La démocratie est une sacrosainte horreur. La démocratie est une abomination qu’il faut abattre.

Vous voyez, par ces quelques mots, je viens de me ranger dans votre esprit parmi les ennemis définitifs de l’humanité, parmi ces brutes qui détournent des avions et les jettent contre des tours à bureaux. La démocratie est aujourd’hui une valeur universellement partagée par toutes les idéologies politiques — qu’elles soient de droite ou de gauche — tout simplement parce qu’elle est devenue par la force des choses et les aléas de l’histoire la dernière des vaches sacrées, un synonyme du bien absolu, une cause pour laquelle on peut mobiliser les forces les plus violentes et liberticides au nom du combat contre tout ce qui est antidémocratique (et présenté comme le mal absolu). Impossible de penser hors du doublon démocratie-dictature. Impossible de ne pas accepter les principes de base de la démocratie, à moins d’être irrémédiablement et définitivement repoussé dans la plus obscure des marginalités. Cette impossibilité est d’ailleurs une source profonde d’aliénation, une des raisons pour quoi la liberté se fait si rare dans nos belles républiques et monarchies constitutionnelles occidentales.

Ce que je vais dire en choquera plus d’un, mais ce n’est hélas que la plus banale des vérités : il existe une tension inhérente et flagrante entre la démocratie d’une part et de l’autre la liberté des individus d’inventer et de créer leur propre vie selon leur propres choix. La démocratie n’est pas un moyen de libérer les individus, mais une façon particulièrement efficace de les asservir en obtenant leur consentement. La démocratie est la violence et l’oppression institutionnalisées dans leur expression la plus complexe et la plus sophistiquée. La démocratie est une des multiples chaînes qui asservissent l’individu. La démocratie est une hydre à abattre.

« Que faites-vous de tous ces gens qui sont morts pour obtenir les droits démocratiques dont vous jouissez et sur lesquels vous crachez de façon si méprisante? »

À cela je réponds que le nombre de martyrs ne fait pas la justesse de la cause. Sinon, nous devons payer respect à ceux qui sont morts pour la pureté de la race, la vraie foi, le salut de la nation ou la grandeur de l’empire. Mais ce n’est pas tout : j’ose prétendre que la vaste majorité de ceux qui sont morts historiquement pour la démocratie luttaient bien plus pour leur libération individuelle que pour le privilège d’élire un représentant à l’Assemblée législative. Et malgré ce que vous pensez, il s’agit de deux causes distinctes et même antinomiques.

« Soyez réaliste ! Comme le disait Churchill, la démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes. »

Ce n’est pas parce qu’un régime politique est moins mauvais que les autres qu’il mérite d’être défendu, qu’il mérite qu’on meure pour lui. Ce n’est pas parce que le sida tue que je militerai pour l’herpès génital. Si on doit se battre, aussi bien se battre pour sa propre cause plutôt que pour un pis aller qui finira par se retourner contre nous et nous opprimer. Car l’oppression de l’individu est inhérente au principe étatique… et la démocratie est un mode de gestion de l’État.

Churchill l’a dit avant moi. Tout plein de gens vraiment intelligents l’ont dit avant Churchill : la démocratie n’est pas parfaite, elle est même profondément vicieuse. Les défenseurs de la démocratie reconnaissent la plupart des trucs qui m’enragent au sujet de la démocratie et ces tares ont mené au fil des ans au développement de nouvelles formes démocratiques – des modèles nouveaux et améliorés dont le but est surtout de sauver les apparences. Car l’apparence est au cœur de l’exercice démocratique ; en l’apparence réside toute son utilité. En ce qui me concerne, les problèmes de la démocratie m’apparaissent si fondamentaux que personne ne pourrait me convaincre que les systèmes basés sur cette arnaque peuvent être réformés de façon satisfaisante pour permettre l’épanouissement de la liberté individuelle.

Je suis en colère et je crie. Mais je ne crie pas pour plus de démocratie ou une meilleure démocratie. Je crie pour son abolition pure et simple.


Mais qu’est-ce que la démocratie ? Il s’agit de la théorie politique qui stipule que le gouvernement et les lois qu’il adopte et fait respecter doivent refléter la volonté de la majorité telle que déterminée par un vote direct ou des représentants élus. La plupart du temps, la légitimité d’une démocratie naît avec l’adoption d’une constitution qui établit les règles fondamentales, les principes, les devoirs et les pouvoirs du gouvernement. Cette constitution limite aussi la plupart du temps le pouvoir d’ingérence de l’État dans la vie de ses citoyens en établissant une liste de droits qui sont théoriquement protégés de l’ingérence de la majorité démocratique.


