D’autres fois, il s’agissait simplement d’un sujet dont le développement allait absolument à l’opposé du but que nous nous sommes assigné et dont les conclusions se heurtaient à celles que nous tirons habituellement de nos propres théories.

Avouons-le : il faut, dans ces circonstances, un certain courage et une grande maîtrise de soi pour que, dès que retentit à nos oreilles le son de cloche différent de celui dont nous avons peut-être trop tendance à nous bercer, l’interruption, parfois brutale et rarement réfléchie, ne jaillisse pas de nos lèvres ! Trop d’individus, hélas, sont dogmatiquement imbus de leurs idées et, sans doute, par une survivance, même chez les plus apparemment affranchis, de l’esprit religieux, intolérant par essence, ils ne sauraient admettre qu’une idée contraire, par conséquent au premier abord hétérodoxe et condamnable, naisse dans le cerveau d’autrui. Ce travers, — disons-le : cette tare, — nous la rencontrons tout naturellement et au plus haut degré de virulence chez les partisans des doctrines autoritaires, chez ces individus qui, une Bible blanche, tricolore ou rouge en mains, se croient autant de papes détenant, à eux seuls, la totale Vérité que leur a révélée l’Eglise dont ils sont les dociles et farouches fidèles!...

Malheureusement nous devons à la vérité de déclarer que cette détestable intolérance, ce répugnant sectarisme, si nuisible à notre propagande et dont eurent à souffrir quelques-uns de nos meilleurs militants, n’est pas absolument banni de nos milieux libertaires et, trop souventes fois, il nous fut pénible de constater, dans certaines assemblées, l’hostilité irraisonnée et systématique de camarades à l’égard de conférenciers qui, pour être en désaccord profond avec la grande Doctrine de Vie qui est nôtre, n’en méritaient pas moins, parce que courtois et sincères, d’être entendus jusqu’au bout. Nous éviterons donc, en toute occasion et étant entendu que nous aurons devant nous un contradicteur loyal, l’interruption intempestive et grossière, toujours impuissante à traduire un sentiment noble, une idée saine et juste et, même en présence du plus insipide des rhéteurs, du plus agaçant des verbomanes, sachons faire montre d’indulgence et de dignité en écoutant, avec calme, la démonstration de l’adversaire. Nous aborderons ensuite la tribune avec la ferme volonté de nous faire respecter, à notre tour, et d’autant plus conscients de la noblesse de notre tâche que pour la vulgarisation de l’Idéal dont nous sommes pénétrés point ne nous est besoin de recourir à l’obstruction et à la violence.

-A. BLICQ

INTERVENTION

n. f.

Action d’intervenir, de s’ingérer, de se mêler d’une affaire, de prendre parti dans un conflit, dans une discussion, dans un différend. Intervention armée : action par laquelle un Gouvernement interpose sa médiation, défend ses intérêts ou impose sa volonté, par le recours aux armes. La non-intervention est un système politique par lequel les gouvernements s’abstiennent dans les affaires intérieures des autres gouvernements.

INTERVIEW

n. f.

Ce mot anglais est entré dans le vocabulaire français. Il est fait un usage fréquent de l’interview dans le journalisme. Un événement se produit, un drame éclate, une menace, un danger ou un espoir prennent consistance ; aussitôt un spécialiste de l’interview rend visite à une ou plusieurs personnes qui, par leur situation sociale, leurs relations ou leur documentation présumée exceptionnelle, peuvent avoir à exprimer une opinion intéressante ou sont susceptibles de fournir des renseignements de quelque importance.

Pour un journal ou une revue, le système de l’interview est un moyen commode de se procurer à bon compte de la copie et d’intéresser le lecteur. Une foule d’enquêtes portant sur des questions d’un vif intérêt ou d’une grande portée sont entièrement menées par voie d’interviews. Des écrivains s’offrent le luxe facile de publier sous leur signature : des livres dont toutes les pages sont dues à des personnes interviewées. L’unique travail de l’auteur consiste à classer et à reproduire dans un ordre qui donne l’illusion d’un plan méthodique les opinions ainsi recueillies et dont l’expression est, du commencement à la fin, due aux personnages consultés.

Quand un reporter ne parvient pas à joindre la personne qu’il se propose d’interviewer, il arrive assez souvent que, plutôt que de renoncer à la publication de l’article projeté, il imagine de toutes pièces une conversation qui n’a pas eu lieu. Il arrive enfin que, recueillies en vitesse et sous forme de notes rapides, les déclarations de l’interviewé soient inexactement rapportées. Ces circonstances valent au reporter des démentis ou des rectifications, dont il n’a cure : l’essentiel, pour ce porte-plume, étant de publier l’interview que lui a demandée le directeur du journal.

Très souvent, la personne consultée demande au journaliste de rédiger par écrit et de lui remettre les diverses questions qu’il se propose de lui poser. Ces réponses, écrites aussi, sont communiquées au reporter, et il est convenu qu’elles paraîtront littéralement. Ce procédé évite les inventions et les altérations dont il est question ci-dessus.

INTIMIDATION

n. f.

Action d’intimider, c’est-à-dire d’inspirer de la crainte, de l’appréhension. L’intimidation ne porte que sur les êtres hésitants et faibles. Plus l’individu manque de résolution et de volonté, et plus agit sur lui le système d’intimidation. Quand un individu flotte entre des déterminations différentes ou contradictoires, il est facile de lui faire accepter, par voie d’intimidation, celle qu’on désire ; et, s’il manque de volonté, il est également facile de l’éloigner, par le même procédé, de la décision qu’il a prise. Parce qu’ils sont généralement de faible volonté, les vieillards, les enfants et les femmes se laissent aisément intimider.

Il en est de même des peuples, à l’égard desquels les Gouvernants usent fréquemment de l’intimidation érigée en système. En matière de gouvernement, ce système se décompose pratiquement en deux temps : le premier temps, c’est l’avertissement, la menace ; le second temps, c’est, dans le cas où la menace demeure inopérante, la répression.

La loi est une application de ce système d’intimidation. La formule bien connue : « Sera puni… etc. » contient l’avertissement, exprime la menace. Elle sert de gendarme préventif, en inspirant la crainte du châtiment à ceux qui éprouvent la tentation de contrevenir à la loi. Cette appréhension possède une force qui, bien souvent, suffit à empêcher l’action délictueuse ou criminelle. Mais tous ne sont pas arrêtés par la peur du châtiment ; il en est qui passent outre et font ce que la loi interdit. C’est, alors, le second temps du système d’intimidation : le châtiment, la répression, dont le but est moins de punir le « coupable » que d’intimider les personnes qui formeraient le dessein de suivre son exemple.

La pratique de l’intimidation sévit tout aussi sévèrement dans les relations entre patrons et ouvriers. Les travailleurs s’avisent-ils de se montrer mécontents des conditions de travail ou de salaires qui leur sont imposées ? L’employeur s’empresse de faire savoir qu’il ne s’inclinera devant aucune réclamation et que ceux qui ne sont pas satisfaits n’ont qu’à chercher du travail ailleurs. C’est le premier temps du système : l’avertissement, la menace. Si la crainte d’être congédiés et de se trouver sans travail n’empêche pas les salariés de maintenir leurs revendications, le patron n’hésite pas à renvoyer les « meneurs », dans l’espoir que cette mesure décidera les autres à abandonner, si justes soient-elles, leurs réclamations.

Ce système d’intimidation qui, jusqu’à ce jour, a si bien réussi aux Gouvernements et aux Patrons, se brisera devant la ferme volonté des gouvernés et des travailleurs, quand ceux-ci sauront clairement ce qu’ils veulent et le voudront énergiquement

INTOLÉRANCE

n. f. (du latin intolerentia)

L’intolérance est assurément une des tendances les plus autoritaires et les plus oppressives de la nature humaine. Elle semble aussi vieille que la société. Jamais les hommes n’ont pu supporter qu’on ne pense pas ou qu’on n’agisse pas comme eux. Depuis le conformisme étroit de la tribu sauvage, jusqu’aux formes les plus odieuses du dogmatisme religieux, jamais les sociétés n’ont reconnu le droit individuel à la liberté. Et, dans notre monde « civilisé » et « démocratique », ce droit est encore excessivement restreint.

On pourrait objecter que cet état de choses répondait à d’impérieuses nécessités sociales et je suis trop déterministe pour nier que toutes les institutions qui ont existé, toutes les idées qui ont régné, toutes les méthodes qui ont prévalu à un moment quelconque, n’ont pas eu leur raison d’être et ne correspondaient pas à un besoin vital des sociétés — qui n’ont pu durer, pendant des siècles nombreux, qu’à la condition de subordonner étroitement l’individu. Retenons simplement cet enseignement que l’intolérance grégaire, la prépondérance du collectif sur l’individuel, ont été les moyens d’action des sociétés barbares,

Mais, une fois l’existence de l’organisme social assurée, il ne doit pas rester stationnaire et se cristalliser. Pour se perfectionner, il faut qu’il évolue, qu’il change, qu’il se renouvelle. Les sociétés progresseront donc dans la mesure où elles seront parvenues à refouler conservatisme et misonéisme, dans la mesure où elles permettront aux initiatives de s’exercer librement, dans la mesure où elles auront toléré de nouveaux modes de penser et d’agir.

Prêtres, rois, chefs guerriers, politiciens ou tyrans économiques, font évidemment passer le souci de leurs ambitions et de leurs privilèges avant l’intérêt de la collectivité. Peu leur importe que la société s’engourdisse dans la torpeur, qu’elle végète ou rétrograde. Au contraire, cette tyrannie ne peut être que favorable à l’épanouissement de leur despotisme.

On criera donc « haro » sur le chercheur, le novateur, l’indépendant. On étouffera, par tous les moyens, même les plus violents, la pensée libre, l’effort vers le changement, l’expérimentation, vers plus de justice et d’égalité.

Toute idée subversive sera qualifiée de chimère dangereuse et d’utopie irréalisable. Au nom de la routine, on refusera de s’écarter des sentiers battus, car l’intolérance va de pair avec l’étroitesse d’esprit, la paresse et la routine.

Les gouvernants et les prêtres ont particulièrement abusé de l’intolérance et ont persécuté atrocement tous les chercheurs et tous les précurseurs.

Il est inutile de donner ici des exemples de l’intolérance de l’Eglise. C’est toute son histoire qu’il faudrait refaire, car elle a toujours gouverné avec absolutisme. Aujourd’hui encore, en dépit de certaines affirmations libérales (?), les religions sont foncièrement intolérantes. Elles ne peuvent supporter les dissidences, les libres interprétations, les recherches des penseurs désintéressés. Elles ont leur Credo, leur Evangile, leurs formules, — et il faut accepter tout cela, en bloc, les yeux fermés. Si l’on permettait à chaque fidèle de choisir librement, de rejeter ce qui lui déplaît, d’étudier sans parti-pris les doctrines adverses, d’écouter loyalement tous les sons de cloche, tous les systèmes dogmatiques seraient condamnés à s’écrouler plus ou moins rapidement. Ils ne subsistent que par la Foi, la Croyance, le Dogme — et l’Intolérance.

Pour combattre l’intolérance au point de vue social, il faut donc lutter contre le dogmatisme et contre l’autoritarisme.

Mais cela ne suffit pas : il faut aussi combattre l’intolérance au point de vue individuel.

Combien de personnes, en effet, se croient libres, se déclarent attachées aux partis d’avant-garde et conservent, malgré tout, une mentalité intolérante !

Avouons-le : les esprits vraiment tolérants sont très rares, — rarissimes même.

Il faut nous habituer pourtant à considérer la pensée d’autrui (fût-elle très différente de la nôtre) avec sympathie, avec compréhension. Nous sommes persuadés de posséder la vérité, mais qui nous prouve que nous ne nous égarons pas ? Qui sait si notre antagoniste n’a pas raison contre nous ? Il nous est pénible d’en convenir, parce que nous sommes égoïstes et dominés par un individualisme absurde, fait de vanité bien souvent.

On peut être tolérant, avoir des idées très larges et travailler néanmoins de toutes ses forces à la propagation de la vérité. C’est précisément en diminuant l’ignorance que l’on arrivera à rendre l’homme meilleur et à élever sa mentalité.

« La diversité de nos opinions, disait Descartes, ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. »

L’éducation élargira les horizons de la pensée humaine et fera fleurir l’amour de la liberté, — ce qui est le seul moyen de mettre fin au règne des intolérants et aux violences barbares qui sont la honte et le malheur de l’humanité.

— André LORULOT.

INTRANSIGEANCE

n. f.

Système de ceux qui ne transigent pas, qui ne veulent faire aucune concession. Qualité ou défaut, selon l’objet.

Dans un monde où tout est relatif, il paraît absurde de parler d’absolus. Sans cesse, dans l’univers, tout change, tout se modifie, les végétaux et les minéraux, comme les animaux, comme les idées, comme les sociétés. Ne pas transiger demande une certitude que seuls les sots affirment immuable. La certitude que l’on détient une règle de conduite parfaite, ne saurait être que momentanée.

S’attacher à un dogme, à une loi, à une idée, définitivement ; être intransigeant avec soi-même, ne pas tenir compte ni des faits nouveaux, ni des contingences sociales, c’est œuvre de sectaire. Cela nie la liberté de l’individu et affirme l’impuissance de la raison.

Que le pape, prétendant parler au nom d’un Dieu éternel, immuable, ne transige pas, cela se conçoit ; à condition que soit démontrée auparavant l’existence de ce Dieu et la réalité du lien qui, dit le pape, les unit tous deux, — hors cette démonstration il n’y a qu’imposture. Mais qu’un autre individu soit intransigeant sur une quelconque question, cela ne saurait s’admettre que jusqu’à preuve qu’il erre. Cette preuve fournie, l’homme se doit de modifier l’objet de son intransigeance.

En outre et quand il s’agit de passer de la théorie à la pratique, c’est folie que de ne pas tenir compte des résistances à combattre, des possibilités de réalisation.

Si tous se cantonnent dans leur intransigeance, toute mesure est la force. Le sectaire est presque toujours un fripon ou un ignorant, il est dangereux pour tous et doit être sévèrement écarté des compétitions sociales. Il y a en lui, à l’état latent, un dictateur, un maître.

Or, « notre ennemi c’est notre maître ». Les anarchistes, destructeurs impitoyables des fausses valeurs sociales ou individuelles, ne sauraient être des sectaires. Intransigeants avec leur conscience, oui, certes, mais toujours prêts à se rallier au point de vue qui, après mûre réflexion, leur paraît le meilleur.

— A. LAPEYRE.

INTRIGUE

n. f. (lat. intricare, embarrasser ; de trica, entraves)

Réunion d’événements ou de circonstances qui se rencontrent dans une affaire ; complication, embarras ; machinations secrètes dans le but d’obtenir quelque avantage ou de nuire à quelqu’un :

« La récompense due au mérite est souvent accordée à l’intrigue. »

Voltaire disait :

« Ce qu’un savant gagne en intrigues, il le perd en génie ; de même qu’en mécanique ce qu’on gagne en temps on le perd en forces. »

Beaumarchais soulignait ainsi l’étendue de la ruse et la dépense de basse ingéniosité qu’appelle l’intrigue :

« Dans le vaste champ de l’intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot. »

La cour des rois était un foyer d’intrigues perpétuelles. Autour des puissants jouent, en enveloppements incessants, les intrigues de la vanité et de l’ambition. Les milieux dirigeants des régimes dits démocratiques les voient se nouer sans relâche autour des faveurs, des places, des honneurs, des prébendes et des sinécures. Elles sont le chemin sinueux des appétits et l’argent n’est pas l’enjeu le moins convoité...

Dans le domaine de la politique internationale, la diplomatie est la terre d’élection de l’intrigue, et la sécurité des peuples y succombe. Parlements, chancelleries pullulent d’intrigants dont le scrupule est bien le dernier embarras. Le mystère qui enveloppe, au grand dam des gouvernés, les affaires publiques, fournit aux aventuriers l’ombre propice aux intrigues qu’une organisation claire et loyale déjouerait.

On appelle intrigue en littérature et dans l’art dramatique, le nœud secret de l’action des personnages, le processus des conflits et des oppositions qui acheminent, dans un intérêt qui doit être à point soutenu et croissant, vers le dénouement. L’intrigue, habile avant que d’être vraie, est plus ou moins heureuse, et le métier, les ficelles d’un Scribe y obtiennent plus en réussite que le génie. A celui-ci, plus droit, plus naturel, le temps rend cependant peu à peu son succès, au niveau de sa maîtrise. L’intrigue est, au théâtre surtout, particulièrement artificielle. Elle atteint, dans le roman-feuilleton et dans le scénario des films « à l’américaine », son maximum de fantaisie et aussi d’incohérence...

— L.

INTRINSEQUE

adj. (du latin : intrinsecus, intérieur)

Qui est au-dedans d’une chose, à l’intérieur de celle-ci, qui lui est inhérente, qui fait corps avec elle, qui ne peut pas en être séparé, qui lui est propre et essentiel. La valeur intrinsèque d’un objet est indépendante de toute convention. La valeur intrinsèque d’un billet de banque, d’une action ou obligation, d’une pièce de monnaie est souvent très différente de sa valeur conventionnelle. Si je fais fondre de la monnaie d’or ou d’argent, par la quantité de métal pur que j’en extrais, je puis déterminer sa valeur intrinsèque. Si je livre aux flammes un billet de banque, il ne reste de celui-ci que de la cendre. Les mots, les idées possèdent une valeur intrinsèque. C’est celle qui s’y attache, abstraction faite de toute considération à côté ou extérieure.

INTUITION

n. f. (du latin intuitio ; de in, dans et tueri, voir)

Connaissance claire, directe et immédiate des choses, sans le secours du raisonnement ; perception directe de vérités qui, pour être saisies par l’esprit, n’ont pas besoin de l’intermédiaire du raisonnement. En philosophie, l’intuition est un mode de connaissance immédiate et directe, qui ne s’embarrasse ni du raisonnement, ni de l’expérience, ni de l’observation des faits. Elle a son origine dans le sentiment. Elle considère comme de secondaire importance les conflits qui peuvent mettre aux prises le sentiment et le raisonnement basé sur l’observation. Elle tente de concilier, quand faire se peut, celui-ci et celui-là ; mais, quand l’expérience contredit le sentiment, c’est celui-ci qui l’emporte, le sentiment intime, la conscience et autres lumières subjectives étant un guide plus sûr, mieux éclairé que l’expérimentation.

