Titre: L’importance de la critique dans le développement du mouvement révolutionnaire
Date: 2007
Source: Consulté le 4 novembre 2016 de www.le-serpent-a-plumes.antifa-net.fr
Notes: Publié le 12 novembre 2007. Traduit de l'espagnol. Édité en brochure par les éditions Ruptures en 2011.

        I.

        II.

        III.

        IV.

        V.

        VI.

        VII.

        VIII.

        IX.

I.

Il n’est pas peu fréquent d’entendre, lorsqu’on parle des différences entre l’anarchisme et les autres courants de la gauche, que l’anarchisme est un courant « libre de dogmes », « non fermé sur lui-même », et « ouvert à l’approfondissement au moyen de la libre critique ». Ça a été répété jusqu’à saturation, inlassablement, et de lieu-commun ça a été assumé comme quelque vertu suprême de l’anarchisme. Cependant, le plus petit contact avec la réalité des cercles anarchistes nous dévoile une réalité bien différente de ces auto-complaisantes déclarations. Malgré tout ce qui se dit sur le manque de « dogmatisme » de l’anarchisme, ce qu’on voit fréquemment est un manque de réflexion mêlée systématiquement au plus récalcitrant des dogmatismes, où l’analyse sereine de la réalité est remplacée par une série de catégories aprioriques et incomparables avec la réalité. Loin de trouver une ambiance favorable au développement de la critique, nous trouvons un mouvement paranoïaque qui tend à prendre la critique comme une attaque et qui est trop timide pour débattre en termes effectifs des différences réelles en son sein. Et nous trouvons un mouvement qui, loin d’accepter les différences, en débattant depuis un point de vue élevé, est toujours prêt à excommunier. Un état de fait qui n’est pas le défaut de telle ou telle publication ou de tel ou tel personnage du mouvement (même s’il est évident qu’il y en a certains qui portent cette tendance à des niveaux pathologiques), mais un défaut profondément enraciné dans le mouvement libertaire qui suinte dans presque tous les secteurs et tous les courants de celui-ci.

En vérité, l’anarchisme a même de nombreuses failles. Nous souffrons en tant que mouvement de bien des choses, nous sommes encore un mouvement en herbe, malgré notre longue histoire. Mais l’une des carences qui fait le plus mal est l’absence d’une tradition authentique du débat. Et bon, là où il n’y a pas de discussion, il y a dogmatisme, et là où il y a dogmatisme, il y a ignorance. Là où la discussion ne s’envole pas librement, ce qui domine est le manque de dynamisme dans les idées et le décalage avec la réalité. Une telle ambiance ne peut favoriser le développement d’un mouvement sain, avec des ambitions de transformation du monde actuel.

II.

Nous manquons d’une tradition de débat. Nous sommes beaucoup trop habitués à « nous dénoncer » au lieu de débattre. Il y a trop de personnes dans notre mouvement plus proche de l’esprit de Torquemada que de l’esprit de Bakounine. Nombreux sont ceux qui préfèrent perdre leur temps « en surveillant » les démarches d’autres anarchistes et en dénonçant tout ce que eux considèrent comme une déviance, plutôt que d’apporter à la construction concrète d’un mouvement. L’anarchisme apparaît ainsi, plus que comme un outil de transformation du monde, comme un ensemble de dogmes élémentaires, de rudiments politiques mal digérés, de consignes vagues et générales qui remplacent la réflexion politique sérieuse. Le simplisme prend l’espace de la pensée articulée. Nous avons trop d’autoproclamés défenseurs de la foi et trop peu d’anarchistes disposés à défier le présent pour explorer de nouveaux chemins pour l’anarchisme face à un monde qui ne cesse de tourner.

