Titre: Persécution politique dans l’Espagne républicaine
Auteur·e: Goldman Emma
Date: 1937
Source: "Political Persecution in Republican Spain" dans Freedom, Spain and the World, 10 Décembre 1937.

Lors de mon premier séjour en Espagne en septembre 1936, rien ne m’a autant surpris que la liberté politique visible partout. Certes, elle ne s’étendait pas aux fascistes, mais, à part ces ennemis déclarés de la révolution et de l’émancipation des travailleurs, tout le monde au sein du front anti-fasciste jouissait d’une liberté politique qui n’avait jamais existé dans aucune soi-disant démocratie européenne. Le parti qui en a fait le meilleur usage était le PSUC [Parti socialiste unifié de Catalogne], le parti stalinien. Leur radio et leurs hauts-parleurs remplissaient l’air. Ils exhibaient quotidiennement aux yeux de tous leurs défilés en formation militaire et leurs drapeaux flottant au vent. Ils semblaient prendre un malin plaisir à défiler devant les bâtiments du Comité Régional comme si ils voulaient démontrer à la CNT-FAI leur détermination à lui porter le coup fatal lorsqu’ils auraient obtenu les pleins pouvoirs. C’était l’évidence pour tous les délégués étrangers et les camarades venus soutenir la lutte anti-fasciste. Ce ne l’était pas pour nos camarades espagnols. Ils prenaient à la légère les provocations communistes. Ils affirmaient que tout ce cirque n’influerait pas la lutte révolutionnaire, et qu’ils avaient des choses plus importantes à faire que de perdre leur temps pour des exhibitions sans intérêt. Il m’avait semblé alors que les camarades espagnols n’avait que peu de compréhension de la psychologie des masses qui a besoin de drapeaux, de discours, de musique et de manifestations. Alors que la CNT-FAI, à l’époque, était concentrée sur des tâches plus constructives et combattait sur différents fronts, ses alliés communistes préparaient les lendemains qui chantent. Ils ont démontré depuis ce quelles étaient leurs intentions.

Durant mon séjour de trois mois, j’ai visité beaucoup de lieux de propriétés et usines collectivisées, des maternités et des hôpitaux à Barcelone, et, enfin et surtout la prison « Modelo ». C’est un endroit qui a hébergé quelques uns des révolutionnaires et anarchistes les plus distingués de Catalogne. Nos camarades héroïques Durruti, Ascaso, Garcia Oliver et tant d’autres, ont été les voisins de cellule de Companys,[1] le nouveau président de la Generalitat. J’ai visité cette institution en présence d’un camarade,35 un médecin spécialisé en psychologie criminelle. Le directeur m’a laissé libre accès à tous les secteurs de la prison et le droit de parler avec tous les fascistes sans la présence des gardes. Il y avait des officiers et des prêtres parmi les admirateurs de Franco. Ils m’ont assuré d’une seule voix du traitement juste et humain dont ils bénéficiaient de la part du personnel pénitentiaire, dont la plupart était membre de la CNT-FAI.

J’étais loin de penser à l’éventualité que les fascistes seraient bientôt remplacés par de révolutionnaires et anarchistes. Au contraire, l’apogée de la révolution à l’automne 1936 laissait percevoir l’espoir que la salissure que représente la prison serait effacée lorsque Franco et ses hordes seraient vaincus.

La nouvelle du meurtre odieux du plus doux des anarchistes, Camillo Berneri et de son colocataire, Barbieri, fut suivi par des arrestations, des mutilations et des assassinats de masse. Cela semblait trop démesuré, le changement de la situation politique trop incroyable pour y croire. J’ai décidé de retourner en Espagne pour voir de mes propres yeux jusqu’à quel point la liberté nouvellement acquise du peuple espagnol avait été annihilée par les hommes de mains de Staline.

Je suis revenue le 16 septembre de cette année. Je me suis rendue directement à Valence et j’ai découvert là que 1 500 membres de la CNT, des camarades de la FAI et des Jeunesses Libertaires, des centaines de membres du POUM et même des Brigades Internationales, emplissaient les prisons. Durant mon court séjour ici, j’ai retourné chaque pierre pour obtenir la permission de rendre visite à quelques-uns d’entre eux, parmi lesquels Gustel Dorster que j’avais connu en Allemagne alors qu’il militait principalement dans le mouvement anarcho-syndicaliste avant que Hitler n’accède au pouvoir. J’avais obtenu l’assurance que l’on me le permettrait, mais au dernier moment, avant mon départ pour Barcelone, on m’informa que les étrangers n’étaient pas admis dans la prison. J’ai découvert plus tard la même situation dans chaque ville et village où je me suis rendue. Des milliers de camarades et de révolutionnaires intègres emplissaient les prisons du régime stalinienne de Negrin-Prieto.

