Titre: La sensibilité individualiste
Auteur·e: Palante Georges
Date: 1909
Source: Consulté le 12 janvier 2016 de fr.wikisource.org
Notes: Félix Alcan, 1909.

AVANT-PROPOS

On s’est proposé d’étudier ici quelques aspects de la sensibilité individualiste et quelques attitudes intellectuelles voisines de l’individualisme, telle que l’immoralisme et l’anarchisme.

Le titre de ce livre indique l’absence de préoccupations dogmatiques. On ne veut formuler que les placita d’une sensibilité particulière qui ne vise pas à universaliser ses préférences.

Aussi bien, l’individualisme n’est-il pas objet de prosélytisme. Il n’a de valeur à ses propres yeux que s’il est une personnelle sensation de vie.

I. LA SENSIBILITÉ INDIVIDUALISTE

Le mot individualisme peut désigner soit une doctrine sociale, soit une forme de sensibilité.

C’est dans le premier sens qu’il est pris par les économistes et les politiques. L’individualisme économique est la doctrine bien connue du non-interventionnisme, du laisser-faire, laisser-passer. L’individualisme politique est la doctrine qui réduit l’État à la seule fonction de défense à l’extérieur et de sécurité à l’intérieur ; ou encore celle qui préconise la décentralisation (régionalisme et fédéralisme), ou encore celle qui défend les minorités contre les majorités (libéralisme) et se trouve amenée par la logique à prendre en mains la cause de la plus petite minorité : l’individu.

Tout autre est l’individualisme psychologique. — Sans doute, il peut y avoir un lien entre l’individualisme doctrinal et l’individualisme sentimental. Par exemple, Benjamin Constant fut un individualiste dans les deux sens du mot. On peut être individualiste doctrinaire et ne posséder à aucun degré la sensibilité individualiste. Exemple : Herbert Spencer.

La sensibilité individualiste peut se définir négativement. Elle est le contraire de la sensibilité sociable. Elle est une volonté d’isolement et presque de misanthropie.

La sensibilité individualiste n’est pas du tout la même chose que l’égoïsme vulgaire. L’égoïste banal veut à tout prix se pousser dans le monde, il se satisfait par le plus plat arrivisme. Sensibilité grossière. Elle ne souffre nullement des contacts sociaux, des faussetés et des petitesses sociales. Au contraire, elle vit au milieu de cela comme un poisson dans l’eau.

La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d’indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui qui n’est qu’une forme de l’indépendance d’esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse qui procède d’un vif sentiment de la barrière qui sépare les moi, qui les rend incommunicables et intangibles ; elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l’honneur et l’héroïsme que Stendhal appelle espagnolisme, et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal ce reproche d’un de ses amis : « Vous tendez vos filets trop haut. » Ces besoins intimes, inévitablement froissés dès les premiers contacts avec la société, forcent cette sensibilité à se replier sur elle-même. C’est la sensibilité de Vigny : « Une sensibilité extrême, refoulée dès l’enfance par les maîtres et à l’armée par les officiers supérieurs, demeurée enfermée dans le coin le plus secret du cœur. » Cette sensibilité souffre de la pression que la société exerce sur ses membres : « La société, dit Benjamin Constant, est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné… » Et ailleurs : « L’étonnement de la première jeunesse à l’aspect d’une société si factice et si travaillée annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre. Elle pèse tellement sur nous ; son influence source est tellement puissante qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l’on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu’en entrant on n’y respirait qu’avec effort… Si quelques-uns échappent à la destinée générale, ils enferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices ; ils n’en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie et que le mépris est silencieux[1]. » L’espagnolisme de Stendhal se hérisse devant les vulgarités et les hypocrisies de son petit milieu bourgeois de Grenoble[2]. Un peu plus tard, à Paris, chez les Daru, il exprime la même horripilation : « C’est dans cette salle à manger que j’ai cruellement souffert, en recevant cette éducation des autres à laquelle mes parents m’avaient si judicieusement soustrait… Le genre poli, cérémonieux, encore aujourd’hui, me glace et me réduit au silence. Pour peu qu’on y ajoute la nuance religieuse et la déclamation des grands principes de la morale, je suis mort. Que l’on juge de l’effet de ce venin en janvier 1800, quand il était appliqué sur des organes tout neufs et dont l’extrême tension n’en laissait pas perdre une goutte[3]. » — Même froissement intérieur, plus profond et plus intime encore chez Amiel : « Peut-être me suis-je déconsidéré en m’émancipant de la considération ? Il est probable que j’ai déçu l’attente publique en me retirant à l’écart par froissement intérieur. Je sais que le monde, acharné à vous faire taire quand vous parlez, se courrouce de votre silence quand il vous a ôté le désir de la parole[4]. »

Il semble, d’après cela, qu’on doive considérer la sensibilité individualiste comme une sensibilité réactive au sens que Nietzsche donne à ce mot, c’est-à-dire qu’elle se détermine par réaction contre une réalité sociale à laquelle elle ne peut ou ne veut point se plier. Est-ce à dire que cette sensibilité n’est pas primesautière ? En aucune façon. Elle l’est, en ce sens qu’elle apporte avec elle un fond inné de besoins sentimentaux qui, refoulés par le milieu, se muent en une volonté d’isolement, en résignation hautaine, en renoncement dédaigneux, en ironie, en mépris, en pessimisme social et en misanthropie.

Cette misanthropie est d’une nature spéciale. Comme l’individualiste est né avec des instincts de sincérité, de délicatesse, d’enthousiasme, de générosité, et même de tendresse, la misanthropie où il se réfugie est susceptible de nuances, d’hésitations, de restrictions et comme de remords. Cette misanthropie, impitoyable pour les groupes, — hypocrites et lâches par définition, — fait grâce volontiers aux individus, à ceux du moins en qui l’individualiste espère trouver une exception, une « différence », comme dit Stendhal.

Hostile aux « choses sociales » (Vigny), fermé aux affections corporatives et solidaristes, l’individualiste reste accessible aux affections électives ; il est très capable d’amitié.

Le trait dominant de la sensibilité individualiste est en effet celui-ci : le sentiment de la « différence » humaine, de l’unicité des personnes, — L’individualiste aime cette « différence », non seulement en soi, mais chez autrui. Il est porté à la reconnaître, à en tenir compte et à s’y complaire. Cela suppose une intelligence fine et nuancée. Pascal a dit : « A mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes. » La sensibilité sociable ou grégaire se complaît dans la banalité des traits ; elle aime qu’on soit « comme tout le monde ». La sensibilité chrétienne, humanitaire, solidariste et démocratique, voudrait effacer les distinctions entre les moi. Amiel y voit avec raison l'indice d’une intellectualité grossière : « Si, comme dit Pascal, à mesure qu’on est plus développé, on trouve plus de différence entre les hommes, on ne peut dire que l’instinct démocratique développe beaucoup l’esprit, puisqu’il fait croire à l’égalité des mérites en vertu de la similitude des prétentions[5]. » Le chrétien dit : « Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît. » A quoi un dramaturge moraliste, B. Shaw, réplique avec esprit : « Ne faites pas à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît : vous n’avez peut-être pas les mêmes goûts. »

Tous les grands individualistes communient dans ce trait : l’amour et la culture de la différence humaine, de l’unicité. « La tête de chacun, dit Vigny, est un moule où se modèle toute une masse d’idées. Cette tête une fois cassée par la mort, ne cherchez plus à recomposer un ensemble pareil, il est détruit pour toujours[6]. » Stendhal dit que chaque homme a sa façon à lui d’aller à la chasse au bonheur. C’est ce qu’on appelle son caractère. « Je conclus de ce souvenir, si présent à mes yeux, qu’en 1793, il y a quarante-deux ans, j’allais à la chasse au bonheur précisément comme aujourd’hui[7]. »

Benjamin Constant tire du sentiment de son unicité cette conclusion pratique : « En réfléchissant à ma position, je me dis qu’il faut s’arranger selon ses besoins et son caractère ; c’est duperie que de faire autrement. On n’est bien connu que de soi. Il y a entre les autres et soi une barrière invisible ; l’illusion seule de la jeunesse peut croire à la possibilité de la voir disparaître. Elle se relève toujours[8]. »

On le voit, Stirner n’a pas inventé le sentiment de l’unicité, s’il a inventé le mot. Ce sentiment se confond avec le sentiment même de l’individualité. Être individualiste, c’est se complaire dans le sentiment, non pas même de sa supériorité, mais de sa « différence », de son unicité. — Et cela dans n’importe quelles conjonctures, même les plus adverses ou même les plus affreuses. — Il est telle espèce d’hommes qui, frappés par le sort, honnis par la tourbe des imbéciles (il est vrai que ceci est un réconfort), engagés dans une de ces impasses de la vie où il semble qu’on doive toucher à l’extrême désespoir, précisément dans ce moment, trouvent une exaltation de force et d’orgueil dans le sentiment de leur moi et ne voudraient pas changer ce moi contre n’importe quel autre, tant favorisé fût ce dernier moi par la fortune ou par les hommes. — L’individualiste fait résider toute sa valeur et tout son bien non dans ce qu’il possède, ni dans ce qu’il représente, mais dans ce qu’il est.

L’unicité du moi ne va pas sans instantanéité. — Dans le sentiment de l’individualité entre comme élément essentiel la sensation de la fluidité, de l’instabilité de ce moi pourtant si personnel. Ceci aussi est un trait caractéristique de la sensibilité individualiste. Benjamin Constant, Stendhal sont des sensibilités frémissantes, mobiles, insaisissables pour elles-mêmes et souvent déconcertantes pour autrui[9].

Même remarque pour Amiel en qui toutefois cet impressionnisme sentimental tente souvent, sans y parvenir toujours, de se corriger de stoïcisme.

Par cet impressionnisme sentimental, l’individualiste représente le contraire de ce qu’on appelle un « caractère », « un homme à principe ». — Et comme l’intelligence a ses racines dans la sensibilité, l’intelligence de l’individualiste est, comme sa sensibilité elle-même, mobile, impressionniste, artiste, fine, capricieuse et nuancée. De là, la supériorité de l’intellectualité individualiste comparée à la pauvreté et à l’étroitesse intellectuelle souvent constatée chez les gens qu’on appelle des « caractères ». Ed. Rod note quelque part la fréquence de cette combinaison psychologique : un imbécile et un caractère.

Les deux éléments qui constituent le sentiment de l’individualité, unicité et instantanéité, semblent jusqu’à un certain point inconciliables. En effet, qui dit unicité dit constance au moins relative ; qui dit instantanéité dit fluidité, fugacité absolue. Le sentiment de l’individualité ne s’évanouit-il pas dans l’instantanéisme ? — A vrai dire, cette opposition est toute théorique. En fait, le sentiment de l’individualité combine ces deux éléments en les conciliant à chaque instant de son devenir. D’une part, Schopenhauer a raison de dire que notre individualité nous accompagne partout et teinte de sa nuance tous les événements de notre vie : d’autre part, Stirner a raison de dire que l’Unique est instantané. Mais tous ces états d’âme instantanés qui se succèdent comme un défilé d’images cinématographiques ont tous une teinte commune, une même coloration sentimentale. Cela suffit pour que nous nous reconnaissions. Cela suffit pour que le sentiment de notre individualité soit possible. L’instantanéisme absolu de Stirner est une exagération et une contre-vérité psychologique. L’instantanéisme absolu exclurait tout sentiment et toute culture de la « différence » humaine, toute notion de l’unicité.

La sensibilité individualiste entre inévitablement en conflit avec la société où elle évolue. La tendance de cette dernière est en effet de réduire autant que possible le sentiment de l’individualité : l’unicité par le conformisme, la spontanéité par la discipline, l’instantanéité du moi par l’esprit de suite, la sincérité du sentiment par l’insincérité inhérente à toute fonction socialement définie, la confiance en soi et l’orgueil de soi par l’humiliation inséparable de tout dressage social. C’est pourquoi l’individualiste a le sentiment d’une lutte sourde entre son moi et la société. Il ne veut pas être dupe ; il ne veut pas s’effacer devant les préjugés. « J’ai toujours vu, écrit Sainte-Beuve, que, si l’on se mettait une seule minute à dire ce que l’on pense, la société s’écroulerait. » Stendhal dit : « La société ne m’a pas fait de concession ; pourquoi lui en ferais-je ? » — En même temps l’individualiste sent vivement la difficulté d’échapper à la société : « Je suis chaque jour plus convaincu, dit Benjamin Constant, qu’il faut ruser avec la vie et les hommes presque autant quand on veut échapper aux autres que lorsqu’on veut en faire des instruments. L’ambition est bien moins insensée qu’on ne le croit ; car, pour vivre en repos, il faut se donner presque autant de peine que pour gouverner le monde[10]. » — Stendhal loue ceux qui, dans la vie, « ne se soucient pas plus de commander que d’obéir. » — Ligne difficile à tenir. La société ne vous passera pas cette fantaisie. Elle vous dira : « Il faut commander ou obéir, ou plutôt les deux à la fois. Il faut tenir votre place et jouer votre rôle. » L’individualisme est une façon de se dérober, une façon de fermer sa porte, de défendre son for intérieur ; c’est l’isolement hautain de l’individu dans la forteresse de son unicité ; c’est une sécession sentimentale et intellectuelle. Content d’échapper à la société, l’individualiste la tient quitte de ses faveurs ; il s’en prend à lui-même de son peu d’avancement social. Cela d’ailleurs sans remords ni regrets. « J’ai vécu dix ans dans ce salon, dit Stendhal, reçu poliment, estimé, mais tous les jours moins lié, excepté avec mes amis. C’est là un des défauts de mon caractère. C’est ce défaut qui fait que je ne m’en prends pas aux hommes de mon peu d’avancement… Je suis content dans une position inférieure, admirablement content surtout quand je suis à deux cents lieues de mon chef, comme aujourd’hui[11]. » — « Je ne suis pas mouton, dit encore Stendhal, et c’est pourquoi je ne suis rien. »

La sensibilité individualiste s’accompagne d’une intellectualité hostile à toutes les doctrines d’empiètement social ; elle est antisolidariste, antidogmatique, anti-éducationniste. L’individualisme est un pessimisme social, une défiance raisonnée vis-à-vis de toute organisation sociale. L’esprit individualiste est, en face des croyances sociales, l’« Esprit qui toujours nie. » Il dirait avec le Méphistophélès du second Faust : « Laisse-moi de côté ces anciennes luttes d’esclavage et de tyrannie ! Cela m’ennuie, car à peine est-ce fini qu’ils recommencent de plus belle, et nul ne s’aperçoit qu’il est joué par Asmodée, qui se blottit derrière ! Ils se battent, dit-on, pour les droits de la liberté ; tout bien considéré, ce sont esclaves contre esclaves[12]. » Réfugié dans son scepticisme et son dilettantisme social, l’individualiste goûte chez les auteurs un petit d’air d’ironie et d’irrespect propre à cingler les philistins cérémonieux et pontifiants. Il se délecte d’une pensée comme celle-ci, qui est de B. Shaw et qui est exquise : « Ne donnez pas à vos enfants d’instruction morale ou religieuse sans être assuré qu’ils ne la prendront pas trop au sérieux ; mieux vaut être la mère d’Henri IV que celle de Robespierre. » D’ailleurs l’individualiste ne songe pas à faire de prosélytisme. Il prendrait volontiers à son compte le mot de Barrès : « Il n’appartient à aucun de modifier la façon de sentir de son voisin. » L’individualiste propose des placita et n’impose pas de dogmes. Tout au plus, comme Stendhal, écrit-il to the happy few.

Disons un mot de la sincérité individualiste. Cette sincérité ne procède pas d’un scrupule moral, mais d’une fierté personnelle, d’un sentiment de force et d’indépendance. On se rend ce témoignage qu’on se moque de l’antipathie des autres. La sincérité est un signe de force : « les personnes faibles ne peuvent être sincères, » dit La Rochefoucauld.

On peut dire aussi que la sincérité de l’individualiste est en partie réactive, au sens nietzschéen que nous avons vu plus haut. L’individualiste est sincère en quelque sorte par esprit de contradiction. Il aime la sincérité et la netteté par antipathie pour l’hypocrisie sociale et pour ceux qui la représentent. « Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur pour l’hypocrisie ; l’hypocrisie à mes yeux était ma tante Séraphie, Mme Vignon et leurs prêtres[13]. »

La sensibilité, qui est l’antithèse de la sensibilité individualiste, la sensibilité corporative, solidariste, est factice et toujours plus ou moins insincère.

Voyez les dessous de la mentalité corporative. La solidarité de façade y recouvre le banal égoïsme que nous avons distingué tout d’abord de l’individualisme ; égoïsme compliqué ici de sentiments d’esclaves : envie, défiance, malveillance, dénigrement entre compagnons de chaîne. Je connais, dans une administration, qu’il est inutile de désigner autrement des fonctionnaires qui parlent de solidarité, qui lisent un journal intitulé La Solidarité[14]. Mais qu’un collègue soit, de la part d’un chef hiérarchique, l’objet de quelque mauvais tour ou de quelque vilenie notable, ou qu’il arrive à ce collègue quelque mésaventure professionnelle, une mauvaise inspection, par exemple, vous verrez plus d’un de ces excellents collègues se frotter les mains in petto ou même manifester sa satisfaction par quelque allusion méchante, quand il est sûr qu’il n’a rien à craindre ; c’est à dire quand le collègue visé n’est pas persona grata auprès du chef. Cherchant une hyperbole capable d’exprimer la pleutrerie corporative, je me suis arrêté à la suivante : Supposons qu’un chef hiérarchique grossier (l’hypothèse n’est pas absolument impossible) applique à l’un de ses subordonnés un coup de pied quelque part avec une intensité pouvant être représentée par 30 au dynamomètre, et qu’il se contente d’infliger à tel ou tel autre la même marque d’attention avec une intensité réduite à 20, ces derniers seront enchantés et considéreront la différence comme un avancement personnel, comme un bénéfice représenté par l’écart entre 30 et 20. — Il me reste un scrupule, dirait Schopenhauer : Est-ce bien une hyperbole ?

La mentalité syndicaliste, — autre forme de la mentalité solidariste, — a été définie par un publiciste qui connaît bien les syndicats : « Un altruisme camaradivore. » Récemment M. Buisson rapportait « les doléances d’instituteurs syndiqués qui se plaignaient que le président ou le secrétaire du syndicat, ou même les deux, profitant de leur situation élevée, auraient mis la main sur de bonnes places[15]. »

Il y a pourtant une pensée solidariste sincère et sérieuse. C’est celle d’un certain nombre de penseurs humanitaires et idéalistes qui aiment à se placer au point de vue du bien de l’ensemble, de la société, de l’humanité. — On sait que la vision de l’univers du point de vue solidariste est un « sociomorphisme universel » (Guyau). L’univers apparaît au solidariste comme une immense société de laquelle l’individu ne pourrait, quand il le voudrait, s’isoler. Le solidariste se complaît à croire que chacun de ses gestes, chacun de ses actes, presque de ses pensées, a sa répercussion jusqu’en Chine, jusqu’au Kamtchatka, jusque dans Saturne ou dans Mars et inversement que chacun des gestes, chacun des actes des habitants de ces pays ou de ces astres lointains a une répercussion, si infime soit-elle, sur lui. Sentir cette dépendance universelle, s’y complaire, en jouir, l’exagérer à plaisir est le propre de la sensibilité solidariste.

« Sentir ainsi, dirait Nietzsche, c’est l’indice d’un certain tempérament. » Mais autant cette sensation de dépendance est chère à un solidariste, autant elle est intolérable à l’individualiste. Celui-ci secoue le réseau de fils invisibles et mystérieux dont le charge le solidariste. Il se refuse aux nébulosités et à la religiosité solidaristes. Il voit nettement ce qu’il y a de factice dans la préoccupation du général. Il dirait volontiers avec l’Amaury de Sainte-Beuve : « Après tout, les grands évènements du dehors et ce qu’on appelle les intérêts généraux se traduisent en chaque homme et entrent, pour ainsi dire, en lui par des coins qui ont toujours quelque chose de très particulier. Ceux qui parlent magnifiquement au nom de l’humanité entière consultent, autant que personne, des passions qui ne concernent qu’eux et des mouvements privés qu’ils n’avouent pas. C’est toujours plus ou moins l’ambition de se mettre en tête et de mener, le désir du bruit ou du pouvoir, la satisfaction d’écraser ses adversaires, de démentir ses envieux, de tenir jusqu’au bout un rôle applaudi[16]. » — Ici nous retrouvons l’insincérité dont nous avons parlé plus haut et dont le solidarisme a tant de peine à se dégager. Ceux qui invoquent la philosophie solidariste sont, la plupart du temps, des personnalités absorbantes et autoritaires, des ambitieux à qui l’idée solidariste sert de prétexte pour étendre leur empire sur les autres volontés. Ces gens interdisent à l’individualiste l’isolement comme une immoralité. — C’est en vain que l’individualiste regimbera, qu’il invoquera l’inviolabilité de son moi, voudra fermer sa porte et rester, suivant le reproche consacré, « dans sa tour d’ivoire » ; le solidariste le poursuivra dans ses retranchements, lui interdira d’avoir un « chez lui », de verrouiller son moi ; il lui mettra la main au collet et le forcera à marcher au nom de la solidarité !

Nous avons tous connu le type du politicien solidariste. A l’heure où j’écris, ce type n’est pas mort. Il n’est pas encore entièrement usé dans les lointaines sous-préfectures. La spécialité du politicien solidariste est de rappeler sans cesse aux fonctionnaires qu’il veut « faire marcher » leur « devoir social » (œuvres post-scolaires, éducation populaire, conférences plus ou moins directement électorales, etc.). — Le « devoir social » a ceci de bon qu’il est très élastique et indéfiniment extensible ? L’État étant l’incarnation suprême de la solidarité, il en résulte qu’un homme qui a l’honneur de toucher l’argent de l’État n’est jamais quitte envers la société. Il semble vraiment aux apôtres du « devoir social » que l’argent de l’État soit sacré, qu’il vaille dix fois plus que l’autre et que tout salarié de l’État, en échange d’un traitement pourtant modeste, soit redevable de tout son temps, de toutes ses forces, de toutes ses pensées au bien public, à l’éducation des masses, à la solidarité humaine, — au fond, aux ambitions électorales d’un Monsieur.

L’attitude individualiste telle que nous l’avons définie est surtout une attitude défensive. La grande arme de défense de l’individualiste contre les empiètements et les contacts sociaux est l’indifférence et le mépris. — Le mépris individualiste est un mur que l’individualiste, fort du sentiment de son unicité, élève entre son moi et celui des autres. Lorsqu’on vit dans certains compartiments sociaux, il est indispensable de s’envelopper d’une cuirasse de dédaigneuse impassibilité. Le mépris individualiste est une volonté d’isolement, un moyen de garder les distances, de préserver son être intime, sinon son être physique, du contact de certaines choses et de certaines gens.

Le mépris individualiste est un mépris réactif au sens que nous avons dit plus haut. Cela veut dire que, souvent, le mépris remplace chez l’individualiste un sentiment tout opposé : une estime exagérée des hommes. Stendhal dit : « J’étais sujet à trop respecter dans ma jeunesse[17]. » Il s’est plus tard guéri de ce défaut. Il a remplacé la manie respectante par le mépris habituel. Attitude beaucoup plus rationnelle dans la société. — Le mépris individualiste a ceci de particulier qu’il s’attache de propos délibéré aux « choses sociales », comme dit Vigny et aux gens qui vivent uniquement par ces choses sociales et pour elles. Ces « choses sociales » sont toute organisation sociale définie, toute hiérarchie, toute mentalité collective figée, convenue et prévue, telle que esprit de caste, esprit de groupe, esprit de corps, préjugés, hypocrisies et mots d’ordre régnant dans tout compartiment social. Le mépris individualiste se distingue du mépris de l’humanité en général ou misanthropie d’un Alceste ; il se distingue aussi du mépris romantique d’un Lorenzaccio pour la lâcheté des peuples asservis. C’est un mépris proprement antisocial, un mépris qui s’adresse à des groupes humains déterminés et à l’âme, si l’on ose parler ainsi, de ces groupes.

