Titre: Papillons, amour libre et idéologie
Auteur·e: Etrebilal Aviv
Date: 2013
Source: Consulté le 31 août 2016 de non-fides.fr
Notes: Aviv Etrebilal, août 2013. Publié sous forme de brochure par Ravage Editions, octobre 2013.

Ce texte n’est pas un énième texte sur l’« amour libre », les « affects » et la « déconstruction », il a prétention à être plus que cela. Ecrit fin juillet/début août, il a jusqu’à octobre 2013, servi à poser les bases de nombreuses discussions plus ou moins collectives, dans l’informel. Des discussions très riches qui l’ont poussé à se nuancer et se compléter, et qui ont réussi à soulever de nombreux questionnements sur les rapports idéologiques qui régissent souvent les modes de pensée et de relation du milieu antiautoritaire français. Alors si ce texte n’est pas un énième texte sur les « affects », c’est qu’il s’agit d’abord d’un texte sur l’idéologie, et sur les « milieux », l’inconséquence et le gauchisme (et son rapport d’inversion). La façon dont il a réussi à faire écho à des situations diverses et variées, qui n’impliquaient pas nécessairement les relations affectives, mais un tas d’autres questions, comme les rapports de pouvoir, le conformisme d’un milieu anticonformiste, les contre-normes qui normalisent, les rôles sociaux et les rapports de consommation des individus, des luttes et des outils de lutte etc. en font un texte dont le but principal est d’ouvrir un débat qui le dépassera. Si nous avons tenu à le publier aujourd’hui, après ces quelques mois de gestation et de discussions passionnantes, c’est justement pour ouvrir ce débat, en cohérence avec le contenu du texte, au-delà des limites de l’informel et de l’entre-soi. Et nous espérons qu’il continuera son aventure ainsi.

Octobre 2013,

Ravage Editions.


Il est rassurant de voir, pour certaines générations du marécage anti-autoritaire, que les dogmes desquels nous partons trop souvent, qui nous bouffent et nous font tourner en rond dans un vase clos sont parfois remis en question. Que lorsque certains principes idéologiques finissent par causer des dommages collatéraux humains, nous sommes capables de les remettre en question, de les abandonner ou de les reformuler. Un texte sorti récemment par des compagnons a probablement réussi à provoquer des discussions passionnantes et importantes.[1] La force de ce texte était de revenir un petit peu à l’individualité là où nous l’avions tous plus ou moins remplacée par des dogmes et de l’idéologie, et les individus par des personnes-type interchangeables. Et si ces discussions-là, sur l’amour libre, le couple, la pluralité, la jalousie, la non-exclusivité etc. existent bel et bien entre nous, probablement plus dans les milieux où les gens vivent ensemble et ont parfois perdu le sens de l’intimité (squats, communautés, etc.) qu’ailleurs, il manquait vraiment cette volonté d’en faire une discussion réellement publique à travers un texte qui ne ferait pas que passer sous le manteau d’une ou deux bandes de copain/ines.

« Amour libre » est une expression utilisée depuis le XIXe siècle, qui servait à la base à décrire le rejet anarchiste du mariage dans une perspective d’émancipation individuelle de la femme et de l’homme. Ses partisans rejetaient le mariage comme une forme d’esclavage de la femme d’abord, mais aussi comme une ingérence de l’Etat et de l’Eglise dans leur intimité, lui opposant « l’union libre ». Il s’agissait alors d’affirmer que deux individus pouvaient se choisir eux-mêmes, s’aimer de façon profane sans demander la permission au maire et au curé et lever le majeur face à tous ceux qui souhaiteraient s’ingérer dans leur relation. Au contact des milieux libertaires éducationnistes et communautaires de la fin de la belle époque, sous la forme de la dite « camaraderie amoureuse », celui-ci a pris un autre sens, quoique de façon anecdotique, mais nous y reviendrons.

C’est réellement dans les années soixante, au contact du mouvement hippie, que le terme a changé de sens. Il signifiait alors le fait d’avoir des relations multiples sous diverses formes, mais aussi d’ouvrir l’intimité sexuelle de deux à plusieurs personnes à la fois, notamment sous la forme du triolisme et de la partouse. Souvent, les amour-libristes de l’époque ajoutaient une dose de mysticisme à tout cela (tantrisme, magie sexuelle etc.).

