Titre: Quelques mots d’histoire
Auteur·e: Reclus Élisée
Sujet: histoire
Date: 1894
Source: Consulté le 6 janvier 2017 de fr.wikisource.org
Notes: Paru dans La Société nouvelle, année 10, t. 2, 1894.

Le premier fait qui frappe l’homme sincère dans ses études sur les évolutions contrastées de l’Homme et de la Terre est l’unité définitive s’accomplissant dans l’infinie variété des contrées du monde habitable. L’histoire se composait jadis d’histoires distinctes, locales et partielles, ne convergeant point vers un centre commun : pour les gens de l’Occident, elles gravitaient autour de Babylone ou de Jérusalem, d’Athènes ou d’Alexandrie, de Rome ou de Byzance ; pour les Asiates, elles avaient les foyers distincts de Cambalou, Nanking, Oujein, Bénarès ou Delhi ; tandis que dans le Nouveau Monde, alors inconnu de l’Ancien, des peuples regardaient les uns vers Tezcuco ou Mexico, les autres vers Cuzco ou Cajamarca, et que des milliers de tribus sauvages imaginaient pour centre du monde un groupe de huttes blotti dans la forêt, peut-être même une simple cabane au milieu des prairies, une roche, un arbre sacré auquel pendait quelques étoffes. Maintenant l’histoire est bien celle du monde entier : elle se meut autour de Séoul et sur les bords du golfe de Petchili, dans les forêts profondes du Caucase et sur les plateaux abyssins, dans les îles de la Sonde et dans les Antilles aussi bien que dans tous les lieux fameux considérés jadis comme les « ombilics » du grand corps terrestre. Toutes les sources du fleuve, autrefois distinctes et coulant souterrainement dans les cavernes, se sont unies en un seul lit, et les eaux se déroulent largement à la lumière du ciel. De nos jours seulement l’histoire peut se dire « universelle » et s’appliquer à toute la famille des hommes. Les petites patries locales perdent de leur importance relative en proportion inverse de la valeur que prend la grande patrie mondiale. Les frontières de convention, toujours incertaines et flottantes, s’effacent graduellement, et, sans le vouloir, le patriote le plus ardent devient citoyen du monde : malgré son aversion de l’étranger, malgré la douane qui le protège contre le commerce avec le dehors, malgré les canons affrontés des deux côtés de la ligne tabouée, il mange du pain qui lui vient de l’Inde, boit un café qu’ont récolté des nègres ou des Malais, s’habille d’étoffes dont l’Amérique envoie la fibre, utilise des inventions dues au travail combiné de mille inventeurs de tout temps et de toute race, vit des sentiments et des pensées que des millions d’hommes vivent avec lui d’un bout du monde à l’autre.

Les pensers, les sentiments, sinon communs du moins tendant à le devenir, telle est la conséquence d’incalculable portée qu’entraîne cette fusion des histoires locales en histoire universelle. La parole de Pascal : « Vérité en deçà ; erreur au delà des Pyrénées ! » se transforme graduellement en un paradoxe. La compréhension des mêmes lois scientifiques formulées en un langage d’une précision et par conséquent d’une identité parfaite, la recherche des mêmes origines intellectuelles, la vénération des mêmes noms historiques, la préoccupation constante des mêmes problèmes politiques et sociaux, la vibration harmonique des évolutions parallèles qui se produisent dans chaque groupe communal ou national, enfin, l’entremêlement croissant des langues, tout cela fait des hommes, si rebelles, si hargneux qu’ils soient à l’amitié, autant de compatriotes et de frères. Sans doute, cette évolution est loin d’être finie et nous assisterons encore à bien des explosions de haines nationales, mais il n’est pas interdit à ceux d’entre nous qui voient et qui prévoient de comprendre le sens des événements, d’en suivre les conséquences, d’en prédire le résultat certain.