Ce mépris affecte bien des degrés de nuances, depuis le mépris rageur de Julien Sorel pour l’orgueil nobiliaire des La Môle, — depuis le mépris hargneux d’un Vallès pour son milieu universitaire, jusqu’à la nausée que cause à Stendhal la « boue fétide » des Bourbons ou la bassesse des généraux de l’Empire faisant assaut de platitude et empochant à l’envi les humiliations dans les salons de la Restauration[18] ; ou jusqu’au mépris « silencieux » qui remplace chez un Benjamin Constant la première surprise et la première indignation à la vue des hypocrisies et des petitesses de la société. Ce mépris revêt aussi bien des formes, depuis l’apostrophe célèbre de Julien Sorel : « Canaille ! Canaille ! Canaille ! » jusqu’à la réflexion de Stendhal : « Toute situation sociale acquise suppose un amoncellement inimaginable de bassesses et de canailleries sans nom », ou jusqu’à cette expression du dégoût intense du même Stendhal devant la platitude d’un milieu bourgeois ; « Si l’on veut me permettre une image aussi dégoûtante que ma sensation, c’est comme l’odeur des huîtres pour un homme qui a eu une effroyable indigestion d’huîtres[19]. » Avec l’expérience de la vie, cette exaspération du dégoût cède, et l’on en arrive à un mépris souriant. « J’étais fou alors, écrit plus tard Stendhal ; mon horreur pour le vil allait jusqu’à la passion au lieu de m’en amuser, comme je le fais aujourd’hui des actions de la cour…[20]. » Cette attitude moqueuse et souriante est aussi celle de Mme de Charrière, l’amie de Benjamin Constant : « Toutes les opinions de Mme de Charrière reposaient sur le mépris de toutes les convenances et de tous les usages. Nous nous moquions à qui mieux mieux de tous ceux que nous voyions : nous nous enivrions de nos plaisanterie et de notre mépris de l’espèce humaine…[21]. »

La forme la plus modérée et la plus fréquente du mépris individualiste est l’indifférence au jugement des hommes. C’est le sperne te sperni. Stendhal regarde ce sentiment comme une primordiale condition de bonheur et d’indépendance. « Je n’aurai rien fait pour mon bonheur particulier, tant que je ne serai pas accoutumé à souffrir d’être mal dans une âme, comme dit Pascal. Creuser cette grande pensée, fruit de Tracy[22]. »

Dédaigneux de l’opinion en général, l’individualiste honore d’un mépris spécial l’opinion de certains groupes qui le touchent de plus près, qu’il connaît bien et dont il a pénétré à fond les petitesses, les hypocrisies et les mots d’ordre.

Le mépris de l’individualiste pour les groupes s’oppose au mépris des groupes pour le non-conformiste, pour l’indépendant, pour l’irrégulier, pour celui qui vit en marge de son monde. Le mépris des groupes est un mépris grégaire dispensé selon les préjugés selon ce qu’on croit exigé par l’intérêt ou le bon renom du corps, ou ce qu’on fait semblant de croire tel. Le mépris de groupe est un mépris rancunier, vindicatif, qui ne lâche jamais son homme, car, comme on l’a dit avec justesse, « les individus pardonnent quelquefois, les groupes jamais. » Le mépris de groupe est dicté par l’égoïsme de groupe. On méprise celui qui fait bande à part, se soustrait à l’esprit de corps et ne s’en soucie pas. — Le mépris individualiste est désintéressé et dicté seulement par une antipathie intime pour la bassesse et l’hypocrisie ; il oublie volontiers l’objet de son mépris et est accompagné de la sensation d’un immense éloignement entre soi et ce qu’on méprise et du désir de s’en tenir le plus éloigné possible : « Il n’y a pas trois jours que deux bourgeois de ma connaissance allant donner entre eux une scène comique de petite dissimulation et de demi-dispute, j’ai fait dix pas pour ne pas entendre. J’ai horreur de ces choses-là, ce qui m’a empêché de prendre de l’expérience. Ce qui n’est pas un petit malheur[23]. »

Pour résumer ce que nous venons de dire du mépris individualiste, nous rappellerons que l’individualiste n’est pas a priori un contempteur de l’humanité. Car il fait des exceptions dans la bassesse générale. Il est seulement contempteur des groupes et de la mentalité de groupe.

L’indifférence de l’individualiste est réactive, comme son mépris. Son impassibilité est une impassibilité acquise et devenue une méthode de vie. Son vœu est celui formulé par Leconte de Lisle :

Heureux qui porte en soi, d’indifférence empli,
Un impassible cœur sourd aux rumeurs humaines,
Un gouffre inviolé de silence et d’oubli.

Après avoir décrit la sensibilité individualiste dans quelques-uns de ses traits les plus importants, on peut maintenant se demander chez quel espèce de type humain se manifeste de préférence cette sensibilité.

C’est au type sensitif (M. Ribot) qu’appartiennent incontestablement la majorité des individualistes. Exemples : Benjamin Constant, Vigny, Amiel[24], dans la mesure où ce dernier représente la sensibilité individualiste. L’individualiste est généralement un « sensitif supérieur » (M. Ribot) ; un contemplatif, un méditatif, un adepte de l’observation sociale et de l’analyse personnelle.

Mais la sensibilité individualiste se rencontre aussi chez ce type mixte que M. Ribot nomme sensitif-actif. Tel est Stendhal. Il ne borne pas son égotisme à l’analyse personnelle. « S’il l’emploie, écrit M. C. Strienski, c’est un moyen dont il use pour ne pas s’égarer dans la chasse au bonheur, et pour lui le bonheur ne consiste pas à se promener avec une langueur dolente dans l’enceinte réduite de son moi : il n’oublie pas de vivre à se regarder vivre. Il ne donne d’attention à son âme qu’autant qu’il faut pour ne pas s’abuser sur ses facultés, pour obtenir d’elles tout le service qu’elles peuvent rendre et ne pas espérer d’elles un service qu’elles ne sauraient fournir. Il est convaincu que sans esprit juste il n’y a pas de bonheur possible. Il écrit : « La vraie science, en tout, depuis l’art de faire couver une poule d’Inde jusqu’à celui de faire le tableau d’Atala de Girodet, consiste à examiner avec le plus d’exactitude possible les circonstances des faits ; » voilà cette logique stendhalienne sur laquelle on s’est tellement mépris. Elle est, avant tout, un instrument d’action, non de contemplation[25]. Tel est l’égotisme stendhalien. — La sensibilité individualiste peut se rencontrer aussi, mais plus rarement, chez les actifs, les manieurs de grandes affaires et les meneurs d’hommes. L’action s’accompagne chez eux d’une sorte de dilettantisme supérieur et de détachement nietzschéen. Tel est le portrait que M. Barrès fait de Disraeli : « Si Disraeli, mieux qu’aucun homme, sut jouer de la société, ce fut toujours un jeu, c’est-à-dire une action passionnée, mais désintéressée, quand même ! Poète, dandy, ambitieux manieur d’hommes, ce méprisant Disraeli gardait le don de mettre chaque chose à son plan : il ne dépendit jamais de rien[26]. »

D’un autre point de vue et en se servant d’une distinction nietzschéenne reprise par M. Seillière[27], on pourrait distinguer deux types d’individualistes selon que prédomine en eux la sensibilité dionysiaque (impulsive, passionnée, instable) ou la sensibilité apollinienne (pondérée, harmonique, réfléchie, aboutissant à un individualisme stoïque).

La sensibilité individualiste, surtout la nuance sensitive et passionnée, a été souvent qualifiée de pathologique. Cela ne signifie pas grand'chose. Car nous paraissons toujours anormaux à ceux qui ne sentent pas comme nous. La prétention d’appeler pathologique une attitude sentimentale qu’on ne partage pas est une prétention de moraliste. En dépit de l’incapacité sociale que quelques-uns (M. Seillière)[28] leur ont reprochée, les individualistes ont vécu, ils se sont tirés d’affaire à peu près comme les autres et même mieux que les autres, ils ont eu leurs peines et leurs joies ; comme les autres et même mieux que d’autres, ils ont extrait de leur vie tout ce qu’elle contenait de saveur, même amère, et ils sont arrivés en fin de compte au même terme. — Pourquoi les blâmer ? Pourquoi les déprécier ? Pourquoi les plaindre, ce qui est une façon indirecte de les déprécier ?

A notre époque où la sensibilité sociale et solidariste triomphe ou sévit, comme on voudra, la sensibilité individuelle plaira par contraste. Elle plaira du moins à ceux qui aiment à cultiver l’exception, la « différence » humaine.

II. AMITIÉ ET SOCIALITÉ

Je prends ici le mot socialité dans le sens très général que lui donnent certains auteurs qui l’ont mis à la mode[29]. Socialité est ici synonyme d’association, solidarité, altruisme ; il désigne le fait de se grouper, de se tasser, de s’agglomérer ; il désigne encore par suite l’ensemble des sentiments auxquels ce rapprochement donne naissance dans la conscience des unités composantes.

Il nous a semblé utile d’insister un peu sur les rapports de l’amitié et de la solidarité. Les effets de l’une et de l’autre ne doivent pas être confondus, bien qu’ils l’aient été quelquefois. Un exemple de cette confusion, se trouve dans le livre de Sir John Lubbock : Le bonheur de vivre. Parlant des bienfaits de l’amitié, Sir John Lubbock reproche à Émerson de les avoir méconnus et d’avoir calomnié l’amitié. « Je ne comprends pas, dit-il, l’idée d’Émerson pour qui les hommes s’abaissent en se réunissant. » Ailleurs, du reste, il répète : « Presque tout le monde descend en s’assemblant… Toute association doit être un compromis et, ce qui est pire, la fleur même et l’arôme de la fleur de chacun des beaux caractères disparaissent lorsqu’ils approchent l’un de l’autre. » — « Quelle triste pensée ! En est-il réellement ainsi ? Doit-il en être ainsi ? Et si cela était, les amis nous seraient-ils de quelque avantage ? J’aurais pensé, moi, que l’influence des amis était exactement inverse, que la fleur s’épanouirait et que ses couleurs deviendraient plus brillantes, stimulées par la chaleur et le soleil de l’amitié. » — Il y a ici, ce nous semble, un malentendu de la part de Sir John Lubbock qui interprète mal la pensée d’Émerson. Ce malentendu résulte de ce que Sir John Lubbock ne distingue pas comme il le faudrait les effets de l’association et ceux de l’amitié, mais à l’association, à ces « accointances superficielles » dont parle Montaigne, à ce que nous appellerons ici le groupement ou la socialité. Au contraire, Émerson a insisté plus que personne sur les différences qui séparent l’amitié de l’association. Il a montré que, si l’association est trop souvent pour l’individualité une cause d’affaiblissement, l’amitié, cette mystérieuse affinité des âmes, exalte et vivifie ce qu’il y a de plus intime et de plus précieux en elle. Autant Émerson envisage l’association sous un angle pessimiste, autant il exalte l’amitié et son action sur les âmes.

« Il est un observateur bien épais, dit-il, celui-là à qui l’expérience n’a pas appris à croire à la force et à la réalité de cette magie aussi réelle, aussi inéluctable que les lois de la chimie… Un homme fixe les yeux sur vous, et les tombes de la mémoire rendent leurs morts, ensevelis là ; il faut que vous livriez les secrets que vous êtes malheureux de garder ou de trahir. Un autre survient, vous ne pouvez plus parler, et vos os semblent avoir perdu leurs cartilages ; l’entrée d’un ami nous donne de la grâce, de la hardiesse ou de l’éloquence ; et certaines personnes s’imposent à notre souvenir par l’expansion transcendante qu’elles ont donné à notre pensée et par la nouvelle vie qu’elles ont allumée dans notre sein.

« Qu’y a-t-il de meilleur que d’étroites relations d’amitié, quand elles ont pour base ces racines profondes ? La possibilité de joyeuses relations entre quelques hommes est une réponse suffisante au sceptique qui doute des facultés et des forces humaines… Je ne sais ce que la vie peut offrir de plus satisfaisant que cette entente profonde qui subsiste, après de nombreux échanges de bons offices, entre deux hommes vertueux, dont chacun est sûr de lui-même et sûr de son ami. C’est un bonheur qui ferait ajourner tous les autres plaisirs et qui fait bon marché de la politique, du commerce et des églises. Car, lorsque les hommes s’assemblent comme ils devraient le faire, chacun d’eux bienfaiteur, pluie d’étoiles, habillé de pensées, d’actes, de talents, cette réunion serait la fête de la Nature[30]… »

La différence des effets de la sociabilité et de l’amitié s’explique par leur différence de nature.

Autre chose est l’association ou socialité, lien vague, anonyme, extérieur à l’individu ; autre chose est l’amitié, lien sympathique entre deux individus que rapprochent d’intimes affinités de sensibilité ou d’intellectualité.

Il y a dans toute société quelque chose d’imposé et d’artificiel. Qu’elle soit accidentelle ou permanente, et quelles que soient les causes qui lui ont donné naissance (intérêt, contrainte, coutume, tradition, éducation, etc.), une société est un milieu intellectuel et moral qui s’impose à l’individu et qui exerce plus ou moins despotiquement son action sur lui. Une société, quelle qu’elle soit, tient peu de compte de la spontanéité de l’individu et la traite même en ennemie. L’amitié est au contraire un sentiment essentiellement spontané. Qu’elle se noue d’un choc et par une sorte de coup de foudre, comme l’amitié de Montaigne et de La Boétie, ou qu’elle se forme lentement sous l’action du temps et de l’absence, par une sorte de cristallisation analogue à celle qui se trouve décrite dans les premières pages de Dominique, l’amitié semble jaillir du fond même des êtres qu’elle unit. « D’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle (l’absence) compose avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentiments, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre et ne craignent plus rien, ni des distances, ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n’est, en pareil cas, que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l’esprit et dont l’extrême tension fait souffrir. Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace de vie et d’oubli, n’a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze mois vous ont donné tout à coup la besoin mutuel des confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier[31]. »

Émerson a bien rendu, lui aussi, ce caractère spontané de l’amitié. « Faut-il chercher l’ami si impatiemment ? Si nous sommes apparentés, de quelque façon, nous nous rencontrerons. Dans le monde ancien, il était de tradition qu’aucune métamorphose ne pouvait cacher un dieu à un autre dieu, et un vers grec dit : Les dieux ne sont pas inconnus les uns aux autres. Les amis aussi suivent les lois de la divine nécessité ; ils gravitent l’un vers l’autre et ne peuvent faire autrement. »

Spontané, ce lien est par là même souverainement libre. Il ne ressemble en rien aux petites servitudes conventionnelles, aux assujettissements qui composent la tactique sociale et qui s’adressent aux côtés les plus superficiels de l’individu. « Ces relations, dit Émerson, ne sont pas arbitraires, elles sont consenties. Il faut que les dieux s’asseyent sans sénéchal dans notre Olympe et s’y installent par une divine supériorité. La société est gâtée s’il faut prendre des peines pour la rassembler, s’il faut réunir des hôtes trop éloignés, trop dissemblables. Une telle réunion n’est qu’un bavardage, une contorsion malfaisante, vile, dégradante, fût-elle même composée des meilleurs esprits. Chacun rentre ce qu’il a de meilleur, et tous les défauts sont mis en état de pénible activité, comme si les Olympiens se réunissaient pour échanger leurs tabatières[32]. »

La platitude de ces relations n’offre même pas la caricature de l’amitié et n’en présente que le repoussoir. Sir John Lubbock lui-même, malgré le malentendu que nous avons signalé, marque la distinction qu’il faut faire entre amitié et socialité. « Il est bien sans doute, dit-il, d’être courtois et attentionné envers chacun de ceux avec qui nous sommes en rapport : mais les prendre pour amis est autre chose. Quelques-uns semblent faire d’un homme leur ami ou tentent de le faire, parce qu’il est leur voisin, parce qu’il est dans les mêmes affaires, parce qu’il voyage sur la même ligne de chemin de fer. On ne pourrait commettre de plus grosse faute. Ceux-là sont seulement, comme le dit Plutarque, les idoles et les simulacres de l’amitié[33]. »

L’amitié est un sentiment essentiellement particulariste, exclusif et par là même, jusqu’à un certain point, antisocial. Ce délicat contact des âmes a horreur des promiscuités grégaires. Toute intervention de l’esprit de troupeau lui porte atteinte et le fait cesser. J’ai souvent remarqué que, dans un entretien où s’était établie cette délicate communication entre deux intelligences et deux sensibilités, la venue d’une tierce personne suffisait pour rompre le charme et faire évanouir le mystérieux courant sympathique. La conversation prend de suite un tour banal et retombe aux vulgarités des communes accointances. Dès que ce tiers est entré en scène, tout s’est amoindri et enlaidi. Il y a place maintenant pour la raillerie, pour la médisance et la méchanceté, pour les alarmes de la vanité, pour l’hostilité toujours en éveil dans les cœurs. Deux se mettent contre un. Il y a déjà là un commencement de coalition grégaire. Il y a une possibilité de défiance, de dénigrement et de moquerie. Il y a déjà le germe de toute la socialité. Sainte-Beuve a admirablement rendu ce qu’a d’angoissant cette rupture soudaine des mystérieuses affinités qui s’établissent pour un instant privilégié entre quelques âmes d’élite. « Je compris que quelque chose s’accomplissait en ce moment, se dénouait dans ma vie ; qu’une conjonction d’étoiles s’opérait sur ma tête ; que ce n’était pas vainement qu’à cette heure, en cet endroit réservé, trois êtres qui s’étaient manqués jusque-là et qui sans doute ne devaient jamais se retrouver ensemble, resserraient leur cercle autour de moi. Quel changement s’introduisit par cette venue de Mme R… ! Oh ! ce qu’on se disait continua d’être bien simple et en apparence affectueux. Pour moi, en qui toutes vibrations aboutissaient, il m’était clair que les deux premières âmes de sœurs s’éloignèrent avec un frémissement de colombes blessées sitôt que la troisième survint ; que cette troisième se sentit à la gêne aussi et tremblante, quoique légèrement agressive ; il me parut que la pieuse union du concert ébauché fit place à une discordance, à un tiraillement pénible et que nous nous mîmes, tous les quatre, à palpiter et à saigner[34]. » À vrai dire, ces subtiles nuances de sentiment n’appartiennent pas en propre à l’amitié ; elles peuvent être engendrées par d’autres sentiments, l’amour par exemple ; elles sont si complexes que tous les sentiments et toutes les puissances de l’âme semblent y entrer. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’amitié présente un type accompli et fréquent de ces intimes communications spirituelles.

Ces caractères : spontanéité, liberté, intimité profonde, font de l’amitié un sentiment essentiellement individualiste. — Individualiste, l’amitié l’est en ce qu’elle fait appel à ce qu’il y a de plus individuel dans la personnalité, en ce qu’elle est fondée sur les qualités les plus intimes et sur les affinités individuelles (parfois aussi sur les contrastes) les plus profondes. On oppose l’amitié à l’égoïsme, et on a raison : car il y a un certain égoïsme plat et vulgaire qui est l’ennemi né de l’amitié. Mais, d’autre part, l’amitié ne va pas sans un intense sentiment de l’individualité, sans une originalité bien tranchée des deux moi en présence, sous un certain égoïsme supérieur qui s’abstrait de la banale sympathie ambiante et qui va chercher l’être qui lui donnera la réplique, qui le complétera, le stimulera et l’exaltera. Stirner a raison de dire en ce sens que c’est l’égoïste qui est le plus capable d’amitié. Au contraire, le banal altruiste enveloppe tous les hommes dans sa sympathie ; mais il est incapable de s’attacher à ce qu’il y a d’intime et de précieux dans une individualité. Dans l’amitié la plus étroite, les deux moi restent en présence, bien distincts, à la fois liés et opposés l’un à l’autre. Montaigne, il est vrai, parle de cette amitié dans laquelle « les accointances et familiarités se mêlent et se confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes[35]. » — Mais, selon nous, Nietzsche n’a pas été moins perspicace quand il a relevé ce germe de lutte qui subsiste dans l’amitié et qui est pour elle en quelque sorte ce que la lutte des sexes est pour l’amour. « Il faut honorer l’ennemi dans l’ami… Peux-tu t’approcher de ton ami sans passer à son bord ? — En son ami, on doit voir son meilleur ennemi. — C’est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son cœur…[36]. » Jusque dans l’amitié et peut-être surtout dans l’amitié se manifeste l’intime volonté de puissance de l’individu avec l’inconscient ascendant qu’elle exerce sur son entourage. « Je l’aimais, dit Amaury dans Volupté, en parlant de la forte personnalité du comte de Couaen, je l’aimais d’une amitié d’autant plus profonde et nouée que nos natures et nos âges étaient moins semblables. Absent, cet homme énergique eut toujours une large part de moi-même ; je lui laissai dans le fond du cœur un lambeau saignant du mien, comme Milon laissa de ses membres dans un chêne. Et j’emportai aussi des éclats de son cœur dans ma chair[37]. »

Ce côté lutte qui se rencontre dans l’amitié la plus étroite et la plus profonde exclut toutefois la défiance, ce sentiment caractéristique de la sociabilité ordinaire, et se concilie avec la plus noble confiance en l’ami. Les hommes en société rappellent toujours ce troupeau de porcs-épics dont parle Schopenhauer, qui se serrent les uns contre les autres par crainte du froid, mais qui se défient toujours de leurs piquants. Au contraire, l’amitié, par l’absolue confiance des cœurs amis, s’oppose à ces accointances grégaires : la politesse et les belles manières, qui ne sont, suivant la remarque du même philosophe, qu’un compromis entre le besoin de sociabilité et la défiance naturelle à des êtres qui ont de si nombreuses qualités repoussantes et insupportables.

L’amitié, sentiment individualiste, est par là même un sentiment électif et aristocratique :

Je veux qu’on me distingue, et pour le trancher net
L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait.

dit Alceste à Philinte qui aime tous les hommes et qui est l’être sociable par excellence. Au contraire l’âme discrète, haute et réservée d’Alceste est faite pour comprendre la véritable amitié.

Élective et aristocratique, l’amitié est un sentiment de luxe. Elle demande des âmes d’une trempe spéciale, d’un métal particulièrement robuste, délicat et vibrant. Dans une civilisation avancée, elle requiert peut-être, pour prendre son plein épanouissement, une culture supérieure de l’intelligence et de la sensibilité. M. de Roberty regarde avec raison l’amitié comme un art[38]. L’amitié est en effet, comme l’art, un luxe ; comme l’art aussi elle implique un choix ; elle distingue son objet et veut aussi être distinguée. Or le plaisir de se distinguer ou d’être distingué est au fond de toute beauté et de toute manifestation de la beauté. La politesse, ce que Schopenhauer appelle les « belles manières » sont la menue monnaie de l’altruisme. L’amitié est faite de la substance la plus précieuse des âmes qu’elle unit ; elle est le culte de la belle individualité.

L’amitié est un principe d’individualisation ; par là elle est un principe d’aristocratisation. Par là encore, elle s’oppose à la socialité dont les tendances vont au conformisme et au nivellement, à la stagnation des intelligences et des sensibilités.

Les différences qui séparent l’amitié et la socialité vont jusqu’à établir entre elles une véritable antinomie, qui n’est d’ailleurs qu’un des aspects de l’antinomie foncière qui semble exister entre l’individu et la société.

Sur tous les domaines de l’activité humaine, la société s’efforce de réduire, d’absorber, de mater l’individualité. Nous avons dit plus haut que ces délicates et intimes communications d’âmes que sont les affections électives sont vite flétries par les courants grégaires.

