PRATIQUE ET IDÉOLOGIE DANS LE MOUVEMENT DE L’ACTION DIRECTE

Undercurrent #8, avril/mai 2000.

« L’appel à abandonner leurs illusions sur leurs conditions est un appel à abandonner une condition qui requiert des illusions. »

Les récentes explosions de colère (comme à Seattle en novembre ou dans la City à Londres le 18 juin [J18]) se sont exprimées d’une manière indigne de leur pratique radicale. Le contenu radical de leur pratique (comme la violence contre la police, la destruction de propriété, le sens d’une force collective contre l’État) s’est accompagnée d’une image déformée du capitalisme, qui insiste en voyant le capital comme rien de plus que les centres financiers, les entreprises « crapuleuses » (comme s’il y avait des entreprises « non crapuleuses ») et de vagues organisations internationales (comme l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale, etc). Ils identifient le capital avec ses apparences les plus superficielles, en manquant de le voir dans sa totalité. D’un autre côté, ces actions inspirent entièrement les personnes qui s’y investissent, ils causent un trouble considérable pour les chiens de garde de la loi et de l’ordre, et ils perturbent la routine du business quotidien des marionnettes qui en sont la cible. Le problème apparaît là immédiatement : comment est-ce que le langage réformiste des manifestants peut-il coexister avec leur pratique subversive ?

En un sens, ces deux choses ne sont pas contradictoires. Les mouvements ne sont jamais homogènes (dans la pratique ou la théorie) mais sont plutôt constitués de contradictions et de limites immédiates, qui peuvent être potentiellement dépassées avec le développement du mouvement. De plus, quelque soit la façon dont le langage officiel d’un moment représente son contenu, il n’existe pas d’homogénéité : les personnes qui pratiquent des réappropriations et des actes violents de désordre ne sont pas nécessairement les mêmes qui établissent l’idéologie qui sous-tend les actions. En même temps, contrairement aux apparences, il n’y a rien de fondamentalement contradictoire entre avoir le désir de détruire le monde existant et ses vitrines, et avoir des idées erronées sur ce même monde. L’histoire du mouvement révolutionnaire contre le capitalisme est rempli d’exemples de telles tendances.

Mais l’explication ci-dessus se fond facilement en une forme d’excuse problématique, spécialement lorsqu’elle est utilisée pour éluder toute critique radicale de ces luttes. Dans nos deux numéros précédents, nous avons porté ce qui a ensuite été qualifié d’attaques sévères et injustes sur la théorie exprimée lors des événements qui se sont déroulés le 18 juin. Nous avons été principalement attaqués pour avoir été trop expéditifs, arrogants et « idéalistes » à propos du J18. Certaines de ces critiques étaient justes. Notre analyse était en fait concentrée sur l’idéologie exprimée par le mouvement et pas sur son contenu réel. Il serait certainement plus exact et plus complet de regarder vers l’histoire du mouvement qui a inspiré les actions comme le J18 et d’avoir une approche plus radicales de ses limites.

Cependant, et sans entrer dans l’argumentation sur les li-mites de notre critique par rapport à la pratique et au mouvement lui-même (après tout, nous l’avions écrite avant le J18, et nous ne pouvions pas savoir exactement comment cela se déroulerait), cette critique a depuis été largement confirmée. Au regard des expressions radicales, comme les actions du J18 et de « la bataille de Seattle »,[1] la plupart de ces critiques finissent par écarter toute critique sur l’idéologie du mouvement, c’est-à-dire une partie de son contenu. Dans leur tentative de réagir contre notre critique, le résultat final est plutôt une approche a-critique de ses expressions réformistes et réactionnaires de ce mouvement. Il ne s’agit pas de lui trouver des excuses. La critique radicale n’a pas pour objet d’échanger des compliments mais plutôt de regarder les limites de mouvements qui proclament leur anticapitalisme, et de contribuer à leur développement. L’objectif de suraccentuer les côtés « séduisants et inspirés » est bien mieux rempli par les différentes conférences et réunions de l’action directe, dont l’unique objet semble être ceci : de grandes doses d’auto-assurance et l’absence d’esprit critique.

Le mouvement de l’action directe a d’abord émergé avec les luttes contre les routes au début des années 90. En développement une réponse aux tentatives d’adaptation des besoins émergeants du capital sous forme de schémas ambitieux de constructions routières, le mouvement anti-routes était une lutte à la fois ancienne (une réminiscence des tentatives paysannes de résister à l’accumulation primitive du capital à travers des occupations de terrains) et contemporaines (en résistant aux besoins du développement capitaliste dans les pays avancés — Europe de l’Ouest).

Malgré ses incohérences et des dissensions internes, le mouvement anti-routes a exprimé un côté de la lutte des classes. Il l’a fait en attaquant (la théorie) l’idéologie du progrès capitaliste, et en résistant (la pratique) aux tentatives d’accentuer la séparation entre les gens et leur environnement immédiat, ceci par sa transformation en espace mort dont l’unique objet est de faciliter la dictature de l’économie. Pour ceux qui prennent part à ces luttes, le potentiel pour dépasser ses limites immédiates fut visible — et pour beaucoup, ceci fut réalisé. Le progrès scientifique,[2] le filtre idéologique de la justification de la modernisation capitaliste, a été dénoncé comme plongeant ses racines dans les intérêts du capital. La démocratie, la puissante idéologie du capital y fut (en pratique du moins) rejetée et remplacée par l’action collective. Beaucoup de plans apparemment sans fin pour créer des autoroutes ont été grandement retardés et, dans certains cas, abandonnées.

Dans son processus de développement, le mouvement anti-routes a créé une communauté de lutte contre le capital et l’État, mais — comme on peut l’observer aujourd’hui — il s’agissait uniquement d’une petite île dans le désert capitaliste. Aussi inspirées et créatives qu’aient pu être le communautés de lutte du mouvement anti-routes, elles furent basées de façon problématique sur les limites du mouvement écologiste (sans parler de la « sous-culture » et du mode de vie.[3] Même si des liens positifs furent tissés dans certains cas avec la population locale, ils n’ont jamais essayé de dépasser la nécessité immédiate et de se diriger vers la création d’une base à long terme pour les luttes anticapitalistes.

Malgré sa relation antagonique avec la modernisation capitaliste, le mouvement anti-routes fut incapable de briser son isolement et de se transformer en un mouvement généralisé qui aurait pu relier le mouvement écologique (en dépassant son réformisme inhérent) au mouvement général contre le capital dans son ensemble. Comme c’est habituellement le cas avec les mouvements qui échouent à formuler leur critique historique, le mouvement de l’action directe est aujourd’hui incapable de comprendre que ses fondations reposent sur le résultat aliéné des luttes qui ne tentent jamais de contester la réalité capitaliste dans son ensemble. Basé sur le cadavre de la « sous-culture » et d’un style de vie, le mouvement de l’action directe est en train de rajeunir des idéologies qui étaient déjà fausses lorsqu’elles sont apparues pour la première fois. Il échoue à comprendre ses contradictions intrinsèques, en remplaçant la critique par un enthousiasme — presque — incompréhensible.

Les gens ont essayé de surmonter les problèmes arrivant dans le milieu de l’action directe en déclarant qu’il s’agissait principalement d’un problème de rapport entre théorie et pratique. Les deux ne sont bien sûr pas séparées. Quiconque déclare que les interventions « théoriques » sont inférieures à celles qui relèvent de la « pratique » est soit stupide, soit paternaliste. Les deux se complètent ou sont toutes deux utiles. Donner une priorité à l’une sur l’autre revient tout simplement à diviser notre lutte contre le capital et à justifier la division du travail existante, qui donne une raison d’être aux nombreux « révolutionnaires professionnels ». Les problèmes rencontrés par le milieu de l’action directe ne sont pas, à cet égard, le résultat d’une contradiction entre théorie et pratique. La pratique et la théorie du mouvement de l’action directe sont toutes deux les reflets de la situation présente, qui est d’abord caractérisée par l’absence d’un vaste mouvement de contestation de la normalité capitaliste. Avec un tel environnement, il n’est pas surprenant que le mouvement de l’action directe semble bloqué dans ses contradictions.

La tendance, spécifiquement dans les périodes non-révolutionnaires, est d’applaudir à toute confrontation violente entre les prolétaires et l’État. Et si cela est justifié d’une certaine façon, c’est aussi pour beaucoup d’entre nous un échappatoire à une vie organisée dans la routine qui n’offre rien de bien intéressant. Cependant, cette tendance porte en elle le danger de fétichiser des expressions incomplètes de notre lutte et ainsi de perpétuer leur existence de façon incomplète. Organiser des « journées contre le capitalisme », même si c’est en soi une avancée dans le supermarché des problèmes partiels contre lesquels une grande partie du mouvement de l’action directe est impliqué, n’est rien d’autre que l’expression de notre incapacité à attaquer le capital à ses racines de façon systématique. Le capital est une relation sociale, et porter notre lutte contre lui, c’est la centrer sur notre vie quotidienne ou ça n’est rien. Le seul usage des « journées contre le capitalisme » est qu’elles offrent une chance à beaucoup d’entre nous de se rencontrer en dehors des structures politiques et d’exprimer collectivement notre dégoût du monde existant.[4] Mais c’est bien tout. Même si cela peut être positif, cela ne signale en tout cas pas en soi l’émergence d’un « mouvement anticapitaliste ».

Le mouvement qui a existé autour d’événements comme le J18 et Seattle est largement déconnecté des luttes existantes contre l’offensive que mène le capital contre nous.[5] Bien que le milieu de l’action directe ait repris le terme d’« anticapitalisme », et bien que cela puisse être d’une certaine façon une avancée, c’est un lieu de commun de dire que le capitalisme est essentiellement un système de production. Aucune des actions « séduisantes et inspirées »[6] qui se sont placées sous la bannière de l’anticapitalisme n’ont été le moins du monde centrées sur le procès de production. A la place, le centre d’intérêt fut le capital financier, les institutions monétaires internationales et l’opposition illusoire entre « commerce libre » et « commerce équitable ». Les « cibles » que le milieu de l’action directe avait choisies ainsi, représentaient les mécanismes du capital pour réguler des décisions déjà prises au niveau du procès de production. Nous ne sommes pas, comme nous l’avions déjà précisé, en train de fétichiser l’usine. La production ne se situe pas que dans les usines. Cependant, l’« anticapitalisme » n’est pas une idée que les gens peuvent prendre en passant, mais une tendance, un mouvement surgissant de nos conditions sociales (la première d’entre elles est notre rapport au travail) qui vise à détruire le capital dans son ensemble. Quelle que soit l’importance du capital financier ou du FMI, une attaque partielle contre le capital ne peut avoir que des résultats partiels. Et les « révolutions » à moitié faites ne font que creuser leur propre tombe.