Le problème central de la démocratie est qu’elle est source institutionnalisée d’aliénation.

La liberté individuelle n’est possible et praticable que lorsque la pensée et l’action sont intimement liées, lorsque les désirs et leur libre réalisation ne sont pas entravés par des forces extérieures à la volonté individuelle. Ce lien qui se brise entre la pensée et l’action, voilà ce qu’est l’aliénation.

Les passions et les désirs n’ont de valeur que s’ils constituent des forces réelles et incarnées dans nos vies. Mais lorsque l’individu est aliéné, les passions et les désirs sont tués dans l’œuf par la simple conscience que les conditions de son existence sont hors de son contrôle. Dans ce contexte, les rêves ne sont que pour les rêveurs, les désirs sont continuellement confrontés à l’impossibilité de l’action, à l’impossibilité de leur réalisation. Cette sinistre condition existentielle fait en sorte que l’individu perd contact avec les désirs et les passions qui devaient être les moteurs de ses actions. Ce contact est extrêmement difficile à rétablir lorsqu’il est perdu et mène pour la plupart d’entre nous à un état de passivité abrutissante. Même le désir de changer les conditions sociales et matérielles qui causent l’aliénation se transforme alors en passivité et en désespoir, ce qui assure la pérennité de l’aliénation.

Le résultat prévisible est que la société finit par se diviser en deux groupes, d’une part celui des aliénés qui ont été spoliés de leur capacité à inventer et à créer leur vie, de l’autre ceux qui profitent de cet état de fait pour accumuler et contrôler l’énergie aliénée et ainsi assurer la reproduction des rapports sociaux de domination hiérarchique qu’ils exploitent à leur avantage. En tant que force extérieure à l’individu qui sépare sa volonté de son action, la démocratie ne fait rien de moins que d’assurer l’existence du pouvoir aliéné, puisqu’elle exige que les désirs soient isolés du pouvoir d’agir. Toutes les variétés de démocratie ont recours à l’élection comme mode de prise de décision, qui par définition représente un moyen de transférer les pensées, l’autonomie et la liberté de l’individu vers un pouvoir extérieur. Que ce transfert de pouvoir se fasse vers un représentant élu ou une vague majorité n’a en soit que peu d’importance. La réalité est que l’individu démocratique ne s’appartient plus lui-même ; il appartient à la majorité démocratique. Le citoyen est ainsi aliéné de sa capacité à déterminer les conditions de sa propre existence et de choisir librement le type de relations qu’il souhaite entretenir avec ses semblables.


En démocratie, les décisions sont aussi aliénées du contexte qui les a motivées et sur lequel elles sont censées agir. C’est ce que j’appelle la décontextualisation. La séparation et l’institutionnalisation inhérentes à la démocratie sont en soi autoritaires parce qu’elles exigent que les décisions soient prises avant même qu’adviennent les circonstances auxquelles elles s’appliquent. Les décisions politiques prennent toujours la forme de règles générales qui doivent être systématiquement appliquées lors de certaines situations, quels que soient le contexte ou les circonstances particulières. La démocratie a donc comme effet d’empêcher les individus ou les groupes d’individus de prendre des décisions adaptées aux multiples situations auxquels ils sont confrontés au moment même où ces situations se présentent.

La démocratie a un autre effet pervers : celui de limiter et de simplifier à l’extrême le spectre des décisions qui peuvent être prises par l’individu, commodément ravalé au rang de citoyen. Pour qu’un vote soit possible, les phénomènes complexes, avec leurs nombreuses causes et ramifications, doivent être réduits à des options limitées, voire carrément binaires : oui ou non, pour ou contre. La démocratie réduit le champ des possibles et étouffe ainsi toute possibilité de changement de façon extrêmement efficace. En cela, la démocratie fonctionne davantage comme un outil de justification du pouvoir étatique que d’un mode efficace de participation des individus aux décisions collectives.