Il y a plus. On peut dire que les sociétés organisées, groupe, clan ou corps, voient d’un œil jaloux et tiennent en suspicion plus ou moins ouverte de tels sentiments, précisément parce qu’ils sont particularistes, électifs, individuels. M. de Roberty se trompe selon nous quand il semble croire[39] que la sociabilité et les sentiments électifs comme l’amitié et l’amour procèdent d’une même source et qu’ils se corroborent l’un l’autre. La vérité est qu’ils se contrarient et se combattent. La société a toujours eu une tendance à réglementer l’amour et à surveiller l’amitié. L’esprit social ou grégaire ne tolère pas les affections privées qu’autant quelles se subordonnent à lui. Il lui semble que l’individu dérobe quelque chose à la société quand il trouve sa force et sa joie dans un sentiment qui échappe à la réglementation sociale. Il lui semble qu’il y a là un égoïsme condamnable, un vol fait à la société.

Voyez les gens imbus de l’esprit de corps, de clan, de groupe. Leurs amitiés, si on peut parler ici d’amitié, ne sont qu’un aspect et une dépendance de l’esprit de corps. Il y a ici camaraderie, relations de collègue à collègue, et c’est tout. Tant que l’homme dont ils se disent l’ami est bien vu dans le groupe, tant qu’il ne commet rien contre la disciple ou l’étiquette du groupe, les bonnes relations se maintiennent. Mais supposez qu’une circonstance place leur ami en conflit avec le groupe ; supposez qu’une de ses paroles ou un de ses actes ait choqué d’une manière ostensible le code admis par la société ; aussitôt c’en est fait de l’amitié. Un roman récent[40], d’ailleurs sans grande valeur psychologique, donne une intéressante peinture de la camaraderie qui règne dans un corps et qui non seulement diffère de l’amitié, mais encore étouffe toute véritable amitié. C’est, dit l’auteur, « un état d’isolement réel, entouré d’hommes avec lesquels les relations ne doivent jamais dépasser les limites des rapports de cérémonie et dont l’attention perpétuellement à l’affût ne cherche qu’à découvrir chez des camarades le point faible dont ils pourraient tirer parti. Voilà ce qu’on appelle la camaraderie, si vantée dans l’armée. — Vivre réunis dans les mêmes conditions, être contraints de se fréquenter continuellement, de sortir de compagnie, d’observer les uns vis-à-vis des autres les formes extérieures d’une élégante politesse, paraître ensemble au service, au casino et dans tous les établissements possibles, voilà ce qu’on entendait par la camaraderie… Mais que faisait-on du besoin d’intimité des sentiments, de cordialité réciproque et de l’affection qui doit porter chacun à aider son voisin, sans jamais chercher à lui nuire et à lui jouer de mauvais tours ? À ce point de vue, il devenait dérisoire, ce beau mot de « camaraderie », et combien vide de sens !… » La camaraderie n’est qu’une forme de l’esprit de caste, avec ses exigences, ses ostracismes, ses jalousies, ses défiances et ses susceptibilités ombrageuses. — Au fond de toute camaraderie, de toute sociabilité grégaire se trouve un sentiment commun et fondamental : la peur. Peur de l’isolement ; peur du groupe et de ses sanctions ; peur de l’imprévu. Contre cet imprévu, contre les hostilités possibles, un cherche un recours dans le voisin : « on se serre les coudes », suivant l’expression courante qui exprime si bien ce besoin de sociabilité veule et peureuse. Maupassant note cette « jalousie soupçonneuse, contrôleuse, cramponnante des êtres qui se sont rencontrés et qui se croient enchaînés l’un à l’autre[41]… ». Dans un corps de fonctionnaires, ce besoin de sociabilité veule est dominé par la crainte de la délation, de la mauvaise note. Qu’on se rappelle dans le roman de Vergniol : l’Enlisement, les fonctionnaires du chef-lieu fréquentant le cercle bien pensant et bien noté où « la Préfecture aimait à les voir entrer pour les surveiller en bloc. »

L’amitié, sentiment individualiste, ignore ces calculs peureux et ces associations de lâchetés. Dans l’amitié, l’intime pénétration des individualités exclut cette duperie collective, ce mensonge mutuel qui est la loi de toute vie sociale et qui fait que l’individu croit n’être rien sans les autres. Émerson se moque avec raison de cette illusion destructive de l’individualité. « Notre dépendance de l’opinion, dit-il, nous conduit à un respect servile du grand nombre. Les partis politiques se retrouvent à des réunions nombreuses. Plus le concours de monde est grand, — à chaque nouvelle bannière annonçant la société d’une autre ville, le jeune patriote se sent plus fort de ces milliers de têtes et de bras. »

C’est pourquoi ce n’est pas seulement avec la camaraderie, c’est avec toutes les formes de solidarité que l’amitié se trouve en rapport antinomique.

La solidarité est un sentiment anti-individualiste. L’homme qui agit sous l’empire de la solidarité compte pour peu de chose l’individu en tant que tel. Les sentiments solidaristes sont des sentiments anonymes, impersonnels, abstraits, c’est-à-dire que ce ne sont pas des sentiments. Le type de ces pseudo-sentiments, ce sont ces sentiments qui font qu’on ouvre son cœur à une corporation tout entière. Ces sentiments sont le triomphe du poncif, du banal, de l’officiel et du faux. Ce sont les sentiments que peut éprouver un préfet, par exemple, pour une société de gymnastique ou pour une fanfare qu’il est en train de haranguer, pour un comice agricole ou un comité politique qu’il préside ou qu’il reçoit. Tout sentiment qui a pour objet un troupeau humain est forcément superficiel. à fleur d’âme, pour ainsi dire. Il perd en profondeur ce qu’il gagne en étendue.

La solidarité trouve son expression la plus abstraite dans l’amour de l’humanité, dans ce qu’on appelle maintenant d’un mot que la critique de Stirner a vulgarisé : l’humanisme. — L’humanisme s’opposera donc à l’amitié de la même manière et pour les mêmes raisons que la solidarité.

Comme cette dernière, l’humanisme est anti-individualiste. L’humanisme est le culte de l’homme en général, de l’espèce homme. Mais l’humanisme hait l’individu. Il ne le connaît que pour le honnir. On peut appliquer à l’humanisme ce que Stirner dit de l’amour chrétien du Pur-Esprit. « Aimer l’individu humain, en chair et en os, ne serait plus un amour « spirituel », ce serait une trahison envers l’amour « pur ». Ne confondez pas en effet avec l’amour pur cette cordialité qui sert amicalement la main à chacun ; il en est précisément le contraire, il ne se livre en toute sincérité à personne, il n’est qu’une sympathie toute théorique, un intérêt qui s’attache à l’homme en tant qu’homme et non en tant que personne. La personne est indigne de cet amour, parce ce qu’elle est égoïste, qu’elle n’est pas l’Homme, l’idée à laquelle seule peut s’attacher l’intérêt spirituel. Les hommes comme vous et moi ne fournissent à l’amour pur qu’un sujet de critique, de raillerie et de radical mépris ; ils ne sont pour lui, comme pour le prêtre fanatique, que de l’« ordure », et pis encore[42]. » C’est ainsi que l’humanisme spiritualise la sympathie, qu’il la détache de l’individu, en un mot qu’il la désindividualise. L’humanisme est une invasion de l’esprit prêtre sur le terrain du sentiment. C’est une spiritualisation de l’amour. C’est la froideur glaciale du règne de l’Esprit. C’est la dureté de cœur du prêtre ou de la nonne qui n’ont d’affection pour rien, hormis Dieu.

C’est en vertu de ce grand principe de l’humanisme que l’individu en tant que tel est en suspicion et en haine à ces grandes collectivités qui s’érigent en autorité morales supérieures et qui prétendent l’annihiler et l’absorber : la Société, l’État, etc. Elles cherchent à détruire autant que possible les relations privées d’homme à homme, ce que Stirner appelle le libre « commerce » des individus, par opposition à la société. — Autre chose en effet est le libre commerce d’individu à individu, commerce égoïste, soustrait à la réglementation sociale, commerce où les individus n’engagent qu’eux-mêmes, comme ils veulent, quand ils veulent, pour le temps qu’ils veulent ; autre chose est la société, qui est une cristallisation des relations sociales, cristallisation qui fixe l’individu dans une forme géométrique donnée, définitive, immuable, identique pour tous les cristaux intégrants qui sont les membres de l’association. La société s’oppose autant qu’elle le peut au libre commerce des individus. La société ressemble à une prison dans laquelle les prisonniers ne doivent pas communiquer entre eux. « Les prisonniers, dit Stirner, ne peuvent entrer en relations entre eux que comme prisonniers, c’est-à-dire autant seulement que les règlements de la prison l’autorisent ; mais qu’ils commercent d’eux-mêmes, entre eux, c’est ce que la prison ne peut permettre. Au contraire, elle doit veiller à ce que des relations égoïstes, purement personnelles, ne s’établissent. — Que nous exécutions en commun un travail, que nous fassions ensemble manœuvrer une machine, la prison s’y prête bien volontiers. Mais que j’oublie que je suis un prisonnier et que je lie commerce avec toi qui l’oublies aussi, voilà qui met la prison en danger ; il ne faut pas que cela se fasse : il ne faut pas que cela soit permis. »

L’amitié peut être regardée comme le type de ces sentiments spontanés et individuels, de ce libre commerce des « Uniques » dont parle Stirner. « Moi aussi, j’aime les hommes, dit-il, mais je les aime avec la conscience de l’égoïsme. Je les aime parce que l’amour me fait heureux, j’aime parce qu’aimer m’est naturel, me plaît. Je ne suis pas philanthrope comme le Rodolphe des Mystères de Paris, le prince philistin, magnanime et vertueux, qui rêve le supplice des méchants, parce que les méchants le révoltent[43]… »

Les êtres les plus épris d’isolement, les plus repliés sur eux-mêmes, les plus ombrageux, les plus rétifs en face du joug social, ont senti le plus vive-ment l’amitié. Le solitaire Obermann écrit à un ami : « Vous êtes le point où j’aime à me reposer dans l’inquiétude qui m’égare, où j’aime à revenir lorsque j’ai parcouru toutes choses et que je me suis trouvé seul dans le monde[44]. » Plus d’une fois il fait ressortir le contraste entre l’horreur que lui inspire la vie sociale et la douce intimité de l’amitié.

L'égotiste asocial ou antisocial est très capable d’amitié. Autant l’humanisme est froid, sec, indifférent ou hostile à l’individu et aux affections et aux intérêts individuels, autant l’individualisme négateur des entités sociales est affectueux, cordial, amical vis-à-vis des individus. Il ouvre les cœurs à la libre sympathie d’individu à individu qu’il place dans une sphère supérieure aux abstractions humanitaires et aux égards conventionnels de la sociabilité courante.

III. L’IRONIE

L’ironie est une attitude de pensée qui relève à la fois de la psychologie individuelle et de la psychologie sociale. — De la dernière, il est vrai, moins directement que de la première.

Car l’ironie est, par ses origines, un sentiment plutôt individualiste. Elle est telle du moins en ce sens qu’elle requiert certaines dispositions individuelles de nature spéciale et en ce sens aussi qu’elle semble jaillir au fond le plus intime de la personnalité.

Cela est si vrai que l’ironie devient difficilement un sentiment collectif, et on peut remarquer qu’elle n’est guère goûtée, ni même comprise par les foules et par les collectivités. — D’autre part, l’ironie n’est pas non plus un sentiment proprement social par son objet. Car l’ironie peut s’appliquer à d’autres objets et s’exercer sur d’autres thèmes que la vie sociale. On peut ironiser sur soi-même, sur la nature, sur Dieu. L’ironie a devant elle un domaine infini, et on peut dire qu’elle s’étend à la réalité universelle.

Toutefois, comme la société est pour l’homme un milieu nécessaire, incessant et inévitable, il est naturel que ceux qui ont un penchant à l’ironie dirigent de préférence leur regard sur ce qui les touche de plus près, c’est-à-dire sur la société de leurs semblables. C’est sur la vie sociale, sur ses travers, ses ridicules, ses contradictions, ses étrangetés et ses anomalies de toute sorte, que s’est exercée de tout temps la verve des grands ironistes. On pourrait trouver chez les observateurs, les théoriciens et les peintres de la vie sociale toutes les formes et toutes les nuances de l’ironie : soit l’ironie misanthropique et méchante d’un Swift, soit l’ironie scientifique et métaphysique d’un Proudhon, soit l’ironie tempérée de sourire et d’indulgence d’un Thackeray ou d’un Anatole France.

Dans ce milieu complexe, ondoyant, déconcertant et menteur qu’est le monde social, l’ironie se déploie comme sur sa terre d’élection.

Elle est une des principales attitudes possibles de l’individu devant la société ; elle est en tous cas une des plus intéressantes. Elle voisine avec d’autres attitudes de pensée qui lui ressemblent sans se confondre avec elle : scepticisme social, pessimisme social, dilettantisme social ou disposition à envisager et à traiter la vie sociale comme un jeu ; comme un spectacle tragique ou comique, comme un mirage amusant, troublant et décevant, dont on jouit esthétiquement sans le prendre au sérieux.

C’est comme attitude de l’individu devant la société que l’ironie intéresse le psychologue social. Il importe toutefois, avant d’examiner les causes sociales de l’ironie ou les applications qu’on en peut faire au spectacle de la société, de dire un mot des conditions psychologiques générales qui l’engendrent ou qui la déterminent.

Si l’on cherche le principe générateur de l’ironie, il semble qu’on le rencontre dans une sorte de dualisme qui peut revêtir différentes formes et donner lieu à diverses antinomies. C’est tantôt le dualisme de la pensée et de l’action ; tantôt celui de l’idéal et du réel ; tantôt celui de l’intelligence et du sentiment ; tantôt celui de la pensée abstraite et de l’intuition.

Ce dernier dualisme forme, comme on sait, d’après Schopenhauer, le fond même de l’explication du ridicule. — On sait que, suivant Schopenhauer, ce qui provoque le rire, c’est une incompatibilité inattendue entre l’idée préconçue (abstraite) que nous nous faisons d’une chose et l’aspect réel que nous montre soudain cette chose et qui ne répond nullement à l’idée que nous nous en étions faite. — Le problème de l’ironie reçoit quelque lumière de cette explication du rire. « Quand un autre rit de ce que nous faisons ou disons sérieusement, nous en sommes vivement blessés, parce que ce rire implique qu’entre nos concepts et la réalité objective il y a un désaccord formidable. C’est pour la même raison que l’épithète « ridicule » est offensante. Le rire ironique proprement dit semble annoncer triomphalement à l’adversaire vaincu combien les concepts qu’il avait caressés sont en contradiction avec la réalité qui se révèle maintenant à lui. Le rire amer qui nous échappe à nous-mêmes quand nous est dévoilée une vérité terrible qui met à néant nos espérances les mieux fondées est la vive expression du désaccord que nous reconnaissons à ce moment entre les pensées que nous avait inspirées une sotte confiance aux hommes ou à la fortune et la réalité qui est là devant nous[45]. »

Ainsi le rire et l’ironie auraient une même source. Mais d’où vient que le rire est gai, tandis que l’ironie est plutôt douloureuse ? Schopenhauer a bien expliqué la raison de l’élément de gaîté inclus dans le rire ; mais il n’a pas insisté sur l’élément de douleur et même d’angoisse qui se glisse souvent dans l’ironie. « En général, dit Schopenhauer, le rire est un état plaisant. L’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir, et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ; car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas besoin d’une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause que la pensée, avec ses concepts abstraits, ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété des nuances de l’intuition. C’est ce triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l’intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d’effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c’est la deuxième puissance du connaître ; l’exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s’opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car, résumant le passé, anticipant l’avenir, pleins d’enseignement sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tous heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à en devenir importune. Et il est naturel que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie[46]. »

L’explication de Schopenhauer est exacte, mais incomplète en ce qui concerne l’ironie.

Ce qui fait la gaîté du rire, dit Schopenhauer, c’est la revanche de l’intuition sur la notion abstraite.

Mais l’ironie qui renferme quelque chose de douloureux n’est-elle pas caractérisée par la même défaite de la notion ? — Sans doute, et c’est là précisément ce qui la rend douloureuse. Mais il importe d’en bien marquer la raison, qui, selon nous, est la suivante : en tant qu’êtres pensants, la défaite de la pensée, de la raison, nous est pénible. Nous ne pouvons, quoique nous en ayons, nous dépouiller de notre raison, et nous ne pouvons, sans inquiétude et sans souffrance, la voir convaincue de fausseté et de myopie. De plus, notre raison est, par essence, optimiste : naïvement optimiste, confiante en elle--même et dans la vie. Il nous est cruel de voir cet optimisme brutalement démenti par les argumenta basculinade l’expérience ; et c’est là la source de l’élément d’inquiétude et de tristesse qui entre dans l’ironie, dans celle du moins qui s’applique à nous-mêmes et à notre propre sort. — Ajoutons que la raison n’a pas seulement un usage théorique ; elle a un usage pratique ; elle nous sert d’arme dans la lutte pour la vie, et il est inquiétant pour nous de reconnaître que cette arme est d’une mauvaise trempe et sujette à se fausser. — On voit que la source de l’ironie est, comme celle du rire, dans cette dualité de notre nature. Elle provient de ce que nous sommes à la fois des êtres intuitifs qui sentent et des êtres intelligents qui raisonnent. Nous prenons pied alternativement et suivant l’heure, dans chacune de ces deux parties de notre nature, ce qui nous invite alternativement et suivant le point de vue à fêter la défaite de notre raison (comme dans le rire) ou de contempler cette défaite avec angoisse (comme dans l’ironie). Car, au fond, quand nous fêtons la défaite de la raison, c’est la défaite de nous-mêmes que nous fêtons. Et c’est pourquoi l’ironie, qui est proche parente de la tristesse et qui renferme quelque chose de douloureux et de tragique, est un sentiment plus profond et plus conforme à notre nature que le rire. Ce dernier se teinte lui-même de mélancolie et devient le rire amer dont parle Schopenhauer quand il se moque de notre propre détresse. — Quant à la distinction faite par Schopenhauer entre l’ironie et l’humour, l’une objective (tournée contre autrui), l’autre (l’humour) appliqué à soi-même, nous la croyons simplement verbale. La vérité est que l’ironie peut s’appliquer à soi-même aussi bien qu’à autrui. L’ironie de H. Heine est un jeu perpétuel de sa propre détresse. L ’exemple le plus parfait de cette ironie sur soi-même est le passage célèbre où l’auteur de l’Intermezzo raconte comment, autrefois, dans sa période de belle santé, il s’était cru Dieu ; mais comment aujourd’hui, sur son lit de maladie et de souffrance, il ne se divinise plus du tout, mais il fait au contraire amende honorable à Dieu et a grand besoin « d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui il puisse adresser ses gémissements et ses lamentations pendant la nuit, quand sa femme est couchée ».

Le conflit entre la notion abstraite et l’intuition n’est qu’un des aspects du dualisme dans lequel l’ironie prend sa racine. Le dédoublement de la pensée et de l’action, de l’idéal et du réel, tient de près au précédent et n’est pas moins mystérieux ni moins troublant. N’est-ce pas, en effet, une étrange condition que celle d’un être qui est capable de se dédoubler en acteur et en spectateur dans le drame de la vie, qui s’élance vers les hauteurs de l’idéal pour retomber l’instant d’après dans les servitudes et les petitesses de la vie réelle ? Ce sont ces « contrariétés » de notre nature qui avaient conduit Pascal à installer un ironisme transcendant au cœur de la philosophie. Amiel voit aussi dans ce dédoublement, dans cette Doppelgängerei, une source d’ironie. « Mon privilège, dit-il, c’est d’assister au drame de ma vie, d’avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d’avoir le secret du tragi-comique, c’est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d’outre-tombe dans l’existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu’ils ne savent pas. C’est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m’oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement et m’avertit que je m’émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. — Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l’exprimer quelque part. C’est une Doppelgängerei tout allemande et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Germanie. Il y a comme une dégradation, une déchéance gnostique à replier ses ailes et à rentrer dans sa coque grossière de simple particulier[47]. »

Mais la source la plus fréquente de l’ironie est peut-être la dissociation qui s’établit dans une âme entre l’intelligence et la sensibilité. Les âmes qui sont capables d’une telle dissociation sont celles où domine une intelligence très vive, étroitement unie à la sensibilité. « Toutes les intelligences originales, dit M. Remy de Gourmont, sont ainsi faites ; elles sont l’expression, la floraison d’une physiologie. Mais, à force de vivre, on acquiert la faculté de dissocier son intelligence de sa sensibilité : cela arrive, tôt ou tard, par l’acquisition d’une faculté nouvelle, indispensable, quoique dangereuse, le scepticisme[48]. » — C’est parmi les sentimentaux que se recrutent les ironistes. Ils cherchent à se libérer de leur sentimentalisme et comme outil emploient l’ironie. Mais le sentimentalisme résiste et laisse percer le bout de l’oreille à travers l’intention ironiste. D’autres se complaisent dans leur sentimentalisme ; ils le chérissent et ne voudraient, pour rien au monde, arracher et rejeter loin d’eux la fleur délicate du sentiment. Chez ceux-là l’ironie sert de voile au sentiment. Elle est une pudeur de la passion, de la tendresse ou du regret. – Il y a une jouissance d’une espèce particulière dans ces états complexes d’une sensibilité passionnée qui se moque ou fait semblant de se moquer d’elle-même. Il y a là aussi une source d’inspiration à laquelle ont puisé les grands artistes de la Douleur, un Heine par exemple. L’ironie peut avoir ainsi un double aspect selon que domine en elle l’une ou l’autre des deux puissances en lutte : l’intelligence ou la sensibilité. L’ironie est la fille passionnée de la douleur ; mais elle est aussi la fille altière de la froide intelligence. Elle unit en elle deux climats opposés de l’âme. Heine la compare à du champagne glacé, parce que, sous son apparence glaciale, elle recèle l’essence la plus brûlante et la plus capiteuse.

Ce n’est pas seulement entre l’intelligence et la sensibilité que peuvent surgir ces conflits qui engendrent l’ironie. Il peut aussi se produire des déchirements au sein de la sensibilité elle-même entre plusieurs instincts opposés. L’évolution de la vie est une lutte perpétuelle entre nos instincts. En nous voisinent des aspirations, des sympathies et des antipathies, des amours et des haines qui cherchent à s’étouffer. En particulier, l’instinct individualiste cherche à tuer en nous l’instinct social, et vice versa. Vous êtes dans un de ces moments où le contact avec les hérissons humains dont parle Schopenhauer vous replie sur vous-même. Votre bonne volonté d’animal social s’est butée à pas mal de sottises, de vilenies grégaires, et l’instinct de solitude se met à parler en vous plus haut que l’instinct social. Vous vous retranchez dans un altier stoïcisme individualiste ; vous élevez une barrière entre la société de vos semblables et vous ; vous fermez les yeux, vous bouchez les oreilles au monde social comme Descartes faisait pour le monde sensible ; vous opposez un halte-là impérieux aux suggestions ambiantes, et vous dites comme le personnage du poète : « Moi seul et c’est assez ». Mais au même moment une vague mystérieuse de sympathie humaine monte en vous, un écho d’anciennes paroles de pitié. Vous vous souvenez d’avoir, vous aussi, sucé le lait de la tendresse humaine, et un besoin de serrer une main amie, d’entendre des paroles fraternelles, vous rend amère votre solitude volontaire. — A quoi cela aboutit-il ? A un compromis assez piteux entre les deux instincts en lutte, compromis que Maupassant a bien exprimé : « Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s’agite son cœur, où se débat sa pensée, va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n’être plus seul. Il semble dire, dès qu’il a serré les mains : « Maintenant, vous m’appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps. » Et voilà pourquoi tant de gens croient s’aimer qui s’ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu’ils aiment, pour n’être plus seuls ; qu’ils aiment d’amitié, de tendresse, mais qu’ils aiment pour toujours… Et de cette hâte à s’unir naissent tant de méprises, d’erreurs et de drames. Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes[49]. » — Comment le philosophe ne verra-t-il pas un nouveau thème d’ironie dans la bataille que se livrent en nous l’instinct de sociabilité et l’instinct d’égotisme, et dans le misérable et précaire compromis qui s’institue entre eux et qui constitue la trame de notre vie ?