En échouant à identifier des situations « séduisantes et inspirées » à l’extérieur des siennes propres, le mouvement de l’action directe se tient aux marges des antagonismes sociaux. La plupart de ses préoccupations n’émergent pas de conditions sociales immédiates mais sont dans de nombreux cas le résultat de considérations essentiellement morales qui accompagnent un mode de vie spécifique. Nous assistons ainsi au spectacle bizarre d’activistes de l’action directe en train de choisir à quelles luttes prendre part, un reste du background de l’action directe conçue comme un supermarché des problèmes partiels. Le refus qu’ont certains à prendre part à des luttes dont le dénominateur commun minimal n’est pas d’être « séduisantes et inspirées », montre simplement qu’ils vivent en fait dans une « zone de confort politique » (au moins dans leurs têtes) au sein de laquelle nous aurions le luxe de décider quelle partie de la totalité nous allons attaquer, si possible une différente chaque jour. Ce qui n’était d’habitude qu’un danger potentiel avec la création d’une classe séparée « de révolutionnaires », avec une position de spécialistes dans les luttes subversives, est maintenant devenu une réalité dans le mouvement de l’action directe. Le rôle de militant est devenu le spectacle dominant dans le mouvement de l’action directe, ce dont ce dernier est conscient. Le rôle de militant a été correctement discrédité ailleurs,[7] ce n’est donc pas la peine d’y revenir. Il est toutefois intéressant de remarquer le développement d’un fétichisme bizarre de la violence dans la partie radicale du milieu de l’action directe. Même s’il est important d’attaquer les éléments pacifistes et d’exposer leur réformisme,[8] il s’est produit une glorification d’une violence qui semble détachée de la réalité sociale qui l’a produite.

« La conception matérialiste de la violence exclut toute position de principe, aussi bien en faveur de ces méthodes que contre elles. Cette conception ne signifie pas qu’il faille en revenir aux principes de la société bourgeoise plutôt que de transformer la violence en un bien absolu, car elle ne la condamne pas non plus comme un mal absolu. » (Barrot)

Plus le capital essaie d’étendre sa domination sur nos vies, plus notre besoin de communauté s’intensifie. Cela se reflète dans chaque lutte contre le capital, qui est — c’est le plus important — notre tentative de se connecter avec d’autres personnes et de transcender l’isolement qui nous est imposé. A présent, le danger de créer une pseudo-communauté est évident. En accord avec l’adoption non-critique du rôle de militant, le mouvement de l’action directe a tenté de lutter contre l’isolement en créant une pseudo-communauté d’activistes, séparée du reste des « gens normaux », celle qui possède une conscience révolutionnaire claire que les gens attendent simplement de recevoir. Comme une famille bourgeoise mesquine, le mouvement de l’action directe se voit comme le centre du monde et se pense en tant que communauté, recherchant à se créer comme telle à chaque occasion. Cette communauté illusoire est fortement soutenue par des « sessions » permanentes d’auto-assurance, au cours desquelles la suprématie du milieu de l’action directe est adroitement démontrée. C’est généralement fait en comparaison avec les « gauchistes ennuyeux », auxquels le mouvement de l’action directe s’oppose en tant que militants éclairés.

Il est évident que les gauchistes sont ennuyeux et que leurs idées sur l’action ne sont ni imaginatives ni inspirées, mais ce n’est pas vraiment le problème. Cette opposition échoue à les montrer pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire des organisations capitalistes. A la place, la critique bien-intentionnée s’égare et se termine en suggérant que le principal problème des gauchistes est leur manque d’imagination ! Il devient évident que cette « critique » des organisations gauchistes a pour objectif plus direct de rassurer les activistes de l’action directe comme les seuls révolutionnaires plutôt que de présenter la fonction contre-révolutionnaire des gauchistes. Il est surprenant de voir combien les anarchistes considèrent comme une part intégrale de leur identité d’attaquer en permanence les trotskystes, ce qui pourrait être fait simplement en pointant la structure hiérarchique de leur parti, ceci accompagné par la nécessaire dénonciation de toute autorité. Pourtant, même cette critique serait utile, si seulement ils l’adressaient contre le mouvement de l’action directe lui-même, dont la structure, bien que plus fluide, contient aussi des tendances à la hiérarchie.

De façon similaire à la conception léniniste du parti d’avant-garde qu’il méprise tant, le milieu de l’action directe partage nombre de ses caractéristiques. L’idée que les « gens normaux » ont seulement besoin d’être en contact avec leurs idées pour devenir révolutionnaires, le ton pédagogue de leurs apparitions publiques (du « festival d’idées anarchistes » au « un journal détourné qui explique l’anarchie »), l’idée générale que la révolution viendra lorsque les « gens normaux » seront réunis et influencés par la « conscience révolutionnaire » dont le milieu de l’action directe est rempli. En même temps, les partis gauchistes se font cracher dessus à chaque occasion à cause de leur « avant-gardisme ».

En termes d’organisation, malgré la proclamation que le milieu de l’action directe est structuré de façon « autonome » et non-hiérarchique, la convention implicite est que des événements comme le 18 juin à Londres ou Seattle n’auraient jamais pu arriver s’ils n’avaient pas été proprement organisés. Sans même prendre en compte la rhétorique anti-hiérarchique,[9] ce fait prouve encore une fois la séparation entre « les activistes professionnels » et les « gens normaux ». De cette manière, le Réseau d’action directe « non-hiérarchique » à l’origine des événements de Seattle fut capable d’imposer une série de règlements et des manuels à ceux qui souhaitaient prendre part aux actions « anticapitalistes » préparées contre la conférence de l’OMC — contre laquelle la plupart des objections concernaient le contenu de ses principes sans remettre en cause la notion de principes en soi — ; pendant ce temps, les anarchistes « anti-autoritaires » à l’origine des préparations du 1er mai ont adopté des « principes » similaires et des règlements afin d’exclure les trotskystes hiérarchiques.[10] L’illusion que la hiérarchie peut être abolie avec l’adoption de principes « anti-hiérarchiques » montre qu’ils ont (tout comme le mouvement de l’action directe) une conception idéologique de la hiérarchie, en refusant de la voir comme un problème à dépasser par le développement de notre lutte.

Une partie de l’idéologie « anti-mondialisation » du mouvement de l’action directe est la focalisation sur ses conséquences sur pays « sous-développés », focalisation dont l’un des effets est un soutien dénué de critique aux mouvements de libération dans le tiers-monde, une pratique réminiscente du babillage léniniste. La lutte des Zapatistes au Mexique, des paysans sans-terre au Brésil, des guérillas maoïstes au Tibet, etc ont toutes reçues un soutien enthousiaste et sans critique, justifié par l’argument qu’à « nous », en tant qu’occidentaux qui vivons dans une « zone de confort politique », il nous était impossible de critiquer la lutte de gens dont les expériences et la lutte sont ce qu’elles sont, si loin de notre « zone » d’où on ne peut « comprendre ». Mais en fait, ces luttes ne nous touchent que dans la mesure où nous pouvons apprendre d’elles et les relier à nos propres luttes. En cherchant un dénominateur commun minimum entre les différentes luttes dans diverses parties du monde, le milieu de l’action directe ignore le contenu de ces mouvements, et tente de créer le spectacle de l’unité. Le fait, par exemple, que les Zapatistes parlent d’unité nationale ou de société civile, ou que les guérillas maoïstes sont (simplement) maoïstes est évidement irrecevable pour les militants de l’action directe. A la place, ils se focalisent sur les éléments spectaculaires de ces luttes (des gens en passe-montagnes et des pistolets assortis à la dernière mode guérillero). Toute critique radicale de leur contenu leur est superflu.

La séparation entre pays développés et sous-développés, entre des « zones de confort politique » et des luttes de libération nationale du tiers-monde immunisées de toute critique radicale grâce à leur spectacle « révolutionnaire », est de loin le plus gros paquet de conneries qui sort du milieu de l’action directe. Bizarrement, il y a vingt ans, les révolutionnaires n’auraient pas eu la moindre hésitation à discréditer n’importe quelles conneries comme étant léninistes. Aujourd’hui, tout se justifie si c’est adapté au récipient : sexy, inspiré ou exotique.

Au milieu de l’enthousiasme ou de la grandeur, le mouvement de l’action directe voit un mouvement anticapitaliste croissant partout. Cette illusion les empêche de reconnaître que, dans sa forme actuelle, le mouvement de l’action directe ne va nulle part.

Undercurrent

ABANDONNEZ L’ACTIVISME !

Andrew X. - Reflections on J18, octobre 1999

Un des problèmes apparent lors de la journée d’action du 18 juin 99 a été l’adoption d’une mentalité d’activiste. Ce problème est devenu particulièrement évident avec ce 18 juin précisément parce que les personnes qui se sont investies dans son organisation et celles qui ont participé à cette journée ont essayé de repousser ces limites. Ce texte n’est pas une critique sur des personnes investies — mais plutôt une occasion qui inspire des réflexions sur les enjeux auxquels nous sommes confrontés si nous voulons sérieusement en finir avec le mode de production capitaliste.

Experts

Par « une mentalité d’activiste », je veux désigner les gens qui se considèrent eux-mêmes d’abord comme activistes et comme appartenant à une large communauté d’activistes. L’activiste s’identifie à ses actions et les conçoit comme le rôle qu’il doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière. De même, certains s’identifient à leur travail comme médecin ou enseignant, cela devient une part essentielle de leur image de soi au lieu d’être seulement quelque chose qu’il leur arrive de faire.

L’activiste est un spécialiste ou un expert du changement social. Se considérer comme activiste signifie se considérer comme privilégié ou plus avancé que les autres dans l’appréciation du besoin de changement social et de la manière d’y parvenir ; se considérer comme l’avant-garde de la lutte concrète pour créer ce changement.

L’activisme, comme tout rôle d’expert, est basé sur la division du travail — c’est une tâche séparée et spécialisée. La division du travail est le fondement de la société de classes, la division fondamentale étant celle entre le travail manuel et le travail intellectuel. La division du travail est par exemple présente dans la médecine et l’éducation : guérir et élever des enfants, au lieu d’être des savoirs communs et des tâches auxquelles chacun participe, deviennent la propriété spécialisée de médecins et d’enseignants — des experts sur lesquels nous devons nous reposer et qui effectuent ces choses pour nous. Les experts gardent jalousement les capacités qu’ils ont et les mystifient Cela maintient les gens séparés et dépossédés de leur pouvoir, tout en renforçant la société de classes hiérarchisée.