L’école positiviste (voir positivisme) n’admet comme certains que les faits vérifiés et contrôlés ; elle ne reconnaît que les vérités qui se meuvent dans le cadre de l’observation. Sans faire complètement fi de ces vérités et de ces faits, l’Ecole qui s’édifie sur l’intuition émet la prétention d’aller directement à la vérité, de franchir le cadre qui limite le domaine de l’expérimentation et du connu et de conclure, sans hésitation, dût la conclusion être en désaccord avec les connaissances acquises par l’observation.

On conçoit l’empressement sympathique avec lequel les Ecoles spiritualistes et, plus encore, les chapelles religieuses ont accueilli les théories émises par « l’Intuitionnisme ». Dans l’ardente lutte engagée contre le matérialisme et la philosophie qui en découle, ces théories trouvaient droit de cité. Le philosophe Henri Bergson, auquel de brillants auditoires, en majeure partie composés de snobs et de dilettantes, firent, ces temps derniers, un bruyant succès, a développé la doctrine de l’Intuition dans quelques études psychologiques dont les plus connues ont pour titre : Essai sur les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; L’Evolution créatrice.

L’Intuitionnisme — qu’on nous pardonne ce néologisme — ne possède aucun caractère scientifique. Il repose tantôt sur des lieux communs et des traditions discutables, tantôt sur de fragiles rapprochements, de douteuses comparaisons ou des exemples suspects. Selon les lieux, les temps, les circonstances et les individus, le système philosophique qui en est l’expression officielle conduit à des conclusions que leur diversité, voire leur opposition condamnent à l’incertitude.

Le mot « Intuition » est pris aussi dans le sens de pressentiment (Voir ce mot). Exemple : « J’avais l’intuition du malheur qui m’est arrivé. J’ai l’intuition que mes démarches n’aboutiront pas. Mon intuition ne me trompe jamais. Dès que j’ai vu telle personne, j’ai eu l’intuition que nous nous lierions d’amitié ».

— S. F.

INTUITION

L’intuition, qu’elle soit intellectuelle ou sensible, s’oppose à la pensée discursive ; elle implique perception immédiate d’une vérité qui n’a pas besoin du raisonnement pour être connue. En géométrie, la formule permettant de calculer la surface d’une circonférence n’apparaît pas évidente de prime abord ; je dois décomposer cette surface en triangles dont la base est infiniment petite ; et ces triangles je les rattache à des parallélogrammes, réductibles à des rectangles qui se ramènent eux-mêmes au carré.

Grâce à une série de substitutions j’arrive à déterminer de façon certaine la surface de figures successives. Les vérités ainsi obtenues sont essentiellement discursives, médiates ; elles découlent de jugements logiques. Mais lorsque je déclare : « deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles » ou « les sommes de quantités égales sont égales », j’énonce des propositions, qui n’ont besoin de nul raisonnement pour être évidentes, et dont je ne puis fournir aucune démonstration rigoureuse. Ces vérités primordiales — on les appelle axiomes — commandent toute la série des déductions mathématiques, rendant possible les substitutions de nombres en arithmétique, de lettres en algèbre, de figures en géométrie. Dans l’ordre expérimental, connaissances immédiates de la vue, du toucher, etc., ainsi que de la conscience constituent des intuitions de genre différent. Mais à ces données primitives se surajoutent bientôt, par suite d’habitudes acquises, des souvenirs, des idées, des jugements qui s’incorporent à la perception et la modifient. D’où erreurs fréquentes, imputables aux activités imaginatives et intellectuelles, qui brodent à leur fantaisie sur le canevas fourni par l’expérience. Evaluer la distance d’une cloche d’après le son qu’elle émet, la chaleur d’un poêle d’après sa couleur, résultent ainsi d’une interprétation toute mentale ; la distance n’étant directement perçue que par la sensibilité musculaire et tactile, peut être aussi par la vue, la chaleur ne l’étant que par le toucher. Observer un objet qui tombe sera une intuition sensible, alors que conclure à la chute de cet objet, en vertu de la pesanteur, si je l’abandonne dans le vide, sera une certitude déductive. Et quand je dis : « la même chose ne peut pas à la fois être et ne pas être » ou « tout a une cause », je suis en présence de vérités intuitives, évidentes avant d’être confirmées par l’expérience. Elles constituent l’ossature de la raison, puisque sans le principe d’identité nulle pensée logique n’apparait possible et que la causalité sert de fil d’Ariane au savant pour se guider dans le labyrinthe des faits. Force est à l’esprit de s’arrêter quelque part dans la série régressive de ses démonstrations ; c’est aux certitudes intuitives, soit de l’intelligence, soit de la perception consciente ou sensible, qu’il demande la base indispensable aux constructions de la pensée.

Bergson et ses disciples rabaissent la connaissance discursive au profit de l’intuition. Mais cette intuition, vue directe du réel, ils la supposent relevant des sens ou de la conscience, pas du tout de la raison ; de plus, loin de consister dans un enregistrement passif des données expérimentales, elle impliquerait effort méthodique et prolongé pour se déprendre des habitudes acquises. Une perception directe des pulsations intimes de la matière, toujours en mouvement et non figée en formes immuables, serait possible aux sens ramenés pour un moment à leur virginité première. Les couleurs apparaitraient à nos yeux éblouis, animées d’éternels remous aux nuances innombrables, les lignes droites perdraient de leur précision, tous les objets particuliers, que nous découpons dans l’espace, fusionneraient en une sorte d’aurore boréale, aux lumières de contours indécis. Avec ses instruments, ses mesures, le savant, qui convertit la qualité en quantité, s’avère incapable de saisir les faits en profondeur ; il n’en perçoit que la surface. Quand j’entends sonner une cloche, c’est arbitrairement que j’en découpe les coups pour les nombrer : chacun d’eux à sa nuance particulière et leur totalité engendre une phrase musicale, un rythme inanalysable. Même déformation spatiale dans la connaissance des sensations corporelles ou des sentiments moraux. Si je ferme le poing et presse les doigts de plus en plus, j’éprouve un sentiment d’effort qui croît mais reste identique, semble-t-il ; en réalité le nombre des muscles intéressés à mon action se multiplie, gagnant toute la main, le poignet, l’ensemble du bras, l’épaule même, et ce n’est pas d’une sensation d’intensité variable que j’ai conscience, mais d’une série de sensations hétérogènes, qualitativement distinctes et qui résultent de l’extension prise par les contractions musculaires. L’aggravation continue d’une douleur mentale ne consiste pas, comme on l’admet de prime abord, dans le grossissement progressif d’un sentiment de même nature. Elle implique une succession de sentiments différents, étrangers les uns aux autres, dont l’intensité répond uniquement à la quantité d’états psychiques teintés de sa couleur. Ces analyses bergsoniennes sont ingénieuses, mais la perception du monde extérieur, qu’elles supposent, répond surtout à des troubles de la vue, et la notion d’intensité psychologique subsiste dans l’immense majorité des cas. Sur le tombeau scellé des doctrines irrationnelles, la science peut dès aujourd’hui chanter alléluia.

Une autre intuition, morte depuis longtemps, c’est celle dont nous gratifièrent Malebranche, les Ontologistes, et d’autres disciples plus ou moins fidèles de Platon : l’intuition de Dieu. Dès ici-bas notre intelligence communiquerait avec l’Etre suprême, nous verrions Dieu, selon une expression chère à Malebranche, sinon dans son essence infinie, du moins en tant que réceptacle des Idées. Doctrine si fragile que l’Eglise a condamné ses défenseurs. Elle s’inspirait de l’argument ontologique, invoqué par Saint Anselme et Descartes en faveur de l’existence de Dieu. L’idée de Dieu, disaient ces derniers étant celle d’un être parfait, implique nécessairement l’existence qui est une perfection ; de même qu’un triangle suppose trois angles par définition. Et de conclure : donc Dieu existe puisque nous le pensons. Ils passaient ainsi faussement de l’ordre idéal à l’ordre réel, oubliant que si un triangle suppose bien trois angles, il faut des preuves nouvelles pour démontrer que ce triangle et, par conséquent, ses trois angles existent en fait. De même si Dieu avait toutes les perfections, il aurait sans conteste l’existence ; mais rien ne prouve que ce Dieu existe effectivement en dehors de notre esprit. Une montagne implique des vallées ; par contre, si la montagne est imaginaire, les vallées aussi le sont. En admettant une perception directe de Dieu, Malebranche et les Ontologistes croyaient échapper à toute objection ; malheureusement pour eux la psychologie expérimentale a définitivement classé l’intuition divine parmi les mythes sans fondement.

Historiquement, l’intuition, une fausse intuition, a donc servi de base à des doctrines hautement fantaisistes. Ajoutons que certains principes de la raison ont perdu le caractère d’évidence immédiate qui fut leur autrefois. Ainsi la finalité nous semble illusoire quand il s’agit du monde physique : son domaine se restreint à la vie, peut-être à la pensée. Principes de causalité, d’identité même, pourraient bien n’avoir qu’une valeur relative ; ce sont des hypothèses commodes et largement probables, mais dont la rigueur n’est sans doute pas absolue. Les postulats de la géométrie euclidienne se volatilisent aux yeux des métagéomètres. Et nous ne parlons pas des hallucinations pures où le cerveau fait tout, sans rien demander aux sens. Facilement reconnues dans le délire et la folie ordinaires, elles sont prises pour des visions célestes dès qu’il s’agit d’hallucinations religieuses : témoin celles de Marie Alacoque à Paray-le-Monial, de la petite Soubirous à Lourdes, des deux frères Barbedette — mes homonymes et peut-être lointains parents, car nous sommes de la même région — à Pontmain. L’Eglise, défiante, réduisit au silence ces visionnaires : des habitants de Nevers, sa résidence, me l’ont certifié pour la Soubirous, et l’un des Barbedette, un naïf, m’a déclaré, à moi-même, que les chefs ecclésiastiques lui firent promettre de ne narrer à personne comment la Vierge lui était apparue. Pour lever cette défense on attendit qu’il eût pris de l’âge et qu’aucune imprudence ne fût à craindre de sa part. Mais à Pontmain, comme à Lourdes, comme à Paray-le-Monial s’élèvent de magnifiques églises où des croyants simplistes laissent des millions, chaque année. Que ces exemples nous servent de leçons ; défions-nous même des certitudes, car beaucoup ne résistent pas à l’épreuve d’une critique serrée ! De ce nombre sont les intuitions mystiques, les rêveries a la Bergson et les prétendues évidences rationnelles que les traditionnalistes voudraient mettre à l’abri de toute discussion.

— L. BARBEDETTE.

INTUITION

Au sens le plus large, appliqué aux événements de la vie, l’intuition est une notion spontanée des faits, affranchie des chemins ordinaires de la connaissance. Elle accompagne ainsi le caractère, plus subjectif et limité, que lui donne la philosophie et qui a rapport à une « connaissance des vérités à la fois claire, immédiate et indépendante de tout raisonnement ou démonstration ».

Ici, d’ailleurs, non seulement son importance et son rôle, mais sa définition varient avec les écoles, et Platon ou Malebranche, Locke ou Schelling, Kant ou Bergson n’ont pas pour elle le même regard ni ne lui accordent un prestige égal et des vertus identiques. Quant à la théologie, toujours excessive, elle la poursuit au delà des facultés humaines et en fait, par une fusion anticipée de la substance et un acte de foi en l’identité, la « vision de Dieu »…

L’intuition parait être davantage des premiers temps de nos acquisitions et tenir, comme l’instinct, plus aux fibres qu’à l’intellectualité, restant entendu que celle-ci ne se conçoit pas sans le support des sens. L’intuition est plutôt du domaine des natures impulsives, frustes ou sentimentales, que du jeu des esprits positifs, des analystes et des froids érudits. Elle est plus propre — éducation ou prédisposition — en raison de l’étendue de sa zone sensible, à l’élément féminin. A elle semblent se rattacher certains dons de prescience ou de prophétie et elle est regardée comme le caractère du génie. Elle semble ainsi suppléer et devancer provisoirement les moyens nés du développement intellectuel et propres à la culture, et devoir peu à peu céder le terrain à la cérébralité à mesure que se rétrécit le champ de la connaissance confuse et que la science intensifie ses méthodes d’investigation et de contrôle.

Il serait absurde, cependant, de lui tracer des frontières aussi précises et de prédire son recul obligé, de même que d’affirmer tantôt la prédominance, voire la souveraineté, et tantôt l’inanité de ses apports. Plus rationnel est-il d’en éclairer l’essence et les manifestations par des interrogations toutes scientifiques. D’ailleurs, la science elle-même pénétrant et, par la suite, régularisant, favorisant même le commerce encore mystérieux des êtres et nos réactions sur les choses, découvrant peut-être, par analogie, le secret de certains phénomènes troublants (comme la télépathie) dans des ondes que propage aussi l’éther et dont certains sujets particulièrement doués sont les pôles émetteurs et récepteurs, la science peut amplifier sa puissance, en l’appelant au renouveau. Et l’instrument rudimentaire d’un obscur savoir se muerait ainsi en prospecteur discipliné au service d’une intelligence chaude et éveillée.

Le sensible — encore impénétré dans sa vastitude parfois inquiétante — n’a pas dit son dernier mot. Il n’a pas fourni son dernier document ni projeté son dernier rayon d’art. Et les concentrations nerveuses aux approches singulièrement clairvoyantes — dont certains hommes marquent le privilège, constituent sans doute des armes préhensives précieuses pour les conquêtes humaines. Sentant le passé par transposition sympathique — et assez lucide pour coordonner et situer son butin — un artiste pourra, jusqu’en histoire, apporter le bénéfice de sa faculté prolongatrice à la réduction de nos prodigieux inconnus. D’autre part, l’accroissement des régions intellectuelles — vouées, semble-t-il, à l’hypertrophie et peut-être au déséquilibre — commandées par la logique et soumises aux rigueurs du raisonnement, risque çà et là, un seul chaînon défaillant et parfois les prémices, de nous entraîner dans l’absurde et de nous faire répudier l’évidence. Il y a, dans la sécheresse où se lient les propositions et se débattent les théorèmes épurés, des quintessences arbitraires qui dépouillent la vérité des faits générateurs ; et le grossissement de l’abstrait dévoyé aux poursuites aveugles cèle un péril syllogistique. Pour y ramener l’impalpable souvent décisif de la vie, le contrôle intuitif est plus d’une fois l’inconscient redressement de nos spécialisations spéculatives...

L’amour, du plus impérieux des instincts aux plus éthérées des attractions artistiques, apparaît comme l’atmosphère propre aux intuitions d’envergure. Les frémissements amoureux — que le sexe les ébranle ou la passion artistique — leur offrent des facteurs décuplés de puissance et des voies de pénétration qui déconcertent la sérénité normale. Sans chercher ni des formes ni une source divine à l’intuition, et loin de la soustraire au regard curieux et à la surveillance de la science, on peut caresser en elle des espérances qu’un avenir toujours plus lumineux pourra servir et l’envisager comme une des forces enfin comprises et connues de la connaissance. Nous nous inclinerons s’il arrive aux événements de démentir ces perspectives.

— Stephen MAC SAY.

INVASION

n. f. (lat. invasio, de invadere : in, dans et vadere, aller)

Pénétration militaire dans un pays, irruption guerrière à laquelle font cortège les abus de la soldatesque, le sac des biens et parfois le massacre des personnes. L’invasion se chiffre, pour le vaincu, en brimades, rançons, contrainte, assujettissement, violences et privations de toute nature. Elle apporte au vainqueur le bénéfice de cyniques exactions jointes aux satisfactions grossières de l’amour-propre et de la domination : il puise ses avantages et ses jouissances dans l’exercice des droits souverains de la force. L’invasion a son épilogue dans l’indemnité — souvent écrasante — , l’occupation ou l’annexion...

La terreur de l’invasion a toujours servi les habiletés des professionnels — mégalomanes ou affairistes- du patriotisme. Elle a, devant les peuples inéclairés, justifié, par le paradoxe, les charges d’une paix armée ruineuse souvent plus que la guerre, et entretenu la méfiance et l’atmosphère d’hostilité propices aux rencontres sanglantes. C’est sur les invasions de 1870 et de 1914 que les militaristes de France assoient les « raisons » de leurs armements formidables. La menace ainsi change de camp, et les inquiétudes. Et la paix demeure précaire et sans fondement. Les intérêts, les appétits, les circonstances demeurent l’arbitre d’un équilibre singulièrement provisoire. Plus ardue est aussi, dans la course folle aux préparatifs dits « de défense », la tâche lente du rapprochement des peuples.

Citons, parmi les invasions les plus tristement célèbres dans le passé : « celle des Hyksos en Egypte (vers 2310 av. J.-C.) ; celle des Gaulois en Italie et dans le bassin du Danube, sous la République romaine (521 à 389) ; la Grande invasion des Barbares dans l’empire romain au IVème siècle ; celle des Normands, au IXème siècle, dans l’ouest de l’Europe ; celle des Arabes, dans l’Espagne et la France méridionale, du VIIème au Xème siècle ; celle des Mongols et des Tartares, du XIIIème au XIVème siècle » ; et enfin, sous l’empire français, en 1813 et 1814, après les pénétrations du conquérant corse en Espagne, en Italie et, à travers l’Allemagne, jusqu’au cœur de la Russie, le choc en retour de l’invasion des coalisés de toute l’Europe soulevée contre la tyrannie napoléonienne. Plus près de nous : la grande invasion de 1914–18 sur toute la Belgique et le nord de la France.

Au figuré, invasion se dit de toute irruption soudaine : invasion de rats, des eaux, de quelque bande en liesse, du sommeil même ; aussi des maladies, en particulier épidémiques (choléra, typhus, etc.). Désigne encore les choses morales qui soumettent à leur emprise les esprits : invasion des préjugés, du mauvais goût, des doctrines pernicieuses. A ce titre, les timorés et les conservateurs parlent, comme d’un fléau ou d’une horde, de l’invasion du communisme, de l’anarchie, etc.

— L.

INVENTAIRE

n. m.