De quelque côté qu’on se tourne, on reconnaît que la muse des contrastes est le véritable musagète de l’ironie. Une intelligence ironiste n’est jamais une intelligence simpliste. Elle est forcément une intelligence dualiste, bilatérale, dominée par cette Doppelgängerei dont parle Amiel. Elle pose des thèses et des antithèses autour desquelles se joue le génie énigmatique de l’ironie. Elle déplace à volonté son centre de gravité et par là même son centre de perspective. C’est pourquoi l’ironie est légère et ailée comme la fantaisie.

On voit à présent quel est le principe métaphysique de l’ironie. Il réside dans les contradictions de notre nature et aussi dans les contradictions de l’univers ou de Dieu. L’attitude ironiste implique qu’il existe dans les choses un fond de contradiction, c’est-à-dire au point de vue de notre raison, un fond d’absurdité fondamental et irrémédiable. Cela revient à dire que le principe de l’ironie n’est autre que le pessimisme. C’est une conception essentielle-ment pessimiste que celle de cette Loi d’Ironie que plusieurs penseurs de notre temps ont formulée presque dans les mêmes termes et sans s’être donné le mot. Nous la trouvons chez Ed. de Hartmann. « C’est une remarque triviale, dit-il, que l’homme le plus prévoyant est incapable de calculer la portée de ses actes. Une fois que la flèche a quitté l’arc, que la balle a quitté le fusil, que la pierre a quitté la main qui l’a lancée, elles appartiennent au diable, comme le dit le proverbe… » Plus loin Hartmann parle de « cette loi historique générale qui veut que les hommes sachent rarement obscurément les buts auxquels ils tendent et que ces buts se transforment entre leurs mains en fins toutes différentes. Cela peut être appelé l’ironie de la nature et n’est qu’une suite des ruses de l’idée inconsciente[50]. » — Amiel insiste à diverses reprises sur la même pensée : « Chemin faisant, dit-il, vu de nouvelles applications de ma loi d’ironie. Chaque époque a deux aspirations contradictoires, qui se repoussent logiquement et s’associent de fait. Ainsi, au siècle dernier, le matérialisme philosophique était partisan de la liberté. Maintenant les darwiniens sont égalitaires, tandis que le darwinisme prouve le droit du plus fort. L’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contresens en action, des paralogismes animés et ambulants. L’accord avec soi-même serait la paix, le repos et peut-être l’immobilité. La presque universalité des humains ne conçoit l’activité et ne la pratique que sous la forme de la guerre, guerre intérieure de la concurrence vitale, guerre extérieure et sanglante des nations, guerre enfin avec soi-même. La vie est donc un éternel combat, qui veut ce qu’il ne veut pas et ne veut pas ce qu’il veut. De là ce que j’appelle la loi d’ironie, c’est-à-dire la duperie inconsciente, la réfutation de soi par soi-même, la réalisation concrète de l’absurde[51]. »

M. Jules de Gaultier a retrouvé de son côté et sans l’emprunter aux penseurs précédents, cette loi d’ironie dont il a fait un usage important dans une philosophie qui, si elle n’est pas pessimiste, se présente du moins comme nettement hostile au béat rationalisme optimiste, qui fait de la logique humaine la norme et la mesure des choses[52].

L’ironisme social n’est qu’un cas particulier de l’ironisme métaphysique dont on vient d’énoncer la formule. C’est sur le terrain social que la loi d’ironie trouve ses plus notables applications. La source de l’ironisme social réside ici encore dans les contradictions dont fourmille le spectacle des idées, des croyances, des usages, des mœurs en vigueur parmi les hommes, soit à des époques différentes, soit à la même époque de l’évolution humaine. La loi d’ironie fonctionne, d’après Amiel, dans le champ de l’histoire d’une manière inlassable. L’esprit pénétrant, ondoyant, inquiet et paradoxal de Proudhon découvre partout des antinomies sociales irréductibles. Il se joue au milieu des contradictions comme dans son élément propre, se délectant au choc des idées, faisant saillir l’antinomie des choses, pour déconcerter le lecteur et l’accabler sous l’idée opprimante qu’une divinité cruelle se fait un jeu de regarder sa créature se débattre au milieu des contra-dictions où elle l’a jetée.

Mais il y a une antinomie sociale qui prime et résume les autres. C’est l’antinomie qui se pose sur les terrains divers de l’activité humaine entre les aspirations et les exigences de l’individu d’une part, et d’autre part les aspirations et les exigences de la société. Si cette antinomie est réelle, c’en est fait des prétentions dogmatiques du rationalisme et de l’optimisme social ; c’est le pessimisme et l’ironisme social qui est le vrai. Un personnage romantique du roman de Sainte-Beuve : Volupté, M. de Couaen, exprimait déjà cette loi d’ironie sociale : « Il y a une loi, probablement un ordre absolu sur nos têtes, quelque horloge vigilante et infaillible des astres et des mondes. Mais, pour nous autres hommes, ces lointains accords sont comme s’ils n’étaient pas. L’ouragan qui souffle sur nos plages peut faire à merveille dans une harmonie plus haute ; mais le grain de sable qui tournoie, s’il a la pensée, doit croire au chaos… Les destinées des hommes ne répondent point à leur énergie d’âme. Au fond, cette énergie est tout dans chacun ; rien ne se fait ou ne se tente sans elle ; mais entre elle et le développement où elle aspire, il y a l’intervalle aride, le règne des choses, le hasard des lieux et des rencontres. S’il est un effet général que l’humanité en masse doive accomplir par rapport à l’ensemble de la loi éternelle, je m’en inquiète peu. Les individus ignorent quel est cet effet : ils y concourent à l’aveugle, l’un en tombant comme l’autre en marchant. Nul ne peut dire qu’il ait plus fait que son voisin pour y aider. Il y a une telle infinité d’individus et de coups de dés humains qui conviennent à ce but en se compensant diversement, que la fin s’accomplit sous toutes les contradictions apparentes ; le phénomène ment perpétuellement à la loi ; le monde va et l’homme pâtit ; l’espèce chemine et les individus sont broyés[53]. »

Cette façon énergique d’opposer la destinée de l’ensemble à la destinée des individus contient en germe tout le pessimisme et tout l’ironisme social.

On le voit, la philosophie de l’ironie se résout en un nihilisme métaphysique et social, qui pourrait prendre pour devise ce vers d’Amiel :

Le néant peut seul bien cacher l’infini.

La nature et la société ne sont qu’un tissu de contradictions et d’illusions. Notre moi n’échappe pas à l’universelle loi d’ironie ; il est lui-même, à ses propres yeux, une perpétuelle contradiction et une perpétuelle illusion. Il se rit de lui-même, de sa propre incertitude et de son propre néant.

C’est ici qu’apparaît la différence qu’il faut marquer entre l’ironie et le cynisme.

Le cynisme est un égotisme transcendant. L’égoïsme, l’égoïsme porté à l’absolu est, comme l’a très bien montré M. le Dr Tardieu[54], le principe métaphysique du cynisme. Le cynique ne prend rien au sérieux, si ce n’est toutefois son propre moi, son propre égoïsme. Ce dernier n’est pas pour lui une illusion, mais une réalité, la réalité par excellence, la seule réalité. Devant la ruine de tout le reste, le cynique a sur les lèvres le salut triomphant de Stirner : Bonjour, Moi ! L’ironiste, lui, ne prend pas son moi plus au sérieux que tout le reste. Il y a une ironie envers soi-même aussi sincère et aussi profonde, sinon davantage, que celle qui s’adresse à autrui et au monde. L’ironie recouvre un fond d’agnosticisme, une hésitation douloureuse et résignée, un inquiet pourquoi sur le fond des choses ; le doute même qu’il existe un fond des choses ; la question d ’Hamlet : Etre ou ne pas être ? Le cynisme est un état d’âme tranchant et simpliste. Il est une forme grossière du sentiment de l’absolu. L’ironisme est un état d’âme nuancé. Par le dédoublement, la Doppelgängerei qu’il implique, il est une forme du sentiment du relatif.

Le cynisme est la pente des natures vulgaires. Suivant la remarque du Dr Tardieu, il est le fait des sensuels, des égoïstes, des méchants, des ambitieux effrénés ou déçus, des lâches, des âmes de valets. Julien Sorel est un cynique plutôt qu’un ironiste. Le cynisme est une quintessence d’égoïsme qui suppose un manque de noblesse d’âme. L’ironie suppose une intelligence fine et nuancée, une grande délicatesse sentimentale, un raffinement de la sensibilité qui ne se rencontrent pas chez les êtres vulgairement et platement égoïstes.

Par là aussi l’ironie se distingue du rire. Le rire est vulgaire, plébéien. D’après Nietzsche, aucun geste de l’animal n’égale la vulgarité du rire humain. Cette observation est très juste. Il faut avoir vu le rire de certains hommes. — Le rire est grégaire, bestial. Il est le ricanement heureux des imbéciles triomphant de l’intelligence par un accident et un hasard. Le rire est l’arme des lâches coalitions grégaires. Le ridicule est une brimade sociale contre celui qui se trouve en contravention avec un préjugé et qui est jeté, par là même, en marge du troupeau. Ce qui fait l’infériorité intellectuelle du rire, c’est qu’il est toujours une manifestation sociale. L’ironie est au contraire un état d’âme individuel. Elle est la fleur de désillusion, la fleur funéraire qui fleurit dans le recueillement solitaire du moi.

Le contraire de l’ironie, c’est le sérieux, le pectus, comme dit Amiel. Toutefois cela n’est vrai qu’en partie. Car l’ironie profondément sentie et intellectuellement motivée a elle-même quelque chose de sérieux et même de tragique. Cela est si vrai que les âmes les plus sérieuses, les plus passionnées — la passion est toujours sérieuse — sont aussi les plus enclines à l’ironie, quand les circonstances les y portent. Amiel en est lui-même un exemple. Il a compris admirablement la double nature du sérieux et de l’ironie, tout en donnant la préférence au premier. « La raison, dit-il, pour laquelle l’ironie à perpétuité nous repousse, c’est qu’elle manque de deux choses : d’humanité et de sérieux. Elle est un orgueil, puisqu’elle se met au-dessus des autres… Bref on traverse les livres ironiques, on ne s’attache qu’à ceux où il y a du pectus[55]. »

L’espèce de gens à qui l’ironie est antipathique éclaire aussi sa nature. Ce sont les femmes et le peuple. Le peuple ne comprend pas l’ironie ; la femme non plus. Le peuple voit sous l’ironie un orgueil de l’intelligence, une insulte à Caliban. Quant à la femme, elle est peuple par son incompréhension et par son mépris de l’intelligence. Le paradoxe de Schopenhauer reste vrai. La femme est surtout une physiologie et une sensibilité, non un cerveau. L’ironie, attitude de cérébral en qui s’affirme le primat de l’intelligence sur le sentiment, lui est suspecte et antipathique. La femme est et reste un être passionné dans sa chair et dans ses nerfs. Or l’ironie glace la passion ; elle est le sourire méphistophélique qui se joue autour de la divinité qui reste le vrai culte de la femme : l’amour.

Ce qui vient d’être dit nous permet de résumer en quelques traits les caractères psychologiques de l’ironie.

Comme nous l’avons dit, l’ironie est une attitude essentiellement pessimiste. L’ironie se fait jour chez ceux en qui s’affirme le sentiment profond des désharmonies cachées sous les harmonies superficielles, dont une certaine philosophie optimiste décore les avenues et les façades de la vie et de la société. Le véritable ironiste est celui qui n’a pas seulement de ces désharmonies une vue théorique et abstraite, mais une expérience directe et une intuition personnelle. Il faut posséder, pour devenir un ironiste, la faculté de s’étonner. L’homme qui ne s’étonne pas, qui n’est pas saisi devant ce qui est plat, vulgaire et bête, de cette stupéfaction douloureuse dont parle Schopenhauer et dont il fait le musagète de la philosophie, celui-là ne sera jamais un ironiste. Un Thackeray, un Anatole France ont évidemment éprouvé devant la vanité et la sottise de leurs contemporains cette petite secousse de stupéfaction qui vous traverse comme une commotion électrique ; sinon ils n’auraient pas écrit ces chefs-d’œuvre d’ironie légère, souriante et cinglante : le Livre des Snobs et les Histoires contemporaines.

L’ironie est souvent provoquée par un heurt brusque de la conscience individuelle et de la conscience sociale, par la vision subite de ce qu’il y a de stupidement et d’impudemment mensonger dans les simulacres sociaux. L’individu trouve alors que ces simulacres ne valent pas qu’on les discute sérieusement et que tout ce qui leur convient est le sourire de l’ironie.

L’ironie est donc un sentiment individualiste et, jusqu’à un certain point, antisocial. Car, par son sourire méphistophélique, l’ironiste annonce qu’il s’est retiré de la scène du monde, qu’il est devenu un pur contemplateur et que là, dans les templa serena de la pure et immaculée connaissance, il se rit des entraves sociales, des conventions, des rites et des momeries de tout genre qui, comme autant de fils, font mouvoir les marionnettes de la comédie sociale. Antisocial, l’ironiste l’est encore par son dédain de ces préjugés qu’on décore du nom de principes. Il se rit du philistin, de l’homme « aux préjugés immuables » d’Ibsen ; et réciproquement il est lui-même en horreur au philistin, c’est-à-dire à l’être social par excellence. Cette attitude est admirablement décrite dans Adolphe : « J’avais contracté une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde… Je me donnai, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. On eut dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules je trahissais une confiance qu’ils m’avaient faite ; on eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence ; je n’avais point conscience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière, j’en trouvais à les observer et à les décrire, et ce qu’ils appelaient une perfidie me paraissait un dédommagement très innocent et très légitime[56]. »

Attitude essentiellement intellectuelle, l’ironie est par là même une attitude aristocratique. L’ironiste a conscience d’être placé à un point de vue supérieur d’où il plane très haut au-dessus des intérêts et des soucis dont le grouillement compose la vie sociale. L’ironiste est l’aristocrate de l’intelligence, comme le philistin en est le roturier ou le bourgeois.

Psychologiquement, une des sources de l’ironie est l’orgueil, cet orgueil qu’Amiel a appelé chez Chateaubriand « le mépris d’un géant pour un monde nain ». Le mépris, quoi qu’on ait pu dire, est une grande vertu intellectuelle et esthétique. Savoir mépriser est une grande force et une grande supériorité, tout comme savoir admirer. D’ailleurs les deux vont de pair.

Par son aspect individualiste, pessimiste et aristocratique, l’ironie apparaît comme un sentiment essentiellement romantique. L’ironie est un romantisme de la pensée et du sentiment. Un des principaux penseurs romantiques, Frédéric Schlegel, s’est érigé en théoricien de l’ironie. On sait que ce philosophe a entendu la liberté absolue de Fichte, c’est-à-dire le suprême désintéressement, le dépouillement absolu du moi, dans le sens d’un dilettantisme esthétique, d’un ironisme détaché de tous les devoirs, qui annonce déjà l’immoralisme de Nietzsche.

Les héros romantiques : un Adolphe, un M. de Couaen, un M. de Camors, sont des ironistes pessimistes et immoralistes, sérieux toutefois et de portée vraiment philosophique, sans rien de l’emphase mélodramatique des fantoches de Hugo. Les époques classiques sont peu enclines à l’ironie. Le naturalisme qui représente un art populaire et philistin ne l’est pas davantage. L’ironisme semble donc rester un trait caractéristique de l’art et de la pensée romantiques.

Sur le terrain philosophique, l’ironisme est, cela va de soi, directement opposé à ce rationalisme, que Schopenhauer appelait philistinisme hégélien, qui croit à la vertu de l’idée et qui attend de l’avenir le règne de la Logique dans le monde. Au regard de ce rationalisme humanitaire et moralisant, l’ironie est chose foncièrement immorale. En effet, le but politique et social de ce rationalisme est de former par l’éducation des âmes nullement douteuses, nullement nuancées, nullement ironistes ou sceptiques, mais au contraire des âmes tout d’une pièce, foncièrement dogmatiques et philistines, toutes prêtes à entrer dans les cadres des majorités compactes. Contrairement à ce rationalisme, l’ironisme est dominé par le sentiment de ce qu’il y a de contingent, de hasardeux, d’alogique dans l’évolution humaine, par l’idée de la faillibilité de la raison ratiocinante à prétentions dogmatiques. A cette raison, l’ironisme oppose ce que Nietzsche appelle la « grande raison », c’est-à-dire le dictamen de la physiologie, le vœu du tempérament individuel, où plongent les humbles origines de nos idées les plus éthérées et de nos certitudes les plus rationalistes et qui se fait un jeu, au moment où nous nous y attendons le moins, de contrecarrer notre sagesse orgueilleuse.

L’ironie représente, comme on le voit, l’antithèse de l’attitude rationaliste. Elles est différente également de l’attitude critique, qui, comme l’a montré Stirner, n’est qu’une variété de rationalisme. Elle est une attitude essentiellement esthétique. L’ironie, en effet, ne se propose aucun but étranger à elle-même, nila vérité, ni le bonheur de l’humanité ; elle a sa propre finalité en elle-même. Elle relève de ce que Nietzsche appelle la pure et immaculée connaissance.

Le rôle du vouloir-vivre y est réduit à son minimum. Même là où il subsiste, il cède le pas à l’intelligence contemplative, éclairée sur la vanité des choses et sur sa propre vanité.

La proportion variable de vouloir-vivre et d’intelligence contemplative qui entrent dans l’ironie peut servir à distinguer deux variétés d’ironie : l’ironie intellectuelle et l’ironie sentimentale ou, si l’on veut, émotionnelle.

L’ironie intellectuelle est celle qui procède ou semble procéder de la seule intelligence contemplative, froide et impassible comme elle. Cette ironie a sans doute ses racines lointaines dans le vouloir-vivre, dans quelque disposition native ou dans quelque expérience sentimentale, quelque passion ou quelque désillusion ; mais elle semble actuellement vidée de tout contenu émotionnel ou passionnel et parvenue à l’impassibilité absolue, au détachement complet de la réalité. Telle est l’ironie de Flaubert dans Bouvard et Péruchet. Chez cet artiste, le détachement du fond a pour contrepartie le culte —porté à l’absolu — de la forme, et fait ainsi triompher l’élément intellectuel. Le Dr Noir du Stello, de Vigny, semble aussi représenter le pur ironisme intellectuel.

L’ironie sentimentale ou émotionnelle est celle où domine et transparaît la passion : tantôt une passion contenue et voilée de mélancolie comme chez Heine, tantôt une passion violente et indomptée qui se manifeste comme chez Swift (ambition déçue) par une verve indignée et vengeresse.

A un autre point de vue, on pourrait distinguer peut-être une ironie spontanée, inconsciente, et une ironie réfléchie, consciente. Cette dernière est la seule, à vrai dire, qui semble au premier abord mériter le nom d’ironie. Car ce qui caractérise l’ironie, c’est une intellectualité très lucide, très consciente des choses et d’elle-même. Toutefois n’oublions pas que le trait essentiel de l’ironie se trouve dans cette dualité de pensée que nous avons dite, dans cette Doppelgängerei qui scinde l’être conscient en deux parties, qui le brise, le désagrège, le rend multiple et inconsistant à ses propres yeux. Or cette dualité peut exister chez un être humain à l’état spontané et latent avant de passer à l’état de pleine conscience. M. A. Gide a donné, dans son roman l’Immoraliste, une curieuse peinture d’un cas pathologique d’une âme en voie de désagrégation ou plutôt en voie de transformation et de mutation, qui se joue d’elle-même de ce qu’elle est et de ce qu’elle possède ; qui détruit peu à peu tout ce qui fait sa vie, par une sorte d’ironisme en action qu’elle pratique inconsciemment.

Signalons enfin une dernière distinction possible entre les variétés de l’ironie. On pourrait distinguer de l’ironie proprement dite, qui est un état d’intelligence et de sensibilité, une sorte d’ironisme pratique qui consiste à ériger l’ironie en méthode de vie, à porter l’ironie dans la vie courante et dans ses rapports avec les hommes. Un écrivain belge, M. Léon Wéry, définit ainsi l’ironie comme méthode de vie : « La vie en ironie accentue et parfait l’esthétisme de l’ironie latente. Elle réalise une vivante œuvre d’art. Elle joue, non plus avec des pensées pures, mais avec les chairs et les os qui donnent un corps aux pensées. L’ironiste devient un dramaturge de la vie même[57]. » Mais, suivant nous, l’ironie ainsi entendue se confond plutôt avec ce cynisme dont Julien Sorel reste le type. L’ironie est essentiellement une attitude contemplative ; elle recouvre un fond philosophique : le pessimisme. Hamlet en reste le type.

Il resterait à apprécier l’ironie et à indiquer son rôle possible dans la phase intellectuelle et morale que nous traversons. Les avis sont naturellement très partagés. Les intelligences vives, nuancées, multilatérales, sont enclines à regarder le simplisme de l’esprit comme une infériorité intellectuelle et reconnaissent à l’ironie une haute valeur intellectuelle et esthétique. On connaît la page éloquente que Proudhon consacre à l’ironie à la fin de ses Confessions d’un révolutionnaire : « La liberté, comme la raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois plus près de la raison et de la liberté que l’anachorète qui prie, où le philosophe qui argumente… Ironie ! vraie liberté, c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même. Douce ironie ! Toi seule est pure, chaste et discrète…[58]. » Stirner célèbre la liberté absolue de l’ironiste, c’est-à-dire du propriétaire de ses pensées. « Propriétaire des pensées, je protégerai sans doute ma propriété sous mon bouclier, juste comme propriétaire des choses, je ne laisse pas chacun y porter la main ; mais c’est en souriant que j’accueillerai l’issue du combat, c’est en souriant que je déposerai mon bouclier sur le cadavre de mes pensées et de ma foi, et en souriant que, vaincu, je triompherai. C’est là justement qu’est l’humour de la chose[59]. » M. Remy de Gourmont dit de son côté : « Il n’est rien de durable sans l’ironie : tous les romans de jadis qui se relisent encore, le Satyricon et le Don Quichotte, l’Ane d’or et Pantagruel, se sont conservés dans le sel de l’ironie. Ironie ou poésie, hors de là tout est fadeur et platitude[60]. »

Par contre, les esprits simplistes et dogmatiques ont l’ironie en abomination. Beaucoup la regardent, ainsi que le pessimisme, son compagnon, comme une tare intellectuelle. Nous sommes trop portés, en effet, à qualifier de morbides les manières de sentir ou de penser que nous ne pratiquons pas. Aux yeux du rationaliste, du dogmatique et de l’optimiste, l’ironiste est, comme le pessimiste, un aigri, un ambitieux ou un sentimental déçu, ou encore c’est un malade, un neurasthénique. Cela est commode ; mais cela ne dit rien et ne prouve rien.

Employer le même mode de réfutation vis-à-vis des dogmatiques et des optimistes, leur reprocher leur bonne santé ou leur réussite relative dans la vie ou telles autres conditions ou circonstances génératrices d’optimisme, serait également vain. D’ailleurs, on peut constater aussi qu’il y a parfois des gens bien portants et favorisés du sort qui sont pessimistes et ironistes, et d’autres, de santé ou de fortune médiocres, qui sont résolument optimistes, et c’est là sans doute encore une application de la loi d’ironie.

Tout ce qu’on peut faire, c’est constater l’existence de ces catégories différentes d’intelligences sans se prononcer sur la valeur des métaphysiques qu’elles inventent. Disons seulement qu’en notre temps de dogmatisme social et moral à outrance, d’évangélisme et de moralisme sous toutes les formes, l’ironie joue le rôle d’un utile contrepoids et qu’elle doit être la bienvenue auprès des intelligences qui s’efforcent d’être désintéressées.

IV. DEUX TYPES D’IMMORALISME

Quand on examine d’un peu près les penseurs généralement considérés comme immoralistes, on remarque qu’il est possible de distinguer deux façons d’être immoraliste.