Lorsque je suis revenue à Barcelone, au début octobre, j’ai immédiatement cherché à voir nos camarades à la prison Modelo. Après de nombreuses difficultés, le camarade Augustin Souchy a réussi à obtenir la permission d’avoir un entretien avec quelques camarades allemands. A mon arrivée à la prison, j’ai retrouvé, à ma grande surprise, le même directeur encore en fonction. Il m’a reconnu aussi et m’a, à nouveau, donné libre accès. Je n’ai pas eu à parler avec les camarades à travers les horribles barreaux. J’étais dans la grande salle où ils se rassemblent, entourée de camarades allemands, italiens, bulgares, russes et espagnols, essayant tous de parler en même temps et de me raconter leurs conditions de détention. J’ai découvert que les accusations portées contre eux n’auraient tenu devant aucun tribunal, même sous le capitalisme, et qu’on leur avait préféré celle stupide de « trotskisme ».

Ces hommes de toutes les régions du globe qui avaient afflué en Espagne, souvent en faisant la manche en chemin, pour aider la révolution espagnole, rejoindre les rangs des anti-fascistes et risquer leur vie dans la lutte contre Franco, étaient maintenant détenus prisonniers. D’autres avaient été arrêtés en pleine rue et avaient disparu sans laisser de traces. Parmi eux, Rein,[2] le fils du menchevique russe internationalement connu, Abramovich.

La victime la plus récente était Kurt Landau un ancien membre du Comité Directeur du Parti Communiste Australien, et lors de son arrestation, du Comité Directeur du POUM.[3] Toutes les tentatives pour le retrouver avaient été vaines. Suite à la disparition de Andrés Nin 38 du POUM et de nombreux autres, il est raisonnable de penser que Kurt Landau a connu le même sort.

Mais revenons à la prison Modelo. Il est impossible de donner tous les noms parce qu’ils sont trop nombreux à être incarcérés ici. Le plus extraordinaire est un camarade qui, en charge de hautes responsabilités avant les événements de mai, avaient remis des millions de pesetas, trouvés dans des églises et des palaces à la Generalitat. Il est détenu sous l’accusation absurde, d’avoir détourné 100 000 pesetas.

Le camarade Helmut Klaus, un membre de la CNT-FAI. Il a été arrêté le 2 juillet. Aucune accusation n’a été prononcée contre lui à ce jour et il n’a pas comparu devant un juge. Il était membre de la FAUD en Allemagne (une organisation anarcho-syndicaliste). Après avoir été arrêté plusieurs fois, il a émigré en Yougoslavie à l’été 1933. Il en a été expulsé en février 1937 à cause de ses activités anti-fascistes et est venu en Espagne en mars. Il a rejoint le service frontalier de la FAI, dans le bataillon « De la Costa ». Après sa dissolution, en juin, il a été démobilisé et est entré au service de la coopérative agricole de San Andres. A la demande de son groupe, il a entrepris plus tard la réorganisation de la coopérative de confection du Comité des Immigrés. L’accusation de la Tchéka, selon laquelle il aurait désarmé un officier alors qu’il était en service sur la frontière à Figueras est sans aucun fondement.

Le camarade Albert Kille. Il a été arrêté le 7 septembre. On ne lui a donné aucune raison. En Allemagne, il était membre du Parti Communiste. Il a émigré en Autriche en 1933. Après les événements de février, il s’est enfui à Prague puis retourna plus tard en Autriche d’où il fut expulsé et partit pour la France. Là, il rejoignit un groupe d’allemands anarcho-syndicalistes. En août 1936, il arriva en Espagne où il fut immédiatement dirigé vers le front. Il fut blessé une fois. Il a appartenu à la colonne Durruti jusqu’au moment de sa militarisation. En juin, il a été démobilisé.

J’ai aussi visité la section du POUM. Beaucoup de prisonniers sont espagnols mais il y a aussi un grand nombre d’étrangers, italiens, français, russes et allemands. Deux membres du POUM m’ont approchée personnellement. Ils ont peu parlé de leurs souffrances personnelles mais m’ont demandé de délivrer un message pour leur femme à Paris. C’était Nicolas Sundelwitch – le fils du célèbre menchevique qui avait passé la plus grande partie de sa vie en Sibérie. Nicolas Sundelwitch ne m’a certainement pas donné l’impression d’être coupable des accusations sérieuses portée contre lui, notamment d’avoir « communiqué des informations aux fascistes », entre autres. Il faut un esprit communiste pervers pour emprisonner un homme parce qu’il a fuit illégalement la Russie en 1922.