Au lieu d’accepter les différences d’opinion comme telles et de procéder à des échanges, respectueusement, énergiquement, mais toujours avec un esprit constructif, nous dénonçons et nous disqualifions. Nous ne savons pas débattre et fréquemment nos débats sont tombés dans le piège des principes et toutes les divergences tactiques sont élevées jusqu’à la catégorie des débats de principes éternels de l’anarchisme. Pierre Monatte, le vieil anarcho-syndicaliste français, se plaignait lors du Congrès d’Amsterdam (en 1907 !) qu’« existent des camarades qui, pour tout, même pour les choses les plus futiles, ressentent le besoin de soulever des questions de principe » [1]. Avec ça, il semble qu’à chaque différence nous jugions la raison d’être anarchiste et les positions divergentes sont caricaturées comme « autoritaires », « totalitaires », « marxistes », « réformiste », etc. Des trompe-l’œil bien utiles pour éviter d’aborder les discussions de façon politiques et non hystérique. Dans notre mouvement, lamentablement, on tend à enjoliver, toute argumentation, d’innombrables adjectifs qualificatifs qui n’apportent rien, absolument rien, à l’éclaircissement du sujet débattu. Ainsi, chaque débat au sujet de l’anarchisme se termine en une lutte pour voir qui est le « plus » anarchiste, qui conserve la ligne sacrée… et non qui a raison à la lumière de la réalité.

Il semblerait que dans cette ambiance de « dénonciations » et d’absence de débat, la réalité elle-même ne serait qu’un aspect secondaire apportant peu ou rien à toute matière étant sur le tapis.

III.

Ce sectarisme et ce dogmatisme se voient également reflétés dans notre propagande. Nous sommes même arrivé à l’extrémité que certaines publications entières de l’anarchisme gâchent une énorme quantité de papier et d’encre à attaquer d’autres anarchistes, au lieu de débattre sereinement ou d’attaquer ceux qui réellement emmerdent la vie de millions de personnes dans ce monde [2]. Ceux qu agissent de cette manière portent un coup énorme au mouvement : non seulement ils alimentent les tendances centripètes dans l’anarchisme, mais en plus ils persuadent les lecteurs non familiarisés avec nos idées, que l’anarchisme est un mouvement à l’esprit mesquin, étroit et petit, ébloui par ses propres vanités et insensible aux véritables problèmes de notre temps. Pourquoi rejoindre un mouvement trop occupé à des tâches inquisitoriales pour se préoccuper de la problématique quotidienne de l’ensemble des opprimés, des pauvres, des exploités, des marginalisés ? [3]

Cette virulence dans les attaques contre ceux qui pensent ou agissent de façon différente et ce sectarisme, sont arrivés à leur paroxysme avec les possibilités ouvertes par internet et la communication virtuelle.

N’importe qui peut à l’heure actuelle insulter gratuitement et lâchement, depuis le confort de son foyer et avec la protection offerte par l’anonymat, des organisations ou des référents du mouvement libertaire qui mettent en lumière leur visage et leur lutte. N’importe qui peut laisser libre cours à ses envies destructrices et à son esprit misérable pour dévaloriser les efforts faits, bien souvent avec d’énormes sacrifices par des camarades qui mouillent le maillot pour construire dans les faits une alternative libertaire. Avec toutes les possibilités ouvertes par internet d’échanger des expériences et de débattre, il est parlant que la majorité des forums soient extrêmement pauvres et que lorsque les commentaires sont nombreux, ce soit seulement pour insulter ou pour disqualifier. Ceci est une réalité extrêmement triste et douloureuse pour qui souhaite être honnête dans la lutte.

Ceci est le propre des mouvements éloignés de la réalité, et en vérité, même dans les rangs anarchistes, nombreux sont ceux qui manquent de contact – dans un sens organique, évidemment – avec le monde populaire ou manquent d’efforts pour mener un travail constructif au milieu des exploités. Il ne suffit pas de connaître la lutte par les livres d’histoire, mais il faut savoir l’incarner au jour le jour. Avec des gens déracinés des luttes et des organisations populaires nous croyons qu’un débat effectivement constructif est difficile, et bon en manquant d’expérience pratique, ils sont incapables de maintenir la discussion sur le plan de la réalité et ils sont facilement portés vers l’Olympe des principes abstraits. Et de là aux dénonciations de « trahison de l’anarchisme ». Ceci est son véritable terrain, et c’est pour ça que face aux différences sa réaction naturelle est de se réfugier dans la sécurité de son propre groupuscule, une poignée de gardiens de la foi.

IV.

Ces problèmes auxquels nous nous référons n’est, en rien, un sujet nouveau. Il y a 85 ans ils étaient signalés de manière incisive par Camilo Berneri dans un article dont le ton, à qui a passé un bon bout de temps à militer dans le mouvement anarchiste, sonnera tristement actuel et familier :

(…) Nous sommes immatures. Le démontre ce qui a été débattu à propos de l’Union Anarchiste en faisant des subtilités sur les mots parti, mouvement, sans comprendre que la question n’est pas de forme mais de substance, et que ce qui nous manque n’est pas l’extériorité du parti mais la conscience de parti.