Pour faire cette distinction, nous nous placerons au point de vue de la manière dont les immoralistes ont conçu l’influence de la morale sur la conduite humaine. — Une première façon d’être immoraliste consiste à soutenir que cette influence est très faible, qu’elle est négligeable ou même tout à fait nulle. —Une seconde façon d’être immoraliste consiste à attribuer à la morale une forte emprise sur les âmes, une influence notable sur la conduite et sur la vie, mais à soutenir en même temps que cette influence est néfaste, tyrannique et odieuse, à se révolter contre elle et à la secouer furieusement comme un joug insupportable. — Dans le premier cas, on insiste sur l’impuissance, l’inanité et comme l’irréalité de la morale ; dans le second, on insiste sur ses méfaits. Dans le premier cas on traite la morale par le dédain, comme une quantité négligeable ; dans le second, on la traite par l’exorcisme, comme un démon puissant et malfaisant qui obsède et tourmente l’humanité.

Il est clair que ces deux façons d’entendre l’immoralisme sont contradictoires entre elles. Car, si la morale est impuissante, indifférente et inoffensive, il est vain et ridicule de fulminer contre elle.

Nous allons essayer de caractériser ces deux types d’immoralisme ; de voir à quelle sorte de sensibilité et d’intellectualité ils correspondent et aussi quelle vérité relative ils peuvent contenir.

La définition que nous avons donnée de l’immoralisme du premier genre est une définition très générale et par suite un peu vague. Elle se précisera par l’exposé des conceptions particulières qui rentrent sous cette rubrique.

Le père de l’immoralisme entendu dans le premier sens est le philosophe français Bayle, qui, dès 1862, dans ses Pensées sur la Comète et dans la Critique générale de l’Histoire du Calvinisme du père Maimbourg, soutient cette thèse que la morale n’a qu’une influence insignifiante sur la conduite de l’individu ; que celui-ci fait toujours en fin de compte ce que son tempérament lui commande. On trouve à la table des matières des Pensées diverses sur la Comète des articles comme celui-ci : Il ne faut juger de la vie d’un homme ni par ce qu’il croit, ni par ce qu’il publie dans ses livres… L ’homme ne vit point selon ses principes… ; ou encore celui-ci : Passions médiocres faciles à réprimer. — La morale ne fait rien quand elle n’a pas le tempérament pour complice. Elle triomphe quand elle recommande la chasteté à un tempérament froid. Bayle remarque quelque part que saint Augustin professa une morale assez indulgente en ce qui concerne l’usage des femmes, tant qu’il garda l’aptitude à en jouir. Quand l’âge lui eut ôté le désir, il se refréna aisément, sans l’aide de la morale.

Fourier ne prend pas non plus la morale au sérieux. Dans son livre : Théorie des quatre mouvements, il soutient que les vices sont nos uniques mobiles et qu’il est impossible de les brider. « Il a fallu, selon lui, de longs siècles de dégénérescence pour établir la monogamie, régime si contraire à l’intérêt des gens vigoureux ; et personne, d’ailleurs, ne se soumet à cette loi dès qu’elle devient tyrannique. » — La morale, quand elle commande aux passions, est comparable à ce chef barbare à qui le roi d’Angleterre adressait cette question : « Vos sujets vous obéissent-ils bien ? » — Le chef répondit : « Pourquoi non ? Je leur obéis bien moi-même. » — « La morale, dit ailleurs Fourier, s’abuse lourdement si elle croit avoir quelque existence par elle seule ; elle est évidemment superflue et impuissante dans le mécanisme social ; car sur toute les questions dont elle forme son domaine comme le larcin, l’adultère, etc., il suffit de la politique et de la religion[61] pour déterminer ce qu’il est convenable dans l’ordre établi. Quant aux réformes à entreprendre dans les mœurs, si la religion et la politique y échouent, la morale y échouera encore mieux. Qu’est-elle dans le corps des sciences, sinon la cinquième roue du char, l’impuissance mise en action ? — Partout où elle combattra seule contre un vice, on est assuré de sa défaite ; elle est comparable à un mauvais régiment qui se laisserait repousser dans toutes les rencontres et qu’il faudrait casser ignominieusement…[62]. » La conclusion de Fourier est qu’une société intelligente cesserait de payer des professeurs de morale.

On sait le cas que Stendhal fait de la morale. Dans le Rouge et le Noir et ses autres romans, il fait toujours agir ses héros et ses héroïnes d’après leur tempérament. Dans toute son œuvre court comme thème fondamental ce qu’on a appelé le beylisme ou théorie de la vertu comme timidité. Stendhal ne manque pas une occasion de ridiculiser la morale et les moyens pitoyables qu’elle prend pour convertir les âmes. Quand Fabrice est dans la prison de la citadelle de Parme et qu’on pose devant sa fenêtre d’énormes abat-jour qui ne doivent laisser au détenu que la vue du ciel : « On fait cela pour la morale, lui dit le geôlier, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’âme des prisonniers. »

Dans sa philosophie de l’histoire fondée sur l’idée de race, le comte de Gobineau déprécie singulièrement le rôle historique des religions et des morales. Il combat cette foi aussi vieille que le monde, qui consiste à croire que les peuples n’ont d’autre but que de réaliser des idées morales. Dans son Essai sur l’inégalité des races, il n’accorde aux diverses morales, aux religions, aux dogmatismes sociaux, qu’une influence insignifiante sur la durée des institutions. Il y soutient que le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion n’amènent pas nécessairement la chute des sociétés : que le christianisme n’a ni créé ni transformé l’aptitude civilisatrice. L’esprit, l’intelligence, la volonté varient suivant les races, mais le rôle de l’éducation reste toujours infinitésimal.[63]

Le comte de Gobineau nourrit à l’égard des moralistes des dédains qui rappellent ceux de Fourier. On lit dans l’introduction des Nouvelles Asiatiques : « Parmi les hommes voués à l’examen de la nature humaine, les moralistes surtout se sont pressés de tirer des conclusions de belle apparence ; ils s’en sont tenus là, et, par conséquent, ils se perdent dans les phrases. On ne se rend pas très bien compte de ce que vaut un moraliste, à quoi il sert depuis le temps que cette secte parasite s’est présentée dans le monde ; et les innombrables censures qu’elle mérite par l’inconsistance de son point de départ, l’incohérence de ses remarques, la légèreté de ses déductions, auraient bien dû faire classer depuis des siècles ses adeptes au nombre des bavards prétentieux qui parlent pour parler et alignent des mots pour se les entendre dire. Au nombre des non-valeurs que l’on doit aux moralistes, il n’en est pas de plus complète que cet axiome : « L’homme est partout le même. » Cet axiome va de pair avec la prétention de ces soi-disant penseurs de réformer les torts de l’humanité, en faisant admettre à celle-ci leurs sages conseils. Ils ne se sont jamais demandé comment ils

pourraient réussir à changer ce mécanisme humain qui crée, pousse, dirige, exalte les passions et détermine les torts et les vices, cause unique en définitive de ce qui se produit dans l’âme et dans le corps. »

M. R. de Gourmont fait, lui aussi, le procès de la morale. « Quelle influence peut donc avoir sur le tempérament d’une femme, sur sa nature, sur son caractère inné, un enseignement philosophique ? En quoi des phrases peuvent-elles modifier un organisme ? Les religions les plus positives, les plus catégoriques, les plus fortes n’ont jamais eu en aucun temps ni en aucun lieu une influence appréciable sur le fond des mœurs, et l’on voudrait qu’un cours d’idéalisme humanitaire eût la puissance de rendre à jamais invulnérable la sensibilité féminine[64] ! »

M. Maurice Barrès, sous le Jardin de Bérénice, oppose à la morale livresque, scolaire et pseudo-scientifique représentée par l’ingénieur Charles Martin, l’instinct sûr, délicat et charmant de Bérénice. Il importe de noter que la thèse de M. Barrès ne consiste pas à repousser la morale de la raison raisonnante comme nuisible ou dangereuse, mais, plutôt, de la montrer vaine et impuissante à modifier le sens profond de notre instinct. Dans l’évocation mélancolique qui termine le roman, M. Barrès fait parler Bérénice morte : « Il est vrai, dit-elle à son ami Philippe, que tu fus un peu grossier en désirant substituer ta conception de l’harmonie à la logique de la nature. Quand tu me préféras épouse de Charles Martin plutôt que servante de mon instinct, tu tombas dans le travers de l’Adversaire qui voudrait substituer à nos marais pleins de belles fièvres quelque étang de carpes. Cesse pourtant de te tourmenter. Il n’est pas si facile que la vanité le suppose de mal agir. Il est improbable que tu aies substitué tes intentions au mécanisme de la nature. Je suis demeurée identique à moi-même sous une forme nouvelle ; je ne cessai pas d’être celle qui n’est pas satisfaite… Je pleurais dans la solitude, mais peut-être allais-je me consoler : tu me poussas dans les bras de Charles Martin pour que j’y pleure encore. Dans ce raccourci d’une vie de petite fille sans mœurs, reconnais ton cœur et l’histoire de l’univers[65]. »

Chose remarquable ! la note immoraliste n’est pas absente du chœur des moralistes religieux et laïques. — C’est un lieu commun chez les moralistes chrétiens de déplorer la force des passions et la faiblesse des freins moraux. Dans la morale chrétienne, la casuistique représente une concession forcée de la morale, une adaptation des commandements moraux aux exigences de notre nature corrompue. De là le reproche que les moralistes rigides ont adressé à la morale des Jésuites d’être une morale relâchée, c’est-à-dire au fond une morale immoraliste.

Dans une récente étude intitulée : l’Inquiétude de notre morale, un penseur contemporain, en qui on ne peut méconnaître un moraliste, M. Mæterlinck, exprime son peu de foi dans le pouvoir des idées. « A la rigueur, dit-il, l’humanité n’a pas besoin de guide. Elle marche un peu moins vite mais presque aussi sûrement par les nuits que personne n’éclaire… Elle est pour ainsi dire indépendante des idées qui croient la conduire. Il est au demeurant curieux et facile de constater que ces idées périodiques ont toujours eu assez peu d’influence sur la somme de bien et de mal qui se fait dans le monde… Faut-il rappeler un exemple probant ? Au moyen âge, il y eut des moments où la foi était absolue et s’imposait avec une certitude qui répond exactement à nos certitudes scientifiques. Les récompenses promises au bien, comme les châtiments menaçant le mal, étaient, dans la pensée des hommes de ce temps, pour ainsi dire tangibles. Pourtant nous ne voyons pas que le niveau du bien se soit élevé. Quelques saints se sacrifiaient pour leurs frères, portaient certaines vertus, choisies parmi les plus discutables, jusqu’à l’héroïsme, mais la masse des hommes continuaient à se tromper, à mentir, à forniquer, à voler, à s’envier, à s’entre-tuer. La moyenne des vices n’était pas inférieure à celle d’à présent…[66]. »

Beaucoup de romanciers contemporains ont mis en lumière, en de fines analyses, ce qu’il y a d’instable, de précaire et pour tout dire d’irréel dans la conscience morale. C’est M. André Gide, dont le roman l’Immoraliste est l’analyse d’un cas curieux — pathologique, a-t-on dit, mais est-ce sûr ? — d’une mutation et comme d’une inversion de la conscience morale survenue chez le héros à la suite d’une maladie et d’un retour à la santé qui bouleversent sa physiologie. « Rien de plus tragique, pour qui crut y mourir, qu’une lente convalescence. Après que l’aile de la mort a touché, ce qui paraissait important ne l’est plus ; d’autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, on qu’on ne savait même pas exister. L’amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s’écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, l’être authentique qui se cachait. Ce fut dès lors celui que je prétendis découvrir : l’être authentique ; le « vieil homme », celui dont ne voulait plus l’Évangile ; celui que tout, autour de moi, livres, maîtres, parents, et que moi-même avions tâché de supprimer…[67]. »

Tel est aussi le romancier norvégien Johan Bojer avec son étrange roman : la Puissance du Mensonge où est admirablement analysé le travail d’imagination selon lequel les personnages plient les faits à leurs sentiments et font le mal en s’assurant la paix d’une bonne conscience.

De telles analyses psychologiques pourraient servir d’illustration à la belle étude de M. Georges Dumas sur les Conditions biologiques du remords[68]. On y voit comment une piqûre de caféine suffit à changer le ton de la conscience morale d’un individu et à abolir en lui scrupule et remords. Il est permis de se poser avec l’auteur une question qui ne l’intéresse d’ailleurs qu’au point de vue psycho-physiologique et qu’il ne prétend pas résoudre au point de vue éthique. « L’état de dépression et de fatigue est favorable à l’éclosion des remords… Alors tous les préjugés sociaux déferlent sur l’âme en détresse pour la submerger ; elle les tourne et retourne pour y chercher sa pâture… Le remords est donc le signe que les préjugés sociaux, ou, si l’on préfère, nos habitudes morales, l’ont emporté sur nos instincts, et cette victoire se produisant surtout pendant les périodes de dépression, on pourrait, semble-t-il, arriver à cette conclusion que la vie saine est naturellement immorale, tandis que la maladie la faiblesse et la moralité s’associent naturellement[69]. »

Les vues qui viennent d’être exposées suffisent pour nous faire voir en quoi consiste l’immoralisme de la première espèce. Cet immoralisme, à travers toutes les nuances qu’il comporte chez les différents penseurs, consiste à constater la fragilité, la caducité, l’inefficacité psychologique et sociale de nos morales ; leur action très limitée sinon même tout à fait nulle sur la conduite et sur la vie.

Il semble bien d’ailleurs que, dans la pensée des immoralistes qu’on vient d’étudier, il s’agisse uniquement de la morale enseignée, de la morale plus ou moins codifiée et formulée, de la morale courante et respirée dans l’ambiance, de la morale qui a pour elle l’approbation du genre humain ou d’une fraction plus ou moins importante du genre humain. Il semble bien que par la force des choses, l’instinct, le sentiment, dans ce qu’ils ont de spontané, soient hors de cause et qu’ils gardent aux yeux même de l’immoraliste leurs droits imprescriptibles comme guides de l’homme intérieur.

Quelle est maintenant l’idée qui domine l’immoralisme ? Il semble bien que ce soit ce qu’on pourrait appeler l’idée irrationaliste. C’est l’idée et le sentiment que la vie dépasse infiniment en richesse, en variété et en imprévu les codifications de notre morale. Ce qui fait la faiblesse de cette morale, ce qui fait qu’elle a si peu de pouvoir sur la marche de la vie, c’est que nous connaissons trop mal le monde pour affirmer que notre ordre moral est nécessaire à sa bonne marche et pour être sûr que la vie serait moins riche et moins belle si l’on admettait comme permis ce qui est défendu aujourd’hui. C’est, comme le dit un personnage du roman de Bojer, que « la vie est plus large que toutes les lois humaines du juste et de l’injuste ». Aucune formule morale n’enserre cette vie insaisissable, pareille à l’eau de la source Amolès qui, raconte Platon, ne se pouvait garder dans aucun vase…

Nous arrivons au second type d’immoralisme représenté par Stirner et Nietzsche. A l’encontre des penseurs qui gardent l’attitude précédente, Stirner accorde à la morale un rôle énorme dans les affaires humaines et une influence extraordinaire sur la conduite de la vie et sur le bonheur et le malheur des hommes. Sans doute afin de mieux mettre les hommes en garde contre ce qu’il appelle la hantise, il ne croit pas pouvoir assez exagérer la puissance des idéaux moraux. Il n’ironise pas sur un thème qui lui tient si fort à cœur. Il prend terriblement au sérieux la morale et les moralistes. Il s’effare devant les fantômes, les « personnalités de respect » qui peuplent le royaume de l’Esprit et défend désespérément contre eux l’indépendance, l’unicité et l’instantanéité de son moi. Les expressions combatives reviennent sur les lèvres de cet athlète aux nerfs tendus, aux traits crispés : « Le rude poing de la morale, dit-il, s’abat impitoyable sur les nobles manifestations de l’égoïsme. » Ce rude lutteur trouve des accents de pitié frémissante et indignée pour plaindre les innocentes victimes de la morale. On connaît le célèbre et pathétique passage sur la jeune fille qui fait si douloureusement à la morale le sacrifice de sa passion. — Stirner retrace, comme Corneille, la lutte de la passion et du devoir. Mais, tandis que Corneille exalte le triomphe du devoir, Stirner déteste cette victoire ; il injurie le vainqueur et convoque rageusement l’instinct vaincu à de nouvelles révoltes.

L’attitude de Nietzsche est voisine de celle de Stirner[70]. On retrouve chez Nietzsche le Fantôme ou le Phantasme abhorré de Stirner. « Il est des gens, nous dit l’auteur d’Aurore, qui ne font rien tout le long de leur vie pour leur Ego et n’agissent que pour le fantôme de cet Ego, qui s’est formé, d’après leur aspect superficiel, dans la tête de leur entourage et qu’ils ont ensuite accepté tout fait de la main de leurs proches, comme s’il constituait leur véritable personnalité. Ils vivent donc dans un monde singulier de phantasmes, et une analogie réunit tous ces hommes inconnus à eux-mêmes : c’est qu’ils croient à cette chose fictive et exsangue, l’homme abstrait, n’ayant jamais su opposer un Ego véritable fondé par eux-mêmes, à la pâle image de rêve qu’ils anéantiraient en se montrant ce qu’ils sont. »

Nietzsche combat comme Stirner contre les valeurs empruntées ou imposées. « Nos mesures de valeur sont propres ou empruntées, mais ces dernières restent de beaucoup les plus nombreuses. Pourquoi donc les acceptons-nous ? Par crainte, par timidité à l’égard de ceux qui ont formé ou plutôt déformé notre enfance. » — Il partage l’effroi de Stirner devant la tyrannie du royaume de l’esprit et la « coagulation » possible de ses pensers inquiets. « Contre nos convictions trop despotiques, dit-il, nous devons être traîtres avec délices et pratiquer l’infidélité d’un cœur léger… Soyons à cet effet des « boules de neige pensantes » sans cesse accrues et fondues tour à tour dans leur mouvement sur le terrain des idées… » Et quand Nietzsche croit avoir enfin secoué le joug de l’idée, on sait le lyrisme enflammé de son chant de délivrance.

Essayons maintenant de préciser brièvement les différences qui séparent les deux immoralismes.

L’immoralisme du premier genre est plutôt une thèse psychologique qu’une théorie éthique. Cette thèse est la conclusion d’une enquête menée par des psychologues, par des historiens, par des analystes de la nature humaine qui ont cru constater le peu d’action des idées morales sur la conduite des individus et sur la vie des peuples. L’immoralisme ainsi entendu est une attitude de pur intellectuel qui se désintéresserait volontiers du côté éthique de la question[71].

L’immoralisme du second genre est une théorie éthique. On pourrait dire que c’est une éthique à rebours. Ce n’est plus une attitude de pur intellectuel ; mais de combatif, de révolté et d’insurgé. Quand il lance ses anathèmes contre l’Esprit Prêtre, Stirner a lui-même des gestes d’exorciste. Il hait tellement l’esprit, l’idée et autres entités éthiques, qu’il éprouve le besoin de croire à leur réalité afin de pouvoir exhaler contre elle sa fureur tout à son aise. — Bayle croit si peu au pouvoir de la morale qu’il ne songe pas à s’irriter contre elle. L’attaquer lui semblerait enfoncer une porte ouverte. Stirner et Nietzsche, quand ils attaquent la morale, ont l’air de soulever des montagnes, de soutenir le combat de Jacob avec l’Ange, parfois même de batailler comme Don Quichotte contre des moulins à vent.

L’immoralisme du premier genre, étant une thèse psychologique, comporte des degrés, des nuances et des réserves. Parmi ceux qui le professent, il en est qui accordent à l’éducation et à la morale une influence fort faible, il est vrai, mais non rigoureusement nulle. Mesurer cette influence est un problème. de dynamique mentale qui peut se poser pour eux. — L’immoralisme du second genre, étant surtout une théorie éthique, a un caractère absolu, — Stirner attaque toute éducation, toute morale. Il cherche à faire le vide absolu dans l’esprit, au nom de l’égoïsme.

L’immoralisme du premier genre, comme thèse psychologique et comme attitude intellectuelle, n’est pas forcément antisocial. — Sans doute cet immoralisme mène assez naturellement à l’égotisme ; mais à un égotisme spéculatif, limité à la culture du moi, un égotisme de penseur pour qui la société et lui-même sont un objet de contemplation. La morale qui exprime le vœu de la société est, dans cette hypothèse, si peu réelle, si peu gênante ; elle a si peu d’importance pour le for intérieur ! — On peut de ce point de vue accorder tout juste à la morale, ainsi que le fait M. R. de Gourmont, la valeur d’une mode à laquelle on se plie pour ne pas se faire remarquer, mais qui n’intéresse pas l’être intime et à laquelle on ne fait aucun sacrifice profond. — D’ailleurs le penseur immoraliste s’est institué un fort dédain du jugement des hommes. « Il faut, dit M. Maurice Barrès, opposer aux hommes une surface lisse, leur livrer l’apparence de soi-même, être absent. » L’immoralisme du second genre est nettement antisocial. Il attribue en effet une grande importance à la société comme à la morale. Aux yeux de Stirner, l’institution sociale, gardienne de la morale, est surtout odieuse parce qu’elle participe au caractère sacré de cette dernière. Tout l’appareil de la police sociale, toutes les « personnalités de respect », Loi, État, Patrie, représentent aux yeux de Stirner une puissance formidable, écrasante, qui appelle infailliblement la révolte des Uniques.

Laquelle des deux conceptions est l’expression la plus exacte de la vérité psychologique, éthique et sociale ? Nous croyons que la réponse doit varier avec les individus considérés.

Il est des natures faibles, crédules, timorées, apathiques, sans grands désirs, sans grandes passions sans besoin d’indépendance, sans ressort intérieur. Pour ces natures, la conception stirnérienne est psychologiquement exacte. L’éducation et la morale ont sur elles de fortes prises.

Mais, d’autre part, pour ces natures, la conception stirnérienne est éthiquement fausse ; car précisément parce qu’elles sont sans relief et sans personnalité, ces âmes souffrent peu de la discipline imposée et, en ce qui les concerne, la récolte stirnérienne porte à faux ; elle ne trouve pas d’écho en elles.

Il est d’autres natures, riches et fortes, capables de passions vives et en même temps assez douées intellectuellement pour n’être pas dupes des mensonges sociaux. Sur ces natures plus vigoureuses l’éducation et la morale n’ont que des prises épidermiques, et en ce qui les concerne, c’est la conception de Bayle qui exprime la vérité psychologique.

Mais il est une catégorie intermédiaire, la plus nombreuse peut-être et la plus intéressante à cause du drame psychologique dont elle présente le spectacle. Elle comprend les âmes qui ont à la fois des passions assez fortes et un sentiment assez vif du devoir. C’est chez ces âmes qu’éclate le conflit cornélien et stirnérien entre la passion et le devoir. Ce sont ces âmes ballottées et inquiètes que Stirner plaint surtout comme les victimes de la morale. Il faut ajouter que le problème éthico-psychologique se complique d’un facteur important : le facteur social et même économique.

La morale qui, réduite à ses propres forces, serait assez faible, est renforcée d’un cortège d’influences sociales : force de l’opinion, crainte des préjugés, des supérieurs hiérarchiques, de tous les gens dont on dépend, de toute l’organisation sociale qui s’arrange toujours pour écraser le faible et l’isolé à la moindre incartade, au premier acte ou à la première parole qui froisse les préjugés. — La morale qui assène « son rude poing » sur les indépendants et les réfractaires.

C’est ce qu’a bien vu Stirner. Sa pitié révoltée va aux faibles économiquement, à ceux qui ont besoin de la considération des voisins pour vivre et pour manger, à ceux qui, dépendants, sont forcés de compter avec tous les Tartuffes de la morale.

Dans notre société, l’argent donne l’indépendance à l’égard de la morale comme à l’égard des autres servitudes, et c’est pourquoi les immoralistes feront bien d’imiter Philippe, du Jardin de Bérénice, quand ce sympathique personnage, désireux de cultiver son moi en paix et en liberté, se décide à faire agir des influences pour obtenir du chef de l’État la concession d’un hippodrome suburbain.