La division du travail implique qu’une personne endosse un rôle et que beaucoup d’autres lui délèguent leur responsabilité. Une séparation des tâches signifie que d’autres vont cultiver votre nourriture, fabriquer vos habits et vous procurer de l’électricité pendant que vous vous occupez de réaliser le changement social. L’activiste, en tant qu’expert du changement social, présume que les autres gens ne font rien pour changer leurs vies et ainsi se sent un devoir ou une responsabilité de le faire à leur place. Les activistes pensent qu’ils compensent le manque d’activité des autres.

Nous définir comme activistes signifie définir « nos » actions comme celles qui vont amener le changement social, en faisant l’impasse sur l’activité de milliers et de milliers d’autres non-activistes. L’activisme est basé sur la fausse conception qu’il n’y a que les activistes qui produisent le changement social — alors que bien sûr la lutte des classes se produit tout le temps.

Forme et contenu

La tension entre la forme d’ « activisme » dans laquelle notre activité politique apparaît et son contenu toujours plus radical s’est développée seulement durant ces quelques dernières années. Le background de beaucoup de gens impliqués dans le 18 juin est d’être des « activistes » qui font des « campagnes » sur des « thèmes ». La scène activiste s’est transformée ces dernières années ; beaucoup de gens sont passés de campagnes sectorielles contre les entreprises ou des développements spécifiques à une perspective anticapitaliste plus floue. Ainsi, le contenu de l’activisme a changé, mais pas sa forme. Au lieu d’attaquer Monsanto et d’occuper leurs quartiers généraux, nous regardons maintenant au-delà de la facette isolée du capital représentée par Monsanto et développons une « campagne » contre le capitalisme. Et que peut-on occuper de mieux que ce qui est perçu comme le quartier général du capitalisme — la City ?

Nos méthodes sont toujours les mêmes, comme si nous attaquions une entreprise ou un développement spécifique, alors que le capitalisme n’est plus du tout du même type et que les moyens par lesquels on pourrait faire tomber une compagnie spécifique ne sont pas du tout les mêmes que ceux par lesquels on pourrait faire tomber le capitalisme. Par exemple, en menant de vigoureuses campagnes pour les droits des animaux, les activistes ont réussi à ruiner à la fois les éleveurs de chiens Consort et les éleveurs de chats Hillgrave Farm. Leurs business ont été ruinés et ils ont été mis en liquidation judiciaire. De même, la campagne soutenue contre Huntingdon Life Sciences, des partisans convaincus de la vivisection, a réussi à réduire le prix de leur action de 33 %, mais l’entreprise vient de réussir à survivre en lançant une campagne de relations publiques désepérée à la Bourse pour remonter les cours.[11] L’activisme peut ruiner une entreprise avec beaucoup de succès, mais détruire le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement étendre ce genre de méthode à chaque entreprise dans chaque secteur. De même, lorsque les activistes des droits des animaux prennent pour cible les boucheries, le seul résultat direct est probablement d’aider les supermarchés à faire fermer toutes les petites boucheries, ce qui renforce le processus de compétition et de « sélection naturelle » du marché. Ainsi, les activistes parviennent souvent à détruire un petit commerce, mais renforcent en même temps globalement le capital.

La même chose s’applique à l’activisme contre les routes. Les luttes à grande échelle contre les routes ont créé des débouchés pour tout un nouveau secteur du capitalisme — la sécurité, la surveillance, des experts, des tunneliers et des grimpeurs, des consultants. Nous sommes maintenant un « risque du marché » parmi d’autres à prendre en compte pour conclure un contrat de route. Nous avons peut-être renforcé la loi du marché, en forçant les entreprises les plus faibles à abandonner le marché. La consultante Amanda Webster affirme :

« Les mouvements de protestation vont fournir des avantages de marché aux entreprises qui peuvent efficacement les maîtriser. »[12]

A nouveau, l’activisme peut mettre en faillite un commerce ou stopper une route, mais le capitalisme continue, plus fort qu’auparavant.

Ces choses sont certainement une indication, si besoin est, de ce qu’attaquer le capitalisme ne requiert pas seulement un changement quantitatif (plus d’actions, plus d’activistes), mais surtout un changement qualitatif (nous devons découvrir des manières plus efficaces d’agir). Il semble que nous n’avons qu’une très petite idée de ce que requiert en fait la destruction du capitalisme. Comme s’il suffisait de parvenir à une sorte de masse critique d’activistes occupant des bureaux pour avoir une révolution...

La forme de l’activisme a été conservée alors que le contenu de son activité s’est transformé au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à penser en termes d’« activistes » faisant une « campagne » sur un « thème », et parce que nous sommes des activistes pratiquant l’action directe », nous allons « faire une action » contre notre cible. La méthode de campagne contre des développements spécifiques ou des entreprises isolées a été transplantée telle quelle sur ce nouvel objet qu’est l’attaque du capitalisme. Nous tentons d’attaquer le capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des termes complètement inappropriés, en utilisant des méthodes qui sont celles du réformisme libéral. On a ainsi le spectacle bizarre de « faire une action » contre le capitalisme — une pratique profondément inadéquate.

Rôles

Le rôle de l’« activiste » est un rôle que nous adoptons tout comme celui du policier, du parent ou du prêtre — une forme psychologique étrange que nous utilisons pour nous définir et pour définir notre relation à l’autre. L’« activiste » est un spécialiste ou un expert en changement social — plus nous nous accrochons à ce rôle et à la notion de ce que nous sommes, plus nous empêchons en fait le changement que nous désirons. Une vraie révolution impliquera de s’extraire de tous les rôles préconçus et de détruire tous les spécialismes — la réappropriation de nos vies. L’acte de la révolution est la prise de contrôle de nos propres destinées ; il impliquera la création de nouveaux individus et de nouvelles formes d’interaction et de communautés. Les « experts » en tous genres ne peuvent que l’empêcher.

L’Internationale Situationniste a développé une critique stricte des rôles et en particulier du rôle du militant. La critique des situationnistes était surtout dirigée contre les idéologies de gauche et social-démocrates parce que c’était ce à quoi ils étaient principalement confrontés. Bien que ces formes d’aliénation existent toujours, nous sommes, dans notre milieu particulier, plus souvent confrontés à l’activiste libéral qu’au militant gauchiste. Ils partagent toutefois beaucoup de traits en commun (ce qui bien sûr n’est pas étonnant).

Le situationniste Raoul Vaneigem définit ainsi les rôles :

« Les stéréotypes sont les images dominantes d’une période... le stéréotype est le modèle du rôle ; le rôle est un comportement modèle. La répétition d’une attitude crée un rôle. »

Jouer un rôle signifie cultiver une apparence en négligeant toute authenticité :

« Nous succombons à la séduction d’attitudes empruntées. »

En tant que joueurs de rôles, nous résidons dans l’inauthenticité — en réduisant nos vies à une suite de clichés — « transformant notre journée en une suite de poses choisies plus ou moins inconsciemment parmi la gamme des stéréotypes dominants ».[13] Ce processus a été à l’œuvre depuis le tout début du mouvement contre les routes. A Twyford Down après Yellow Wednesday en décembre 1992, la presse et la couverture médiatique se sont focalisées sur la tribu Dongas et l’aspect contre-culture dreadlocks des protestations. C’était certainement à l’origine l’élément prédominant — il y avait par exemple un important groupe de nomades lors de l’évacuation.[14] Mais les gens attirés à Twyford par la couverture médiatique pensaient que tous ceux qui étaient là-bas avaient des dreadlocks. La couverture médiatique a eu pour effet d’éloigner les gens « ordinaires », et plus de gens du style contre-culture dreadlocks sont venus, réduisant ainsi la diversité des protestataires. Plus récemment, une chose similaire s’est produite quand les gens attirés sur les lieux de protestations par la médiatisation de Swampy qu’ils avaient vu à la télévision commencèrent à reproduire dans leurs propres vies les attitudes présentées par les médias comme étant caractéristiques du rôle de « guerrier écologiste ».[15]

« Tout comme la passivité du consommateur est une passivité active, de même la passivité du spectateur repose dans sa capacité à assimiler des rôles et à les jouer en accord avec les normes officielles. La répétition des images et des stéréotypes offre une panoplie de modèles dans laquelle chacun est supposé choisir un rôle. »[16]

Le rôle du militant ou de l’activiste n’est que l’un de ces rôles, et c’est en cela qu’il est conservateur malgré toute la rhétorique révolutionnaire qui l’accompagne.

L’activité prétendument révolutionnaire de l’activiste est une routine terne et stérile — une constante répétition de quelques actions sans potentialité de changement. Les activistes résisteraient probablement au changement s’il se produisait parce qu’il briserait les certitudes faciles de leurs rôles et la jolie petite niche qu’ils se sont creusée pour eux-mêmes. Comme les chefs syndicaux, les activistes sont d’éternels représentants et médiateurs. Tout comme les dirigeants syndicaux qui seraient contre les travailleurs victorieux dans leur lutte parce que cela les priverait de leurs fonctions, le rôle de l’activiste est menacé par le changement. En effet, la révolution, ou même n’importe quel mouvement réel dans cette direction, troublerait profondément les activistes en les privant de leur rôle. Si « tout un chacun » devient révolutionnaire, alors vous n’êtes plus si spéciaux, n’est-ce pas ?

Pourquoi nous comportons-nous comme des activistes ? Seulement parce que c’est l’option facile des lâches ? Il est facile de tomber dans le rôle de l’activiste parce qu’il convient à cette société et ne la défie pas — l’activisme est une forme acceptée de divergence. Même si comme activistes nous faisons des choses qui ne sont pas acceptées ou illégales, la forme même de l’activisme, par sa similitude avec un emploi, s’ajuste à notre psychologie et à notre éducation. Elle est attirante précisément parce qu’elle n’est pas révolutionnaire.

Nous n’avons plus besoin de martyrs

La clé de compréhension du rôle du militant et de celui de l’activiste est le sacrifice de soi — le sacrifice de soi à « la cause » qui est perçue comme étant séparée du soi. Cela n’a bien entendu rien à voir avec la vraie activité du révolutionnaire qui est la saisie du soi. Le martyre révolutionnaire va de pair avec l’identification d’une cause séparée de sa propre vie — une action contre le capitalisme qui identifie le capitalisme comme étant « là-bas » dans la City est une erreur fondamentale — le pouvoir réel du capitalisme est ici même dans nos vies quotidiennes — nous recréons son pouvoir chaque jour car le capital n’est pas une chose mais une relation sociale entre des gens (et donc entre des classes) médiatisée par les choses.

