« Combattre aux côtés des opprimés en leur laissant l'initiative de leur discours et de leurs actions. » (E. Malatesta)

L'histoire de l'anarchisme nous laisse entrevoir un milieu peuplé d'hommes, où seuls les hommes se révoltent, où seuls les hommes ont le droit, et la volonté, de conquérir leur liberté. Un milieu anarchiste dans lequel la place des femmes a longtemps été marginalisée, voire niée. Des femmes telles que Louise Michel, Emma Goldman, Séverine, Voltairine de Cleyre, May Picqueray continuent d'être traitées comme des exceptions qui viendraient confirmer la règle, laissant ainsi la plupart des femmes anarchistes dans l'ombre. L'anarchisme serait-il l'apanage des hommes ? Bien trop souvent ceux-ci ont parlé à la place des femmes, cherchant à définir leur rôle dans ce monde et dans des milieux anarchistes pensés par et pour les hommes.

La femme selon P.-J. Proudhon est « courtisane ou ménagère », pute ou épouse. Aucune alternative. Pourvu qu'elle reste soumise aux désirs de Monsieur. « La femme est un diminutif de l'homme, à qui il manque un organe »[1] : en somme, elle n'a pas d'existence ! Dans la même veine, Max Stirner n'imagine que des individus asexués. Parfait dira-t-on ? Les individus ne sont pas appréhendés dans leur singularité genrée. Mais... si l'on y regarde de plus près, ne pas nommer l'existence de la bicatégorisation de l'humanité en classes de « femmes » et d' « hommes » revient à évacuer la question épineuse de la domination des hommes sur les femmes. L'individualisme anarchiste, en considérant l'individu comme seul acteur d'une transformation sociale, omet que cet individu est construit socialement, qu'il évolue dans des formes d'organisation économique et politique qui ne dépendent pas de lui. De ce point de vue, la limite de l'individualisme quant à l'émancipation des femmes réside dans son incapacité à analyser la société en terme de rapport de classe.

De même, Bakounine affirme une fois pour toutes – et non sans un brin d'idéalisme – l'égalité de tous les individus, femmes et hommes. Excluant de fait toutes réflexions possibles sur les inégalités entre femmes et hommes puisqu'ils et elles sont égaux... en puissance. En d'autres termes, le communisme libertaire, par son discours universaliste, tend à nier les rapports des classes de sexe comme rapport d'oppression.


Non sans remettre en cause l'anarchisme de nos chers camarades barbus et virils, il semblerait que les premiers penseurs de l'anarchisme soient cruellement restés bornés sur la question de l'émancipation des femmes. D'autres ont été plus cléments envers les femmes, nous objectera-t-on ! Tel un Joseph Déjacque qui, en réponse à la misogynie de Proudhon, fut parmi les premiers anarchistes à plaider pour l'émancipation féminine. Oui, « plaider pour » ! Même quand ils nous accordent le droit à l'émancipation, ils nous émanciperaient bien à notre place...

Puis d'autres ont prôné la Révolution sexuelle avant l'heure du féminisme. Ils ont milité en faveur de la contraception, de l'union et de l'amour libre dans l'idée que les femmes, une fois débarrassées de la contrainte sociale à la reproduction et au mariage, seraient émancipées. Mais, parce qu'il y a toujours un mais, bien que l'intention ait pu être bonne, la libération sexuelle a bien trop souvent été pensée pour ne profiter qu'aux hommes.


Enfin, l'anarcho-syndicalisme, qui analyse la société en terme de lutte des classes, a longtemps donné la priorité à la lutte contre l'État et le capitalisme. La lutte des femmes est alors considérée comme secondaire à la lutte anticapitaliste et la fin du patriarcat viendra avec la fin du capitalisme. Le message est clair : femmes, nous causerons de votre émancipation après la révolution ! L'autonomie de la lutte des femmes est souvent refusée - comme ce fut le cas autrefois de la CNT espagnole qui refusa de reconnaître les Mujeres Libres – alors que l'on met en avant la nécessaire autonomie du prolétariat pour son émancipation. Cherchez l'erreur. Malgré la création ici ou là de commissions Femmes et antipatriarcales et l'intégration de revendications féministes à l'anarcho-syndicalisme, il semblerait que cette tendance persiste de nos jours.