Qu’est-ce que j’entends par conscience de parti ?

J’entends ici quelque chose de plus que le ferment passionnel d’une idée, que l’exaltation générique d’idéaux. J’entends le contenu spécifique d’un programme partidaire. Nous sommes dépourvus de conscience politique dans le sens où nous n’avons pas conscience des problèmes actuels et nous continuons de défendre des solutions acquises dans notre littérature de propagande. Nous sommes utopiques et voilà. Qu’il y aient de nos éditeurs qui continuent de rééditer les écrits des maîtres sans jamais ajouter de note critique démontre que notre culture et notre propagande sont aux mains de gens qui tentent de maintenir sur pieds le même pantin plutôt que de pousser le mouvement à sortir du prêt-à-penser afin de se forcer à la critique, à ce qui est fait pour penser. Qu’il y aient des polémistes qui essayent de coincer l’adversaire plutôt que de chercher la vérité, démontre que parmi nous il y a des franc-maçons, au sens intellectuel. Nous y ajoutons les pisse-copies pour qui l’article est un soulagement ou une vanité et nous avons un ensemble d’éléments qui entravent le travail de rénovation initié par une poignée d’indépendants prometteurs.

L’anarchisme doit être large dans ses conceptions, audacieux, insatiable. S’il veut vivre et accomplir sa mission d’avant-garde il doit se diversifier et conserver haut son étendard bien que cela puisse l’isoler dans le cercle restreint des siens. Mais la spécificité de son caractère et de sa mission n’exclut pas une plus grande inscription de son action dans les fractures de la société qui se meurt et non dans les constructions aprioriques des architectes du future. De même que dans les recherches scientifiques l’hypothèse peut illuminer le chemin de l’expérimentation mais que s’éteint cette lumière lorsqu’elle se révèle fausse, l’anarchisme doit conserver cet ensemble de principes généraux qui constituent la base de sa pensée et le moteur passionnel de son action, mais il doit savoir affronter le complexe mécanisme de la société actuelle sans œillères doctrinales et sans attachement excessif à l’intégrité de sa foi (…)

L’heure est venue d’en finir avec les apothicaires des formules compliquées qui ne voient pas plus loin que leurs récipients pleins de fumée ; l’heure est venue d’en finir avec les charlatans qui enivrent le public avec de belles phrases pompeuses ; l’heure est venue d’en finir avec les simplets qui ont trois ou quatre idées clouées dans la tête et qui exercent en tant que vestale du feu sacré de l’Idéal distribuant les excommunications (…)

Celui qui a un gramme d’intelligence et de bonne volonté, qui fait l’effort de sa propre pensée, qui essaye de lire dans la réalité quelque chose de plus que ce qu’il lit dans les livres et les journaux. Étudier les problèmes d’aujourd’hui signifie éradiquer les idées non pensées, ça signifie amplifier la sphère de son influence en tant que propagandiste, ça signifie faire faire un pas en avant, et même un bon saut en longueur, à notre mouvement.

C’est précisément chercher les solutions en se confrontant aux problèmes. C’est précisément pour nous d’adopter de nouvelles habitudes mentales. De même que le naturalisme surpassa la scolastique médiévale en lisant le grand livre de la nature plutôt que les textes aristotéliciens, l’anarchisme surpassera le pédant socialisme scientifique, le communisme doctrinal enfermé dans ses boîtes aprioriques et toutes les autres idéologies cristallisées.

J’entends par anarchisme critique un anarchisme qui, sans être sceptique, ne se satisfait pas des vérités acquises, des formules simplistes ; un anarchisme idéaliste et en même temps réaliste ; un anarchisme, en définitive, qui greffe de nouvelles vérités sur le tronc de ses vérités fondamentales, qui sache tailler les vieilles branches.

Pas un travail de facile démolition, de nihilisme hypercritique, mais de rénovation qui enrichisse le patrimoine original et lui ajoute des forces et des beautés nouvelles. Ce travail nous avons à le faire maintenant, parce que demain nous devrons reprendre la lutte, qui ne s’ajuste pas bien à la pensée, spécialement pour nous qui ne pouvons jamais nous retirer dans les pavillons lorsque la bataille redouble.