Bien sûr, je ne suis pas en train de suggérer que chaque personne impliquée dans l’action du 18 juin adopte ce rôle et le sacrifice de soi qui l’accompagne avec la même intensité. Comme je l’ai dit tout à l’heure, le problème de l’activisme est apparu de manière particulièrement criante dans l’action du 18 juin précisément parce que c’était une tentative de sortir de ces rôles et de nos pratiques habituelles. La plupart de ce qui est souligné ici est un « scénario du pire », de ce à quoi peut conduire le rôle de l’activiste. Dans quelles proportions nous pouvons reconnaître ceci dans notre propre mouvement nous donnera une indication sur la quantité de travail qu’il reste à faire.

L’activiste rend la politique terne et stérile et en éloigne les gens, mais jouer ce rôle détruit aussi l’activiste lui-même. Le rôle de l’activiste crée une séparation entre les fins et les moyens : le sacrifice de soi signifie créer une division entre la révolution comme amour et joie dans le futur mais devoir et routine maintenant. L’activisme dans sa globalité est dominé par la culpabilité et le devoir parce que l’activiste ne se bat pas pour lui-même mais pour une cause séparée :

« Toutes les ‘causes’ sont également inhumaines. »[17]

En tant qu’activiste, vous devez nier vos propres désirs parce que votre activité politique est définie de telle sorte que ces choses ne sont pas considérées comme « politiques ». Vous mettez la « politique » dans une boîte séparée du reste de votre vie — c’est comme un travail... vous faites de la politique de 9 heures à 17 heures puis vous rentrez à la maison pour faire autre chose. Parce qu’elle est dans cette boîte séparée, la « politique » existe sans être gênée par aucune considération pratique d’efficacité. L’activiste se sent obligé de constamment s’attacher à la vieille routine sans penser, incapable de s’arrêter ou d’examiner, le principal étant que l’activiste soit toujours occupé et assouvisse sa culpabilité en se frappant la tête contre un mur de briques si nécessaire.

Savoir quand s’arrêter et attendre peut faire partie de l’activité révolutionnaire. Il peut être important de savoir comment et quand faire grève pour le maximum d’efficacité, mais aussi comment et quand NE PAS faire grève. Les activistes ont cette attitude du « nous devons faire quelque chose MAINTENANT ! » qui semble nourrie par la culpabilité. Ceci n’est pas du tout tactique.

Le sacrifice de soi du militant ou de l’activiste est reflété dans son pouvoir sur les autres en tant qu’expert — comme en religion, il y a une sorte de hiérarchie de la souffrance et de la droiture. L’activiste prend du pouvoir sur les autres en vertu de son haut degré de souffrance (les groupes activistes « non hiérarchisés » forment de fait une « dictature des plus impliqués »). L’activiste utilise la coercition morale et la culpabilité pour régir ceux qui sont moins expérimentés dans la théologie de la souffrance. Leur propre subordination va de pair avec la subordination des autres — tous esclaves de « la cause ». Les politiciens qui se sacrifient forcent leur propre vie et leur volonté de vivre — cela génère une amertume et une antipathie à la vie qui est ensuite tournée vers l’extérieur pour flétrir le reste. Ils sont « les grands contempteurs de la vie... les partisans du sacrifice de soi absolu... leurs vies tordues par leur monstrueux ascétisme... ».[18] Nous pouvons voir cela dans notre propre mouvement, par exemple sur les lieux occupés, dans l’antagonisme entre le désir de s’asseoir et de prendre du bon temps versus l’éthique coupable du type travail de construction/fortification/barricadage, et dans la passion quelque fois excessive avec laquelle les « déjeuners en ville » sont dénoncés. Le martyr qui se sacrifie lui-même est offensé et outragé quand il en voit d’autres qui ne se sacrifient pas. De même, quand l’« honnête travailleur » attaque le petit voleur ou le vagabond avec une telle haine, nous savons que c’est en fait parce qu’il hait son travail et le martyre qu’il a fait de sa vie, et pour cela déteste voir quiconque échapper à ce destin, quiconque s’amuser alors qu’il souffre — il doit entraîner tout le monde dans la boue avec lui — une égalité du sacrifice de soi.

Dans la vieille cosmologie religieuse, le martyr victorieux allait au ciel. Dans la vision moderne, les martyrs victorieux peuvent aspirer à entrer dans l’histoire. Le plus grand sacrifice de soi, la plus grande création de rôle (ou, mieux, l’invention d’un tout nouveau rôle pour stimuler les gens — par exemple celui de guerrier écologiste) gagne une récompense dans l’histoire — le paradis des bourgeois.

La vieille gauche était assez franche dans son appel au sacrifice héroïque :

« Sacrifiez-vous dans la joie, frères et sœurs ! Pour la cause, pour l’ordre établi, pour le parti, pour l’unité, pour la viande et les patates ! »[19]

Mais tout ceci est beaucoup plus voilé ces temps-ci : Vaneigem accuse les jeunes gauchistes radicaux de :

« entrer au service d’une Cause — la ‘meilleure’ des Causes. Leur temps de créativité, ils le passent à distribuer des tracts, à coller des affiches, à manifester, à prendre à partie le président de l’assemblée régionale. Ils militent. Il faut bien agir, puisque les autres pensent pour eux. »[20]

Cela résonne en nous — particulièrement l’idée du fétichisme de l’action — les militants gauchistes peuvent s’engager dans un travail sans fin parce que le chef ou gourou a le petit nécessaire de théories, qui est pris pour du pain béni — la « ligne du parti ». Il n’en est pas tout à fait de même pour les activistes pratiquant l’action directe — l’action est fétichisée, mais plus par aversion pour la théorie quelle qu’elle soit.

Cet élément du rôle de l’activiste qui s’appuie sur le sacrifice de soi et le devoir était présent, mais pas si significatif, dans l’action du 18 juin. Ce qui pose le plus de problèmes pour nous, c’est ce sentiment de séparation du reste des gens “ordinaires” que l’activisme implique. Les gens s’identifient à d’étranges sous-cultures ou à des clans, ils se voient en tant que “nous” opposé au “eux” sous lequel est regroupé le reste du monde .

Isolement

Le rôle d’activiste est un isolement volontaire par rapport à tous les gens avec lesquels nous devrions communiquer. Endosser le rôle de l’activiste vous sépare du reste du genre humain, comme quelqu’un de spécial ou de différent. Les gens ont tendance à penser leur propre personne au pluriel (à qui te réfères-tu quand tu dis “nous” ?), en se référant à une communauté d’activistes plutôt qu’à une classe. Par exemple, il est à la mode depuis quelque temps dans le milieu activiste d’argumenter en faveur de « moins de thèmes sectoriels » et de l’importance de « créer des liens ». Cependant, pour la plupart, il s’agit de « faire des liens » avec d’autres activistes et d’autres groupes de lutte. Le 18 juin l’a assez bien démontré, l’idée étant de rassembler tous les représentants de toutes les différentes causes ou questions dans le même lieu au même moment, en nous reléguant volontairement dans le ghetto des bonnes causes.

De la même manière, les divers forums qui ont récemment proliféré à travers tout le pays — Rebel Alliance à Brighton, NASA à Nottingham, Riotous Assembly à Manchester, London Underground, etc. — ont un but similaire : amener tous les groupes activistes de la région à parler ensemble. Je ne dénigre pas cela, c’est un préliminaire essentiel à toute action, mais cela devrait être reconnu comme une forme extrêmement limitée pour « créer des liens ». Il est aussi intéressant de noter que ce que les groupes qui participent à ces rencontres ont en commun, c’est d’être des groupes activistes — ce dont ils s’occupent en fait semble être secondaire.

Il ne suffit pas de chercher à lier tous les activistes du monde entier, pas plus qu’il ne suffit de chercher à transformer plus de gens en activistes. Contrairement à ce que certains peuvent penser, nous ne serons pas plus proches d’une révolution si énormément de gens deviennent des activistes. Certains semblent avoir l’étrange idée qu’il faut que chacun soit d’une façon ou d’une autre convaincu de devenir un activiste, et alors nous aurons une révolution. Vaneigem dit :

« La révolution est faite chaque jour en opposition à, et malgré, les spécialistes de la révolution. »[21]

Le militant ou l’activiste est un spécialiste du changement social ou de la révolution. Le spécialiste recrute dans sa minuscule zone spécialisée pour augmenter son propre pouvoir et ainsi combattre sa propre impuissance.

« Le spécialiste... s’enrôle pour enrôler les autres. »[22]

Selon le principe de la pyramide, la hiérarchie se réplique — vous êtes recruté et pour ne pas être en bas de la pyramide, vous devez recruter plus de gens qui soient en dessous de vous, qui à leur tour font exactement la même chose. La reproduction de la société aliénée des rôles s’accomplit à travers les spécialistes.

Jacques Camatte, dans son essai Sur l’organisation (1969),[23] souligne judicieusement que les groupements politiques finissent souvent comme des « gangs » qui se définissent par l’exclusion — la loyauté des membres du groupe va à ce dernier plutôt qu’à la lutte. Sa critique s’adresse particulièrement à la myriade de sectes gauchistes et de groupuscules, mais s’applique aussi, bien que moins profondément, à la mentalité activiste.

Le groupe politique ou parti se substitue au prolétariat ; sa propre survie et sa reproduction deviennent la valeur suprême — l’activité révolutionnaire devient synonyme de « construire le parti » et recruter des membres.

Le groupe se considère lui-même comme l’unique détenteur de la vérité et ceux qui sont hors du groupe sont traités comme des idiots devant être éduqués par cette avant-garde. Au lieu d’un débat équitable entre camarades, on obtient une séparation entre la théorie et la propagande, où le groupe a sa propre théorie qui est presque gardée secrète dans l’idée que les autres, les arriérés mentaux, doivent être attirés dans l’organisation par une stratégie populiste avant que la politique surgisse devant eux par surprise. La façon malhonnête de traiter avec ceux qui sont hors du groupe est semblable à un culte religieux — dans lequel on ne dit jamais en face de quoi il s’agit.