En Droit, l’inventaire est un acte conservatoire que la loi prescrit formellement en matière de succession chaque fois qu’il y a lieu de sauvegarder les intérêts d’héritiers mineurs, interdits ou absents et, dans tous les cas également, où la dévolution de la succession se heurte à certaines difficultés. Il comprend la désignation et l’estimation de tous les objets : meubles, espèces, titres, papiers, etc., ayant appartenu aux défunts.

Commercialement parlant, l’inventaire consiste à faire le relevé de l’encaisse de l’entreprise, de ses créances, de son portefeuille-titres et de ses dettes, ainsi que le relevé de ses biens immobiliers et mobiliers. Aux termes de l’article 9 du Code de Commerce tout commerçant est tenu de dresser, chaque année, sur un registre ad hoc, son inventaire, faute de quoi il s’expose, en cas de faillite, aux peines de la banqueroute frauduleuse.

Il serait sans doute fastidieux et de peu d’utilité pour les lecteurs de l’Encyclopédie, que nous nous attardions à signaler les escamotages et les tours de passe-passe auxquels recourent la majeure partie des assujettis à la loi régissant l’inventaire commercial, dans le but de truquer leur Actif et leur Passif et de présenter, en conséquence, sous la forme d’un tableau synoptique, couramment appelé Bilan, une situation intentionnellement fausse. Bornons-nous à déclarer que si tous les inventaires des firmes industrielles et des maisons de commerce étaient dressés avec une scrupuleuse exactitude, il apparaîtrait, avec évidence, aux plus profanes, que le Travail est, pour ceux qui l’exploitent, une source considérable et inépuisable de profits. On verrait, pour ne citer qu’un exemple, que telle Compagnie houillère de la région du Nord dont l’extraction, durant l’année 1926, ne fut pas inférieure à 3.000.000 de tonnes laissant chacune un bénéfice moyen de 50 francs, parvient à réaliser un gain dépassant de cinq à six fois celui que l’on accusa officiellement et auquel l’on est arrivé grâce à des déperditions, des dépréciations, des amortissements et des prix de revient falsifiés et manifestement exagérés.

Sachant que notre société repose tout entière sur l’antagonisme des intérêts et que le Mensonge et le Vol en forment les piliers essentiels, nous ne nous étonnerons point outre mesure d’un tel état de choses, qui tient à l’essence même du Capitalisme.

Mais n’avons-nous pas, nous aussi, à procéder, chaque année « en fin d’exercice », à l’inventaire de tous nos actes, et serions-nous encore autorisés à reprocher à nos maîtres détestés — les capitalistes qui nous spolient et nous asservissent — la fraude et la déloyauté dont ils usent comme monnaie courante si, de notre côté, nous ne parvenions à nous dépouiller de cette regrettable et endormeuse illusion que nous nous faisons si volontiers sur la valeur et l’utilité sociale de nos actions ?

Combien parmi nous, s’ils étaient sincères, pourraient-ils présenter autre chose, en fait d’Actif, qu’un misérable récolement de faits et gestes que ne désavouerait point toujours le plus mesquin des bourgeois ! Combien qui semblent n’avoir sur les lèvres que des paroles d’amour et de solidarité et dont les actes de chaque jour sont un cinglant démenti à leurs hypocrites déclamations !

Comme Gœthe, qui pouvait se flatter d’être un homme parce qu’il avait été un lutteur, faisons du bon et continuel combat, en faveur de notre Idéal, le sens et la dignité de notre vie !

Fi des sectaires, des haineux, des appauvris dont toute la propagande consiste à baver sur ceux -ardents et purs militants de toujours ! — dont toute l’ambition n’excède pas le besoin de répandre en autrui, pour, autrui, leur trop-plein de vie et de faire émerger des misérables contingences sociales desquelles, si péniblement, nous nous affranchissons, la grande Doctrine à laquelle ils ont, simplement mais résolument, voué leur existence !

Puisque « la vie est un drame où l’homme combat pour son rêve contre la réalité », efforçons-nous de mettre, un peu plus chaque jour, de beauté et de bonté dans ce pauvre monde. Un Newton découvrant les lois de l’Univers ; le savant qui pense solitairement mais dont le génial enfantement préservera désormais du mal funeste des millions d’hommes ; l’apôtre de la Rédemption humaine dont le zèle ne saurait être attiédi ni par les persécutions, ni par les séductions de la gloire : voilà les vrais lutteurs qui affranchissent le monde, voilà ceux qui doivent nous servir d’exemples pour tous les actes de notre vie !

— A. BUCQ.

INVENTION

n. f. (du latin invenire, trouver ; de in, dans et venire, venir)

A l’origine de tout progrès, il y a une invention. C’est grâce au pouvoir d’inventer que l’espèce humaine a pu sortir, lentement, à travers des difficultés sans nombre, de l’état d’ignorance et de misère dans lequel elle se trouvait à l’origine. C’est en multipliant les inventions, en les appliquant à ses conditions de vie, en les développant et en les perfectionnant, que l’homme a peu à peu lutté contre la nature, qu’il est parvenu à vaincre les éléments, à utiliser les propriétés de la matière, à établir des relations à distance, à améliorer ses conditions d’existence.

L’histoire n’a pas enregistré la date de toutes les inventions ni le nom de tous les inventeurs. Il n’y a pas cinq mille ans que les hommes ont commencé à employer le premier métal qui fut le bronze. L’invention du fer, qui vint après, fut une des découvertes les plus précieuses. Parmi les déjà anciennes inventions les plus utiles, on peut citer celles qui ont permis à l’homme de cultiver la terre et de domestiquer, en vue de ses besoins, certaines races animales ; celles qui l’ont conduit à l’art de la navigation, celle des instruments de chasse et de pêche, celle de l’écriture et de l’imprimerie. Ces deux dernières ont cela d’important qu’elles servent à conserver les connaissances, à les vulgariser et à les transmettre de génération en génération, à la façon d’un patrimoine commun légué par les ascendants à leurs descendants.

Les progrès incessants en astronomie, en physique, en chimie, en mécanique, résultant de l’effort opiniâtre et combiné des plus illustres inventeurs de tous les pays, ont favorisé l’éclosion et l’essor des civilisations les plus remarquables par le développement industriel et commercial, par l’ascension des sciences et des arts. Certaines inventions remontent à des âges fort reculés. Exemples : la boussole, 2602 avant l’ère chrétienne ; la soie, 2400 ; le verre, 1640 ; le niveau et l’équerre, 718 ; le soufflet, 600 ; le cadran solaire, 520 ; la distinction entre les veines et les artères, 325 ; les fonctions des nerfs, 320 ; les vaisseaux chylifères et les mouvements du cœur, 310 ; les horloges à eau, 250 ; la vis sans fin, l’aréomètre, la poulie mobile, 220 ; le papier de soie, 201 ; la mosaïque, 200 ; la précession des équinoxes, 142 ; le siphon, 120, etc., etc.

Depuis l’ère chrétienne, on note, entre autres inventions précieuses : le système astronomique de Ptolémée, 140 ; les cloches, 400 ; les moulins à vent, 650 ; le papier de coton, 750 ; l’alcool, 824 ; l’horloge mécanique, 990. Au XIIIème siècle, mentionnons (en dépit de l’usage qui en a été fait) la poudre à canon, les lunettes à lire ; au XIVème siècle, l’arquebuse, le fil d’archal, les canons, l’étamage des glaces. Les siècles suivants se distinguent par l’antimoine, les montres, la gravure en creux, ensuite ; l’imprimerie typographique, le premier journal imprimé à Strasbourg, la gravure sur acier, la pompe à air, le bateau sous-marin, le système astronomique de Copernic, le rouet à filer, la mesure de l’arc du méridien, l’émail, le pendule, le microscope, la projection des cartes marines. Au XVIIème siècle, les inventions et les découvertes se multiplient : la balance hydrostatique, la constatation scientifique du mouvement diurne de la terre, les logarithmes, la circulation du sang, le télescope, le système de Kepler, les lunettes à deux verres convexes, le thermomètre, les lois de la réfraction, le baromètre, la machine à calculer, la presse hydraulique, la machine pneumatique, la machine électrique, la théorie de l’attraction universelle et le télescope de Newton, la vitesse de la lumière, le petit ressort spiral des montres, le calcul différentiel, le calcul intégral, la vapeur et la soupape de sûreté, l’application de l’hélice à la navigation.

Merveilleuse est la fécondité du XVIIIème siècle : le clichage, 1705 ; le bleu de Prusse, 1710 ; l’aberration des étoiles fixes, 1728 ; la montre marine, 1734 ; le moulage en plâtre, 1749 ; les ponts suspendus en fer, 1741 ; l’héliomètre, 1743 ; le sucre de betterave, 1745 ; le paratonnerre 1757 ; la machine à filer, 1767 ; la machine à vapeur à basse pression, 1769 ; la lampe à cylindre, 1780 ; la batterie flottante insubmersible, 1782 ; l’aérostat, 1783 ; le magnétisme animal, 1783 ; l’éclairage au gaz, 1786 ; le tissage mécanique, 1787 ; la soude artificielle, 1790 ; le bateau de sauvetage, 1790 ; la première application du caoutchouc à l’industrie, 1700 ; le télégraphe aérien, 1791 ; l’ambulance volante, 1792 ; la lithographie, 1796 ; le galvanisme, 1798 ; le papier sans fin, 1799 ; les amorces fulminantes, 1800 ; la lampe Carcel, 1800 ; la vaccine, 1800.

Le XIXème siècle fourmille d’inventions et de découvertes : la lumière électrique, 1801 ; l’alun artificiel, 1801 ; le bateau à vapeur, 1803 ; la locomotive à vapeur, 1804 ; la machine à coudre, 1804 ; la machine à tisser, 1804 ; la peigneuse mécanique, 1805 ; le fusil à percussion, 1809 ; la filature mécanique du lin, 1810 ; la lampe hydrostatique, 1811 ; l’iode, 1811 ; l’acide stéarique, 1811 ; la lithotritie, 1812 ; la lampe de sûreté, 1815 ; l’auscultation médicale, 1816 ; la chromolithographie, 1819 ; l’électromagnétisme, 1819 ; la télégraphie électrique, 1820 ; les phares lenticulaires, 1822 ; l’alcoomètre, 1824 ; l’héliographie, 1824 ; l’aluminium, 1827 ; la téléphonie, 1827 ; l’hydrothérapie, 1827 ; la chaudière tubulaire, 1828 ; la locomotive de Stephenson qui permit l’établissement des chemins de fer publics, 1830 ; les allumettes phosphoriques, 1833 ; la photographie, 1834 ; le pistolet-revolver, 1836 ; la galvanoplastie, 1837 ; le fulmicoton, 1838 ; le stéréoscope, 1838 ; l’harmonium, 1841 ; la gutta-percha, 1844 ; l’éthérisation, 1845 ; les propriétés anesthésiques du chloroforme, 1847 ; les ponts tubulaires, 1848 ; le collodion, 1848 ; les allumettes au phosphore amorphe, 1848 ; l’appareil à induction, 1850 ; le pantélégraphe, 1851 ; le moteur à gaz, 1861 ; l’analyse spectrale, 1861.

Je m’arrête ici. J’ai voulu simplement rappeler, par une énumération rapide, sans commentaires et forcément incomplète, les principales inventions que leur ancienneté aurait pu faire oublier. Plus l’humanité élargit le champ de ses connaissances et plus se multiplient les inventions et découvertes. De la date à laquelle nous nous sommes arrêtés jusqu’à nos jours, elles sont trop nombreuses pour que leur rappel trouve sa place dans cet ouvrage. Le lecteur que la question intéresse voudra bien consulter les ouvrages spéciaux ; il y trouvera sans peine la documentation désirable. Les générations actuelles voient se dérouler, sous leurs yeux éblouis, les innombrables applications, toujours perfectionnées, de ces inventions relativement récentes. Il n’y a qu’à regarder, contempler, admirer... et réfléchir.

L’agriculture a été transformée progressivement par l’emploi des machines agricoles. Les champs sont devenus comme une gigantesque usine ; le cultivateur n’est plus ce paysan condamné par une routine millénaire à creuser laborieusement le sillon auquel il confiait la semence, à remuer péniblement un sol ingrat, dur et caillouteux, à manier la faux pour couper la récolte, à battre le fléau pour détacher le grain. La terre est éventrée sans effort par de puissantes machines ; par ces machines, elle est amollie, nettoyée, préparée, mise au point, labourée, hersée, butée ; fourrages, céréales, légumes, tout est fauché, glané, ramassé, mis en tas, battu, engrangé. Plus étonnante encore est la révolution opérée par l’outillage mécanique dans les fabriques, usines, ateliers et chantiers d’où, entrée brute, la matière première sort manufacturée et prête à l’usage auquel elle est destinée. Les inventions de toutes sortes ont donné naissance à une multitude d’appareils qui, les uns avec une délicatesse inouïe, les autres avec une puissance incalculable, s’emparent de la matière la plus docile, plastique et malléable, ou la plus résistante et réfractaire, et la transforment. Les tâches les plus pénibles, les besognes les plus répugnantes et les travaux les plus durs sont de plus en plus exécutés par l’ouvrier métallique remplaçant le travailleur en chair et en os.

Par la rapidité avec laquelle voyageurs et marchandises sont transportés à notre époque — chemins de fer, paquebots, avions — la Terre s’est peu à peu convertie en un immense espace habité par des peuples qui diffèrent de couleur, de langage, de mœurs, qui sont séparés géographiquement par des frontières artificielles et changeantes, mais qui constituent en réalité un ensemble de nations et de races entre lesquelles n’existe aucune cloison étanche les isolant les unes des autres.

On dit volontiers : « les distances sont supprimées ». Si l’on applique cette idée aux objets transportables et aux personnes appelées à voyager, cette locution n’est pas exacte. Ce qui est vrai, c’est que, grâce aux découvertes et inventions dont notre temps bénéficie, l’homme circule aujourd’hui à travers la planète sur terre sur mer et dans l’air, avec une facilité étonnante et’ une prodigieuse rapidité. Si on applique cette idée de la suppression des distances aux moyens de communication dont disposent les hommes au commencement de ce XXème siècle, on ne peut pas prétendre que les distances soient positivement abolies ; elles existent toujours et rigoureusement les mêmes (la distance qui sépare actuellement Paris de Pékin est la même qu’il y a cinq cents ans) ; mais le temps nécessaire à les franchir a incalculablement diminué. La télégraphie et la téléphonie sans fil mettent en contact toutes les parties du globe terrestre ; tel événement qui a pour théâtre un point déterminé de ce globe est connu presque immédiatement aux quatre points cardinaux. De ce fait, il y a, entre tous les habitants de la Terre une interpénétration si constante et si prompte que tous les faits importants, quel que soit le lieu où ils se produisent, ont, mondialement, un retentissement et une répercussion presque immédiate.

Enfin, si on applique aux idées et connaissances cette théorie de la suppression des distances, on peut dire qu’elle est strictement exacte. La pensée plane au-dessus des mers et des continents : en face des mêmes faits, tous ceux qui étudient, comparent, réfléchissent ont des idées qui leur sont communes. La Pensée — fort heureusement du reste — n’est pas unifiée ; ce serait un désastre si, en dépit de la diversité des tempéraments, de la variété des races, du développement des peuples dans le temps et l’espace, de la différence des croyances et des cultures, les faits déterminaient, au nord et au sud, à l’orient et à l’occident, une action identique sur les cogitations qui agitent l’esprit et préoccupent la raison. Mais, à la même heure, au même instant, par millions, sur tous les points de notre planète, il y a des hommes qui emplissent leur pensée de celle des autres hommes, dont le cerveau s’éclaire à la lumière des autres cerveaux, dont le jugement formule les mêmes appréciations, dont la faculté de compréhension s’adonne aux mêmes travaux. Quant à la science, elle est cosmopolite ; elle ne connaît ni patrie, ni limites autres que celles qui lui sont assignées par l’insuffisance de nos observations et l’infirmité de notre propre nature. Pour les connaissances, les distances n’existent pas ; à la même minute, les savants de tous les pays se penchent sur les mêmes problèmes, creusent, fouillent, approfondissent les mêmes questions, tous bénéficiant des certitudes dues au labeur persévérant de leurs prédécesseurs et des recherches et expériences faites par leurs contemporains.

Aussi, peut-on dire que, de nos jours, une invention n’est jamais une création complète.

Le plus grand génie ne fait qu’imiter, dans une certaine mesure, des œuvres antérieures, que combiner d’une manière qui lui est propre des éléments déjà employés. L’invention la plus remarquable n’est que la suite et l’aboutissant d’expériences et d’investigations poursuivies par d’autres, soit antérieurement, soit à la même époque. Les revues de toutes langues, les bulletins de toutes spécialités portent à la connaissance de tous les chercheurs les résultats obtenus, au jour le jour, par les inventeurs du monde entier. Les découvertes et inventions d’hier ont amené celles d’aujourd’hui et celles d’aujourd’hui conduiront, par une pente toute naturelle, à celles de demain. Aussi est-il souvent difficile de distinguer la part qui revient à chacun dans le résultat auquel un si grand nombre de personnes ont plus ou moins concouru.

Quantité d’inventeurs, et non des moindres, ont vécu ou vivent, sont morts ou mourront dans la pauvreté. Ce qui, si l’on n’y réfléchissait point, paraîtrait singulier, c’est que les plus pauvres ont été ou sont ceux dont l’invention a été le point de départ des bénéfices les plus considérables et des plus grosses fortunes. Et cela s’explique, une invention qui n’est pas appelée à donner de gros bénéfices ne suscite pas les convoitises des grands rapaces capitalistes ; tandis qu’une invention susceptible d’apporter des millions et des millions à ceux qui s’en emparent et l’exploitent met en appétit la goinfrerie des dévorants de tous pays. C’est, autour d’elle, la ruée de tous les grands capitaines de l’industrie et de la finance cosmopolites.

Ceux-là mettent la main sur l’invention et en dépouillent cyniquement l’inventeur.