Camillo Berneri

(Pagine Libertarie, Milán, 20 novembre 1922)[4]

Les mots de Berneri nous blessent par leur acuité, mais avant tout, par leur douloureuse actualité. Prime encore, dans la discussion, l’envie de défaire l’adversaire plus que celle d’avancer et d’apprendre. Priment encore l’esprit de secte au-dessus de l’esprit de parti. Ceci fait que, à la moindre différence, les groupes se divisent. Ce n’est pas que nous soyons partisans de l’unité à tout prix ; l’unité n’a de sens que lorsqu’il y a des pratiques et des idées fondamentales convergentes (pas identiques, puisque les différences sont fondamentales pour le développement d’une ligne politique). Mais nous sommes de farouches adversaires du sectarisme et de la division pour des mesquineries.

V.

L’article de Berneri cité n’est pas seulement très important pour la critique qu’il fait du mouvement, mais en plus, parce qu’il remet à sa place l’importance du développement de la pensée critique dans notre mouvement. Je crois que notre mouvement ne sait toujours pas prendre le pouls de l’importance du développement de la critique et du débat en son sein.

Il existe une relation directe entre le niveau de discussion dans un mouvement politique et son dynamisme. Et seul un mouvement dynamique prend l’initiative politique et sait influer sur la réalité. Ce facteur, le dynamisme, laisse à désirer dans les médias anarchistes. Nous sommes trop habitués à traiter la divergence d’opinion de deux manières apparemment opposées : ou nous nous insultons, insinuant que ceux qui pensent différemment ne sont pas de vrais anarchistes, ou nous ignorons les différences en disant qu’au final dans l’anarchisme tout a cours (même les idées les plus extravagantes). Le résultat de ces deux mécanismes d’affrontement du dissentiment est identique, cependant, et c’est qu’en fin de compte il n’y a pas de discussion. Ou nous nous enfermons dans des chapelles différentes, ou nous montons une unique grande arène où tous coexistent mais où personne ne touche aux thématiques brûlantes pour ne pas heurter les « susceptibilités ».

Bien que superficiellement ils semblent être des extrêmes diamétralement opposés, le « tout a cours » dans l’anarchisme et le sectarisme dogmatique sont identiques dans le fait que les deux font échouer la discussion et l’avancée des idées.

VI.

Je crois, que si nous ne savons débattre entre nous, nous saurons alors encore moins débattre avec d’autres secteurs du monde populaire et il en résultera que nous échangerons la lutte politique (l’échange et le questionnement des idées et pratiques) pour un infatigable et insupportable prêche entre convaincus. Un résultat suffisamment parlant est qu’une grande majorité de publications de « divulgation » anarchiste semblent être adressées à d’autres anarchistes bien plus qu’à ceux à qui nous devrions divulguer nos idées : à cette large masse de personnes qui ne pensent ni n’agissent de manière anarchiste [5].

De la même manière qu’entre nous la différence d’opinion ou de pratique est synonyme d’anathème, à l’encontre du reste du mouvement révolutionnaire ou de la gauche, ou même du peuple, nous montrons le même entêtement. « Réformistes », « Fascistes rouges », « Autoritaires » sont des termes abusifs qui n’ont que peu de sens, voir aucun à ce niveau, précisément, pour avoir été tant pervertis. Des termes qui, au lieu de nous aider à éclaircir les divergences et jeter des ponts dans les discussions, nous isolent, sans nous aider ni à persuader ni à éclaircir les véritables points du débat. Tous les problèmes de méthodes et de conceptions avec le reste de la gauche sont réduits à une simple formule « vous voulez prendre le pouvoir et nous non ». J’ai toujours pensé au côté absurde de cette énoncé : n’importe qui réellement aveuglé par l’obsession de détenir le pouvoir ferait mieux de s’allier aux partis de gouvernement ou de la bourgeoisie, plutôt que de militer dans un parti communiste ou d’inspiration socialiste, ce qui indubitablement peut lui attirer plus de problèmes que de bénéfices matériels dans l’immédiat. C’est autre chose ce qui arrive lorsque ces partis arrivent à avoir quelque pouvoir entre leurs mains, ou lorsqu’ils parviennent à développer une bureaucratie ayant une quelconque parcelle de pouvoir au sein d’un quelconque mouvement influent. Mais j’insiste, ceci est un problème de méthodes plus que des sinistres intentions originelles.