L’histoire nous apprend aussi que le travail des hommes associés, aboutissant à la conquête et à l’unification de la surface planétaire, ne s’est point fait d’un mouvement toujours égal et continu. Loin de là : des périodes de réaction ont succédé aux périodes d’action, des reculs ont suivi les progrès ; la poussée générale s’est accomplie par une sorte d’oscillation, par une série d’allées et de venues, comparable au va-et-vient des vagues dans la marée montante ; toujours une alternance de reculs momentanés s’est produite dans la marche collective des hommes. Depuis que la mémoire des événements nous a été conservée par des annales, nous constatons l’accroissement prodigieux des richesses, et nous voyons que dans l’ensemble nous avons progressé en science et en morale aussi bien qu’en avoir : l’humanité a pris conscience d’elle-même en son immense domaine. Mais souvent les phénomènes de régression durèrent si longtemps, s’étendirent en des contrées si vastes que l’on put croire à l’irrémédiable décadence ; on s’imagina que l’âge de fer avait succédé à l’âge d’or et que l’âge de fer lui-même serait suivi par un âge de boue. Pouvait-on échapper à ces illusions quand on voyait des contrées entières retomber dans l’inculture et disparaître les peuples qui les habitaient, quand des centaines, même des milliers d’années, comme durant le moyen âge, s’écoulaient dans une sorte de nuit, avant qu’on eût pu retrouver la lumière de la science acquise précédemment, reprendre la connaissance des contrées déjà parcourues et décrites ? Maintenant les périodes de réaction sont plus courtes : elles s’abrègent de siècle en siècle, et nous pouvons en étudier le rythme, essayer d’en prédire la durée toujours amoindrie, chercher même à les prévenir, grâce au mouvement accéléré de la pensée.

L’histoire nous montre que tout développement progressif s’est fait en raison de la liberté d’initiative, que tout mouvement régressif, sauf en cas de catastrophe naturelle, inondation ou tremble-terre, a eu pour cause un retour, une aggravation de servitude. Toutes choses égales d’ailleurs, les progrès d’une société se mesurent à la liberté de pensée et d’action dont y jouissent les individus. La poussée de vie ne vient qu’avec la gaieté et la force donnée par l’absence de maîtres ; mais dès qu’il faut se ranger, se régler, regarder avec inquiétude autour de soi, se garer du bâton qui menace de vous frapper, ou des lois, des règlements, des oukases qui guettent de tous les coins, la force d’invention se tarit, l’esprit se stérilise, la libre action se change en routine, la vie s’appauvrit, et l’on finit même par désapprendre ce que l’on savait jadis ; de même dans le corps d’un vieillard les extrémités se refroidissent, la vie se concentre dans les organes essentiels pour maintenir au moins la circulation du sang. Heureusement que l’esprit humain, d’une infinie subtilité, échappe toujours par quelque point à la compression. César, Tamerlan et d’autres conquérants dévastèrent le monde, ne laissant derrière eux que des cadavres et des ruines, mais que de communautés ignorées se maintinrent dans les vallons écartés des montagnes ! Si l’Inquisition tortura et brûla ceux qui se permettaient de penser librement, que de paysans sincères et bons, que d’enfants de la nature restèrent en dehors de ses atteintes, gardant ne la sincérité de leur âme naïve une franche indépendance ! C’est ainsi que, dans les contes de fées et dans les légendes des religions, les massacres épargnent toujours l’enfant qui porte en soi l’invincible destin. Si violentes qu’aient été les grandes réactions contre la poussée de la liberté, elles n’ont jamais subjugué qu’une partie des peuples. Le rêve atroce de l’empire universel ne s’est jamais réalisé. Dans la lutte de tous les pays et de tous les siècles qui n’a cessé de sévir entre la pensée libre et l’oppression de la pensée, lutte dont les mille alternatives sont la véritable histoire, c’est la liberté, qui, sans avoir encore définitivement triomphé, a l’incomparable avantage de l’attaque : ses rayons, comme ceux du soleil, se dardent en flèches à travers le brouillard. Le vieux monde est toujours sur la défensive par rapport au nouveau et les révolutions qui se succèdent sont pour lui autant de défaites successives.