Richard Tietz a été arrêté alors qu’il sortait du Consulat d’Argentine à Barcelone où il s’était rendu après l’arrestation de sa femme. Lorsqu’il a demandé le motif de son arrestation, le commissaire lui a nonchalamment répondu « Je la considère justifiée ». C’est évidemment suffisant pour garder Richard Tietz en prison depuis juillet.

Pour autant que les conditions carcérales puissent être humaines, la prison Modelo est certainement supérieure à celles de la Tchéka introduites en Espagne par les staliniens d’après les meilleurs modèles en Union Soviétique. La prison Modelo conserve encore ses privilèges politiques traditionnels tels que le droit des détenus de se rassembler librement, d’organiser leurs comités pour les représenter auprès du directeur, de recevoir des colis,du tabac, etc., en plus des maigres rations de la prison. Ils peuvent aussi écrire et recevoir des lettres. En outre, les prisonniers éditent des petits journaux et bulletins qu’ils peuvent distribuer dans les couloirs où ils s’assemblent. J’en ai vu dans les deux sections que j’ai visité, ainsi que des affiches et photos des héros de chaque partie. Le POUM avait même un joli dessin de Andres Nin[4] et une photo de Rosa Luxembourg, alors que la section anarchiste avait Ascaso et Durruti sur les murs.

La cellule de Durruti qu’il a occupé jusqu’à sa libération après les élections de 1936 était des plus intéressantes. Elle a été laissée en l’état depuis qu’il en a été le locataire involontaire. Plusieurs grandes affiches de notre courageux camarade la rendent très vivante. Le plus étrange, cependant, est qu’elle est située dans la section fasciste de la prison. En réponse à ma question sur ce point, le garde m’a répondu que c’était comme « exemple de l’esprit vivant de I’esprit de Durruti qui détruira le fascisme ». Je voulais photographier la cellule mais il fallait l’accord du ministère de la justice. J’ai abandonné l’idée. Je n’ai jamais demandé aucune faveur au ministère de la justice et je demanderai encore moins quoi que ce soit au gouvernement contre-révolutionnaire, la Tchéka espagnole.

Ma visite suivante fut pour la prison des femmes, que j’ai trouvé mieux tenue et plus gaie que celle du Modelo. Seules, six prisonnières politiques s’y trouvaient à ce moment. Parmi elles, Katia Landau, la femme de Kurt Landau,qui avait été arrêtée quelques mois avant lui. Elle ressemblait aux révolutionnaires russes d’antan, entièrement dévouée à ses idées. J’étais déjà au courant de la disparition de son mari et de sa possible mort mais je n’ai pas eu le cœur d’aborder le sujet avec elle. C’était en octobre. En novembre, j’ai été informée par quelques-uns de ses camarades à Paris que Mrs. Landau avait commencé une grève de la faim le 11 novembre. Je viens juste de recevoir un mot selon lequel Katia Landau a été libérée suite à deux grèves de la faim.[5]

Quelques jours avant mon départ d’Espagne, j’ai été informée par les autorités que l’affreuse vieille Bastille, Montjuich, allait être utilisée à nouveau pour loger des prisonniers politiques. L’infâme Montjuich, dont chaque pierre pourrait raconter l’histoire de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, celle des milliers de prisonniers conduits à la mort, rendus fous ou poussés au suicide par les méthodes de tortures les plus barbares. Montjuich, où en 1897, l’Inquisition espagnole avait été réintroduite par Canovas del Castillo, alors premier ministre d’Espagne. Ce fut sous ses ordres que 300 ouvriers, parmi lesquels d’éminents anarchistes, ont été gardé pendant des mois dans des cellules humides et sales, régulièrement torturés et privés d’assistance juridique. Ce fut à Montjuich que Francisco Ferrer fut assassiné par le gouvernement espagnol et l’Église catholique. L’année dernière, j’ai visité cette forteresse terrifiante. Il n’y avait alors aucun prisonnier. Les cellules étaient vides. Nous sommes descendus dans les profondeurs sombres avec des torches éclairant notre chemin. Il me semblait entendre les cris d’agonie des milliers de victimes qui avaient poussé leur dernier souffle dans cet épouvantable trou. Ce fut un soulagement que de retrouver la lumière du jour.