Ceci n’exclut pas qu’au sein de la gauche, comme n’importe où, il y ait des gens malhonnêtes, des gens opportunistes, des gens avec un esprit étriqué et incapables de comprendre la réalité au-delà de leurs étroites œillères partisanes, ou encore pire, des gens qui fassent passer les intérêts de leur secte avant ceux de l’ensemble du peuple. Mais entre accepter ceci et supposer que nous sommes le seul secteur révolutionnaire bien intentionné, pur et dévoué, il y a une énorme différence.

VII.

Luigi Fabbri, dans son document fondamentale « Les influences bourgeoises dans l’Anarchisme » se plaignait alors en 1918 du problème du langage utilisé entre anarchiste pour débattre, mais également envers d’autres secteurs populaires ou de gauche. Sa plainte est particulièrement révélatrice pour tout ce que j’ai essayé d’exposer. Fabbri nous dit :

« Le but de la propagande et de la polémique est de convaincre et persuader. Donc bon : on ne convainc pas et on ne persuade pas par la violence du langage, avec des insultes et des invectives, mais avec la courtoisie et l’éducation des manières. »[6]

Et il continue :

« (…) Mais la violence du langage dans la polémique et dans la propagande, la violence verbale et écrite, qui s’est parfois résolu douloureusement par des actes de violence matérielle contre des personnes, la violence qui, surtout, je le déplore, est celle utilisée contre d’autres partis progressistes, plus ou moins révolutionnaires, ce qui importe peu, qui sont composés d’opprimés et d’exploités comme nous, des gens qui comme nous sont animés par le désir de changer pour le meilleur la situation politique et sociale actuelle. De tels partis, qui aspirent au pouvoir, lorsqu’ils y parviennent, seront indubitablement des ennemis des anarchistes, mais comme ceci est encore loin d’arriver, comme leurs intentions peuvent être bonnes et que beaucoup des maux qu’ils veulent éliminer nous voulons également les voir disparaître, et comme nous avons beaucoup d’ennemis communs et qu’en commun nous auront, sans doute, à livrer plus d’une bataille, il est inutile, quand ce n’est pas préjudiciable, de les traiter avec violence, étant donné que pour l’instant ce qui nous divise est une différence d’opinion, et traiter violemment quelqu’un parce qu’il ne pense pas ou n’agit pas comme nous est une prépotence, un acte antisocial.

La propagande et la polémique que nous menons envers les éléments des autres partis, tend à les persuader de la bonté de nos raisons, à les attirer dans notre sphère. Ce que nous avons dit précédemment dans les grandes lignes, c’est-à-dire, qu’on persuade mal celui qu’on traite mal, s’applique plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’éléments assimilables : des ouvriers, des jeunes, des intelligences déjà éveillées, des hommes qui sont sur le chemin de la vérité. Le choc de la violence, au contraire, loin de les pousser, les arrête en chemin, par réaction. Certains de leurs chefs peuvent agir de mauvaise foi, mais dites-moi : sommes-nous sûrs que parmi nous il n’y a pas aussi des personnes qui agissent de la même manière ? Nous devons tâcher de les attaquer en les attrapant, comme on a l’habitude de dire, la main dans les sac, lorsqu’il est évident qu’ils agissent de mauvaise foi, et ne pas se mettre à attaquer tout le parti. Il est certain que beaucoup de leurs doctrines sont erronées, mais pour démontrer leur erreur les insultes ne sont pas nécessaires ; certaines de leurs méthodes sont nocives pour la cause révolutionnaire, mais en agissant, nous, de manière différente et en faisant de la propagande par l’exemple et la démonstration raisonnée, nous leur montrerons que nos méthodes sont meilleures.

Toutes les considérations de ce travail m’ont été suggérées par la constatation d’un phénomène que j’ai observé dans notre camp. Nous nous sommes tant habitués à donner de la voix toujours et à tout propos, que nous avons perdu graduellement la valeur des mots et de leur relativité. Les mêmes adjectifs méprisants nous servent de la même manière à attaquer de front le curé, le monarque, le républicain, le socialiste, et même l’anarchiste qui ne pense pas comme nous. Et ceci est un défaut primordial. Si une quelconque différence se fait jour, c’est plutôt au bénéfice de nos pires ennemis. On peut dire que les anarchistes et les socialistes nous n’avons jamais usé de tant d’insolence envers le curé et le monarque qu’envers les républicains, et que les anarchistes n’en ont jamais autant dit aux bourgeois qu’ils n’en ont dit aux socialistes. Et je dirais plus encore : spécialement ces derniers temps, il y a eu des anarchistes qui ont ont traité d’autres anarchistes, qui ne pensaient pas exactement comme eux, comme jamais ils n’ont traité les clercs, les exploiteurs et les policiers réunis.