La plupart des inventions se retournent contre le but que, logiquement, elles devraient poursuivre : la paix et le bien-être universels. Il est fait de presque toutes les inventions un détestable usage. S’agit-il d’un nouvel outillage mécanique appliqué à l’industrie ou à l’agriculture ? Les firmes puissantes — et généralement internationales — s’appuyant sur les forces bancaires, en organisent, à l’aide de capitaux énormes, la mise en exploitation. Alors que le nombre des travailleurs employés dans la production à obtenir diminue, la production augmente. Ce rendement exceptionnel engendre des périodes de surproduction et d’engorgement du marché qui amènent fatalement les mortes-saisons et le chômage périodiques, source incalculable de privations et de misères. S’agit-il d’une invention qui peut être utilisée en cas de guerre ou de révolution ? Les gouvernements s’empressent d’en tirer parti pour multiplier et accroître les instruments de massacre, les engins de destruction ; en sorte que, au lieu d’aller à leur destination naturelle et désirable, le bien-être et la paix, ces découvertes et inventions, recevant une application criminelle, tournent le dos à leurs fins, aggravent le malaise général des populations laborieuses et rendent plus meurtriers et plus sauvages les conflits armés.

Ces résultats désastreux sont inhérents à l’organisation de toute société autoritaire et capitaliste.

Il est fatal que les Gouvernements détournent les inventions de leur but logique et s’en servent pour affermir leur autorité menacée par la Révolution qu’ils redoutent et pour étendre par la conquête le champ de leur domination. Il est fatal que la bourgeoisie capitaliste et la gent financière, industrielle et commerciale, n’ayant d’autre passion que celle de l’argent, se soucient peu de la détresse des producteurs de l’usine et des champs. Insensible aux lamentations qui partent d’en bas, cette bande de spéculateurs et de trafiquants n’a qu’un désir, qu’une volonté, qu’un idéal : s’enrichir à tous prix, encore, encore et toujours.

Il est arrivé que des ouvriers ont brisé les machines qui, disaient-ils, leur coupaient les bras ; ce fut le cas, entre autres, des premières machines à coudre. Il y a même une doctrine qui enseigne le retour à la nature par l’abandon de l’outillage mécanique. On conçoit, certes, que, dans un sursaut de colère irréfléchie, des travailleurs aient démoli une machine qui aggravait leur situation déjà douloureuse ; on s’explique que, bercés par certains récits et légendes, des hommes s’imaginent naïvement que l’âge d’or est derrière nous et non devant, et veulent revenir aux temps primitifs. Mais le remède n’est pas là. Le mal vient du principe de Propriété qui, sous régime capitaliste, assure à une minorité constituée en classe, la possession du sol, du sous-sol, des moyens de production, de transport et d’échange et lui permet d’en disposer à son gré, c’est-àdire à son profit exclusif. Le mal vient de là. Le remède se discerne aisément. Il consiste à exproprier cette minorité de profiteurs, à lui faire rendre gorge, à restituer à la multitude la propriété sous toutes ses formes et à briser l’Etat, protecteur, complice et défenseur. Tel est l’unique moyen de fonder l’égalité économique, base de l’égalité sociale, source elle-même de la Paix universelle, de la Liberté et du Bien-Etre pour tous sans exception d’aucune sorte.

Alors, toute invention marquera un pas en avant sur la route qui conduira l’humanité vers la joie de vivre.

En sociologie, les Anarchistes sont de véritables inventeurs. Ils ont découvert que la cause de tous les maux qui accablent les hommes, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, c’est l’Autorité. Ils opposent au principe d’Autorité celui de Liberté. Ils déclarent que si la machine sociale produit la souffrance, c’est qu’elle a pour moteur l’Autorité ; ils ont l’indéracinable conviction que lorsqu’elle aura pour moteur la Liberté, elle produira du bonheur et que chacun en aura sa part. L’avenir prouvera qu’ils ne se trompent point.

— Sébastien FAURE

INVENTION

Des inventions les plus merveilleuses — en raison même des difficultés qu’elles avaient à surmonter et de l’étonnement qu’elles suscitaient dans les esprits — on a dit, avant leur réussite : « C’est impossible. Ce serait trop extraordinaire. Ça n’arrivera jamais ! ». Ces propos ont été tenus par des hommes remarquables. La veille et même le lendemain des premières expériences faites avec succès, en ce qui concerne certaines inventions, notamment les chemins de fer, le télégraphe et les avions, des personnages qui, pourtant, ne manquaient ni de savoir ni d’intelligence, se sont écriés : « Ça ne marchera jamais ! » Nombreux furent ceux qui traitèrent de fous les inventeurs les plus géniaux et de rêves chimériques les plus prestigieuses découvertes. Et, cependant, depuis!...

Eh bien ! Il en va de même de la découverte qu’ont faite les Anarchistes. Quand ils affirment la nécessité de substituer le principe de la Liberté à celui de l’Autorité, on les traite de déments. Quand ils exposent quel milieu social ils veulent édifier à la place du milieu actuel, des hommes d’un vaste savoir, d’une érudition profonde et d’une rare intelligence, haussent dédaigneusement les épaules et prennent en pitié leurs conceptions d’avenir, qu’ils ne craignent pas de mettre au rang des « élucubrations que seuls peuvent enfanter des cerveaux chimériques et des imaginations maladives ». Et ils ajoutent, quand ils désirent paraître des hommes de progrès social et d’idées avancées qui ne se refusent à l’examen d’aucun système social : « Utopie admirable ! Rêve d’une sublime générosité ! Ce serait trop beau. Mais c’est impossible. Ça n’arrivera jamais ». Cent fois, mille fois, dans des entretiens particuliers et dans des débats publics, ces prétendues impossibilités m’ont été opposées, à défaut d’objections essentielles et de réfutations sérieuses.

Utopie ? — Aujourd’hui, je ne dis pris non. Mais, demain, j’en ai l’assurance, cette utopie se transformera en réalité. Rêve chimérique ? — Aujourd’hui, je ne le conteste point. Mais, j’ai l’inébranlable certitude que ce rêve, un jour, se réalisera. A quelle époque ? — Je l’ignore et nul ne saurait le dire. Mais l’humanité se meut dans le sens de la Liberté et les événements évoluent vers une architecture sociale se rapprochant sans cesse des plans et édifications libertaires. Le patriotisme se meurt, empoisonné par les miasmes putrides que dégagent les cadavres de ses innombrables victimes. Les religions agonisent sous les coups mortels que ne cessent de leur porter le « savoir » en lutte contre le « croire ». Le capitalisme et l’Etat succombent sous le poids de leurs abus, de leur nocivité et de leurs crimes. Aveugles, ceux que n’émeuvent ni n’éclairent de telles constatations. Le vieux monde autoritaire est encore solide ; il faudra, pour l’abattre, que ses adversaires, de plus en plus nombreux, se décident à un rude coup d’épaule. Il est fatal que tôt ou tard ils en arrivent à cette décision. Alors, l’Utopie anarchiste d’aujourd’hui deviendra la réalité féconde de demain.

— Sébastien FAURE

INVERSION SEXUELLE (Homosexualité, Uranisme)

La fin du XIXème siècle et le début du XXème ont vu se lever une revendication nouvelle : celle de la liberté de pratique et d’expression des « anomalies sexuelles » parmi lesquelles il faut ranger l’homosexualité ou uranisme, autrement dit l’inversion sexuelle.

Le mot homosexuel a été employé pour la première fois par un médecin allemand qui ne nous est connu que sous son pseudonyme de Kertbeny. Le mot grec Homo, qui lui donne sa signification, répond à même, semblable. Il désigne les relations intimes que peuvent avoir entre eux des individus du même sexe, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Le mot pédérastie comme sodomie, étant plus spécialement réservé aux relations sexuelles entre hommes. L’un des plus éminents collaborateurs à l’Humanité Nouvelle, le penseur Edward Carpentier, trouvait le terme homosexualité impropre, il aurait voulu le voir remplacer par homogénie. On écrit aussi unisexualité, unisexuel.

Quant au mot uraniste, qui vient d’Uranus, et traduit l’allemand urnung, il a été créé par l’assesseur hanovrien Carl Heinrich Ulrich qui, dès 1825, se consacra à la défense de l’amour homosexuel ; il l’avait emprunté à Platon. Ulrich voyait dans l’Urnung une espèce spéciale d’humains, par opposition au Dionung (de Dioné, mère d’Aphrodite), l’amoureux normal, hétérosexuel (du grec heteros, autre).

En se plaçant au point de vue de la liberté toute pure, il est évident qu’on ne peut refuser à un individu le droit de disposer de son corps comme il l’entend. Sinon, et cela s’entend aussi bien de l’homosexualisme que de la masturbation ou de la prostitution, le chemin n’est pas long qui conduit à l’arbitraire et à l’inconséquence. Pourquoi tolérer la prostitution féminine et non la prostitution masculine ? Il y a là un illogisme flagrant qui ne se conçoit que si on se rappelle que nos mœurs et notre législation sont régies par la conception judéo-chrétienne de la vie. Le feu du ciel n’a-t-il pas consumé les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe ?

Ou la pratique de l’anomalie sexuelle relève de la nature, de la conscience individuelle, ou c’est un délit. Si c’est un délit, il est nécessaire d’en expliquer la raison. En effet, l’homme qui a réfléchi ne se contente pas de mots comme « contraire aux bonnes mœurs », « ignoble », « infâme », il veut savoir ce qu’il y a de délictueux dans l’accomplissement d’un acte qui n’est accompagné ni de dol ni de violence, quel que soit cet acte. L’affirmation « c’est parce que c’est mal » ne répond à rien de scientifique ni de logique pour un esprit épris de libre examen et dépouillé de préjugés.

Si l’anomalie sexuelle relève de la nature, de la conscience individuelle, qu’on lui concède toute liberté de pratique et d’expression. Si c’est une maladie, qu’on la soigne, après nous avoir démontré qu’on peut la guérir. Trop d’hommes et de femmes homosexuels, par exemple, ont montré une santé égale à la normale ou une intelligence dépassant la moyenne (philosophes, stratèges, hommes d’Etat, artistes, poètes, littérateurs, Sapho, Sophocle, Socrate, Pindare, Phidias, Epaminondas, Virgile, Alexandre, Jules César, Auguste, Michel Ange, le peintre Le Sodoma, le sculpteur belge Jérôme Duquesnoy, Jules II, le grand Condé, le prince Eugène, Platen, Winckelmann, Kirkegaard, Hans Andersen, Walt Whitman, Renée Vivien, Paul Verlaine, Oscar Wilde, etc.) pour qu’on puisse parler à leur égard d’une déchéance de la production cérébrale.

Le fait qu’il y a des animaux unisexuels, même à l’état de liberté (parmi les cervidés, canidés, ovidés, gallinacés, palmipèdes, colombins, certains hyménoptères et coléoptères), devrait faire réfléchir à deux fois ceux qui parlent de maladie. L’observation montre, en effet, que les fonctions de relation et de nutrition, etc., s’accomplissent régulièrement chez eux. Sur 49 cas d’homosexualité humaine étudiés très soigneusement par le sexologue Havelock Ellis, 31 jouissaient d’une santé bonne, sinon excellente ; 4 ou 5 cas montraient des signes de mauvaise santé évidente, ce qui ne dépasse pas la normale.

C’est tenant compte de toutes ces considérations et de maintes autres que Havelock Ellis a pu dire que l’anormal sexuel n’est pas un malade (ni l’anomalie sexuelle une maladie), que c’était tout simplement un individu sorti de l’espèce et que le mot dégénérescence, qui appartient au parler journalistique, ne possédait aucune valeur scientifique. De même, dans ses derniers ouvrages, le fameux psychiatre Von Krafft Ebbing, qui a observé des centaines et des centaines de cas, a reconnu que l’anomalie sexuelle n’est ni une maladie ni une dégénérescence physique. Ch. Féré a comparé l’inversion congénitale à la cécité des couleurs (l’insensibilité aux rayons vert-rouge, par exemple). Kurella considère l’inverti comme une forme de transition entre l’homme complet ou femme complète et l’hermaphrodite vrai. Albert Moll, autre sexologue célèbre, reconnut qu’il n’était pas possible de prouver que les individus invertis sont des névrosés. Se plaçant à un tout autre point de vue que le point de vue scientifique, Gœthe avait déjà écrit, concernant l’homosexualité :

« Elle est dans la nature, bien qu’elle soit contre nature. »

De tout cela, il appert que les anormaux sexuels sont surtout victimes de l’hostilité sociale, la majorité normale étant encore trop ignorante pour comprendre que l’anomalie semelle est un phénomène congénital (et non acquis) dans la plupart des cas d’inversion vraie.

Il ressort des observations historiques que l’inversion sexuelle a été connue de tout temps. Les Egyptiens attribuaient l’homosexualité à leurs dieux Horus et Têt. Selon le docte Aristote, elle avait dû être officiellement encouragée pour parer à la surpopulation, dans l’antique Crète, par exemple. D’ailleurs, l’opinion publique semble avoir passé par trois stades. Dans le premier stade, l’homosexualité est permise ou défendue, c’est une question qui dépend de la population. Dans le second stade, la question se transporte sur le terrain religieux, c’est un sacrilège (christianisme). Dans le troisième stade, ce n’est plus qu’affaire de goût, d’esthétique : elle déplait à la grande majorité et plait à une petite minorité. Havelock Ellis écrit :

« Je ne vois pas qu’on puisse critiquer cette attitude esthétique. Mais elle ne saurait tomber sous le coup de la loi, car la loi ne peut se fonder sur le dégoût qu’on peut éprouver pour un acte... Les opinions esthétiques sont autant en dehors de la loi que les opinions politiques. Un acte n’est pas criminel parce qu’il est dégoûtant... C’est cette confusion qui sert de base à la législation dans l’homosexualité ; ceci montre, en outre, que l’opinion sociale doit, elle aussi, dissocier ces questions. »

Si « modifier l’instinct d’un inverti, c’est le jeter dans la perversion » (Ch. Féré), l’intervention légale est une monstruosité. Ne parlons que pour mémoire des suggestions de Schrank-Notzing qui voulait confier à la prostitution féminine des maisons closes la guérison des invertis !

Il y a relativement peu de temps, l’homosexualité « était un vice honteux et dégoûtant, auquel on ne pouvait toucher qu’avec des pincettes en prenant toutes sortes de précautions, aujourd’hui c’est un phénomène psychologique et médico-légal d’une telle importance sociale que nous devons l’examiner franchement et ouvertement » (Havelock Ellis). « Chez les dirigeants éthiques ou religieux et en général chez les individus doués d’un puissant instinct moral, il existe une tendance vers les formes supérieures du sentiment « homosexuel » (Id). Le philosophe du Pragmatisme, William James, a même émis l’opinion que la plupart des hommes possédaient le germe potentiel de l’inversion sexuelle.

Cependant la loi intervient et de deux façons selon les pays. Dans les pays dits « de civilisation latine » on se conforme en général au Code Napoléon qui n’intervient pas dans les cas d’inversion sexuelle, sauf s’ils se compliquent d’outrages publics à la pudeur ou de violence ou non consentement, à quelque degré que l’acte ait été consommé — ou si l’une des parties est mineure ou incapable de donner son consentement. C’est le droit commun. Ce point de vue du Code Napoléon, du à l’ancien Directeur Cambacérès, est celui adopté en Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie, Portugal, en Amérique et dans les colonies hispano-portugaises.

En Allemagne, dans les pays anglo-saxons, en Russie (avant la Révolution), l’inversion est considérée comme un crime en soi.

En Angleterre, tout coït anal avec une femme ou un homme ou un animal est passible des travaux forcés à perpétuité, de deux ans de « hard labour » au minimum. Le Criminal Law Amendment Act de 1885 punit de même tout acte d’indécence grossière entre hommes, même commis en privé, d’une peine ne dépassant pas deux ans, avec ou sans travaux forcés. Il s’est trouvé un juge anglais, paraît-il, pour regretter que cet Act ne comportât pas la peine de mort ! Les Etats-Unis suivent l’Angleterre et la pénalité peut atteindre jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.

En Allemagne existe le fameux § 175 du Code Pénal qui ne s’appliquait jadis qu’à « l’acte » semblable au coït anal ; on l’a aggravé en y joignant l’addition des « mouvements » semblables, addition très arbitraire, cela va sans dire.

En Russie, la loi tsariste, adoucie ensuite, infligeait à l’homosexuel la privation des droits politiques et l’exil en Sibérie. Aujourd’hui, le droit criminel de la Russie soviétique n’inflige aucune pénalité, ni pour sodomie ni pour homosexualité masculine ou féminine. (Correspondance Internationale, 11 août 1928, n° 80).

Examinons quel a été l’effet de la répression légale. Elle n’a eu aucune influence sur la « prospérité » de l’inversion sexuelle, même en pays anglo-saxons ; elle a simplement ruiné à jamais des malheureux incapables de réagir contre le séjour en prison et l’ambiance des établissements pénitentiaires (un exemple frappant est celui d’Oscar Wilde). En Allemagne, les partisans de « l’amitié masculine » ont réagi avec vigueur ; ils ont leurs journaux, leurs associations, leurs clubs ; quant au § 175, il a naturellement servi de prétexte a maints chantages ; sous prétexte de servir la morale, il a favorisé l’escroquerie. Son abolition a été réclamée par des personnalités éminentes (parmi lesquelles le grand socialiste Bebel, mort aujourd’hui) et l’est encore.

Il s’est publié quelque temps à Paris une revue d’amitié masculine, Inversions, supprimée à la suite d’une intervention parlementaire et d’une poursuite judiciaire, dont la suppression aurait pu soulever davantage de protestations. Il nous a paru que les fondateurs de cette revue, que son prix mettait hors de l’atteinte du grand public, n’ont pas réagi avec l’énergie de leurs camarades d’outre-Rhin.

Il convient de dire aussi que certains invertis sexuels — et il y en a trop de ceux-là — dépassent la mesure en affirmant sur un mode dithyrambique que l’amour homosexuel est supérieur a l’amour normal, hétérosexuel. Cela indispose même les mieux prévenus en leur faveur. On peut citer, parmi les hommages littéraires à l’inversion, un poème d’Edward Carpenter, philosophe doublé d’un sociologue anarchisant, disciple de Walt Whitman, et qui n’a jamais été soupçonné d’être un inverti lui-même. Ce poème, intitulé O ENFANT D’URANUS, est extrait de Vers l’Affranchissement (traduction M. Senard), Paris, 1914 ; c’est une véritable glorification du « troisième sexe » :

« 0 enfant d’Uranus, qui erres et passes à travers les temps…

Mystérieux deux fois né, deux mondes te sont ouverts…

Etc.…, etc.… ».

Ce n’est que depuis 1870 que l’inversion sexuelle a été étudiée de façon scientique et rationnelle. On peut attribuer à quatre causes l’existence de l’homosexualité.