Mais il y a lutte, lutte incessante, et la victoire définitive n’est point gagnée : l’ère des révolutions, quoi qu’on en dise, est loin d’être close, et même elle ne peut l’être tant que l’évolution accomplie dans les esprits se heurtera contre la résistance des préjugés et de ce que l’on appelle les « intérêts établis ». Le changement doit être d’autant plus brusque et même d’autant plus violent que la digue à renverser est plus haute et plus large, composée des matériaux plus solidement maçonnés. S’il y avait franc jeu entre les forces en lutte, si les réacteurs et les novateurs, séparés par la masse oscillante des sceptiques et des irrésolus, combattaient personnellement sans alliance avec des forces étrangères, les questions seraient plus vite résolues, et les évolutions déjà mûres seraient pacifiquement suivies des révolutions correspondantes ; mais ces multitudes, non encore nées à la vie individuelle de la pensée et de l’action libres, constituent un énorme poids mort que les dispensateurs du pouvoir emploient à leur profit pour écraser leurs adversaires. Le cours naturel de l’histoire se trouve ainsi retardé ; mais le retard ne se transforme pas en arrêt définitif si la poussée morale est assez puissante pour susciter de nouveaux lutteurs et pour ébranler la foi de ceux qui défendent les causes vieillies. Tout ce qui est incapable de se renouveler, de s’accommoder au milieu changeant, est condamné d’avance : la force brute ne lui servira de rien ; l’utopie d’aujourd’hui, se précisant de jour en jour, deviendra la réalité de demain.

Certes, tous, qui que nous soyons, hommes de désir ou dolents du passé, tous nous avons la conviction de changements prochains, d’évolutions intellectuelles et morales destinées à produire d’inévitables révolutions. Puisque nous prévoyons de grands événements et que chacun de nous y aura sa part d’action, minime ou puissante, notre devoir est de ne point nous laisser entraîner comme des fétus au vent, mais de nous saisir énergiquement et de nous rendre compte avec une sincérité parfaite de ce que nous pensons et de ce que nous voulons. Quel est l’idéal personnel de chacun de nous ? Quel est l’idéal collectif qui nous semble ressortir de tous les désirs, de toutes les volontés tendues ? Criminel, lâche du moins, est celui qui se taira tout en croyant pouvoir répondre à cette question. Libre à quiconque de voir dans l’idéal présent un feu follet qui nous égare au milieu des fondrières ; mais que les moqueurs donnent aussi leur solution. Nous faisons appel à tous, afin que, nous aidant les uns les autres en notre désir de bien voir et de comprendre, nous nous rapprochions du grand but : « Être des hommes ! »

Le premier point de notre idéal, évidemment, est que chaque homme possède de quoi manger, et j’entends par là que chacun ait la possibilité de vivre en des conditions parfaites de bien-être matériel. Je doute qu’un homme quelconque, si égoïste, si dur qu’il soit envers les souffrants, se prononce nettement contre ce désir ; il lui suffira de ricaner en disant que la chose est impossible ; au besoin, il se retranchera derrière Malthus et autres savants économistes, afin de se dispenser de répondre lui-même. Quant à nous, étudions simplement la statistique, afin qu’elle réponde à notre place. Assez de documents ont été recueillis pour que nous puissions constater si la Terre offre à ses fils, en quantité suffisante, des bois et des métaux, des argiles à poterie, des fibres à étoffes, des fruits, des grains et des racines alimentaires. Nous pourrons dresser le total et si nous voyons que l’offre est supérieure à la demande, que l’ensemble des produits dépasse de beaucoup les besoins de la consommation, si nous constatons en outre que les moyens de communication, d’ailleurs faciles à décupler, suffisent amplement déjà pour égaliser l’abondance dans toutes les contrées de la Terre, notre idéal du « pain pour tous » paraîtra-t-il si chimérique, et les hommes de cœur pourront-ils avoir souci plus pressant que de célébrer enfin le premier repas dont nul infortuné ne soit exclu ?

