Titre: Aux larmes, Citoyens…
Auteur·e: Amoro kaj Furiosi
Date: 2007
Source: Consulté le 15 octobre 2016 de non-fides.fr
Notes: Paru dans Amoro kaj Furiosi n° 3, mai 2007.

« Le citoyen – cette chose publique – a remplacé l’homme. » (G. Darien, Le voleur.)

Le discours « alternatif » du moment, appelant à une cogestion « citoyenne » du système, se présente et se fait relayer par les médias comme l’expression d’une contestation réaliste, bien réfléchie, respectable et écoutable. Une interlocutrice « valable » pour les dirigeants.

Ce courant idéologique « alter » déplore notamment qu’ « un peu partout (…) l’État s’effondre »,[1] que la logique de marché l’a emporté sur la démocratie. Il soutient qu’il s’agit dès lors, pour les citoyens que nous sommes, entre autres tâches, d’urgemment travailler à réhabiliter cet État et à réformer, démocratiser OMC, FMI, Banque Mondiale, Commission européenne, etc., pour éviter de s’enfoncer davantage dans la barbarie programmée.

Le citoyen aurait à accomplir sa mission de sensibilisation et d’interpellation du politique, entreprise qui devrait à coup sûr porter ses fruits… Son arme : le lobbying, infiniment. Ses arguments, sa force : le bon sens enfin !

La militance citoyenne est diverse, comprend de nombreux groupes, ONG et associations, travaille sur divers terrains.

A-t-elle une incidence réelle et conséquente sur le cours du système ?

Et quel est le sens de critiquer ce dernier tout en soutenant globalement l’État ?

Cette tribune face au pouvoir, que l’on dit appartenir à la « société civile », n’est ce pas qu’un leurre agité devant nos yeux, ou/et qu’une sincère illusion ?

Pour véritablement donner cours à nos critiques, à notre contestation, disposons-nous, en fin de compte, d’un quelconque espace ?

Quelques exemples.

Le 7 octobre dernier, nous étions un bon nombre à vouloir prendre la rue, investir cet espace public que l’on dit appartenir à tous, lors d’une fête sauvage, d’une street party.[2] On ne nous l’a tout simplement pas permis : les flics étaient là, qui nous cernaient. Il y a des règles, nous dit-on, dans ces moments…

À l’Université Libre de Bruxelles, au début de l’année scolaire, lors d’une assemblée générale, les étudiants ont massivement exprimé leur désaccord envers trois projets des autorités.

Des assemblées quotidiennes eurent lieu, un auditoire fut occupé nuit et jour, de même que le rectorat un moment ; des messages étaient peints sur les murs, sur le sol. Des rencontres, des discussions s’élaboraient. Le cours normal des choses sur le campus était brisé, des formes non habituelles et non contrôlées d’expression et de contestation étaient pratiquées. La direction de l’université a répondu à cela qu’il fallait laisser faire son boulot au conseil d’administration (qui se doit d’ être le lieu serein du débat et de la décision),[3] à la petite clique des élus, des dirigeants. Surtout ne pas entraver la « démocratie ».

Aujourd’hui, des mois après ces événements, l’ULB lance un « chantier valeurs », comprenant notamment un programme de conférences-débats autour du sens critique et de la liberté d’expression. Les invités sont notamment une collaboratrice de Charlie Hebdo et le directeur de rédaction du mensuel satirique. Une des conférences se penche sur la question des « limites » de la liberté d’expression… L’université propose également à l’ensemble de sa communauté un concours de caricatures ! Nous pourrons aussi bénéficier de séances de « formation à l’argumentation », sur une idée de la conseillère du recteur, qui enseigne la rhétorique ! Fines initiatives pour formater davantage les discours, contrôler, canaliser, récupérer ce qui se délie, ce qui se donne spontanément…

Volkswagen Forest est un autre exemple récent, où le gouvernement et la bureaucratie syndicale ont réussi à contenir une juste colère. On en a appelé à la « dignité » des travailleurs ; on leur a dit : « rentrez chez vous, et attendez : nous nous chargeons de négocier ».

Le « citoyen » ne semble en réalité n’être ni plus ni moins que cet isolé et anonyme votant qui délègue en toute impuissance, ne pouvant véritablement que laisser faire.

On a beau promouvoir une participation citoyenne, un contrôle citoyen du système (le pouvoir lui-même ne nous sert d’ailleurs pas d’autres sornettes !), on ne sort pas de la logique d’assujettissement à des décisions desquelles nous restons totalement étrangers. Grâce au mensonge de la participation, le pouvoir trouve une nouvelle façon de se légitimer. De domestiquer la population.