La démocratie accorde une importance singulière à l’opinion. Les électeurs deviennent des spectateurs d’un processus où diverses opinions qui sont l’objet de leurs choix électoraux leur sont présentées, alors que ceux qui produisent ces opinions sont ceux qui détiennent le vrai pouvoir. Tous ceux et celles qui ont vécu une campagne électorale ont été témoins de ce phénomène : les vrais problèmes qui frappent la société sont généralement évacués ou alors réduits à des slogans dénués de sens qui n’ont d’autre qualité que d’être courts et de frapper l’imagination lors de leur diffusion au journal télévisé.

La réduction des idées en opinions a un effet pervers de polarisation. Lorsque le seul mode de participation est la sélection et qu’il n’y a pas d’autre choix que l’option A et l’option B, les partis se rangeant derrière l’une ou l’autre de ces options se repoussent mutuellement en renforçant leur certitude mutuelle d’être l’incarnation du « bien», dans un esprit totalement manichéen. Dans ces conditions, espérer une reconnaissance de la complexité du réel, un sens du compromis ou une collaboration dans la recherche de solutions est rigoureusement illusoire.

Il est frappant de constater à quel point l’exercice électoral démocratique ressemble au mode de production capitaliste qui l’accompagne. Dans nos économies dites de marché, les corporations contrôlent le jeu et les consommateurs sont cantonnés dans un rôle de spectateurs, à qui on demande de choisir parmi différents produits offerts sur le marché. Ces choix de consommation sont à l’image des choix politiques ; ils sont basés sur la compétition et chaque décision génère des gagnants et des perdants. Le conducteur de Porche n’a pas le même statut que le conducteur de Sunfire. Le consommateur de sauternes n’a pas le même statut que le buveur de Coors light. On retrouve la même polarisation qu’on retrouve au cœur des choix politiques – les individus s’enfermant dans leurs positions et débattant avec passion et violence en grande partie parce leurs idées sont contaminées par le désir d’avoir raison, de « gagner » au jeu de la politique. Même si la victoire est si décontextualisée et si vide de sens qu’elle n’a que peu d’impact sur leur vie réelle.


Évidemment, l’aliénation, la manufacture en série des opinions et la décontextualisation des décisions ne sont pas les seuls problèmes fondamentaux de la démocratie ; le concept de majorité est tout aussi troublant. En acceptant systématiquement la volonté de la majorité, la démocratie accorde au plus grand nombre le droit de tyranniser la minorité. Dans le contexte démocratique où le gagnant rafle tout, les minorités n’ont que très peu d’influence sur les décisions politiques. Et comme si ce n’était pas déjà assez scandaleux, les majorités démocratiques ne sont même pas de vraies majorités, mais la minorité numériquement la plus importante. Par exemple, le parti libéral du Québec a pris le pouvoir en 2008 avec 42% des voix exprimés. Ce qui veut dire que 24% des électeurs inscrits ont voté pour les libéraux, si on tient compte du taux d’abstention (record) de 43%. La conséquence est que pour les différentes minorités qui forment la majorité réelle, les démocraties n’offrent pas plus de liberté politique que le despotisme et la dictature.

Mais ça ne s’arrête pas là. En entretenant l’illusion de la participation de tous aux affaires de la Cité, la démocratie permet aux majorités de justifier toutes leurs actions, même les plus répugnantes. Et puisque les démocraties disent permettre la participation de tout un chacun dans le processus politique, il est sans danger pour le pouvoir établi que des votes soient dirigés vers les opinions minoritaires, puisque ces voix perdues ne servent qu’à renforcer légitimité de la position majoritaire. De la même manière, si des individus décident de ne pas participer au scrutin, ce choix peut tout aussi bien être interprété comme un consentement à l’opinion majoritaire puisque ces individus auraient été libres de voter contre l’opinion majoritaire s’ils l’avaient voulu. Il n’y a pas d’issue possible à la justification démocratique.

Et je ne parle pas du caractère profondément inique du principe « une personne un vote » qui ne tient aucun compte de l’importance de la préférence individuelle. Deux électeurs vaguement intéressés à faire quelque chose peuvent gagner contre mon opposition acharnée et passionnée.

Voilà pourquoi les exercices démocratiques ne menacent jamais l’ordre établi. Comme le disait si bien Errico Malatesta, le fait d’être appuyé par une majorité ne prouve en rien la justesse de sa cause. Les progrès de la liberté individuelle ont toujours été accomplis par des individus et des minorités ; les majorités sont de par leur nature lentes, conservatrices et soumises aux forces supérieures du pouvoir établi.