Nous pouvons trouver des similitudes avec l’activisme, en cela que le milieu activiste agit comme une secte gauchiste. L’activisme dans son entier a certaines caractéristiques propres à un « gang ». Les gangs d’activistes peuvent souvent se révéler être des alliances ignorant les classes sociales, et incluent toutes sortes de réformistes libéraux parce qu’eux aussi sont des « activistes ». Les gens se pensent d’abord comme activistes et leur loyauté première va à la communauté d’activistes et non à la lutte elle-même. Le « gang » est une communauté illusoire qui nous détourne de la création d’une plus large communauté de résistance. L’essence de la critique de Camatte est une attaque contre la création d’une division interne/externe entre le groupe et la classe sociale. Nous en arrivons à nous considérer comme des activistes, en cela séparés et ayant des intérêts divergents par rapport à la masse des prolétaires.

Notre activité devrait être l’expression immédiate d’une lutte réelle et non pas l’affirmation du caractère séparé et distinct d’un groupe particulier. Dans les groupes marxistes, la possession de la « théorie » est ce qui détermine le pouvoir — c’est différent dans le milieu activiste, mais pas si différent : le savoir, l’expérience, les contacts, l’équipement, etc. sont ce qui détermine le pouvoir.

L’activisme reproduit la structure de cette société dans ses opérations :

« Quand le rebelle commence à croire qu’il combat pour un bien supérieur, le principe autoritaire revient. »[24]

Ceci n’est pas un sujet trivial, mais est à la base des relations sociales capitalistes. Le capital est une relation sociale entre des gens médiatisés par des choses — le principe de base de l’aliénation est de vivre sa vie au service d’une chose qu’on a soi-même créée. Si nous reproduisons cette structure au nom d’une politique qui se déclare anticapitaliste, nous avons perdu avant d’avoir commencé. On ne peut combattre l’aliénation avec des moyens aliénés.

Une modeste proposition

La modeste proposition est que nous devrions développer des moyens d’agir qui sont en rapport avec nos idées radicales. Cette tâche ne sera pas facile et l’auteur de ce texte n’a pas d’apperçu plus clair que quiconque sur la façon dont nous devrions nous y prendre. Je ne dis pas que l’initiative du J18 aurait dû être abandonnée ou attaquée, en fait ce fut une tentative courageuse de repousser nos limites et de créer quelque chose de mieux que ce que nous avons déjà. Cependant, dans ses tentatives de rompre avec les manières antiques d’agir, elle a éclairci les liens qui nous rattachent encore au passé. Mes critiques de l’activisme, ci-dessus, ne s’appliquent pas toutes au 18 juin. Mais il y a un certain paradigme de l’activisme qui au pire inclut tout ce que j’ai souligné là, et le 18 juin partage ce paradigme dans une certaine mesure. C’est à chacun de déterminer dans quelle mesure.

L’activisme est une forme en partie obligée par notre faiblesse. Comme l’action commune menée par Reclaim the streets et les dockers de Liverpool — nous vivons une époque dans laquelle les politiques radicales sont souvent le produit de faiblesses mutuelles et d’isolation. Si tel est le cas , il ne nous est peut être même pas possible de nous débarrasser de ce rôle d’activiste. Il se peut que dans des temps d’affaiblissement de la lutte, ceux qui continuent à travailler à la révolution sociale soient marginalisés et en viennent à être perçus (et à se percevoir eux-mêmes) comme un groupe séparé des gens. Il est possible aussi que ce phénomène ne puisse être inversé que par un déferlement général de la lutte, lorsque nous ne serons plus considérés comme des freaks et des weirdos [NdT : des semi-clochards et des marginaux], nous serons l’expression des idées de tout un chacun. Cependant, pour travailler à intensifier la lutte, il sera nécessaire de rompre avec le rôle d’activistes dans toute la mesure du possible — d’essayer constamment de passer au-delà des frontières de nos limites et contraintes.

Historiquement, ces mouvements qui ont réussi à déstabiliser, supprimer ou à dépasser le capitalisme n’ont pas tous pris la forme de l’activisme. L’activisme est essentiellement une forme politique et une méthode d’action adaptée à un réformisme libéral poussé au-delà de ses propres limites et utilisé à des fins révolutionnaires. Le rôle de l’activiste, en soi, devrait être problématique pour tous ceux qui désirent la révolution sociale.

Andrew X.


Ce texte a pour titre original « Give up activism ». Il est paru après le carnaval anticapitaliste du 18 juin 1999 à Londres qui a viré à l’émeute, dans une brochure intitulée « Reflections on J18 » éditée en octobre 1999 par Reclaim the Street. Il a été traduit en français dans Je sais tout de décembre 1999 et dans Échanges n°93 au printemps 2000.

De la nécessité et de l’impossibilité d’abandonner l’activisme

J. Kellstadt - http://infoshop.org, janvier 2001

Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait une seule solution aux problèmes sociaux mais un millier de solutions différentes et en constante évolution, de la même manière que l’existence sociale est différente et variée dans le temps et l’espace. (Errico Malatesta, 1924.)

La révolution c’est la communisation de la société mais ce processus est plus qu’une somme d’actions directes. (Gilles Dauvé, 1973.)

Cet article répond aux problèmes soulevés dans « Abandonnez l’activisme ! », une critique des protestations du J18 [18 juin 1999] écrite par Andrew X. Il a récemment suscité de l’intérêt de ce coté-ci de l'Atlantique [NdT : les USA] : l’éditeur des Red and Black Notes a attiré mon attention sur cet article, peu après qu’il ait été envoyé sur la page web qui recueille les critiques et les infos sur le J18. Il fut aussi réimprimé dans les dernières Collective Action Notes.[25]

Il y a à mon avis deux raisons principales qui font que l’article arrive au bon moment. La première est le sentiment de perte de vitesse qui a résulté des actions qui suivirent celles de Seattle, de l’A16 à Washington [16 avril 2000, réunions du FMI et de la Banque Mondiale], aux conventions nationales des partis démocrate et républicain, à Philadelphie et à Los Angeles. Actuellement, on a le sentiment que les événements de Seattle sont peut-être en train de vieillir et de passer — et ce, sans parler du fait que ce type d’actions est maintenant minutieusement anticipé par l’appareil répressif de l’état capitaliste. La deuxième raison qui est plus pertinente tient à la formation de la fédération Anarcho-communiste des pays du Nord-Est, NEFAC, qui opère sur le mode plus ou moins conventionnel de l’action directe. Est-ce que les tentatives du type NEFAC seront en mesure d’offrir quelque chose d’utile à ceux qui sont en lutte, ou de tels efforts ne conduisent ils qu’à l’impasse de l’activisme pour l’activisme et au spectacle du militantisme ?

Andrew X présente “Abandonnez l’activisme !”, je cite, « dans le but d’inspirer une réflexion sur les combats qui nous attendent si nous sommes vraiment sérieux dans nos intentions de nous débarrasser du mode de production capitaliste ». C’est une tentative d’ouvrir le débat et pas une prise de position définitive, et c’est dans ce même esprit que je présente les remarques qui suivent. Il est sûr que certains lecteurs trouveront mes positions ambivalentes et qu’il en résultera un sentiment de frustration, mais j’espère que ce ne sera pas uniquement le résultat de ma propre confusion mentale. Je pense plutôt qu’un degré élevé d’ambivalence et la capacité de vivre avec la tension de contradictions apparemment insolubles est essentielle à la formulation d’un « anti-activisme » et d’une « anti-politique ». En bref, il me semble qu’il nous faut considérer à la fois la nécessité et l’impossibilité « d’abandonner l’activisme ».

Les limites de l’activisme

Il y beaucoup de choses intéressantes dans les critiques d’Andrew X, et plus particulièrement les points soulevés dans la partie Forme et contenu. Dans cette partie, l’auteur fait voir les limites de l’activisme conventionnel lorsqu’il est appliqué en dehors du contexte d’une campagne qui vise un problème particulier. Un tel activisme, écrit Andrew X, est complètement inutile à la destruction du capitalisme en tant que totalité.

« L’activisme peut ruiner une entreprise avec beaucoup de succès, mais détruire le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement étendre ce genre de méthode à chaque entreprise dans chaque secteur. »

Autrement dit, le capitalisme ne sera pas détruit par la simple addition quantitative d’« actions » ou du nombre d’activistes, une forme de transformation qualitative est nécessaire.

Andrew X. montre aussi comment les « succès » de campagnes qui visent un problème particulier sont ouvertes à une récupération par le capitalisme. Par exemple en aidant les dirigeants à imaginer de meilleures méthodes pour étouffer l’opposition, ou en renforçant « les règles du marché » et en poussant à la faillite des entreprises moins puissantes. La conclusion de cette partie mérite une citation complète :

« La forme de l’activisme a été conservée alors que le contenu de son activité s’est transformé au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à penser en termes d’ « activistes » faisant une « campagne » sur un « thème », et parce que nous sommes des activistes pratiquant l’ « action directe », nous allons « faire une action » contre notre cible. La méthode de campagne contre des développements spécifiques ou des entreprises isolées a été transplantée telle quelle sur ce nouvel objet qu’est l’attaque du capitalisme. Nous tentons d’attaquer le capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des termes complètement inappropriés, en utilisant des méthodes qui sont celles du réformisme libéral. On a ainsi le spectacle bizarre de « faire une action » contre le capitalisme — une pratique profondément inadéquate. »

Dans l’ensemble cependant, “Abandonnez l’activisme” est constitué d’une critique de ce que l’auteur étiquette sous le nom de « mentalité d’activiste » et c’est là que se trouvent les plus grandes faiblesses de son argumentation. A mon avis, l’activisme a à la fois une dimension « objective » et une dimension « subjective », et les deux doivent être prises en compte. Andrew X reconnaît le coté « objectif » de l’activisme au début de sa critique lorsqu’il fait les remarques suivantes :

« L’activisme, comme tout rôle d’expert, est basé sur la division du travail — c’est une tâche séparée et spécialisée. La division du travail est le fondement de la société de classes, la division fondamentale étant celle entre le travail manuel et le travail intellectuel. La division du travail est par exemple présente dans la médecine et l’éducation : guérir et élever des enfants, au lieu d’être des savoirs communs et des tâches auxquelles chacun participe, deviennent la propriété spécialisée de médecins et d’enseignants — des experts sur lesquels nous devons nous reposer et qui effectuent ces choses pour nous. Les experts gardent jalousement les capacités qu’ils ont et les mystifient Cela maintient les gens séparés et dépossédés de leur pouvoir, tout en renforçant la société de classes hiérarchisée. »

Cependant, après ce passage, la face objective de l’activisme en tant que phénomène concret social et historique est reléguée à l’arrière plan (au moins jusqu’à ce que l’auteur s’y retrouve à nouveau confronté dans les paragraphes de conclusion), et la partie subjective, l’état d’esprit, les attitudes et les croyances de « l’individu activiste » , la mentalité de l’activiste, se retrouvent sur le devant de la scène.