L’« Amour libre » tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans les milieux anti-autoritaires français, américains ou allemands,[2] est bien plus proche de la vision hippie que de la lutte anti-étatique et anticléricale des anarchistes individualistes pour « l’union libre » évoquée plus tôt.

Mais « Amour libre » est un terme qui déjà, en lui-même, est biaisé, car employé dans ce monde dans lequel nous vivons tous et dans lequel nous ne sommes libres d’aucune manière. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que ce terme ait tant prospéré dans les milieux éducationnistes et communautaires du mouvement libertaire de la fin de la belle époque. Il suffit de relire cette rhétorique agaçante de l’« en-dehors » d’un Emile Armand ou d’un André Lorulot pour s’en rendre compte.[3] Ces libertaires qui vivaient généralement en communautés peu ouvertes, et où les enfants étaient « protégés » du monde extérieur (un peu comme chez les amish), qui succombaient à toutes les modes ridicules de l’époque (régime à l’huile, interdiction de la théine et de la caféine, consommation exclusive de fruits à coques, hygiénisme maladif, scientisme et progressisme absolus etc.), avaient le sentiment de vivre en-dehors du monde, de vivre libres. Face à la quantité et à la qualité du travail révolutionnaire à effectuer pour changer le monde, ils ont su trouver la plus confortable des pirouettes idéologiques : vivre la liberté maintenant, dans l’entre-soi, et la communauté. Ce n’étaient pas les premiers,[4] pas non plus les derniers.[5]

Mais nous parlons souvent d’une liberté totale et indivisible, car à quoi bon la liberté de circulation, par exemple, s’il n’y a nulle part ailleurs où circuler que dans des rues remplies de boutiques, de caméras et de flics ? Il en va de même pour l’amour, comment être libres en amour lorsque nous ne sommes libres nulle part ?

L’erreur typique et historique du gauchisme, qui consiste à se contenter de renverser les valeurs de l’ennemi – prendre l’argent aux riches pour le donner aux pauvres plutôt que d’abolir complètement les classes, reprendre à son compte les rhétoriques de discrimination et les transformer en fierté (ouvriérisme, fiertés ethniques, sexuelles et territoriales en tout genre…), faire de la politique mieux que les politiciens officiels, inverser le patriarcat plutôt que de le détruire etc. – cette erreur n’épargne bien sûr pas le champs des relations amoureuses et affectives. Il s’agit alors de faire le contraire des générations précédentes, de tous ces parents qui ont sacrifié leurs désirs et leurs vies pour leur couple ou pour leur famille. Alors on a longtemps eu l’impression d’inventer de nouvelles choses en ne faisant que proposer de nouveaux modèles de relations, calqués en négatif sur les anciens, et auxquels nous nous sommes conformés, comme avec chaque norme.

La norme en place aujourd’hui dans le mode de relation amoureuse et affective du milieu, est l’exhortation à la pluralité, l’impératif moral de non-exclusivité, la « construction d’une affection abondante »[6] et la multiplication des partenaires. La norme étant inversée, les réfractaires à la norme le sont également. La relation à deux qui se suffirait à elle-même est donc la nouvelle déviance à réprimer.

Pourtant, il nous semble important aujourd’hui de réaffirmer que deux personnes peuvent se sentir bien ensemble sans pour autant ressentir le besoin de multiplier les aventures et sans pour autant poser la fidélité comme un rapport moral ou réprimer la sexualité « extra-conjugale » en raison de valeurs stupides et castratrices. Mais il y aura toujours un/e gros/se malin/e, se croyant plus « libéré/e » que les autres pour faire tomber son jugement sur la gueule des autres : « ils sont en couple, la honte ! »