Réclamer plus d’État et invoquer la démocratie participative contre le capitalisme n’a pas de sens :

L’État capitaliste est l’outil politique des projets économiques de la bourgeoisie. Son pouvoir n’est aucunement en perdition comme certains voudraient le croire. S’il a aujourd’hui confié la gestion d’une part de sa fonction répressive et de contrôle au secteur privé, certains de ses autres rôles à des structures extérieures, l’État ne s’est nullement défait de sa nature de classe ni de sa fonction de neutralisation de toute véritable contestation sociale à l’ordre économique qu’il défend et auquel il participe. On observe d’ailleurs aujourd’hui un renforcement de sa poigne, puisqu’il gère, comme à l’habitude et comme il est convenu, le bordel ambiant à la matraque.

Quant aux institutions internationales dont il est question plus haut, qui y siègent sinon les représentants des États ?

Le courant démocratiste, citoyenniste, s’il n’attaque pas les bases du système capitaliste, et ne le met pas le moins du monde en danger, paraît par contre bel et bien en être le précieux collabo. (Pour rire un peu, voir les tronches de Verhofstadt et Di Rupo, qui s’affichent pour une récente campagne d’Oxfam, l’un couché dans les raisins, l’autre se prélassant dans un bain de pétales…)

À la navrante réalité de la situation, le langage qui lui sied (et inversement) : voici célébré à toutes les sauces notre brave citoyen (terme fourre-tout, terme qui pardonne tout, employé par le pouvoir et par la pseudo-critique, dans un drôle d’amalgame : aujourd’hui le terme signifie jusqu’à « engagé », « militant », « révolutionnaire du troisième type » (!) ; voici l’ère des « partenaires sociaux », et du « commerce équitable »… Exit la lutte des classes et ses « prolétaires », résolument passés de mode : vivent l’apathie généralisée et les faux sursauts du moment ! À présent c’est bien le temps des « citoyens-consommateurs », dont le pouvoir est au fond du caddie comme nous l’affirme crapuleusement l’asbl « l’Autre pack ». Chaque année, cette bande mène des campagnes de sensibilisation autour de la « consommation responsable » en nous vendant des bananes, du chocolat et des petites graines à planter dans notre jardin… N’est-il pas d’une grande tristesse de défendre l’idée que ce qu’il nous reste pour donner de la voix, c’est de consommer ?

La communauté factice et abstraite des citoyens : voilà ce que l’État capitaliste et l’ordre spectaculaire-marchand paraissent bien avoir réussi à supplanter aux anciennes communautés qu’ils ont efficacement désintégrées [...]. On ne se rencontre plus , on ne se lie plus…

Mythe et mensonge se cachent derrière le concept de citoyenneté : pseudo-universalité et pseudo unité. La société est désagrégée. Les exclus du monde capitaliste, les nonintégrés n’ont pas fini d’exister. Et le « citoyen du monde » par excellence, semble tout juste être cet étudiant aisé qui part une année, grâce au programme européen « erasmus », faire la fiesta au soleil.

Nous sommes pourtant dressés depuis l’école primaire à appartenir à ce monde, à nous y fondre sagement.

Notre « citoyenneté » célébrée, le piège se referme : nous voilà constitués partie prenante d’un système que nous n’avons pourtant pas choisi, nous voilà comme mêlés de force à ses méfaits, responsabilisés et contraints dans nos comportements pour les merdes qu’il engendre. Il nous faut trier nos déchets (« La propreté, ça se partage ») et jouer les bienheureux le « dimanche sans voiture », se faire « écocitoyen », manger bio et « équitable » (faites un effort, c’est pas si cher que ça en fin de compte !), acheter « made in dignity », et ne pas oublier d’être charitables pour le Sud « lésé », allez, « La pauvreté, c’est nos oignons » ![4]

Nous sommes vivement invités à nous intéresser aux affaires publiques, à comprendre la dure tâche de nos dirigeants, à nous y associer, à nous y « impliquer ». Sans sortir du système capitaliste et étatique – proclamé horizon indépassable – proposez vos alternatives de gestion. Soyez les braves alliés de votre domination.

L’engagement citoyen, encouragé par l’État lui-même, est propre et poli, joli, fait juste ce qu’il faut de bruit et rien comme casse, a soin de profiter de la complicité des médias. Cf. les parades carnavalesques lors des Forums sociaux ou autres tièdes promenades entre la gare du Nord et celle du Midi.

Tout est, plus que jamais, sous contrôle

En Angleterre, le citoyen est d’ores et déjà appelé à surveiller et à filmer les « incivilités » qu’il pourrait rencontrer dans la rue, et à montrer l’enregistrement au bureau de police le plus proche. L’autorité jugera d’une éventuelle sanction à apporter pour ces délits (cacas de chien non ramassés ou autres faits de « vandalisme »). Nous voilà pressés de reproduire sur les autres le flicage perpétuel que l’État nous a imposé, et pour le bien de l’ensemble de la collectivité bien sûr !

Refusons ce triste monde.

Il ne tient qu’à nous de dés-apprendre l’idéologie que le système nous inculque depuis le bas-âge, et qu’il a distillée jusque dans nos rapports à nous-mêmes et aux autres.

Créons librement et par mille stratégies, de mille façons, les possibilités d’une vie autre…