Le deuxième point de notre idéal se rattache au premier, car s’il est vrai que l’humanité ait du pain en surabondance, elle possède aussi le loisir nécessaire pour n’avoir plus besoin d’employer, dans les usines, les enfants à la place des hommes faits, et pour utiliser toute la période de préparation à l’étude de la vie par l’éducation complète, intégrale de l’individu. « L’homme ne vit pas de pain seulement », il vit aussi de la pensée. Le « banquet de la vie », dont parlent les poètes et les philosophes, n’est que par figure celui où se nourrit le corps ; le vrai banquet est celui « de Platon » où l’on échange des idées, où les hommes se comprennent et s’instruisent mutuellement, où, comme dans la cène pascale, une même nourriture spirituelle unit tous les convives en un même corps, leur donne à tous une âme commune. Mais en vue de cette communion des humains la première chose à faire, l’œuvre urgente par excellence, n’est-elle pas d’assurer à tous l’instruction matérielle, le développement de chaque intelligence dans la mesure complète de ses capacités ? Ce que Périclès disait d’Athènes, qu’elle était une « école de la Grèce », il faut le rendre une vérité pour toutes nos villes et faire autant d’écoles du monde, et des écoles vraies, dans lesquelles tous enseignent à tous et se fassent enseigner par tous, dans la plénitude de leur liberté, sans restrictions provenant d’une limite d’âge, de profession, de fortune, ou d’un manque de certificats et autres paperasses. Tel est notre idéal, bien différent de celui des esprits « modérés », des gens « sages » qui veulent faire deux parts de la science, l’une étroite et savamment falsifiée pour les enfants pauvres destinés à servir, l’autre large, libre, sans limites imposées, amplifiée d’orgueil, et par conséquent également faussée, pour les enfants riches destinés à commander. Mieux vaut cent fois l’idéal du fidèle auquel la « foi dans l’absurde » suffit et qui ne veut de science pour personne !

L’homme qui mange à sa faim et qui s’instruit à son gré est un homme libre et pour tous un égal ; mais il lui resterait un autre idéal à satisfaire, la fraternité, si ce progrès ne se réalisait pas nécessairement avec l’idéal du pain et de l’instruction, si tous les progrès ne se déterminaient pas mutuellement, et si l’éducation réelle, qui forme l’esprit, ne formait pas aussi le cœur. A elle de tourner la combativité de l’homme vers d’autres buts que le dommage ou la mort de son semblable, de se reporter vers des travaux de force, vers d’âpres et difficiles recherches, vers les voyages lointains entremêlés de périls, vers des épreuves redoutables, mais utiles pour la communauté. A l’éducation de compléter, d’une manière directe, la moralisation produite indirectement par la suppression de la misère et de l’ignorance. Si le travailleur, sûr de son pain, n’a plus à s’incliner humblement devant quelques seigneurs, prêt à subir toutes les humiliations qu’on voudra lui infliger ; si les jeunes filles, si les mères ne sont plus obligées de se vendre à tous les pourceaux qui passent, afin de manger ou de donner à manger à leur famille ; si les enfants deviennent vraiment des hommes, sains, dispos et forts, les conditions du milieu social devront complètement changer ; des êtres nouveaux constitueront une société nouvelle. Étant donnée une humanité composée d’êtres libres, égaux, instruits, il est impossible de se la figurer avec des millions de soldats sans volonté personnelle, attendant le geste ou le cri qui leur dira de s’entretuer, avec d’autres millions d’esclaves obéissants, passant leur vie à gratter du papier, avec la tourbe de ceux, prêtres, magistrats, gens de police, dénonciateurs et bourreaux, qui ont charge d’enseigner par la terreur et d’assurer par le glaive la morale des nations.

Non, la personne humaine, ayant enfin de pain du corps et celui de l’esprit, ne s’accommodera pas d’un pareil régime, qui eût déjà fait périr l’humanité si elle n’avait pas eu en elle des éléments puissants de résistance et de renouveau : l’invincible amour de la vie, la curiosité de savoir, l’ironie vengeresse contre les dominateurs et l’esprit de solidarité entre tous ceux qui souffrent. Cette force collective des humbles, de tous ceux qui par eux-mêmes ne sont presque rien, cette force est celle sur laquelle nous comptons pour réaliser notre triple idéal : la conquête du pain, celle de l’instruction, et la moralité pour tous. Les immenses progrès accomplis déjà nous donnent confiance dans l’avenir. Mais vous qui désespérez, retournez au dieu tout-puissant des anciennes théogonies, invoquez de nouveau le Christ rédempteur, avec son paradis où quelques élus à peine entendront le chant des violes pendant les siècles des siècles, tandis que dans l’enfer les milliards et les milliards de maudits brûleront à jamais !