Au fond, pourquoi porter son avis, comme le curé de la paroisse ou l’évêque, sur des choses qui ne nous appartiennent pas et ne mettent pas en péril notre projet révolutionnaire ? Sur des choses dont les enjeux ne nous concernent pas ? Que l’un soit partisan de l’unicité ou du pluralisme amoureux n’est pas le problème de l’autre. Une seule chose est importante, que chacun puisse chercher son épanouissement à sa manière, sans s’aveugler par une quelconque idéologie, qu’elle vienne de la société patriarcale du mariage et de l’exclusivisme moral ou de la société de ceux qui croient posséder les recettes de la liberté, se sentant capables de dire qui est libre et qui ne l’est pas dans un monde de cages et de chaînes. Pourquoi, à partir de là, refuser de voir qu’à la complexité des individus se mêle la complexité des situations ? Que si une règle pouvait rallier tous les esprits, elle serait forcément inopérante et participerait à la négation des individus. Puisqu’elle serait une règle, elle entraverait à nouveau la liberté.

Combien de brochures pour nous expliquer comment baiser, comment aimer, quel rapport avoir à son corps.[7] Combien de normes trop étroites pour nos désirs et nos perceptions ? Combien d’entre nous qui, passée l’excitation de la fausse nouveauté à seize ou vingt ans, n’ont pas réussi à se retrouver dans ces nouveaux modèles de pseudo-liberté ? Combien aussi à avoir souffert de s’être dit qu’ils n’étaient pas faits pour la liberté parce qu’ils n’aimaient qu’une personne et qu’ils n’étaient aimés que d’une personne ? Combien à s’être flagellés de ressentir de la jalousie ? A s’être sentis consommés par l’autre sous prétexte de sa liberté ? A s’être sentis mal à l’aise sous le regard inquisiteur de ceux qui se croient libres dans ce monde de domination ? A oublier, dans l’enfermement sectaire et idéologique des petites bandes, qu’il y a encore quelques milliards de personnes autour de nous.

Comme dans toute dérivation idéologique, avant même d’avoir étudié la réalité, on l’adapte à ce que l’idéologie voudrait bien y voir. On ne cherche pas à faire ce qu’on voudrait, mais on cherche à vouloir ce qu’on devrait vouloir, et il y a bien assez de brochures, bouquins et textes sur les tables de presse du milieu pour nous expliquer ce que l’on devrait vouloir, plutôt que de partir de nos désirs réels et individuels. Alors dans cette course à la déconstruction et à la pseudo-liberté, il s’agit d’être le plus ouvert de tous, de tout essayer, parce qu’il le faut. Ou plus précisément, parce qu’il le faut pour se sentir déconstruit, meilleur que les autres, armés d’une nouvelle forme de progressisme. Alors on ne voit plus que la poutre qu’on a dans l’œil, pour reprendre la métaphore biblique à l’envers, et on ne voit plus le champ infini de possibilités qui s’offre à nos yeux dans la destruction. Comme si déconstruction de soi et destruction de ce monde ne pouvaient pas faire bon ménage.

C’est ce bon vieux Kropotkine qui disait que « des structures fondées sur quelques siècles d’histoire ne peuvent êtres détruites par quelques kilos de dynamite »,[8] et il avait raison. Dans ce sens que la destruction physique ne se suffit pas à elle-même, et qu’elle s’additionne forcément en cohérence avec une déconstruction profonde des rapports sociaux. Mais jamais n’a-t-il voulu exprimer que quelques kilos de dynamite ne pouvaient pas, eux aussi, faire émerger de splendides potentialités.

De plus, ce ne sont pas quelques illuminés de la déconstruction qui, sur le modèle de Zarathoustra (se retirant dix ans dans la montagne, et sentant un jour le besoin de partager sa sagesse avec le petit-peuple), portent la potentialité de faire la révolution, non. La révolution (et dans une moindre mesure l’insurrection) est un fait social, c’est-à-dire que, qu’on le veuille ou non, il faudra à un moment ou un autre qu’une large strate de la population se soulève. C’est à côté de ces fameux « vrais gens » (comme on l’entend parfois) que nous pourrons faire la révolution, et pas seulement les quelques clampins anti-autoritaires super-déconstruits qui ne pourront y participer qu’à leur échelle ultra-réduite. Elle ne pourra qu’être l’œuvre de ces personnes « normales », avec leurs qualités et aussi leurs nombreux défauts, et qui sont souvent à des années-lumière de cette question (et de bien d’autres…).