(…) je crois qu’il vaudrait mieux que nous nous attachions à nous connaître, et, surtout, à travailler sans jamais perdre de vue qu’en face nous avons l’ennemi, le véritable ennemi qui guette le moment de notre faiblesse pour nous assener ses coups. Parce que nulle part comme au milieu des partis où l’action est l’unique raison de vivre, on ne peut dire avec de meilleurs raisons que l’oisiveté est le pire des vices et le premier d’entre eux est celui de la discorde. »[7]

On ne peut être plus lapidaire et précis que dans cet jugement. Et une nouvelle fois nous voyons que, en 90 ans nous avons appris extrêmement peu et qu’il nous manque encore beaucoup pour avancer dans la construction d’un espace sain de débat, où nous pouvons apprendre et avancer.

VIII.

Pour nous, la critique et le débat doivent être des outils pour la construction, avant tout. Ne nous intéresse pas le débat pour démontrer « qui a raison », ni le débat à des fins purement sportives, mais celui servant à chercher le chemin le plus judicieux pour affronter les problèmes auxquels notre mouvement est confronté et dans un esprit véritablement constructif. Il est certain qu’une telle forme de débat doit avoir pour point de départ la pratique, car nous croyons que le débat doit être fermement ancré dans la réalité pour ainsi éviter les distorsions propres à la méconnaissance pratique ou de l’idéalisme en résultant. De plus, seule la discussion fondée sur des expériences équivalentes peut générer un langage commun et productif. Si donc on critique une organisation pour sa manière de faire les choses, certainement, nous devons être capables de montrer qu’existe une autre manière de les faire ou, qu’au moins nous puissions suggérer des alternatives. Bien qu’il soit nécessaire d’avoir présent à l’esprit à chaque moment qu’il est rare qu’une position soit entièrement bonne et que, en fin de comptes, c’est la même pratique, le développement de la réalité, laquelle se voue à trancher les positions les plus judicieuses des moins judicieuses.

Bien, un autre point important est que si la critique révolutionnaire ne s’accompagne pas d’une pratique, elle est alors insignifiante. Bon, quel sens peut avoir une critique se vantant d’être révolutionnaire si elle n’est pas disposée à se convertir en verbe, dans l’action indispensable pour qu’il y ait un vrai mouvement révolutionnaire et non en pure dilettantisme intellectuel ? Le révolutionnaire, à la différence du politicard, ne parle pas depuis le parterre, depuis la place de spectateur : le révolutionnaire doit parler depuis l’action et depuis l’effort, aussi humble qu’il puisse paraître, de se convertir en alternative au présent. Je tends à être aussi sceptique envers les hypercritiques que des ultra-révolutionnaire qu’on ne voit jamais dans aucune expérience concrète et qui jamais ne se sont sali les mains. Ceci est une vision constructive de la critique : une qui se forge à la chaleur de la construction concrète et non du seul esprit de destruction de l’effort de l’autrui.

Le débat doit, de plus, être mis au service de la pratique, bref, la dynamique qu’il génère doit servir à enrichir nos expériences. Et vice versa, la pratique amène ensuite de nouveaux éléments pour avancer dans la théorie, et comme disait Berneri, vers un anarchisme qui sache tailler les anciennes branches, qui sache insérer des vérités nouvelles à ses vérités fondamentales et qui sache se rénover, parce que bon c’est l’immobilisme intellectuel le principal facteur de notre incapacité à comprendre complètement les phénomènes d’un monde qui est en perpétuel transformation.