  1. L’hérédité ou congénitalité (les invertis-nés). — Dans le Progrès Médical du 10 janvier 1925, le docteur Saint-Paul, le plus éminent des savants qui se sont occupés, en France, de la question, a défini l’inversion (vraie) comme le fait d’une structure ou de conditions antérieures à la naissance. Selon la statistique dressée par Hirschfeld (pour l’Allemagne), il y aurait 1,5 % d’homosexuels purs, 3,9 % de bisexuels, le reste des humains se composant d’individus normaux. Selon Havelock Ellis, il y aurait en Angleterre 5 % d’invertis, la plupart répandus parmi les classes libérales et instruites. Nous ne croyons pas ces statistiques (et d’autres) concluantes.

  2. La race. — Dans ses Arabian Nights, Richard Burton avait établi sa fameuse « Zone Sotadique » qui comprenait le midi de la France, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, les côtes méditerranéennes de l’Afrique, l’Asie Antérieure jusqu’au Cachemire, au Turkestan, au Gange, puis le Japon, la Chine, l’Océanie et le Nouveau Monde, où, avant l’arrivée des Européens, la pédérastie était de pratique courante. Richard Burton voulait qu’au dedans de cette zone l’inversion sexuelle fût considérée comme une peccadille, au dehors comme un délit. Cela répond à peu près à l’état de la législation en matière d’homosexualité, mais ne repose sur aucune base scientifique d’observations, les Anglo-Saxons et les Slaves fournissant un contingent important à l’homosexualité.

  3. La suggestion. — On n’est pas très bien renseigné sur le rôle de la suggestion dans l’homosexualité. Sur les 49 cas étudiés par Havelock Ellis, 13 indiqueraient qu’un événement ou milieu spécial a détourné, pendant l’enfance, l’instinct sexuel vers l’homosexualité ; et encore, dans 1 ou 2 cas au moins, il y avait une prédisposition déjà bien marquée.

  4. La privation normale de la satisfaction des besoins sexuels. — Bouchard, dans ses Confessions (1861) ; Sainte-Claire Deville, dans sa communication sur « L’Internat et son influence sur l’éducation de la jeunesse » ; Balzac, dans la Dernière incarnation de Vautrin ; Dostoïevski, dans ses Souvenirs de la Maison des Morts, A. Hamon, dans La Psychologie du Militaire professionnel ; Lucien Descaves, dans Sous-Offs ; G. Darien, dans Biribi, Mirbeau, dans Sébastien Roch, etc., etc., nous ont magistralement dépeint la façon dont la promiscuité masculine, jointe à l’impossibilité des échanges habituels avec le sexe féminin, dans les établissements d’éducation, les casernes, les lieux d’emprisonnement et de déportation, etc., favorisaient, développaient, accentuaient la tendance homosexuelle. Dans ses Prison Memoirs of an Anarchist, le révolutionnaire Alexander Berkman raconte la naissance, dans ce milieu spécial, d’un amour unisexuel.

Alors que l’élément masculin normal montre le plus souvent une hostilité farouche à l’égard de l’homosexualité masculine, il se montre bien plus indulgent à l’égard des homosexuels du genre féminin (lesbiennes, saphistes, tribades), que l’hindoustani désigne par cinq mots différents. Dès lors qu’il s’agit du beau sexe, il est porté à considérer cette anomalie comme un péché mignon. Il convient de faire remarquer que l’homosexualité féminine n’a pas été étudiée avec autant de soins et de détails que l’homosexualité masculine, la documentation est loin d’être aussi importante, et les spécialistes obtiennent moins facilement une confession de la femme que de l’homme. Il existe probablement beaucoup plus de femmes vivant « en ménage » que d’hommes ; les mœurs le supportent plus facilement.

Citons, parmi les ouvrages que l’homosexualité féminine a inspirés : La Religieuse de Diderot ; Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier ; Parallèlement, de Paul Verlaine ; Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louys, un chef-d’œuvre.

L’attitude des individualistes anarchistes à l’égard de l’homosexualité est dénuée de préjugés, de parti pris ; elle concilie le point de vue scientifique avec le respect le plus absolu de la liberté individuelle. Dans le N° 15 de L’En Dehors (nouvelle série), le philosophe-romancier individualiste Han Ryner a déclaré que les causes des perversions sexuelles lui apparaissaient « multiples, complexes, enchevêtrées. Les obstacles à la satisfaction normale sont du nombre — ajoute-t-il — mais la pleine liberté diminuera ces fantaisies moins qu’on ne le croit. Je ne trouve d’ailleurs rien de coupable dans ces recherches, si tous les participants ont l’âge de raison et si aucun ne subit de contrainte ». Un autre philosophe individualiste, l’esthéticien Gérard de Lacaze-Duthiers, au cours d’une réponse à une Enquête sur le Sexualisme, a écrit (N° 136 du même journal) : « Je suis contre tous les tabous sexuels. Je suis pour toutes les libérations. Je ne m’effraye d’aucune combinaison d’ordre sentimental ou érotique, estimant que chaque individu a le droit de disposer de son corps comme il lui plaît et de se livrer à certaines expériences ».

Somme toute, logiques et conséquents, les individualistes anarchistes nient qu’il appartienne à la loi, à l’autorité d’intervenir. Les cas d’inversion de l’ordre congénital regardent les homosexuels eux-mêmes ; ceux qui sont vraiment des maladies relèvent, si la preuve en est faite, de la pathologie et non point de sanctions disciplinaires... Ils reconnaissent aux homosexuels le droit de s’associer ; de publier des journaux, des revues, des livres, pour exposer, défendre leur cas, réunir à leurs groupements les uranistes qui s’ignorent. Les individualistes anarchistes ne font pas d’exception pour les invertis de l’un ou l’autre sexe.

— E. ARMAND.

BIBLIOGRAPHIE.

Hoessli : Eros (La Pédérastie chez les Grecs), Munster en Suisse, 1836. Forberg : Manuel d’érotologie classique, Paris, 1862. E. J. de Goncourt : Histoire de la société française durant la Révolution, Paris, 1855. P.-L. Jacob : Bibliographie et Iconographie de tous les ouvrages de Rétif de la Bretonne, Paris, 1875. Gesner : Socrate et l’amour grec, Paris, 1877. Eulenburg : Neuropathia sexualis, Leipzig, 1885. Paul Moreau : Des aberrations du sens génésique, Paris, 1887. Paul Sérieux : Anomalies de l’instinct sexuel, Paris, 1888. Dr Schrank-Notzing : Suggestionsthérapie, Munich, 1892. Dr Chevalier : L’Inversion sexuelle, Paris, 1893. Dr André Raffalovitch : Uranisme et Unisexualité, Lyon, 1896. Dr Laupts : Perversion et perversité sexuelle, Paris, 1896. Von Krafft-Ebing : Nouvelles recherches dans le domaine de la Psychopathie sexuelle, Stuttgart, 1896 (en allemand, mais Krafft-Ebing a été traduit en français). A. Moll : Recherches sur la « libido sexualis », Berlin, 1898 (en allemand). Ulrichs (Numa Numantius) : Œuvres complètes, Leipzig, 1898 (en allemand). Dr Ch. Féré : L’Instinct sexuel, évolution et dissolution, Paris, 1899. Dr A. Moll : Die Kontraere Sexualempfindung, Berlin, 1899. Dr Eugen Duehren : Le Marquis de Sade et son temps, Berlin et Paris, 1901. Dr Magnus Hirschfeld : Der Urnische Mensch, Berlin, 1902. Edward Carpenter : The Intermediate Sex, London, 1908. Dr Laupts : L’Homosexualité et les types homosexuels, Paris, 1910. Havelock Ellis : L’Inversion sexuelle, Paris, 1914.

Consulter aussi les ouvrages se rattachant à l’école psychanalytique et certains ouvrages de Camille Spiess (Le Sexe androgyne ou divin, Paris, 1928). Charles Gide, Dr Porché, Dr F. Nazier, etc...

INVESTITURE

n. f. (lat. investire, revêtir, de in, sur et vestis, vêtement)

C’est l’action de revêtir, de mettre en possession, d’investir quelque personnage d’un fief, d’un immeuble, d’un bénéfice, d’une dignité ecclésiastique. L’investiture s’accompagnait d’ordinaire d’un cérémonial réglé par la tradition, et comportait une célébration de caractère rituel.

Aux termes du droit féodal, le seigneur donnait à son vassal l’investiture, marquée par quelque remise symbolique (lance, couronne, rameau, etc.), signe de la propriété ou du pouvoir. La crosse et l’anneau, remis aux évêques par les princes — autorités profanes — étaient, pour ces dignitaires, le signe de l’investiture. Les papes donnaient, en échange, l’investiture des royaumes... Le pouvoir régnant, passant outre aux élections, en vint à détenir la disposition même des évêchés, des abbayes. Des scandales — en Allemagne surtout — marquèrent les répartitions des charges, octroyées à des courtisans, conférées avec « simonie ». La querelle des Investitures mit aux prises, pendant un demi-siècle, en conflits sanglants, les papes et les empereurs d’Allemagne. En dépit d’un long usage et du blanc-seing d’un concile, Grégoire VII et ses successeurs sur le trône de saint Pierre firent tout pour dessaisir les princes séculiers des prérogatives d’une investiture qui s’étendait jusqu’aux papes. Fixée « par le sceptre » par le concordat de 1122, l’investiture fut faite bientôt de vive voix ou par écrit... La lutte aboutit au principe de la séparation des pouvoirs et accentua la démarcation du temporel et du spirituel (Voir Histoire des Papes).

Empruntons au Lachâtre cet exposé des investitures en matière de biens : « La translation de la propriété fut, chez tous les peuples, entourée de pratiques symboliques, de formalités solennelles. Pour valider une aliénation, on avait recours à des signes extérieurs destinés à annoncer, de la part de celui qui aliénait, l’intention de se démettre de son droit de propriétaire, et, chez celui auquel la cession était faite, la volonté de devenir propriétaire. Ces signes furent primitivement déterminés par les lois et par les coutumes ; en général, on choisit les symboles qui eurent le plus de rapports avec la chose transmise ; la translation d’un champ, par exemple, fut indiquée par la remise d’une motte de terre, par celle d’une touffe de gazon, prise dans ce champ, aux mains de l’acquéreur : et, pour exprimer que ce n’était pas le sol tout nu qui était ainsi aliéné, on ajoutait aux premiers symboles une branche d’arbre pour exprimer les produits de la terre, un bâton pour marquer l’autorité du maître. On ajouta quelquefois la remise d’un couteau, afin d’indiquer le pouvoir de couper, de disjoindre, etc. (jus utendi et abutendi). Il y avait une foule d’autres formes d’investiture. Ducange et Carpentier donnent des exemples de cent deux manières différentes, suivant la nature de la chose transférée, du droit cédé. (Disons, en passant, que la propriété a subi, depuis 1789, des modifications qui ont rendu absolument inutiles ou impossibles ces vieilles formes). L’investiture s’effectuait par le glaive, par l’anneau, par la bannière, par la crosse, par les cordes des cloches, etc. Les symboles de transmission étaient soigneusement conservés par les parties mises en possession. On les annexait parfois aux actes et contrats afin de rendre les conventions plus sacrées, plus difficiles à rompre. Par contre, on brisait aussi parfois les symboles pour indiquer la ferme résolution de ne jamais revenir sur ce qui avait été fait ». Dans le droit public, au moyen âge, les investitures, tant laïques que religieuses, occupent une place considérable.

INVINCIBLE

(du latin invincibilis, qu’on ne peut vaincre)

On peut réduire, transformer, annihiler, dompter et venir à bout de toutes choses : métaux, végétaux, animaux. On perce des tunnels sous les plus hautes montagnes ; on détourne les courants des fleuves ; on fait communiquer des mers et des océans ; on plane dans les airs, on apprivoise des animaux féroces ; des grands peuples sont réduits par des conquérants avides ; des César envahissent et s’implantent sur une grande partie de la terre ; par la force, des financiers se font les maîtres des peuples et de leur production ; des prêtres et des gouvernants des différentes religions et des différents Etats imposent les croyances aux mystères et aux règles légiférées et codifiées auxquelles doivent obéir les peuples.

Ce que ne peut vaincre aucune loi, aucune tyrannie, aucune dictature, prohibition, condamnation à mort, c’est la vérité croissante dans tous les domaines scientifiques ou philosophiques, elle peut s’amplifier mais jamais se diminuer ; c’est la loi naturelle du progrès dans l’évolution.

Dans le champ philosophique, la vérité anarchiste évolutive, destructrice du mensonge et du mal, constructrice du bien-être pour tous, résiste aux critiques des doctrines de toutes les sectes qui ont pour base l’autorité et l’Etat.

Jusqu’ici, aucun officiel des corps législatifs, savants professeurs des grands collèges, n’ont infirmé irrévocablement le communisme-anarchiste.

On a condamné, persécuté, torturé, pendu, guillotiné, mais on n’a pas donné un argument irréfutable contre l’Anarchie.

Aussi, malgré les condamnations que prononcent partout les castes au pouvoir, au service des religions, des banquiers, à la solde des Etats dont les piliers sont le mensonge, l’égoïsme, l’argent, on n’arrive jamais à lasser, ni à soumettre les véritables apôtres, pionniers de l’Anarchie. Parce que ces derniers savent qu’ils sont sur le chemin de la vérité, comme l’a écrit Zola : rien ne l’arrêtera. Elle luira demain et sera une réalité.

L’Idée Anarchiste traversera — nous en avons l’espoir — les obstacles et, soutenue par nos volontés, demeurera invincible.

— L. G.

INVIOLABILITE

n. f. (de inviolabilis, inviolable)

Qualité des personnes et des choses auxquelles on ne doit pas attenter. L’inviolabilité de la couronne — notamment dans la conception de la royauté de droit divin — mettait les monarques à l’abri de toute recherche pour les actes de leur gouvernement. Certaines personnalités (et parfois leurs correspondances et leurs archives) sont inviolables en raison de leur fonction : les ambassadeurs par exemple, les diplomates, les députés jusqu’à la levée de l’immunité parlementaire. L’inviolabilité met en principe les bénéficiaires au-dessus des poursuites et des responsabilités. Des souverains, tels Charles 1er d’Angleterre et en France Louis XVI n’ont pas cependant évité le dernier supplice, à l’heure où les événements, plus forts que les édits, rejettent les rois eux-mêmes dans le droit commun.

Le droit des gens est un de ces principes d’inviolabilité, reconnu et continuellement méprisé par la force. Et les « règles » même de la guerre, qui comportent des réserves de ce genre et un minimum d’inviolabilité sont, les nations aux prises, caduques à l’heure critique et brutalement violées... L’inviolabilité de certains asiles ne les a pas toujours sauvés non plus des incursions de violence...

Aux termes du droit civil, l’inviolabilité du domicile est, depuis 1791, une des garanties de la liberté individuelle, et le Code pénal (art. 184) en punit sévèrement la méconnaissance. Mais, pour atteindre leurs ennemis politiques, les gouvernements ont depuis longtemps repris l’habitude de fouler aux pieds, avec tant d’autres garanties de « l’homme et du citoyen », les protections légales édictées par les Assemblées de la Révolution française. Et la police force la demeure des militants et des suspects, rudoie et maltraite les occupants, emporte les documents (auxquels elle substitue sans scrupule, pour ses desseins de répression, ceux qu’ont préparés ses services), garde par devers elle le fruit des rapts opérés au préjudice des adversaires du régime.

Comme on le verra plus loin, au chapitre de la liberté individuelle, la loi n’est plus qu’une charte dérisoire quand les tenants d’un règne sentent leurs privilèges menacés. Hypocritement dans les périodes de calme cyniquement aux heures de crise, l’inviolabilité de la retraite et des personnes est d’une singulière fragilité... C’est cependant vers cette inviolabilité de l’être humain d’abord, vers l’inviolabilité même de la personnalité que devront s’orienter, et notre effort y porte, les institutions et les mœurs. Il faudra vaincre pour cela la tyrannie des régimes et des Etats, en même temps qu’élever la conscience et la volonté des hommes.

— L.

IRONIE

n. f. (du grec eirôneia, qui signifie interrogation)

Par extension : raillerie, sorte de sarcasme qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre : « Une amère ironie ». « Une fine ironie » . « Une cruelle ironie ». Ex. :

« Plus d’un grand procès a été gagné par l’ironie qui eùt été perdu par la colère. » (Horace)

« Je doute fort qu’on puisse allier un excellent cœur à la mauvaise habitude de lancer l’ironie. » (Descuret)

Au figuré : Opposition, contraste pénible, réunion de circonstances qui ressemble à une moquerie insultante.

« Le secours arrive quand le malheur est complet et irréparable ; telle est l’ironie du sort. Quelle ironie sanglante qu’un palais en face d’une cabans. » (Th. Gauthier)

En philos. « Ironie socratique », méthode de Socrate qui, feignant l’ignorance, questionnait ses disciples, et, par ses questions mêmes, les amenait à reconnaitre leur erreur.

L’ironie, justement maniée, à bon escient, est une arme puissante dont usent auteurs graves et badins, orateurs sacrés ou non, et dont les uns et les autres peuvent tirer des effets terribles ou magnifiques. Elle se montre dans le poème épique et dans la tragédie comme dans la comédie ; mais elle prend, dans le pamphlet, une place de tout premier ordre, entre les mains des premiers parmi nos meilleurs auteurs.

Par sa souplesse elle échappe aux contraintes sociales : mœurs ou politique. Par sa vigueur elle renverse les sophismes créateurs de fausses richesses morales ou matérielles. Quand, dans les sociétés, le libre-examen est impossible, quand l’inquisition religieuse ou politique peut empêcher toute manifestation écrite ou verbale, susceptible de porter atteinte à l’ordre social, l’ironie est la seule arme du penseur, de l’écrivain, de l’orateur.