Mais revenons à nos papillons. Armand affirmait que « en amour comme dans tous les autres domaines, c’est l’abondance qui annihile la jalousie et l’envie. Voilà pourquoi la formule de l’amour en liberté, tous à toutes, toutes à tous, est appelée à devenir celle de tout milieu anarchiste sélectionné, réuni par affinités. » Mais comment peut-on, hier comme aujourd’hui, se permettre d’affirmer avec tant de morgue et de satisfaction, quelle est LA forme (« formule » !) de relation amoureuse et sexuelle qui doit être adoptée par LES anarchistes (ou n’importe quel autre milieu social). Le terme « amour libre » contient déjà en lui-même cette forme d’exclusion, puisqu’il implique que sa seule forme est capable d’apporter la liberté, alors que nous doutons sérieusement de la quelconque possibilité de trouver la liberté à travers l’amour, qu’il soit dit « libre » ou non. Car est-ce bien la liberté que nous recherchons à travers l’amour ?

Il ne faut pas se leurrer, à l’ère du post-moderne, le concept de liberté sert malheureusement bien trop souvent de prétexte à la négation des individus, et à la négation de toute volonté véritable de transformation du monde. « J’en ai rien à foutre et je t’emmerde » semble être la nouvelle liberté, en d’autres termes, la liberté totale et indivisible, individuelle mais conditionnée par la liberté de l’autre (qui est au centre des perspectives anarchistes depuis que celles-ci font l’objet de débats et de discussions entre anarchistes) s’est vue remplacée par cette sorte de libéralisme déjà omniprésent. S’additionnant à un processus de normalisation qui exprime sa violence à travers la marginalisation des individus viscéralement réfractaires à ces normes, en leur expliquant que si cela ne fonctionne pas pour eux, c’est qu’ils sont le problème. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela. Après tout, ce petit milieu est le produit de ce monde, et il le reproduit en retour.

Mais ce libéralisme a mille facettes, et dépasse largement la question des relations affectives. A force de réfléchir avec des idéologies et des mots-clés à employer et d’autres à bannir, on a fini par n’être plus capables de rien d’autre que de se regarder le nombril avec auto-satisfaction dans une petite bulle confortable où les quelques milliards d’autres humains ont interdiction de pénétrer, et ce malgré les discours ultra-sociaux de façade.

Alors on nous dit que la liberté c’est le nomadisme, c’est de papillonner, mais comment alors s’inscrire dans une réelle démarche révolutionnaire de continuité sur un quartier, un village, une région, avec une publication, un lieu, une lutte ? Ceux qui se sentent libres à papillonner d’une lutte à une autre se rendent-ils bien compte qu’ils ne peuvent se le permettre que parce que certains maintiennent la continuité de ces outils ? Que ce papillonnage romantique n’est en fait qu’une autre forme de consommation confortable ?

Et lorsque l’on parle de la démarche révolutionnaire comme d’un travail de longue haleine, qui nécessite des efforts conséquents et une part de « sacrifice »[9] de son temps, parfois de sa liberté et souvent de son petit confort, combien sont-ils à s’offusquer, « efforts, travail, beurk, sale capitaliste ! ». alors bravo chers camarades et compagnons, vous êtes libres, vous n’êtes pas capitalistes, vous êtes super déconstruits, mais à quoi bon ? La mémoire des luttes retiendra de vous que vous vous êtes bien amusés, mais les autres révolutionnaires ne retiendront de vous que vous n’avez fait que les consommer, et c’est là, profondément, que se trouve le capitalisme : dans la consommation des efforts de l’autre, mais aussi dans la consommation des corps.