Il ne faut pas oublier les critiques immanentes de la démocratie. Certaines d’entre elles ont été formulées la première fois à l’époque de Platon et d’Aristote et n’ont pas encore été réfutées de façon satisfaisante ; elles concernent la démagogie, les groupes de pression et la corruption.

La démagogie est la stratégie politique qui consiste à obtenir du pouvoir en ayant recours à une rhétorique qui flatte les préjugés et les réflexes les plus vils, les plus bas et les plus réactionnaires de la population. Toutes les démocraties y succombent un jour ou l’autre, désireuses qu’elles soient de manufacturer le consentement à partir des peurs, des espoirs, et des colères confuses des masses citoyennes.

De plus, les démocraties représentatives sont tout spécialement vulnérables à l’action délétère des groupes de pression. Les groupes représentant des intérêts particuliers ont l’habitude d’engager des experts grassement rémunérés qui ont pour mission de courtiser, de harceler, de menacer ou carrément d’acheter les représentants élus pour obtenir une législation qui leur est favorable, des subventions gouvernementales ou toute autre sorte de faveur. Parce que les élus proviennent fréquemment du milieu des affaires ou des classes aisées, la collusion avec ces groupes de pression se fait la plupart du temps tout naturellement, souvent même avant que ledit élu n’ait eu le temps de se saisir du pouvoir.

Ces problèmes sont des symptômes éloquents qui se manifestent lorsque les individus sont réduits à une masse amorphe de spectateurs passifs du processus décisionnel, ou lorsque l’implication de l’individu dans la création de son propre environnement de vie est réduite au simple choix d’opinions. Il est donc inutile de travailler à réformer les institutions démocratiques pour permettre aux politiciens de devenir de meilleurs démagogues et de meilleurs lobbyistes. Le contrôle du financement des partis politiques ou la distribution gratuite de temps d’antenne est inutile, parce que ces réformes reconnaissent implicitement la légitimité de la manipulation politique. Si la manipulation politique est légitime, ça signifie en fin de compte que la démocratie n’a à offrir à l’individu qu’un seul moyen de s’affranchir de l’oppression : devenir lui-même oppresseur. Comment prétendre dans ces conditions que liberté et démocratie sont indissociables ?

Et il ne faut surtout pas oublier la corruption qui ronge la démocratie depuis le berceau. Je n’aurais jamais cru dire un jour une telle énormité, mais Staline avait tout à fait raison : ceux qui votent ne décident de rien ; ceux qui comptent les votes décident de tout.


Une des forces de la démocratie est sa faculté à se reproduire, à se fondre dans le statu quo et à assurer sa pérennité. Malgré ce qu’en disent la plupart des démocrates, les démocraties sont loin d’être fragiles ; la plupart des régimes actuels qui sont les plus anciens sont des républiques et des monarchies constitutionnelles basées sur les principes de la démocratie représentative. En ce début de millénaire, les êtres humains vivent soit dans des démocraties, soit dans des pays sous la domination économique et militaire de démocraties. Comment expliquer ce succès ? Comment expliquer cette hégémonie ?

Dans tous les pays démocratiques – et le Canada n’y fait pas exception – l’endoctrinement démocratique commence à la petite école, avec l’élection des présidents de classe, l’éducation civique, les saluts au drapeau (unifolié ou fleurdelisé). Très vite, le citoyen est amené à penser que la démocratie est la condition première et nécessaire à la liberté. Lorsque la démocratie encadre le débat de la sorte et force même ses opposants à discuter selon ses propres termes, toutes les actions entreprises pour changer l’environnement politico-social doivent se dérouler dans le cadre de ses principes, sinon de ses institutions, et réaliser les seules fins qu’elle puisse sanctionner. C’est pourquoi la démocratie réussit à se reproduire en demandant si peu d’effort de la part de l’élite dominante. Un système démocratique basé sur le règne de la majorité convainc les classes exploitées et aliénées qu’elles ont le contrôle des institutions gouvernementales grâce à ses mythes fondateurs (la volonté populaire, le peuple souverain, etc.) même si ce contrôle reste effectivement entre les mains des classes exploiteuses et aliénatrices. Même les contradictions les plus flagrantes passent inaperçues parce que le système a réussi à équivaloir à son existence avec celle de la liberté, se plaçant ainsi à l’extérieur du champ des idées et des principes que l’on peut critiquer et combattre. En se présentant comme un a priori ou comme le premier principe de la liberté individuelle, la démocratie offre un visage de tolérance et se présente comme la source par excellence du bien public, se plaçant ainsi au-delà de toute contestation.