L’histoire ne fait que se répéter, après tout. Montjuich remplit à nouveau son effroyable rôle. La prison est surpeuplée d’ardent révolutionnaires qui ont été parmi les premiers à se précipiter sur les différents fronts. Les miliciens de la colonne Durruti, offrant librement leur force et leur vie, mais pas disposés à être transformés en automates militaires ; des membres des Brigades Internationales venus en Espagne de tous les pays pour combattre le fascisme, seulement pour découvrir les différences flagrantes entre eux, leurs officiers et les commissaires politiques, ainsi que le gaspillage criminelle de vies humaines du à l’ignorance du domaine militaire et au nom des objectifs et de la gloire du parti. Ceux-ci, et d’autres encore, sont de plus en plus emprisonnés dans la forteresse de Montjuich.

Depuis la boucherie mondiale et l’horreur perpétuelle sous les dictatures, rouges et brunes, la sensibilité humaine a été atrophiée ; mais il doit bien en exister quelques-uns qui ont encore le sens de la justice. Certes, Anatole France, George Brandes et tant autres grands esprits, dont les protestations ont sauvé vingt-deux victimes de l’état soviétique en 1922, ne sont plus parmi nous. Mais il y a encore les Gide, Silone, Aldous Huxley, Havelock Ellis, John Cowper Powys, Rebecca West, Ethel Mannin et d’autres, qui protesteraient certainement si ils avaient connaissance des persécutions politiques systématiques sous le régime communiste de Negrin et Prieto.

Je ne peux rester silencieuse d’aucune façon face à de telles persécutions politiques barbares. Par justice envers les milliers de camarades en prison que j’ai laissé derrière moi, je dois et vais dire ce que je pense.

[1] Luis Company a été emprisonné de 1934 à 1936 pour avoir été à la tête de la rébellion séparatiste catalane contre le gouvernement madrilène de droite.

[2] Il s’agit ici de Marc Rein, un correspondant à l’époque d’un journal social-démocrate suédois, arrêté au début d’avril 1937. Rafail A. Abramovich, une figure éminente des exilés mencheviques après la consolidation du pouvoir par les bolcheviques en Russie, écrivant encore et toujours en contact avec les clandestins anti-bolcheviques russes, fut une des cibles principales des purges staliniennes lors des procès des années 1930.

[3] Kurt Landau (1905- 1937?) était devenu un dirigeant de la gauche allemande pro-trotskiste opposée aux communistes, en 1923 et secrétaire de la vague organisation internationale rassemblant cette tendance. En 1931, il avait formé son propre groupe politique avant que de fuir le régime nazi deux ans plus tard. Il était arrivé en Espagne en novembre 1936 pour aider le POUM – bien que apparemment il n’était pas membre du Comité Directeur, comme le suggère ici Goldman. Néanmoins, les agents soviétiques et les communistes en général le décrivaient comme un acteur majeur de la « conspiration internationale trotskiste-fasciste ». Il a été enlevé le 23 septembre 1937 et assassiné par la suite par la police stalinienne. Pour plus de détails, voir le récit de sa femme Katia Landau, « I.e Stalinisme : Bourreau de la révolution espagnole, 1937- 1938 » Spartacus (Paris), n°40 (Mai 1971).

[4] Andrés Nin (1892- 1937) fut d’abord un dirigeant de la CNT qu’il représentait lors du congrès fondateur du Komintern en Russie. Après son adhésion au communisme, il forma avec d’autres le Parti Communiste Espagnol et fut le secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge. A ce poste, il se rangea du côté de Trotski contre Staline et retourna en Espagne en 1931 pour organiser la gauche communiste d’opposition. En 1935, son groupe fusionna avec un autre pour former le POUM, avec Nin comme l’un des deux principaux dirigeants. Arrêté le 16 juin 1937, avec d’autres dirigeants du POUM dans une tentative communiste pour briser le parti en prouvant sa « responsabilité » dans les événements de mai et, pire encore, son rôle comme agent de la Gestapo, Nin fut exécuté le 20 juin 1937. Étant donné ses nombreux contacts à travers le monde et son prestige, sa disparition et le crime stalinien causèrent un scandale international.

[5] En fait, la libération que Goldman mentionne ici n’a duré qu’une semaine. Elle fut arrêtée et emprisonnée de nouveau avant d’être expulsée d’Espagne.