Mais que les mauvaises langues ne crachent pas leur venin à travers ma bouche, il ne s’agit pas d’opposer la praxis révolutionnaire à la jouissance. Je tiens surtout à préciser que la joie n’est pas nécessairement dans les formes que le spectacle lui donne généralement. Il ne s’agit pas ici de prôner un quelconque ascétisme ou rigorisme, car à quoi bon avoir tant critiqué le militantisme si c’était pour en reproduire les travers tôt ou tard. Reste qu’aujourd’hui, comme produit d’une certaine diversité d’expériences, le projet révolutionnaire selon moi se trouve ailleurs que dans les catégories et rôles sociaux faussement opposés du militantisme et des milieux désirants/déconstruits. Que ceux qui en doutent sachent que l’on prend plaisir et satisfaction à construire des sentiers de subversions, et que le monopole de l’extase et de la joie n’appartient pas aux papillons. Car aussi beau soit-il, le papillon est un insecte qui ne vit que quelques jours, et dont la capacité à élaborer des projets, à envisager le futur est donc fortement limitée. C’est mignon un papillon, et c’est si romantique de s’y comparer, certes, mais entre devenir révolutionnaire et se vautrer dans la myopie et les jouissances instantanées de l’inconséquence et du gauchisme libéral, il faut choisir.

Nous n’entendons pas nécessairement par gauchisme un milieu spécifique, mais des tendances qui se retrouvent un peu partout dans le milieu, que ce soit chez les anarchistes, communistes, squatters et même chez les plus fervents partisans d’une rupture totale avec la gauche. Comme nous l’avons dit, une des caractéristiques les plus importantes du gauchisme est le renversement et l’inversion des valeurs dominantes, qui lorsqu’il s’additionne à une forme de libertarisme devient libéralisme.

Mai 68 a probablement contribué a donner naissance à ces nouvelles formes du gauchisme nombriliste, parfois malgré lui. Dans une société bourgeoise aux valeurs morales étouffantes et bien ancrées, beaucoup ne se sont efforcés que de faire le contraire de ce que la société attendait d’eux, ce qui en fait ne leur a permis que d’en reproduire les travers en miroir. La drogue étant un tabou absolu dans la société, alors pourquoi ne pas en faire un totem et se sentir libres entre deux overdoses, la tête dans le caniveau ? Le couple, première cellule d’aliénation dans cette société ? Alors soyons libres, partousons, baisons tant que nous le pourrons, collectionnons les conquêtes d’un jour et sentons nous libres pendant que tant d’autres restent sur le carreau d’avoir aimé des gens qui n’ont fait que les consommer.

Il suffit d’ouvrir une brochure sur l’« amour libre », sur les relations dites « libérées », la non-exclusivité, les « conforts affectifs » et les fameux « affects » pour se rendre compte que la seule chose qui y est proposée est la négation totale de l’individu et sa consommation dans le seul but égotiste d’une jouissance instantanée, la plupart du temps dans un rapport économique d’accumulation, de profit et de cannibalisme social. Alors dans une, il paraît que la liberté c’est d’avoir la possibilité de tirer cinquante coups et d’« avoir le choix ». Réification à tous les étages ! Ce soir ce sera Jean, il est grand et je me taperais bien un grand, je me garde Joséphine pour demain car j’aime bien les femmes mûres et le surlendemain mon trip fétichiste avec Paul. Jouir sans entrave !

Mais ce rapport est celui de l’accumulation du capital, d’un « capital affectif » cette fois, où les marchandises sont des humains, considérés comme des commodités sociales, des biens affectifs accumulés sur un compte en banque sentimental. Alors oui, nous sommes libres d’exploiter et d’être exploités librement, mais alors le mot « liberté » n’a plus aucun sens : la social-démocratie a gagné, l’économie a gagné, l’époque a gagné, elles ont même pénétré notre intimité affective et nos rapports inter-individuels jusqu’à rendre caduque toute forme de libre-association des individus.