« C'est du passé », pourrait-on dire ! Certes, oui. Il faut resituer les propos des uns et des autres dans leur contexte historique. Mais il n'est pas improbable que la misogynie de Proudhon – bien qu'on ait cessé d'y faire référence – et l'ambivalence des discours anarchistes sur l'égalité des sexes aient pu influencer des générations d'anarchistes. Depuis de l'eau a coulé sous les ponts, les féministes ont fait leur révolution, les hommes ont perdu leur barbe... et leurs préjugés sexistes, à n'en point douter ! Alors pourquoi, en 2012, peut-on encore croiser un homme portant un tee-shirt exhibant une paire de couilles sous forme de cornet de glace et vendant un livre au titre explicite de « Comment draguer la militante » dans un salon du livre libertaire sous prétexte de libération sexuelle ? Pourquoi une anarchaféministe se fait-elle insulter lorsqu'elle proteste contre la présence d'un livre ouvertement masculiniste dans ce même salon ? Comment se fait-il qu'en tant que femmes nous ayons toujours l'impression de devoir lutter pour faire reconnaître notre droit à l'autonomie dans nos propres rangs ? Pourquoi le féminisme est-il toujours l'objet de débats dans les milieux anarchistes ?

Le passé n'est pas si loin, tous comptes faits...


Plusieurs raisons expliquent en partie cet état de fait. D'abord la méconnaissance et l'insuffisance de la prise en compte des théories et outils des luttes féministes. Ensuite, la persistance d'un imaginaire anarchiste empreint d'un certain virilisme guerrier hérité des siècles passés. Aussi, l'incapacité – voire le refus - de certains à abandonner leurs privilèges. Et enfin, doit-on encore rappeler que l'homme anarchiste ne vit pas en marge de la société ? C'est un individu construit socialement, le produit d'un monde dans lequel il baigne depuis l'enfance. Un monde où les systèmes d'oppression interagissent pour écraser les individues : État, racisme, capitalisme et hétéropatriarcat. Par conséquent, se déclarer anarchiste ne peut suffire à se débarrasser définitivement des rapports de domination. Cela exige d'aller plus loin quant à l'identification de ces rapports de domination et à leur déconstruction : c'est ici que le féminisme enrichit, et peut continuer d'enrichir, la pensée anarchiste. Mais le lien entre féminisme et anarchisme n'a pas toujours été une évidence. Alors comment l'anarchisme peut-il intégrer la lutte des femmes ? L'anarchaféminisme – un gros mot pour certains néo-barbus virilistes – est une réponse. Dans les années 1970, au sein de la deuxième vague féministe et à la fois en marge de celle-ci, « l'anarcho-féminisme » fait sa première et timide apparition. En Allemagne, en Angleterre puis en France, des militantes anarchistes créent les premiers collectifs dits « anarcho-féministes ». En France, le collectif Colères publia une revue du même nom. C'est une première tentative d'unification d'un double militantisme, anarchiste et féministe. Fortement influencées par le féminisme matérialiste radical, ces militantes ont voulu intégrer leurs revendications féministes à leur anarchisme. Ce n'est qu'au début des années 1990 que l'anarcho-féminisme s'affirme et devient « anarchaféminisme », notamment grâce au collectif de Bordeaux « Mujeres Libres » et à l'effort de théorisation initié par des femmes de la Fédération Anarchiste en 1992. Dans un contexte globale de fin de Guerre Froide et de renforcement du système capitaliste, le mouvement anarchiste se trouve affaibli et cherche à se réactualiser. Le féminisme apparaît alors comme une perspective pour l'anarchisme : un moyen de reprendre contact avec la réalité sociale.


L'anarchaféminisme, nous savons désormais d'où ça vient. Mais, c'est quoi au juste ?