« Dans les écrits où l’ironie vient se mêler à des pensées graves, elle garde un ton qui s’harmonise avec le reste de l’œuvre et ne lui enlève rien de sa gravité. Dans les écrits plus légers, elle peut être simplement enjouée et badine, ou devenir aigre et mordante. Quand Sedaine fait la satire de la société sous la forme d’une épître à son habit, il reste dans le ton de l’ironie badine. Voltaire, qui a manié l’ironie avec tant de finesse, lui a donné surtout une tournure satirique et mordante. » (Larousse)

Socrate, subversif, pauvre, laid, sut admirablement manier cette arme si subtile et terrible contre les sophistes d’Athènes ; contre Prodicus, ce sophiste à l’éloquence pompeuse, renommé pour la distinction et la science de son verbe ; contre Protagoras, que sa réputation et son âge respectable plaçaient au-dessus de tous les autres sophistes ; contre Hippias, que la République envoyait à l’étranger comme ambassadeur aux moments difficiles : contre Gorgias, même, qui avait sa statue au temple de Delphes.

Au Lycée, à l’Académie, chez Gallias, chez Eudicus, partout où le peuple assemblé venait entendre ses idoles, Socrate s’introduisait. Il avait une apparence lourde, voire même stupide, aussi, jamais, le sophiste n’était-il en garde contre ses questions insidieuses. Car c’est par la méthode interrogative que Sucrate déboulonnait ces idoles. mais pour parvenir à se faire entendre, « pour mettre en œuvre son procédé familier, il avait recours à des préliminaires captieux, à des louanges exagérées qui faisaient tomber dans le piège son interlocuteur sans défiance. De là l’extension toute naturelle du sens du mot ironie. Les préambules des discussions de Socrate avec les sophistes sont des modèles d’ironie, dans le sens actuel du mot ». Après qu’il avait placé sa petitesse, sa laideur, son ignorance, auprès de leur grandeur, leur noblesse, leur science, s’excusant de son audace, Socrate pesait une simple question, très claire, très nette, et le sophiste, sans voir le piège, de se lancer dans un long discours... Mais Socrate, interrompait, et, toujours humble, disait :

« Un bon coureur, un homme léger et vigoureux peut, par complaisance, marcher lentement et proportionner la vitesse de sa marche à la faiblesse de celui qui ne saurait aller vite ; mais un homme faible n’égalera jamais la vitesse d’un excellent coureur. Il en est de même ici. Vous êtes sans doute capable de faire des discours longs et magnifiques, mais je ne suis pas capable, moi, de vous suivre. Mon esprit ébloui ne sait à quoi s’arrêter, et ma mémoire ne suffit pas pour retenir tant de belles choses. Vous pouvez bien accommoder vos paroles à mon intelligence ; vous pouvez d’un seul mot satisfaire à mes questions, ou procéder par interrogations comme on fait avec les enfants ; car de mon côté, tout ce que je puis, se réduit à interroger ou à répondre. »

Le peuple, riait de la leçon, et des jeunes gens venaient grossir les rangs des disciples de Socrate.

Notre littérature est riche en morceaux d’ironie. On ne peut passer sous silence ce monument des lettres que constitue l’œuvre de Rabelais et que L. Barré présente ainsi dans une édition de Garnier :

« Toute reconstruction présuppose démolition. De hardis pionniers, précédant 1e gros des travailleurs, ont pour mission de déblayer le terrain et de frayer les voies. Rabelais remplit ce rôle à la tête de l’armée intellectuelle de son époque. Il osa le premier attaquer tout ce que les temps antérieurs avaient légué au sien de germes avortés et corrompus. Vieilles idées, vieilles coutumes, antiques préjugés, croyances absurdes, respects usurpés, il sapa hardiment tout ce qui s’opposait à l’établissement d’un ordre nouveau fondé sur le développement autonomique de la raison et de la science.

Mais dans l’accomplissement de cette mission, il lui fallut souvent, comme les soldats d’avant-garde auxquels nous l’avons comparé, recourir au stratagème pour cacher sa marche et ses desseins. La classe de ses contemporains sur laquelle il voulait agir, celle dont l’appui matériel lui était nécessaire, c’était la France officielle de cette époque. Or cette classe, bien qu’ayant le sentiment assez vif d’un certain raffinement artistique et l’instinct plus confus de la science, était grossière, obscène dans ses mœurs et son langage, et se montrait préoccupée avant tout de l’étalage du luxe et des jouissances sensuelles. Rabelais ne pouvait, sous peine d’insuccès, se poser en frondeur universel et tirer sur les siens ; car c’est là ce qui fait la perte et le discrédit de tout moraliste intraitable.

Il affecta donc le côté frivole de la vie sociale, et s’en fit un voile pour le sérieux de sa pensée. En face de la profusion des cours, il peignit un luxe colossal de festins et de parures ; aux passions belliqueuses de son temps, il fournit, non sans une ironie bien sensible, mainte description de batailles entre géants ; le libertinage grossier trouva chez lui tout son vocabulaire effronté et ses railleuses anecdotes. Enfin un autre genre de prodigalité fut également redressé par l’excès qu’il en étala, à savoir le luxe de l’érudition grecque, latine, hébraïque, historique, médicale et juridique : brillant défaut qu’il est donné à peu d’esprits de pousser aussi loin.

Mais tout cela n’était que la forme ou l’enveloppe, la coque de l’amande, l’os qui recèle la moelle. L’exagération même révélait aux esprits qui commençaient à s’exercer, le sens caché de ces paraboles. Les lieues carrées de velours et de satin, levées pour l’habillement d’un enfant, laissaient percer les haillons des misérables écrasés par l’impôt ; les océans de vin, les montagnes de victuailles, criaient la soif et la faim du peuple ; la vigueur indomptable du colosse réduisait à néant la gloire des Picrocholes ; et l’étalage scientifique prouvait aux sorbonistes qu’il était facile de les dépasser dans ce qu’ils avaient de moins contestable, leurs efforts de mémoire et leur science rétrospective.

L’obscénité triviale, outrée, jusqu’à provoquer aujourd’hui un dégoût légitime, cette obscénité qui était alors dans les mœurs, les habitudes, le langage, non point des tavernes et des antichambres, mais des boudoirs, des salons, des palais et de la salle du trône, cette obscénité même, il serait facile de prouver que chez Rabelais elle n’est la plupart du temps que factice. En l’étalant comme à plaisir, l’auteur jouait le rôle de l’esclave ivre de Lacédémone. »

Rabelais lutta avec la seule arme possible : l’ironie.

« L’estrapade et le bûcher, ou tout au moins la misère dans l’exil, ne savent point avoir tort, Parmi les contemporains de Rabelais, voyez Dolet, brûlé à Paris en 1546 ; les Etienne, morts dans l’exil et à l’hôpital ; Clément Marot, fugitif et vagabond ; Morus, décapité ; Erasme, inquiété malgré son extrême réserve ; Ramus, victime de haines mesquines dont la Saint-Barthélemy fut le couvert ; Servet, jeté au feu par son ami Calvin ; Zwingle, tué dans la guerre de Cappel ; Vésale, mort de faim à Zante ; Jean Hus, livré au bûcher clérical en violation de l’impérial sauf-conduit ; Bonaventure des Périers, poussé à se donner la mort ; Camoëns, expiant de misère et de désespoir, etc. »

Cependant que Rabelais réussissait à publier la dernière partie de son œuvre, naissait à Alcala de Henares (Espagne), un autre écrivain de grand talent dont l’œuvre maîtresse était pétrie d’ironie, Miguel Cervantès. Son Don Quichotte n’est pas sans rapport avec l’œuvre de Rabelais. Obligé de tenir compte du clergé tout-puissant, Cervantès, comme Rabelais, voile sa pensée, ses critiques, sous un grand air de foi et de naïveté. L’ironie, seule arme possible quand l’examen est si férocement comprimé, passe de mains en mains, sensible seulement aux esprits exercés.

Mais, en même temps que la pensée se dégage du vieux carcan religieux, l’ironie s’affine, porte de plus rudes coups et sape toute autorité, tant dans les hautes que les basses classes. L’esprit se complaît en ces luttes, où la victoire ne va jamais ni au prêtre, ni au juge, ni au soldat, mais à l’écrivain.

Racine avec ses Plaideurs ; tout Molière, dans toute son œuvre ; Voltaire, le maître incontesté du genre ; Beaumarchais, avec ses Mémoires ; Pigault-Lebrun, avec son inoubliable Le Citateur ; Paul Louis-Courier, dans ses vigoureux Pamphlets, relient Rabelais aux pamphlétaires du siècle dernier, tous armés d’ironie, dressés vaillamment contre l’oppression.

Peut-on s’étonner de trouver au premier rang les anarchistes, dont l’ironie amère parfois, sarcastique, féroce aussi, a su fouailler la tourbe impayable de ridicule, de laideur, de ladrerie, des bourgeois des XIXème et XXème siècle ?

Qui jamais atteignit à la somptuosité corrosive des « discours civiques » d’un Laurent Tailhade ? A la mordante et aristocratique verve d’un Zo d’Axa ? A celle plus ample d’un Octave Mirbeau ?

D’ailleurs, qui peut, mieux que les anarchistes, user de cette arme à double tranchant, forts qu’ils sont de l’irréfutable logique de leur philosophie, riche de tous les enseignements du passé, de tous les vouloirs du présent et de tous les espoirs de l’avenir ? L’ironie du bourgeois est macabre et n’atteint que lui ; l’ironie de l’anarchiste porte à tout coup et prétend réapprendre le rire à l’humanité.

— A. LAPEYRE.

IRREDUCTIBLE

adj.

Qui a été ramené à la forme, à l’expression la plus simple que nous pouvons concevoir : l’atome est irréductible. Pour Giraud, « la conscience est un fait primordial, insaisissable, irréductible ». En chimie, un oxyde métallique qu’on ne peut faire revenir à l’état de métal est irréductible : « les corps simples ne sont peut-être que des composés irréductibles ». La physique se préoccupe de phénomènes irréductibles. En arithmétique, des fractions sont dites irréductibles dont les deux termes sont premiers entre eux, c’est-à-dire sans commun diviseur. En algèbre, les équations à coefficients entiers ou rationnels sont appelées irréductibles quand le premier nombre n’en peut être décomposé en facteurs algébriques à coefficients de même nature que les équations initiales. En chirurgie, fractures, luxations, hernies irréductibles quand persiste la déformation de l’os, des tissus, des organes, et que l’art est impuissant à rétablir la normale, à moins de faire appel à des procédés opératoires spéciaux, etc.

Au figuré, le terme d’irréductible désigne souvent l’état intellectuel de celui dont les opinions se refusent à la compression ou à la désagrégation et qui se tient résolument sur le terrain de ses convictions. Une telle irréductibilité n’est jamais absolue ni définitive, à moins d’épouser l’esprit du dogme et de se dérober arbitrairement à l’examen. Il convient d’éviter cet absurde et dangereux cantonnement, mais une irréductibilité relative, lorsqu’elle est consciente et réfléchie, est la marque d’un caractère volontaire. Il y a d’ailleurs des vérités que nous pouvons regarder — provisoirement — comme irréductibles.

IRREGULIER

adj. et nom m.

Qui ne répond pas aux traits fixés par certaines règles, qui s’écarte de la symétrie, du type convenu, brise la ligne uniformiste : mouvements, marche, physionomie, attitude, conduite, existence, etc., peuvent être ainsi irréguliers. Au point de vue esthétique, l’irrégularité n’est qu’accidentellement (et parfois conventionnellement) un facteur d’inharmonie ; l’accoutumance aux modes disgracieuses et ridicules nous montre combien certaines « lignes » sont dépendantes de l’adaptation... Irrégulier souligne, autant que des écarts de structure et des incompatibités de mœurs ou de moralité, l’indépendance qui dit l’originalité créatrice, la forte personnalité : esprit irrégulier, génie irrégulier. Etre dans la norme, se rapporter aux règles implique à quelque titre un assujettissement, et il y a, la plupart du temps, plus de beauté et de promesses dans l’irrégularité.

Les anarchistes, audacieux, chercheurs, expérimentateurs et, par essence, en réaction permanente contre les formes établies, les milieux hostiles, les modes de pensée moutonniers, se situent, face aux acceptants de l’ambiance et de la foule, en irréguliers. Ils ne composent avec les régularités qui les dominent ou les écrasent qu’à leur corps, à leur esprit défendant et avec toutes les réserves qu’implique la contrainte qu’ils subissent. Les voies individuelles et sociales, aujourd’hui irrégulières, et traquées souvent comme attentatoires à l’ordre, risquent en général, quelques décades passées, d’être élevées à la dignité régulière et de devenir le chemin glorifié des multitudes...

En grammaire, les verbes irréguliers sont ceux dont la conjugaison s’écarte de celle du verbe modèle auquel ils s’apparentent. En musique, on appelle tons irréguliers, dans le plain-chant, un morceau dont le chant participe de plusieurs tons à la fois. En botanique, se dit de toute partie dont les divisions sont inégales et dissemblables (fleurs, corolles, calices irréguliers). La pathologie désigne comme irrégulier le pouls dont les pulsations ne sont ni égales entre elles, ni régulières dans leurs inégalités. Dans le droit canon, l’irrégulier est celui qui, ayant encouru (pour folie, surdité, divorce, etc.) l’irrégularité, est devenu incapable de recevoir 1es ordres — ou, s’il les a reçus, d’en exercer les fonctions — ou d’exercer un bénéfice... Les partisans non encadrés dans les formations normales et qui agissent en marge des corps réguliers sont dits irréguliers (tels les francs-tireurs, en 1870). Irréguliers aussi les soldats soumis à des règlements spéciaux (certains volontaires de groupes d’attaque, catégories indigènes dans les colonies). Les armées modernes, aux cadres disciplinés et aux campagnes plus méthodiques, répudient en général les irréguliers que ne protègent d’ailleurs « les lois de la guerre », et qui échappent au contrôle du commandement... L’astronomie note des saisons irrégulières, l’irrégularité du mouvement de certains astres ou planètes, telle la lune sollicitée par l’attraction solaire, etc.

— L.

IRREGULIER (l’) (et l’Anarchiste)

Comment peut-on supposer un instant qu’entre le régulier et l’irrégulier, la sympathie de l’anarchiste hésite ? Le régulier implique conservation, cristallisation, statisme — l’irrégulier signifie désagrégation, décentralisation, dynamisme. Les puissances répressives, elles, ne s’y trompent pas. Elles mettent toutes les forces dont elles disposent au service de la régularité : régularité dans les mœurs, dans les usages, dans les coutumes, dans l’allure, dans le port du vêtement, dans les moyens de gagner sa vie. L’Etat et l’Eglise n’ignorent pas la valeur anti émancipatrice, antirévolutionnaire de la régularité. Tout gouvernement, fût-ce celui de la dictature du prolétariat, tout enseignement officiel fût-ce celui des bolchevistes, traque ou dénonce l’irrégularité dans le geste ou l’écrit. Ils savent que l’irrégulier accomplit une action corrosive, anti stabilisatrice, démantelante.

Les légendes qui nous restent des temps antéhistoriques montrent que l’Age d’Or connut des irréguliers et que toute l’ambroisie de l’Olympe ne suffit pas à endormir un Prométhée.

Et, dans tous les temps, il se trouva quelqu’un pour réagir contre la médiocrité ou la tyrannie des réguliers.

Jamais le règne de la régularité ne s’étendra sur la terre, étouffant, monotone, mortel.

C’est la plus consolante des pensées qui nous demeure, alors qu’ont fait défaut toutes les ressources sur lesquelles nous étions plus ou moins en droit de compter, alors que se sont évanouis nos illusions ou nos enthousiasmes, alors que nous restons seuls ou à peu près sur la route.

Il y aura toujours des hors-société, des « outlaws », des récalcitrants, des critiques, des non-conformistes, des perturbateurs, des protestataires.

L’Individu réagira toujours contre le Dictateur.

L’Unique n’acceptera jamais la domination de la Multitude. Et l’Homme Seul ne se laissera pas dominer par l’Ensemble.

L’Artiste ne prostituera jamais sa vision individuelle aux goûts de la foule, aux traditions de l’école ; le Poète ne sacrifiera pas son inspiration à la mentalité du Milieu ; le Savant ne se laissera pas imposer silence par les préjugés scientifiques.

Ceux qui placent la liberté avant le bien-être ne feront jamais route avec ceux qui sont toujours disposés à aliéner un peu ou beaucoup de leur indépendance pour un plat de lentilles ou une écuelle de soupe.

Il y aura toujours des irréguliers. Il y aura toujours des antiautoritaires.

Et les bohêmes, les hétérodoxes, les en-dehors, les irréguliers de tout poil et de tout acabit sont susceptibles — bien mieux que les réguliers, très souvent — de s’associer et, au sein de l’association, d’agir selon une règle de conduite adoptée volontairement hors de toute intervention étatiste, gouvernementale, de tout contrôle extérieur.

Pour les individualistes anarchistes, il n’y a pas incompatibilité entre les mots « irrégulier » et « associationnisme ».

Si ta porte est ouverte et ton sourire accueillant, ô camarade, l’Irrégulier qui passe s’arrêtera et entrera chez toi. Il prendra place sur le siège que tu lui offriras, à moins qu’il ne préfère prendre place sur le sol, devant la cheminée. Il te parlera de choses autres, il t’apportera des nouvelles d’ailleurs ; sa voix pourra couler sur un ton plaisant ou déplaisant, mais elle ne sera pas semblable à celle des autres hommes, les réguliers. Et ta maison — ta maison intérieure — ton cerveau et tes sens — se trouvera tout illuminée à l’ouïe de cette parole. Des horizons insoupçonnés se lèveront sur le terne écran de ta vie quotidienne. Mais qu’elles soient douces comme l’accent du ruisseau qui murmure au fond de la vallée ou âpres comme le sifflement de la bise sur les étangs glacés, ses paroles te troubleront, t’enivreront, te transporteront dans un monde différent de celui où tu vis, car l’Irrégulier ne tient pas compte des situations acquises ou des liens sociaux. Il t’appelle à vivre une vie neuve, une vie de hardiesse qui tranche avec la vie de traîne et de routine qui est la tienne, une ample vie d’aujourd’hui qui rompe avec la misère de ton existence d’hier, de tous les hiers passés.

Mais voici que l’appel se fait si pressant que tu te refuses à en entendre davantage, que tu recules devant l’expérience à tenter. Tu congédies l’Irrégulier et tu verrouilles ton huis. Pauvre de toi ! Resplendissante tout à l’heure, ta Demeure intérieure n’est plus éclairée qu’à la lueur fumeuse de l’inoriginalité et de la monotonie. Tu n’es qu’un régulier qui t’ignores.

— E. ARMAND.