Lorsque ce monde nous fait croire que notre liberté se trouve, dans un supermarché, dans la possibilité de choisir entre plusieurs marques de brosses à chiotte, il opère exactement le même stratagème. L’« amour libre » ou polyamour « déconstruit » tel qu’il est présent dans le milieu ne vaut la plupart du temps pas mieux que cette « liberté de consommer », il est finalement très comparable à celui des milieux libertins bourgeois ou de la jeunesse dorée, de ses « sex-friends » et autres « fuck-buddies », que s’arrachent traders et branchouilles de la City. A une différence près cependant, c’est que le libertinage bourgeois donne à ses pratiquants la sensation probablement excitante de briser ou contourner des normes et des interdits, procurant le frisson de la subversion des valeurs morales et de l’anti-conformisme, même si de façon très limitée et superficielle. Le libertinage du milieu est lui bien différent en ce sens qu’il est une norme relativement majoritaire, qui sert à procurer la sensation molle d’être conforme aux standards idéologiques du milieu, en dépit des désirs individuels de chacun, qui sont bien sûr en mouvement perpétuel et jamais figés comme avec un milieu ou n’importe quelle collectivité fixant des règles forcément réductrices s’appliquant à tous les cas de figure et à tous les individus, forcément plus complexes car uniques.

Jean, Joséphine et Paul partagent-ils vraiment la même vision de la relation que j’entretiens avec eux, sous le seul prétexte que nous en aurions discuté « clairement » ? Partons-nous tous d’une même situation avant de nous engager dans une relation de ce type ?

L’idéologie, associée à la réduction du langage dans un monde de domination, suffit-elle vraiment à mettre les choses au clair ?

Au fond, il y a peu de différences, si on ignore un instant les différences de postures, entre l’amour-libriste consommateur et l’Émir polygame qui sous le même toit choisira chaque nuit laquelle il aura envie de baiser et/ou d’aimer pendant que les autres lui préparent à manger. Une seule différence significative peut-être dans le milieu, féminisme et gauchisme entremêlés étant passés par là, les femmes bénéficient parfois d’une plus large tolérance dans la pratique du harem. Un peu comme les hommes dans le reste de la société.

Les partisans les plus idéologiques de l’amour libre font au final les mêmes erreurs que tous ceux qui sont aveuglés par l’idéologie, quelle qu’elle soit. Remplaçant les individus réels par des personnes-type interchangeables, niant leur complexité et leur unicité. Lorsque deux personnes débutent une relation ultra-définie, c’est-à-dire avec les fameuses discussions « claires » du début sur ce que chacun attend de cette relation et de ses modalités, il faudrait d’abord pouvoir se poser la question de l’équilibre entre ces deux personnes. Si l’une des deux personnes possède déjà plusieurs relations amoureuses et pas l’autre. Si l’une des deux personnes est socialement considérée comme « moche », « belle » ou « charismatique » et pas l’autre. Si l’une des deux personnes n’attend de l’autre que de l’affection tandis que l’autre en attend de l’amour. Si l’une des deux personnes est heureuse tandis que l’autre est malheureuse et insécure, ou si l’une des deux maîtrise le langage avec plus d’aisance que l’autre. Peut-on nier ces différences-là ?

Combien, pas particulièrement désireux d’avoir une relation non-exclusive avec l’autre, ont accepté une relation de ce type pour s’aligner sur les envies de l’autre, ou le contraire ? Mais cette acceptation, ce « oui » est-il réellement un « oui » libre ? Car si Jean est amoureux de Jeanne et en position de faiblesse, et que Jeanne lui explique sa volonté d’une relation non-exclusive (ou exclusive), Jean acceptera. Et Jeanne aura l’impression que tout est simple et facile, sans se demander si Jean n’aurait pas tout aussi bien accepté le contraire.

Alors ce oui du faible est-il si différent du « oui » que nous donnons au patron pour travailler ?

Nous affirmons qu’il est le même, et que parler de liberté dans ces cas-là, c’est perpétuer ce que Nietzsche appelait « ce mensonge sublime qui interprète la faiblesse comme liberté ».[10]