V. ANARCHISME ET INDIVIDUALISME

Les mots anarchisme et individualisme sont fréquemment employés comme synonymes. Des penseurs, fort différents d’ailleurs les uns des autres, sont qualifiés un peu au hasard tantôt d’anarchistes, tantôt d’individualistes. C’est ainsi que l’on parle indifféremment de l’anarchisme ou de l’individualisme stirnérien, de l’anarchisme ou de l’individualisme nietzschéen, de l’anarchisme ou de l’individualisme barrésien[72], etc. Dans d’autres cas, pourtant, cette identification des deux termes n’est pas regardée comme possible. On dit couramment : l’anarchisme proudhonien, l’anarchisme marxiste, l’anarchisme syndicaliste ; mais on ne dira pas : l’individualisme proudhonien, marxiste, syndicaliste. On parlera bien d’un anarchisme chrétien ou tolstoïen, mais non d’un individualisme chrétien ou tolstoïen.

D’autres fois, on a fondu les deux termes en une seule appellation : l’Individualisme anarchiste. Sous cette rubrique, M. Basch désigne une philosophie sociale qu’il distingue de l’anarchisme proprement dit, et dont les grands représentants sont, d’après lui, un Goethe, un Byron, un Humboldt, un Schleiermacher, un Carlyle, un Emerson, un Kierkegaard, un Renan, un Ibsen, un Stirner, un Nietzsche[73]. Cette philosophie se résume dans le culte des grands hommes et l’apothéose du génie. — Pour désigner une telle doctrine, l’expression d’individualisme anarchiste nous semble contestable. La qualification d’anarchiste, prise au sens étymologique, semble s’appliquer difficilement à des penseurs de la race de Goethe, des Carlyle, des Nietzsche, dont la philosophie semble au contraire dominée par des idées d’organisation hiérarchique et de sériation harmonieuse des valeurs. D’autre part, l’épithète d’individualiste ne s’applique peut-être pas avec une égale justesse à tous les penseurs qu’on vient de nommer. Si elle convient bien pour désigner la révolte égotiste, nihiliste et anti-idéaliste d’un Stirner, elle s’appliquera difficilement à la philosophie hégélienne, optimiste et idéaliste d’un Carlyle qui subordonne nettement l’individu à l’Idée.

Il règne donc une certaine confusion sur l’emploi des deux termes : anarchisme et individualisme, ainsi que sur les systèmes d’idées et de sentiments que ces termes désignent. Nous voudrions ici essayer de préciser la notion de l’individualisme et en déterminer le contenu psychologique et sociologique en le distinguant de l’anarchisme[74].

Partons d’une distinction nette : celle qu’il convient d’établir entre un système social et une simple attitude intellectuelle ou sentimentale. Là réside, selon nous, la différence initiale qui doit être établie entre anarchisme et individualisme. L’anarchisme, quelle qu’en soit la formule particulière, est essentiellement un système social, une doctrine économique, politique et sociale, qui cherche à faire passer dans les faits un certain idéal. Même l’amorphisme de Bakounine, qui se définit par l’absence de toute forme sociale définie, est encore, après tout, un certain système social. — Par contre, l’individualisme nous semble être un état d’âme, une sensation de vie, une certaine attitude intellectuelle et sentimentale de l’individu devant la société.

Nous n’ignorons pas qu’il existe dans la terminologie sociologique un certain individualisme qu’on appelle Individualisme du droit. C’est l’individualisme qui proclame l’identité foncière des individualités humaines et par suite leur égalité au point de vue du droit. Il y a là une doctrine juridique et politique bien définie et non une simple attitude de pensée. Mais il est trop clair que cette doctrine n’a d’individualiste que le nom. En effet, elle insiste exclusivement sur ce qu’il y a de commun chez les individus humains ; elle néglige de parti pris ce qu’il y a en eux de divers, de singulier, de proprement individuel ; bien plus, elle voit dans ce dernier élément une source de désordre et de mal. On le voit, cette doctrine est plutôt une forme de l’humanisme ou du socialisme qu’un véritable individualisme.

Qu’est-ce donc que l’individualisme ? Entendu dans le sens subjectif et psychologique que nous venons de dire, l’individualisme est un esprit de révolte antisociale. C’est, chez l’individu, le sentiment d’une compression plus ou moins douloureuse résultant de la vie en société ; c’est en même temps une volonté de s’insurger contre le déterminisme social ambiant et d’en dégager sa personnalité.

Qu’il y ait lutte entre l’individu et son milieu social, c’est ce qu’il n’est guère possible de contester. Une vérité élémentaire de sociologie, c’est qu’une société est autre chose qu’une somme d’unités. Par le fait du rapprochement de ces unités, les parties communes et semblables tendent à se fortifier et à écraser les parties non communes. Une certaine notion d’un ordre social extérieur et supérieur aux individus se forme et s’impose. Elle s’incarne dans des règles, des usages, des disciplines et des lois, dans toute une organisation sociale qui exerce une action incessante sur l’individu. D’autre part, dans tout individu (à des degrés divers, il est vrai, suivant les individualités) se font jour des différences de sensibilité, d’intelligence et de volonté qui répugnent au nivellement inséparable de toute vie en société et par suite aussi se font jour des instincts d’indépendance, de jouissance et de puissance qui veulent s’épanouir et qui rencontrent les normes sociales comme autant d’obstacles. Les sociologues et les moralistes qui se placent au point de vue des intérêts de la société ont beau qualifier ces tendances de « vagabondes », d’inconséquentes, d’irrationnelles, de dangereuses ; elles n’en ont pas moins leur droit à l’existence. C’est en vain que la société veut les mater brutalement ou hypocritement ; c’est en vain qu’elle multiplie, contre l’indépendant et le rebelle, les procédés d’intimidation, de vexation et d’élimination ; c’est en vain qu’elle s’efforce, par l’organe de ses moralistes, de convaincre l’individu de sa propre débilité et de son propre néant ; le sentiment du moi — du moi socialement haïssable — reste indestructible en certaines âmes et y provoque invinciblement la révolte individualiste.

Deux moments peuvent être distingués dans l’évolution du sentiment individualiste. Au premier moment, l’individu a conscience du déterminisme social qui pèse sur lui. Mais, en même temps, il a le sentiment d’être lui-même une force au sein de ce déterminisme. Force très faible, si l’on veut, mais enfin force capable, malgré tout, de lutter et peut-être de vaincre. En tout cas, il ne veut pas céder sans essayer ses forces contre la société, et il engage la lutte avec elle, comptant sur son énergie, sa souplesse et au besoin son manque de scrupules. C’est l’histoire des grands ambitieux, des lutteurs sans merci pour la puissance. Un Julien Sorel représente ce type dans l’ordre littéraire. Un cardinal de Retz, un Napoléon, un Benjamin Constant le représentent dans l’ordre des faits, à des degrés très inégaux d’énergie, d’absence de scrupules et aussi de succès.

Quelles que soient les qualités déployées par l’individualité forte dans sa lutte pour l’indépendance et la puissance, il est rare qu’elle demeure victorieuse dans cette lutte inégale. La société est trop forte ; elle nous enveloppe d’un réseau trop solide de fatalités pour que nous puissions longtemps triompher d’elle. Le thème romantique de la lutte titanesque de l’individualité forte contre la société ne va jamais sans un leitmotiv de découragement et de désespoir ; il aboutit invariablement à un aveu de défaite. « Dieu a jeté, dit Vigny, la terre au milieu de l’air, et de même l’homme au milieu de la destinée. La destinée l’enveloppe et l’ emporte vers le but toujours voilé. — Le vulgaire est entraîné ; les grands caractères sont ceux qui luttent. — Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu’ils se sont laissés emporter par le courant, ces nageurs ont été noyés. — Ainsi Bonaparte s’affaiblissait en Russie, il était malade et ne luttait plus : la destinée l’a submergé. — Caton fut son maître jusqu’à la fin[75]. » Un sentiment de révolte impuissante contre les conditions sociales où le sort l’a jeté remplit les imprécations romantiques de M. de Couaen. Le testament de M. de Camors exhale le découragement d’un vaincu. Les « Fils de Roi », de M. de Gobineau, dans le roman des Pléiades, déclarent la guerre à la société ; mais ils sentent eux-mêmes qu’ils ont affaire à trop forte partie et que le nombre imbécile les écrasera[76]. Vigny dit encore : « Le désert, hélas ! c’est toi, démocratie égalitaire, c’est toi, qui a tout enseveli et pâli sous tes petits grains de sable amoncelés. Ton ennuyeux niveau a tout enseveli et tout rasé. Éternellement la vallée et la colline se déplacent, et seulement on voit, de temps à autre, un homme courageux ; il s’élève comme la trombe et fait dix pas vers le soleil, puis il retombe en poudre, et l’on n’aperçoit plus au loin que le sinistre niveau de sable[77]. » Benjamin Constant reconnaît l’omnipotence tyrannique de la société sur l’individu, dans l’ordre du sentiment comme dans l’ordre de l’action. « Le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné[78]… »

Le sentiment auquel aboutissent les fortes individualités est celui d’une disproportion irrémédiable entre leurs aspirations et leur destinée. Pris entre des fatalités contraires, ils se débattent impuissants et exaspérés. Les aveux de ce genre abondent dans Vigny. « Il n’y a dans le monde, à vrai dire, que deux sortes d’hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent… Pour moi, né dans la première de ces deux classes, il m’a fallu vivre comme la seconde, et le sentiment de cette destinée qui ne devait pas être la mienne me révoltait intérieurement[79]. » Un Heine présente le même spectacle d’inadaptation douloureuse, ce flottement et ce déchirement d’une individualité supérieure tiraillée entre les influences sociables existantes, entre les idéaux et les partis antagonistes et ne voulant se fixer nulle part. « Ce que le monde poursuit et espère maintenant, écrit Heine en 1848, est devenu complètement étranger à mon cœur ; je m’incline devant le destin, parce que je suis trop faible pour lui tenir tête. »

A côté de ces révoltés de grand style, il en est d’autres de moindre envergure. Ce sont les mécontents ordinaires qui, incapables de se dresser seuls contre une société qu’ils jugent oppressive, unissent leurs forces à celles d’autres individus qui se sentent également lésés. Ces mécontents forment une petite société en lutte avec la grande. C’est l’histoire de toutes les sectes révolutionnaires. Petites à l’origine, elles tendent à s’élargir et à transformer la société à leur image. Ainsi entendu, l’esprit de révolte est bien un dissolvant social ; mais il est en même temps un germe de société nouvelle. Il joue un grand rôle dans l’histoire, où il représente l’esprit de changement et de progrès.

Mais, ici encore, l’effort fait par les individus pour secouer les servitudes existantes aboutit à une déception. Une tyrannie abattue est remplacée par une autre. La minorité victorieuse se transforme en majorité tyrannique. C’est là le cercle vicieux de toute politique. Le progrès, dans le sens de l’affranchissement de l’individu, n’est jamais qu’un trompe l’œil. Il n’y a eu, en réalité, qu’un déplacement d’influences et de servitudes. Sous la poussée de la minorité révolutionnaire, les idées et les sentiments collectifs se sont attachés à d’autres objets, se sont incarnés en un nouvel idéal. Mais, en tant que collectifs et partagés par une grande masse d’hommes, ces idées et ces sentiments tendent aussitôt à devenir impératifs. Cristallisés en dogmes et en normes, ils sont désormais une autorité qui n’admet pas plus la contradiction que l’ancienne autorité détruite. La conclusion logique de ce cercle vicieux de l’histoire semble être celle qu’indique Vigny : l’indifférence en matière politique. « Peu nous importe quelle troupe fait son entrée sur le théâtre du pouvoir[80]. »

Nous arrivons ainsi au second moment de l’individualisme. Le premier moment était la révolte courageuse et confiante de l’individu qui se flattait de dominer la société et de la façonner suivant son rêve. Le second est le sentiment de l’inutilité de l’effort. C'est, en face des contraintes et des fatalités sociales, une résignation forcée, mêlée malgré tout d’une hostilité, irréductible. L’individualisme est l’éternel vaincu, jamais dompté. C'est l'Esprit de Révolte si admirablement symbolisé par Leconte de Lisle dans son Caïn et dans son Satan.

D’abord, Caïn jette à la face de Dieu son cri de révolte :

Pourquoi rôder toujours par les ombres sacrées,
Haletant comme un loup des bois jusqu’au matin ?
Vers la limpidité du Paradis lointain
Pourquoi tendre toujours tes lèvres altérées ?
Courbe la face, esclave, et subis ton destin.
Rentre dans le néant, ver de terre ! Qu’importe
Ta révolte inutile à Celui qui peut tout ?
Le feu se rit de l’eau qui murmure et qui bout ;
Le vent n’écoute pas gémir la feuille morte.
Prie et prosterne-toi. — Je resterai debout !
Le lâche peut ramper sous le pied qui le dompte,
Glorifier l’opprobre, adorer le tourment,
Et payer le repos par l’avilissement ;
Jahveh peut bénir dans leur fange et leur honte
L’épouvante qui flatte et la haine qui ment.
Je resterai debout ! Et du soir à l’aurore,
Et de l’aube à la nuit, jamais je ne tairai
L’infatigable cri d’un cœur désespéré !
La soif de la justice, ô Khéroub, me dévore.
Écrase-moi, sinon, jamais je ne ploierai !

Dans la Tristesse du diable, le poète exprime le découragement du lutteur :

Les monotones jours, comme une horrible pluie,
S’amassent, sans l’empli, dans mon éternité ;
Force, orgueil, désespoir, tout n’est que vanité ;
Et la fureur me pèse et le combat m’ennuie.
Presque autant que l’amour la haine m’a menti !
J’ai bu toute la mer des larmes infécondes.
Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes,
Dans le sommeil sacré que je sois englouti !
Et les lâches heureux, et les races damnées,
Par l’espace éclatant qui n’a ni fond ni bord,
Entendront une voix disant : Satan est mort !
Et ce sera ta fin, œuvre des six journées !

Descendons des hauteurs de ce symbolisme. Ramené à des termes terrestres, l’individualisme est le sentiment d’une antinomie profonde, irréductible, entre l’individu et la société. L’individualiste est celui qui, par vertu de tempérament était prédisposé à ressentir d’une manière particulièrement vive les désharmonies inéluctables entre son être intime et son milieu social. C’est en même temps l’homme à qui la vie a réservé quelque occasion décisive de constater cette désharmonie. En lui, soit par la brutalité, soit par la continuité de ses expériences, s’est avéré ce fait que la société est pour l’individu une perpétuelle génératrice de contraintes, d’humiliations et de misères, une sorte de création continuée de la douleur humaine. Au nom de sa propre expérience et de sa personnelle sensation de vie, l’individualiste se croit en droit de reléguer au rang des utopies tout idéal de société future où s’établirait l’harmonie souhaitée entre l’individu et la société. Loin que le développement de la civilisation diminue le mal, il ne fait que l’intensifier en rendant la vie de l’individu plus compliquée, plus laborieuse et plus dure au milieu des mille rouages d’un mécanisme social de plus en plus tyrannique. La science elle-même, en intensifiant dans l’individu la conscience des conditions vitales qui lui sont faites par la société, n’aboutit qu’à assombrir ses horizons intellectuels et moraux. Qui auget scientiam augel et dolorem.

On voit que l’individualisme est essentiellement un pessimisme social. Sous sa forme la plus modérée, il admet que, si la vie en société n’est pas un mal absolu et complètement destructif de l’individualité, elle est du moins pour l’individu une condition restrictive et oppressive, une sorte de carte forcée, un mal nécessaire et un pis-aller.

Les individualistes qui répondent à ce signalement forment un petit groupe morose dont le verbe révolté, résigné ou désespéré fait contraste avec les fanfares d’avenir des sociologues optimistes. C’est Vigny disant : « L’ordre social est toujours mauvais. De temps en temps il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang[81]. » C’est Schopenhauer regardant la vie sociale comme le suprême épanouissement de la méchanceté et de la douleur humaine. C’est Stirner, avec son solipsisme intellectuel et moral, perpétuellement en garde contre les duperies de l’idéalisme social et contre la cristallisation intellectuelle et morale dont toute société organisée menace l’individu. C’est, à certaines heures, un Amiel avec son stoïcisme douloureux qui perçoit la société comme une limitation et une compression de sa libre nature spirituelle. C’est un David Thoreau, le disciple outrancier d’Émerson, le « bachelier de la nature », prenant le parti de s’écarter des voies ordinaires de l’activité humaine et de devenir un « flâneur » épris d’indépendance et de rêve, « un flâneur dont chaque instant toutefois serait plus rempli de travail vrai que la vie entière de pas mal d’hommes occupés ». C’est un Challemel-Lacour avec sa conception pessimiste de la société et du progrès. C’est, à certaines heures peut-être aussi, un Tarde, avec l’individualisme teinté de misanthropie qu’il exprime quelque part : « Il se peut que le flux de l’imitation ait ses rivages et que, par l’effet même de son déploiement excessif, le besoin de sociabilité diminue ou plutôt s’altère et se transforme en une sorte de misanthropie générale, très compatible d’ailleurs avec une circulation commerciale modérée et une certaine activité d’échanges industriels réduits au strict nécessaire, mais surtout très propres à renforcer en chacun de nous les traits distinctifs de notre individualité intérieure. »

Même chez ceux qui, comme M. Maurice Barrès, répugnent, par dilettantisme et tenue d’artiste, aux accents d’âpre révolte ou de pessimisme découragé, l’individualisme reste un sentiment de « l’impossibilité qu’il y a d’accorder le moi particulier avec le moi général[82]. » C’est une volonté de dégager le premier moi, de le cultiver dans ce qu’il peut avoir de plus spécial, de plus poussé et fouillé dans le détail et en profondeur. « L’individualiste, dit M. Barrès, est celui qui, par orgueil de son vrai moi, qu’il ne parvient pas à dégager, meurtrit, souille et renie sans trêve ce qu’il a de commun avec la masse des hommes… La dignité des hommes de notre race est attachée exclusivement à certains frissons, que le monde ne connaît ni ne peut voir et qu’il nous faut multiplier en nous[83]. »

Chez tous, l’individualisme est une attitude de sensibilité qui va de l’hostilité et de la défiance à l’indifférence et au dédain vis-à-vis de la société organisée où nous sommes contraints de vivre, vis-à-vis de ses règles uniformisantes, de ses redites monotones et de ses contraintes assujettissantes. C’est un désir de lui échapper et de se retirer en soi, φυγη μονου προς μονον. C’est par-dessus tout le sentiment profond de « l’unicité du moi », de ce que le moi garde malgré tout d’incompressible et d’impénétrable aux influences sociales. C’est, comme dit M. Tarde, le sentiment de « la singularité profonde et fugitive des personnes, de leur manière d’être, de penser, de sentir, qui n’est qu’une fois et qui n’est qu’un instant[84] ».

Est-il besoin de montrer combien cette attitude diffère de l’anarchisme ?

Sans doute, en un sens, l’anarchisme procède de l’individualisme[85]. Il est en effet la révolte antisociale d’une minorité qui se sent opprimée ou désavantagée par l’ordre de choses actuel. Mais l’anarchisme ne représente que le premier moment de l’individualisme : le moment de la foi et de l’espérance, de l’action courageuse et confiante dans le succès. L’individualisme à son second moment se convertit, comme nous l’avons vu, en pessimisme social.

Le passage de la confiance à la désespérance, de l’optimisme au pessimisme est ici, en grande partie, affaire de tempérament psychologique. Il est des âmes délicates vite froissées au contact des réalités sociales et par suite promptes à la désillusion, un Vigny ou un Heine par exemple. On peut dire que ces âmes appartiennent au type psychologique qu’on a appelé sensitif. En elles le sentiment du déterminisme social, dans ce qu’il a de compressif pour l’individu, se fait particulièrement obsédant et écrasant. Mais il est d’autres âmes qui résistent aux échecs multipliés, qui méconnaissent même les leçons les plus dures de l’expérience et qui restent inébranlables dans leur foi. Ces âmes appartiennent au type actif. Telles ces âmes d’apôtres anarchistes : un Bakounine, un Kropotkine, un Reclus. Peut-être leur confiance imperturbable dans leur idéal tient-elle à une moindre acuité intellectuelle et émotionnelle. Les raisons de doute et de découragement ne les frappent pas assez vivement pour ternir l’idéal abstrait qu’ils se sont forgés et pour les conduire jusqu’à l’étape finale et logique de l’individualisme : le pessimisme social.

Quoi qu’il en soit, l’optimisme de la philosophie anarchiste n’est pas douteux. Cet optimisme s’étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge-sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait ! L’ombre de l’optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L’optimisme anarchiste consiste à croire que les désharmonies sociales, que les antinomies que l’état de choses actuel présente entre l’individu et la société ne sont pas essentielles, mais accidentelles et provisoires, qu’elles se résoudront un jour et feront place à une ère d’harmonie.

L’anarchisme repose sur deux principes qui semblent se compléter, mais qui au fond se contredisent. L’un est le principe proprement individualiste ou libertaire formulé par Guillaume de Humboldt et choisi par Stuart Mill comme épigraphe de son Essai sur la Liberté : « Le grand principe est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité » L’autre est le principe humaniste ou altruiste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme anarchiste. — Que le principe individualiste et le principe humaniste se nient l’un l’autre, c’est ce que prouvent à l’évidence la logique et les faits. Ou le principe individualiste ne signifie rien, ou il est une revendication en faveur de ce qu’il peut y avoir de divers et d’inégal chez les individus, en faveur des traits qui les différencient, les séparent et au besoin les opposent. L’humanisme au contraire, vise à l’assimilation de l’espèce humaine. Son idéal est, suivant l’expression de M. Gide, de faire de cette expression : « nos semblables » une réalité. En fait, nous voyons à l’heure actuelle l’antagonisme des deux principes s’affirmer chez les théoriciens les plus pénétrants de l’anarchisme, et cet antagonisme logique et nécessaire ne peut manquer d’amener la désagrégation de l’anarchisme comme doctrine politique et sociale[86].

Quoi qu’il en soit et quelques difficultés que puisse rencontrer celui qui voudrait concilier le principe individualiste et le principe humaniste, ces deux principes rivaux et ennemis se rencontrent du moins sur ce point qu’ils sont tous deux nettement optimistes. — Optimiste, le principe de Humboldt l’est en ce qu’il affirme implicitement la bonté originelle de la nature humaine et la légitimité de son libre épanouissement. Il s’oppose à la condamnation chrétienne de nos instincts naturels, et on conçoit les réserves que M. Dupont-White, le traducteur de l’Essai sur la Liberté, a cru devoir faire du point de vue spiritualiste et chrétien (condamnation de la chair) en ce qui concerne ce principe[87]. Non moins optimiste est le principe humaniste. L’humanisme, en effet, n’est rien autre chose que la divination de l’homme dans ce qu’il a de général, de l’espèce humaine et par conséquent de la société humaine. On le voit, l’anarchisme, optimiste en ce qui concerne l’individu, l’est davantage encore en ce qui concerne la société. L’anarchisme suppose que les libertés individuelles livrées à elles-mêmes s’harmoniseraient naturellement et réaliseraient spontanément l’idéal anarchiste de la société libre.

Quelle est, en regard des deux points de vue opposés, le point de vue chrétien et le point de vue anarchiste, l’attitude de l’individualisme ?