En régime démocratique, les notions d’égalité des électeurs et de règne de la majorité impliquent que le Peuple (avec un gros P majuscule) détient le pouvoir, malgré les innombrables preuves du contraire. En toute logique, si le Peuple n’effectue aucun changement dans l’ordre des choses, c’est qu’il n’a aucune volonté de le faire puisqu’il est souverain. Or, le Peuple croît, en théorie, en la justice et en la liberté puisque selon les mythes fondateurs des démocraties il se retrouve à l’origine même de la création de ces régimes politiques. Puisque le Peuple démocratique aime la liberté, il devrait naturellement agir pour mettre fin à toutes les formes d’oppression, au moment même où elles sont découvertes. Ce qui signifie que si une loi, un règlement ou une pratique gouvernementale ne change pas, c’est qu’elle n’opprime pas le Peuple. Bref : tout ne peut qu’aller bien dans le meilleur des mondes.

Évidemment, un tel raisonnement n’a jamais et ne pourra jamais donner naissance à une société véritablement libre. Mais rejeter cette logique sans adopter une critique générale de la démocratie mène directement à une autre conclusion hautement douteuse, qui est la plupart du temps formulée par les individus et partis de gauche des démocraties libérales occidentales. Selon eux, si le gouvernement n’est pas à la hauteur des aspirations du Peuple, c’est que les gens sont trop apathiques, trop ignorants, trop stupides ou trop égocentriques pour se servir collectivement du pouvoir qui se trouve à portée de leurs mains. Si les militants progressistes pouvaient seulement réussir à informer, éduquer, organiser et mobiliser les masses, tout finirait par fonctionner à merveille. On assiste alors au spectacle pitoyable d’individus selon toutes vraisemblances intelligents qui volontairement se retrouvent pieds et poings liés, se débattant pour réformer un système qui dans ses incarnations les meilleures et les plus efficaces n’a d’autres fonctions que d’opprimer tout le monde de façon égale. Encore une fois, les classes dominantes peuvent dormir sur leurs deux oreilles tant que les opprimés et les aliénés accusent leur propre apathie et leur propre stupidité comme source de leur propre aliénation et leur propre oppression plutôt que les failles intrinsèques du concept même de démocratie.

Nous assurons tous et toutes la reproduction de la démocratie avec notre vote et notre acceptation servile et quotidienne aux résultats des élections. Le fait d’aller voter ne sert qu’à réaffirmer et à légitimer le pouvoir de l’État, quel que soit votre choix électoral. En votant, il vous arrivera peut-être de participer à la création ou à l’abolition de politiques, et de législations. Vous pourrez même participer au renouvellement de la classe politique. Mais vous n’arriverez jamais à changer le système et ses relations de pouvoir basées sur la domination et l’aliénation de l’individu. C’est pour cette raison que les classes dirigeantes des démocraties ne craignent absolument pas le suffrage universel, même si certains politiciens en particulier peuvent souffrir de la grogne populaire et se faire ravir les rênes du pouvoir.

Historiquement, les gouvernements on élargi le bassin des électeurs chaque fois qu’ils ont eu besoin d’appuis massifs pour accomplir un objectif précis — la plupart du temps militaire — plutôt que pendant les périodes où le public demandait à grand cri l’extension du droit de vote. Il s’agit du marchandage habituel, où des concessions démocratiques sont accordées en échange d’un consensus social si nécessaire en temps de crise. De plus, le fait d’accorder le droit de vote à ceux qui n’en jouissaient pas permet aux gouvernements de canaliser les insatisfactions et les énergies contestataires qui autrement auraient pu constituer une menace sérieuse ou pouvoir étatique vers une forme d’action qui n’est pas menaçante — le vote — qui réduit l’efficacité et la magnitude des changements tout en assurant la reproduction de la démocratie. Au Canada, l’obtention de la responsabilité ministérielle, le suffrage universel masculin, puis l’extension du droit de vote aux femmes et aux Amérindiens a surtout eu comme effet de les faire passer les opprimés d’une marginalisation officielle à une marginalisation systémique. Ce qui signifie que les principaux gains politiques des marginalisés est d’avoir le même droit que le reste des citoyens de participer à un système oppressif et d’espérer qu’il agisse en leur faveur. Le débat sur le droit de vote est un leurre : le gouvernement a recours au suffrage pour amenuiser les demandes des minorités et saper les énergies consacrées à l’action directe. Il n’y a pas de fumée sans feu, et il n’y a pas de suffrage sans intention de marginalisation.