Going Mental

L’activiste, d’après Andrew X :

« s’identifie à ses actions et les conçoit comme le rôle qu’il doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière... cela devient une part essentielle de leur image. »

De l’avis de l’auteur, cette image mentale que l’activiste a de lui même est tellement spécialisée qu’elle porte en elle l’idée de :

« se considérer comme privilégié ou plus avancé que les autres dans l’appréciation du besoin de changement social et de la manière d’y parvenir ; se considérer comme l’avant-garde de la lutte concrète pour créer ce changement. »

Plus loin, l’auteur écrit que le plus grand problème auquel l’activiste doit faire face :

« c’est ce sentiment de séparation du reste des gens “ordinaires” que l’activisme implique. Les gens s’identifient à d’étranges sous-cultures ou à des clans, ils se voient en tant que “nous” opposé au “eux” sous lequel est regroupé le reste du monde ». Il poursuit, « le rôle d’activiste est un isolement volontaire par rapport à tous les gens avec lesquels nous devrions communiquer. Endosser le rôle de l’activiste vous sépare du reste du genre humain, comme quelqu’un de spécial ou de différent. »

L’auteur semble plus s’intéresser à comment les individus activistes se voient et se représentent, qu’à la position qu’ils occupent réellement dans la société. Les activistes souffrent de se sentir différents, ils s’identifient à des clans, leur isolement est volontaire, ils jouent un rôle etc. Cette rhétorique continue tout au long de la critique, et en constitue le point de vue prédominant. Andrew X parle des conséquences de telles attitudes, comme la tendance au recrutement intéressé, pour monter en grade à l’intérieur du groupe, la reproduction à l’intérieur du groupe des structures d’oppression propres aux plus grandes sociétés , à l’isolement des activistes de la communauté plus large des opprimés, et finalement de la récupération des luttes dans des relations sociales capitalistes. Mais vu le poids que l’auteur accorde au coté subjectif de l’équation, ces conséquences se comprennent comme l’effet secondaire d’une cause première : des individus qui jouent de manière stéréotypée et élitiste le rôle d’« activistes ».

La faiblesse principale de la critique réside dans l’emphase qui est mise sur le coté « subjectif » du phénomène social de l’activisme. Cette emphase amène une conclusion évidente et implicite tout au long de l’argumentation d’Andrew X : si l’activisme est une attitude mentale ou un « rôle », il peut être changé de la même manière qu’il est possible de changer d’avis, voire enlevé comme un masque ou un costume. L’auteur nous prévient que :

« plus nous nous accrochons à un rôle et à la notion de ce que nous sommes, plus nous empêchons en fait le changement que nous désirons. »

Les implications en sont claires : arrêtons de nous accrocher, laissons le rôle, « abandonnons l’activisme », et une barrière sera levée sur la route qui mène au changement désiré.

Cette emphase subjective conduit l’auteur à avancer des formulations plutôt douteuses, en particulier les suivantes :

« Le rôle de l’activiste est un rôle que nous adoptons tout comme celui du policier, du parent ou du prêtre — une forme psychologique étrange que nous utilisons pour nous définir et pour définir notre relation à l’autre. »

Je ne doute pas que faire partie du bras armé armé de l’État bourgeois porte en soi un « rôle » psychologique auquel l’individu policier s’« identifie », mais ceci reste une considération triviale si l’on se place dans la perspective sérieuse où l’on veut se débarrasser des flics et de l’État. L’auteur a dérapé ici sur une manière bourgeoise et individualiste de voir la question, dans laquelle les différents groupes sociaux comme les parents, les policiers ou les curés existeraient simplement parce que des agrégats d’individus auraient « décidé » de devenir des parents, des policiers ou des curés (dans le ”libre marché des rôles”, sans aucun doute).

Se heurter aux murs

Ce sont des processus sociaux complexes qui génèrent les groupes sociaux quels qu’ils soient — flics, curés, parents ou anarchistes et activistes. Il y a un élément puissant de nécessité historique dans l’existence des flics (tout les États ont besoin de police, seule une société sans État n’en aurait pas besoin). Le « choix » individuel joue un rôle dans ces processus, mais ces choix sont toujours faits dans des circonstances hautement contraignantes, et soumises à de multiples conditions. On ne peut pas se débarrasser des flics en faisant un appel moral, en demandant aux policiers d’abandonner leurs “rôles” de policiers.

Je suis convaincu qu’ Andrew X ne croit pas que cela fonctionnerait pour la police ; je pense qu’il perd ce fait de vue lorsqu’il parle de l’activisme et des activistes. J’ai aussi bien compris qu’Andrew X, n’affirme pas naïvement que tous les problèmes de l’activisme seront résolus comme par magie par un simple « changement de point de vue ». En effet, vers la fin de son article, Andrew X reconnaît les difficultés objectives liées au point de vue qu’il défend, mais d’une manière qui n’est tout simplement pas en accord avec l’argumentation « subjectiviste » qui était au cœur de son discours jusque là. Dans les paragraphes qui concluent l’auteur émet les spéculations suivantes :

« Nous vivons une époque dans laquelle les politiques radicales sont souvent le produit de faiblesses mutuelles et d’isolation. Si tel est le cas , il ne nous est peut être même pas possible de nous débarrasser de ce rôle d’activiste. Il se peut que dans des temps d’affaiblissement de la lutte, ceux qui continuent à travailler à la révolution sociale soient marginalisés et en viennent à être perçus (et à se percevoir eux-mêmes) comme un groupe séparé des gens. Il est possible aussi que ce phénomène ne puisse être inversé que par un déferlement général de la lutte, lorsque nous ne serons plus considérés comme des freaks et des weirdos [NdT : des semi-clochards et des marginaux], nous serons l’expression des idées de tout un chacun. »

Ici je pense que le « peut-être » n’est pas de mise et que les groupes qui épousent des politiques « révolutionnaires » se retrouvent bien évidemment marginalisés dans les périodes où la marée est basse en matière de lutte des classes. C’est quelque chose que l’on peut prévoir et aborder sans trop d’états d’âmes et sans trop tourner autour du pot.

Telle a été par exemple la position de nombreux communistes des conseils et de communistes de gauche [NdT : ultra-gauche germano-hollandaise de Rühle, Gorter ou Pannekoek], qui reconnaissaient le caractère nécessairement minoritaire de leur existence durant les décennies du milieu de ce siècle. Un article publié par Sam Moss qui a pour titre “L’impotence du groupe révolutionnaire” et publié dans l’International Council Correspondence dans les années 30, est représentatif de ce point de vue. Dans cet article, Moss écrit :

« La classe ouvrière à elle seule peut lancer la lutte révolutionnaire, tout comme aujourd’hui elle démarre seule la lutte des classes non révolutionnaire, et la raison pour laquelle les travailleurs conscients de la lutte des classes se réunissent dans des sphères extérieures à celle de la véritable lutte des classes, est qu’il n’y a pas encore de mouvement révolutionnaire. Leur existence en tant que petit groupe reflète non pas une situation révolutionnaire mais plutôt une situation non révolutionnaire. Lorsque viendra la révolution, leur nombre sera submergé par la masse, et ils le seront non pas en tant qu’organisations en fonctionnement, mais en tant que travailleurs individuellement. »

Des lunettes a rayons X

Reste néanmoins la question de savoir quelles sont ces choses qui constituent « la lutte ». D’un point de vue « activiste », des événements plus grands et avec plus de chahut que le « carnaval contre le capital », et des manifestations publiques plus militantes et théâtrales sont des exemples de ce qu’Andrew X appelle des « extensions généralisées de la lutte ». Mais ce point de vue ne prend pas en considération toute une série de formes « quotidiennes » de résistance — du travail au ralenti en passant par l’absentéisme et le sabotage, le counter-planning et d’autres formes organisées « non officielles » et autonomes — que les activistes conventionnels et les gauchistes (sans oublier la plupart des anarchistes) ont du mal à reconnaître. Sans parler non plus de ces modes de lutte qui se déroulent en dehors des lieux de travail, comme les formes variées que peuvent prendre les révolutions sexuelle et culturelle. Peut-être est-ce dans ces lieux que nous pouvons trouver les bases de la puissance et de la solidarité de classe qui explosent durant ces « extensions généralisées de la lutte ».

De plus, pour différents groupes de travailleurs, il existe des formes d’organisation autonome et de résistance « quotidienne » qui sont en relation étroite avec la manière spécifique dont la plus-value est extraite de leur travail. Peut être, alors, que le premier pas vers un anti-activisme consisterait à se tourner vers ces luttes quotidiennes et spécifiques. De quelle manière les travailleurs « ordinaires » résistent-ils au capitalisme aujourd’hui ? Quelles opportunités existent déjà dans ces luttes concrètes ? Quels réseaux ont déjà été créés grâce à ces efforts ?

L’adoption d’un tel point de vue qui reconnaîtrait ces formes de lutte et qui s’orienterait dans cette direction nécessiterait quelque chose qui n’est presque pas mentionné dans l’article d’Andrew X : la nécessité d’une théorie pour accompagner la pratique, une théorie qui penserait simultanément le « subjectif » et l’ « objectif », en voyant comment l’un et l’autre s’articulent et s’influencent mutuellement. Tout au long de sa critique du J18, Andrew X ne semble jamais prendre en compte le fait que son inadéquation puisse être attribuée en partie ou totalement à la faiblesse (ou à l’absence totale) de l’analyse.[26]

Nous savons tous que l’une des caractéristique des activistes traditionnels est leur mépris de la théorie — ce n’est quand même pas pour rien qu’on les appelle des activistes. Nous avons tous entendu la voix de ceux qui veulent « agir », et « construire quelque chose », ou « faire quelque chose » plutôt que de perdre leur temps à se creuser la cervelle et à couper les cheveux en quatre sur quelque chose d’aussi stupide que la théorie. C’est une position qui est particulièrement prévalante aux États-Unis où l’anti-intellectualisme de tradition (une force idéologique profondément ancrée dans la société) fait croire aux activistes qu’ils vont avoir l’air élitistes ou de petits bourgeois lettrés s’ils s’engagent dans la réflexion théorique et dans le débat. Et puis, de toute manière, les travailleurs « ordinaires » ne théorisent pas, n’est-ce pas ?