L’individualisme, philosophie réaliste, toute de vie vécue et de sensation immédiate, répugne également à ces deux métaphysiques : l’une, la métaphysique chrétienne, qui affirme a priori la perversité originelle ; l’autre, la métaphysique rationaliste et rousseauiste, qui affirme non moins a priori la bonté originelle et essentielle de notre nature. — L’individualisme se place devant les faits. Or ceux-ci lui font voir dans l’être humain un faisceau d’instincts en lutte les uns avec les autres et dans la société humaine un groupement d’individus nécessairement aussi en lutte les uns avec les autres. Par le fait de ses conditions d’existence, l’être humain est soumis à la loi de la lutte : lutte intérieure entre ses propres instincts, lutte extérieure avec ses semblables. Si reconnaître le caractère permanent et universel de l’égoïsme et de la lutte dans l’existence humaine, c’est être pessimiste, il faudra donc dire que l’individualisme est pessimiste. Mais il faut ajouter aussitôt que le pessimisme de l’individualisme, pessimisme de fait, pessimisme expérimental en quelque sorte, pessimisme a posteriori, est totalement différent du pessimisme théologique qui prononce a priori, au nom du Dogme, la condamnation de la nature humaine.

D’autre part, l’individualisme ne se sépare pas moins nettement de l’anarchisme. Si, avec l’anarchisme, il admet le principe de Humboldt comme une expression de la tendance normale et nécessaire de notre nature à son plein épanouissement, il reconnaît en même temps que cette tendance est condamnée à ne jamais se satisfaire, à cause des désharmonies intérieures et extérieures de notre nature[88]. En d’autres termes, il considère le développement harmonique de l’individu et de la société comme une utopie. — Pessimiste en ce qui concerne l’individu, l’individualisme l’est davantage encore en ce qui concerne la société : L’homme est par nature un être désharmonique, en raison de la lutte intérieure de ses instincts. Mais cette désharmonie est accrue par l’état de société qui, par un douloureux paradoxe, comprime nos instincts en même temps qu’il les exaspère. En effet, du rapprochement des vouloir-vivre individuels se forme un vouloir-vivre collectif qui devient immédiatement oppressif pour les vouloir-vivre individuels et qui s’oppose de toutes ses forces à leur épanouissement. L’état de société pousse ainsi à bout les désharmonies de notre nature ; il les exaspère et les met dans la plus désolante lumière. La société représente ainsi vraiment, suivant la pensée de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum de désir, de lutte, d’inassouvissement et de souffrance.

De cette opposition entre l’anarchisme et l’individualisme en découlent d’autres.

L’anarchisme croit au Progrès. L’Individualisme est une attitude de pensée qu’on pourrait appeler non historique. Il nie le devenir, le progrès. Il voit le vouloir-vivre humain dans un éternel présent. Comme Schopenhauer, avec qui il offre plus d’une analogie, Stirner est un esprit non historique. Il croit lui aussi que c’est chimère d’attendre de demain quelque chose de neuf et de grand. Toute forme sociale, par le fait qu’elle se cristallise, écrase l’individu. Pour Stirner, pas de lendemain utopique, pas de « Paradis à la fin de nos jours » ; il n’y a que l’aujourd’hui égoïste.

L’attitude de Stirner en face de la société est la même que celle de Schopenhauer devant la nature et la vie. Chez Schopenhauer, la négation de la vie reste toute métaphysique et, si l’on peut dire, toute spirituelle. (On se rappelle que Schopenhauer condamne le suicide, qui en serait la négation matérielle et tangible.) De même la rébellion de Stirner contre la société est une rébellion toute spirituelle, toute intérieure, toute d’intention et de volonté intime. Elle n’est pas, comme chez un Bakounine, un appel à la pandestruction. Elle est, à l’égard de la société, un simple acte de défiance et d’hostilité passive, un mélange d’indifférence et de résignation méprisante. Il ne s’agit pas pour l’individu de lutter contre la société ; car la société sera toujours la plus forte. Il faut donc lui obéir, — lui obéir comme un chien. Mais Stirner, tout en lui obéissant, garde pour elle, en guise de consolation, un immense mépris intellectuel. C’est à peu près l’attitude de Vigny vis-à-vis de la nature et de la société. « Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même[89]. » Et encore : « Le silence sera la meilleure critique de la vie. »

L’anarchisme est un idéalisme exaspéré et fou. L’individualisme se résume en un trait commun à Schopenhauer et à Stirner : un impitoyable réalisme. Il aboutit à ce qu’un écrivain allemand appelle une « désidéalisation » (Entidealisierung)[90] foncière de la vie et de la société. « Un idéal n’est qu’un pion », dit Stirner. — A ce point de vue, Stirner est le représentant le plus authentique de l’individualisme. Son verbe glacé saisit les âmes d’un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d’un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, impérieux, violent. Il idéalise l’humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désabusement qui ait paru depuis l’Ecclésiaste.

Pessimiste sans mesure ni réserve, l’individualisme est absolument antisocial, à la différence de l’anarchisme, qui ne l’est que relativement (par rapport à la société actuelle).

L’anarchisme admet bien une antinomie entre l’individu et l’État, antinomie qu’il résout par la suppression de l’État ; mais il ne voit aucune antinomie foncière, irréductible, entre l’individu et la société. L’anarchisme, s’il anathémise l’État, absout et divinise presque la société. C’est que la société représente à ses yeux une croissance spontanée (Spencer), tandis que l’État est une organisation artificielle et autoritaire[91]. Aux yeux de l’individualiste, la société est tout aussi tyrannique, sinon davantage, que l’État. La société, en effet, n’est autre chose que l’ensemble des liens sociaux de tout genre (opinion, mœurs, usages, convenances, surveillance mutuelle, espionnage plus ou moins discret de la conduite des autres, approbations et désapprobations morales, etc). La société ainsi entendue constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables, qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle bien plus profondément et plus continûment que ne peut le faire la contrainte étatiste. D’ailleurs, si l’on y regarde de près, la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d’une même racine : l’intérêt collectif d’une caste ou d’une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige. L’opinion et les mœurs sont en partie le résidu d’anciennes disciplines de caste en voie de disparaître, en partie le germe de nouvelles disciplines sociales qu’apporte avec elle la nouvelle classe dirigeante en voie de formation. C’est pourquoi, entre la contrainte de l’État et celle de l’opinion et des mœurs, il n’y a qu’une différence de degré. Elles ont au fond même but : le maintien d’un certain conformisme moral utile au groupe et mêmes procédés : vexation et élimination des indépendants et des réfractaires. La seule différence est que les sanctions diffuses (opinion et mœurs) sont plus hypocrites que les autres.

Proudhon a raison de dire que l’État n’est que le miroir de la société. Il n’est tyrannique que parce que la société est tyrannique. Le gouvernement, suivant la remarque de Tolstoï, est une réunion d’hommes qui exploitent les autres et qui favorisent surtout les méchants et les fourbes. Si telle est la pratique du gouvernement, c’est que telle est aussi celle de la société. Il y a adéquation entre ces deux termes : État et société. L’un vaut ce que vaut l’autre. L’esprit grégaire ou esprit de société n’est pas moins oppressif pour l’individu que l’esprit étatiste ou l’esprit prêtre, qui ne se maintiennent que grâce à lui et par lui. Chose étrange ! Stirner lui-même semble partager, sur les rapports de la société et de l’État, l’erreur d’un Spencer et d’un Bakounine. Il proteste contre l’intervention de l’État dans les actes de l’individu, mais non contre celle de la société. « Devant l’individu, l’État se ceint d’une auréole de sainteté ; il fait par exemple une loi sur le duel. Deux hommes qui conviennent de risquer leur vie afin de régler une affaire (quelle qu’elle soit) ne peuvent exécuter leur convention parce que l’État ne le veut pas ; ils s’exposeraient à des poursuites judiciaires et à un châtiment. Que devient la liberté de l’arbitre ? Il en est tout autrement là où, comme dans l’Amérique du Nord, la société décide de faire subir aux duellistes certaines conséquences désagréables de leur acte et leur retire, par exemple, le crédit dont ils avaient joui antérieurement. Refuser son crédit est l’affaire de chacun, et s’il plaît à une société de le retirer à quelqu’un pour l’une ou l’autre raison, celui qu’elle frappe ne peut pas se plaindre d’une atteinte à sa liberté : la société n’a fait qu’user de la sienne. La société dont nous parlions laisse l’individu parfaitement libre de s’exposer aux suites funestes ou désagréables qu’entraînera sa manière d’agir et laisse pleine et entière sa liberté de vouloir. L’État fait précisément le contraire : il dénie toute légitimité à la volonté de l’individu et ne reconnaît comme légitime que sa propre volonté, la loi de l’État[92]. » — Étrange raisonnement. La loi ne me frappe pas. — En quoi suis-je plus libre si la société me boycotte ? De tels raisonnements légitimeraient tous les attentats d’une opinion publique infectée de bigoterie morale contre l’individu. C’est sur de tels raisonnements qu’est bâtie la légende de la liberté individuelle dans les pays anglo-saxons[93]. Stirner sent bien lui-même le vice de son raisonnement, et il en arrive un peu plus loin à sa célèbre distinction entre société et association. Dans l’une (la société), l’individu est pris comme moyen ; dans l’autre (l’association), il se prend lui-même comme fin et traite l’association comme un moyen de puissance et de jouissance personnelle : « Tu apportes dans l’association toute ta puissance, toute ta richesse, et tu t’y fais valoir. Dans la société, toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste ; dans la seconde, tu vis en homme, c’est-à--dire religieusement : tu y travailles à la vigne du Seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de devoirs sociaux ; à l’association, tu ne dois rien ; elle te sert, et tu la quittes sans scrupule dès que tu n’as plus d’avantages à en tirer… » « Si la société est plus que toi, tu la feras passer avant toi, et tu t’en feras le serviteur ; l’association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L’association n’existe que pour toi, et par toi, la société au contraire te réclame comme son bien et elle peut exister sans toi. Bref, la société est sacrée et l’association est ta propriété, la société se sert de toi et te sers de l’association[94]. »

Distinction vaine, s’il en fut ! Où fixer la limite entre société et association ? L’association ne tend-elle pas, de l’aveu de Stirner, à se cristalliser aussitôt en société ?

De quelque façon qu’il s’y prenne, l’anarchisme est dans l’impossibilité de concilier les deux termes antinomiques : société, liberté individuelle. La société libre rêvée par lui est une contradiction dans les termes. C’est du fer en bois, c’est un bâton sans bout. Parlant des anarchistes, Nietzsche écrit : « On peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l’avenir : société libre. — Société libre ! Parfaitement ! Mais je pense que vous savez, messieurs, avec quoi on la construit ? — Avec du bois en fer[95]… » L’individualisme est plus net et plus franc que l’anarchisme. Il met État et société et association sur le même plan ; il les renvoie dos à dos et les jette autant que possible par-dessus bord. « Toutes les associations ont les défauts des couvents », dit Vigny.

Antisocial, l’individualisme est volontiers immoraliste. Ceci n’est pas vrai d’une façon absolue. Chez un Vigny, l’individualisme pessimiste se concilie avec un stoïcisme moral hautain, sévère et pur. Toutefois, même chez Vigny, un élément immoraliste subsiste : une tendance à désidéaliser la société, à disjoindre et à opposer les deux termes : société et moralité, et à regarder la société comme une génératrice fatale de lâcheté, d’inintelligence et d’hypocrisie. « Cinq-Mars Stello, Servitude et Grandeur militaires sont les chants d’une sorte de poème épique sur la désillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds les illusions ; j’élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l’enthousiasme, de l’amour, de l’honneur[96]… » Il va sans dire que chez un Stirner, un Stendhal, l’individualisme est immoraliste sans scrupule ni réserve. — L’anarchisme est imbu d’un moralisme assez grossier. La morale anarchiste, pour être sans obligation ni sanction, n’en est pas moins une morale. C’est au fond la morale chrétienne, abstraction faite de l’élément pessimiste que renferme cette dernière. L’anarchiste suppose que les vertus nécessaires à l’harmonie sociale fleuriront d’elles-mêmes. Ennemie de la coercition, la doctrine accorde la faculté de puiser dans les magasins généraux aux paresseux eux-mêmes. Mais l’anarchiste est persuadé que, dans la cité future, des paresseux seront très rares ou même qu’il n’y en aura pas.

Optimiste et idéaliste, imbu d’humanisme et de moralisme, l’anarchisme est un dogmatisme social. Il est une « cause », au sens que Stirner donne à ce mot. Autre chose est une « cause », autre chose une simple attitude d’âme individuelle. Une cause implique une adhésion commune à une idée, une croyance partagée et un dévouement à cette croyance. Tel n’est pas l’individualisme. L’individualisme est antidogmatique et peu enclin au prosélytisme. Il prendrait volontiers pour devise le mot de Stirner : « Je n’ai mis ma cause en rien. » Le véritable individualiste ne cherche pas à communiquer aux autres sa propre sensation de la vie et de la société. A quoi bon ? Omne individuum ineffabile. Persuadé de la diversité des tempéraments et de l’inutilité d’une règle unique, il disait volontiers avec David Thoreau : « Je ne voudrais pas pour tout le monde que quelqu’un adoptât ma façon de vivre : car, sans compter qu’avant qu’il l’ait bien apprise, j’en aurai peut-être découvert une autre, — je voudrais qu’il y eût au monde autant de personnes différentes que possible ; mais je voudrais que chacun prit bien soin de suivre son chemin à lui et non pas celui de son père, de sa mère ou de son voisin. » L’individualiste sait qu’il y a des tempéraments réfractaires à l’individualisme et qu’il serait ridicule de vouloir les convaincre. Aux yeux d’un penseur épris de solitude et d’indépendance, d’un méditatif, d’un pur adepte de la vie intérieure comme Vigny, la vie sociale et ses agitations apparaissent comme quelque chose de factice, de truqué, d’exclusif de tout sentiment sincère et fortement senti. Et inversement ceux qui par tempérament éprouvent un impérieux besoin de vie et d’action sociale, ceux qui se lancent dans la mêlée, ceux qui ont des enthousiasmes politiques et sociaux, ceux qui croient à la vertu des ligues et des groupements, ceux qui ont sans cesse à la bouche ces mots : l’Idée, la Cause…, ceux qui croient que demain apportera quelque chose de neuf et de grand, ceux-là méconnaissent et dédaignent nécessairement le méditatif, qui abaisse devant la foule la hersedont parle Vigny. La vie intérieure et l’action sociale sont deux choses qui s’excluent. Les deux sortes d’âmes ne sont pas faites pour se comprendre. En antithèse qu’on lise d’un côté les Aphorismes de Schopenhauer sur la Sagesse dans la vie, cette bible d’un individualisme réservé, défiant et triste, ou le Journal intime d’Amiel, ou le Journal d’un poète de Vigny ; d’un autre côté, qu’on lise un Benoît Malon, un Elisée Reclus ou un Kropotkine, et on verra l’abîme qui sépare les deux sortes d’âmes.

Si l’on demande maintenant quels sont les traits les plus saillants du dogmatisme anarchiste, on peut répondre que le premier et plus important de ces traits est l’intellectualisme ou le scientisme. Quelles que soient les différences qui séparent le marxisme orthodoxe et l’anarchisme traditionnel, on peut les considérer, suivant la fine remarque de M. Ed. Berth, comme « les deux aspects divergents, mais complémentaires d’une même psychologie sociale, de cette psychologie sociale très intellectualiste et très rationaliste qui a régné dans la seconde moitié du dernier siècle[97] ». Ce qui caractérise l’anarchisme, c’est la foi en la science. Les anarchistes sont en général de grands liseurs, des fervents de la science. C’est aussi la foi en l’efficacité de la science pour fonder une société rationnelle- « Personne, dit M. Berth, n’a voué à la Science un culte plus fervent, personne n’a cru à la vertu de la science avec plus d’ardente foi que les anarchistes individualistes. Ils ont toujours opposé la Sciences à la Religion et conçu la Libre pensée comme une anti-Église… » « Mais, ajoute M. Berth, il convient d’insister sur cette religion de la Science si éminemment développée chez les anarchistes individualistes. Il y a deux parties dans la Science : l’une formelle, abstraite, systématique, dogmatique, sorte de cosmologie métaphysique, très éloignée du réel et prétendant cependant enserrer ce réel divers et prodigieusement complexe dans l’unité de ses formules abstraites et simples ; c’est la Science tout court, avec un grand S, la Science une, qui prétend faire pièce à la Religion, lui opposer solution à solution et donner du monde et de ses origines une explication rationnelle, — et il y a les sciences, diverses, concrètes, ayant chacune leur méthode propre, adaptée à leur objet particulier, — sciences qui serrent le réel d’aussi près que possible et ne sont de plus en plus que des techniques raisonnées. Ici, la prétendue unité de la science est rompue. Il va de soi que la partie formelle et métaphysique est celle qu’ont surtout cultivée les anarchistes. Elle procure à ceux qui s’y adonnent une ivresse intellectuelle qui leur donne une formidable illusion de puissance. Elle remplace la religion, elle comble le vide laissé dans l’âme par la foi évanouie. On possède le monde ; on le tient en quelques formules simples et claires : quel empire ! et quelle revanche pour un isolé, un solitaire, un sauvage ! il échappe à la faiblesse et à la misère inhérentes à sa solitude, et le voilà maître de l’Univers[98] ! » — De cet intellectualisme scientiste découle l’autoritarisme anarchiste. « L’intellectualisme anarchiste — il n’échappe pas à la loi de tout intellectualisme — aboutit ainsi au plus parfait autoritarisme. C’est fatal. Il n’y a pas place pour la liberté dans un système intellectualiste, quel qu’il soit. La liberté, c’est l’invention, le droit et le pouvoir de trouver quelque chose de nouveau, d’ajouter du neuf à l’univers : mais s’il y a une vérité une et universelle, qui nous est révélée par la religion ou par la science, et en dehors de laquelle il n'y a ni bonheur individuel, ni ordre social, la liberté n’a pas de raison d’être, elle n’existe que négativement ; la science réclame la liberté contre la religion, et quand la science domine, la religion réclame la liberté contre la science, mais comme il ne peut exister deux vérités unes et universelles, il faut que l’une extermine l’autre ; car, s’il y a une vérité, c’est au nom de cette vérité une que doit se réaliser l’unité sociale, l’unité morale, nationale, internationale, humaine[99]. » — L’intellectualisme scientiste a marqué de son empreinte tous les plans de réorganisation sociale d’après les formules anarchistes. Les premiers théoriciens de l’anarchie font appel à des considérations cosmologiques, physiques, biologiques aussi prétentieuses que nuageuses[100]. La biologie, notamment est invoquée à tout propos à l’appui des utopies anarchistes. C’est elle qui nous montre chez les êtres vivants le spectacle de « l’autonomie dans l’harmonie » et nous invite à réaliser cet idéal dans les sociétés humaines. C’est elle qui nous suggère l’idée égalitaire de l’équivalence des fonctions et des organes dans l’organisme biologique et, par analogie, dans l’organisme social. L’idéal vague d’évolution intervient comme un deus ex machina pour résoudre les difficultés. — C’est également du progrès de la science qu’on attend le bien-être futur de l’humanité. Le progrès scientifique et mécanique engendrera un tel regorgement de richesses que la « prise au tas » suffira comme moyen de répartition[101].

Il va de soi que l’individualisme ne retient rien de ces rêveries pseudo-scientifiques. Pour l’individualiste, la Science n’existe pas ; il existe seulement

des sciences, c’est-à-dire des méthodes d’investigation plus ou moins prudentes et sûres. Rien de plus contraire au véritable esprit scientifique que le scientisme unitaire dont il a été question plus haut. — L’individualiste d’ailleurs est médiocrement ami de l’intellectualisme, où il voit avec raison une menace d’autoritarisme. Avec les Bayle, les Stendhal. les Fourier, il nie volontiers l’action de l’idée sur la conduite ; il limite le champ de la prévoyance, il appelle de ses vœux la liberté et le hasard. La prévoyance nous forge des chaînes ; elle nous rend prudents, timorés, calculateurs. L’individualiste chante volontiers avec Stirner l’heureuse liberté de l’instant, il se défie des généralisations de la sociologie qui, pour être une science inexacte, n’en est pas moins despotique ; il s’insurge contre l’oligarchie de savants rêvée par M. Berthelot avec autant de vanité que les anciens papes rêvaient d’une théocratie universelle. L’individualiste aime peu les plans de réorganisation sociale ; son attitude en face de ces problèmes est celle, toute négative, définie par l’Ennemi des Lois de M. Barrès : « Que mettrez-vous à la place, m’allez-vous dire ? Je l’ignore, quoique j’en sois fort curieux. Entraîné à détruire tout ce qui est, je ne vois rien de précis à substituer là. C’est la situation d’un homme qui souffre de brodequins trop étroits : il n’a souci que de les ôter… De toute sincérité, je me crois d’une race qui ne vaut que pour comprendre et désorganiser[102]. »

Les différences qui viennent d’être indiquées du point de vue théorique entre l’anarchisme et l’individualisme en entraînant d’autres sur le domaine de la pratique.

La ligne de conduite recommandée par l’individualisme vis-à-vis de la société établie diffère notablement de celle que prescrit l’anarchisme.

Pour l’individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ?

La seule solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Mais si, à tort ou à raison, l’individualiste répugne à cette extrémité, une autre solution se présente à lui, solution non plus radicale, mais seulement approchée, relative, fondée sur un accommodement aux nécessités de la vie pratique. — Le problème est ici analogue à celui que Schopenhauer s’est posé au début des Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Il s’agit pour lui d’exposer un art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible, ou, selon son expression, une « eudémonologie ». Or, l’idée d’une telle eudémonologie est en contradiction directe avec la conception générale que Schopenhauer s’est faite de la vie. Par conséquent l’eudémonologie qu’il va exposer sera expressément donnée par lui comme une philosophie inférieure, exotérique, faite du point de vue de l’erreur, une concession à la faiblesse humaine et aux nécessités de la vie pratique. « Pour pouvoir traiter cette question, dit Schopenhauer, j’ai dû m’éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral, auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure sur un accommodement, en ce sens qu’ils se placent au point de vue habituel, empirique, et en conservant l’erreur[103]. » Exactement de la même façon, il est permis à l’individualiste, au pessimiste social de se demander comment il pourra s’arranger pour réaliser le maximum d’indépendance relative, compatible avec un état social forcément oppressif et tyrannique. Il s’agit d’un problème pratique qui consiste à relâcher le plus possible les chaînes sociales, à reculer le plus possible les entraves que la société inflige à l’individu, à établir une sorte de transaction et de modus vivendi tolérable pour l’individu condamné à vivre en société.

La tactique de l’individualiste contre la société sera infiniment plus complexe, plus délicate, plus riche, plus nuancée et plus variée que celle, grossière et brutale, de l’anarchisme. — Chacun ici pourra se faire son plan de vie individuelle, se composer un recueil de recettes pratiques pour louvoyer avec la société, pour lui échapper dans la mesure du possible, pour passer à travers les mailles du filet dont elle l’enserre ou, si l’on préfère, pour glisser entre les embûches sociales, en ne laissant que le moins possible de laine aux ronces du chemin.

Cette tactique peut porter sur deux points : 1° œuvre d’affranchissement extérieur de l’individu vis-à-vis des relations et influences sociales où il se trouve engagé (cercles sociaux et autorités dont il dépend) ; 2° méthode d’affranchissement intérieur ou hygiène intellectuelle et morale propre à fortifier en soi les sentiments d’indépendance et d’individualisme.