Quand nous mordons à l’hameçon électoral, nous donnons à l’État le pouvoir de se saisir de nos capacités à prendre totalement et entièrement le contrôle de nos propres vies. Les élections ont tendance à réduire les individus à un rôle passif, à faire miroiter le salut grâce au principe de la sagesse des majorités plutôt que de celui de l’action directe volontaire. Une division naît entre les gouvernants et les gouvernés lorsque les électeurs assistent de la marge comme spectateurs du gouvernement et nom comme des agents de leur propre destinée. Les systèmes politiques de tous genres ont tous en commun la particularité d’exclure la possibilité de l’action directe autonome et individuelle et la démocratie n’y fait pas exception. Les démocraties savent être aussi racistes, nationalistes, impérialistes et militaristes que les dictatures, et surtout elles discriminent, exécutent, torturent et réduisent au silence les individus. Ce qui distingue les démocraties des autres systèmes, c’est qu’elles oppriment et aliènent se présentant comme le visage de la volonté collective et individuelle, comme l’incarnation même de la liberté, ce qui les rend particulièrement insidieuses et efficaces.


Les organisations politiques formelles ne s’intéressent qu’à certains aspects de la réalité. La démocratie, en tant que mode d’organisation politique, ne détermine donc pas entièrement notre droit individuel à l’autodétermination. Par exemple, les droits inaliénables que la démocratie vous garantit ne s’étendent pas à toutes les sphères de votre vie – votre lieu de travail étant une de ses sphères particulièrement à l’abri des ingérences démocratiques. Évidemment, le salaire minimum, la journée de huit heures, les lois sur la sécurité du travail et toutes les autres législations adoptées par les démocraties – en réponse aux pressions exercées directement par les travailleurs – peuvent très bien améliorer les conditions de travail et interdire les formes les plus scandaleuses d’exploitation. Il n’en demeure pas moins que l’employeur et l’employé n’interagissent pas entre eux comme des citoyens libres et égaux. L’un d’entre eux est le boss, l’autre le travailleur, et tous deux jouent leur rôle selon des règles qui n’ont rien avoir avec les principes de participation démocratique. Aucune élection ne changera cet état de fait.

Lorsque l’individu se rend sur son lieu de travail, il abandonne sa qualité de citoyen pour adopte celle de travailleur salarié. Il devient alors un esclave à temps partiel – le temps qu’il consacre au travail salarié. On exige de lui l’obéissance et la loyauté envers l’entreprise. L’exercice de la plupart de ces droits fondamentaux dits démocratiques, comme la liberté d’expression, la liberté d’association ou la liberté de circulation lui sont interdits le temps qu’il est au service de son maître. Et ce temps mort consacré au travail salarié – pour ceux qui évidemment ont la « chance » d’avoir un emploi – a tendance à devenir de plus en plus long, à gruger de plus en plus notre vie, ce qui réduit d’autant le temps de notre existence où nous jouissons des fameux droits démocratiques. Mais ne vous inquiétez pas, ceux qui n’ont pas d’emploi sont si marginalisés, si harcelés par les fonctions providentialistes de l’État que leur temps de citoyen démocratique est encore plus limité.


Quelques mots en terminant sur la démocratie directe.

Les anarchistes ont la conviction qu’une société basée sur les relations non médiatisées entre individus libres, sur l’absence de forces sociales coercitives et aliénantes et sur le droit universel et inaliénable de l’individu à sa propre autodétermination. Ces convictions mènent à différentes visions du monde, comme la fédération des communes libres et autogérées des anarchocommunistes et l’association limitée, informelle, ouverte et temporaire des anarchistes individualistes (qui vous l’aurez deviné a gagné ma préférence). Mais ce qui est certain, c’est que les principes chers aux anars ne pourront jamais s’incarner dans une démocratie. Même la démocratie directe à la sauce athénienne exige un abandon des volontés individuelles qui produit et assure la pérennité de la domination hiérarchique d’un groupe sur les individus, les séparant ainsi de leurs désirs et séparant leurs désirs de leur réalisation par l’action directe.

La démocratie directe reste un mode de gestion politique de l’État. En cela, elle restera toujours l’ennemie de la liberté individuelle.