C’est du moins l’idée que les activistes se font des travailleurs. Mais Marx fut content lorsqu’il apprit que la première traduction française du Capital allait être publiée sous forme de feuilleton parce qu’il pensait que cela allait le rendre plus abordable pour les travailleurs « ordinaires » qui auraient donc ainsi plus de chances de le lire. A l’évidence, Marx ne pensait pas que cela dépasserait leurs capacités de compréhension, ni que son contenu n’avait aucun rapport avec leurs luttes quotidiennes.

Peut être que l’incapacité d’Andrew X à identifier la théorie comme le réel point faible du mouvement activiste donne la mesure de sa propre incapacité à s’échapper de la « mentalité activiste ». Cette timidité par rapport à la théorie est un boulet caché de l’activisme qui se transpose et qui continue à affliger beaucoup de ceux qui essayent de se libérer de l’activisme.

Le genre de théorie que j’ai en tête se trouve par exemple dans des exemples divers d’analyse de « composition des classes » qui incluent les travaux de Sergio Bologna, les premiers travaux de Tony Negri, ceux du collectif Midnight Notes, le Remaking of the U.S. Working Class de Loren Golner ou plus récemment les enquêtes de Kolinko sur les centres d’appels [NdT : call centers] en Allemagne et l’article de Curtis Price Fragile Prosperity ? Fragile Social Peace ? Notes on the U.S. (les deux derniers sont publiés dans Collective Action Notes).[27] Un des premiers exemples de théorie sur la « composition des classes » a peut être été La condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1845 par Friedrich Engels.

On ne peut faire exploser un lien social

Ces analyses sont loin du déterminisme économique de la « théorie » marxiste. Et c’est en prenant le point de vue de cette analyse de la composition des classes que je parle de la « nécessité historique » qui conditionne l’existence des groupes sociaux. Cette nécessité est en dernière instance générée par l’humain, mais elle apparaît sous une forme aliénée parce qu’elle est court-circuitée par le système de production capitaliste des marchandises. Nous ne sommes pas les esclaves de forces impersonnelles — l’économie ou que sais-je encore .Mais pourtant la dynamique humaine collective par laquelle les groupes sociaux et les professions (flics, curés, activistes) émergent de la division du travail ne peut être niée ou renversée par des actes de volonté individuelle, ce qui correspond au niveau auquel Andrew X situe le problème.

Je crois entièrement en la capacité que les gens ont de changer collectivement leurs conditions de vie de manière radicale. Mais l’abolition des groupes sociaux spécifiques comme les activistes nécessite de sérieuses tentatives à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique de s’attaquer et d’intervenir dans les processus qui sont à l’origine de leurs existence ; il ne suffit pas de dire aux activistes qu’il est urgent de laisser tomber leurs rôles. Le travail collectif des opprimés agissant dans leur propre intérêt permettra que les flics, les curés, les intellectuels et les activistes cessent d’exister comme groupes sociaux. Les « activistes » peuvent aider ou freiner ce processus à divers degrés (mais il ne faut ni surestimer leurs capacités à faire l’un ou l’autre), néanmoins ce qu’ils ne peuvent pas faire c’est de simplement décréter ou souhaiter ne pas former une catégorie sociale.

Le « rôle » de l’activiste n’est pas seulement « auto-imposé », il est aussi socialement imposé. La société capitaliste produit les activistes tout comme elle produit d’autres spécialistes comme ce cousin germain de l’activiste, l’intellectuel. Les efforts d’un individu activiste pour se défaire de son rôle n’ouvriront pas une brèche importante dans l’existence des activistes en tant que groupe social. Tout au long de sa démonstration Andrew X revient à plusieurs reprises à l’idée centrale qui affirme que le capital est une relation sociale. Et comme quelqu’un l’a dit un jour, on ne peut pas faire exploser [NdT : avec des bombes] une relation sociale. Et si on ne peut pas la faire exploser, on ne peut pas non plus la faire disparaître avec de simples souhaits ou par une simple volonté. Les activistes comme les autres spécialistes ne disparaîtront pas de la société avant que la division du travail n’ait elle même disparue.

Je ne suis pas en train de dire que nous devrions juste nous asseoir sagement et attendre « l’après révolution ». Un tel « objectivisme » ne serait rien de plus que le revers du subjectivisme d’Andrew X. Il n’entraînerait que le fatalisme et la passivité , l’attente de l’aube de la révolution pour pouvoir espérer accéder à la moindre parcelle de dignité humaine, et la nécessité de supporter toute la gamme des saloperies aliénantes jusqu’à cette révolution (qui par voie de conséquence n’arriverait jamais).

Au lieu de cela, je pense que nous devons essayer de dépasser les « objectivismes » et les « subjectivismes » simplistes. Je crois qu’il est nécessaire de garder à l’esprit les deux pôles de ce problème et de supporter la contradiction (c-à-d. de vivre avec cette contradiction dans toute son ambiguïté et son antagonisme quelque douloureux qu’ils soient) plutôt que de supprimer unilatéralement l’un ou l’autre lorsque nous nous engageons dans des activités théoriques ou pratiques.

Personne d’autre ici a part nous les travailleurs ?

Je pense que l’approche volontariste d’Andrew X pour l’abandon de l’activisme (faire disparaître par « la volonté / le souhait » une relation sociale) mène à un faux débat qui oppose l’activisme « non authentique » à une forme imaginaire d’authenticité — fantasme de non aliénation — qui porte en lui une dimension élitiste. Ce n’est en fait rien d’autre qu’une revanche que ceux qui subissent la répression essayent de reprendre sur l’élitisme qu’Andrew X essayait d’exorciser au départ.

Si cela n’était qu’un « tic » de l’auteur il n’y aurait aucune raison de se faire du souci. Mais la prise de position anti-théorique ou au moins a-théorique de beaucoup d’anti-activistes va de pair avec ce concept sentimentaliste de la « véritable vie populaire », une croyance déplacée que quelque part, de l’autre coté du grand fossé, les vrais travailleurs vivent d’une manière ou d’une autre des vies moins aliénées et plus authentiques.

La démonstration d’Andrew X repose sur cette dichotomie entre les gens « réels » ou « ordinaires » d’un coté, et les activistes « aliénés » de l’autre. Il écrit :

« notre activité devrait être l’expression immédiate de la vraie lutte, pas l’affirmation de notre existence en tant que groupe distinct et séparé. »

Ci-tant Raoul Vaneigem, Andrew X affirme qu’« en tant qu’acteur jouant un rôle nous vivons dans l’inauthenticité ». Plus loin il adapte une des idées centrales des situationnistes :

« On ne peut combattre l’aliénation avec des moyens aliénés. »

Beaucoup de ce qu’il dit provient de la critique situationniste des militants prêts au sacrifice. Placé dans le contexte adéquat, cet aspect du travail des situationnistes a une grande valeur. Cela critique utilement les résidus de christianisme que l’on retrouve dans une grande partie de la gauche, le syndrome du martyr qui crée en l’autre un sentiment de culpabilité qui l’incite à devenir un mouton passif. La critique inclut un refus de l’éthique du travail dans lequel le moi est auto-renié et tente de formuler (nécessairement avec un succès limité) une forme de résistance à la spécialisation, la séparation, et l’aliénation qui sont endémiques dans la société du spectacle. Il m’apparaît comme certain que les personnes engagées dans la lutte pour mettre à bas le capitalisme ne « devraient » pas agir par devoir, comme s’ils devaient remplir « une mission », ni non plus « pour le bien d’autrui ». Ils devraient s’engager dans ce combat surtout et d’abord pour eux mêmes, pour leur propre plaisir radical, et comme une manière d’exprimer leur amour et leur rage.

Je voudrais ajouter deux remarques sur cet aspect de la théorie situationniste. La première est que cette partie était un des éléments d’une critique et d’une pratique totale (et totalisante), qui respectait l’unité de la théorie et de l’action et la nécessité de la théorie en même temps que de la pratique (avec laquelle elle était en constante interaction). La deuxième est que lors-que sorti de ce contexte que je nomme « critique totale », le refus de Vaneigem du rôle de militant aliéné peut devenir puéril et élitiste (c’est d’ailleurs ce que Vaneigem est devenu).

Je voudrais attirer l’attention des lecteurs sur quelque chose que Vaneigem a écrit dans Basic banalities (I) (Internationale situationniste #7,1962) plusieurs années avant la publication de Revolution in Everyday Life. Dans ce passage (“thèse” #12), Vaneigem parle de l’aliénation et de la fausseté de la « vie privée » des individus dans les sociétés capitalistes :

« La vie “privée“ se définit avant tout dans un contexte formel. Certes, elle prend naissance dans les rapports sociaux nés de l’appropriation privative, mais c’est l’expression de ces rapports qui lui donne sa forme essentielle. Universelle, incontestable et à chaque instant contestée, une telle forme fait de l’appropriation un droit reconnu à tous et dont chacun est exclu, un droit auquel on n’accède qu’en y renonçant. Pour autant qu’il ne brise pas le contexte où il se trouve emprisonné (rupture qui a nom révolution), le vécu le plus authentique n’est pris en conscience, exprimé et communiqué que par un mouvement d’inversion de signe où sa contradiction fondamentale se dissimule. En d’autres termes, s’il renonce à prolonger une praxis de bouleversement radical des conditions de vie — conditions qui, sous toutes leurs formes, sont celles de l’appropriation privative, — un projet positif n’a pas la moindre occasion d’échapper à une prise en charge par la négativité qui règne sur l’expression des rapports sociaux ; il est récupéré comme l’image dans le miroir, en sens inverse. »

Je voudrais souligner plus particulièrement l’importance de cette dernière phrase. Si l’on ne réussit pas à renverser « les conditions de l’appropriation privée », toutes les tentatives d’existence « authentique » et « non-aliénée » deviendront juste une autre partie du spectacle. Nos « projets positifs » — pour utiliser les termes de Vaneigem — doivent « contenir une praxis de bouleversement radical des conditions de vie », sous peine de ne pas pouvoir échapper à l’aliénation. La « rupture » qui permettra à chacun de s’emparer de son moi authentique n’est donc pas conditionné par l’ « abandon de l’activisme », c’est au contraire « une rupture qui a nom révolution » — et qui est nécessairement un projet collectif des opprimés. L’activisme ne peut être « abandonné » par l’individu ; il doit se diluer dans le processus collectif de renversement du capitalisme et d’instauration du communisme.