IRRESOLUTION

n. f.

Incertitude, flottement, mais surtout impuissance à la décision qui affecte le caractère même plus encore que les événements et lui imprime sa marque. L’irrésolution traduit une propension naturelle à ne pouvoir faire son choix et mettre en jeu sa volonté. Elle ne se confond pas avec l’indécision, toute accidentelle et circonstanciée, qui marque, à certaines heures, l’hésitation du doute et la prudence d’un esprit circonspect. On dit parfois, mais la distinction est subtile et sans rigueur pratique, qu’on est « irrésolu dans les matières où l’on se détermine par goût, par sentiment, et indécis dans celles où l’on se décide par raison ou par discussion »...

Aveugle est la volonté qui s’élance sans faire la balance des arguments et sans peser les aléas, mais inconsistante et sans valeur active est celle qui oscille dans une perpétuelle incapacité et s’épuise en tergiversations. L’homme fort doit, à un moment donné, trouver dans les thèses et les situations en présence des motifs puissants pour donner le branle à son action... Les Spartiates, qui attachaient un grand prix à la formation du caractère, punissaient sévèrement l’irrésolution. « Il est difficile, remarquait La Bruyère, de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ». Elle le rend neutre, amorphe, et c’est la négation de sa vitalité. L’irrésolu est un sable mouvant sur lequel nous ne pouvons fonder rien de sûr. Les sympathies qu’il nous témoigne iront, notre influence cessant, aux autres courants qui les sollicitent sans que rien de viril ne trouble un désespérant platonisme. Il nous échappera toujours aux minutes décisives et ses apports courants seront timides et souvent sans portée.

IRRESPONSABILITE

n. f.

Nous ne soulèverons pas ici les arguments qui, par le déterminisme, se rattachent aux problèmes de la liberté ou de la morale (voir ces mots), ni les conditions dans lesquelles la justice établit la culpabilité et fait jouer le châtiment (voir justice, jugement, pénalité, sanction, etc.). On trouvera d’ailleurs à responsabilité, plus amplement développés, la plupart des aspects généraux de cette importante question qui touche à la nature humaine, au milieu, aux époques, aux formes changeantes de la vie elle-même...

Nous marquerons seulement, en passant, l’irresponsabilité, en politique, de ceux qui administrent les affaires des nations, décident de l’emploi des impôts prélevés sur l’activité publique, font régner l’arbitraire dans les événements quotidiens, tranchent du sort des masses aux heures de crises internationales...

Souverains constitutionnels, ministres élus, dictateurs improvisés, tous les détenteurs de la puissance des Etats, sont, en fait, couverts par l’irresponsabilité. Ils ne relèvent que des sursauts — assez lointains pour ne pas être inquiétants — dans lesquels le « lion populaire », excédé, lance, dans un rugissement, ses griffes sur les occupants du jour, assez malchanceux pour jouer les Louis XVI ou les Nicolas II, mais non toujours, quand on songe au règne introublé d’un Roi Soleil ou d’un Napoléon, les plus représentatifs de la tyrannie. Ce qui donne aux chefs d’Etat — il ne s’agit pas ici des fantoches représentatifs, mais des maîtres effectifs — la sérénité dans la gabegie, l’incohérence et le crime, c’est le sentiment que, — les institutions comportassent-elles des contrôles de gestion — leur tâche néfaste accomplie (et couverte par les Assemblées), ils prendront leur retraite entourés d’honneurs et de richesses, environnés de la considération générale...

Il ne vient même pas à l’idée des populations bernées (nous savons ce qu’en vaudrait l’aune nous qui ayons pesé combien l’irresponsabilité des dirigeants est liée à l’inconscience et à la veulerie des masses et qui avons vu, en même temps que la lenteur à mettre en jugement les Poincaré ou les Clemenceau par exemple, la Haute-Cour parlementaire plus disposée aux lâches services qu’aux arrêts justiciers), il ne vient pas à l’idée du « peuple souverain » de rendre les tenants des hautes fonctions nationales — si glorieuses et lucratives ! — personnellement et civilement responsables des actes de leur gestion ; et cela non devant leurs pairs indulgents ou complices, mais devant les tribunaux populaires. Et de leur faire savoir qu’ils auront à payer de leur liberté et de leurs biens — à défaut d’une visite à la démocratique lanterne — leurs négligences coupables et leur désinvolture criminelle. Allons donc!... Puissances anonymes, unités régnantes resteront longtemps encore marquées du sceau rassurant de l’irresponsabilité, et les mises en jugement... de l’histoire sont l’unique et bouffonne terreur promise à ceux qui jonglent, au faîte des nations, avec la vie de leurs contemporains.

— L.

ISRAELITE

Quand on étudie le caractère général du peuple juif, on voit que les noms de Jacob et d’Israël ne sont pas de simples hasards, celui de Jacob signifiant ruse, habileté à se tirer d’affaire, et celui d’Israël indiquant l’idéalisme le plus élevé ; ces deux dénominations sont, au contraire, de très heureuses caractéristiques de Jacob, de ses idées, de ses principes qu’il a transmis aux Hébreux qu’on appelle, non sans raison, les fils d’Israël.

Dès son adolescence, Jacob obtient la suprématie intellectuelle surtout par la ruse, par la tromperie, en achetant le droit d’aînesse de son frère Esaü (Assaf, en hébreu), chasseur grossier et ignorant.

Il sacrifie quatorze ans de sa vie au travail et à l’humiliation chez Laban, dur exploiteur et riche propriétaire, pour épouser la fille de son maître et, par amour, il a recours à toutes sortes de moyens louches.

Ainsi, d’un côté nous voyons l’idéal de l’amour, du dévouement à une idée et, d’un autre, le mensonge et les combinaisons intéressées

C’est ce dualisme qui se fait voir aussi dans l’énorme diversité de la littérature religieuse du peuple hébreu.

L’aurore de la culture hébraïque commence à partir de l’apparition de la Bible (le Pentateuque), que les Juifs regardent comme des livres saints, sources de la morale humaine, livres qui, à côté d’innombrables absurdités, de grossier fanatisme, contiennent des idées généreuses d’une immense importance pour l’époque, ainsi le dixième commandement, la réforme agraire en faveur des sans-terres, le mépris de l’esclavage, etc.

Les Rois et les Prophètes nous racontent la lutte de la lumière contre les ténèbres, de l’amour de la liberté contre l’esclavage, de la libre pensée contre le fanatisme. Ces livres ont une grande valeur, non seulement pour l’époque où ils ont été écrits, mais aussi pour les temps subséquents jusqu’à nous. Cette lutte ne le cède guère au mouvement actuel du socialisme, elle contient bien des idées anarchistes, antiétatistes.

Le prophète Samuel montre bien au peuple qui souffrait sous l’influence des riches propriétaires, du clergé, qui réclamait un roi, toutes les funestes conséquences de l’Etat. Il dit au peuple que l’Etat l’asservira, enrôlera les fils comme soldats, fera des filles des servantes ; les chevaux, les chariots seront employés pour des guerres.

Les prophètes Esaü et Jérémie montrent au peuple l’ambition, l’avarice de l’autorité étatiste et cléricale qui le conduit à sa perte, ils lui parlent de toutes les horreurs de la guerre, ils lui conseillent de transformer les armes en socs de charrue. Ils attaquent violemment le pouvoir des possédants qui réussissent à étouffer la conscience populaire mais qui n’arrivent pas à étouffer, supprimer la voix de ces lutteurs pour la vérité.

On pourrait s’étonner que ces livres aient eu si peu d’influence sur la vie subséquente du peuple juif, mais cela s’explique surtout par le fait que les livres des prophètes, représentant un danger pour ceux qui ambitionnaient le pouvoir ainsi que la domination économique, étaient mis à l’index de l’enseignement. De plus, le caractère compliqué et inquiet des Hébreux, leur vie errante, contribuaient à leur faire adopter des idées pas trop claires, des assomptions sans fondement, à les laisser indifférents à la simple beauté, à la vérité facilement saisie. C’est pourquoi le peuple israélite a donné tant de Marxistes et si peu de Tolstoïens.

Le Talmud a eu aussi une très grande influence sur les idées des Hébreux.

Le Talmud consiste en un nombre énorme de volumes divisés d’après l’étude indépendante de diverses questions et d’après les commentaires de la Bible.

On peut dire qu’il n’y a pas de questions que le Talmud n’ait élaborées : philosophie, hygiène, questions sexuelles, économie, médecine, jurisprudence, etc.

La plus importante partie du Talmud est occupée par la dialectique. On y trouve des réponses à toutes sortes de questions, souvent contradictoires, réponses si peu définitives en réalité qu’on pourrait se demander si les discuteurs avaient pour but d’éclaircir une question ou de l’obscurcir, de mêler, de compliquer ce qu’il y a de simple et de compréhensible. Malgré une pareille gymnastique de l’esprit il y a pourtant dans le Talmud des points de vue intéressants sur la vie et sa signification, mais ils se perdent dans un chaos de contradictions et de spéculations.

On ne peut pas ne pas penser que s’il n’y avait pas eu de Talmud, il n’y aurait pas eu de Capital de K. Marx, et que cette œuvre a fait que, parmi le peuple juif, il y a eu tant de Trotski et si peu de Max Nettlau.

Il y a chez tous les peuples, dans toutes les couches de ces peuples, non seulement dans les couches ignorantes et arriérées, mais même dans les rangs des intellectuels et des démocrates le préjugé, le mauvais préjugé, que les Israélites sont assoiffés d’argent, qu’ils n’aiment que le commerce, qu’ils détestent le travail physique. Cette opinion n’a aucune base solide, elle ne montre pas le désir de les guérir d’une faiblesse spirituelle, de les rendre plus capables socialement ; elle vient d’un côté de la jalousie de ce qu’ils sont malins et savent se sortir des conditions sociales les plus dures ; d’un autre côté de l’intolérance religieuse dont ne peuvent se débarrasser même des esprits bien développés et des cœurs bons ; c’est une maladie héréditaire qui se retrouve dans toutes les couches de la société.

Il n’est pas douteux que cette opinion est née dans l’Eglise et qu’elle a été reprise par les gouvernements comme une arme de salut pour servir toutes les fois que les trônes commençaient à chanceler. Si les gouvernements n’avaient pas eu besoin des Juifs comme parafoudre dans les moments de fureurs populaires, si l’habileté des Juifs à développer l’industrie et le commerce n’avait pas été utile aux puissances, il y a longtemps qu’elles les auraient fait disparaître de la face de la terre. Quand le peuple commence à perdre patience, quand ses épaules courbées par le dur labeur et la souffrance commencent à se redresser menaçantes, le gouvernement lui montre les Juifs et lui dit : « Tiens, voilà la cause de ta misère », le peuple, tenu exprès dans les ténèbres, se lance furieusement sur les Juifs avec tout son courroux accumulé.

Et trouverait-on beaucoup d’hommes, chez les autres peuples, qui reconnaissant l’immoralité du commerce, s’asserviraient dans les fabriques, les usines, les ateliers, où le régime de caserne, le travail excessif, les salaires misérables ébranlent la vie humaine ?

Si le Juif, plus malin que d’autres, parvient à se soustraire à cette galère, en tout cas, en cela il n’est pas pire que les autres.

Si l’on ajoute que dans beaucoup de pays, l’entrée des professions libérales, du service municipal ou officiel lui est absolument interdite, il n’est pas étonnant qu’il adopte la seule voie qui lui reste : le commerce. Si nous admettons que le Juif attribue à l’argent plus d’importance que qui que ce soit, ce n’est pas que son or sonne plus agréablement à son oreille, c’est parce que cet or le sauve fréquemment des persécutions et des mauvais traitements.

Dans tous les cas, les Juifs évoluent rapidement sous ce rapport, et une majorité de ce peuple se livre actuellement au travail physique et n’en a pas honte comme anciennement, mais s’en fait gloire. Quant à la religion, l’on peut dire qu’aucun autre peuple n’est si près de la libre pensée que le juif, et cela s’explique par le fait qu’il n’y a pas de gouvernement qui lui impose une religion, et par sa tendance à s’assimiler. Cette inclination pourrait avoir une étendue beaucoup plus grande et plus bienfaisante n’étaient les persécutions dont ils ont souffert dans tous les pays en général, mais surtout dans les contrées plus arriérées, plus cléricales. Ces persécutions ont resserré les liens entre les Juifs et développé l’idée de nationalité juive.

Quand on pense aux affreuses persécutions auxquelles ce peuple a été exposé dans sa vie historique, on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas perdu son aspect humain. Nous ne rappellerons pas les atrocités du passé éloigné, parlons seulement des pogromes en Russie pendant les soulèvements populaires de 1818–1819. Ces événements sanglants éveillent en nous l’horreur de ces actions infernales, de ceux dont les ambitions politiques, les intérêts économiques, la soif du pouvoir, ont armé des bandes sauvages et les ont lancé comme des chiens affamés contre les paisibles populations juives. Ils nous forcent à mépriser ceux qui, pendant ce temps, continuaient à s’occuper de leurs propres affaires, à dormir, à manger, à se promener, à danser même sans remords de conscience.

Bien des révolutionnaires disent que les Israélites font trop de bruit, qu’ils se plaignent trop, que d’autres peuples aussi ont souffert des guerres et des révolutions. Mais ces révolutionnaires ont-ils pensé, même une fois, à l’énorme différence qu’il y a entre la guerre, les révolutions et les pogromes ? Dans la guerre, les soldats sont armés, animés par une sorte de sentiment (même artificiel) de leur supériorité sur l’ennemi, ils ont confiance en leur cohésion, ils sont enivrés d’une croyance fanatique qu’ils mourront pour une cause sacrée, et enfin ils se nourrissent de l’espérance que ce seront les autres soldats qui seront tués, pas eux.

Un révolutionnaire meurt avec la foi enthousiaste qu’il donne sa vie pour la sainte cause de l’affranchissement de l’humanité.

Dans les pogromes, des foules de bandits sanguinaires envahissent des villages paisibles, désarmés, attaquent de faibles vieillards, les femmes, les enfants, violent les femmes en face de leurs maris, les petites filles sous les yeux de leurs mères, éventrent les malheureux, leur remplissent le ventre de paille et font encore mille autres épouvantables actions qui font dresser les cheveux quand on les a vues.

Ils se trompent fort les Israélites qui, sous l’influence de la bourgeoisie juive, croient se sauver de leur situation en organisant un Etat à eux, c’est-à-dire en établissant ce dont ils souffrent eux-mêmes. Pour tourner la vérité, ces « amis du peuple » parlent de la « question juive », mais en dépit de la situation particulière des Juifs, en réalité il n’existe pas de question juive, pas plus qu’il n’y a de question française, anglaise ou allemande. Il n’y a qu’une question pour toute l’humanité, et cette question consiste à extirper de la conscience et du cœur de l’homme ces fanatismes sauvages et dangereux qui s’appellent : religion, nationalisme, patriotisme. Il faut que la domination d’un homme sur un homme soit impossible. Il faut que ceux qui se gorgent de nourriture et s’adonnent aux plaisirs à côté de ceux qui souffrent de la faim et du malheur soient considérés comme des criminels.

Il faut que la vie et la liberté personnelle soient plus précieuses que tout. Il faut que chacun se considère comme responsable de tout ce qui se passe autour de lui. Il faut que les gens comprennent qu’ils sont comme deux fleurs croissant sur le même sol et qui ont également besoin de soleil et de pluie, qu’eux ont également besoin d’amour et de solidarité, le bonheur pour tous.

— RYSKINE (Trad. de G. Brocher)

ISRAELITE

Les Juifs se nomment eux-mêmes Israélites et souvent se fâchent si on les désigne sous le nom de Juifs. J’ai offensé gravement une doctoresse russe en employant devant elle le mot Jid (juif russe), sans que je susse qu’elle était d’origine juive, car elle était femme d’un révolutionnaire et incrédule elle-même, mais elle avait cru que j’exprimais du mépris pour sa race. L’origine du mot Israélite est curieuse.

Voici ce que la Bible nous apprend au chapitre 32 de la Genèse : Jacob, craignant la vengeance de son frère Esaü, avait envoyé au-devant de celui-ci une partie de ses vastes troupeaux, et lui-même avait fait passer la rivière Jabok à ses femmes et au reste de son bétail. Lui voulut passer le dernier, à la nuit tombante :

(Verset 24.) « Jacob étant demeuré seul quelqu’un lutta avec lui jusqu’à ce que l’aube fût levée. »

25. « Quand ce quelqu’un vit qu’il ne pouvait le vaincre, il toucha l’endroit de l’emboîture de l’os de la hanche, de sorte que cette emboîture fut démise pendant que l’homme luttait avec lui. »

26. « Et ce quelqu’un lui dit : Laisse-moi car l’aube du jour est levée. Mais il dit : Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. »

27. « Et il lui dit : Quel est ton nom ? Et il répondit : Jacob. »

28. « Alors il dit : Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu as été le plus fort en luttant avec Dieu et les hommes. »

29. « Et Jacob l’interrogea, disant : Je te prie, apprends-moi ton nom, et il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit. »

30. « Et Jacob nomma ce lieu Péniel, car il dit : J’ai vu Dieu face à face et mon âme a été délivrée. »

31. « Et le soleil se leva aussitôt qu’il eut passé Péniel, et il était boiteux d’une hanche. »

32. « C’est pourquoi jusqu’à ce jour les enfants d’Israël ne mangent point du muscle qui est à l’endroit qui est à l’emboiture de la hanche, parce qu’Il toucha l’endroit de l’emboîture de la hanche de Jacob à l’endroit du muscle retirant. »

Dans le prophète Osée, chapitre 12 (versets 3–4.), nous lisons :

« Dès sa naissance il supplanta son frère et, par sa force, il fut le maître en luttant avec Dieu. »

Dans la Genèse, 35, v. 10 :

« Dieu apparut encore à Jacob et Il lui dit : Ton nom ne sera plus Jacob, car ton nom sera Israël. Et il s’appela Israël. »

Ainsi Israël signifie vainqueur de Dieu.

Ce Dieu promit à son vainqueur une postérité innombrable, comme le sable des plages des mers.

Cette légende absurde d’un homme plus puissant que son Dieu qui est obligé d’avoir recours à un coup interdit dans la lutte, est encore en honneur parmi les Juifs qui se font gloire de cette origine abracadabrante.