Le terme en lui-même révèle un choix politique : « féminisme » renvoie à l'idée d'un mouvement de femmes qui luttent pour leur propre cause. C'est déjà en soi une ré-affirmation d'une nécessaire autonomie des luttes. L'anarchaféminisme reconnaît cette affirmation de Christine Delphy : « Les opprimés doivent non seulement diriger la lutte contre leur oppression, mais auparavant définir cette oppression elles et eux-mêmes »[2]. N'est-ce pas là un des fondements de l'anarchisme, l'autonomie des individus ? Il n'y a donc, jusqu'ici, pas d'opposition fondamentale entre féminisme et anarchisme. Puisque, comme l'affirmait E. Malatesta, l'anarchisme c'est lutter pour sa propre libération mais aussi savoir « combattre aux côtés des opprimés en leur laissant l'initiative de leur discours et de leurs actions ». Pour ce faire, la non-mixité peut-être un outil efficace entre les mains des femmes dans leur recherche d'autonomie et leur lutte contre l'oppression qui leur est faite. Irait-on reprocher à des ouvriers de s'auto-organiser sans inviter l'oppresseur ? Non. Il doit en être de même concernant les luttes des femmes : il n'est pas possible de négocier avec l'oppresseur tant qu'il le reste. Bien sûr, l'objectif de la non-mixité n'est pas le séparatisme, mais la déconstruction des classes de sexe, l'abolition des catégories « femme » et « homme ». Cela implique par ailleurs que l'anarchaféminisme réfute les conceptions féministes différentialistes et universalistes dans la mesure où la première suppose l'existence d'une nature féminine ou masculine, tandis que la seconde tend à effacer la réalité des rapports de domination. Si l'on part du postulat selon lequel il existe des classes de sexes comparables aux classes sociales, économiques et de « race », socialement construites, cela suppose que ce qui n'est pas « naturel » peut être défait. Maintenir une altérité qui constitue la base d'une domination – en l'occurrence masculine - d'un groupe sur l'autre reviendrait à maintenir une hiérarchisation des individues. Serait-ce envisageable dans une société libertaire ? Absolument pas ! Seule une analyse en terme de rapports de classe de sexe permettra de réduire en profondeur toutes les formes de domination.


Le patriarcat définit un rapport social de sexe fondé sur l'exploitation économique des femmes et leur subordination à la classe des hommes. Il est à la source de l'hétéronormativité : c'est-à-dire l'injonction à l'hétérosexualité qui est un moyen de maintenir la domination des hommes sur les femmes et d'inférioriser les individues qui ne s'y conformeraient pas. Nous parlerons donc d'hétéropatriarcat puisque la lutte contre cette hétéronormativité doit être intégrée à la lutte contre le patriarcat. Une réelle libération sexuelle ne pourrait avoir lieu sans une lutte contre l'homophobie, la lesbophobie et la transphobie. Peut-on imaginer une société libertaire qui perpétuerait l'injonction à l'hétérosexualité ? Non. Il est donc impératif de ne pas hiérarchiser les luttes, de combattre l'hétéropatriarcat au même titre que l'État, le racisme et le capitalisme.


L'anarchaféminisme est-il une féminisation de l'anarchisme ? Probablement. Mais avant qu'une armée de récalcitrants nous rétorquent que ce n'est là qu'une tentative de récupération de l'anarchisme par une bande d'hystériques, rappelons-leur que « féminiser » signifie simplement donner un caractère féminin à ce qui n'en a pas (ou pas assez). En d'autres termes, il s'agit pour les femmes anarchistes de se réapproprier un espace et une expression anarchistes dont elles ont trop longtemps été privées. Ce n'est que justice. Nous, anarchaféministes, devons nous en donner les moyens. Écrire, prendre la parole, occuper l'espace partout et par tous les moyens à notre portée. Exister. Revendiquer notre droit à l'autonomie. Nous libérer sans attendre que l'on nous y autorise. Nous auto-organiser et ne pas lâcher prise. Des collectif anarchaféministes existent à Paris, Bordeaux, Saint Etienne, Toulouse, Grenoble... Des individues anarchistes et féministes mènent des actions en tant que féministes. Notamment dernièrement, en région Rhône-alpes, des affiches anti-électoralistes, des actions de soutien anti-répression, des rencontres transpédégouines racisées, l'ouverture de squats autonomes ou encore une mini-campagne d'affichage féministe contre l'islamophobie.


L'anarchaféminisme peut être un outil concret d'émancipation permettant de croiser les différentes formes d'oppressions. Il n'a rien à apprendre au féminisme matérialiste radical mais à, par contre, encore beaucoup à apprendre de lui, et beaucoup à apporter au mouvement anarchiste, pour une révolution sociale, libertaire et féministe !

Aurore, membre du GDALE

[1] PROUDHON Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l'Église, « Onzième étude, Amour et mariage », chapitre premier : La femme, Paris, Fayard, 1990, page 1956.

[2] DELPHY Christine, « La non-mixité : une nécessité politique, domination, ségrégation, et auto-émancipation », texte exposé oralement le 8 mai 2006, à l'occasion de la fête des 50 ans du Monde Diplomatique, publié par écrit par le collectif Les mots sont importants, janvier 2008.