Sur le premier point, on pourrait peut-être, en s’aidant des observations et des préceptes des moralistes individualistes, dresser un petit programme qui comporterait les articles suivants :

  • a. Réduire au minimum les relations et les assujettissements extérieurs. Pour cela, simplifier sa vie ; ne s’engager dans aucun lien, ne s’affilier à aucun groupe (ligues, partis, groupements de tout genre), capable de retrancher quelque chose à notre liberté (Précepte de Descartes). Braver courageusement le Væ soli. Cela est souvent utile ;

  • b. Si le manque d’indépendance économique ou la nécessité de nous défendre contre des influences plus puissantes et plus menaçantes nous contraint de nous engager dans ces liens, ne nous lier que d’une façon absolument conditionnelle et révocable et seulement dans la mesure où notre intérêt égoïste l’ordonne ;

  • c. Pratiquer contre les influences et les pouvoirs la tactique défensive qui peut se formuler ainsi : Divide ut liber sis. Mettre aux prises les influences et les pouvoirs rivaux ; maintenir soigneusement leurs rivalités et empêcher leur collusion toujours dangereuse pour l’individu. S’appuyer tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, de manière à les affaiblir et les neutraliser l’un par l’autre. Amiel reconnut les heureux effets de cette tactique. « Tous les partis, dit-il, visent également à l’absolutisme, à l’omnipotence dictatoriale. Heureusement qu’ils sont plusieurs et qu’on pourra les mettre aux prises[104] » ;

  • d. En vertu de ce jeu de bascule, quand un pouvoir acquiert une prépondérance par trop forte, il devient, de droit, l’ennemi. A ce point de vue, l’individualisme peut admettre parfaitement l’existence de l’État, mais d’un État faible, dont l’existence est assez précaire et menacée pour qu’il soit besoin de ménager les individus ;

  • e. S’accommoder en apparence de toutes les lois, de tous les usages auxquels il est impossible de se dérober. Ne pas nier ouvertement le pacte social ; biaiser avec lui quand on est le plus faible. L’individualiste, d’après M. R. de Gourmont, est celui qui « nie, c’est-à-dire détruit dans la mesure de ses forces le principe d’autorité. C’est celui qui, chaque fois qu’il le peut faire sans dommage, se dérobe sans scrupule aux lois et à toutes les obligations sociales. Il nie et détruit l’autorité en ce qui le concerne personnellement ; il se rend libre autant qu’un homme peut être libre dans nos sociétés compliquées[105] ».

Les préceptes relatifs à l’attitude politique méritent une mention spéciale. En principe, l’individualisme est indifférent aux régimes politiques par ce qu’il est également hostile à tous. L’idée-mère de Stello est que tous les régimes politiques : monarchie (Voir l’Histoire d’une puce enragée), république bourgeoise (Histoire de Chatterton), république jacobine (une Histoire de la Terreur), persécutent également le poète, c’est-à-dire l’individualité supérieure, géniale et indépendante. « Donc, dit Stello, constatant cet ostracisme perpétuel, des trois formes du pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les îlotes éternels des sociétés ? » David Thoreau refusait de voter et appelait la politique : « quelque chose d’irréel, d’incroyable et d’insignifiant ». — Toutefois il est des cas où l’individu peut utilement s’occuper de politique. Cela peut être un moyen pour lui de combattre et de neutraliser d’autres influences sociales dont il souffre. — D’autre part, par le fait même qu’il est, en principe, également défiant à l’égard de tous les régimes, l’individualisme peut, en pratique, s’accommoder de tout et se concilier avec toutes les opinions[106].

Parmi les individualistes, il en est qui sont particulièrement sévères pour la démocratie. D’autres s’inspirent de M. Bergeret, qui se rallie à elle comme au régime le moins dogmatique et le moins unitaire — « La démocratie, dit M. Bergeret, est encore le régime que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’État, mais soulage les personnes et procure une certaine facilité de vivre et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. »

À côté de la tactique extérieure qui vient d’être exposée prend place une méthode d’hygiène intellectuelle et morale qui a pour but de maintenir notre indépendance intérieure. Elle pourrait aussi se résumer en ces quelques préceptes :

  • a. Cultiver en soi le scepticisme social, le dilettantisme social et toutes les attitudes de pensées qui ressortissent à l’individualisme ;

  • b. Se pénétrer du caractère précaire, fictif[107] et, au fond, facultatif du pacte social et de la nécessité pour l’individu de corriger ce que ce pacte a de trop tyrannique par toutes les ressources de la casuistique individualiste la plus tolérante et la plus large ;

  • c. Méditer et observer ce précepte de Descartes écrivant de Hollande : « Je me promène parmi les hommes comme s’ils étaient des arbres. » S’isoler, se retirer en soi, regarder les hommes autour de soi comme les arbres d’une forêt ; voilà une véritable attitude individualiste ;

  • d. Méditer et observer ce précepte de Vigny : « Séparer la vie poétique de la vie politique », ce qui revient à séparer la vie vraie, la vie de la pensée et du sentiment, de la vie extérieure et sociale ;

  • e. Pratiquer cette double règle de Fourier : Le Doute absolu (de la civilisation), et l’Écart absolu (des voies battues et traditionnelles) ;

  • f. Méditer et observer ce précepte d’Émerson : « Ne jamais se laisser enchaîner par le passé, soit dans ses actes, soit dans ses pensées » ;

  • g. Pour cela, ne pas perdre une occasion de se dérober aux influences sociales habituelles, de fuir la cristallisation sociale. L’expérience la plus ordinaire atteste la nécessité de ce précepte. Quand nous avons vécu pendant quelque temps dans un milieu étroit qui nous circonvient et nous harcèle de ses mesquineries, de ses petites critiques, de ses petits dangers et de ses petites haines, rien ne nous rend le sentiment de nous-même comme une courte absence, un court voyage. On sent alors combien l’on était, à son insu, comme harnaché et domestiqué par la société. On rentre les yeux dessillés, le cerveau rafraîchi et nettoyé de toute la petite sottise sociale qui l’envahissait. D’autres fois, si l’on ne peut voyager, on peut du moins se mettre à la suite d’un grand voyageur du rêve. Je me souviens d’un ami qui, malade, isolé dans de petites villes méchantes, entouré de petites haines et de ragots imbéciles, se donnait une sensation infinie de joie et de liberté en relisant les Reisebilder. Il s’échappait avec Heine dans le monde enchanté du rêve, et le milieu n’existait plus pour lui.

Ces quelques préceptes individualistes n’ont qu’une valeur d’exemples. On en trouverait un grand nombre d’analogues dans les Aphorismes de Schopenhauer et aussi chez Vigny et chez Stirner. Ils suffisent à caractériser la psychologie de l’individualiste et à la distinguer de celle de l’anarchiste.

Disons un mot en terminant des destinées probables de l’anarchisme et de l’individualisme.

À l’heure actuelle, l’anarchisme semble être entré, soit comme doctrine, soit comme parti, dans une période de désagrégation et de dissolution. M. Laurent Tailhade, transfuge, il est vrai, du parti, constatait naguère cette dissolution avec un mélange de mélancolie et d’ironie. La raison de cette désagrégation se trouve vraisemblablement dans la contradiction intime, que nous avons signalée plus haut. C’est la contradiction qui existe entre les deux principes que l’anarchisme prétend concilier : le principe individualiste ou libertaire et le principe humaniste ou solidariste, qui se traduit sur le terrain économique par le communisme. Par l’évolution même de la doctrine, ces deux éléments tendent de plus en plus à se dissocier. Chez un certain nombre d’anarchistes (surtout des intellectuels), nous pouvons voir l’anarchisme se muer plus ou moins nettement en individualisme pur et simple, c’est-à-dire en une attitude de pensée fort différente de l’anarchisme proprement dit, et compatible au besoin avec l’acceptation d’institutions politiques et sociables fort éloignées de l’idéal anarchiste traditionnel. D’autres, en plus grand nombre, surtout ceux qui mettent au premier plan les questions de vie matérielle et d’organisation économique, font bon marché de l’individualisme et le dénoncent volontiers comme une fantaisie d’aristocrate et une égoïsme intolérable. Leur anarchisme aboutit à un socialisme extrême, à une sorte de communisme humanitaire et égalitaire qui ne fait aucune place à l’individualisme. — Ainsi se révèle dans l’anarchisme un antagonisme de principes et de tendances qui constitue pour la doctrine un germe fatal de désagrégation[108].

L’individualisme tel que nous l’avons défini, — sentiment de révolte contre les contraintes sociales, sentiment de l’unicité du moi, sentiment des antinomies qui s’élèvent inéluctablement dans tout état social entre l’individu et la société, pessimisme social, — l’individualisme, disons-nous, ne semble pas près de disparaître des âmes contemporaines. Il a trouvé dans les temps modernes plus d’un interprète sincère et passionné, dont la voix aura longtemps encore un écho dans les âmes éprises d’indépendance. L’individualisme n’a pas le caractère passager et artificiel d’une doctrine politique et sociale telle que l’anarchisme. Les raisons de sa pérennité sont d’ordre plutôt psychologique que social. En dépit des prédictions des sociologues optimistes, qui, comme M. Draghicesco[109], se persuadent que la marche de l’évolution sociale et le fonctionnement mécanique de quelques lois sociologiques simples, telles que la loi d’intégration sociale, auront la vertu, dans un avenir plus ou moins lointain, de rationaliser et de socialiser complètement les instincts humains, d’assimiler, d’égaliser et de domestiquer toutes les âmes, de noyer l’individu dans la collectivité, d’effacer en lui tout sentiment d’individualité, toute velléité d’indépendance et de résistance aux soi-disant lois de la raison et de morale, d’amener enfin l’avènement de cette race de « lâches heureux » dont parle Leconte de Lisle, il est permis de croire que l’individualisme restera une forme permanente et indestructible de la sensibilité humaine et qu’il durera autant que les sociétés elles-mêmes.

[1] Benjamin Constant, Adolphe.

[2] Vie de Henri Brulard, p. 177, 179.

[3] Vie de Henri Brulard, p. 248

[4] Amiel, Journal intime, II, p. 192.

[5] Amiel, Journal Intime, II, p. 205.

[6] Vigny, Lettre à Lord X

[7] Stendhal, Vie de Henri Brulard, p.110.

[8] Benjamin Constant, Journal intime, p. 43.

[9] Voir Benjamin Constant, le Cahier rouge et le Journal intime. — Stendhal, Vie de Henri Brulard et Souvenirs d’égotisme.

[10] Benjamin Constant, le Journal intime, p. 80.

[11] Souvenirs d’égotisme, Ecrit de Civita Vecchia.

[12] Faust, deuxième partie, acte II.

[13] Stendhal, Vie de Henri Brulard, p. 226.

[14] On remarquera que nous ne contestons pas l’utilité de la solidarité comme moyen pratique d’émancipation individuelle ou collective, comme arme défensive ou offensive contre certaines tyrannies et certains arbitraires.

[15] Pages libres, numéro du 25 janvier 1908 : Entretien sur la démocratie.

[16] Sainte Beuve, Volupté, p. 205.

[17] Stendhal, Souvenirs d’égotisme.

[18] Souvenirs d’égotisme, p.71.

[19] Vie de Henri Brulard, p. 98.

[20] Souvenirs d’égotisme, p. 32.

[21] Benjamin Constant, le Cahier Rouge, p.44.

[22] Stendhal, Journal, p. 113.

[23] Vie de Henri Brulard, p. 92.

[24] Amiel est par certains côtés un mystique. — Il est vrai qu’on peut regarder le mysticisme comme une espèce d’individualisme, l’individualisme religieux.

[25] C. Stryienski, Soirées du Stendhal-Club (Avant-propos, p. XVII).

[26] Barrès, l’Ennemi des lois, p. 167.

[27] E. Seillière, Apollon ou Dionysos.

[28] E. Seillière, Apollon ou Dionysos, — et l’Égotisme pathologique de Stendhal (Revue des Deux Mondes, 1906).

[29] Par exemple M. de Roberty.

[30] Émerson, Sept Essais, traduits par J. Will, p. 200.

[31] Dominique, Paris, 1863, p. 21-22.

[32] Émerson, Essais, p. 201.

[33] Sir John Lubbock, Le bonheur de vivre, p.94 (Paris, Félix Alcan).

[34] Sainte-Beuve, Volupté, p. 267.

[35] Montaigne, Essais, Livre II, chap. XXVII.

[36] Nietzsche, Zarathoustra, éd. du Mercure de France, p. 77.

[37] Sainte-Beuve, Volupté, p. 264.

[38] Voir le Nouveau programme de Sociologie, Paris, Félix Alcan, 1904, p. 117 et 199.

[39] Nouveau programme de Sociologie, Paris, Félix Alcan, 1904, p. 124.

[40] Bilse, Petite garnison.

[41] Maupassant, Sur l’eau.

[42] Stirner, l’Unique et sa propriété, p.27.

[43] Stirner, l’Unique et sa propriété.

[44] Obermann, Lettre IV.

[45] Schopenhauer, le Monde comme volonté, éd. F. Alcan, t. II, p. 233.

[46] Schopenhauer, le Monde comme volonté, éd. F. Alcan, t. II, p. 232.

[47] Amiel, Journal intime, t. I, p. 64.

[48] Remy de Gourmont, Promenades littéraires, p. 108. — La Sensibilité de Jules Laforgue.

[49] Guy de Maupassant, Sur l’eau, p. 181.

[50] E. von Hartmann, Das sittliche Bewusstsein, p. 589.

[51] Amiel, Journal intime, t. II, p. 217.

[52] Voir le Bovarysme et la Réforme philosophique, p. 136.

[53] Sainte-Beuve, Volupté, p. 74-75.

[54] Dr Tardieu, Le cynisme (Revue philosophique, janvier 1904).

[55] Journal intime, t. II, p. 305.

[56] Benjamin Constant, Adolphe, p. 16.

[57] Léon Wéry, De l’ironie (le Thyrse, août 1904).

[58] Proudhon, Confession d’un révolutionnaire, sub fine.

[59] Stirner, l’Unique, trad. Reclaire, p. 440.

[60] Remy de Gourmont, le IIè livre des Masques, p. 125.

[61] Le point faible de cette argumentation semble être d’accorder à la politique et à la religion un pouvoir que Fourier dénie à la morale. Psychologiquement, on ne voit pas la raison de cette différence. Il est vrai que par politique Fourier entend sans doute la police sociale, et celle-ci a à sa disposition des influences qui, pour n’être ni psychologiques, ni morales, n’en sont pas moins efficaces.

[62] Fourier, Théorie des quatre mouvements, p. 188.

[63] La correspondance entre M. de Gobineau et M. de Tocqueville, publiée récemment dans la Revue des Deux Mondes,nous fait connaître la différence du sentiment des deux penseurs et caractérise assez bien l’immoralisme de M. de Gobineau. M. de Tocqueville écrit à M. de Gobineau : « Malheureusement, nous avons bien d’autres dissidences et de plus graves. Vous me semblez contester même l’utilité politique des religions. Ici, vous et moi, nous habitons les antipodes. La crainte de Dieu, dites-vous, n’empêche point d’assassiner. Quand cela serait, ce qui est fort douteux, que faudrait-il en conclure ? L’efficacité des lois soit civiles, soit religieuses, n’est pas d’empêcher les grands crimes (ceux-là sont d’ordinaire le produit d’instincts exceptionnels et de passions violentes qui passent à travers les lois comme à travers les toiles d’araignée) ; l’efficacité des lois consiste à agir sur le commun des hommes, à régir les actions ordinaires de tous les jours, à donner un tour habituel aux idées, un ton général aux mœurs. Réduites à cela, les lois religieuses sont si nécessaires qu’on n’a pas encore vu dans le monde de grandes sociétés qui aient pu s’en passer. Je sais qu’il y a beaucoup d’hommes qui pensent que

[64] R. de Gourmont, Épilogues, 2°. série, p. 41.

[65] M. Barrès, le Jardin de Bérénice, à la fin.

[66] Y. Mæterlinck, l’Intelligence des fleurs, p. 155. Il est important d’ajouter que l’immoralisme de M. Mæterlinck n’est qu’un immoralisme partiel. Car ce qu’il dit du peu de pouvoir des idées morales ne s’applique dans sa pensée qu’à la morale du bon sens, à la morale de la raison scientifique et non à ce qu’il appelle la « morale de la raison mystique ».

[67] A. Gide, l’Immoraliste, p. 82.

[68] Revue philosophique, octobre 1906.

[69] Ibid.

[70] L’attitude de Nietzsche est pourtant moins nette que celle de Stirner. Dans la Généalogie de la morale et dans la Volonté de Puissance, au lieu de montrer la morale comme une puissance extérieure s’imposant tyranniquement à la vie, il la regarde comme la servante de la vie, comme une illusion utile que la vie elle-même crée et entretient pour son propre usage. Il est vrai que, même dans cette hypothèse, la tyrannie de la morale subsiste. Il peut y avoir antagonisme entre l’utilité vitale de l’individu et l’utilité vitale de la société ou de l’espèce. Les idéaux moraux qui servent l’utilité sociale oppriment l’individu.

[71] Exception doit être faite pour Fourier, qui est un tempérament de réformateur.

[72] A vrai dire, la philosophie sociale de Stirner, celle de Nietzsche et celle de M. Maurice Barrès (dans Un homme libre et dans l’Ennemi des lois) mériterait plutôt, comme on le verra d’après les distinctions que nous allons établir, l’épithète d’individualisme que celle d’anarchisme.

[73] Voir Basch, l’Individualisme anarchiste, Max Stirner, p. 276 (F. Alcan).

[74] Nous avons essayé de défendre, dans notre livre : Combat pour l’Individu, un certain individualisme qui a été qualifié par plusieurs critiques d’anarchisme intellectuel. L’épithète d’anarchiste n’a rien qui nous fasse peur. Mais, pour la clarté des idées, nous croyons qu’il convient de maintenir distinctes les deux expressions : anarchisme et individualisme.

[75] Vigny, Journal d’un poète, p. 25 (éd. Ratisbonne).

[76] Voir le roman des Pléiades, p. 22, 23, etc.

[77] Vigny, Journal d’un poète, p. 262.

[78] Benjamin Constant, Adolphe, p. 202.

[79] Vigny, Journal d’un poète, p. 236.

[80] Vigny, Journal d’un poète, p. 161.

[81] Vigny, Journal d’un poète.

[82] M. Barrès, Un Homme libre.

[83] Ibid., p. 100.

[84] Tarde, les Lois de l’imitation, sub fine (F. Alcan).

[85] Nietzsche a dit en ce sens : « L’anarchisme n’est qu’un moyen d’agitation de l’individualisme » (Volonté de puissance, § 337).

[86] Nous faisons allusion ici à un récent et très intéressant débat entre deux théoriciens de l’anarchisme, MM. Malato et Janvion, dans le journal l’Ennemi du Peuple (1903) et à une série d’articles intitulés Individualisme et Humanisme et écrits par M. Janvion dans ce journal. Le conflit entre l’individualisme et l’humanisme est porté à. l’aigu dans ce débat, où M. Janvion, adversaire de l’humanisme, nous semble donner de beaucoup les meilleures raisons.

[87] « Eh bien, dit M. Dupont-White, je ne puis croire à ce dogme ! Ce n’est pas chose à proposer aux hommes que de se montrer tels qu’ils sont, que d’apparaître tout entiers. Si notre nature était une en ce sens qu’elle fût purement spirituelle, on pourrait à ce titre encore lui rendre la main et la livrer à tout son essor : l’égarement ne serait pas à craindre… mais quand un être porte en lui des impulsions si différentes, si contradictoires, n’est-il pas bien hasardeux de le convier au développement de toute sa nature dans sa plus riche diversité ? Encore un peu et vous direz comme Fourier que les passions viennent de Dieu et que le devoir vient de l’homme. C’est tout au moins trop de complaisance pour les penchants très divers, quelques-uns très saugrenus, qui persistent avec tant d’éclat au-dessus du singe. » La conclusion est à peu près celle que donnerait M. Brunetière : « Gardez-vous de provoquer un être ainsi fait et ainsi conditionné à s’épanouir dans toutes ses proportions. Qu’il se cultive et se manifeste à certains égards, soit : mais surtout qu’il se borne, qu’il se réduise, qu’il s’efface, tel est l’idéal à son usage. Au surplus, ceci n’est pas une question : nous ne sommes en société que pour en tirer ce bénéfice d’une contrainte mutuelle, je dirais presque d’une mutilation universelle. » (Dupont-White, préface de l’Essai sur la Liberté de St. Mill.)

[88] M. Metchnikoff, malgré son optimisme, reconnaît pleinement les désharmonies de la nature humaine dans la vie morale et sociale. Il est vrai qu’il semble attendre des progrès de la science une atténuation de ces désharmonies. Voir B. Metchnikoff. Études sur la nature humaine, Essai de philosophie optimiste, p. 137 et suiv.

[89] Vigny, Journal d’un poète, p. 32.

[90] L’expression est de M. J. Volkelt, dans son livre : A. Schopenhauer, seine Persönlichkeit, seine Lehre, sein Glaube, p. 47.

[91] Voir aussi, sur ce point, Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 285 et suiv.

[92] Stirner, l’Unique (trad. Reclaire, p. 286).

[93] Ce qui prouve encore qu’il y a parallélisme entre État et société et que le libéralisme de l’un vaut celui de l’autre, c’est la récente mesure prise par l’État américain contre l’écrivain russe Gorki dans les circonstances qu’on sait. Une telle mesure, qui heureusement paraîtrait impossible et ridicule en France, n’est possible là-bas que grâce à un certain état de l’opinion publique.

[94] Stirner, l’Unique, éd. Reclaire, p. 383.

[95] Nietzsche, Le Gai savoir, § 356.

[96] Journal d’un poète, p. 17.

[97] Edouard Berth, Anarchisme individualiste, marxisme orthodoxe, syndicalisme révolutionnaire (Mouvement socialiste du 1er mai 1905, p. 11).

[98] Ed. Berth, loc. cit., p. 14.

[99] Ed. Berth., loc. cit., p. 14.

[100] On peut se reporter sur ce point à un numéro de la Plume datant de l’époque héroïque de l’anarchie (mai 1893). Ce numéro contient un exposé théorique des fondements scientifiques de l’anarchisme par André Veydaux et un plan de la société future aux points de vue économique, politique, sexuel, moral, etc., par les principaux écrivains anarchistes de l’époque. Voici un échantillon des rêveries pseudo-scientifiques de M. André Veydaux, où il s’appuie sur l’autorité de M. de Lanessan : « L’atome se meut librement dans sa sphère équilibrée par la gravitation de l’atomisme ambiant. Le témoignage de la nature est irrécusable. Minéralité, végétalité, animalité présentent dans leurs manifestations intimes le spectacle de l’harmonie dans l’autonomie. »… « La centralisation existe-t-elle réellement chez les êtres pluricellulaires ? Leurs cellules sont-elles divisées en cellules dominatrices et en cellules obéissantes, en maîtres et en sujets ? Tous les faits que nous connaissons répondent négativement avec la plus grande netteté. Je n’insisterai pas sur l’autonomie réelle dont jouit chacune des cellules de tout organisme pluricellulaire ; car, s’il est vrai que toutes dépendent les unes des autres, il est vrai aussi que aucune ne commande aux autres et que les organismes pluricellulaires même les plus élevés ne sont en aucune façon comparables à une monarchie ni à toute autre gouvernement autoritaire et centralisé. Autonomie et solidarité, telle serait la base d’une société qui aurait été construite sur le modèle des êtres vivants… (De Lanessan, le Transformisme) « La société,

[101] C’est ce communisme fainéant que Lafargue flétrissait par avance dans son fameux pamphlet du Droit à la Paresse.

[102] M. Barrès, l’Ennemi des lois, p. 25.

[103] Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse, Introduction (F. Alcan).

[104] Amiel, Journal intime, II, p. 88.

[105] R. de Gourmont, Épilogues, II, p. 308.

[106] C’est peut-être de ce point de vue qu’il est possible de concilier le conservatisme politique de M. Barrès avec ses idées individualistes développées dans Un Homme libre et dans l’Ennemi des lois. Peut-être aussi M. Barrès joue-t-il le jeu de bascule qui consiste à traiter en ennemi le parti le plus fort. Ou, peut-être, obéit-il à une appréhension de sa sensibilité

[107] Voir l’article du Dr Toulouse intitulé : le Pacte social (Journal, juillet 1905).

[108] M. Fouillée, dans son livre Nietzsche et l’Immoralisme, retrace l’évolution actuelle de l’anarchisme et indique le conflit entre la tendance individualiste à la Stirner et la tendance humanitaire qui se traduit sur le terrain métaphysique par un monisme naturaliste à la Spinoza. Après avoir cité un passage M. Reclaire, le traducteur de Stirner, qui prétend substituer à la conception stirnérienne de l’« Unique » celle d’un moi commun et universel, « fond commun » des individualités,

[109] Draghicesco, l’Individu dans le Déterminisme social (F. Alcan).