La postérité de Jacob n’est pas innombrable comme l’avait annoncé Dieu de sa propre bouche, mais malgré les persécutions et la misère indescriptible qui fut le lot des Hébreux pendant des siècles, on compte une trentaine de millions de Juifs sur la terre. Ce peuple est toujours resté attaché à sa race, même lorsque presque toute la jeunesse instruite a renoncé à la religion de ses pères et se proclame hardiment athée. Cette jeunesse, surtout dans l’Europe orientale, a un ardent amour pour la terre d’Israël (Eretz Israël) et voudrait rassembler les membres de la dispersion dans l’antique Palestine, pays aride, qui n’a jamais pu nourrir plus d’un million d’habitants et qui, à présent, malgré les millions sacrifiés par les Rothschild, les Hême, les Furtado et autres riches Juifs, ne pourra jamais nourrir 3 millions d’habitants.

Le mouvement sioniste, fondé par Herzt, et auquel tant d’hommes remarquables se sont dévoués, restera une des curiosités du XXème siècle, bien qu’il ait été protégé par Sir Herbert Samuel, haut-commissaire anglais en Palestine. Jamais on ne persuadera aux Israélites de quitter leur situation en Europe et en Amérique, leurs occupations, leur commerce, leurs banques, pour aller s’enterrer dans un misérable petit pays d’Asie, tandis qu’ils peuvent être heureux en Europe, se sentir citoyens des pays où ils sont nés. Depuis la Révolution Française les Israélites se sont distingués dans toutes les carrières, même dans celles que la religion mosaïque interdit à ses partisans, comme la sculpture, la peinture, etc. Les sciences, dans toutes les branches, ont été cultivées par des Israélites. Leurs noms pullulent parmi les musiciens (Mendelssohn, Auber, Halévy, Joachim, Moszkovsk, etc.), les peintres (Pissarro et des centaines d’autres), les sculpteurs (Aaron), les professeurs d’Universités (Lévy-Bruhl, Lenvrusaut, etc.), les philosophes (Büchner, Bergson, Freud, etc.), les hommes d’Etat (Disraeli, Isaac, etc.), les parlementaires et révolutionnaires (Karl Marx, Liebknecht, Trotski, Zinoviev, Radek, Hasenlauer, etc.).

On voit des Israélites éminents jusque dans les armées, quoique le préjugé populaire refuse aux Israélites le courage militaire, mais, entre autres, le nom du général Foy, prouve que dans cette carrière aussi les Juifs se sont distingués.

Les romanciers, comme Mauroy, Suerbach, Spielhagen, etc., les poètes juifs sont nombreux dans la littérature polonaise, hébraïque et yiddish, etc.

— G. BROCHER

NOTA. — Un Dieu qui ne sait pas le nom de celui avec qui il lutte est une de ces absurdités si communes dans la Bible. Le Dieu lutteur ne veut pas dire son nom El (ou Elolim) ou Jahvé (Jéhovah), parce que la Bible défend, sous peine de mort subite, de prononcer le nom de Jéhovah, dieu étranger emprunté aux tribus du désert du Sinaï et dont la prononciation exacte était inconnue. Chaque fois que les lettres du nom de Jéhovah apparaissent, les Juifs lisent Elolim, le dieu des dieux, ou Adonaï.

IVRESSE

n. f. (du latin ebrius, ivre)

Toute atteinte aiguë, fortuite et passagère, portée à l’équilibre mental par un poison psychique, est qualifiée d’ivresse. Par extension et par assimilation aux symptômes cardinaux de l’ivresse toxique, le langage courant a appliqué le même terme à certains états de l’esprit, caractérisés par une grande exaltation avec déséquilibre, trouble du jugement, déterminations généralement impulsives, en marge de la simple logique et parfois du bon sens. Ce trouble de l’honneur et du sentiment, cette passion de l’âme, atteint parfois des proportions où il n’est pas excessif de parler de morbidité : on est ivre de gloire, de vanité, de patriotisme, d’amour, etc. Dans ces états, on perd le contrôle de ses actes et c’est ce déraillement aigu où le jugement est émoussé qui justifie un rapprochement avec les ivresses toxiques.

Avant de dire quelques mots de ces états d’âme (d’un intérêt psychologique énorme) il sera question ici des ivresses toxiques.

A. — IVRESSE TOXIQUE.

L’ébriété, quelle qu’en soit la cause, a pour caractéristique d’être un état de folie transitoire, survenue brusquement, à la suite de l’absorption d’une dose quelconque d’un toxique dont l’effet immédiat est de stupéfier l’écorce cérébrale. Je dis une dose quelconque intentionnellement pour atteindre, sans hésitation, la conception tolérante de ceux qui croient que l’ivresse n’est la conséquence que d’un excès. Il n’y a point d’excès d’alcool, de vin, de tabac ou d’opium parce que l’usage même, ne répondant à aucun besoin normal, est déjà un excès ; ensuite parce qu’il est impossible de délimiter à quel moment finit l’usage et commence l’excès ; enfin parce qu’il est funeste de croire qu’une demi-ébriété est mieux portée et plus excusable qu’une ébriété complète. L’homme sage doit savoir que dès l’instant où il a permis à un toxique de franchir la porte de son organisme il est, quoi qu’il fasse, peu ou beaucoup, sous l’empire de ce toxique. Ceux qui attendent les manifestations vulgaires de l’ivresse pour en porter le diagnostic s’exposent à des erreurs lamentables. Quand l’ivresse, au sens mondain du mot, se manifeste, il y a longtemps que l’intelligence est plongée dans le désordre.

Ce désordre ne peut faire illusion qu’aux snobs et aux ignorants, ou aux faibles, dont la tension psychologique a diminué à ce point qu’ils se croient dans l’obligation de recourir à des artifices du reste trompeurs, pour la rétablir ou l’élever.

Deux souvenirs suffiront à objectiver le problème : celui d’une beuverie quelconque, populaire ou bourgeoise, où les convives, plus ou moins saturés d’alcool et de tabac, projettent autour d’eux les propos les plus burlesques, font preuve d’un niveau mental au-dessous de la moyenne sans pourtant chavirer sur leur base.

Et cet autre exemple d’un conducteur d’auto qui vient de faire un repas arrosé de vin, qui se croit alerte et sain d’esprit, mais qui, sans s’en douter, ayant perdu le contrôle parfait de ses mouvements, va causer un accident sur la route.

Il y a de petits et de grands effets des stupéfiants.

Mais, petits et grands, ils sont toujours du même ordre.

Nous diviserons l’ivresse en quatre périodes, dont la superposition, toujours la même, prouve la propriété narcotique de tous les poisons dits de l’intelligence. Cela dit pour ruiner la fausse réputation à laquelle prétendent la plupart de ces poisons d’être des excitants. C’est en vertu de cette réputation surfaite que le vin, l’alcool et même l’opium sont entrés dans la consommation alimentaire de tant de citoyens. Le travailleur manuel qui croit subir un coup de fouet de son verre de vin profite tout simplement, à son insu, d’un état de paralysie (stupéfaction) de sa sensibilité musculaire (d’où atténuation de la sensation de fatigue, ce précieux baromètre). Il n’est pire illusionné que celui qui, en pleine possession de ses moyens, n’agit qu’au détriment de sa propre substance.

La première phase (phase intellectuelle) de l’ivresse est marquée par des troubles de l’entendement. C’est le propre des narcotiques de frapper directivement, électivement et immédiatement à la tête. C’est cette spécialisation qui fait le danger insoupçonné des stupéfiants. C’est tout de suite du côté du jugement et du contrôle de soi que portent les atteintes du poison. Le déséquilibre des facultés supérieures de l’esprit en dérive aussitôt et se traduit par l’incohérence de pensées, des paroles et des actions. Le premier état de l’ébrieux est le désordre et la perte de la notion du réel. Le plus souvent le comportement euphorique du sujet, conséquence de la notion précise de son propre Moi, le porte vers l’exubérance, la confiance, la joie. Le tumulte des idées fait illusion et fait croire à leur surabondance comme à leur richesse. L’observateur de sang-froid en note au contraire l’infériorité.

C’est donc l’intelligence, la dernière venue dans l’ordre des acquisitions humaines, qui est le plus gravement altérée.

Mais presque aussitôt, et comme corollaire, la sentimentalité déborde. Tenue en laisse en temps normal, par l’intelligence et le jugement en éveil, elle tend à occuper le premier rôle. L’ébrieux fait du sentiment et trahit son être intime. Ses dispositions prédominantes sont livrées en pâture à la galerie. Il n’a plus rien de secret ; il se livre au premier venu. Dans cette seconde phase (phase sentimentale), l’ébrieux est de moins en moins son maître ; c’est le moment où il accumule les sottises irrémédiables. Il continue du reste à faire illusion ; s’il est poète, il éjecte les productions les plus clinquantes ; s’il est matériel, il se fait hardi dans ses épanchements. L’ébrieux vit comme dans un rêve, et, en fait, l’ivresse est un rêve éveillé. Ce qui fait que certains sujets s’y complaisent, c’est qu’ils s’y reconnaissent dans leur état véritable. Le vernis intellectuel une fois disparu, le frein du contrôle une fois brisé, le sujet se sent tout à fait à l’aise en présence de son moi profond où il vit passionnément, sans gêne, sans responsabilité, où il se voit plus libre. Le vrai moyen de croire à la liberté et de se donner l’illusion qu’on est libre est de s’enivrer. Or c’est justement le temps où l’on est le moins libre.

Bien près du sentiment est la sensation pure et simple. Elle gît à un étage inférieur et voisine avec l’instinct. C’est la phase purement sensorielle et instinctive de l’ivresse. Le sujet y devient avide de joies purement matérielles et bestiales. La déchéance est donc plus profonde. La sentimentalité, quoique déséquilibrée, peut s’épanouir encore en des régions plus élevées ; mais la sensation ne saurait viser bien haut. C’est une période où le simple réflexe en est le grand maître. L’acte est la conséquence d’un court-circuit, il est très vite la conséquence du désir.

Et enfin, de déchéance en déchéance, voici la paralysie complète qui s’installe. Progressivement la vie a quitté le cerveau pour se réfugier du côté du bulbe et de la moelle. Le vertige ne permet plus au sujet la station verticale ; l’équilibre physique est rompu ; la stupéfaction va jusqu’à la somnolence, jusqu’à l’hypnose complète. Le sujet, frappé d’un sommeil invincible, s’écroule anéanti, sans conscience, comme sans souvenir. Des signes physiques sont aussi survenus : phénomènes congestifs, vomissement, stertor, troubles respiratoires et circulatoires. Cet état de mort apparente peut durer quelques heures. En certains cas on a vu la mort survenir.

Telles sont les phases essentielles de ce redoutable état morbide que les marchands de poisons ont encore le courage de célébrer et que nombre d’humains ont encore la faiblesse de se procurer.

Tous les poisons de l’intelligence, à quelques symptômes près qui leur sont propres, engendrent la même ivresse. C’est une règle clinique. L’opiomane, le morphinique, le cocaïnique ne diffèrent pas de l’alcoolique.

Certains observateurs se sont plu à décrire des ivresses toxiques. Singulier abus des mots. Ne dirait-on point qu’il peut y avoir des ivresses qui ne sont pas toxiques ? En fait, ils ont été frappés par la proéminence de certains symptômes, plus accentués chez certains sujets que chez d’autres : telles que l’agitation incohérente (ivresse maniaque), l’impulsivité (troisième période) ou ivresse impulsive, ou la floraison imaginative (ivresse délirante). L’amour de la description analytique peut aller très loin, étant donné qu’il n’y a point deux ivrognes qui se ressemblent tout à fait. Chacun met sa propre estampille sur sa folie momentanée.

La notion d’ivresse seule est sortie très pure de toutes les descriptions. Et c’est là qu’il convient de se tenir si l’on veut apprécier ce grand danger à sa vraie valeur et s’en affranchir par la prudente abstention volontaire de tout ce qui peut faire déchoir l’Homme du poste de vedette où sa raison l’a justement placé.

B. — IVRESSE PASSIONNELLE.

Les passions atteignent des paroxysmes dont l’acuité se traduit par un dérèglement formel de l’entendement et qui confine à la folie. Le terme d’ivresse qu’on leur applique aussi est préférable, car du point de vue de l’analyse psychologique on y retrouve les mêmes éléments que dans les ivresses toxiques.

Tous les états passionnels, sentimentaux, instinctifs qui bouleversent et déséquilibrent les facultés au point de devenir dominateurs au détriment de la saine raison, obnubilant la conscience et déréglant les actes, sont des ivresses. La passion ne se confond pas avec l’ivresse, mais elle est sujette facilement à des états suraigus dont il faut se méfier. De même le terme d’ivresse n’a rien de péjoratif fatalement ; elle peut être méliorative. Il y a des ivresses généreuses comme il en est de hideuses. L’amour du prochain porté jusqu’au sacrifice de la vie, est une beauté, mais l’ivresse de la gloire portée jusqu’à la soif du sang des autres est une laideur. Mais ces deux ivresses sont pourtant un profond dérèglement. Admirées ou flétries, elles sont en opposition avec ce que la raison et même le simple bon sens commandent. Faut-il les condamner ? C’est un autre problème.

Une analyse psychologique des ivresses passionnelles ne peut être ici que sommaire. Bornons-nous à dégager les traits de quelques-unes d’entre elles pour unifier le tableau morbide tracé plus haut.

L’amour semble produire la plus toxique des ivresses passionnelles car, dussé-je dépoétiser ce sentiment qui n’en reste pas moins adorable, il me faut le ravaler, physiologiquement parlant, à l’action de toxiques endocriniens dont les glandes sexuelles sont le réservoir normal. L’amour est une maladie, a-t-on dit quelquefois ; c’est exagéré, mais il reste vrai qu’il est fort souvent morbide. Inspiré dans ses éléments premiers par la maturité des éléments reproducteurs et exprimé par des paroxysmes périodiques, ou uniques et transitoires, suivant les espèces animales, il produit, comme l’accomplissement de toutes les fonctions physiologiques, une volupté énorme. Par un dédoublement logique, mais anormal, il arrive que cette volupté est seule recherchée, à l’exclusion de la finalité de l’acte, et c’est dès lors, humainement parlant, que la porte est ouverte à tous ces excès passionnels que la chronique quotidienne qualifie de drames de l’amour.

Lors des paroxysmes, le sujet subit l’influence de sécrétions endocriniennes qui ont pour effet d’inhiber plus ou moins complètement le pouvoir de contrôle et la volonté. Le sujet est vite accaparé par ses désirs, il s’abandonne et s’exhibe à l’état d’esclave. Le symbole d’Hercule filant aux pieds d’Omphale est caractéristique. Le mâle a inventé le mot de maîtresse, également très caractéristique, pour qualifier son état de servitude. Les plus forts s’y laissent prendre et abdiquent toute indépendance. Ils se croient l’esclave de la comparse quand ils ne sont victimes que de leurs sécrétions internes. Antoine fut aux pieds de Cléopâtre comme Enée le fut aux pieds de Didon, comme le plus modeste de nos camarades peut l’être aux pieds de son amie. L’ivresse est complète ; la déraison de l’amoureux transi est trop connue pour qu’il soit besoin d’insister.

Le mystère de la fascination exercée par la femelle n’est pas encore éclairci complètement. Il est pourtant certain qu’il y a fascination réciproque, que cette action nerveuse (fluidique, disent certains) exercée par le regard est exaltée à certains moments qui coïncident avec la maturité complète de l’agent reproducteur, pour diminuer et s’éteindre dans l’intervalle.

Toujours est-il que le sujet perd totalement son équilibre et est incité à des actes que la conscience, la raison des autres réprouvent. Ce mal est à la portée de tout le monde, mais les frontières de l’ivresse folle ne sont pas toujours franchies. Dans ce cas l’amour est raisonnable, s’il n’est pas déraisonnable d’accoupler ces deux mots.

Le culte de l’art produit des ivresses incomparables auxquelles les sujets s’abandonnent parfois jusqu’à la déraison. L’inspiration, tout ce que la folle du logis peut créer, a tôt fait de faire sortir l’artiste des limites où il reste son maître. Il faut de ces ivresses où l’on est porté sur l’aile du génie pour produire des œuvres fortes. Le parfait équilibre n’inspire guère que des platitudes. Il n’en reste pas moins que de telles ivresses, pour séduisantes qu’elles soient, dérèglent toujours le comportement normal, troublent le jugement et induisent les sujets à des excès dont ils n’ont plus conscience. Archimède s’évadant de son bain et parcourant la ville dans un état de nudité complète en criant « eurêka », est le symbole de l’état auquel je fais allusion.

Que dire de l’ivresse mystique, dont l’histoire est remplie ? Quoi de plus fou, de plus déraisonnable que ces extases où s’exhibèrent les prétendus saints de toutes les religions, que ces accès de démence où tant de pauvres hères acceptèrent le martyre pour confesser leur foi, et dont le transport était assez intense pour supprimer jusqu’à la sensation de la douleur physique ? L’ivrogne d’alcool présente la même anesthésie. Similitude d’états. Il est du reste un lien plus serré qu’on ne croit entre ces paroxysmes d’états mystiques et la sexualité et, par suite, avec la vie des glandes endocrines. La sainte Thérèse, Marie Alacoque et d’autres illuminées moins réputées sont des types morbides de la passion au degré de paroxysme ébrieux.

Faut-il parler longuement sur l’ivresse du sang, l’amour du carnage qui caractérise tant de patriotes de métier et dont l’aberration paroxystique suscite des crises de folie collective, décorée du nom de guerre, où la démence est telle qu’on exalte et magnifie les actes destructeurs les plus hideux ? Le retour à une plus juste compréhension des faits peut seule faire mesurer l’énormité d’une telle ivresse. Le mécanisme secret d’une telle maladie est maintenant bien connu.

Et j’en dirais autant de tous les états passionnels dont le propre est de dérégler l’homme, de le ramener à l’état instinctif, où il abdique ses belles qualités pour redevenir la brute initiale. Ivre de jalousie, ivre de colère, etc., sont des locutions dont la langue courante est pleine ; graves et dangereux, ces états sont heureusement compensés par des états inverses d’heureuse folie, tels que l’ivresse de la joie. Les sottises que l’une commet y sont pourtant, pour le psychologue qui analyse froidement, de la même essence.

— Dr LEGRAIN.