Dans sa meilleure version, l’« anti-activisme » situationniste était intégré dans une perspective holistique de révolution globale. Vaneigem s’est de plus en plus écarté de cette perspective intégrée pour se rapprocher de quelque chose qui ressemble à l’anarchisme individualiste (ce qui explique pourquoi ses travaux coupés de leur contexte ont pris le statut d’écritures sacrées dans des publications comme Anarchy ! Journal of the Desire Armed).

Critique de la critique

C’est pour cette raison que les critiques de l’Internationale Situationniste (IS) les plus clairvoyants ont vu dans la critique du militant un des aspects les plus faibles de l’ensemble de la théorie situationniste. Gilles Dauvé, dans sa Critique de l’Internationale Situationniste est particulièrement sensible à l’élitisme implicite de la critique du militant par l’IS. Dans The Revolution in Everyday Life, écrit Dauvé, Vaneigem a produit :

« un traité qui explique comment vivre différemment dans le monde actuel tout en mettant en avant ce que les relations sociales pourraient être. C’est un manuel qui explique comment violer les lois du marché et le système de rétribution à chaque fois qu’on peut réussir à le faire. »

Mais de l’avis de Dauvé ce point de vue se transforme en une forme de moralisme.

« Le livre de Vaneigem est une œuvre qui fut difficile à produire parce qu’elle ne peut être réalisée, menacée qu’elle est , d’un côté de tomber dans un possible marginal, et de l’autre dans un impératif irréalisable et par la même moral. Ou l’on s’immisce dans les fissures de la société bourgeoise, ou alors on y oppose sans cesse un autre mode de vie que seule la révolution pourrait transformer en réalité. L’IS a mis le pire d’elle même dans le pire de ces textes, celui qui révèle toutes ses faiblesses. L’utopie positive est révolutionnaire en tant qu’exigence et en tant que tension, parce qu’elle ne peut être réalisée dans notre société : elle devient dérisoire lorsqu’on essaye de la vivre aujourd’hui. »

Au lieu de la critique révolutionnaire, observe Dauvé, Vaneigem verse dans le moralisme et « comme toute les autres morales, la position de Vaneigem se devait d’exploser lors de son premier contact avec la réalité ».

Dauvé énumère les causes et les conséquences de ce moralisme. La première cause c’est que le point de vue situationniste s’est petit à petit limité au domaine des apparences et de la consommation au dépend du domaine de la production. Dans sa théorisation du mouvement révolutionnaire, nous dit Dauvé :

« l’IS part bien des conditions réelles d’existence, mais les réduit à des relations intersubjectives. C’est le point de vue du sujet qui essaye de se redécouvrir, pas un point de vue qui prendrait en compte à la fois l’objet et le sujet. »

Je pense que c’est précisément le problème de la critique de l’activiste par Andrew X, qui elle aussi adopte « le point de vue du sujet qui se redécouvre » plutôt que de considérer le sujet dans le contexte complexe des médiations sociales objectives.

De l’avis de Dauvé les conséquences de ce point de vue exclusivement subjectif ont conduit l’IS a soutenir l’individualisme jusqu’à en devenir élitistes. Dauvé écrit :

« Contre le moralisme militant, l’IS a dressé une autre forme de moralité : celle de l’autonomie des individus par rapport aux groupes sociaux et révolutionnaire. Aujourd’hui seule une activité intégrée dans le mouvement social permet une véritable pratique autonome. »

Ce que je retiens de la position de Dauvé c’est que dans notre société actuelle, « l’utopie positive » peut rester révolutionnaire « en tant que tension ou en tant qu’exigence ». Pour moi, cela signifie qu’il est encore possible de « vivre différemment » sans avoir à attendre « les lendemains de la révolution », et qu’il est possible de ne pas se résigner à « combattre l’aliénation avec des moyens aliénés ». Ainsi nous ne devons pas nous contenter de lever le poing et de jouer le rôle de l’activiste conventionnel, ni non plus avaler toutes les couleuvres et devenir des cadres de la Workers Revolutionary Communist Vanguard League of Bolshevik-Leninist Internationalists [la Ligue de l’avant-guarde communiste révolutionnaire des travailleurs bolchéviks-léninistes internationalistes] !

Il faut continuer d’essayer de vivre différemment, de fonctionner différemment et de manière « non aliénée » et de façon anti-hiérarchie dans la pratique. Mais il faut le faire pour créer « une tension » en préfiguration, comme un essai, tout en acceptant l’impossibilité de réussir à le faire exactement comme on le souhaiterait au présent, sans « aucune aliénation ».

En d’autres termes, je pense que nous avons beaucoup à apprendre en nous jetant, encore et encore, contre les barreaux de notre cage. C’est dans nos nécessaires échecs et dans nos succès partiels, modestes et fragiles, que nous apprenons comment la société nous a rendus infirmes, et comment elle nous ôte notre dignité sans nous permettre de réaliser nos désirs. Mais nous ne devons pas prétendre être libérés alors que nous ne le sommes pas, ce qui nous transformerait en une aristocratie puante « authentique et non aliénée ».

Le fait est que même les gens des groupes variés qui essayent de développer une approche de la révolution anticapitaliste « anti-activiste » et « anti-politique » — que ce soit le collectif KK à Faribadad en Inde, ou le collectif Insubordinate de Baltimore — sont à la fois des travailleurs et des « non-travailleurs », des « activistes », et — oh ! horreur ! — des intellectuels. Et la chose la plus dangereuse pour les gens qui se retrouvent dans cette position, ce serait de perdre de vue leur nature fondamentalement clivée, leur existence sociale « duelle », et de prétendre qu’ils sont « uniquement » des travailleurs. Parce qu’alors, ils n’arriveront plus à retenir les dérives élitistes vers lesquelles ils auraient alors tendance à se tourner. A ce moment ils commenceraient à constituer une nouvelle couche de l’élite sociale que l’on regrouperait sous l’étiquette d’« anti-activistes », d’« authentiques », de « non-aliénés » et de « vrais » prolétaires. Et tout recommencerait, les vieilles conneries remonteraient à la surface.

J. Kellstadt


Cette réponse, traduite de l’anglais, a été publiée le 18 janvier 2001 sur le site anarchiste infoshop.org et dans Bad days will end.

[1] Il semble que la « bataille » de Seattle ait été majoritairement caractérisée par une extrême brutalité policière et par des pacifistes protégeant violemment (!) la propriété, plutôt que par la destruction de la propriété et des attaques contre les flics. C’est difficilement ce qu’on pourrait appeler une « bataille ».

[2] Comme en jardinant dans un cimetière : il y a quelques fleurs, mais elles sont plantées dans la mort et la pourriture.

[3] On peut trouver une analyse/critique plus générale sur le mouvement anti-routes dans Aufheben n°3, 1994, « Can We Slay the Roads Monster ? »

[4] Les évolutions récentes dans le milieu de l’action directe montrent un oubli de ses aspects les plus importants : plutôt que d’aller vers une tentative intelligente de comprendre et de poursuivre à partir du J18 et de Euston (N30), la tendance est au retour à l’agenda écologiste (la guérilla jardinière) et aux conférences anarchistes.

[5] On en trouvera un exemple parfait dans Do or Die n°8, « War is the health of the State : An Open Letter to the Direct Action Movement ».

[6] Beaucoup d’activistes, par exemple, refusent de prendre part aux luttes contre les diminutions des allocations pour les chômeurs, bien qu’ils soient pour beaucoup au chômage eux-mêmes. Ces luttes ne sont d’évidence pas aussi « séduisantes et inspirées » que d’occuper les bureaux de Shell pour un après-midi ou de se déguiser en tortue à travers les rues de Seattle.

[7] L’internationale situationniste a produit une critique très précise de cette tendance contre-révolutionnaire. Pour des attaques plus récentes contre le rôle du militant, voir la critique utile, bien qu’un peu hésitante, dans « Reflections on June 18th, Give up activism » [« Abandonnez l’activisme »].

[8] Bien que parler du « pacifisme comme pathologie » manque vraiment l’objectif (voir Do or Die n°8, article « Pacifism as Pathology »). En fait, les remèdes proposés contre cela sont tout aussi « pathologiques » que la « maladie » à « guérir ».

[9] Le problème n’est pas la nature « anti-démocratique » du Réseau d’action directe. Si la majorité des personnes suivent des règlements, cela signifie qu’il y avait tout de même un accord avec leur contenu. Dire que ce sont ces « règlements et guides » qui ont empêché les gens d’utiliser la violence est évidement faux.

[10] Il a été à la fois extrêmement triste et drôle de voir de quelle manière 50-60 anarchistes ont passé une heure de leur mini-conférence pour exclure un membre du Parti (trotskyste) des travailleurs, une mesure qui fut justifiée ensuite par l’argument que « on ne veut pas se faire tirer dessus comme des perdrix ». Évidement, pour les anarchistes, c’était une éventualité certaine lors du 1er Mai...

[11] Squatting up to the Square Mile : A Rough Guide to the City of London, J18 Publications (UK), 1999, p. 8

[12] Voir « Direct Action : Six Years Down the Road », Do or Die n°7, p. 3

[13] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes génération.

[14] Voir « The Day they Drove Twyford Down », Do or Die n°1, p. 11

[15] Voir « Personality Politics : The Spectacularisation of Fairmile », Do or Die n°7, p. 35

[16] Do or Die n°7, p. 128

[17] Do or Die n°7, p. 107

[18] Do or Die n°7, p. 109

[19] Do or Die n°7, p. 108

[20] Do or Die n°7, p. 109

[21] Do or Die n°7, p. 111

[22] Do or Die n°7, p. 143

[23] Jacques Camatte — « On Organization » (1969) dans This World We Must Leave and Other Essays (New York, Autonomedia, 1995).

[24] Do or Die n°7, p. 110

[25] Le texte « Give up activism » est disponible sur internet : http://www.infoshop.org/octo/j18_reflections.html

[26] Cela a été décrit dans un bon article d’un autre publication de Brighton, Undercurrent #8, dans leur article « Practice and Ideology in the Direct Action Movement ». Disponible sur leur site : http://www.snpc.co.uk/undercurrent

[27] NdT : Le texte de Curtis Price, « Fragile prospérité, fragile paix sociale. Notes sur les États-Unis » est disponible sous forme de brochure éditée en février 2001 par Échanges et mouvement. Kolinko est un groupe allemand qui a lancé une étude sur les centres d’appel téléphoniques en rédigeant un questionnaire envoyé aux employés de ces entreprises. L’article cité de Loren Goldner date de 1981 et a été remanié en 1999, on peut le trouver sur son site, placé en lien à celui de Collective Action Notes (http://www.geocities.com/CapitolHill/Lobby/2379).