Les idées d’émancipation sexuelle sont des idées belles et généreuses, mais chacun de nous, en les faisant passer dans le creuset de sa propre individualité et de la reconnaissance de l’unicité de l’autre, leur donne des modalités différentes. Comme nous l’avons dit plus tôt, nous affirmons qu’il n’y a pas de règle qui puisse régir les relations humaines, pour les mêmes raisons que nous nous opposons à la Loi, car elle ne pourra jamais prendre en compte la complexité des individus qu’elle met sous sa coupe.[11] C’est d’ailleurs pour cette raison que nous lui opposons l’éthique, forcément individuelle, et nous l’espérons, viscérale, lorsque non apprise et mal digérée dans une brochure de façon idéologique. Nous affirmons également que le seul mode de relation un tant soit peu émancipateur, est celui qui porte au centre de son attention le bien-être des uns et des autres, libéré des pièges et des impératifs de l’idéologie, et dans le dépassement du nombrilisme. Pourquoi la seule règle valable en amour ne serait-elle pas de faire attention à l’autre, de le traiter correctement, en tant qu’individu, plutôt que d’appliquer bêtement des règles sensées nous rendre libres à travers la seule jouissance personnelle, mais sans aucune sensibilité dans l’altérité ? Et en faisant l’erreur analytique, au passage, de cantonner la critique de l’économie à la simple économie formelle, plutôt que de la débusquer dans les rapports sociaux qui régissent nos relations aliénées.

Alors pour briser l’obligation sociale et normative du couple on choisit le polyamour idéologique et on fabrique une nouvelle norme confortable le temps que ça dure avant que de nouveaux drames humains ne pointent le bout de leur nez. Et ce n’est pas un hasard si 68, au-delà des expériences incroyables d’occupations et de destructions d’usines et d’universités, des affrontements et des barricades et plus généralement de la magnifique expérience d’avoir touché du bout du doigt la possibilité d’une subversion réelle de l’existant, ce n’est pas un hasard si au-delà de cette image d’Épinal se cachent de nombreux drames humains, suicides, overdoses, trahisons et tristesse infinie. Ce n’est pas un hasard si derrière chaque expérience massive d’émancipation (ou en tout cas vécue comme telle par ses protagonistes) se cachent ces drames humains tout aussi massifs, de Mai 68 à Woodstock, de la « libération sexuelle » aux maos et aux mouvements étudiants radicaux dans les États-Unis des années 60/70. Rien d’étonnant non plus à ce que tant aient su rebondir sur leurs pattes, formant aujourd’hui les classes dirigeantes de ce monde, pendant que tant d’autres qui ont pris les idées au mot se retrouvent à croupir en taule dans l’oubli depuis plus de quarante ans, payant le fait de n’avoir pas été inconséquents comme les autres, de n’avoir pas cherché que la jouissance de l’instant présent.

Ceux qui n’étaient là que pour s’amuser, papillonner et se libérer le nombril ont bien profité. Ceux qui y ont cru et qui y croient toujours en ont fait les frais. Car le profit des uns c’est l’exploitation des autres, avec les armes du capital et du travail comme avec celles de l’idéologie de l’encamaradement de caserne, qu’elle soit autonome ou de parti.

Alors que les papillons butinent, mais que les fleurs se révoltent.

[1] « Amour libre » vraiment ? Et après ? Publié sur Le Cri Du Dodo, 20 juin 2013.

[2] Autant de pays, et ce n’est pas un hasard, où les milieux anti-autoritaires ont été pénétrés de French Theory.

[3] Bien différente par exemple de la vision d’un Zo d’Axa ou de la dite « bande à Bonnot ».

[4] Voir les expériences fouriéristes, utopistes, les phalanstères etc.

[5] Des kibbutzims, communautés néo-rurales de l’après 68 jusqu’à la pseudo-commune de Tarnac etc.

[6] Cf. Contre l’amour, Iosk Editions, août 2003, disponible sur infokiosques.net.

[7] Des brochurettes qui ne sont pas sans rappeler celles diffusées par l’Eglise réformée des années cinquante aux Etats-Unis.

[8] Dans un article du journal Le Révolté daté de 1887. Mais précisons toutefois qu’il appelait aussi, sept ans plus tôt et toujours dans le même journal, à « la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite ».

[9] Nous utilisons ici quelques gros mots à dessein, par souci de lever quelques boucliers trop faciles à chatouiller. Mais bien entendu que le sacrifice n’est pas une valeur que nous souhaiterions universaliser.

[10] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887.

[11] Au-delà du fait, bien sûr, qu’elle appartiendra toujours au pouvoir et à son maintien.