Mais la critique n’a pas seulement pour rôle de nous aider à mieux comprendre notre réalité et à développer des concepts, des préceptes et des propositions plus judicieuses face aux nécessités de notre époque. Le débat est aussi important pour avancer et se défaire d’idées erronées, mal formulées ou insuffisantes. Comme me disait un jour un camarade : « tu n’es pas parvenu à me convaincre par notre débat, mais au moins, il m’a servi à découvrir mes propres faiblesses et donc à renforcer mes idées ». Ce n’est pas tomber dans un dialogue de sourds, à condition de nous répondre et d’écouter les arguments de l’autre. Plus encore, c’est une aide cruciale pour avancer, puisqu’elle donne de la force aux idées et elles apparaissent alors mieux argumentées, plus convaincantes et plus judicieuses. Tout en nous défaisant des idées fausses ou disparates.

Enfin, la critique et le débat sont extrêmement importants pour jeter des ponts vers d’autres courants. En développant ça nous pouvons approcher ceux qui ont été attirés par d’autres courants, nous pouvons gagner d’autres organisations à nos positions ou nous pouvons apprendre d’elles et nous rendre compte que, dans certains aspects précis de notre politique, nous faisions erreur. Seul là où a été jeté le pont d’une saine discussion, il peut y avoir une pratique libre de tout sectarisme qui, respectant les différences, soit capable de conjuguer les efforts là où il y a unité de points de vue.

IX.

Ces paroles ne sont pas écrites avec l’intention de dénoncer ou désigner tel ou tel camarade comme sectaire. Je ne crois pas non plus qu’il existe aucun courant libre de ce vice qui s’est converti en coutume dans nos cercles. Bien souvent est aussi coupable celui qui provoque que celui qui se laisse provoquer et suit le courant. Nous savons tous qu’il y a « des francs-maçons au sens intellectuel » dans le mouvement ; nous savons tous qu’il y a des dévots du « Saint Office » ; eux n’ont pour nous la moindre bienveillance. On en a rien à secouer, comme on dit, car nous savons que rien de ce qui est fondamentale pour parvenir à une société libre ne se tranche de ce côté-là. Mais ce qui est préoccupant, c’est qu’eux parviennent à rallier d’autres camarades ou organisations qui se révèlent précieux pour cet obstacle. Et pire encore, que la culture du débat ait comme référent commun tracé par cet esprit insignifiant. Et pire encore : que les camarades qui, depuis certains aspects ou perspectives, qui seraient présent dans la lutte et la construction n’aient pas encore appris à générer ces dynamiques d’échange salutaire. C’est ce qui est vraiment préoccupant.

La gauche traditionnelle a été sectaire, a été dogmatique et a fréquemment ignoré la réalité qui l’entoure. Je ne crois pas que les anarchistes, en général, aient été meilleurs. Il est temps de donner l’exemple. Ce que nous devons viser c’est construire des espaces de discussion et changer les habitudes malsaines au sein de notre mouvement, qui n’apportent rien au débat et entravent le développement du nécessaire esprit critique dont a tant besoin le mouvement révolutionnaire pour faire face aux difficiles tâches de régénération sociale que nous avons devant nous.

[1] Dans “‘Anarchisme & Syndicalisme’ Le Congrès Anarchiste International d’Amsterdam (1907)” Ed. Nautilus-Monde Libertaire, 1997, p.161.

[2] Cet attrait pour la dénonciation est arrivé, lamentablement, à des extrémités morbides dans les médias argentins et espagnols.

[3] Luigi Fabbri, le fameux anarchiste italien, dit que la première fois qu’il a vu des journaux anarchistes ceux-là ne l’ont pas convaincu et que si ça avait du être par la propagande écrite des anarchistes, il ne se serait jamais rapproché du mouvement. Lamentablement, beaucoup de notre presse aujourd’hui, par sa virulence contre le reste de l’anarchisme et de la gauche tient plus un rôle de contre-propagande que de propagande proprement dit.

[4] Dans “Camillo Berneri : Humanisme et Anarchisme” Ed. de Ernest Cañada, ed. Los libros de la Catarata, 1998, pp.43-46.

[5] Il y a évidemment des articles (comme celui-là même que j’écris) ou des publications qui sont dirigées principalement au public libertaire, qui est son véritable auditoire. Jene me réfère certainement pas dans cet article à ce type de publications, mais à celles qui explicitement se disent de « propagande », de « diffusion », de « divulgation », etc…

[6] Luigi Fabbri, “Influences Bourgeoises de l’Anarchisme”, éd. Solidarité Ouvrière (Paris), 1959, p.53.

[7] Ibid. pp.56-59.